Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)
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Grâce, grâce, suspends l’arrêt de tes vengeances,
Et détourne un moment tes regards irrités.
J’ai péché, mais je pleure : oppose mes offenses,
Oppose à leur grandeur celle de tes bontés.
Je sais tous mes forfaits, j’en connais l’étendue :
En tous lieux, à toute heure ils parlent comme moi ;
Par tant d’accusateurs mon âme confondue
Ne prétend pas contre eux disputer devant toi.
Tu m’avais par la main conduit dès ma naissance ;
Sur ma faiblesse en vain je voudrais m’excuser :
Tu m’avais fait, Seigneur, goûter ta connaissance
Mais, hélas ! de tes dons je n’ai fait qu’abuser.
De tant d’iniquités la foule m’environne ;
Fils ingrat, cœur perfide, en proie à mes remords,
La terreur me saisit ; je frémis, je frissonne ;
Pâle et les yeux éteints, je descends chez les morts.
Ma voix sort du tombeau ; c’est du fond de l’abîme
Que j’élève vers toi mes douloureux accents :
Fais monter jusqu’aux pieds de ton trône sublime
Cette mourante voix et ces cris languissants.
O mon Dieu… Quoi ! ce nom, je le prononce encore ?
Non, non, je t’ai perdu, j’ai cessé de t’aimer,
O juge qu’en tremblant je supplie et j’adore !
Grand Dieu, d’un nom plus doux j’ose le nommer.
Dans le gémissement, l’amertume et les larmes,
Je repasse des jours perdus dans les plaisirs ;
Et voilà tout le fruit de ces jours pleins de charmes :
Un souvenir affreux, la honte et les soupirs.
Ces soupirs devant toi sont ma seule défense :
Par eux un criminel espère t’attendrir ;
N’as-tu pas en effet un trésor de clémence ?
Dieu de miséricorde, il est temps de l’ouvrir.
Où fuir, où me cacher, tremblante créature,
Si tu viens en courroux pour compter avec moi ?
Que dis-je ? Être infini, ta grandeur me rassure,
Trop heureux de n’avoir qu’à compter qu’avec toi !
Près d’une majesté si terrible et si sainte,
Que suis-je ? Un vil roseau : voudrais tu le briser ?
Hélas ! si du flambeau la clarté s’est éteinte,
La mèche fume encore, voudrais tu l’écraser ?
Que l’homme soit pour l’homme un juge inexorable ;
Où l’esclave aurait-il appris à pardonner ?
C’est la gloire du maître : absoudre le coupable
N’appartient qu’à celui qui peut le condamner.
Tu le peux ; mais souvent tu veux qu’il te désarme ;
Il te fait violence ; il devient ton vainqueur.
Le combat n’est pas long : il ne faut qu’une larme :
Que de crimes efface une larme du cœur !
Jamais de toi, Grand Dieu, tu nous l’as dit toi-même,
Un cœur humble et contrit ne sera méprisé.
Voilà le mien : regarde, et reconnais qu’il t’aime ;
Il est digne de toi : la douleur l’a brisé.
Si tu le ranimais de sa première flamme,
Qu’il reprendrait bientôt sa joie et sa vigueur !
Mais non, fais plus pour moi : renouvelle mon âme,
Et daigne dans mon sein créer un nouveau cœur.
De mes forfaits alors je te ferai justice,
Et ma reconnaissance armera ma rigueur.
Tu peux me confier le soin de mon supplice :
Je serai contre moi mon juge et mon vengeur.
Le châtiment au crime est toujours nécessaire ;
Ma grâce est à ce prix, il faut la mériter.
Je te dois, je le sais, je te veux satisfaire :
Donne moi seulement le temps de m’acquitter.
Ah ! plus heureux celui que tu frappes en père !
Il connaît ton amour par ta sévérité.
Ici bas, quels que soient les coups de ta colère,
L’enfant que tu punis n’est pas déshérité.
Coupe, brûle ce corps, prends pitié de mon âme ;
Frappe, fais moi payer tout ce que je te dois.
Arme toi, dans le temps, du fer et de la flamme,
Mais dans l’éternité, Seigneur, épargne moi.
Quand j’aurais à tes lois obéi dès l’enfance,
Criminel en naissant, je ne dois que pleurer.
Pour retourner à toi la route est la souffrance :
Loi triste, route affreuse… entrons sans murmurer.
De la main de ton fils je reçois le calice ;
Mais je frémis, je sens ma main prête à trembler.
De ce trouble honteux mon cœur est-il complice ?
Suis-je criminel ? Voudrais je reculer ?
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris – Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires – 1870)
Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.
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« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)