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San Nicolás de Bari BURGOS – Saint Nicolas de Bari – Nicolas de Myre

San Nicolás de Bari
calle de Fernán González
Rue Fernan Gonzales

BURGOS
布尔戈斯
ブルゴス
Бургос
——

Photos Jacky Lavauzelle
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San Nicolás de Bari
Saint Nicolas de Bari

Nicolas de Myre

San Nicolás de Bari desde la entrada principal
Saint Nicolas de Bari depuis l’entrée principale

Saint Nicolas de Bari
Nicolas de Myre
Né à Patare (vers 270)
Mort à Myre
en 345

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TYMPAN
Tímpano
San Sebastián y San Víctor
Saint Nicolas entouré par saint Sébastien et saint Victor
Saint Victor tient sa tête dans une main
Saint Sébastien en martyr attaché à un poteau

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LE MIRACLE
DU GRAND SAINT NICOLAS

par Anatole France

Saint Nicolas, évêque de Myre en Lycie, vivait à l’époque de Constantin le Grand. Les plus anciens et les plus graves auteurs qui aient parlé de lui célèbrent ses vertus, ses travaux, ses mérites ; ils donnent de sa sainteté des preuves abondantes ; mais aucun d’eux ne rapporte le miracle du saloir. Il n’en est pas fait mention non plus dans La Légende dorée. Ce silence est considérable : pourtant on ne se résout pas volontiers à mettre en doute un fait si célèbre, attesté par la complainte universellement connue :

Il était trois petits enfants qui s’en allaient glaner aux champs…

Ce texte fameux dit expressément qu’un charcutier cruel mit les innocents « au saloir comme pourceaux » . C’est-à-dire apparemment qu’il les conserva, coupés par morceaux, dans un bain de saumure. En effet, c’est ainsi que s’opère la salaison du porc : mais on est surpris de lire ensuite que les trois petits enfants restèrent sept ans dans la saumure, tandis qu’à l’ordinaire on commence au bout de six semaines environ à retirer du baquet, avec une fourchette de bois, les morceaux de chair. Le texte est formel : ce fut sept années après le crime que, selon la complainte, le grand saint Nicolas entra dans l’auberge maudite. Il demanda à souper. L’hôte lui offrit un morceau de jambon.

— Je n’en veux pas ; il n’est pas bon.

— Voulez-vous un morceau de veau ?

— Je n’en veux pas ; il n’est pas beau.

— Du p’tit salé je veux avoir

— Qu’y a sept ans qu’est dans le saloir.

Quand le boucher entendit c’la, Hors de la porte il s’enfuya.

Aussitôt, par l’imposition des mains sur la saloir, l’homme de Dieu ressuscita les tendres victimes.

Tel est, en substance, le récit du vieil anonyme ; il porte en lui les caractères inimitables de la candeur et de la bonne foi. Le scepticisme semble mal inspiré quand il s’attaque aux souvenirs les plus vivants de la conscience populaire. Aussi n’est-ce pas sans une vive satisfaction que j’ai trouvé moyen de concilier l’autorité de la complainte avec le silence des anciens biographes du pontife lycien. Je suis heureux de proclamer le résultat de mes longues méditations et de mes savantes recherches. Le miracle du saloir est vrai, du moins en ce qu’il a d’essentiel ; mais ce n’est pas le bienheureux évêque de Myre qui l’a opéré ; c’est un autre saint Nicolas, car il y en a deux : l’un, comme nous l’avons dit, évêque de Myre en Lycie ; l’autre, moins ancien, évêque de Trinque balle en Vervignole. Il m’était réservé d’en faire la distinction. C’est l’évêque de Trinqueballe qui a tiré les trois petits garçons du saloir ; je l’établi rai sur des documents authentiques et l’on n’aura pas à déplorer la fin d’une légende.

J’ai été assez heureux pour retrouver toute l’histoire de l’évêque Nicolas et des enfants ressuscites par lui. J’en ai fait un récit qu’on lira, j’espère, avec plaisir et profit.

I

Nicolas, issu d’une illustre famille de Vervignole, donna dès l’enfance des marques de sainteté et fit vœu, à l’âge de quatorze ans, de se consacrer au Seigneur. Ayant embrassé l’état ecclésiastique, il fut élevé, jeune encore, par l’acclamation populaire et le vœu du chapitre, sur le siège de saint Cromadaire, apôtre de Vervignole et premier évêque de Trinqueballe. Il exerçait pieusement son ministère pastoral, gouvernait ses clercs avec sagesse, enseignait le peuple et ne craignait pas de rappeler les grands à la justice et à la modération. Il se montrait libéral, abondant en aumônes, et réservait aux pauvres la plus grande partie de ses richesses.

Son château dressait fièrement, sur une colline dominant la ville, ses murs crénelés et ses toits en poivrière. Il en faisait un refuge ou tous ceux que poursuivait la justice séculière trouvaient un asile. Dans la salle du bas, la plus vaste qu’on pût voir en toute la Vervignole, la table dressée pour les repas était si longue que ceux qui se tenaient à l’un des bouts la voyaient se perdre au loin en une pointe indistincte, et, quand on y allumait des flambeaux, elle rappelait la queue de la comète apparue en Vervignole pour annoncer la mort du roi Comus. Le saint évêque Nicolas se tenait au haut bout. Il y traitait les principaux de la ville et du royaume et une multitude de clercs et de laïques. Mais un siège était réservé à sa droite pour le pauvre qui viendrait à la porte mendier son pain. Les enfants surtout éveillaient la sollicitude du bon saint Nicolas. Il se délectait de leur innocence et se sentait pour eux un cœur de père et des entrailles de mère. Il avait les vertus et les mœurs d’un apôtre. Chaque année, sous l’habit d’un simple religieux, un bâton blanc à la main, il visitait ses ouailles, jaloux de tout voir par ses yeux ; et pour qu’aucune infortune, aucun désordre ne pût lui échapper, il parcourait, accompagné d’un seul clerc, les parties les plus sauvages de son diocèse, traversant, durant l’hiver, les fleuves débordés, gravissant les montagnes de glace et s’enfonçant dans les forêts épaisses.

Or, une fois qu’il avait chevauché sur sa mule, depuis l’aube, en compagnie du diacre Modernus, à travers les bois sombres, hantés du lynx et du loup, et les sapins antiques qui hérissent les sommets des monts Marmouse, l’homme de Dieu pénétra, au tomber du jour, dans des halliers épineux où sa monture se frayait difficilement un chemin sinueux et lent. Le diacre Modernus le suivait à grand’peine sur sa mule, qui portait le bagage.

Accablé de fatigue et de faim, l’homme de Dieu dit à Modernus :

— Arrêtons-nous, mon fils, et, s’il te reste un peu de pain et de Vin, nous souperons ici, car je ne me sens guère la force d’aller plus avant, et tu dois, bien que plus jeune, être presque aussi las que moi.

–Monseigneur, répondit Modernus, il ne me reste ni une goutte de vin ni une miette de pain, car j’ai tout donné, par votre ordre, sur la route, a des gens qui en avaient moins besoin que nous.

–Sans doute, répliqua l’évêque, s’il était resté encore dans ton bissac quelques rogatons, nous les eussions pris avec plaisir, car il convient que ceux qui gouvernent l’Église se nourrissent du rebut des pauvres. Mais puisque tu n’as plus rien, c’est que Dieu l’a voulu, et sûrement il l’a voulu pour notre bien et profit. Il est possible qu’il nous cache à jamais les raisons de ce bienfait ; peut-être, au contraire, nous les fera-t-il bientôt paraitre. En attendant, ce qui nous reste a faire est, je crois, de pousser devant nous jusqu’à ce que nous trouvions des arbouses et des mûres pour notre nourriture et de l’herbe pour nos mules et, ainsi réconfortés, de nous étendre sur un lit de feuilles.

— Comme il vous plaira, seigneur, répondit Modernus en piquant sa monture.

Ils cheminèrent toute la nuit et une partie de la matinée, puis, ayant gravi une côte assez roide, ils se trouvèrent soudain à l’orée du bois et virent à leurs pieds une plaine recouverte d’un ciel fauve et traversée de quatre routes pâles, qui s’allaient perdre dans la brume. Ils prirent celle de gauche, vieille voie romaine, autrefois fréquentée des marchands et des pèlerins, mais déserte depuis que la guerre désolait cette partie de la Vervignole.

Des nuées épaisses s’amassaient dans le ciel, où fuyaient les oiseaux ; un air étouffant pesait sur la terre livide et muette ; des lueurs tremblaient à l’horizon. Ils excitèrent leurs mules fatiguées. Soudain un grand vent courba les cimes des arbres, fit crier les branches et gémir le feuillage battu. Le tonnerre gronda et de grosses gouttes de pluie commencèrent à tomber.

Comme ils cheminaient dans la tempête, aux éclats de la foudre, sur la route changée en torrent, ils aperçurent dans un éclair une maison où pendait une branche de houx, signe d’hospitalité. Ils arrêtèrent leurs montures.

L’auberge paraissait abandonnée ; pourtant l’hôte s’avança vers eux, à la fois humble et farouche, un grand couteau à la ceinture, et leur demanda ce qu’ils voulaient.

— Un gîte et un morceau de pain, avec un doigt de vin, répondit l’évêque, car nous sommes las et transis.

Tandis que l’hôte prenait du vin au cellier et que Modernus conduisait les mules à l’écurie, saint Nicolas, assis devant l’âtre, près d’un feu mourant, promena ses regards sur la salle enfumée. La poussière et la crasse couvraient les bancs et les bahuts ; les araignées tissaient leur toile entre les solives vermoulues, où pendaient de maigres bottes d’oignons. Dans un coin sombre, le saloir étalait son ventre cerclé de fer.

En ce temps-là, les démons se mêlaient bien plus intimement qu’aujourd’hui à la vie domestique. Ils hantaient les maisons ; blottis dans la boîte au sel, dans le pot au beurre ou dans quelque autre retraite, ils épiaient les gens et guettaient l’occasion de les tenter et de les induire en mal. Les anges aussi faisaient alors parmi les chrétiens des apparitions plus fréquentes.

Or, un diable gros comme une noisette, caché dans les tisons, prit la parole et dit au saint évêque :

Regardez ce saloir, mon père : il en vaut la peine. C’est le meilleur saloir de toute la Vervignole. C’est le modèle et le parangon des saloirs. Le maître de céans, le seigneur Garum, quand il le reçut des mains d’un habile tonnelier, le par fuma de genièvre, de thym et de romarin. Le seigneur Garum n’a pas son pareil pour saigner la chair, la désosser, la découper curieusement, studieusement, amoureusement, et l’imprégner des esprits salins qui la conservent et l’embaument. Il est sans rival pour assaisonner, concentrer, réduire, écumer, tamiser, décanter la saumure. Goûtez de son petit salé, mon père, et vous vous en lècherez les doigts : goûtez de son petit salé, Nicolas, et vous m’en direz des nouvelles.

Mais, à ce langage, et surtout à la voix qui le tenait (elle grinçait comme une scie), le saint évêque reconnut le malin esprit. Il fit le signe de la croix et aussitôt le petit diable, comme une châtaigne qu’on a jetée au feu sans la fendre, éclata avec un bruit horrible et une grande puanteur.

Et un ange du ciel apparut, resplendissant de lumière, à Nicolas, et lui dit :

­— Nicolas, cher au Seigneur, il faut que tu saches que trois petits enfants sont dans ce saloir depuis sept ans. Le cabaretier Garum a coupé ces tendres enfants par morceaux et les a mis dans le sel et la saumure. Lève-toi, Nicolas, et prie afin qu’ils ressuscitent. Car si tu intercèdes pour eux, ô pontife, le Seigneur, qui t’aime, les rendra à la vie…

Pendant ce discours, Modernus entra dans la salle, mais il ne vit pas l’ange, et il ne l’entendit pas, parce qu’il n’était pas assez saint pour communiquer avec les esprits célestes.

L’ange dit encore :

— Nicolas, fils de Dieu, tu imposeras les mains sur le saloir et les trois petits enfants seront ressuscités.

Le bienheureux Nicolas, rempli d’horreur, de pitié, de zèle et d’espérance, rendit grâces Dieu, et, quand l’hôtelier reparut, un broc à chaque bras, le saint lui dit d’une voix terrible :

— Garum, ouvre le saloir !

A cette parole, Garum, épouvanté, laissa tomber ses deux brocs.

Et le saint évêque Nicolas étendit les mains et dit :

— Enfants, levez-vous !

A ces mots, le saloir souleva son couvercle et trois jeunes garçons en sortirent.

­Enfants, leur dit l’évêque, louez Dieu qui, par mes mains, vous a tirés du saloir.

Et, se tournant vers l’hôtelier, qui tremblait de tous ses membres :

— Homme cruel, lui dit-il, reconnais les trois enfants que tu as vilainement mis à mort. Puisses-tu détester ton crime et t’en repentir pour que Dieu te pardonne !

L’hôtelier, rempli d’effroi, s’enfuit dans la tempête, sous le tonnerre et les éclairs.

II

Saint Nicolas embrassa les trois enfants et les interrogea avec douceur sur la mort qu’ils avaient misérablement soufferte. Ils contèrent que Garum, s’étant approché d’eux tandis qu’ils glanaient aux champs, les avait attirés dans son auberge, leur avait fait boire du vin et les avait égorgés pendant leur sommeil.

Ils portaient encore les haillons dont ils étaient vêtus au jour de leur mort et gardaient en leur résurrection un air craintif et sauvage. Le plus robuste des trois, Maxime, é tait le fils d’une folle femme, qui suivait sur un âne les gens d’armes à la guerre. Il tomba une nuit du panier dans lequel elle le portait, et resta abandonné sur la route. Depuis lors, il avait vécu seul de maraude. Le plus malingre, Robin, se rappelait à peine ses parents, paysans des hautes terres, qui, trop pauvres ou trop avares pour le nourrir, l’avaient exposé dans la forêt. Sulpice, le troisième, ne connaissait rien de sa naissance, mais un prêtre lui avait appris sa croix-de-Dieu.

L’orage avait cessé. Dans l’air limpide et léger les oiseaux s’entr’appelaient à grands cris. La terre verdoyait et riait. Modernus ayant amené les mules, l’évêque Nicolas monta la sienne et tint Maxime enveloppé dans son manteau ; le diacre prit en croupe Sulpice et Robin, et ils s’acheminèrent vers la ville de Trinqueballe.

La route se déroulait entre des champs de blé, des vignes et des prairies. Chemin faisant, le grand saint Nicolas, qui aimait déjà ces enfants de tout son cœur, les interrogeait sur des sujets proportionnés à leur âge et leur posait des questions faciles, comme, par exemple : « Combien font cinq fois cinq ? » ou « Qu’est-ce que Dieu ? » Il n’en obtenait pas de réponses satisfaisantes. Mais, loin de leur faire honte de leur ignorance, il ne songeait qu’à la dissiper graduellement par l’application des meilleures règles pédagogiques.

Modernus, dit-il, nous leur enseignerons premièrement les vérités nécessaires au salut, secondement les arts libéraux, et, en particulier, la musique, afin qu’ils puissent chanter les louanges du Seigneur. Il conviendra aussi de leur enseigner la rhétorique, la philosophie et l’histoire des hommes, des animaux et des plantes. Je veux qu’ils étudient, dans leurs mœurs et leur structure, les animaux dont tous les organes, par leur inconcevable perfection, attestent la gloire du Créateur. Le vénérable pontife avait à peine achevé ce discours qu’une paysanne passa sur la route, tirant par lu licol une vieille jument si chargée de ramée que ses jarrets en tremblaient et qu’elle bronchait à chaque pas.

— Hélas ! soupira le grand saint Nicolas, voici un pauvre cheval qui porte plus que son faix. Il échut, pour son malheur, à des maîtres injustes et durs. On ne doit surcharger nulles créatures, pas même les bêtes de somme.

A ces paroles les trois garçons éclatèrent de rire. L’évèque leur ayant demandé pourquoi ils riaient si fort : Parce que…, dit Robin.

— A cause…, dit Sulpice.

Nous rions, dit Maxime, de ce que vous prenez une jument pour un cheval. Vous n’en voyez pas la différence : elle est pourtant bien visible. vous vous connaissez donc pas en animaux ?

— Je crois, dit Modernus, qu’il faut d’abord apprendre à ces enfants la civilité.

A chaque ville, bourg, village, hameau, château, où il passait, saint Nicolas montrait aux habitants les enfants tirés du saloir et contait le grand miracle que Dieu avait fait par son intercession, et chacun, tout joyeux, l’en bénissait. Instruit par des courriers et des voyageurs d’un événement si prodigieux, le peuple de Trinqueballe se porta tout entier au-devant de son pasteur, déroula des tapis précieux et sema des fleurs sur son chemin. Les citoyens contemplaient avec des yeux mouillés de larmes les trois victimes échappées du saloir et criaient : « Noël ! » Mais ces pauvres enfants ne savaient que rire et tirer la langue ; et cela les faisait plaindre et admirer davantage comme une preuve sensible de leur innocence et de leur misère.

Le saint évêque Nicolas avait une nièce orpheline, nommée Mirande, qui venait d’atteindre sa septième année, et qui lui était plus chère que la lumière de ses yeux. Une honnête veuve, nommée Basine, l’élevait dans la piété, la bienséance et l’ignorance du mal. C’est a cette dame qu’il confia les trois enfants miraculeusement sauvés. Elle ne manquait pas de jugement. Très vite elle s’aperçut que Maxime avait du courage, Robin de la prudence et Sulpice de la réflexion, et s’efforça d’affermir ces bonnes qualités qui, par suite de la corruption commune à tout le genre humain, tendaient sans cesse à se pervertir et à se dénaturer ; car la cautèle de Robin tournait volontiers en dissimulation et cachait, le plus souvent, d’âpres convoitises ; Maxime était sujet à des accès de fureur et Sulpice exprimait fréquemment avec obstination, sur les matières les plus importantes, des idées fausses. Au demeurant, c’étaient de simples enfants qui dénichaient les couvées, volaient des fruits dans les jardins, attachaient des casseroles à la queue des chiens, mettaient de l’encre dans les bénitiers et du poil à gratter dans le lit de Modernus. La nuit, enveloppés de draps et montés sur des échasses, ils allaient dans les jardins et faisaient évanouir de peur les servantes attardées aux bras de leurs amoureux. Ils hérissaient de pointes le siège sur lequel madame Basine avait coutume de se mettre, et, quand elle s’asseyait, ils jouissaient de sa douleur, observant l’embarras où elle se trouvait de porter publiquement une main vigilante et secourable à l’endroit offensé, car elle n’eût pour rien au monde manqué à la modestie.

Cette dame, malgré son âge et ses vertus, ne leur inspirait ni amour ni crainte. Robin l’appelait vieille bique, Maxime, vieille bourrique, et Sulpice ânesse de Balaam. Ils tourmentaient de toutes les manières la petite Mirande, lui salissaient ses belles robes, la faisaient tomber le nez sur les pierres. Une fois, ils lui enfoncèrent la tête jusqu’au cou dans un tonneau de mélasse. Ils lui apprenaient à enfourcher les barrières et à grimper aux arbres, contrairement aux bienséances de son sexe ; ils lui enseignaient des façons et des termes qui sentaient l’hôtellerie et le saloir. Elle appelait, sur leur exemple, la respectable dame Basine vieille bique, et même, prenant la partie pour le tout, cul de bique. Mais elle restait parfaitement innocente. La pureté de son âme était inaltérable.

— Je suis heureux, disait le saint évêque Nicolas, d’avoir tiré ces enfants du saloir pour en faire de bons chrétiens. Ils deviendront de fidèles serviteurs de Dieu et leurs mérites me seront comptés.

Or, la troisième année après leur résurrection, déjà grands et bien formés, un jour de printemps, comme ils jouaient tous trois dans la prairie, au bord de la rivière, Maxime, dans un moment d’humeur et par fierté naturelle, jeta dans l’eau le diacre Modernus, qui, suspendu à une branche de saule, appela au secours. Robin s’approcha, fit mine de le tirer par la main, lui prit son anneau et s’en fut.

Cependant, Sulpice immobile sur la berge et les bras croisés, disait :

— Modernus fait une mauvaise fin. Je vois six diables en forme de chauves-souris prêts à lui cueillir l’âme sur la bouche.

Au rapport que la dame Basine et Modernus lui firent de cette grave affaire, le saint évêque s’affligea et poussa des soupirs.

— Ces enfants, dit-il, ont été nourris dans la souffrance par des parents indignes. L’excès de leurs maux a causé la difformité de leur caractère. Il convient de redresser leurs torts avec une longue patience et une obstinée douceur.

— Seigneur évêque, répliqua Modernus, qui dans sa robe de chambre grelottait la fièvre et éternuait sous son bonnet de nuit, car sa baignade l’avait enrhumé, il se peut que leur méchanceté leur vienne de la méchanceté de leurs parents. Mais comment expliquez— vous, mon père, que les mauvais soins aient produit en chacun d’eux des vices différents, et pour ainsi dire contraires, et que l’abandon et le dénuement où ils ont été jetés avant d’être mis au saloir aient rendu l’un cupide, l’autre violent, le troisième visionnaire ? Et c’est ce dernier qui, a votre place, seigneur, m’inquiéterait le plus.

— Chacun de ces enfants, répondit l’évêque, a fléchi par son endroit faible. Les mauvais traitements ont déformé leur âme dans les parties qui présentaient le moins de résistance. Redressons-les avec mille précautions, de peur d’augmenter le mal au lieu de le diminuer. La mansuétude, la clémence et la longanimité sont les seuls moyens qu’on doive jamais employer pour l’amendement des hommes, les hérétiques exceptés, bien entendu.

— Sans doute, mon seigneur, sans doute, répliqua Modernus, en éternuant trois fois. Mais il n’y a pas de bonne éducation sans castoiement, ni discipline sans discipline. Je m’entends. Et, si vous ne punissez pas ces trois mauvais garnements, ils deviendront pires qu’Hérode. C’est moi qui vous le dis.

— Modernus pourrait n’avoir pas tort, dit la dame Basine.

L’évêque ne répondit point. Il cheminait avec le diacre et la veuve, le long d’une haie d’aubépine, qui exhalait une agréable odeur de miel et d’amande amère. A un endroit un peu creux, où la terre recueillait l’eau d’une source voisine, il s’arrêta devant un arbuste, dont les rameaux serrés et tordus sa couvraient abondamment de feuilles découpées et luisantes et de blancs corymbes de fleurs.

— Regardez, dit-il, ce buisson touffu et parfumé, ce beau bois-de-mai, cette noble épine si vive et si forte ; voyez qu’elle est plus copieuse en feuilles et plus glorieuse en fleurs, que toutes les autres épines de la haie. Mais observez aussi que l’écorce pâle de ses branches porte des épines en petit nombre, faibles, molles, épointées. D’où vient cela ? C’est que, nourrie dans un sol humide et gras, tranquille et sûre des richesses qui soutiennent sa vie, elle a employé les sucs de la terre à croître sa puissance et sa gloire, et, trop robuste pour songer à s’armer contre ses faibles ennemis, elle est toute aux joies de sa fécondité magnifique et délicieuse. Faites maintenant quelques pas sur le sentier qui monte et tournez vos regards sur cet autre pied d’aubépine, qui, laborieusement sorti d’un sol pierreux et sec, languit, pauvre en bois, en feuilles, et n’a pensé, dans sa rude vie, qu’à s’armer et à se défendre contre les ennemis innombrables qui menacent les êtres débiles. Aussi n’est-il qu’un fagot d’épines. Le peu qui lui montait de sève, il l’a dépensé à construire des dards innombrables, larges à la base, durs, aigus, qui rassurent mal sa faiblesse craintive. Il ne lui est rien resté pour la fleur odorante et féconde. Mes amis, il en est de nous comme de l’aubépine. Les soins donnés à notre enfance nous font meilleurs. Une éducation trop dure nous durcit.

III

Quand il toucha à sa dix-septième année, Maxime remplit le saint évêque Nicolas de tribulation et le diocèse de scandale en formant et instruisant une compagnie de vauriens de son âge, en vue d’enlever les filles d’un village nommé les Grosses-Nattes, situé à quatre lieues au nord de Trinqueballe. L’expédition réussit merveilleusement. Les ravisseurs rentrèrent la nuit dans la ville, serrant contre leurs poitrines les vierges échevelées, qui levaient en vain au ciel des yeux ardents et des mains suppliantes. Mais quand les pères, frères et fiancés de ces filles ravies vinrent les chercher, elles refusèrent de retourner au pays natal, alléguant qu’elles y sentiraient trop de honte, et préférant cacher leur déshonneur dans les bras qui l’avaient causé. Maxime qui, pour sa part, avait pris les trois plus belles, vivait en leur compagnie dans un petit manoir dépendant de la mense épiscopale. Sur l’ordre de l’évêque, le diacre Modernus vint, en l’absence de leur ravisseur, frapper a leur porte, annonçant qu’il les venait délivrer. Elles refusèrent d’ouvrir, et comme il leur représentait l’abomination de leur vie, elles lui lâchèrent sur la tête une potée d’eau de vais selle avec le pot, dont il eut le crâne fêlé.

Armé d’une douce sévérité, le saint évêque Nicolas reprocha cette violence et ce désordre à Maxime :

— Hélas ! lui dit-il, vous ai-je tiré du saloir pour la perte des vierges de Vervignole ?

Et il lui remontra la grandeur de sa faute. Mais Maxime haussa les épaules et lui tourna le dos sans faire de réponse.

En ce moment-là, le roi Berlu, dans la quatorzième année de son règne, assemblait une puissante armée pour combattre les Mambourniens, obstinés ennemis de son royaume, et qui, débarqués en Vervignole, ravageaient et dépeuplaient les plus riches provinces de ce grand pays.

Maxime sortit de Trinqueballe sans dire adieu à personne. Quand il fut à quelques lieues de la ville, avisant dans un pâturage une jument assez bonne, à cela près qu’elle était borgne et boiteuse, il sauta dessus et lui fit prendre le galop. Le lendemain matin, rencontrant d’aventure un garçon de ferme, qui menait boire un grand cheval de labour, il mit aussitôt pied à terre, enfourcha le grand cheval, ordonna au garçon de monter la jument borgne et de le suivre, lui promettant de le prendre pour écuyer s’il était content de lui. Dans cet équipage Maxime se présenta au roi Berlu, qui agréa ses services. Il devint en peu de jours un des plus grands capitaines de Vervignole.

Cependant Sulpice donnait au saint évêque des sujets d’inquiétude plus cruels peut-être et certainement plus graves ; car si Maxime péchait grièvement, il péchait sans malice et offensait Dieu sans y prendre garde et, pour ainsi dire, sans le savoir. Sulpice mettait à mal faire une plus grande et plus étrange malice. Se destinant dès l’enfance à l’état ecclésiastique, il étudiait assidûment les lettres sacrées et profanes ; mais son âme était un vase corrompu où la vérité se tournait en erreur. Il péchait en esprit ; il errait en matière de foi avec une précocité surprenante ; à l’âge où l’on n’a pas encore d’idées, il abondait en idées fausses. Une pensée lui vint, suggérée sans doute par le diable. Il réunit dans une prairie appartenant à l’évêque une multitude de jeunes garçons et de jeunes filles de son âge et, monté sur un arbre, les exhorta à quitter leurs père et mère pour suivre Jésus-Christ et à s’en aller par bandes dans les campagnes, brûlant prieurés et presbytères afin de ramener l’Église à la pauvreté évangélique. Cette jeunesse, émue et séduite, suivit le pécheur sur les routes de Vervignole, chantant des cantiques, incendiant les granges, pillant les chapelles, ravageant les terres ecclésiastiques. Plusieurs de ces insensés périrent de fatigue, de faim et de froid, ou assommés par les villageois. Le palais épiscopal retentissait des plaintes des religieux et des gémissements des mères. Le pieux évêque Nicolas manda le fauteur de ces désordres et, avec une mansuétude extrême et une infinie tristesse, lui reprocha d’avoir abusé de la parole pour séduire les esprits, et lui représenta que Dieu ne l’avait pas tiré du saloir pour attenter aux biens de notre sainte mère l’Église.

— Considérez, mon fils, lui dit-il, la grandeur de votre faute. « Vous paraissez devant votre pasteur tout chargé de troubles, de séditions et de meurtres.

Mais le jeune Sulpice, gardant un calme épouvantable, répondit d’une voix assurée qu’il n’avait point péché ni offensé Dieu, mais au contraire agi sur le commandement du Ciel pour le bien de l’Église. Et il professa, devant le pontife consterné, les fausses doctrines des Manichéens, des Ariens, des Nestoriens, des Sabelliens, des Vaudois, des Albigeois et des Bégards, si ardent à embrasser ces monstrueuses erreurs, qu’il ne s’apercevait pas que, contraires les unes aux autres, elles s’entre dévoraient sur le sein qui les réchauffait.

Le pieux évêque s’efforça de ramener Sulpice dans la bonne voie ; mais il ne put vaincre l’obstination de ce malheureux.

Et, l’ayant congédié, il s’agenouilla et dit :

— Je vous rends grâce, Seigneur, de m’avoir donné ce jeune homme comme une meule où s’aiguisent ma patience et ma charité.

Tandis que deux des enfants tirés du saloir lui causaient tant de peine, saint Nicolas recevait du troisième quelque consolation. Robin ne se montrait ni violent dans ses actes ni superbe en ses pensées. Il n’était pas de sa personne dru et rubicond ainsi que Maxime le capitaine ; il n’avait pas l’air audacieux et grave de Sulpice. De petite apparence, mince, jaune, plissé, recroquevillé, d’humble maintien, révérencieux et vérécondieux, s’appliquait à rendre de bons offices à l’évêque gens d’Église, aidant les clercs à tenir les comptes de la mense épiscopale, faisant, au moyen de boules enfilées dans des tringles, des calculs compliqués, et même il multipliait et divisait des nombres, sans ardoise ni crayon, de tête, avec une rapidité et une exactitude qu’on eût admirées chez un vieux maître des monnaies et des finances. C’était un plaisir pour lui de tenir les livres du diacre Modernus qui, se faisant vieux, brouillait les chiffres et dormait sur son pupitre. Pour obliger le seigneur évêque et lui procurer de l’argent, il n’était peine ni fatigue qui lui coûtât : il apprenait des Lombards à calculer les intérêts simples et composés d’une somme quelconque pour un jour, une semaine, un mois, une année ; il ne craignait pas de visiter, dans les ruelles noires du Ghetto, les juifs sordides, afin d’apprendre, en conversant avec eux, le titre des métaux, le prix des pierres précieuses et l’art de rogner les monnaies. Enfin, avec un petit pécule qu’il s’était fait par merveilleuse industrie, il suivait en Vervignole, en Mondousiane et jusqu’en Mambournie, les foires, les tournois, les pardons, les jubilés où affluaient de toutes les parties de la chrétienté des gens de toutes conditions, paysans, bourgeois, clercs et seigneurs ; il y faisait le change des monnaies et revenait chaque fois un peu plus riche qu’il n’était allé. Robin ne dépensait pas l’argent qu’il gagnait, mais l’apportait au seigneur évêque.

Saint Nicolas était très hospitalier et très aumônier ; il dépensait ses biens et ceux de l’Église en viatiques aux pèlerins et secours aux malheureux. Aussi se trouvait-il perpétuellement à court d’argent ; et il était très obligé à Robin de l’empressement et de l’adresse avec lesquels ce jeune argentier lui procurait les sommes dont il avait besoin. Or la pénurie ou, par sa magnificence et sa libéralité s’était mis le saint évêque, fut bien aggravée par le malheur des temps. La guerre qui désolait la Vervignole ruina l’église de Trinqueballe. Les gens d’armes battaient la campagne autour de la ville, pillaient les fermes, rançonnaient les paysans, dispersaient les religieux, brûlaient les châteaux et les abbayes. Le clergé, les fidèles ne pouvaient plus participer aux frais du culte, et, chaque jour, des milliers de paysans, qui fuyaient les coitreaux, venaient mendier leur pain a la porte du manoir épiscopal. Sa pauvreté, qu’il n’eût pas sentie pour lui même, le bon saint Nicolas la sentait pour eux. Par bonheur, Robin était toujours prêt à lui avancer des sommes d’argent que le saint pontife s’engageait, comme de raison, à rendre dans des temps plus prospères.

Hélas ! la guerre foulait maintenant tout le royaume du nord au midi, du couchant au levant, suivie de ses deux compagnes assidues, la peste et la famine. Les cultivateurs se faisaient brigands, les moines suivaient les armées. Les habitants de Trinqueballe, n’ayant ni bois pour se chauffer ni pain pour se nourrir, mouraient comme des mouches à l’approche des froids. Les loups venaient dans les faubourgs de la ville dévorer les petits enfants. En ces tristes conjonctures, Robin vint avertir l’évêque que non seulement il né pouvait plus verser aucune somme d’argent, si petite fût-elle, mais encore que, n’obtenant rien de ses débiteurs, harassé par ses créanciers, il avait dû céder à des juifs toutes ses créances.

Il apportait cette fâcheuse nouvelle à son bienfaiteur avec la politesse obséquieuse qui lui était ordinaire ; mais il se montrait bien moins affligé qu’il n’eût dû l’être en cette extrémité douloureuse. De fait, il avait grand’peine à dissimuler sous une mine allongée son humeur allègre et sa vive satisfaction. Le parchemin de ses jaunes, sèches et humbles paupières cachait mal la lueur de joie qui jaillissait de ses prunelles aiguës.

Douloureusement frappé, saint Nicolas demeura, sous le coup, tranquille et serein.

— Dieu, dit-il, saura bien rétablir nos affaires penchantes. Il ne laissera pas renverser la maison qu’il a bâtie.

— Sans doute, dit Modernus, mais soyez certain que ce Robin, que vous avez tiré du saloir, s’entend, pour vous dépouiller, avec les Lombards du Pont-Vieux et les juifs du Ghetto, et qu’il se réserve la plus grosse part du butin.

Modernus disait vrai. Robin n’avait point perdu d’argent ; il était plus riche que jamais et venait d’être nommé argentier du roi.

IV

A cette époque, Mirande accomplissait sa dix-septième année. Elle était belle et bien formée. Un air de pureté, d’innocence et de candeur lui faisait comme un voile. La longueur de ses cils qui mettaient une grille sur ses prunelles bleues, la petitesse enfantine de sa bouche, donnaient l’idée que le mal ne trouverait guère d’issue pour entrer en elle. Ses oreilles étaient a ce point mignonnes, fines, soigneusement ourlées, délicates, que les hommes les moins retenus n’osaient y souffler que des paroles innocentes. Nulle vierge, en toute la Vervignole, n’inspirait tant de respect et nulle n’avait plus besoin d’en inspirer, car elle était merveilleusement simple, crédule et sans défense.

Le pieux évêque Nicolas, son oncle, la chérissait chaque jour davantage et s’attachait à elle plus qu’on ne doit s’attacher aux créatures. Sans doute il l’aimait en Dieu, mais distinctement ; il se plaisait en elle ; il aimait à l’aimer ; c’était sa seule faiblesse. Les saints eux-mêmes ne savent pas toujours trancher tous les liens de la chair. Nicolas aimait sa nièce avec pureté, mais non sans délectation. Le lendemain du jour où il avait appris la faillite de Robin, accablé de tristesse et d’inquiétude, il se rendit auprès de Mirande pour converser pieusement avec elle, comme il le devait, car il lui tenait lieu de père et avait charge de l’instruire.

Elle habitait, dans la ville haute, près de la cathédrale, une maison qu’on nommait la maison des Musiciens, parce qu’on y voyait sur la façade des hommes et des animaux jouant de divers instruments. Il s’y trouvait notamment un âne qui soufflait dans une flûte et un philosophe, reconnaissable à sa longue barbe et à son écritoire, qui agitait des cymbales. Et chacun expliquait ces figures à sa manière. C’était la plus belle demeure de la ville.

L’évêque y trouva sa nièce accroupie sur le plancher, échevelée, les yeux brillants de larmes, près d’un coffre ouvert et vide, dans la salle en désordre.

Il lui demanda la cause de cette douleur et de la confusion qui régnait autour d’elle. Alors, tournant vers lui ses regards désolés, elle lui conta avec mille soupirs que Robin, Robin échappé du saloir, Robin si mignon, lui ayant dit maintes fois que, si elle avait envie d’une robe, d’une parure, d’un joyau, il lui prêterait avec plaisir l’argent nécessaire pour l’acheter, elle avait eu recours assez souvent à son obligeance, qui semblait inépuisable, mais que, ce matin même, un juif nomme Séligmann était venu chez elle avec quatre sergents, lui avait présenté les billets signés par elle à Robin, et que, comme elle manquait d’argent pour les payer, il avait emporté toutes les robes, toutes les coiffures, tous les bijoux qu’elle possédait.

— Il a pris, dit-elle en gémissant, mes corps et mes jupes de velours, de brocart et de dentelle, mes diamants, mes émeraudes, mes saphirs, mes jacinthes, mes améthystes, mes rubis, mes grenats, mes turquoises ; il m’a pris ma grande croix de diamants à têtes d’anges en émail, mon grand carcan, composé de deux tables de diamants, de trois cabochons et de six nœuds de quatre perles chacun ; il m’a pris mon grand collier de treize tables de diamants avec vingt perles en poire sur ouvrage a canetille… !

Et, sans en dire davantage, elle sanglota dans son mouchoir.

— Ma fille, répondit le saint évêque, une vierge chrétienne est assez parée quand elle a pour collier la modestie, et la chasteté pour ceinture. Toutefois il vous convenait, issue d’une très noble et très illustre famille, de porter des diamants et des perles. Vos joyaux étaient le trésor des pauvres, et je déplore qu’ils vous aient été ravis.

Il l’assura qu’elle les retrouverait sûrement en ce monde ou dans l’autre ; il lui dit tout ce qui pouvait adoucir ses regrets et calmer sa peine, et il la consola. Car elle avait une âme douce et qui voulait être consolée. Mais il la quitta lui-même très affligé.

Le lendemain, comme il se préparait à dire la messe en la cathédrale, le saint évêque vit venir à lui, dans la sacristie, les trois juifs Séligmann, Issachar et Meyer, qui, coiffés du chapeau vert et la rouelle à l’épaule, lui présentèrent très humblement les billets que Robin leur avait passés. Et le vénérable pontife ne pouvant les payer, ils appelèrent une vingtaine de portefaix, avec des paniers, des sacs, des crochets, des chariots, des cordes, des échelles, et commencèrent à crocheter les serrures des armoires, des coffres et des tabernacles. Le saint homme leur jeta un regard qui eût foudroyé trois chrétiens. Il les menaça des peines dues en ce monde et dans l’autre au sacrilège ; leur représenta que leur seule présence dans la demeure du Dieu qu’ils avaient crucifié appelait le feu du ciel sur leur tête. Ils l’écoutèrent avec le calme de gens pour qui l’anathème, la réprobation, la malédiction et l’exécration étaient le pain quotidien. Alors il les pria, les supplia, leur promit de payer sitôt qu’il le pourrait, au double, au triple, au décuple, au centuple, la dette dont ils étaient acquéreurs. Ils s’excusèrent poliment de ne pouvoir différer leur petite opération. L’évêque les menaça de faire sonner le tocsin, d’ameuter contre eux le peuple qui les tuerait comme des chiens en les voyant profaner, violer, dérober les images miraculeuses et les saintes reliques. Ils montrèrent en souriant les sergents qui les gardaient. Le roi Berlu les protégeait parce qu’ils lui prêtaient de l’argent.

A cette vue, le saint évêque, reconnaissant que la résistance devenait rébellion et se rappelant Celui qui recolla l’oreille de Malchus, resta inerte et muet, et des larmes amères roulèrent de ses yeux. Séligmann, Issachar et Meyer enlevèrent les chasses d’or ornées de pierreries, d’émaux et de cabochons, les reliquaires en forme de coupe, de lanterne, de nef, de tour, les autels portatifs en albâtre encadré d’or et d’argent, les coffrets émaillés par les habiles ouvriers de Limoges et du Rhin, les croix d’autel, les évangéliaires recouverts d’ivoire sculpté et de camées antiques, les peignes liturgiques ornés de festons de pampres, les diptyques consulaires, les pyxides, les chandeliers, les candélabres, les lampes, dont ils soufflaient la sainte lumière et versaient l’huile bénite sur les dalles ; les lustres semblables a de gigantesques couronnes, les chapelets aux grains d’ambre et de perles, les colombes eucharistiques, les ciboires, les calices, les patènes, les baisers de paix, les navettes a encens, les burettes, les ex-voto sans nombre, pieds, mains, bras, jambes, yeux, bouches, entrailles, cœurs en argent, et le nez du roi Sidoc et le sein de la reine Blandine, et le chef en or massif de monseigneur saint Cromadaire, premier apôtre de Vervignole et benoît patron de Trinqueballe. Ils emportèrent enfin l’image miraculeuse de madame sainte Gibbosine, que le peuple de Vervignole n’invoquait jamais en vain dans les pestes, les famines et les guerres. Cette image très antique et très vénérable était de feuilles d’or battu, clouées a une armature de cèdre et toutes couvertes de pierres précieuses, grosses comme des œufs de canard, qui jetaient des feux rouges, jaunes, bleus, violets, blancs. Depuis trois cents ans ses yeux d’émail, grands ouverts sur sa face d’or, frappaient d’un tel respect les habitants de Trinqueballe, qu’ils la voyaient, la nuit, en rêve, splendide et terrible, les menaçant de maux très cruels s’ils ne lui donnaient en quantité suffisante de la cire vierge et des écus de six livres. Sainte Gibbosine gémit, trembla, chancela sur son socle et se laissa emporter sans résistance hors de la basilique où elle attirait depuis un temps immémorial d’innombrables pèlerins.

Après le départ des larrons sacrilèges, le saint évêque Nicolas gravit les marches de l’autel dépouillé et consacra le sang de Notre-Seigneur dans un vieux calice d’argent allemand mince et tout cabossé. Et il pria pour les affligés et notamment pour Robin qu’il avait, par la volonté de Dieu, tiré du saloir.

V

A peu de temps de là, le roi Berlu vainquit les Mambourniens dans une grande bataille. Il ne s’en aperçut pas d’abord, parce que les luttes armées présentent toujours une grande confusion et que les Vervignolais avaient perdu depuis deux siècles l’habitude de vaincre. Mais la fuite précipitée et désordonnée des Mambourniens l’avertit de son avantage. Au lieu de battre en retraite, il se lança à la poursuite de l’ennemi et recouvra la moitié de son royaume. L’armée victorieuse entra dans la ville de Trinqueballe, toute pavoisée et fleurie en son honneur, et dans cette illustre capitale de la Vervignole fit un grand nombre de viols, de pillages, de meurtres et d’autres cruautés, incendia plusieurs maisons, saccagea les églises et prit dans la cathédrale tout ce que les juifs y avaient laissé, ce qui, à vrai dire, était peu de chose. Maxime, qui, devenu chevalier et capitaine de quatre-vingts lances, avait beaucoup contribué à la victoire, pénétra des premiers dans la ville et se rendit tout droit à la maison des Musiciens, où demeurait la belle Mirande, qu’il n’avait pas vue depuis son départ pour la guerre. Il la trouva dans sa chambre qui filait sa quenouille et fondit sur elle avec une telle furie que cette jeune demoiselle perdit son innocence sans, autant dire, s’en apercevoir. Et, lorsque, revenue de sa surprise, elle s’écria : « Est-ce, vous, seigneur Maxime ? Que faites-vous la ? » et qu’elle se mit en devoir de repousser l’agresseur, il descendait tranquillement la rue, rajustant son harnais et lorgnant les filles.

Peut-être aurait-elle toujours ignoré cette offense, si, quelque temps après l’avoir essuyée, elle ne se fut sentie mère. Alors le capitaine Maxime combattait en Mambournie. Toute la ville connut sa honte ; elle la confia au grand saint Nicolas, qui, à cette étonnante nouvelle, leva les yeux au ciel et dit :

— Seigneur, n’avez-vous tiré celui-ci du saloir que comme un loup ravissant pour dévorer ma brebis ? Votre sagesse est adorable ; mais vos voies sont obscures et vos desseins mystérieux.

En cette même année, le dimanche de Laetare, Sulpice se jeta aux pieds du saint évêque.

— Des mon enfance, lui dit-il, mon vœu le plus cher fut de me consacrer au Seigneur. Permettez-moi, mon père, d’embrasser l’état monastique et de faire profession dans le couvent des frères mendiants de Trinqueballe.

— Mon fils, lui répondit le bon saint Nicolas, il n’est pas d’état meilleur que celui de religieux. Heureux qui, dans l’ombre du cloître, se tient a l’abri des tempêtes du siècle ! Mais que sert de fuir l’orage si l’on a l’orage en soi ? A quoi bon affecter les dehors de l’humilité si l’on porte dans la poitrine un cœur plein de superbe ? De quoi vous profitera de revêtir la livrée de l’obéissance, si votre âme est révoltée ? Je vous ai vu, mon fils, tomber dans plus d’erreurs que Sabellius, Arius, Nestorius, Eutychès, Manès, Pélage, et Pachose ensemble, et renouveler avant votre vingtième année douze siècles d’opinions singulières. A la vérité, vous ne vous êtes obstiné dans aucune, mais vos rétractations successives semblaient trahir moins de soumission à notre sainte mère l’Église, que d’empressement à courir d’une erreur à une autre, à bondir du manichéisme au sabellianisme, et du crime des Albigeois aux ignominies des Vaudois.

Sulpice entendit ce discours d’un cœur contrit, avec une simplicité d’esprit et une soumission qui touchèrent le grand saint Nicolas jusqu’aux larmes.

— Je déplore, je répudie, je condamne, je réprouve, je déteste, j’exècre, j’abomine mes erreurs passées, présentes et futures, dit-il ; je me soumets à l’Église pleinement et entièrement, totalement et généralement, purement et simplement, et n’ai de croyance que sa croyance, de foi que sa foi, de connaissance que sa connaissance ; je ne vois, n’entends ni ne sens que par elle. Elle me dirait que cette mouche qui vient de se poser sur le nez du diacre Modernus est un chameau, qu’incontinent, sans dispute, contestation ni murmure, sans résistance, hésitation ni doute, je croirais, je déclarerais, je proclamerais, je confesserais, dans les tortures et jusqu’à la mort, que c’est un chameau qui s’est posé sur le nez du diacre Modernus. Car l’Église est la Fontaine de vérité, et je ne suis par moi-même qu’un vil réceptacle d’erreurs.

— Prenez garde, mon père, dit Modernus : Sulpice est capable d’outrer jusqu’à l’hérésie la soumission à l’Église. Ne voyez-vous pas qu’il se soumet avec frénésie, transports et pâmoison ? Est-ce une bonne manière de se soumettre que de s’abîmer dans la soumission. Il s’y anéantit, il s’y suicide.

Mais l’évêque réprimanda son diacre de tenir de tels propos contraires à la charité et envoya le postulant au noviciat des frères mendiants de Trinqueballe.

Hélas ! au bout d’un an, ces religieux, jusqu’alors humbles et tranquilles, étaient déchirés par des schismes effroyables, plongés dans mille erreurs contre la vérité catholique, leurs jours remplis de trouble et leurs âmes de sédition. Sulpice soufflait ce poison aux bons frères. Il soutenait envers et contre ses supérieurs qu’il n’est plus de vrai pape depuis que les miracles n’accompagnent plus l’élection des souverains pontifes, ni propre ment d’Église depuis que les chrétiens ont cessé de mener la vie des apôtres et des premiers fidèles ; qu’il n’y a pas de purgatoire ; qu’il n’est pas nécessaire de se confesser à un prêtre si l’on se confesse à Dieu ; que les hommes font mal de se servir de monnaies d’or et d’argent, mais qu’ils doivent mettre en commun tous les biens de la terre. Et ces maximes abominables, qu’il soutenait avec force, combattues par les uns, adoptées par les autres, causaient d’horribles scandales. Bientôt Sulpice enseigna la doctrine de la pureté parfaite, que rien ne peut souiller, et le couvent des bons frères devint semblable à une cage de singes. Et cette pestilence ne demeura pas contenue dans les murs d’un monastère. Sulpice allait prêchant par la ville ; son éloquence, le feu intérieur dont il était embrasé, la simplicité de sa vie, son cou rage inébranlable, touchaient les cœurs. A la voix du réformateur, la vieille cité évangélisée par saint Cromadaire, édifiée par sainte Gibbosine, tomba dans le désordre et la dissolution ; il s’y commet tait, nuit et jour, toutes sortes d’extravagances et d’impiétés. En vain le grand saint Nicolas avertissait ses ouailles, exhortait, menaçait, fulminait Le mal augmentait sans cesse et l’on observait avec douleur que la contagion s’étendait sur les riches bourgeois, les seigneurs et les clercs autant et plus que sur les pauvres artisans et les gens de petits métiers.

Un jour que l’homme de Dieu gémissait dans le cloître de la cathédrale sur le déplorable état de l’église de Vervignole, il fut distrait de ses méditations par des hurlements bizarres et vit une femme qui marchait toute nue, à quatre pattes, avec une plume de paon plantée en guise de queue. Elle s’approchait en aboyant, léchant la terre et reniflant. Ses cheveux blonds étaient couverts de boue et tout son corps souillé d’immondices. Et le saint évêque Nicolas reconnut en cette malheureuse créature sa nièce Mirande.

— Que faites-vous là, ma fille ? s’écria-t-il. Pour quoi vous êtes-vous mise nue et pourquoi marchez vous sur les genoux et sur les mains ? N’avez-vous pas honte ?

Non, mon oncle, je n’ai point honte, répondit Mirande avec douceur. J’aurais honte, au contraire, d’une autre contenance et d’une autre démarche. C’est ainsi qu’il faut se mettre et se tenir s’il l’on veut plaire à Dieu. Le saint frère Sulpice m’a enseigné à me gouverner de la sorte, afin de ressembler aux bêtes, qui sont plus près de Dieu que les hommes, car elles n’ont pas péché. Et tant que je serai dans la contenance où vous me voyez, il n’y aura pas de danger que je pèche. Je viens vous inviter, mon oncle, en tout amour et charité, à faire comme moi : car vous ne serez pas sauvé sans cela. Ôtez vos habits, je vous prie, et prenez l’attitude des animaux en qui Dieu regarde avec plaisir son image, que le péché n’a point déformée. Je vous fais cette recommandation sur l’ordre du saint frère Sulpice et conséquemment par l’ordre de Dieu lui même, car le saint frère est dans le secret du Seigneur. Mettez-vous nu, mon oncle, et venez avec moi, afin que nous nous présentions au peuple pour l’édifier.

— En puis-je croire mes yeux et mes oreilles ? soupira le saint évêque d’une voix que les sanglots étouffaient. J’avais une nièce florissante de beauté, de vertu, de piété, et les trois enfants que j’ai tirés du saloir l’ont réduite à l’état misérable où je la vois. L’un la dépouille de tous ses biens, source abondante d’aumônes, patrimoine des pauvres ; un autre lui ôte l’honneur ; le troisième la rend hérétique.

Et il se jeta sur la dalle, embrassant sa nièce, la suppliant de renoncer à un genre de vie si condamnable, l’adjurant avec des larmes de se vêtir et de marcher sur ses pieds comme une créature humaine, rachetée par le sang de Jésus Christ.

Mais elle ne répondit que par des glapissements aigus et des hurlements lamentables.

Bientôt la ville de Trinqueballe fut remplie d’hommes et de femmes nus, qui marchaient à quatre pattes en aboyant ; ils se nommaient les Edéniques et voulaient ramener le monde aux temps de la parfaite innocence, avant la création malheureuse d’Adam et d’Ève. Le R. P. dominicain Gilles Caquerole, inquisiteur de la foi dans la cité, université et province ecclésiastique de Trinqueballe, s’inquiéta de cette nouveauté et commença à la poursuivre curieusement. Il invita de la façon la plus instante, par lettres scellées de son sceau, le seigneur évêque Nicolas à appréhender, incarcérer, interroger et juger, de concert avec lui, ces ennemis de Dieu et notamment leurs chefs principaux, le moine franciscain Sulpice et une femme dissolue nommée Mirande. Le grand saint Nicolas brûlait d’un zèle ardent pour l’unité de l’Église et la destruction de l’hérésie ; mais il aimait chèrement sa nièce. Il la cacha dans son palais épiscopal et refusa de la livrer à l’inquisiteur Caquerole, qui le dénonça au pape comme fauteur de troubles et propagateur d’une nouveauté très détestable. Le pape enjoignit a Nicolas de ne pas soustraire plus longtemps la coupable à ses juges légitimes. Nicolas éluda l’injonction, protesta de son obéissance et n’obéit pas. Le pape fulmina contre lui la bulle Maleficus pastor, dans laquelle le vénérable pontife était traité de désobéissant, d’hérétique ou fleurant l’hérésie, de concubinaire, d’incestueux, de corrupteur des peuples, de vieille femme et d’olibrius, et véhémentement admonesté.

L’évêque se fit de la sorte un grand tort sans profit pour sa nièce bien-aimée. Le roi Berlu, menacé d’excommunication s’il ne prêtait pas son bras a l’Église pour la recherche des Edéniques, envoya à l’évêché de Trinqueballe des gens d’armes, qui arrachèrent Mirande à son asile ; elle fut traînée devant l’inquisiteur Caquerole, jetée dans un cul de basse fosse et nourrie du pain que refusaient les chiens des geôliers ; mais ce qui l’affligeait le plus, c’est qu’on lui avait mis de force une vieille cotte et un chaperon et qu’elle n’était plus sûre de ne pas pécher. Le moine Sulpice échappa aux recherches du Saint-Office, réussit à gagner la Mambournie et trouva asile dans un monastère de ce royaume, où il fonda de nouvelles sectes plus pernicieuses que les précédentes.

Cependant l’hérésie, fortifiée par la persécution et s’exaltant dans le péril, étendait maintenant ses ravages sur toute la Vervignole ; on voyait par le royaume, dans les champs, des milliers d’hommes et de femmes nus qui paissaient l’herbe, bêlaient, meuglaient, mugissaient, hennissaient et disputaient, le soir, aux moutons, aux bœufs et aux chevaux l’étable, la crèche et l’écurie. L’inquisiteur manda au Saint-Père ces scandales horribles et l’avertit que le mal ne ferait que croître, tant que le protecteur des Edéniques, l’odieux Nicolas, resterait assis sur le siège de saint Cromadaire. Conformément à cet avis, le pape fulmina contre l’évêque de Trinqueballe la bulle Deterrima quondam par laquelle il le destituait de ses fonctions épiscopales et le retranchait de la communion des fidèles.

VI

Foudroyé par le vicaire de Jésus-Christ, abreuvé d’amertume, accablé de douleur, le saint homme Nicolas descendit sans regret de son siège illustre et quitta, pour n’y plus revenir, la ville de Trinqueballe, témoin, durant trente années, de ses vertus pontificales et de ses travaux apostoliques. Il est dans la Vervignole occidentale une haute montagne, aux cimes toujours couvertes de neige : de ses flancs descendent, au printemps, les cascades écumeuses et sonores qui remplissent d’une eau bleue comme le ciel les gaves de la vallée. La, dans la région où croit le mélèze, l’arbouse et le noisetier, des ermites vivaient de baies et de laitage. Ce mont se nomme le mont Sauveur. Saint Nicolas résolut de s’y réfugier et d’y pleurer, loin du siècle, ses péchés et les péchés des hommes.

Comme il gravissait la montagne, à la recherche d’un lieu sauvage où il établirait son habitation, parvenu au-dessus des nuages qui s’assemblent presque constamment aux flancs du roc, il vit au seuil d’une cabane un vieillard qui partageait son pain avec une biche apprivoisée. Sa cuculle retombait sur son front, et l’on n’apercevait de son visage que le bout du nez et une longue barbe blanche.

Le saint homme Nicolas le salua par ces mots :

— La paix soit avec vous, mon frère.

— Elle se plaît sur cette montagne, répondit le solitaire.

— Aussi, répliqua le saint homme Nicolas, y suis-je venu terminer, dans le calme, des jours troublés par le tumulte du siècle et la malice des hommes.

Tandis qu’il parlait de la sorte, l’ermite le regardait attentivement :

— N’êtes-vous pas, lui dit-il enfin, l’évêque de Trinqueballe, ce Nicolas dont on vante les travaux et les vertus ?

Le saint pontife ayant fait signe qu’il était cet homme, l’ermite se jeta à ses pieds.

— Seigneur, je vous devrai le salut de mon âme, si comme je l’espère, mon âme est sauvée.

Nicolas le releva avec bonté et lui demanda : —— Mon frère, comment ai-je eu le bonheur de travailler à votre salut ?

— Il y a vingt ans, répondit le solitaire, étant aubergiste à l’orée d’un bois, sur une route abandonnée, je vis, un jour, dans un champ, trois petits enfants qui glanaient ; je les attirai dans ma maison, leur fis boire du vin, les égorgeai pendant leur sommeil, les coupai par morceaux et les salai. Le Seigneur, regardant vos mérites, les ressuscita par votre intervention. En les voyant sortir du saloir, je fus glacé de terreur : sur vos exhortations, mon cœur se fondit ; j’éprouvai un repentir salutaire, et, fuyant les hommes, me rendis sur cette montagne où je consacrai mes jours à Dieu. Il répandit sa paix sur moi.

— Quoi, s’écria le saint évêque, vous êtes ce cruel Garum, coupable d’un crime si atroce ! Je loue Dieu qui vous accorda la paix du cœur après le meurtre horrible de trois enfants que vous avez mis dans le saloir comme pourceaux ; mais moi, hélas ! pour les en avoir tirés, ma vie a été remplie de tribulations, mon âme abreuvée d’amertume, mon épiscopat entièrement désolé. J’ai été déposé, excommunié par le père commun des fidèles. Pourquoi suis-je puni si cruellement de ce que j’ai fait ?

­Adorons Dieu, dit Garum, et ne lui demandons pas de comptes.

Le grand saint Nicolas bâtit de ses mains une cabane auprès de celle de Garum et il y finit ses jours dans la prière et dans la pénitence.

Anatole France
Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux
Calmann-Lévy, 1921
pp. 57-126

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Une Pièce dramatique sur l’évêque de Myre
Par Jehan BODEL

BODEL (Jehan), trouvère artésien, vivait dans la dernière moitié du treizième siècle. Il fit partie de la première croisade de saint Louis, et en 1 269 allait suivre ce roi dans sa seconde expédition d’outre-mer, lorsqu’il fut atteint de la lèpre, et réduit à renoncer à vivre avec ses semblables.

Bodel a composé sur la vie de saint Nicolas, évêque de Myre, une pièce dramatique en vers de douze et de huit syllabes. Cette pièce est un des plus anciens ouvrages que notre langue ait produits dans ce genre. On y remarque ces deux vers, qui rappellent ceux du Cid de Corneille :

Seigneur, se je suis jones, ne m’aies en despit.
On a véu sourent grant cuer en cors petit,

Jean-Chrétien-Ferdinand Hoefer
Nouvelle Biographie générale
1853
Firmin-Didot, 1853
6 p. 161