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SHAN SA : LA JOUEUSE DE GO – LES GALETS DE L’ÂME SUR LE TABLIER DE L’HISTOIRE

Shan Sa

Shan Sa La Joueuse de Go Gallimard Artgitato

La Joueuse de go
(Editions Gallimard)

Les galets de l’âme
sur le tablier de l’Histoire.
Shan Sa joue avec les maux et les ombres, avec les mots et les nombres, « je ne peux m’empêcher de sourire bêtement au tableau noir où je crois le voir démontrer son habileté entre les mots et les nombres. » Elle joue avec le lecteur avec un sourire sur cette page blanche où je la vois démonter un à un les sentiments amoureux et les enlacements guerriers.

Elle joue de ce temps de campagne et de guerre sur le grand damier de l’histoire désorientée où trônent deux figures immenses et tutélaires : la Chine et l’Empereur du Japon.

LE DOUBLE JE
Elle joue comme son héroïne à croiser, encercler, les pions, les galets et les hommes. A travers elle, deux joueurs s’opposent. Une adolescente chinoise de seize ans et un officier japonais. Deux galets, deux inconnus. Les chapitres se partagent alors entre ces deux protagonistes. Lui garde les chapitres pairs et elle les impairs. C’est elle qui joue la première, c’est donc elle qui détient les pierres noires, le Komi ; elle a donc un avantage sur les pierres blanches du soldat, la neige des campagnes militaires, la neige des corps des geishas, la chaux qui lui tombe sur la tête lors du séisme détruisant Tokyo pendant sa jeunesse.

Le « jeu », ou plutôt le double jeu, celui de l’homme et de la femme, du Japon et de la Chine. Un double Je qui se raconte à travers la guerre, l’enfance, les familles et les rencontres.

Elle a débuté la partie, lui la clôturera. Avec 92 chapitres, chacun en possède 46. Leur première rencontre se fera au milieu du livre. Au chapitre 45 pour elle, et au 46 pour lui, déguisé en universitaire pékinois. Lui, mauvais simulateur. Elle, étrange adolescente au corps changeant. Tout peut s’arrêter là, à n’importe quel moment. La vie est un miracle dans cet enfer de délation, de faux-semblant et de mensonge.

Le vrai est dans le jeu, dans le go. Tout se lit à qui sait prendre le temps. La forme de l’encerclement, le bruit du galet, la position du jour. Rien ne se cache vraiment longtemps sur la place des Mille Vents.

LE VIDE OU LE NEANT
Le livre s’aventure là où ce jeu s’est développé : la Chine, la Corée et le Japon. Ce sera notre tablier, notre goban, où les pierres de chacun se positionneront. Et comme celui-ci, la stratégie de l’encerclement autour des troupes chinoises, autour de la jeune fille, autour de la Place des Mille Vents, se décline. Les territoires conquis se déclinent, pour l’un au rythme des massacres, des exécutions, par le néant aussi et pour l’autre par sa connaissance intime du jeu, par celle du vide aussi. L’un dans sa force animale, brutale et primitive et l’autre dans l’intériorité de ses désirs et de son corps. L’un dans les divertissements, les déchaînements, la sueur, la boue et les flammes, l’autre dans le secret, le tressaillement, les frissons, les palpitations et la langueur.

Nous sommes en 1932, et nous suivons l’invasion de la Mandchourie du dedans par l’héroïne, côté chinois, et de l’extérieur par notre soldat japonais.

RÊVER ACCROÎT MA MELANCOLIE
Lui est dans le mouvement et dans l’action, « mon rêve disparaît » et elle dans la réflexion : « des longues heures de méditation face au damier étaient un martyre, mais le désir de la victoire me tenait immobile», «  rêver accroît ma mélancolie ». Lui, le mouvement, il est tombé dedans, dès son enfance, au rythme des tremblements de terre de son pays. Le Japon en envahissant le continent recherche cette stabilité qui lui fait tant défaut : «la légende dit que le Japon est une île flottante posée sur le dos d’un poisson-chat dont le mouvement provoque des tremblements de terre. Je tentais de me représenter la forme monstrueuse de ce félin aquatique… Faute de pouvoir tuer le dieu, il nous fallait donner l’assaut au continent. La Chine, infinie et stable, était à portée de main. C’est là que nous assurerons l’avenir de nos enfants. », « nous ne pouvions ni reculer, ni nous dérober »(30)

SE PREPARER A MOURIR
Il est comme condamné à avancer. Toujours plus loin. Comme un « voyage sans retour » (chapitre 26). Fuyant les ombres et ne trouvant que des morts, toujours plus de morts.

Lui est fasciné par la mort : « après le séisme, je me mis à éprouver de la fascination et de la répulsion pour la mort », « mourir, est-ce aussi léger que s’étonner », « je me suis préparé à mourir».  

Une mort qui débouche sur le néant. Ce néant de l’acte sexuel, « je découvrais la jouissance de m’anéantir dans une femme », celui aussi d’après la mort, « tout homme doit mourir. Choisir le néant est la seule manière de triompher » (ch. 28)

POURQUOI JE VIS
Enfin, ce soldat arrive à Mille Vents, en Mandchourie. Notre héroïne est experte dans l’art de l’épuisement, « une simple partie de go épuise la plupart des joueurs. »(33) Arrivera-t-elle à épuiser notre soldat pendant la confrontation qui s’annonce ?

Lui n’a pas d’avenir. Il avance vers la béance qui l’attend. Il repense dès qu’il le peut à ses souvenirs de geishas, de nuits de noces, de tremblements de terre, de famille. Elle est en attente de cette adolescence qui tarde trop. Elle se voudrait femme, mais n’est que collégienne. Les hommes sont là, posés le long du récit qui la pousse un peu plus vers ce futur. Elle découvre le nouveau monde de l’intime quand lui n’en a plus que des brides dans sa tête. « Je ne suis plus et ne veux plus être une simple collégienne qui se contente de rêver. Il faut agir, sauter dans le vide. A l’instant où commencera l’irréversible, je saurai enfin qui je suis, pourquoi je vis. » (39)

JE N’AI PLUS PEUR DE RIEN
Mais dès le milieu du livre, les caractères changent. Elle, s’affirme et devient forte. « Je suis une autre femme et porte mon nom comme la cigale la réminiscence de la terre. Je n’ai plus peur de rien. Cette existence n’est qu’une partie de go ! » (79) Lui , s’affaiblit, doute. La torture le dégoûte ; « au lieu de m’emplir de force et de m’apaiser, comme chaque fois, cette prière me rend plus nerveux encore. »

Viendra le temps de l’exode vers Pékin et l’ultime rencontre. Dans une partie sans vainqueur ni vaincu. Si le livre s’ouvre sur les joueurs de go pareils aux bonshommes de neige, il se referme sur des amants immobiles dans le grand jeu de l’au-delà.

Jacky Lavauzelle

 

GASTON BERGERET – LES EVENEMENTS DE PONTAX : LA CITE HUMILIEE

Gaston Bergeret
(1840-1921)
Les évènements de Pontax

LA CITE HUMILIEE

Gaston Bergeret Les événements de Pontax Artgitato Le sac de Rome par Genséric en 455 Toile de Karl Briullov 1799 1852

Gaston Bergeret, malheureusement oublié aujourd’hui en France et ailleurs, a produit avec Les Evénements de Pontax une œuvre tragi-comique, originale et surprenante, sérieuse et ironique, d’une remarquable maîtrise. Il nous décrit le sac de la ville de Pontax, et le désordre qui s’ensuivit sur la France toute entière, tétanisée par un ennemi ridiculement faible, mais déterminé et volontaire.

LA CITE DE LA PEUR
Saint-Augustin avait pris le prétexte de l’invasion et de la mise à sac de Rome de 410, dans sa Cité de Dieu. Bergeret ambitionne ici la Cité de la peur, la Cité humiliée, le  sac  de Pontax par des marins-barbares, où il traite avec sobriété et vigueur une situation qui soulève des problèmes moraux et politiques graves d’une actualité toujours pressante.

UNE AIGUILLE DANS UNE BOTTE DE FOIN
Bergeret teinte son histoire d’une couleur fantastique et symbolique. Une histoire grave racontée gaillardement et presque joyeusement. Une aiguille dans une botte de foin. Un bateau contre un pays. La force de l’écriture de Bergeret est de la rendre crédible et contemporaine.

DES PLAISANTERIES DE MAUVAIS GOÛT
Personne, en ce beau printemps de la fin du XIXe, ne veut croire qu’un groupuscule puisse terroriser une petite ville provinciale et maritime, une région, un pays, voire l’Europe. A l’origine, une insignifiance, un rien, une anecdote. Une lettre, puis deux, puis trois. Même pas anonymes, mais tout comme, signées par un étrange Commandant Georges. « Au lieu de rire de cette lettre, le maire en éprouva une sorte d’irritation : il lui apparaissait qu’on se moquait de lui, et, quand on a été choisi par le libre suffrage de ses concitoyens pour administrer une ville importante, on n’aime pas à être pris pour cible de plaisanteries de mauvais goût. »

CE VILLAGE QUI DORT
Deux groupes alors s’opposent, deux hommes, le commandant et le maire, le militaire et le politique, l’ordre et le désordre. « L’appareil d’Etat, qui comprend armée, police et justice, est l’instrument avec lequel une classe en opprime une autre. » (Mao Zedong, De la Dictature démocratique populaire). C’est ce que fera notre commandant. Il sera à la fois le chef d’armée et de police, le juge. Il opprimera ce village qui dort, ce pays qui tergiverse, ces politiques qui s’écharpent. Celui qui prend l’avantage dans le combat va toujours vers celui qui montre le plus de mobilité, le plus d’agilité, vers celui qui pratique l’esquive et la surprise.

LES PRINCIPES DU DROIT DES GENS
La puissance, la vitesse et l’efficacité  du  groupuscule s’organisent autour d’un chef respecté, secondé par un lieutenant fidèle. Une obéissance sans faille, totalitaire, qui s’oppose à une grosse structure étatique  et administrative où personne ne souhaite se mouiller, ou le moindre commandement se perd dans les voies hiérarchiques, puis politiques de la capitale. « Pendant la séance, le ministre de la guerre arriva avec la dépêche du général et la communiqua à ses collègues, qui, pour le coup, commencèrent à prendre peur. Ils se rendirent tous trois chez le président du conseil, malade, et qui, par habitude diplomatique, conseilla de ne rien faire à bon escient. Sans doute il n’y avait rien dans les rapports du gouvernement avec les autres puissances qui pût justifier une agression aussi formellement contraire à tous les principes du droit des gens ; mais le pays traversait une crise intérieure pour la solution de laquelle il avait besoin de toute sa liberté de mouvement, et l’opinion publique verrait certainement avec défaveur tout ce qui pourrait paraître de nature à amener un conflit. On devait donc, avant de s’engager, savoir exactement à qui l’on avait affaire. Il était d’ailleurs bien singulier que le ministre de la marine n’eût reçu aucune communication. Il fallait le mander au plus tôt. Il était au Sénat. »

D’OU VENAIT LE FORBAN ?
Le secret est plus fort que la transparence. Nous ne savons rien de ce fameux bateau. Qui est ce drôle de commandant ? Pour qui preste-t-il ? S’agit-il d’une attaque en règle annonciatrice d’un nouveau conflit ? «On lui dit qu’il n’était pas arrivé de réponse du ministère de la marine, qu’il avait été impossible de savoir d’où venait le Forban, que les hommes de l’équipage semblait appartenir à toutes les races de la terre, qu’on avait lieu de croire le commandant Georges Autrichien à cause de la pureté avec lequel il parlait le français…et que rien n’avait transpiré des projets du commandant pour la soirée. »

L’HONNEUR DE LA NATION EST EN JEU
L’Etat en face ne sait plus quelle réponse proportionnée apporter. Il est désarmé et impuissant. « Tous deux retournèrent ensemble chez le président du conseil, où il y eut une scène violente, le ministère de la guerre persistant à revendiquer son droit d’agir dans un cas où l’honneur de la nation était en jeu, et le ministre de la marine se refusant absolument à ce que  l’autorité militaire intervînt dans une affaire dont il était impossible de contester le caractère essentiellement maritime… »

LA PORTE VOLA EN ECLAT
David  contre Goliath. C’est le plus petit qui dévorera le mastodonte. L’autre est un géant au pied d’argile. L’un sait ce qu’il veut : profiter, effrayer, se gaver. La foi plus forte que le doute. « Il frappa trois fois : la porte ne s’ouvrit pas. Un grand silence régnait sur la place. Le commandant fit un signe : un coup de canon retentit ; la porte vola en éclat. »  Le commandant est toujours dans la précision, jamais dans la demi-mesure. Le commandant : « si les heures de monsieur le maire sont comptées, ajouta le commandant avec bonhomie, c’est une raison de plus pour souhaiter qu’il les passe en bonne santé. » Le maire, lui, « la voix mal assurée » tombe dans la consternation.

DES EXPLICATIONS SUPERFLUES
La force de ce David vient de cette impérieuse nécessité, de cette vie intérieure, indépendante d’une action et d’une autorité extérieure, avec ses propres lois. « Je n’ai pas le temps d’écouter des explications superflues. Votre absence à mon arrivée n’est qu’un manque d’égards et vous n’êtes pas un assez grand personnage pour que je prenne la peine de m’en fâcher. C’est un détail insignifiant … C’est bien. Où allons-nous le pendre ? »

DES HYPOTHESES & DES STRATEGIES
Il n’y a pas de discussions, de compromissions ou de tergiversations, juste des accommodements raisonnables : « au lieu de faire pendre monsieur le maire, je consentirai à le faire fusiller…Voilà un arrangement très acceptable. » Le Maire, lui, ne fait que des hypothèses et des stratégies pour sauver sa peau : « le maire pensa en ce moment que tout valait mieux que d’être pendu et que, dans la détresse où le laissaient l’inaction de la population et le retard des autorités militaires, il lui appartenait de pourvoir lui-même à sa sécurité personnelle. »

L’UN & LE MULTIPLE
Pontax, un  petit port de 40 000 âmes, ouvert sur la mer, ouvert sur le monde, sans autre protection que son assurance d’être intouchable, inatteignable. « L’homme ne peut découvrir de nouveaux océans tant qu’il n’a pas le courage de perdre de vue la côte. » (André Gide). Pontax va vivre une étrange aventure en ce mois de mai 188.. Le récit s’ouvre sur trois lettres mystérieuses d’un curieux Commandant Georges, « à bord du Forban, croiseur cuirassé, armé de douze canons » Ce Commandant utilise le point de vue de la fin. Le bateau représente l’un, le commandement, le bateau, l’ordre. Pontax, le multiple, les ordres contradictoires, les ministères qui sautent, les palabres et les peurs. Les habitants de Pontax, soumis à une équipe pusillanime va bientôt se soumettre âmes et corps à la volonté du tout puissant Georges. Les premiers serviront sous la contrainte de la mise à mort, les seconds de manière enjouée et volontaires. La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire soulignait qu’ « au commencement on sert contraint, et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après, n’ayant jamais vu la liberté et ne sachant ce que c’est, servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. »

DES ALIMENTS FRAIS et DU VIN GENEREUX
Les lettres, qui sont écrites à partir du 25 avril, ne sont pas prises au sérieux. Le Commandant et ses soixante marins posent ses conditions afin de visiter la cité, « et d’y goûter quelques instants de repos et de distraction. »

A chaque lettre, de nouvelles conditions. Fermes et non négociables. La première stipule que l’accueil doit être « convenable », autrement dit : « vous voudrez bien nous aménager sous le même toit des logements simples, mais soigneusement pourvus de literie et de toilettes qu’on est bien aise de rencontrer après une longue traversée…la table abondamment pourvue d’aliments frais et de vins généreux…que le service soit excellent. »

LA FLEUR DE VOTRE JEUNESSE
La seconde, précise d’autres attentions à apporter à des vaillants marins néanmoins fatigués. Le repos du guerrier : « je vous prie de mettre à ma disposition, le soir de mon arrivée, soixante jeunes filles d’une grande beauté. Il est indispensable qu’il y en ait soixante : pour la beauté, je comprends qu’il faille tenir compte des ressources de la localité : je me contenterai donc de ce que vous aurez, pourvu que ce soit la fleur de votre jeunesse. Afin de ne pas vous créer de difficultés excessives, j’admettrai des assimilations. Seront considérées comme jeunes filles, jusqu’à concurrence de trente, les femmes qui n’ayant jamais eu d’enfants, réuniront les trois conditions suivantes : la fraîcheur du teint, la pureté des formes et un caractère enjoué. »

LES SENTIMENTS DE RESPECTUEUSE DEFERENCE
La dernière lettre avant le débarquement. Le commandant sollicite un accueil digne de son rang, une fanfare « qui devra nous accompagner aux logements que vous nous aurez fait préparer. Elle pourra jouer votre air national et quelques morceaux de circonstance. Le dîner sera prêt pour sept heures. Veuillez inviter à la réception qui suivra les personnes les plus distinguées de la société. On dansera. Les soixante jeunes filles ou assimilées porteront à la ceinture une fleur uniforme qui leur tiendra lieu de présentation. Vous ne m’adresserez pas de discours et vous tiendrez la main à ce qu’il ne m’en soit adressé aucun. Je veux espérer que l’exécution de ces diverses mesures ne vous attirera que des éloges et je vous prie de croire aux sentiments de respectueuse déférence avec lesquels j’ai j’honneur d’être, monsieur le maire, votre très humble et très obéissant serviteur. »

VIVE LE COMMANDANT !
La population collabore d’une manière excessivement positive. Les commerçants profitent de l’occasion et passent des commandes sur le dos de la mairie. « Les habitants de Pontax ne dissimulaient pas leur satisfaction de retrouver ces bals officiels dont ils étaient privés depuis trop longtemps. » Les filles se jettent dans le bras des marins. A la peur succède la joie et les situations excessives. « Pendant que les uns continuaient à s’alarmer et annonçaient qu’à la nuit les maisons particulières seraient pillées, les maisons mises à mal et tous ceux qui résisteraient massacrés, les autres, déjà familiarisés avec les nouveaux venus, trouvaient que c’était, en somme, une manifestation inoffensive et qu’après tout l’équipage du Forban n’avait encore fait de mal à personne. Il y eût même, à la sortie de l’hôpital, quelques cris de « Vive le commandant ! »

UNE SALVE DE DOUZE CANONS
L’Etat ne répond toujours pas à l’attaque des marins. Il est bien temps. Le canon ne frappe qu’au départ du Forban. L’équipage prend ces coups pour une dernière salutation. « Les projectiles n’atteignirent pas le Forban qui venait de franchir la passe et s’éloignait vers l’ouest. Mais le commandant Georges, prenant cette décharge pour un salut, y répondit par une salve de ses douze canons. »

Suivent les affichages, les enquêtes parlementaires, les résolutions, les « rapports contradictoires ». Pontax ressort assommé, avec une dette phénoménale qu’elle mettra bien longtemps à remettre. «  En exécution de cette loi, la ville de Pontax fut autorisée à contracter un emprunt amortissable en quinze ans au moyen d’une surtaxe à l’octroi des vins, cidres, poirés et hydromels. »

A la résistance héroïque du village, le pays reconnaissant.

 Jacky Lavauzelle

ANATOLE FRANCE : CRAINQUEBILLE ou LA VERITE DU SABRE

Anatole France

CRAINQUEBILLE
(1901)
LA VERITE DU SABRE

 

Crainquebille Anatole France Artgitato 1901 dess Hayet

 

Crainquebille parle d’un homme écrasé et broyé par la société, plus encore que par la justice, pour quelques mots, une phrase,  un juron qu’il ne prononça pas. Pauvre, il finira ivrogne sur le trottoir, rejeté, exclu par tous. Le roman finira ainsi : « Crainquebille, la tête basse et les bras ballants, s’enfonça sous la pluie dans l’ombre. » Le roman reste toutefois une condamnation virulente de cette justice. Une justice pour laquelle il n’est pas souhaitable de juger par les faits. Elle reste portée, quasi métaphysiquement, par une infaillibilité naturelle et intrinsèque qu’elle porte en son sein. Il en va de la stabilité du corps social. « Ceux qui veulent que les arrêts des tribunaux soient fondés sur la recherche méthodique des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis perfides de la justice civile et de la justice militaire. » Nous y reviendrons.

UNE SI BELLE CEREMONIE

L’œuvre reste néanmoins, malgré le sujet, imbibé d’un humour que nous retrouverons plus tard dans Le Brave Soldat Chveïk de Jaroslav Hašek, publié en 1921, ou dans le Voyage au bout de la nuit de Céline, publié en 1932. Et nous sommes en 1901. Un décalage des situations. Un étonnement devant des situations injustes. Une esthétisation de la laideur. Une naïveté enfantine dans un monde d’adultes froid et mécanique. «  On parle bien à un chien. Pourquoi que vous me parlez pas ? Vous ouvrez jamais la bouche ? Vous avez donc pas peur qu’elle pue ? »… « Crainquebille, reconduit en prison, s’assit sur son escabeau enchaîné, plein d’étonnement et d’admiration…il lui était impossible de concevoir que quelque chose clochât dans une si belle cérémonie. Car, n’allant ni à la messe, ni à l’Elysée, il n’avait, de sa vie, rien vu de si beau qu’un jugement en police correctionnelle »…  « A cette heure, il aurait vu le président Bourriche, une auréole au front, descendre, avec des ailes blanches, par le plafond entr’ouvert, qu’il n’aurait pas été surpris de cette nouvelle manifestation de la gloire judiciaire : « Voilà mon affaire qui continue !»…  « Pour ça, on peut dire que ces messieurs ont été bien doux, bien polis ; pas un gros mot. J’aurais pas cru. Et le cipal avait mis des gants blancs. Vous avez pas vu ? »

UNE JUSTICE MAJESTUEUSE

Anatole France place Jérôme Crainquebille, le marchand des quatre-saisons, devant la justice. Avant même la description de ses soi-disant méfaits. « La majesté de la justice » agit par principes. Anatole France met en relief la raideur et l’infaillibilité de cette institution. Elle n’en est plus à une contradiction près pourvue qu’elle se retrouve sous la protection de toutes les autorités tutélaires. Il décrit ainsi l’opposition de deux bustes : celui de la République qui jouxte celui du Christ.

UNE JUSTE TERREUR

En dessous, la tête du malheureux ahuri devant une telle situation. Les mots, les codes, le contexte de l’arrestation lui apparaissent incompréhensibles, « toutes les lois divines et humaines étaient suspendues sur la tête de Crainquebille. Il en conçut une juste terreur. » C’est un homme apeuré, écrasé, que chacun regarde avec les yeux de la curiosité et de la condescendance.

LA VERITE DU SABRE

Les faits dans la justice décrite étant à proscrire, car trop interprétables, confère l’anecdote de sir Walter Raleigh, il convient de s’en référer à des principes intangibles et sûrs. « La méthode qui consiste à examiner les faits selon les règles de la critique est inconciliable avec la bonne administration de la justice. Si le magistrat avait l’imprudence de suivre cette méthode, ses jugements dépendraient de sa sagacité personnelle, qui le plus souvent est petite, et de l’infirmité humaine qui est constante. Quelle en serait l’autorité ? » … « Le président Bourriche s’assure une sorte d’infaillibilité…Quand l’homme qui témoigne est armé d’un sabre, c’est le sabre qu’il faut entendre et non l’homme. L’homme est méprisable et peut avoir tort. Le sabre ne l’est point et il a toujours raison. »

UNE HAUTE IDEE DE LA JUSTICE

Il est dans « l’étonnement », la stupéfaction, la peur, qui l’inhibe totalement. « Il n’avait pas l’habitude de la discussion, et dans une telle compagnie le respect et l’effroi lui fermaient la bouche. » Il ne comprend pas. Il regarde les yeux grands ouverts ces raideurs et ces hommes endimanchés qui parlent vite.  « Crainquebille ne se livrait à aucune considération historique, politique ou sociale. Il demeurait dans l’étonnement. L’appareil dont il était environné lui faisait concevoir une haute idée de la justice. Pénétré de respect, submergé d’épouvante, il était prêt à s’en rapporter aux juges sur sa propre culpabilité. Dans sa conscience, il ne se croyait pas criminel ; mais il sentait combien c’est peu que la conscience d’un marchand de légumes devant les symboles de la loi et les ministres de la vindicte sociale. Déjà son avocat l’avait à demi persuadé qu’il n’était pas innocent. » Anatole France renverse la culpabilité. Crainquebille, l’innocent devenu coupable, par ignorance. La justice elle-même devient coupable, en campant sur ses fausses certitudes. Il est seul contre tous et contre tous les pouvoirs. Son avocat, sensé le défendre, souhaite qu’il reconnaisse le délit. Il n’est pas de poids à lutter.

Crainquebille Anatole France Artgitato 1901 dess Hayet 3

UN SIMPLE RITUEL LITURGIQUE

La raison de l’arrestation : un « Mort aux vaches ! » qu’aurait lancé Crainquebille l’agent 64. « Mort aux Vaches ! » serait une expression datant de 1870, moins de trente ans avant la parution du livre. Vache pour le mot allemand Wache, le quart, la garde, le poste de police et, par extension, une insulte pour tout ce qui porte l’uniforme. Anatole France nous précise que, pendant l’histoire, cette injure était devenue populaire : « Par ces propos, qui pourtant exprimaient moins la révolte que le désespoir, l’agent 64 se crut insulté. Et comme, pour lui, toute insulte revêtait nécessairement la forme traditionnelle, régulière, consacrée et rituelle, et pour ainsi dire liturgique de « Mort aux vaches ! » c’est sous cette forme que spontanément il recueillit et concréta dans son oreilles les paroles du délinquant : – Ah ! vous avez dit : « Mort aux vaches ! » C’est bon. Suivez-moi. » Même s’il ne se réfère pas à cette origine germanique. « Le sens de cette phrase n’est pas douteux. Si vous feuilletez le Dictionnaire de la langue verte, vous y lirez : « vachard, paresseux, fainéant ; qui s’étend paresseusement comme une vache, au lieu de travailler. – Vache, qui se vend à la police ; mouchard. » Mort aux vaches ! se dit dans un certain monde. »

TESTIS UNUS, TESTIS NULLUS

L’agent de police en cause dans l’Affaire Crainquebille n’est nommé d’abord que par son numéro, comme quelque chose d’informel et d’impersonnel, de mathématique : le représentant de la haute autorité publique éternelle. « Il ne faut pas se fier au témoignage d’un homme : Testis unus, testis nullus. Mais on peut avoir foi dans un numéro. Bastien Matra, de Cinto-Monte, est faillible. Mais l’agent 64, abstraction faite de son humanité, ne se trompe pas. C’est une entité. Une entité n’a rien en elle de ce qui est dans les hommes et les trouble, les corrompt, les abuse. Elle est pure, inaltérable et sans mélange. »

Crainquebille Anatole France Artgitato 1901 dess Hayet 2

CIRCULEZ !

A l’origine de cette méprise, l’agent 64 demande à notre vendeur de quitter les lieux, de « circuler ». Mais notre Crainquebille attend les quatorze sous que lui doit, ce 20 octobre, Rue Montmartre, la cordonnière, Mme Bayard ; cette bourgeoise, prenant tout son temps, met en difficulté notre homme. Il est une double victime ; victime de la force policière alors qu’il n’a commis aucune faute, sinon celle d’être là, victime de l’arrogance et du mépris de cette bourgeoisie montante.

LES INJURES HEROÏQUES DES GARCONS BOUCHERS

Et c’est dans un brouhaha total que la scène se passe. L’agent est au-milieu de quelque chose qui le dépasse et au lieu de gérer la circulation s’acharne sur notre pauvre homme : « l’embarras des voitures était extrême dans la rue Montmartre. Les fiacres, les haquets, les tapissières, les omnibus, les camions, pressés les uns contre les autres, semblaient indissolublement joints et assemblés. Et sur leur immobilité frémissante s’élevaient des jurons et des cris. Les cochers de fiacre échangèrent de loin, et lentement, avec des garçons bouchers des injures héroïques, et les conducteurs d’omnibus, considérant Crainquebille comme la cause de l’embarras, l’appelaient ‘sale poireau’. » Ce capharnaüm de véhicules finit par emprisonner sa charrette et lui interdit le moindre mouvement, « d’ailleurs il lui était impossible maintenant d’avancer ou de reculer. La roue de sa charrette était malheureusement prise dans la roue d’une voiture de laitier. » Crainquebille, victime de l’autorité policière et des a priori des badauds et des commerçants, l’est aussi des circonstances. Même les objets et les choses sont contre lui. Il est seul. Même la bourgeoise qui lui doit les quatorze sous se retire telle une voleuse avec une excuse bien morale : « Mme Bayard, pensant qu’on ne devait rien à un homme conduit au poste, mit les quatorze dans la poche de son tablier. »

UN HOMME A TERRE

Enfin presque. Un homme, un seul, s’avance devant l’agent pour faire sa déclaration. Il a tout entendu. Notre vendeur n’est pas coupable. Il s’agit d’une simple erreur de compréhension. Il y a méprise. Mais l’opinion est contre lui. Il reste un pestiféré. La foule pusillanime, compact contre lui, comme une réaction à un anticorps. Suit la boisson, « moins il gagnait d’argent, plus il buvait d’eau-de-vie »,  l’exclusion, les rancœurs, « le malheur le rendait injuste. Il se revanchait sur ceux qui ne lui voulaient pas de mal et quelquefois sur de plus faible que lui» De sa gargote à la rue.  L’homme pauvre mais debout devient un misérable couché et méprisé, « enfin il était démoralisé. Un homme dans cet état-là, autant dire que c’était un homme par terre et incapable de se relever. Tous les gens qui passent lui pilent dessus. »

UNE AUSTERE DOUCEUR

De ce grand malheur, la vision de la prison lui semble alors idyllique. A manger et à boire, à des heures régulières, une couche sèche et changée. Le voilà à rêver d’y retourner et pour cela doit commettre un délit. Crainquebille brave homme n’en connaît pas. Sauf, peut-être, celui pour lequel il fût injustement condamné. Mais le délit se délite, et le stratagème coule dans le ruisseau comme cette pluie qui tombe et qui finit par lui ruiner la santé. « Le sergeot répondit avec une austère douceur : que ce soye pour une idée ou pour autre chose, ce n’était pas à dire, parce que quand un homme fait son devoir et qu’il endure bien des souffrances, on ne doit pas l’insulter par des paroles futiles. » Crainquebille n’intéresse plus personne. Il n’est même plus capable de commettre un délit. C’est la fin de sa vie sociale, devenu moins que rien. Moins qu’une chose. Il reste une ombre dans la rue. A peine une ombre.

 Jacky Lavauzelle

 Texte dans Lisez-moi du 25 juin 1906 Dessins de Hayet