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JULES ROY – LE NAVIGATEUR

Jules Roy

Le Navigateur
1954
Ed. Gallimard

Le Navigateur Jules Roy Artgitato

LES BATTEMENTS D’UN CŒUR
AU MILIEU DES TENEBRES

 

En 1946, juste après la fin de la guerre, un des premiers romans de Jules Roy, la Vallée perdue, commence par une description d’avions dans le ciel, puis décrit une collision d’avions de chasse pendant la seconde guerre mondiale. La collision a été évitée, mais le choc est là. Chevrier sauf retrouve son ami Morin sur la base. Jules Roy part sur la même base avec le Navigateur, sorti en 1954. Là, la collision tourne mal et détruira l’engin. Mais le héros en sortira indemne.

Les descriptions des équipes et des missions reflètent ce que Jules Roy a vécu à partir de 1943 dans la Royal Air Force, la R.A.F. Il effectuera trente-trois missions contre vingt-deux pour le héros du Navigateur. La vingt-troisième sera l’ultime mission.

A chaque fois, le risque maximum et la vie au bout, si fragile. Un rien, une hélice, une friction, un tir, une panne, un rien et tout peut basculer de l’autre côté. Juste des bonheurs simples et fugaces : le bonheur de se sentir vivant ; une amitié rare mais solide ; un sens du devoir mais aussi un sens de l’enjeu et le calcul du risque. Le risque c’est Weser qui sera abattu, ce que tout le monde prédisait. Weser est une menace. Et la vie est bien trop importante pour la laisser à une tête brûlée.

« Quand le navigateur vit arriver la terre, il était trop tard. » Une collision. Une urgence. La nuit. Par automatisme, un navigateur français de la R.A.F ., Alfred Ripault, de retour de mission, se retrouve dans un champ de betteraves. Sans comprendre. Il « était trop tard », mais il est sauf. Pour les autres qui arriveront sur terre, ils seront retrouvés calcinés ; pour eux, il est vraiment trop tard. Lui est là, vivant, n’ayant perdu que son étui à cigarettes en argent ! Son esprit s’est vidé par la peur, intégralement. L’instinct de survie est le plus fort. « Le navigateur plia le genou sur son parachute compromettant, l’esprit vide, et, sur le moment, c’était le sentiment majeur qu’il éprouvait : une sûreté de soi, une confiance débordante et gratuite, un triomphe intérieur qui lui donnait une joie qu’il n’avait jamais connue. » Ne sachant plus s’il se trouve en Allemagne ou ailleurs, il marche. Il trouve une maison isolée où une femme en peignoir l’accueille. De nouvelles sensations l’assaillent : « Toute pensée l’avait quitté. Il était devenu semblable à une bête qui vient d’échapper au coup de fusil du chasseur et reprend son souffle dans un terrier. Les battements de son cœur ne l’assourdissaient plus, mais il était plongé  au sein d’un profond étonnement, un peu comme s’il venait de renaître à la vie et qu’il eût à refaire connaissance avec le monde. » Rien ne se passe et pourtant. Le corps est à l’écoute. « Une légère ivresse le berçait de se sentir ainsi, dans une maison inconnue, près d’une femme à peine éveillée, après son accident. ‘C’est ce silence… ‘, pensa-t-il. Sa vie n’était qu’une longue clameur qui n’aurait de terme qu’à sa mort. » Une voiture, suite à son appel, arrive pour le ramener à la base. Il part sans même connaître son nom.

Le retour. La découverte qu’il est le seul survivant. L’enterrement. Il repense à l’anglaise. « L’étrangère lui avait pourtant dit ‘à bientôt…’ d’une façon qui ressemblait à une prière, mais l’idée qu’il se faisait de  cette femme n’avait plus rien de commun avec sa réalité, et c’était de la réalité qu’il avait peur, alors qu’il recomposait à son gré les images de la nuit. » Il se décide une semaine après devant la porte. Elle le reçoit avec plaisir. Elle se nomme Rosica. Tout se passe pour le mieux. Mais soudain, « une grande tristesse le recouvrit soudain. ‘Des mots, se dit-il, des mots pour nous mentir et nous blesser… ‘ Une tristesse bête et inutile dont il se sentait responsable puisqu’il ne faisait rien pour conquérir la jeune femme. » Ce vide qui l’envahit, le submerge et noie sa personnalité. Il ne se sent plus humain. « Il se sentait devenu aussi dur qu’un bloc de pierre. »

De retour à la base, il reçoit un ordre pour le lendemain pour redécoller. Alfred se déclare malade. Arrive le médecin du camp qui ne lui trouve rien, sinon une dépression nerveuse qui le rendra indisponible pour une semaine. A son copain, l’Amiral, il avoue ne pas vouloir sortir avec  la tête brûlée de Raumer. Malheureusement, ce Raumer, le lendemain, n’est toujours pas rentré, le commandant d’Escadre, dans son bureau, accuse Alfred d’en être responsable. Avec lui, Raumer s’en serait tiré. Avec un novice, il n’avait pas autant de chances : « Vous êtes moralement responsable de la perte de l’équipage Raumer. » Le commandant le met aux arrêts, sans savoir véritablement quel en sera le motif. Il retrouve au mess son ami, l’amiral. Il lui fait part de son incompréhension. « Il (Le commandant) ne peut pas supposer qu’on ait de temps en temps envie de limiter la casse pour sauver quelqu’un d’autre en soi ? Moi qui n’ai presque personne, je le sens. »

Le navigateur Alfred reste seul dans sa chambre au milieu du bruit des décollages et des atterrissages. La colère est partie, reste la tristesse. « Il ne lui restait rien de sa rage de l’autre soir au moment où l’escadre s’était envolée avec Raumer vers l’usine d’essence synthétique, mais seulement une vague tristesse qui ressemblait à celle qu’on éprouve devant l’inaccompli. »  Alfred est déboussolé. Il perd ses quelques repères peu à peu. « C’était cela que le navigateur n’avait pas compris. Depuis ce moment où il avait accepté de tout quitter sans regret, il n’avait pas renoué avec la terre. Ni avec la jeune femme, ni avec l’amiral, ni avec le commandant d’escadre, et il ne savait plus comment s’y prendre. » Il a perdu le mode d’emploi. Il flotte ; « le navigateur demeurait comme hors du temps. » Des douleurs inexpliquées le contraignent à réduire sa nourriture, jusqu’à ne plus vouloir s’alimenter. « Alors il refusa toute nourriture et se contenta de boire de l’eau. En quelques mois depuis l’apparition de la maladie, il s’était résigné à mourir avec une facilité qui l’avait beaucoup étonné. C’était plus simple qu’il ne l’avait cru. Plus il s’affaiblissait et moins il avait le goût de renouer avec la vie. » Les contacts avec la terre, avec la vie, avec les autres sont rompus. Comme cette lettre écrite à maintes reprises à Rosica et qui n’arrivent pas à être finalisée. Il se décide enfin à retourner, malgré sa grande faiblesse, voir Rosica.

Le lendemain, il refuse de signer sa punition au motif que celle-ci est incomplète et ne relate pas les événements de la collision. Il en parle à son ami l’Amiral, qui, connaissant bien le commandant, va plaider pour son ami. Il lui propose de prendre Ripault avec lui comme navigateur dans sa prochaine mission. De son côté, Ripault souhaite voler avec un pilote qui « ne voit plus les lumières du terrain» et qui donc est dangereux. Le commandant accepte que le vol se fasse dans les conditions de Ripault. De retour chez le pilote, il lui annonce la nouvelle : « Personne d’autre que moi n’a pensé à t’aider, voilà tout. Dès que j’ai su qu’on te laissait tomber, je suis allé à toi pour ne pas me sentir seul. C’est toi qui me sauves et mon histoire s’arrange en même temps parce que l’amiral est intervenu. »

Le voici parti dans l’avion avec le pilote Weser. « Les dés roulaient et personne ne pouvait les arrêter. » Destination : les usines de Würzburg. Mais cependant quelque chose ne va pas. « Ce soir-là, un malaise le gagnait. Il n’avait plus du tout de curiosité. Il retournait les images de l’amiral grattant la terre et de la jeune femme sous la lampe, ses yeux de colchiques à demi clos. » L’avion est touché pendant la manœuvre. Tous doivent sauter. Ce sera leur dernière mission.

Jules Roy ne reprend pas la description de l’avion explosé. Simplement, « le navigateur inclina la tête. Et soudain, l’aile se détacha, et l’avion désemparé bascula. » Les êtres avec. Tous basculèrent vers l’autre rive.

Le dernier mot du pilote sera la « faute », « ce n’est pas ma faute ». Non, bien sûr. Retour à la base, avec l’amiral qui attend, puis qui comprend. Qui comprend sans comprendre ; « l’amiral se sentit soudain vulnérable. Le monde devenait trop compliqué pour lui. » Les avions rentrent les uns après les autres. Les derniers ne rentreront plus.  Des lettres s’affichent, B, T, A, J, C…Le V de Ripault n’est pas rentré. L’amiral va dans la chambre de Ripault et il y trouve un petit paquet de celle qui l’accueillit après la collision, « c’était un étui à cigarettes en argent uni, aux initiales A.R. entremêlées, qu’il avait souvent vu dans les mains du navigateur, et qui avait maintenant un angle bossué… »

 

LA DUCHESSE DE LANGEAIS VS NE TOUCHEZ PAS A LA HACHE – L’Energie Balzacienne découpée à la hache de Rivette

BALZAC  &  Jacques RIVETTE

LA DUCHESSE DE LANGEAIS
& NE TOUCHEZ PAS A LA HACHE  (2007)

BALZAC RIVETTE La Duchesse de Langeais Artgitato peinture-ingres-la-grande-odalisque

L’ENERGIE BALZACIENNE
DECAPITEE PAR LA HACHE DE RIVETTE

Ne Touchez pas à la Hache de Rivette reprend le livre de Balzac paru d’abord sous ce titre en 1833 dans l’Echo de la Jeune France.

Comment Rivette a t-il pu faire d’un des plus beaux romans d’amour un film pesant et ennuyeux ?

Essayons de comprendre pourquoi les ingrédients prennent chez Balzac et pourquoi la sauce semble si lourde dans l’autre cas.

  • LA FRAGILITE ET L’INVULNERABILITE

Ce qui marque d’abord dans la Duchesse de Langeais c’est cette impression d’équilibre. La présentation du couvent de l’île de Majorque : «  Les tempêtes de tout genre qui agitèrent les quinze premières années du dix-neuvième siècle se brisèrent donc devant ce rocher…Une rigidité conventuelle que rien n’avait altérée recommandait cet asile dans toutes les mémoires du monde catholique …Nul couvent n’était d’ailleurs plus favorable au détachement complet des choses d’ici-bas exigé par la vie religieuse». « Nous sommes dans le lieu hors d’atteinte, hors du temps, hors des hommes, « ce roc est protégé de toute atteinte »

Ce qui marque d’abord dans le film de Rivette, c’est sa faille, sa fragilité (que l’on retrouve après dans Balzac), son déséquilibre, marqué par la jambe en bois du Général Arnaud de Montriveau (Guillaume Depardieu) ; alors que la voix du chœur pendant la messe le submerge, il sort, claudiquant, le bruit de la jambe sur le dallage, et se remet face à la mer. Je pense que c’est le meilleur moment du film.

  • L’ENERGIE DU CONTRASTE BALZACIEN CONTRE LA SIMILITUDE MOLLE DE RIVETTE

Balzac agrémente son récit d’oppositions et de différences constantes.  Ce sont celles-ci qui dynamisent le récit : « de la femme, il savait tout ; mais de l’amour, il ne savait rien », « A Paris, tous les hommes doivent avoir aimé. Aucune femme n’y veut de ce dont aucune n’a voulu », « Semblable à tous les gens réellement forts, il était doux dans son parler », « Il voyait d’un côté l’enfer des sables, et de l’autre le paradis terrestre de la plus belle oasis qui fut en ces déserts », « Cette velléité de grandeur, cette réalité de petitesse, ses sentiments froids et ces élans chaleureux », « Et se voyant tous égaux par leur faiblesse, ils se crurent tous supérieurs », « Leurs calculs ne se rencontrent jamais, les uns sont la recette et l’autre est la dépense. De là des mœurs diamétralement opposées ». Reprendre la Duchesse de Langeais sans reprendre ces oppositions, c’est ne pas reprendre la vie du texte, c’est un peu l’amoindrir.

Dans le film, les deux acteurs qui jouent la duchesse et le Général se ressemblent. Ils ont l’air frère et sœur. Nous sommes dans le drame bourgeois triste. Ce qui fait la force des personnages balzaciens c’est déjà de les inscrire dans une histoire, pour le Général, celle des guerres napoléoniennes, la Restauration, la disgrâce, le retour en grâce et pour la duchesse, son histoire familiale, celle du faubourg Saint-Germain, de la mode. La rencontre est toute dans ces oppositions. C’est ce qui en fait la force.

Qui est le général ? Comment est-il ? « Il était petit, large de buste, musculeux comme un lion. Quand il marchait, sa pose, sa démarche, le moindre geste trahissait et je ne sais quelle sécurité de force qui imposait et quelque chose de despotique ». Tout le contraire de la duchesse, plongée dans la frénésie de la mode et des bals et de l’apparence. « Elle vivait dans une sorte de fièvre de vanité, de perpétuelle jouissance qui l’étourdissait. Elle allait assez loin en conversation, elle écoutait tout, et se dépravait à la surface du cœur ». « Elle était coquette, aimable, séduisante jusqu’à la fin de la fête, du bal » Comment un tel animal et une beauté coquette, comment cette Belle et cette Bête ont pu tomber amoureux ? Certainement pas comme dans le film de Rivette, avec la discussion sur le canapé et le rendez-vous à son domicile, ce qui n’est pas réellement passionnant. Dans la Belle et la Bête, comme dans Balzac, nous sommes dans l’effroi : « Elle sentit en le voyant une émotion assez semblable à celle de la peur ».

La rencontre pour la duchesse est préparée, anticipée. Dans le film, une rencontre, un récit à l’écart, des séries de rendez-vous, je t’aime mais tu ne m’aimes pas, renversement des rôles…

  • LA STRUCTURE DES TRIANGLES DANS BALZAC

Des triangles structurants de Balzac, un seul est cité au début du film et le cinéaste ne jouera que de celui-ci. Le récit n’a plus de force, ni de présence. Il devient plat.

LE TRIANGLE DIVIN
C’est celui qui est repris chez Rivette : « La religion, l’amour et la musique ne sont-ils pas la triple expression d’un même fait, le besoin d’expansion dont est travaillée toute âme noble ? Ces trois poésies vont toutes à Dieu, qui dénoue toutes les émotions terrestres. Ainsi cette sainte trinité humaine participe-t-elle des grandeurs infinies de Dieu, que nous ne configurons jamais sans l’entourer des feux de l’amour, des sistres d’or de la musique, de lumière et d’harmonie. N’est-il pas le principe et la fin de nos œuvres ? »

LE TRIANGLE SOCIAL
Ce triangle, qui donne du fond à la lecture et du corps aux personnages. « L’art, la science et l’argent forment le triangle social où s’inscrit l’écu du pouvoir, et d’où doit procéder la moderne aristocratie. Un beau théorème vaut un grand nom. Les Rothschild, ces Fugger modernes, sont princes de fait. Un grand artiste est réellement un oligarque, il représente tout un siècle, et devient presque toujours une loi »

LE TRIANGLE MORAL DU GENERAL
«  Quel homme, en quelque rang que le sort l’ait placé, n’a pas senti dans son âme une jouissance indéfinissable, en rencontrant chez une femme qu’il choisit, même rêveusement, pour sienne, les triples perfections morales, physiques et sociales qui lui permettent de toujours voir en elle tous ses souhaits accomplis ? Si ce n’est pas une cause d’amour, cette flatteuse réunion est sans contredit un des plus grands véhicules du sentiment. Sans la vanité, disait un profond moraliste, l’amour est un convalescent. »

LE TRIANGLE DU PARAÎTRE DE LA DUCHESSE

La coquetterie de la mode (« Une coquetterie naturelle »), le jeu de la représentation (« Elle paraissait devoir être la plus délicieuse des maîtresses en déposant son corset et l’attirail de sa représentation » ; « Sans qu’elle n’est eût l’air de jouer » ; « Elle déploya cette chatterie de paroles, cette fine envie de plaire » ; « N’était-ce pas chez une femme de cette nature un délicieux présage d’amusement » ; « La duchesse de Langeais avait reçu de la nature les qualités nécessaires pour jouer les rôles de coquette »  et le bal (« Depuis dix-huit mois, la duchesse de Langeais menait cette vie creuse, exclusivement remplie par le bal, par des triomphes sans objet, par des passions éphémères, nées et mortes pendant une soirée »)

La rencontre se fait sur une base guerrière et stratégique. Sur la base du jeu et du paraître pour la duchesse.

« Il y eût un moment où elle comprit que la créature aimée était la seule dont la beauté, dont l’esprit pussent être universellement reconnus » ; « Un amant est le constant programme de ses perfections personnelles. Madame de Langeais apprit, jeune encore, qu’une femme pouvait se laisser aimer ostensiblement sans être complice de l’amour, sans l’approuver, sans le contenter autrement que par les plus maigres redevances de l’amour, et plus d’une sainte-nitouche lui révéla les moyens de jouer ces dangereuses comédies » Lui, le général, est aussi dans la conquête guerrière, plus naturelle pour lui, quoique « de l’amour, il ne savait rien ». « Cette difficile, cette illustre conquête… Ces niaiseries flattèrent, à son insu, le général… » « J’aurai pour maîtresse madame de Langeais »

La suite, la rencontre, les jeux, les feux et les dangers de l’amour, c’est en reprenant le livre que vous aurez des émotions réelles.

Dans Rivette, j’ai senti l’ennui, la lourdeur, la nuit. Ce que je ressens en reprenant Balzac, c’est ce regard sur la vie, cette analyse dans le temps donc hors du temps, intemporelle et toujours belle. Dire vite ce que la vie met longtemps à nous dire. Chaque page est belle. Et il y a quelque chose dans chaque phrase, dans chaque respiration de la phrase. Il y a une pensée en action, qui regarde, qui analyse, qui structure.

Il faudrait reprendre le cheminement de la voix de la Duchesse dans le couvent et le jeu, toujours le jeu, entre les ombres et les lumières, entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui s’entend et ce qui se laisse voir, pour devenir certitude. La certitude que c’est elle, bien elle, uniquement elle. « Cette voix, légèrement altérée par un tremblement qui lui donnait toutes les grâces que prête aux filles leur timidité pudique, tranchait sur la masse du chant, comme celle d’une prima donna sur l’harmonie d’un final ». Comment filmer cette impression dite en une phrase : « La musique, passant du majeur au mineur, sut instruire son auditeur de la situation présente ».

« Il n’y a que le dernier amour d’une femme qui satisfasse le premier amour d’un homme »

Jacky Lavauzelle

SPIRITUS d’Ismail KADARE

Ismail Kadaré SPIRITUS

Ismail Kadare Spiritus Artgitato

ENTENDRE L’INAUDIBLE

Dans Spiritus, Ismail Kadaré utilise les mouvements qui vont vers l’intérieur, qu’est-ce que la chose, qui est l’être en face de moi, est-il mon ennemi ? Et ces mouvements qui vont vers le bas, vers ce qui est enfoui, caché. Nous rentrons en Albanie, quand le Guide encore montrait le chemin. Chacun regarde chacun. « Depuis les villas gouvernementales, des dizaines de regards suivaient à coup sûr leur promenade. Avec des jumelles, si ce n’était à l’œil nu, on pouvait se rendre compte de leur silence ».

  • L’ART DE LA PENETRATION
    DU DEHORS VERS LE DEDANS

Pénétrer dans un des pays les plus fermés du monde, « nous pénétrâmes sur le sol albanais par la frontière orientale »

Pénétrer dans l’une des langues les plus complexes et atypiques d’Europe. « L’angoisse de la langue albanaise cherchant à se protéger de la tourmente » ; « Nous pensions qu’il n’aurait jamais osé s’attaquer au difficile parler des Albanais…Dieu sait où il avait débusqué certaines locutions intraduisibles et surtout un mode verbal qui les sous-tendait et n’avait cours qu’en albanais, peut-être aussi en grec ancien. D’après lui, ce mode servait à charger les verbes albanais d’une intention, autrement dit à leur conférer un pouvoir soit bénéfique, soit maléfique »

LES OREILLES DU PARTI

Pénétrer l’intimité de l’autre par les écoutes par la pose des princes, « réussir à percer leurs intentions ». Les ennemis sont partout. Tout le monde peut être coupable. Une dotation pour les « oreilles du Parti » des « princes », des « frelons », écouteurs nouvelle génération sont arrivés. « La pression des ennemis du dehors et du dedans s’accentuaient ».

RIEN N’EST OUVERT

Pénétrer car tout est difficile d’accès, le pays, les âmes, le brouillard, « tout était enveloppé d’un épais brouillard. La tombe même de Shpend Guraziu était restée inaccessible … ». On ne peut rentrer facilement nulle part. Rien n’est ouvert. Le regard scrute partout.

Pénétrer dans le noir, dans la nuit, dans les tréfonds de la Terre.

L’ART DE LA DESCENTE
DU HAUT VERS LE BAS, LA STRUCTURE DE LA PHRASE

 « CETTE NEIGE EST BON SIGNE. JE CROIS AUX BIENFAITS DE TOUT CE QUI VIENT DU CIEL »

Le mouvement vers le bas, les morts, parti d’en haut, du ciel, domaine des esprits. C’est la structure même de la phrase de Kadaré dans Spiritius. On écoute les esprits pour savoir ce que les morts cachent et ce qu’il y a à connaître chez les vivants.

PAREIL A UN DEMON

Toujours un mouvement de haut en bas, de droite à gauche (ils rentrent en Albanie par la frontière Orientale, donc de l’Est vers l’Ouest, de la droite vers la gauche), de l’extérieur vers l’intérieur (il faut rentrer dans, pénétrer, quand, parfois, il se fait vers l’extérieur, il y a malaise : « Tout en parlant, il remarqua que la plupart de ces auditeurs ne le regardaient pas en face. Leur position, la tête plutôt penchée, le regard tourné vers l’extérieur, lui parut tout aussi bizarre »), parfois un arrêt au centre, puis, pour finir, une impossibilité, une impuissance, une interdiction, une séparation, un inaccessible infini, voire la mort : « Quiconque descend aux enfers, là où tout est différent, où les formes, les sons, les mots mêmes sont transfigurés. Pareil à un démon, il parcourait ces espaces pied à pied… Sans doute émanait-elle de la zone interdite ».

ENTENDRE L’INAUDIBLE

Ou encore : « Il allait être amené à descendre dans les abîmes de la vie. Là où il faisait si froid, si noir. Il entendrait l’inaudible, les turpitudes, les râles amoureux, les prières secrètes à des saints depuis longtemps interdits ».

A L’EXTERIEUR DE L’ECORCE

Ou : « Nous étions encore en haut, tout en haut, à la surface de la Terre, alors que le mystère, lui, était tapi en bas, au-dessous d’horribles et infranchissables crevasses. Nous étions, si l’on peut dire, à l’extérieur de l’écorce qui enveloppait l’évènement, et des couches entières de boue, de pierraille, de craie, peut-être aussi de charbon, nous en séparaient… »

DECOUVRIR LA FAILLE

Ou « Nous sentions bien qu’il nous manquait peu de chose pour découvrir la faille par laquelle nous pourrions nous glisser sous l’écorce terrestre. Peut-être un flair analogue à celui des chevaux pour deviner un mort enfoui sous terre, ou celui des rats pour pressentir les secousses, un sixième sens dont le Créateur n’avaient pas équipé les humains pour une raison qu’Il était seul à connaître »

Ou « Un mystère qui concernait une sphère supérieure, donc à eux inaccessible. Leur pouvoir s’arrêtait ici-bas. …Alors que les forces du Mal qui le poursuivaient restaient à terre. Eux aussi, hagards, demeuraient au bord de l’infini ».

Ou  « si les avions avaient pour précurseur le tapis volant, la télévision, le miroir magique des contes permettant de voir chaque recoin du globe, et, ainsi de suite, ces répugnants frelons, eux, ne pouvaient avoir été préfigurés que par les voix des fantômes et des esprits, l’occultisme, la magie noire, le spiritisme, tous ces vestiges poussiéreux de ce vieux monde ».

UN SUSPECT ENTERRE VIVANT

L’envol, la magie, les fantômes, la poussière, la terre. « L’un des plus éminents avait perdu l’ouïe en espionnant des aviateurs là où ceux-ci s’étaient justement sentis le plus en sûreté : à proximité du moteur en marche. Près de lui se trouvait Lulla Bella qui avait consenti à se couler dans une fosse, à côté d’un suspect enterré vivant. »

 L’ART DE L’ECLAIRAGE 
DU NOIR, DU NOIR ET UN PEU DE LUMIERE LUGUBRE

L’affaire est « ténébreuse », l’histoire « vraiment obscure », « la nuit semblait avoir avalé le rai de lumière qui avait tout juste filtré », « cette nuit terrible, inoubliable dans laquelle son esprit s’était englué », « les sombres capotes des sentinelles de la cour », « le visage de l’homme s’était assombri »…

AU COEUR DES TENEBRES

…Le noir, constamment. Même la lumière reste noire, « les rares lampadaires paraissaient osciller tristement », « l’escalier faiblement éclairé par une ampoule unique », « les petites flammes des bougies tremblotaient comme apeurées », « l’obscurité tomba lugubrement, quasiment comme un coup, jusqu’à ce qu’au cœur des ténèbres une fraction de la lumière perdue ne réapparût encore que très faiblement »

Jusqu’au Guide suprême qui rentre peu à peu dans le noir, « Le Guide devenait aveugle…Jamais il n’aurait imaginé entendre prononcer la condamnation de sa vue ».

UNE CELEBRATION FUNEBRE

La mort, donc n’est jamais loin et se tapisse partout, dans chaque intervalle. « A nouveau il revit, comme pour une célébration funèbre, les princes étendus sur leur velours rouge. Ce n’était pas pour rien qu’ils paraissaient avoir été placés dans un cercueil. Ils allaient bel et bien répandre la mort », « l’atmosphère était si lugubre qu’un mort inhumé depuis trois ans avait réussi à envoyer un message sur terre » ; « la peur immémoriale, primaire, celle des fantômes, de l’enfer, de la mort » ; « les dents, les orbites, tout cela baignant dans l’ombre de la mort », « à voix feutrées comme pour une visite de condoléances »,

UN MOT ENTERRE

Le noir et la mort, puis l’oubli. La peur du Chaos pour remonter comme le noyé qui remonte vers la lumière d’un seul coup de pied. Le noir et la mort, puis le silence. « Au fond ce qu’on cherche, c’est avant tout à empêcher les gens de parler », « ce mot depuis si longtemps enterré, tombé en désuétude »

LE CHAOS TOURNOYANT

Les mouvements, l’arrière et l’avant, L’avant et l’après (« Notre erreur avait été de ne pas avoir fait la distinction entre l’avant et l’après »),  le noir. C’est donc un aller-retour entre ombres et lumières noircies. Entre le chaos et la révélation avortée et banale, incertaine encore. « Le chaos tournoyant qui se déployait devant nous paraissait parfois s’apaiser, mais pour bientôt s’exaspérer, enfler à nouveau »

LA RECHERCHE DE LA VERITE

Bien sûr il y a le chaud, le lumineux, le clair. Mais il fait mal. Il pénètre dans notre chair. Il nous ouvre. « Chaque fois qu’il y pensait, une bouffée de chaleur l’envahissait, comme traversée par un poignard»

Bien sûr, il y a parfois la vérité. Mais comment est-elle ? Il y a si longtemps, que pour l’heure, elle fait peur. « A l’évidence, nous cherchions la vérité et la redoutions tout autant »

Jacky Lavauzelle

André MAUROIS ou La Musique dans la Nature

André MAUROIS

André Maurois & La Musique de la nature Artgitato
La Musique
dans la nature

Le charme d’une musique rode, habille ou se jette sur les protagonistes dans l’œuvre d’André Maurois.

1/  » De la musique avant toute chose » (Verlaine, Art poétique)

Elle reste essentiellement terrienne. Quand la musique des hommes cherche à atteindre le ciel et le divin, les croassements des corbeaux ou les rafales d’une mitrailleuse nous rappellent la mort par ce qu’elle a de plus directe : le sang.

« Les corbeaux s’échappaient avec de grands mouvements d’ailes des hautes tours carrées aux fenêtres géminées et leurs croassements bruyants couvraient la musique éternelle des cloches. –Ils sentent le sang, dit à Geneviève une vieille qui sortait de l’église. » (Ni Ange ni bête)

« On devinait au-dehors les lueurs des fusées qui montaient et descendaient doucement ; le Padre et le docteur décrivaient encore leurs cadavres tout en manœuvrant prudemment les pièces d’ivoire du petit échiquier ; le canon et la mitrailleuse, coupant le rythme voluptueux de la valse, en firent une sorte de symphonie qu’Aurelle goûta assez vivement. » (Les Silences du Colonel Bramble)

2/« Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! »

La musique de la nature n’est ni sérieuse, ni solennelle et pontifiante, c’est l’image des pintades criardes au plein milieu d’une ferme qui renvoie à l’orchestre sérieux et raides. La nature en contrepoint.

« Le bruit du moteur devenait plus précis. Gaston arrivait à la métairie des Bruyères. Dans la cour, il traversait une troupe de pintades, dignes et noires, comme un orchestre qui revient à ses pupitres, les hommes passaient les gerbes à la batteuse. » (Ni Ange ni bête)

André Maurois nous le rappelle à l’envi : la musique reste un élément essentiel, primordial. Elle se doit de rester près des hommes et ne pas prendre la grosse tête. Il ne l’aime ni grandiloquente ni exagérée, il ne l’aime pas non plus frivole et anarchique ; elle doit être pour le monde, dans le monde, ce n’est que dans le sentiment amoureux qu’elle deviendra symphonique, passionnée et exaltée :

«La musique, mon cher, c’est comme la religion…C’est excellent, mais pas jusqu’à l’exaltation » » (Le Cercle de Famille)

3/   » C‘est des beaux yeux derrière des voiles » (Verlaine, Art poétique)

C’est donc par des petites touches éparses, une note de couleur ou une voix flûtée, que la musique s’infiltre et nous rend joyeux, voire amoureux :  « Seuls les volets gris bordés de vert mettaient une note vive et humaine dans ce royaume de la terre. » (Les Silences du Colonel Bramble)

 « Sur quoi Mademoiselle, ayant prononcé de sa voix flûtée, releva légèrement sa large jupe noire, et, montant les marches de pierre avec une vivacité inattendue, disparut aux yeux de Philippe et alla commander son dîner » (Ni Ange ni bête)

Des éléments qui parcourent constamment nos êtres, comme l’eau du ruisseau pénétrant la roche dans sa chute : « L’eau courante a, comme la musique, le doux pouvoir de transformer la tristesse en mélancolie. Toutes deux, par la fuite continue de leurs fluides éléments, insinuent doucement dans les âmes la certitude de l’oubli. » (Ariel ou la vie de Shelley)

  « Qu’il était agréable de composer pour elle, avec un peu d’inquiétude, un bouquet de fleurs de champs, bleuets, soleils d’or et marguerites, ou une symphonie en blanc majeur, arums et tulipes blanches » (Climats)

L’amour donne à la nature d’autres couleurs et d’autres lumières. « La nature que j’avais tant aimée depuis qu’Odile me l’avait révélée, ne chantait plus que par des motifs mineurs et tristes. La beauté même d’Odile n’était plus parfaite et il m’arrivait de découvrir dans ses traits les signes de la fausseté. C’était fugitif» (Climats)

 Même si l’amour à sa musique propre et majestueuse…

Jacky Lavauzelle

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MAUROIS : LE CHEVALIER & LA PRINCESSE

ANDRE MAUROIS

RAFAEL Sueño del Caballero Maurois Le Chevalier & la princesse Argitato
Le Chevalier
& la Princesse
 

« Elle était en larmes et s’appuyait, se blottissait contre ce torse,
ce cœur, sans lesquels elle ne pouvait vivre »
(Maurice Drouon, Les Rois maudits, La Louve de France

 A l’origine était l’amour parfait, un héros, fort et titanesque, et sa belle, fragile, douce et tendre, voire larmoyante.

Le héros, Cavalier d’or, magnifique, serait le défenseur, armé et bataillant contre tous les ennemis. Comme dans toute l’œuvre de Maurois, la belle serait là, à attendre ou prisonnière, point fixe, dans sa chambre, sa tour ou son château aimantant le cavalier errant et tournoyant, défendant dans des contrées interlopes, lointaines ou non, l’honneur de sa dame.

Ce que ce héros défend avant l’amour, c’est la tranquillité de son foyer : « Ce récit réveilla en Shelley tous ses sentiments de chevalier errant, endormis depuis quelques années dans la paix de la vie conjugale. » (Ariel ou la vie de Shelley)

Pour cela, il déploie muscles et cuirasse, force et vaillance. Il n’y a jamais de réflexions inutiles ; la défense, blottie dans ses gènes, rejaillit violement, tel l’animal attaqué :

« ‘Comme je l’aime’, et je l’entendais avec une force croissante, ce thème de Chevalier protecteur, du dévouement jusqu’à la mort qui avait accompagné pour moi depuis l’enfance l’idée de l’amour véritable » (Climats)

« Mais en écoutant cette attaque contre Odile, cette attaque juste et mesurée, mon réflexe fut celui du Chevalier et je défendis ma femme avec force. » (Climats)

« Toutes les fois qu’à l’Opéra l’on jouait Siegfried, je suppliais Mlle Chauvière d’obtenir qu’on m’y emmenât parce qu’à mes yeux j’étais une Walkyrie captive qui ne pouvait être délivrée que par un héros. » (Climats)

« Quelques jours plus tard, nous allâmes ensemble à l’Opéra voir mon cher Siegfried. Ce fut pour moi un grand plaisir que de l’écouter à côté de celui qui était devenu mon héros. » (Climats)

« Que nus requert ça en la nostre marche?»
(Mais pourquoi vient-il nous poursuivre chez nous ?)
(La Chanson de Roland, XXVIII)

Ce héros romanesque ne vieillit pas, toujours dans le mouvement, une action interminable, en dehors du temps.

« Et puis il y a un Chevalier romanesque, qui garde un cœur de vingt ans et se laisserait aller avec bonheur au vent de passion qui l’emporte » (Les Roses de septembre)

« De tel barnage l’ad Deus enluminet,»
(D’un tel courage Dieu l’a illuminé)
(La Chanson de Roland, XL)

Il est beau, bien entendu, mais surtout il brille de par l’éclat de son âme, comme de son armure : « Les voyant debout sur le seuil de la vie, il pensait à deux chevaliers errants dont les armes brillaient au soleil. » (La vie de Disraeli)

Comme dans un rêve, magnifique et pur, sublimé : « Quelquefois il (Disraeli) se couchait sous un arbre, dans le jardin à l’italienne, et rêvait. Il créait des décors étranges et brillants. Il y rencontrait des êtres parfaitement beaux, un jeune chevalier anglais qu’il sauvait de la mort, une princesse à laquelle il se dévouait. » (La vie de Disraeli)

« Meilz voelt murir que guerpir sun barnet.»
(Il aimerait mieux mourir que d’abandonner ses barons)»
(La Chanson de Roland, XL)

Ou dans une lutte qui ne peut jamais rencontrer le déshonneur ; l’issue est donc dans le mouvement jusqu’à la mort toujours là, faisant face :

« Deux chevaliers masqués combattaient ; leurs lances ne rencontraient plus que le métal ; jamais plus, pour l’un ni pour l’autre, la visière ne devait être soulevée » (La vie de Disraeli)

Le héros prend avec la Grande guerre, une autre dimension, plus vaste et patriotique : le héros de guerre :  «Les méthodes américaines permettaient d’assurer le bonheur des pauvres, par l’abondance et non par la révolution. Pendant quelques mois, jeunesse populaire et jeunesse bourgeoise avaient été unies dans le respect des héros. » (Le Cercle de Famille)

Maintenant, ils assaillent le domaine social, vaste étendue de possibles encore à conquérir, à sublimer : prolétaires, ouvriers, villes ouvrières.

« Cette clique de jeunes gentilshommes en gilet blanc, qui écrivaient des vers, parlaient de chevaliers, de donjons, de seigneurs et prétendaient conquérir les ouvriers par ces parades féodales, amusait beaucoup John Bull. » (La vie de Disraeli)

  Jacky Lavauzelle

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BARABBAS de LAGERKVIST, LA SOLITUDE DE L’ÊTRE DANS LA RAISON

Pär LAGERKVIST
BARABBAS

Barabbas de Lagerkvist Artgitato

LE MALHEUR
DE L’ÂME

 DES YEUX AU-DEDANS
& LE GLISSEMENT DU MONDE

 Le visage de Barabbas se singularise

des autres parce que ses yeux ne disent rien, n’expriment rien, ne ‘parlent’ pas. Il ne parle pas comme ceux de l’apôtre Pierre le Galiléen, « la couleur bleue de ses yeux avait quelque chose de singulièrement naïf », ou comme ceux de Marie, « celle-ci s’arrêta et le regarda d’un air si plein de désespoir et de reproche qu’il ne pourrait jamais songé à l’oublier ». Ces yeux, à lui, sont à l’intérieur comme introspectifs. Ils sont plongés dans son être. Il ne regarde pas comme les autres. Personne ne sait donc ce qu’il pense, ce qu’il ressent. « De ses yeux, si enfoncés qu’on n’arrivait pas bien à les voir… Les yeux d’un autre auraient avec ravissement reflété tout cela. Mais ceux de Barabbas ne reflétaient rien, peut-être étaient-ils trop enfoncés. Ce qu’ils voyaient glissait devant eux comme ne le concernant pas. Non, il ne s’intéressait plus à ce monde. Il lui était devenu indifférent. Du moins le croyait-il. »

LA CICATRICE ROUGE SANG

En fait, le visage de Barabbas n’exprimerait rien s’il n’avait une cicatrice béante et rouge faite par son père. Elle parle, elle, par l’intensité du rouge et par l’ouverture qui l’accompagne et laisse apparaître cette chair à vif. Elle parle de son origine, de son malheur. Barabbas est tout entier dans cette faille, dans ce manque. Elle parle de lui. Elle se substitue à lui. Il n’est plus quand ce trou, aspiré : « La cicatrice du coup de couteau que cet Eliahu lui avait donné était la seule tache colorée dans son visage pâle aux joues creuses… Après avoir été longtemps décoloré, la cicatrice au-dessous de l’œil creusait de nouveau dans la barbe grise un sillon rouge sang… La cicatrice devenue rouge sang et le regard tremblant comme une flèche au fond de ses yeux cachés et sauvages… Son visage était inerte et n’exprimait rien, mais la cicatrice sous l’œil était devenue plus rouge. »

SORTIR DE SOI

D’où cette difficulté à communiquer, de rentrer en contact. Barabbas n’arrive jamais à s’extérioriser qu’autrement par la violence ou la haine. Il n’arrive pas à sortir de lui-même, à projeter hors de lui ces états de conscience. C’est la pénétration de ce monde en nous qui nous construit, qui manque, notamment, à Barabbas. Il n’arrivera jamais à intérioriser ce regard cognitif.

Barabbas n’est pas une bête, un ignare, un assassin sanguinaire. Il a certaines qualités, « son courage, son esprit inventif », il est « apte à commander ; il n’était guère apte à autre chose. » Mais surtout, au-delà de ces ‘compétences’, et avant tout, il est un homme de recherche, en quête.

LE DOUTE EN PREMIER LIEU

Il court derrière le Christ pour voir, il attend la résurrection. Il cherche à comprendre auprès de Pierre, auprès des apôtres et des chrétiens. Il voudrait intégrer cette nouvelle communauté, qui le rejette. On le rejette parce qu’on ne le comprend pas, parce qu’il a vu de ses yeux le Fils de l’Homme, le Fils de Dieu, parce qu’il a vu la fragilité, parce qu’il se pose beaucoup trop de questions, parce qu’il n’adhère pas aux miracles qu’il a partiellement vus et qu’il ne comprend pas. Il est l’homme du questionnement permanent : «néanmoins il les recherchait », « Comment est-ce ? », « Qu’est-ce que c’est que ce lieu par lequel tu as passé ? », « Crois-tu que le fils de Dieu descende sur la terre ? » Barabbas, se pose la question fondamentale et première, que tout métaphysicien, que tout penseur, que tout homme, se pose : «  Pourquoi donc y a-t-il de l’étant et non pas rien. Telle est la question. Et il y a lieu de croire que ce n’est pas une question arbitraire. Telle est manifestement la première de toutes les questions. » (Heidegger, Introduction à la métaphysique, I).

« QUELS SONT LES FOUS QUI CROIENT A CA ? »

Dans son questionnement, Barabbas se révèle dans son humanité pleine et entière. Il ne lui manque que la foi. La raison, dans ces balbutiements, ne l’aidera pas. Il sera seul, désespérément. Son questionnement s’atténuera au fil du temps. Devant l’incompréhension de tous, il se mettra en mode veille dans la mine et ressortira en mode haine ou soumission dès sa sortie. Il n’est pas l’athée qui nie la vérité de Dieu, il ne comprend pas la globalité de ce qui irradie les croyants, car il y a de la folie dans cette foi : « Quels sont les fous qui croient à ça ? »

Né seul au monde

Il est donc seul, totalement en-dehors des groupes et des hommes. Seul, d’abord comme orphelin, sans père, Eliahu qu’il tuera sans savoir qu’il était son père, et sans mère, qui mourra en enfantant Barabbas, « Personne ne savait à qui appartenait l’enfant, et la mère n’aurait pas pu le dire elle-même, mais elle l’avait maudit dans ses entrailles et l’avait mis au monde en haïssant le ciel et la terre, ainsi que le Créateur du ciel et de la terre. » Il est de cette solitude qui forge une vie, un caractère. Il a forgé son indépendance, mais celle-ci a virée à la solitude extrême. Barabbas est seul au monde.

QUI NE S’ATTACHE A PERSONNE ET A RIEN

Il ne s’attache à personne : « Il y avait cela de bien chez Barabbas que s’il ne tenait pas à vous, il ne tenait pas non plus à une autre, on pouvait en être sûre. Il ne tenait à personne. Il avait toujours était comme ça… Que lui importait l’opinion des autres ? Il n’y avait jamais attaché d’importance… La seule pensée de se lier aux autres de cette façon le heurtait. Il ne voulait qu’être lui-même et voilà tout…Et brusquement Sahak comprenait qu’en somme il ne savait rien de Barabbas, absolument rien, bien qu’il fût enchaîné à lui. Quelquefois il avait l’impression que l’homme bizarre à son côté lui était à certains points complétement étranger…Si quelqu’un ne semblait pas destiné à être accouplé avec un autre, c’était bien Barabbas… Quand il se réveilla et à tâtons chercha la chaîne par terre, elle n’y était point, non plus que l’esclave. Il n’était donc lié à personne. Personne dans le monde entier. »

ET SANS PERSONNE AVEC LUI

Mais personne ne s’attache à lui : « Barabbas, regagnant la ville dans la nuit par la Via Appia, se sentit très seul. Non parce que personne ne marchait à côté de lui, que personne ne venait à sa rencontre, mais parce qu’il était seul dans la nuit infinie qui couvrait toute la terre, seul, parmi les vivants et les morts. Il l’avait toujours été, mais il ne s’en était jamais rendu compte comme en ce moment. Il allait comme enfoui dans la nuit, son vieux visage solitaire marqué de la cicatrice que li avait infligé son père… Oui, il était seul au ciel et sur la terre. »

SEUL JUSQU’AU DERNIER SOUFFLE

Il sera seul, totalement seul, jusqu’à son dernier jour, le jour de sa crucifixion, à Rome : « Barabbas resta de nouveau seul. Tous les jours de son emprisonnement il fut seul, à l’écart, séparé d’eux…Et il se trouva qu’il était tout seul au bout de la rangée des croix…Avec Barabbas personne ne parlait…Seul Barabbas vivait encore… il dit dans les ténèbres, comme s’il s’adressait à la nuit : à toi je remets mon âme. »

Sans les hommes, il est aussi sans dieux : « Nous n’avons pas le droit de condamner un homme parce qu’il n’a pas de dieu…Je n’ai pas de dieu, répondit enfin Barabbas. »»

BARABBAS, LE MESSIE ?

Pourtant, dans son effort pour comprendre, dans son questionnement, il cherche à bien faire. Il reste logique, mais les autres refuse la logique et la raison. Comment le Fils de Dieu avec une telle puissance ne peut-il pas régler les problèmes d’ici-bas d’un coup de baguettes magiques ; est-il donc réellement ce Messie tant attendu : « Le Messie ? Non, il ne l’était pas…Il serait descendu de la croix et les aurait tous abattus d’un seul coup. »  On lui annonce la prochaine époque où le Fils de l’Homme régnera sur terre, une nouvelle ère ; il faut donc aider les chrétiens à tout nettoyer, à aider ce Messie : « Barabbas avait mis le feu à Rome : il avait voulu les aider et aider leur Sauveur à consumer ce monde. »

Et si Barabbas était le Messie, l’Elu de Dieu. L’opération aurait pu se passer, sans douleurs. « Lui, Barabbas, était en réalité plus proche de cet homme que n’importe qui, il faisait corps avec le « Maître » d’une toute autre manière. Bien que repoussé par eux ! Il était l’élu, pouvait-on dire- il n’avait pas eu à souffrir ; il avait échappé aux tourments ! Il était le véritable élu, celui qui avait été relâché à la place du fils de Dieu, parce que le fils de Dieu le désirait, l’avait ordonné ! Et les autres n’en avaient pas le moindre soupçon ! …L’esprit d’un autre ! De celui qui avait vraiment crucifié ! Pensez donc, si ce « sauveur », au moment de rendre l’esprit, l’avait insufflé en Barabbas, pour ne pas mourir et pour se venger de l’injustice dont il avait été victime. »

UN MESSIE ASSOIFFE DE VENGEANCE

Mais un Messie vengeur, œil pour œil et dent pour dent. « Barabbas s’approcha d’un demi pas, souleva un peu son manteau et porta au vieillard un coup de couteau qui dénotait une grande expérience…Lui, Barabbas, avait du moins tué celui qui avait jeté la première pierre. Evidemment cela ne servait à rien. Cela n’avait aucun sens. La pierre était lancée et l’avait atteinte. Mais en tout cas il avait abattu cet homme. »

Vengeur avec une pointe de haine, tout au fond de l’œil. « Non, Barabbas n’aimait pas le crucifié. Il le haïssait. C’était lui qui avait tué cette femme. Lui qui avait exigé son sacrifice et avait à ce qu’elle  veillé ne pût y échapper…Il avait ensuite insulté leurs cadavres et s’était conduit d’une façon si anormale que ses compagnons, trouvant qu’il allait trop loin, s’étaient écartés de lui…La profanation dont ils étaient témoins leur causait un certain effroi…Barabbas lui jeta un coup d’œil rapide et le Romain s’aperçut que cet homme avait vraiment un regard, mais un regard inoffensif. La haine y vibrait comme la pointe d’une flèche qui ne serait jamais tirée. »

QUEL HOMME POUR JUGER BARABBAS ?

Pourtant, les chrétiens auraient dû l’aimer. L’aimer pour cette fragilité d’homme. Quelques yeux bienveillants se sont penchés sur lui. La femme au bec-de-lièvre, Sahac, l’’ami’ enchaîné dans la mine. L’aimer ou comprendre son importance dans la destinée du Christ. Le vieillard chrétien, qui attend sa crucifixion, dans la prison, accepte cette dimension, et sa faille : « c’est un homme malheureux, que nous n’avons pas le droit de juger. Nous sommes tous pleins de défauts, et ce n’est pas à cause de notre mérite que le Seigneur a eu pitié de nous. »

Barabbas n’est pas responsable du choix de la crucifixion de Jésus, mais la foule, qui l’a abandonné : « la foule entière hurla d’une seule voix ; « supprime-le ! Relâche-nous Barabbas. Pilate désireux de relâcher Jésus, voulut leur parler encore ; mais ils couvrirent sa voix par ces cris : «  Crucifie-le ! Crucifie-le ! » » (L’Evangile selon Luc, 23) ; ceux qui voulurent le lapider.  Ces hommes qui en crucifiant Jésus rejette ensuite la faute sur Barabbas. Barabbas dont la faute est d’avoir ouvert la porte des brebis sans y trouver de pâture. (Jean, 10)

Jacky Lavauzelle

(traduction de Marguerite Gay & Gerd de Mautort – Ed Rombaldi)

ATSUSHI Nakajima – CONFUSION & DISLOCATION

Nakajima Atsushi

中島敦
Atolls – Le Mal du Loup
Paysage avec agent de police

Nakajima Atsushi Les Etres disloqués Artgitato
La Confusion
des êtres disloqués

Une douleur dans l’explosion.

L’être d’Atsushi se répand, s’étale et se morcelle. Il ouvre une gueule béante dans le savoir du monde. Il est submergé, par Voltaire ou par Montaigne, même si les ouvrages «prennent tristement la poussière», il aime se référer à l’Ethique de Spinoza, souhaitant « faire un traité de géométrie en réunissant les théorèmes cyniques assortis de corollaires sur le comportement des étudiantes », il évoque les Guanacos d’Amérique du Sud à la recherche de cet indispensable refuge, il invoque les vomissements de Vitellius dans son désir insatiable de nourritures terrestres, il écoute les derniers quatuors de Beethoven « au complet ».

Ces références le noient, l’entraînent dans le flux interminables des questions, tout au fond de la pensée des hommes, dans les nimbes des intrications des peuples, et des histoires de conquête et de force de ce Japon dominateur et sûr de lui-même.

L’être d’Atsushi est un être de passion, de dévouement et de compréhension. Mais dans son désir d’atteindre l’autre dans sa différence, il éclate. Comme il aurait été incapable de vivre là, dans ce lieu précis, japonais, à géographie fixe, limitée et bornée.

UN LENT ET LONG GLISSEMENT

L’être se froisse ;  il glisse. Le froissement et le glissement du sable de Palaos sur le dos de l’auteur d’Atolls se transforme en un glissement de l’être, en un lent et long effritement. L’être devient sable. Il en prend sa complète consistance. Enfermé dans un semblant de sablier, à filer entre les doigts, à filer vers son extinction, à se lover vers son inéluctable implosion.

Ils sont apparemment structurés, en éveil, pleins des cultures coréennes, chinoises, japonaises bien entendu, mais aussi européenne, et surtout classique. Comme Vitellius, les personnages gloutons avalent et ingurgitent. Ils vomissent aussi. L’ensemble s’entremêle. Ils n’ont pas appris à se contenter d’une finitude. Ils dévorent sans savoir encore que ces molécules s’entrechoqueront et se briseront comme des atomes en fusion.

TOUTES SORTES DE TYPES BIZARRES
COHABITENT EN MOI

Tous ces êtres se retrouvent dans Atsushi, à se répondre, à se parler. Mais la parole est rapidement inaudible qui laisse vaciller l’être dans sa fondation. La guerre n’est plus très loin. L’incompréhension y règne, voire la haine. « On dirait en tout cas que toutes sortes de types bizarres cohabitent en moi, entremêlées les uns aux autres. Des types ignobles aussi, qui ne méritent même pas qu’on leur crache dessus. » (Atolls).Les êtres sont présents, tels des japonais dans une Corée occupée. Un rien peut allumer la mèche. Un être s’oppose à un autre dans le même personnage. Au mieux, ils se narguent : «Or voici que pour une fois, tandis qu’il marche le long de la rive, le petit maigrichon sensé que Sanzô abritait en lui se moque de toutes ces sottises qui vont contre le sens commun. Il lui fait la leçon : « Non mais sans blague, à ton âge tu en es encore là ? » (Le  mal du loup)

Mais si ce n’est pas la multitude qui vient troubler la quiétude de l’unité, c’est l’incertitude. La non maîtrise de la vie et la force du hasard finissent par désagréger ce qui reste des miettes de l’être. Ballotés, sans repères, les êtres sont désaxés. « Sanzô a senti une mystérieuse angoisse longtemps oubliée, qui soudain s’était de nouveau insinuée en lui, pendant qu’il regardait. Elle venait de très loin…Il se demandait s’il n’aurait pas pu naître parmi eux. Et ces derniers temps, il pensait : certainement, oui… Ces pensées sur l’incertitude du destin angoissaient  étrangement Sanzô… Qui peut dire que cela ne me serait pas arrivé, si cette chose que nous appelons HASARD , avec un sentiment de terreur parce que nous ne savons pas trop ce qu’elle est, avait dévié d’un pouce, rien que d’un pouce ? Et combien d’objets invisibles, inaudibles ou impensables à présent aurais-je pu voir alors, et entendre, et penser, si j’étais né dans ces  autres existences (Le  mal du loup)…« Les pensées de Sanzô retournent à « l’incertitude de l’être ». Il était encore collégien quand il avait ressenti pour la première fois cette angoisse. Justement, les signes écrits commençaient à lui paraître bizarres… «  (Le mal du loup)

LES PRODUCTIONS INFINIES DU HASARD

L’être d’Atsushi n’a peut-être pas assez écouté Valéry qui soulignait à propos du pouvoir infernal de ce hasard : « il ne faut pas oublier que les hommes ne savent pas ce qu’ils font, pas plus qu’ils ne savent ni ne peuvent savoir ce qu’ils sont, et qu’il suffit de regarder les développements de l’acte le plus réfléchi, et même le plus heureux, pour pouvoir et devoir le ranger parmi les productions du « hasard » (Paul Valéry – Mauvaises pensées et autres)

 L’être d’Atsushi ne se pose ni dans sa relation à autrui, ni dans ses recherches, ni dans ses voyages aux confins de l’Océan. La confusion de la période dans Le Mal du Loup, ressurgit dans Paysage avec agent de police se mêle à la confusion des climats, comme dans Atolls « On sentait réellement dans cette ville de Koror – c’est là que j’ai séjourné le plus longtemps- une sorte de confusion des valeurs : on était en zone tropicale et cependant s’imposaient des critères de zone tempérée. Cela ne m’avait pas frappé au premier abord, mais plus tard… »

LE RETOUR DANS LA CONFUSION

Pour finir avec un Atsushi, désorienté, qui ne comprend plus tout à fait sa propre culture japonaise dans son dernier écrit : « Après plusieurs mois je suis reparti pour Tokyo. Tout était si différent d’un seul coup, le climat, l’air ambiant, j’étais totalement désorienté…j’ignorais le jargon et les quelques mots clés qu’il faut évidemment connaître…je parvenais à saisir confusément. »

Le centre se décentre et l’être a comme racines quelques particules en flottement. Proche du néant et des chaos infernaux. L’être comme saoul, désarticulé marche dans la peur et l’effroi. La compréhension du monde devient l’incompréhension de soi. La dérive des formes, sans fonds, sans être même une idée. Une presque négation.

Le salut viendra surement des choses simples, des bruits de tous les jours, d’une simple odeur, assurément d’une lumière. « Tout périt, tout gèle, rien n’a de sens », pensée véritablement effroyable qui lui donnait des sueurs froides et le forçait à s’arrêter un instant. Et il se ressaisissait tout à coup, autour de lui les gens allaient et venaient, bien sûr les lumières scintillaient, les trains fonctionnaient, les automobiles roulaient. Tant mieux ! Il était soulagé. Tout était comme d’habitude. (Le mal du loup)

 

Jacky Lavauzelle

 (trad des textes d’Atsushi : Véronique Perrin, coll. Allia)

Władysław Stanisław REYMONT – L’APOSTOLAT DU KNOUT : LA SAUVAGE ENERGIE DU DESESPOIR

Littérature Polonaise –
Literatura Polska

Władysław Stanisław REYMONT
1867-1925

L’APOSTOLAT DU KNOUT 

La Sauvage énergie
du désespoir

Wladyslaw-Stanislaw REYMONT - L'APOSTOLAT DU KNOUT Artgitato

L’apostolat qu’envoie l’église orthodoxe au pays de Chełm, à quelques kilomètres de l’actuelle frontière avec l’Ukraine, est un ministère de force et de sang. Un ministère ne portant pas en son sein l’amour du prochain, ni dans sa langue la compassion que l’on devrait attendre d’une religion, encore moins le désir de comprendre et d’aider. Celui-ci montre ses bottes, et fait entendre dans cet horizon fermé le son du fouet russe, le claquant du knout. Le poing plutôt que la main tendue.

IL FAUT DECATHOLICISER LA PODLACHIE

Il faut décatholiciser la Podlachie, récemment annexée par la Russie, en remplaçant le curé par le pope, un baptême par un autre, redonner des nouveaux sacrements orthodoxes, dans la douleur et le désespoir des familles. Cette russification de cette nouvelle province russe c’est l’enfance qu’a vécu Stanislas Reymont et c’est l’histoire qu’il conte avec dans la bouche le goût de l’amertume et de la peine, « afin que vous ayez un tableau plus complet de la vie  des Uniates avant l’Acte de tolérance. »


FAIRE DISPARAÎTRE LEUR RELIGION ET LEUR LANGUE

Nous sommes vers 1875, dans une des plus violentes répressions de ce siècle. Une oppression jusqu’au-boutiste, intransigeante, infernale. C’est un rouleau compresseur organisé qui s’abat sur de pauvres paysans démunis. Systématiquement. Ces polonais, décharnés, humiliés, oubliés ne pourront compter que sur leur solidarité et sur leur foi.

DES OMBRES MUETTES D’UNE INCONSOLABLE TRISTESSE

1875, sept ans après la naissance de Stanislas Reymont. Dans sa jeunesse, il subit cette domination russe dans une famille de douze enfants. Toute sa famille, sa mère et ses oncles, dont l’un d’entre eux fut condamné aux travaux forcés en Sibérie, prendra part à l’insurrection de  1863 contre la Russie. Et c’est dans une totale et profonde ferveur catholique que le jeune Stanislas sera élevé. Dans cet esprit de résistance, Stanislas vivra sa foi dans une Pologne rurale, russifiée, où il lui était interdit de parler sa langue natale, le polonais. Il aidera son père dans les offices religieux et devient l’organiste de sa paroisse. Il apprend la musique, le latin, les textes sacrés. Il étudie et regarde ces paysans et leur quotidien. Dans chacune de ses phrases, un énorme respect et une complice compassion devant la rudesse de ces vies ; « Les gens travaillent aux champs comme des ombres muettes. Nulle part d’appels joyeux, de rires ou de chansons. Une inconsolable tristesse enveloppe ces plaines infinies. »

LA DANSE DES KNOUTS

A travers ce combat, de la douleur et de la souffrance, à travers la perte de leur intégrité physique, « La moitié des gens y perdirent bras et jambes, mais pas un ne renia sa foi », mais toujours dans l’espérance de la foi. A chaque solution des catholiques polonais, un autre acharnement des nouveaux conquérants : «  alors ils trouvèrent autre chose. Ils nous défendirent de nourrir nos bestiaux. Et pendant une semaine, nuit et jour on n’entendit plus dans le village que des cris et des hurlements. Ces bêtes enrageaient de faim, rongeaient leurs râteliers, se jetaient contre les murs et finissaient par crever. Défense de leur porter un seau d’eau, une poignée de paille, sinon les knouts entraient en danse. » Et toujours cette dignité au-delà du supportable.

JUSQU’A L’OUBLI DES FORMES HUMAINES

L’âme noircit mais ne se perd pas, « leur âme s’enténébra comme une nuit d’hiver, et quand les derniers beuglements se furent tus dans le lointain, la chaumière ressemblait à une tombe déserte sur laquelle planerait le spectre du désespoir. La femme pleurait, inconsolable. L’homme accroupi devant la cheminée, se consumait de chagrin comme le misérable feu qu’il fixait d’un air hébété »

DANS L’ESPOIR D’UN AVENIR MEILLEUR

A chaque vague de répression, nous pensons que le groupe va imploser, que cette solidarité va s’effriter, que des miettes seront ramassées par des popes arrogants. « Eux, restaient là sans mouvement, anéantis sous le malheur. Des voisins vinrent jeter un coup d’œil, mais apercevant ces visages qui n’avaient plus forme humaine, ils s’enfuirent épouvantés. Enfin, tard dans la nuit, les cris de leurs enfants affamés les tirèrent de leur torpeur.» A chaque nouvel assaut, plus rude et violent que le précédent, la résistance humaine, déjà mise à rude épreuve, semble ne plus pouvoir tenir. Mêmes prostrés et disloqués,  ils tiennent. Tel un bout de bois arraché d’un vaisseau flottant, avec encore le nom du navire sur son côté. Une force plus grande, invisible, permet de supporter l’insupportable, de rester debout, et de continuer à vivre, sans se laisser glisser et s’abandonner. «Vous avez cependant résisté tant d’années – c’est vrai, mais Dieu seul sait ce que nous avons enduré. Tout ! C’est qu’on espérait toujours des temps meilleurs ».

UNE SEMENCE DE CROIX DANS UNE TERRE INCULTE

Mais si la force est invisible, elle est matérialisée partout, sur chaque flanc de colline, de nombreuses croix. La croix qui rappelle la foi, la résistance et toutes les peines subies, le sang versé. La croix qui rentre dans cette terre et qui parle d’un futur de combat. « Aux flancs dénudés et sablonneux des collines, les croix du cimetière ressemblent à des bataillons en déroute, qui tendraient vers les maisons leurs bras désespérés…- Là aussi je vois beaucoup de nouvelles croix, 

dis-je, en en montrant une fraîchement érigée et encore à peindre. – Eh ! Ils en ont tant mis que s’il fallait y faire attention on devrait toujours avoir la toque à la main… Je crus d’abord que c’était la tombe d’un suicidé, mais plus tard, au cours de mes pérégrinations, j’en vis d’autres semblables, à  travers les champs et les bois, sur des landes incultes. »

LES GENS GLISSENT, PÂLES ET DEFAITS

La présence de la mort plane constamment. Sans être une amie, elle reste familière. Elle ne les effraie pas. Toutefois, elle fait peser une lourde chape. Finie la joie. Finies les fêtes. « Le village ressemblait à un cimetière ; plus de chants, plus de danses, on ne savait même plus rire. Les gens glissaient comme des ombres, pâles, défaits, mortellement tristes, rongés de misère et de tristesse… Le village en deuil ne résonnait plus que de chants funèbres. Chaque soir on allumait des cierges, on récitait les prières des agonisants, et toute la nuit des supplications éplorées montaient vers des «étoiles… Tout le village, comme un seul homme, se jeta à travers la lisière que, des profondeurs obscures, une apparition terrible de spectres venaient à leur rencontre. C’étaient-elles ! Tordues jusqu’à terre, s’appuyant à des branches, presque nues, décharnées comme des squelettes… Les gens pleuraient devant cette détresse sans nom ; sur ces visages creusés par la souffrance, les larmes ruisselaient comme la pluie qui fouettait les arbres de la place. » 

LA VICTOIRE SUR LA MORT

C’est dans cette proximité avec les morts et la mort, que ces femmes semblent avoir passées cette retraite inimaginable, dans la forêt, seules avec leurs enfants, elles sont devenues telles des mortes, des squelettes ou des morts-vivants errants dans le plus profond du bois. La mort a dû passer à de nombreuses reprises sans les voir ou sans penser, un seul instant, qu’il puisse s’agir d’un semblant d’humain.

Mais au-delà de la souffrance, c’est une  inhumaine résistance  qui défie à chaque fois la mort aux portes de chaque chaumière. «Mais aussi radieuses que le soleil et le printemps, victorieuses comme la vie même ! Elles avaient vaincu la faim, la peur, l’abandon, le froid, les maladies ; elles avaient vaincu la mort et sauvé leurs enfants et voici qu’elles revenaient, ces grandes, ces saintes âmes, à leurs foyers, à leurs maisons, aux labeurs, aux luttes de chaque jour… Des semaines durant, je parcourus ces plaines voilées de mélancolie, où chaque village était depuis des années, une citadelle imprenable combattant de la sainte cause… Et je sentis aussi toute la grandiose horreur de ce martyrologe de vivants et de morts, martyrologe unique au monde, écrit avec le sang et les larmes d’un peuple…Toujours prêts à de nouvelles souffrances et à de nouveaux sacrifices pour la cause. »

 LE SOUFFLE D’AMERTUME DES CAMPAGNES

Le temps lui-même est de la partie. Sinistre, il est contre ces hommes, il les aspire, les use. Mais la pluie ne trouve que des rochers humains, des rocs. La continuité des flots et l’agression incessante des éléments, qu’il s’agisse de ce froid humide et glacial, ou de cette chaleur brulante et terrible de ces étés de feu, ne font que lustrer cette peau tannée et quasi-insensible de ces femmes et de ces hommes. « Un jour terne, pluvieux, passa sur les paupières flétries de la pauvre femme… Je compris alors pourquoi ces campagnes exhalent comme un souffle d’amertume, pourquoi des pleurs s’élèvent la nuit, aux croisements des chemins ; pourquoi le grondement des bois y est plus lugubre qu’ailleurs, le chant des oiseaux plus triste, le gémissement du vent plus déchirant ; et pourquoi, sous ce ciel toujours bas, les gens se font petits, silencieux, recueillis, cachant sous leurs paupières de furtives lueurs, pleins de force héroïque et têtue de l’endurance… 

UN CREPUSCULE VERDÂTRE
ENVELOPPAIT LA TERRE

Le jour tombait, un crépuscule verdâtre enveloppait la terre, dans le village des lumières s’allumaient… Chaque jour des pluies interminables tombaient, chaque jour des ouragans furibonds se déchaînaient sur le village, roulaient à travers champs et s’en allaient frapper la lisière du bois qui renvoyait des hurlements si farouches et des clameurs si poignantes que les gens croyaient entendre dans le sifflement de la tempête des plaintes de femmes, des pleurs d’enfants et des râles d’agonie… Le vent soufflait fort, la poussière dansait sur la route, le tonnerre grondait et le ciel, devenait de plus en plus noir…Mais l’orage tenait toujours bon. Le temps était si noir qu’il ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. La forêt se couchait sous le vent, les coups de tonnerre partaient l’un après l’autre. Les gros sapins craquaient comme des allumettes et les éclairs déchiraient le ciel en deux. »

Jacky Lavauzelle

( trad. P Cazin ed Rombaldi)

Johannès V. Jensen – INTERFERENCES ET ANGOISSES AU COEUR DU JUTLAND – interferens og angst i hjertet af Jylland

Johannès V Jensen
Les Histoires de Himmerland

Johannès V. Jensen Artgitato Jutland

INTERFERENCES
&
ANGOISSES
AU COEUR DU JUTLAND

( interferens og angst  i hjertet af Jylland)

La meilleure manière de lire Jensen, c’est de prendre son temps.

LE TEMPS NE COMPTE PLUS

Prendre  celui de ces saisons qui passent, on ne sait pas trop quand, avec quelques contretemps,  et attendre l’hiver, en choisissant le temps le plus dur. En choisissant le cœur de l’hiver. Le centre le moins tendre et le plus saisissant. Et si l’année ne s’y prête pas, car beaucoup trop clémente, pensez à reposer le livre sur son étagère et attendre le prochain hiver. Jensen est à ce prix. Le prix de l’attente. Comme dans la lande, où le temps ne se compte ni en seconde ni en minute. Le temps ne compte plus.

Né à GRAABOELLE, mort à GRAABOELLE…

Le temps s’arrête. « Né à Graaboelle, mort à Graaboelle. » Sur la route de Graaboelle, entre les arbres de Graaboelle. Sous les feuilles de Graaboelle… Si le temps s’est arrêté, l’espace s’est contraint, pour se lover dans un simple dé à coudre.

Vilhelm Hammershøi, deux âmes frères

On peut se préparer, je pense même que c’est une nécessité,  les sens en ayant au préalable regardé intensément les tableaux de Vilhelm Hammershøi. Jensen est né neuf ans après Hammershøi. Ce sont deux frères. Du moins en pensée.  L’un est né à  Farsø, l’autre à Copenhague. L’un de la ville, l’autre dans la lande. Ils parlent des mêmes âmes. Rien n’est plus saisissant que cette ressemblance métaphysique entre les deux artistes.  

Une fois les toiles en tête, (en garder toujours une à proximité, on ne sait jamais), choisir un bon fauteuil, bien chaud, bien moelleux et se placer devant sa cheminée.

D’abord écouter le crépitement du bois et attendre, encore… attendre longtemps si possible, attendre les premiers flocons ou le bruit de la pluie verglaçante sur les rebords des fenêtres, attendre simplement que le feu soit à son maximum d’énergie, quand les flammes ne dansent plus et que le bois est ardent, jaune brutal.

Remonter son plaid qui tombe légèrement sur des chaussons trop larges, afin qu’ils laissent toute leur place aux hautes et épaisses chaussettes de montagne, qui ne verront jamais un col. Et enfin, seulement, entrouvrir le livre. Les déblayeurs de neige ne passeront plus. Elle bloque la porte. Nous sommes livrés aux rencontres de ce Jutland, jonché par des saillies improbables de la neige. Je vous déconseille d’avoir comme Christen Soerensen recours à la bouteille, vous pourriez vous perdre.

UN VOYAGE IMMOBILE

Nous allons poursuivre un de ces voyages immobiles. Le moindre mouvement et le simple tremblement sont à eux-mêmes une longue histoire. Nous passons dans cette dimension infinie des âmes travailleuses et silencieuses. Le cri d’un oiseau peut, à lui seul, fracturer cette fausse paix. Une branche qui tombe et c’est un Etna jutlandais qui vibre.

Il faut s’introduire comme un voleur dans ce pays du silence ou avec fracas comme la ménagerie Wombwell et saisir les habitants de la lande, « sans avoir averti ». Alors, ils se retrouvent pétrifiés, sonnés, KO. « La patronne de l’auberge, elle n’en pouvait plus, non elle n’en pouvait plus…elle finit par s’asseoir en pleurant et se mit à prier son Sauveur. » (Wombwell)

Doucement, afin de découvrir les froideurs du  Jutland, ses larges landes inhospitalières, ses paysans rugueux et craintifs, ses tavernes où la chaleur épuise aussi bien que l’alcool. Des nuits d’équinoxes sans lune, dans ce nord que beaucoup ignore. Dans ce nord, qui ne se dévoile que lentement. Dans cette partie du monde et dans cette fin du XIXème où, encore démunie, la survie se pense chaque jour, à chaque instant. Chaque mouvement est pensé, réfléchi comme l’alpiniste qui gravit l’Annapurna sans gaspiller son oxygène.

QUAND LES PORTES DU JUTLAND S’OUVRENT

Le livre vous fait prendre la route du nord, parcourir les plaines allemandes, par les portes de Hambourg ou de Lübeck, et monter toujours au nord. Parfois, d’ailleurs, vous y verrez passer un gendarme de Hambourg, « qui baragouine du  danois, ayant ordre de poursuivre un homme mort ou vif » dans les grandes plaines du Jutland (La Demoiselle).

Arriver enfin. Attendre que le rideau ne s’ouvre sur le Jutland, et choisir la route de l’Himmerland, les chemins mènent à  des noms, pour nous, presqu’imprononçable : Salling, Kolding, Melbjaerg, Kourum, Torrild, Stenbaek…

DANS LA RIGUEUR EXTRÊME,
UNE INFINIE DOUCEUR

Ce sont les premières lignes, les premiers mots qui vous y plongent, avec une tendresse infinie même s’ils décrivent une rigueur extrême. Le rouge est flamboyant dans Wombwell. La force du pasteur  Jesper de Ulbjerg est prodigieuse. Les bottes d’Anders Eriksen, le menuisier, dans le Chercheur d’Or « envoyaient d’abord une vague pensée vers le vaste monde et, en particulier, vers ces régions lointaines où l’on extrait de l’or et où les gens convenables se gardent bien d’aller… »

(Plus de citations vous conduiront au cœur dans la pensée de Jensen, avant d’aborder la lecture des œuvres… )

L’ÂME DES DEMOISELLES INFORTUNEES

Une lande déserte et plate, si plate qu’une grosse pierre à elle-seule peut écraser le reste du paysage et devenir une montagne himalayenne. « Tout autour le paysage est absolument désert. Et ce montant gigantesque, isolé, fantastique, se voit à des lieux à la ronde sur la bruyère, comme le dernier vestige d’une construction commencée, puis abandonnées. Le ciel au-dessus de ce pays est silencieux et semble encore plus solitaire quand une hirondelle de mer le traverse et crie dans les hauteurs. L’hirondelle de mer vole toujours seule. On dit qu’elle est l’âme des demoiselles infortunées. »  (La Demoiselle)

L’OBSURITE AU-DESSUS DES CHEMINS ET DES LOINTAINS VIDES

Un pays isolé. Des landes isolées aux maisons éparses. Le ciel est bas, comme le toit qui tente de sauver la moindre parcelle de chaleur, le plafond aussi, pas mieux pour l’avenir ou les projets :  « La musique rare dans cette pauvre contrée ; du fond des fermes écartées…éparses à une grande distance l’une de l’autre, on voyait des lumières isolées, rougeâtres, sans rayons, qui venaient de quelque  chandelle allumée dans une chambre au plafond bas. »  (Trente-trois ans) Des landes entourées du noir et du plein de la nuit. La nuit est là, totale. Aux nuits lourdes, infranchissables. « C’était il y a bien longtemps, par une nuit d’équinoxe sans lune. L’obscurité était épaisse et complète, elle emplissait l’air au-dessus des chemins et des lointains vides. »  (Trente-trois ans)

LA PEINE QUOTIDIENNE DE CHACUN

Des nuits et des espaces interminables. Et l’on comprend comment, quelques années plus tôt, Søren Kierkegaard, écrivait en préambule à son Concept d’Angoisse : « Chaque génération a sa tâche à remplir et n’a pas besoin de se tracasser  tellement pour être tout au regard des générations antérieures et à venir. Tout homme d’une génération a pour ainsi dire sa peine quotidienne ; il a assez à s’occuper de lui-même sans se mêler d’embrasser ses contemporains dans une sollicitude digne d’un souverain. » (Avant-propos, traduction Paul-Henri Tisseau)

Des ouvriers à l’ouvrage, constamment. «Anders battait le fer du matin au soir, rivait, forgeait des clous à sabots et raccommodait les horloges, de plus il cultivait son morceau de terre. » (Trente-trois ans).

DANS L’ATTENTE DE LA DELIVRANCE

Des paysans, rudes, durs au mal, qui savent attendre, vivant sur de petits lopins de terre. Simplement seuls. « Il fallait aller vite, vite, ce qui semble de la perversité aux paysans, habitués, quand une chose n’est pas faite, à se consoler en se disant qu’elle se fera plus tard » Des gens éparpillés dans la lande qui « depuis longtemps s’étaient retirés du monde et n’attendaient plus que la délivrance. »(Wombwell)

LA VOIX RETENTISSANTE
AU-DESSUS DES ÂME SOURDES

Des pasteurs  d’une puissance naturelle afin de guider leur troupeau quasi sourd, « d’une force prodigieuse et d’une voix retentissante. » (Le Pasteur Jesper)

Des êtres de peine et de souffrance, que le temps courbe un peu plus chaque jour. Le dos se plie. « Christine revint courbée, silencieuse, épuisée par les chagrins, comme quelqu’un qui aurait voyagé pendant trente-trois ans, aurait beaucoup pâti en route et rentre seul chez lui sans avoir reçu quoi que ce soit en compensation. » (Trente-trois ans)  « Il en venait des fermes millénaires aux noms païens où une seule et même famille avait résidée en silence depuis l’aube des temps, sans souvenirs et sans histoire, uniquement courbée sur le travail de chaque jour…comme s’ils voulaient enfin, tous ensemble, s’évader pour une fois de leur vie quotidienne. » » (Wombwell) « Au loin, dans la lande, vivait un pauvre diable qui, mal vu et d’ailleurs presque oublié, travaillait depuis trente ans à défricher son misérable lopin de bruyère… Son visage envahi par le poil grimaçait, comme s’il était ébloui de voir ces richesses sans fin dont il ne parvenait pas pourtant à se faire une idée. » (Wombwell)

UNE INEXPRIMABLE GRAVITE

Ils ont tous un point commun : leur gravité, sans être lourd. « Le culte dont Ajes était l’objet dans sa famille lui donnait, quand il se trouvait parmi les étrangers, une dignité compassée. Son maintien et ses mouvements avaient une inexprimable gravité, sa mine était grosse d’évènements comme si le mouvement des sphères eût dépendu de ce qu’il portait en lui. »  (Ajes-le-Rémouleur)

« Sobres de paroles » (Ajes-le-Rémouleur), les mots sont rares, pesés. Ils sortent au compte-gouttes. « Grand, courbé, maigre comme un clou, Anders parlait peu. » (Trente-trois ans) « Il prit peu à peu un air distant et renfermé. Il lui arrivait rarement de dire un bon mot et alors il était le plus souvent blessant. » (Trente-trois ans)

LA PAROLE COMME SUPERFLU

La parole est parfois si rare, qu’elle se résume aussi à quelques mots. Le paysan alors, n’est même plus compris par les siens. « Il essaya de dire quelque chose, mais on ne le comprit pas : il avait perdu l’habitude de la parole. » (La Demoiselle) « Je ne dirai pas non plus qu’il était ombrageux, mais c’était un être silencieux que Mogens. Oui, il l’était, et pour la raison qu’il était incapable de rien dire. Je vous dirai que dans la jeunesse, il y avait de ces fermes où l’on n’échangeait pas deux mots dans la sainte journée, où l’on faisait sa besogne en silence… Ce n’était pas mauvaise humeur, mais quoi, il n’y avait pas raison de parler et cela ne leur manquait pas. » (Mogens le silencieux)

L’ISOLEMENT DANS
UNE TERRE ECARTEE

Ce sont des êtres asociaux et introvertis. « Les maîtres de Strandholm avaient toujours étaient insociables, ce qui tenait à leur isolement sur cette terre écartée. Comme extérieur et comme habitudes, ils ne différaient pas beaucoup des autres campagnards.» (La Demoiselle)

C’est même dans ce retrait et dans cette solitude que se construit parfois une prospérité. « La situation extérieure était maintenant celle-ci : Berthe dirigeait sa ferme avec succès et vivait de plus en plus retirée tandis qu’au contraire le chevalier Mathias n’était presque jamais chez lui et que sa propriété était scandaleusement négligée. » (La Demoiselle) La prospérité ne peut se gagner qu’avec le temps. En ne comptant pas son temps et sa douleur. La terre ne rend qu’à ce prix.

UN PAYS SANS CHEMINS

Le retrait devient parfois évanescence et évaporation. La lande pauvre, avec ce temps, parvient même à effacer la trace humaine qui a tant donnée pour exister et vivre. « Les chemins qui conduisaient à la ferme disparurent sous la végétation de sorte qu’elle s’élevait maintenant, comme une tombe dans un cimetière, au milieu d’un fouillis impraticables d’herbes et de plantes sauvages. » (La Demoiselle)

Mais, mieux que la fougère et les plantes sauvages, il y a la neige. Présence qui dure. Qui efface. Elle unifie et elle cache. Elle écrase jusqu’à ces maisons qui mobilisent chaque poutre pour résister. Les chemins ont disparu complétement. Les paysans qui déjà ne se voyaient que peu, s’isolent et s’enferment. « Il maniait avec adresse et douceur cette chose morte qu’il avait ramenée au village dans la tempête d’hiver et le froid dévorant, à travers un pays sans chemins, au prix des dernières réserves de sa rude force. » (Le Dernier voyage de Christine)

L’ODEUR FRAÎCHE ET AMERE DE LA CAMARINE

Sans paroles et sans musique. « La musique était rare dans cette pauvre contrée. » (Trente-trois ans) La seule musique, celle du vent, de la pluie, ou de la neige. Dans une brume épaisse, les bruits s’habillent de teintes particulières.

La lande est  informelle, s’habillant de feu l’été ou de vagues de neige, sans son. Elle s’habille d’odeurs. Elle les renvoie aux paysans, les enivre pour chaque saison. Parfum de neige, parfum de peine, parfum d’herbes séchées, fragrance de bruyère. «Elle amenait le parfum de la lande, l’odeur fraîche et amère de la camarine et l’haleine aigrelette de la bruyère. » (Trente-trois ans)

Le geste est rare, aussi. Certains, avec le temps, sont comme un mobilier commun. Ils sont là. Posés. Au coin d’une pièce. Ils sont là. C’est tout. « Depuis vingt ans vivait dans une ferme une vieille femme qui, de tout ce temps, n’avait pas changé. Elle était là comme un vieux meuble. »  (Trente-trois ans)

LA VIE INTERIEURE COMME DETERMINATION
DE L’ETERNEL DE L’HOMME

En fait, il s’agit d’un langage intérieur. Les êtres se parlent à eux-mêmes. « Le sérieux, c’est la certitude, la vie intérieure. Cette définition semble miséreuse… La vie intérieure fait-elle défaut, l’esprit est livré au fini. Aussi la vie intérieure est-elle l’éternité, ou la détermination de l’éternel dans l’homme. » (Kierkegaard, Le Concept d’Angoisse)

Parfois, ils craquent et recherchent la compagnie afin de ne pas tomber trop rapidement dans la folie.  Ce besoin se fait sentir autant pour les humains que pour leurs bêtes : « A la foire de Hvalpsund, elle s’était mise à l’écart avec son unique vache, peut-être par modestie, peut-être afin de mieux attirer l’attention… Elle est toujours toute seule. Elle est tellement seule ! Je n’ai qu’elle de vache dans ma petite ferme, et elle voit si rarement d’autres bêtes ! C’est que j’habite très à l’écart, aussi » (Anne et sa vache)

ET LE TEMPS QUI GLISSE

Et le temps dure. Rien ne semble bouger et tout devient interminable. « Le pendule allait et venait, hachant exactement le temps…Anders l’écoutait pendant ses nuits d’insomnie et cependant elles lui paraissaient interminables. » (Trente-trois ans)   « Le temps glissait si mollement. Il n’y avait rien qui permît de le mesurer. » (Trente-trois ans)  « Demoiselle Berthe vivait seule. Et les années passèrent sur elle. » (La Demoiselle)

AU BOUT : LA FOLIE

Parfois, le tout, le paysage, le travail, la peine, semble finir dans la pente naturelle du néant ou de la folie. À partir de ce moment elle fut bizarre. Elle en avait « trop vu ». « Ses vingt dernières années s’écoulèrent dans la nuit sans fin de la folie. » (Trente-trois ans) Dans la folie ou en enfer : « Par bravade, il se donna au diable, il ne revint pas, il ne revint jamais. »

C’est ainsi que l’histoire se termine. Rien ne se compile. Rien ne se retient. Les êtres partent, se cachent. En tous cas, ils disparaissent.

LE TEMPS DE L’ECLIPSE ET DES DISPARITIONS

Paysans, chercheurs d’or, bourgeois ou voleurs, policiers ou criminels, ils s’évanouissent.  Le pays se quitte comme il a été vécu sans bruit ni tintamarre. Les autres ne s’en rendent compte que beaucoup plus tard, le plus souvent jamais. «  Un beau jour, le chercheur d’où était parti. Il s’était tout doucement éclipsé avec son coffre de fer et ses grandes pattes de fouisseur. Il était retourné aux Etats-Unis, aux pays des longues prairies et des forêts sans fin. Le village n’entendit plus jamais parler de lui. » (Le Chercheur d’or)    « De tous côtés, aussi loin que portait leur regard, ils voyaient des gens, pas plus gros que des fourmis, qui rentraient chez eux sans qu’on entendît aucun bruit de voix. »  (Wombwell) « Mais plus tard, quand il ne parvint plus à s’en tirer, à cause des  « aliments » qu’on lui réclamait, il émigra en Amérique, et sa trace se perdit. » (Wombwell) « À partir de ce jour on ne constata plus dans le pays de vols avec effraction. Le voleur avait disparu. » (Le pasteur jesper) « Peu après, il tua et dépouilla un maquignon sur la route de Kolding. Ce fut la dernière fois qu’on entendit parler de lui. Il avait quitté le pays. »  (La Demoiselle) « Qu’on le quitte ou qu’on y reste, le résultat est le même. Une complète disparation. Un néant qui absorbe. »  (La Demoiselle)  « C’était donc vrai, ce qu’Anne Kjestin avait vu : l’enfant avait disparu. » (Petit-Selgen)  « Anne Kjestin, facteur des postes, est morte il y a bien des années. De la petite maison isolée à la limite de la lande, il ne reste pas la moindre trace. » (Petit-Selgen)  « Les pauvres disparaissent tout entiers. Et c’est une façon comme une autre de venir au bout de la pauvreté. Mais le contentement de peu et la reconnaissance envers la main qui leur tend le don de Dieu, le pain sec, ils les emportent avec eux dans l’oubli. » (Petit-Selgen)  « Christine était allée rejoindre les fidèles, les paysans d’autrefois qui ne ressusciteront pas, les vieilles gens de douceur qui ont pris congé sans laisser après eux d’autre mémoire que l’inscription sur leur croix de bois : né à Graaboelle, mort à Graaboelle. »(Le Dernier voyage de Christine)

LES FORMES HEUREUSES DU METAL

L’élégance dans la ligne, voire le sublime dans l’intimité des cieux, parfois pousse au-dessus d’une disparition. « Quelle solitude, quel abandon ! Mais au milieu du cimetière ouvert qui regarde la plage déserte et stérile, se dresse l’élégant monument de Berthe Dam. C’est une haute colonne de granit poli et luisant… Ces lignes élégantes sous le ciel pâle du Jutland, évoquent une vie plus douce quelque part bien loin vers le sud, où se réalisent les choses les plus difficiles à imaginer, où le métal se coule en formes heureuses. »

Tout est au-delà du bien et du mal. Les êtres sont souvent les jouets de la nature ou du groupe.

Vous pouvez alors reprendre les toiles de Hammershøi. Ce sont les mêmes émotions. Les deux sont frères. Assurément.

Jacky Lavauzelle

(traduction des textes de Jensen par A. de Rothmaler, ed Rombaldi)

L’ENFER de Henri BARBUSSE : ET LE CHEF D’ŒUVRE A FAILLI…

Henri BARBUSSE

1873-1935
L’Enfer

Henri BARBUSSE L'ENFER (2)

 

 

 

 

 

 

Et le CHEF D’ŒUVRE a failli …

L’Enfer reste une œuvre amputée. Amputée d’un trop plein. Amputée d’une trop grande ambition. Quand Barbusse nous embarque en Enfer, il nous prend, totalement, carrément, dans le premier chapitre, à nous donner l’ivresse, la saoulerie de cette nouveauté artistique, à nous faire oublier le beau et nous faire découvrir le désir, à nous dissimuler les corps pour inventer le corps.

LA PLUME GONFLEE DE DESIR

Nous ne nous y attendons pas, nous partons dans un marathon sprinté de bout en bout, d’une plume qui gonfle et enfle. L’idée, c’est la faille, l’ouverture vaginale, le mur qui ne sépare plus. Le narrateur devient voyeur, tout puissant, divin. Le vide du néant se remplit. Et ce plein envahit la chambre, puis la ville et le monde. Il encercle nos cœurs de lecteurs dans le battement des rideaux et fait battre nos cils par les éclats de lumière de cette chambre d’à côté.

J’AI LE CERVEAU MALADE

Certains ont écrit des chefs d’œuvre inachevés, Barbusse a achevé, dans le sens de tuer, le sien. Partir aussi léger et arriver aussi pataud, presque crotté. Il est passé à côté des œuvres comme celles de Kafka ou de Céline, avec une même puissance, une même envie. Mais c’est un roman de jeunesse, écrit à trente-cinq ans, son premier roman et Barbusse a voulu tout mettre, de la poésie, de la littérature, de la philosophie, des sciences. Et à vouloir composer une œuvre unique, englobant le savoir, ce qu’il a failli faire, il a écrit une œuvre désormais quasiment oubliée. Une volonté de réaliser la somme que réalisera Céline en 1932 avec son Voyage. Il aurait pu créer ce voyage immobile au cœur de la faille. Un style novateur aussi, en cette année 1908, sept ans avant la parution de la Métamorphose de Kafka, avec un style descriptif très similaire. « Je reprends mon équilibre par un effort de volonté…Alors, j’entends un chant murmuré tout près de mon oreille. Il me semble que quelqu’un, penché sur mon épaule, chante pour moi, pour moi seul, confidentiellement. Ah ! une hallucination…Voilà que j’ai le cerveau malade… C’est la punition d’avoir pensé tout à l’heure. Je suis debout, la main crispée sur le bord de la table, étreint par une impression de surnaturel ; je flaire au hasard, la paupière  battante, attentif et soupçonneux. Le chantonnement est là, toujours ; je ne m’en débarrasse pas. Ma tête se tourne…Il vient de la chambre d’à côté…Pourquoi est-il si pur, si étrangement proche… » A la nuance près que Kafka a su donner de la normalité à l’impossible et que Barbusse va donner de l’extraordinaire à la banalité.

Dans le rythme effréné, de ces rencontres visuelles et olfactives du début, nous nous heurtons, au tiers du roman, à une montagne, le chapitre VIII. Une montagne de discours, une suite de raisonnements grandiloquents dans un couple. Le roman continue de plus belle, verbeux et lourd, pesant, indigeste. Notre souffle est coupé. Désarçonnés, nous ne comprenons plus. Nous attendons la suite, grisés par le rythme précédent.

Nous nous pencherons donc sur la première partie du roman, époustouflante, généreuse et novatrice. Un roman à redécouper, à reprendre de fond en comble. Garder les sept premiers chapitres, le dernier, le dix-septième, et des dix chapitres intermédiaires en recomposer un ou deux. Un peu comme certains ont recomposé le Capital de Marx avec un sens de lecture, en précisant les articles les plus indigestes.

L’ANEANTISSEMENT DE LA LEGERETE INITIALE

Le roman entame une introspection qui dénature la volatilité et la légèreté du roman lui-même. « J’irai dans la terre », « je me plonge dans le détail », « je revois des faces dans le de profundis du soir, émerger comme des victoires suprêmes », Les questions aussi légères que : « la science…Qu’est-ce que la science ? Pure, c’est une organisation de la raison par elle-même ; appliquée, c’est une organisation de l’apparence » ; Des propos à base philosophique comme : «  la méditation était la même chose que moi ; elle prouvait la grandeur de la pensée qui la pensait, et pourtant elle disait que l’être pensant n’est rien. Elle m’anéantissait, moi qui la créais ! »

UNE CHUTE INFINIE

L’ensemble dans un moment de chute qui n’en finit pas : « j’ai l’air de marcher ; mais il semble que je tombe. » Et toujours avec de nombreuses discussions interminables : « la conversation des invités se centralise en un petit clan où l’on baisse légèrement la voix ; on parle du maître de maison. » Des discussions irréelles, tellement lourdes  dans le quotidien d’une conversation.

Mais les sept premiers chapitres sont d’une grâce et d’une majesté voluptueusement érotique. Quand nous prenons la barque de l’Enfer, Barbusse ne nous livre rien d’emblée. « L’hôtesse, Madame Mercier, me laissa seul dans ma chambre, après m’avoir rappelé en quelques mots tous les avantages matériels et moraux de la pension de famille Lemercier. » Nous sommes encore dans un roman réaliste du siècle passé. Quand arrive la chambre, la fameuse chambre, théâtre des observations, et nous montons dans notre cage.

LA CHAMBRE EST USEE

Le lieu ordinaire que constitue cette chambre n’a aucun charme, « la chambre est usée, il semble qu’on y soit indéfiniment venu. Depuis la porte jusqu’à la fenêtre, le tapis laisse voir la corde ; il a été piétiné, de jour en jour, par une foule…Cette chambre, on la retrouve à chaque pas. C’est la chambre de tout le monde. On croit qu’elle est fermée, non : elle est ouverte aux quatre vents de l’espace. Elle est perdue au milieu des chambres semblables, comme de la lumière dans le ciel, comme un jour dans les jours, comme moi partout. » Le narrateur va donner de ce lieu presque public une nouvelle dimension, il va découvrir le pouvoir de cet endroit, de sa magie, de sa spiritualité. Un lieu qui va transformer notre narrateur, personnage quelconque, « si chacun était comme moi, tout irait bien»,  en le divinisant. La nouvelle naissance aura lieu prochainement.

AU CONTACT DE L’HOMME, LES CHOSES S’EFFACENT

Le premier chapitre décrit le vide, le néant. Le néant des lieux comme du personnage.  De l’ordinaire au rien. « Tout cela m’était inconnu ; comme je connaissais tout cela, pourtant : ce lit de faux acajou, cette table de toilette, froide, cette disposition inévitable des meubles et ce vide entre ces quatre murs… »

Le lieu s’est effacé, «  au contact des hommes, les choses s’effacent, avec une lenteur désespérante. Elles s’obscurcissent aussi. » Le narrateur, aussi, semble être resté trop souvent, trop longtemps, au contact des hommes, passant du trop-plein de sa jeunesse, qui submerge de son être, au vide du temps présent. « Je me souviens que, du temps où  j’étais enfant, j’avais des illuminations de sentiments, des attendrissements mystiques, un amour maladif à m’enfermer en tête-à-tête avec mon passé. Je m’accordais à moi-même une importance exceptionnelle ; j’en arrivais à penser que j’étais plus qu’un autre ! Mais tout cela s’est peu à peu noyé dans le néant positif des jours. Me voici maintenant… J’aperçois, dans le décor que la pénombre commence à envahir, le modelé de mon front, l’ovale de mon visage et, sous ma paupière clignante, mon regard par lequel j’entre en moi comme dans un tombeau. La fatigue, le temps morne (j’entends de la pluie dans le soir), l’ombre qui augmente ma solitude et m’agrandit malgré tous mes efforts, et puis quelque chose d’autre, je ne sais quoi, m’attristent. Cela m’ennuie d’être triste. Je me secoue. Qu’y a-t-il donc ? Il n’y a rien. Il n’y a que moi.»

REGARDER EN FACE LA DESTINEE

Dans cet effacement, cet appel du vide, la mort règne. La vie s’est enfuie par tous les espaces possibles, entre les lattes du parquet, comme dans les jointures des fenêtres, à chacun des carreaux. «Mourir ! L’idée de la mort est décidément la plus importante de toutes les idées. » Pourtant, le narrateur ne semble pas tenté par le suicide : « Je mourrai un jour. Y ai-je jamais pensé ? Je cherche. Non, je n’y ai jamais pensé. Je ne peux pas. On ne peut plus regarder face à face la destinée que le soleil, et pourtant, elle est grise. »

ME JETER ET ME MULTIPLIER

Ce qui fait résistance, ce qui freine le narrateur dans l’accomplissement d’un acte ultime, c’est l’attente, le désir d’un quelque chose, le rêve d’un amour passionné. Ce quelque chose qui pourrait illuminer la noirceur des lieux, de la vie et du monde. « Je n’ai pas de génie, pas de mission à remplir, de grand cœur à donner. Je n’ai rien et je ne mérite rien. Mais je voudrais, malgré tout, une sorte de récompense…De l’amour ; je rêve d’une idylle inouïe, unique, avec une femme loin de laquelle j’ai jusqu’ici perdu tout mon temps, dont je ne vois pas les traits, mais dont je me figure l’ombre, à côté de la mienne, sur la route. De l’infini, du nouveau ! Un voyage extraordinaire, où me jeter, où me multiplier.»

LA CHAMBRE VOISINE S’OFFRE A MOI, NUE

Le second chapitre sera celui de la découverte, celle de la faille, de la vie, d’un autre monde. Mais celle-ci vient à lui sous la forme d’une voix qui lui caresse l’oreille. Est-ce un rêve ? Est-ce les rêves de l’agitation nocturne ? A l’étonnement, « j’étouffe un cri de surprise », suivra la contemplation de ce nouveau monde. Le narrateur se découvre Christophe Colomb devant la première terre, roi mage rentrant dans la grotte de Bethléem. « En haut, près du plafond, au-dessus de la porte condamnée, il y a une lumière scintillante. Le chant tombe de cette étoile. La cloison est trouée là, et par ce trou, la lumière de la chambre voisine vient dans la nuit de la mienne…Je regarde…je vois…La chambre voisine s’offre à moi, toute nue…Elle s’étend devant moi, cette chambre qui n’est pas à moi…Dans le lointain, la table semble une île. Les meubles bleuâtres, rougeâtres, m’apparaissent de vagues organes, obscurément vivants, disposés là. »

LA DECOUVERTE DE LA TELE-REALITE

Cette simple et banale découverte va transformer sa vie, lui donner un but, un sens. Enfin, il possède quelque chose, il maîtrise. Il peut voir sans être vu. Il peut observer les autres dans leur banalité. Le narrateur vient de découvrir la téléréalité. Et comme la téléréalité, les personnages inintéressants vont prendre une autre dimension, une autre envergure.

QUAND LA MALEDICTION DEVIENT BENEDICTION

La première personne qu’il épie sera la bonne venant s’occuper de son ménage. Il vient de la croiser  dans l’escalier. Plus qu’ordinaire, il la trouvait laide et crasseuse. La fente va changer sa vision. « Tout à l’heure, sur le palier, j’ai entrevu cette fille qui, pliée, frottait la rampe, sa figure enflammée proche de ses grosses mains. Je l’ai trouvée repoussante, à cause de ses mains noires, et des besognes poussiéreuses où elle se penche et s’accroupit…Je l’ai aperçue aussi dans un couloir. Elle allait devant moi, balourde, des cheveux traînants, laissant siller une odeur fade de toute sa personne qu’on sentait grise et empaquetée dans du linge sale. Et maintenant, je la regarde. Le soir écarte doucement la laideur, efface la misère, l’horreur ; change, malgré moi, la poussière en ombre, comme une malédiction en bénédiction. Il ne reste d’elle qu’une couleur, une brume, une forme ; pas même : un frisson et le battement de son cœur. D’elle, il ne reste plus qu’elle. C’est qu’elle est seule. Chose inouïe, un peu divine, elle est vraiment seule. Elle est dans cette innocence, dans cette pureté parfaite : la solitude. Je viole sa solitude, des yeux, mais elle n’en sait rien, et elle n’est pas violée. »

REGARDER SANS VOIR ET AVOIR CE QU’ON N’A PAS

Le pouvoir de la faille s’est d’embellir, de sublimer les choses. Barbusse utilisera donc les contradictions et les oppositions, l’union des contraires, l’inversion des valeurs et des codes dans la description afin de mieux rendre compte du bouleversement qui s’opère. « Cette lettre est dans le crépuscule, la plus blanche des choses qui existent…la lettre blanche pliée dans sa main grise…ils craignent la brusque apparition de quelque divinité, ils sont malheureux et heureux…Il semblait un de ces êtres doux, qui pensent trop, et qui font le mal…Et tout ce qui m’attire m’empêche de m’approcher…Il faut que je sois à la fois un voleur et une victime…leur union apparut plus brisée que s’ils ne s’étaient pas connus…Je passais deux jours vides, à regarder sans voir…Avoir ce qu’on n’a pas…Je comprends que beaucoup de choses que nous situons en dehors de nous, sont en nous, et que c’est là le secret… »

L’ODEUR DE L’AMOUR

Mais la découverte visuelle n’est rien, absolument rien sans la présence olfactive. Les fragrances qui viennent de la chambre amplifie et change la nature des choses observées. Et inversement, les situations ont des correspondances avec des parfums. « D’elle exhalait un parfum qui m’emplissait, non plus le parfum artificiel dont sa toilette est imprégnée, le parfum dont elle s’habille, mais l’odeur profonde d’elle, sauvage, vaste, comparable à celle de la mer – l’odeur de sa solitude, de sa chaleur, de son amour, et le secret de ses entrailles…Demi close, attentive, un peu voluptueuse de ce qui, d’elle, émane déjà de volupté, elle semble une rose qui se respire. On voit jusqu’aux genoux ses jambes fines, aux bas de fil jaune, sous la robe qui enveloppe son corps en le présentant bouquet…La chambre, tout en chaos, est pleine d’un mélange d’odeurs : savon, poudre de riz, senteur aiguë de l’eau de Cologne, dans la lourdeur du matin enfermé… »

RIEN

Mais à l’heure où nous découvrons la faille, le chaos semble reculer, le néant s’anéantir, et la nuit s’effacer. Mais le vide est et restera le plus fort, au bout du bout il sera le vainqueur. « Je crois qu’en face du cœur humain et de la raison humaines, faits d’impérissables appels, il n’y a que le mirage de ce qu’ils appellent. Je crois qu’autour de nous, il n’y a de toutes parts qu’un mot, ce mot immense qui dégage notre solitude et dénude notre rayonnement : Rien. »

Mais juste après ce RIEN, Barbusse termine par une dernière phrase qui illumine, qui ouvre. Mais une  phrase où s’amasse notre existence, notre libre-arbitre, notre liberté et tout le poids de nos responsabilités : « je crois que cela ne signifie pas notre néant ni notre malheur, mais au contraire, notre réalisation et notre divinisation, puisque tout est en nous. »

CE QU’EST UNE FEMME

Revenons donc à notre émerveillement du début et reprenons notre odyssée. La naissance du sublime, la découverte de l’autre, mais surtout de la femme. Car après la bonne, déjà entourée d’un nouvel halo chargé d’étonnement et de merveilleux, arrive une jeune et belle femme. Viens la découverte, le dépouillement de ce corps, sa nudité. « Je reste là, tout enveloppé de sa lumière, tout palpitant d’elle, tout bouleversé par sa présence nue, comme si j’avais ignoré jusque-là ce que c’est qu’une femme. »

Mais avant la découverte de cette nudité, Barbusse décrit l’accouplement des ombres, « c’était plutôt mon ombre qui s’accouplait à la sienne », la découverte lente et enivrante de chacune des parties du corps, la tension sensuelle, sexuelle de l’observateur.

LE VENTRE COMME CRI

Dans le corps, Barbusse se focalise sur le ventre de la femme. « Un cri m’occupait tout entier : Son ventre ! Son ventre ! Que m’importaient son sein, ses jambes ! Je m’en souciais aussi peu que de sa pensée et de sa figure, déjà abandonnées. C’est son ventre que je voulais et que j’essayais d’atteindre comme le salut. »

Mais du ventre au sexe de cette femme, le chemin n’est pas loin et Barbusse, véritable serpent, s’y glisse sournoisement. « Mes regards, que mes mains convulsives chargeaient de leur force, mes regards lourds comme de la chair, avaient besoin de son ventre. Toujours, malgré les lois et les robes, le regard mâle se pousse et rampe vers le sexe des femmes comme un reptile dans son trou. Elle n’était plus, pour moi, que son sexe. Elle n’était plus pour moi que la blessure mystérieuse qui s’ouvre comme une bouche, saigne comme un cœur, et vibre comme une lyre. »

A travers cette faille, Barbusse nous amène dans la sexualité, mais aussi nous ouvre les portes de l’humanité toute entière, sur la piste qui part loin, tout là-bas, vers l’infini et au-delà. Comme cette pluie devenue immobile à force de trop tomber, comme ces êtres qui se regardent dos-à-dos et se comprennent. Mais de l’infini à la divinité, la route n’a pas besoin de raccourci. Nous partons loin, et comme nous l’avons vu, nous reviendrons à nous-mêmes, au cœur du Moi.

 Jacky Lavauzelle