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POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS (I)

 POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS
Алекса́ндр Серге́евич
Alexandre Pouchkine 
русский поэт- Poète Russe
русская литература
Littérature Russe

poemes-de-alexandre-pouchkine-artgitatopushkin-alexander

ALEXANDRE POUCHKINE 
pushkin poems
стихотворение  – Poésie
POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS

 

 

POUCHKINE – Пу́шкин
Алекса́ндр Серге́евич Пу́шкин
1799-1837

[создатель современного русского литературного языка]

 

LA POESIE DE POUCHKINE

СТИХИ АЛЕКСАНДРА СЕРГЕЕВИЧА ПУШКИНА

POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS
I – PREMIERE PARTIE
Charles de Saint-Julien

Œuvres choisies de Pouchkine, traduites par M. H. Dupont


Il en est de certains pays comme de certains hommes, dont la destinée est d’être soumis aux jugements les plus contraires, de se voir à la fois l’objet d’éloges excessifs et de critiques violentes, de ne trouver justice et modération nulle part. Tel est de nos jours le sort de la Russie. Les uns, voyant dans cet empire l’expression la plus puissante d’un principe que la France a répudié, tendent les bras à son gouvernement, fort indifférent à leur égard, et ne trouvent pas de formules assez pompeuses pour proclamer ses bienfaits. A les entendre, la Russie est le seul pays où règnent sans partage aujourd’hui l’ordre, la paix, le bien-être, le seul qui demeure fort et sage au milieu des secousses sociales dont le monde est ébranlé. Les autres, se jetant dans un excès opposé, ne voient dans la nation russe qu’un amas grossier d’esclaves courbés sous le knout d’un Tartare, lequel n’a d’autre loi que son bon plaisir, d’autre règle que son caprice. Cette dernière opinion est encore aujourd’hui la plus répandue, la plus généralement accréditée en Europe. En attendant que le grand redresseur de torts en cette matière, le temps, fasse prévaloir définitivement la vérité sur l’erreur, il suffirait d’un peu de réflexion pour découvrir ce qu’il y a d’exagéré dans ces jugements contradictoires. Une seule conviction résulterait, selon nous, d’un examen impartial de ces apologies et de ces attaques systématiques : c’est qu’un peuple qui depuis neuf siècles, à travers les vicissitudes les plus étranges, a donné les plus éclatants exemples de courage et de patriotisme, un tel peuple mérite d’être traité avec moins de légèreté.

Un fait puissant et terrible s’élève, nous le savons, entre l’Europe et l’empire des tsars. La Pologne accablée a mis la douleur et l’indignation dans toutes les âmes ; elle a réveillé toutes les colères contre ses ennemis. Ces sentiments sont nobles et légitimes, et il faudrait manquer d’entrailles pour ne pas les comprendre ; mais, sous l’influence d’une émotion généreuse, on oublie peut-être qu’envisagée des hauteurs historiques, la question de la Pologne échappe aux intérêts de la politique actuelle, pour ne laisser voir que la suite d’une guerre de peuple à peuple vieille de plusieurs siècles. Les Polonais commandèrent un jour au pied du Kremlin, où ils avaient amené un faux descendant des vieux tsars, insultant ainsi à la nationalité moscovite jusqu’en ses foyers. De là une haine mortelle vouée par les Russes à leurs fiers vainqueurs, de là une de ces vendetta corses qui ne se terminent que par l’extinction de la race ennemie. D’ailleurs, il est des accidents historiques dont il ne faut tenir compte qu’avec réserve, quand on veut apprécier sainement l’état d’un grand peuple. Or, la nation russe a son existence parfaitement indépendante de la politique extérieure de son gouvernement, et au lieu de la juger à priori et sans appel, suivant l’intérêt ou la passion, il conviendrait de remonter à son origine, de la suivre dans sa vie sociale, de pénétrer dans les secrets de sa vie domestique, d’étudier son caractère, ses mœurs, ses habitudes. C’est ce qu’on n’a pas suffisamment fait ; aussi peut-on dire que la Russie est restée, sous bien des rapports, inconnue à l’Europe, malgré les nombreux ouvrages que publient à l’envi des touristes de tout esprit et de toute condition.

 

On ne se fait pas une idée, dans nos pays de civilisation régulière, des éléments nombreux et opposés qui concourent à former ce qu’on pourrait appeler le tissu national de la race moscovite. Nous nous figurons, par exemple, qu’il n’existe que deux classes dans la société russe, les nobles et les esclaves, et nous croyons connaître les premiers pour avoir vu quelques Moscovites titrés promener à travers nos capitales leur inquiète curiosité, ou bien pour avoir rencontré dans le monde quelques-uns de ces élégants secrétaires d’ambassade dont une éducation spéciale a complètement transformé les manières et le langage. Quant aux esclaves, nous avons un modèle tout prêt : les serfs de notre moyen-âge. C’est se méprendre sur les uns comme sur les autres. En premier lieu, la noblesse russe, — depuis les familles qui remontent avec orgueil aux vieux boyards et se rattachent aux princes apanagés jusqu’aux dernières anoblies par quelques années de fonctions publiques, — se divise en une foule de classes, dont chacune a son centre d’action et de pensée, son caractère, ses mœurs et ses préjugés. En outre, l’espace qui sépare cette noblesse des hommes de la glèbe est comblé par plusieurs castes intermédiaires. Ce sont d’abord les petits employés du gouvernement, qui travaillent à s’anoblir, espèce de tiers-état craintif et mécontent. Après ceux-ci viennent les marchands, dont la corporation a acquis, sous le règne actuel, une importance manifeste et qui s’étend chaque jour davantage ; enfin, les bourgeois, dont l’existence se lie à celle des marchands, et qui ne tarderont pas à former avec eux une classe nombreuse et forte. Quant aux serfs, qui se montrent en dernier lieu, ce sont de véritables fermiers attachés au sol, auquel ils appartiennent, et dont ils partagent de diverses façons le produit avec les propriétaires. Ces différentes classes se subdivisent encore, se distinguent, se tranchent, si on peut le dire, en couches infinies, ce qui ne les empêche pas de se réunir, de former dans certaines circonstances un ensemble de parties parfaitement harmoniques. Alors les rivalités de caste et de rang, les jalousies, les ambitions, les mauvais vouloirs, si profonds et si vivaces qu’ils soient, tombent et s’éteignent pour faire place à un seul intérêt et à un seul sentiment : la nationalité. 

Nous venons de prononcer un mot qui explique tout le travail intérieur de la Russie, tout son mouvement littéraire depuis quarante ans. Le bon sens moscovite sait que l’esprit de nationalité peut seul donner à la Russie une valeur et une force réelles en présence de l’Europe. Seulement on pourrait se demander comment il se fait qu’un sentiment aussi légitime, aussi généreux, ait pu passer depuis quelques années à l’état de système mesquin et puéril, comment il se fait qu’il ait cru s’anoblir par une affectation de dédain, nous allions dire de mépris, pour tout ce qui est étranger. Le mot de nationalité est devenu une espèce d’enseigne obligée, de mot d’ordre et de ralliement à tout propos invoqué. La Russie ne craint-elle pas que ces appels systématiques au sentiment national soient mal interprétés, et qu’on ne lui rappelle à ce sujet certains gentilshommes d’autrefois, qui mettaient sans cesse en avant la noblesse de leur blason dans la crainte, quelquefois fondée, qu’on n’y crût point assez ? Hâtons-nous de le dire, ce pavillon patriotique si complaisamment déployé à tous les vents n’est pour ainsi dire que le symbole nouveau d’un fait ancien, d’une réaction depuis longtemps préparée contre l’influence étrangère, et conséquemment, à plusieurs égards, contre la rénovation sociale imposée au pays par Pierre Ier. Encore aujourd’hui, il est une question qu’on ne se lasse point d’agiter : le fondateur de Saint-Pétersbourg a-t-il réellement servi sa patrie en la poussant violemment dans la voie européenne ? De là, mille discussions, mille controverses, qui ne sauraient aboutir, malgré quelques exagérations fâcheuses, qu’à une conciliation désirable entre la civilisation de l’Europe et l’influence renaissante de la vieille nationalité moscovite.

Après avoir vu pendant un siècle et demi la docile obéissance de la Russie à l’impulsion étrangère, il semble qu’on doive s’étonner de la voir se livrer actuellement à l’examen des principes de ce qu’on appelle sa régénération sociale. En y réfléchissant un peu, on sera obligé de convenir que cet examen même pourrait bien indiquer des progrès assez marqués, un développement de l’esprit national dont la Russie a de plus en plus conscience, et qu’elle est jalouse de faire reconnaître à ceux qui l’instruisirent. D’ailleurs, cette opposition nationale contre une civilisation acceptée forcément ou d’office, cet esprit assez confiant en lui-même pour croire qu’il aurait tracé son sillon de lumière sans le secours de l’Occident, cette révolte longtemps contenue contre un ordre de choses qui n’avait pas été choisi, tout cela correspond à ce qu’il y a dans le sentiment public en Russie de plus jeune et de plus ardent. Il ne faut pas chercher ailleurs les causes et le principe du mouvement littéraire qui se continue aujourd’hui dans cet empire, mouvement que nous voudrions apprécier non-seulement dans ses productions récentes, mais dans celles du poète qui le prépara et le dirigea. Ce poète, on l’a nommé, c’est Alexandre Pouchkine.

 On sait que la littérature russe du dernier siècle était toute française et de cour, car, à l’exception de Lomonossoff, ce pauvre pêcheur d’Archangel qui devait être le Malherbe moscovite, et du prince Cantemir, célèbre par ses satires, elle n’avait rien qui fût national. C’était une gracieuse contrefaçon de la petite littérature de Versailles, dont le siège se tenait à l’Ermitage, cette solitude lettrée de la grande Catherine, où peu d’élus étaient appelés, même parmi les courtisans, mais dont tous les élus étaient gens d’esprit. Là un couplet du comte de Ségur, une épître du comte Schouvalof ou du prince Bélosselsky, étaient applaudis avec enthousiasme par les heureux et nobles habitués de l’impérial cénacle, au milieu duquel vint tomber un matin l’encyclopédiste Diderot, qui n’en changea ni l’esprit ni l’allure. Hors de ce cercle privilégié, les lettres marchaient d’un pas lent et boiteux. Le peu d’ouvrages qui se publiaient en Russie n’étaient guère que de faibles imitations françaises : la Pétréide de Kéraskoff ne vaut pas, à coup sûr, les fragments de Thomas qui nous sont restés sous le même titre ; ces pâles traductions du français n’étaient lues que parce qu’il n’y avait pas autre chose à lire. Quant à la littérature nationale, elle n’existait point encore, à moins qu’on ne veuille appeler ainsi quelques récits traditionnels, espèces de romans fantastiques, comme celui de Dobrine, l’enfant sans père, que les vieillards racontaient durant les longues soirées d’hiver à leur famille réunie autour du poêle de l’isba.

 Cependant un nouveau siècle et un autre règne commencèrent. Les armées de la Russie, entraînées par les événements européens, passèrent les Alpes, et, en même temps que le ciel d’Italie éblouit leurs regards, le spectacle de la civilisation moderne, frappant tout ce qu’elles renfermaient de jeunes imaginations, leur ouvrit une longue perspective d’idées et de sentiments nouveaux. Plus tard, ces mêmes armées se trouvèrent transportées au sein de la France, et le contact immédiat de notre vie publique ne fut pas perdu pour quelques esprits que ce grand mouvement initia au rôle, à la puissance de la pensée. Après cette campagne, éternel sujet d’orgueil pour les Russes, l’empereur Alexandre, saisi tout à coup d’idées plus généreuses que politiques, rêva l’affranchissement de son pays. La jeunesse exaltée se livra en même temps à l’examen des plus hardies questions de réforme sociale. Une société secrète prit naissance et trama dans l’ombre un grand projet de révolution ; mais le temps, qui seul peut mûrir certaines œuvres, manqua à celle-ci : la nation demeura impassible devant la tentative du 14 décembre 1825. Seulement la Sibérie et l’échafaud y gagnèrent quelques victimes. Plusieurs familles eurent à gémir, et tout fut oublié, ou plutôt on n’oublia point, on attendit. Les esprits plus calmes comprirent qu’on avait fait une grande faute, et se renfermèrent dans la discussion des principes. Qu’on ne croie pas cependant, comme il serait naturel de se l’imaginer d’après l’esprit connu de l’autocratie, que le gouvernement russe fermât dès cet instant la voie aux idées progressives ; ce serait une erreur. Jamais la censure n’avait été plus indulgente, et il est douteux qu’on eût permis en Autriche ou à Naples la libre circulation des écrits qui s’imprimaient à Saint-Pétersbourg ou qui y arrivaient. Peu d’ouvrages se sont publiés en France à cette époque qui n’aient eu leur libre entrée en Russie. Cette indulgence du gouvernement s’explique par la transformation même qui s’était accomplie dans les esprits. De violent et de fiévreux, le mouvement était devenu paisible et régulier ; il avait quitté le terrain de l’action brutale pour entrer dans la voie des études sérieuses. Les idées politiques avaient d’abord cédé la place aux idées générales de droit public ; puis ce fut le tour des idées littéraires. On comprit que le nonce te ipsum du philosophe doit s’appliquer également aux nations, et qu’un peuple ne saurait arriver à la connaissance de lui-même sans passer par la littérature, cette introduction obligée à tant de choses. Ce fut donc vers la littérature que se tourna l’activité des intelligences.

 C’était le moment où s’agitait en France le procès des deux écoles rivales ; le bruit de ce démêlé, auquel venait se joindre le bruit plus éclatant de la gloire de Byron, retentit sur les bords de la Néva, et les imaginations furent entraînées. La nouvelle école conquit d’abord toutes les sympathies. Des essais furent faits dans le sens de ses théories, et le public y applaudit. La jeunesse lettrée se mit à interroger curieusement le passé de son pays, qui lui offrit d’abord peu de richesses ; elle ne se découragea point et continua à fouiller les chroniques, à recueillir les traditions populaires. La Russie eut son historien dans Karamsine, et grace à son travail, malheureusement inachevé, sur les annales de l’empire, le culte de la nationalité put se retremper, se fortifier dans les souvenirs historiques. A partir de 1825 surtout, les salons de Pétersbourg présentèrent une physionomie singulièrement animée. De jeunes et ardens esprits y débattaient chaque soir toutes les théories dont l’influence féconde se faisait alors sentir en Europe. On examinait quel rapport pouvait exister entre ces théories et l’art national. Cet art, il ne s’agissait pas simplement de le raviver comme en France, mais de le faire naître, pour ainsi dire, en le demandant aux traditions et à l’histoire du pays. Le bruit des disputes françaises continuait à jeter ses incessans échos dans ces vives discussions. Comme l’Allemagne avait une large part dans nos études et nos sympathies, on était souvent amené à comparer entre eux les écrivains des deux pays, et, nous le disons à regret, ces comparaisons étaient presque toujours faites dans un esprit d’hostilité contre la France. Ces jeunes gens, dont les manières et le bon goût attestaient si clairement l’influence de nos mœurs et de nos écrits, se montraient le plus naïvement ingrats du monde, en se germanisant d’idées et d’opinions, de peur de paraître Français. C’était un parti pris, une sorte de mode ; pour paraître profond, il fallait dédaigner la France. Tout cela n’indiquait en définitive qu’un dépit mal déguisé. La France de Versailles, voire la France encyclopédique, avait long-temps régné à la cour ; l’éducation aristocratique avait été jusque-là, et n’a pas cessé d’être encore, sous bien des rapports, toute française. Il fallait mettre un terme à cette usurpation étrangère, il était temps de repousser les mœurs et les idées gauloises ; on était Slave avant tout ; les destinées de la Russie ne pouvaient s’accommoder de cette perpétuelle imitation. Par malheur, les aimables raisonneurs ne s’apercevaient pas que pour n’être point Français ils se faisaient Allemands.

 Parmi les salons dont les nobles habitués prenaient alors une si vive part au mouvement intellectuel du pays, il en est ’un surtout qui mérite d’être distingué, car il eut dans ce réveil littéraire son rôle brillant et même sa réelle influence. C’est celui de Mme la comtesse de Laval, épouse d’un ancien gentilhomme français, femme d’esprit et d’imagination, animée d’un goût réel pour les arts et les lettres. L’élite de la jeunesse de Saint-Pétersbourg, reçue chez Mme de Laval, était présidée par Kasloff, le Nestor des écrivains russes, poète distingué, que son âge et sa cécité complète rendaient doublement vénérable. Là on voyait le comte Kamarovsky, auteur de vers français où se révélait un talent aimable, formé à l’école du chantre des Méditations et des Harmonies ; le prince Odoevsky, d’une des plus vieilles familles moscovites, esprit délicat et rêveur, partisan du mysticisme germanique, qui depuis lors a pris rang parmi les écrivains les plus estimés de la Russie ; M. Vénévitinoff, qui promettait un grand poète à sa patrie, et que la mort a prématurément enlevé. Quelques nobles vétérans de l’armée poétique venaient apporter leurs encouragements aux jeunes novateurs. Parmi ceux-là on distinguait Gnéditch, le traducteur d’Homère, et Kriloff, le La Fontaine russe, comme le nôtre plein de finesse, de verve gracieuse, de sens et de philosophie pratique. Le comte de Laval représentait, au milieu de ses hôtes, l’esprit français du XVIIIe siècle, l’esprit du prince de Ligne, et son scepticisme indulgent trouvait toujours une observation fine et railleuse à placer au milieu des plus chaudes discussions. Le spirituel vieillard opposait aux fougueuses sorties des jeunes écrivains les leçons, l’expérience et les traditions d’une époque dont il avait gardé le bon sens ironique aussi bien que la grâce exquise. Mais l’âme secrète de ces réunions, l’homme qui, bien qu’absent de Pétersbourg, dominait ces vifs débats, c’était Pouchkine. Le poète était l’ami de la plupart de ces jeunes gens, qui professaient pour lui une admiration sans bornes, un respect sans limites. Quand on avait assisté à ces réunions littéraires, où il était sans cesse question de lui, à propos d’une lettre reçue, d’un poème annoncé, où d’ardents disciples rapportaient et commentaient toutes les opinions du maître avec un juvénile enthousiasme, on ne pouvait se méprendre ni sur la valeur du poète ni sur la portée de son influence. La vie de salon était alors liée trop étroitement à la vie intellectuelle du pays pour qu’on ne vît dans les éloges accordés à Pouchkine par tant de voix unanimes que l’expression d’une sympathie passagère et d’un engouement mondain. Il fallait bien reconnaître là plus que l’opinion d’une coterie. Évidemment l’esprit national émancipé ne voyait pas seulement dans Pouchkine un grand poète ; il voyait en lui sa propre personnification, il se reconnaissait et s’admirait dans un homme de génie.

 Ainsi, le mouvement, commencé d’abord sur le terrain politique, s’était porté sur le terrain littéraire. Cette transformation de l’esprit national avait été secondée par l’élite de la société russe, et les salons étaient devenus, à Pétersbourg, une noble arène où les plus hautes questions de poésie et d’art étaient soulevées et débattues. L’homme qui dirigeait ce mouvement, qui le personnifiait, était Alexandre Pouchkine. L’appréciation de ses écrits est donc en quelque sorte l’appréciation même de la littérature russe contemporaine dans ses débuts, dans sa jeunesse féconde et dans sa période la plus récente.

 I. 

Dans les pays d’ordre et de discipline militaire, l’indépendance de certains esprits dégénère quelquefois en une susceptibilité ombrageuse, intraitable. Leur imagination, excitée par mille entraves, les emporte à travers les champs d’une liberté impossible, renversant ou brisant dans sa course toutes les barrières que les mœurs, la bienséance et la morale tenteraient de lui opposer. Tel se présente Pouchkine au début de la vie. Le sang africain de son aïeul, pour être mêlé dans ses veines au sang moscovite, n’avait rien perdu de sa chaleur native. Ennemi du travail et de la réflexion, impérieux, léger, versatile, Alexandre Pouchkine rachetait ces défauts par les nobles élans d’une nature généreuse et passionnée. Dans ses traits mêmes, on reconnaissait, avec l’empreinte de la race africaine, tous les signes d’un caractère indomptable. Il avait la tête forte et le front ombragé d’une forêt de cheveux épais et crépus. Son nez, recourbé en bec de vautour, était brusquement aplati par le bout, ses lèvres étaient proéminentes ; mais le regard vif et impérieux donnait à l’ensemble de sa physionomie une singulière expression de grandeur et de fermeté. Mieux encore que le regard, la parole animée et brillante faisait dans Pouchkine reconnaître le poète.

 On comprend qu’il n’était pas donné à une nature semblable de se plier à la vie disciplinée et laborieuse de l’école. Entré en 1811 au lycée de Tsarkoe-Sélo, Pouchkine passa à lire en cachette Goethe et Voltaire le temps qu’il eût dû consacrer aux études classiques. Déjà il s’exerçait à l’épigramme et rimait quelques essais poétiques fort applaudis de ses condisciples ; la supériorité de son esprit et l’énergie de son caractère se révélèrent à la fois durant les sept années qu’il passa à Tsarkoe-Sélo. Subjugués par l’ascendant de cette vive intelligence, ceux qui entouraient Pouchkine acceptèrent sans trop d’opposition les prétentions de son caractère despotique, et le poète s’accoutuma ainsi de bonne heure à la domination et à l’indépendance. Bientôt sa renommée naissante franchit l’enceinte du lycée, pour le précéder dans les salons qui allaient s’ouvrir devant lui. Les relations de son père avec les écrivains célèbres de cette époque, Karamsine, Dmitrieff et Joukovski, ne furent point étrangères à cette précoce réputation. Les vers de l’écolier étaient reçus avec les plus vifs applaudissements, et, lorsque le jeune auteur se présenta dans le monde, les applaudissements redoublèrent. Ce fut une véritable ovation, et, l’on pourrait dire, le triomphe avant la victoire.

 Quelle était cependant la valeur réelle de ce jeune homme, sorti à peine de l’école, d’où il ne rapportait aucune des études qui, dans nos pays de civilisation latine, sont la condition presque indispensable des succès littéraires ? Pouchkine ne savait rien des littératures anciennes ; quant aux littératures modernes, elles ne lui étaient connues que par quelques auteurs qu’il avait lus à la dérobée. L’histoire n’avait laissé dans sa mémoire que des faits généraux et vagues ; toutes ses connaissances étaient incomplètes : rien, dans son esprit, de lié, de tissu, de coordonné ; mais ce jeune homme avait une imagination ardente, une intelligence merveilleuse, quoique éclairée de mille clartés confuses, un génie moqueur, une verve satirique : il était poète, poète né pour la lutte plutôt que pour la rêverie. Le monde l’accepta ainsi. Pouchkine lui paya sa bienvenue par une sorte de dithyrambe patriotique sur les derniers succès des armées russes et la glorification de l’empereur Alexandre ; après quoi, laissant la poésie venir à ses heures, il ne songea plus qu’à se plonger dans les plaisirs. Les fêtes du monde furent bientôt impuissantes à le satisfaire : il lui fallut l’orgie nocturne, bruyante, effrénée, le jeu avec ses émotions puissantes et fiévreuses, les duels, qui sont aussi un jeu, et qui, pour lui, variaient la monotonie de l’autre. Il aimait les duels : était-il averti par un pressentiment secret, et voulait-il se familiariser avec ce terrible hasard qui devait un jour lui être si fatal ?

La violente nature de ce jeune homme ne tarda pas à se trahir au milieu des salons par d’imprudents discours. Quand une question d’émancipation politique était agitée en sa présence, le chantre de l’empereur Alexandre devenait un tribun dont l’éloquence hardie faisait trembler ses amis pour sa liberté. La Muse ne le visitait plus que pour lui inspirer des chants d’indépendance qu’on ne retrouve point dans ses œuvres, mais que la mémoire des contemporains a retenus. Les craintes de ses amis ne tardèrent pas à se justifier. Pouchkine reçut l’ordre de quitter Pétersbourg. Les provinces méridionales de l’empire lui furent assignées comme lieu de résidence.

En voyant une peine si sévère infligée à Pouchkine pour quelques déclamations irréfléchies, on serait tenté de partager une opinion qui a souvent entretenu le public français dans une fâcheuse indifférence à l’égard des poètes russes. On croirait volontiers qu’il y a incompatibilité entre le gouvernement absolu et le libre épanouissement d’une imagination poétique. La réputation de Pouchkine n’est encore arrivée jusqu’à nous que comme un écho affaibli, et n’a été acceptée qu’avec réserve : nous venons de dire pourquoi. On a posé en règle que la liberté est indispensable au développement de la poésie, et dès-lors on répugne à croire qu’un grand poète ait pu naître et s’épanouir sous le ciel de la Russie. Est-il besoin pourtant de faire remarquer que la poésie, dans son essence supérieure et divine, échappe complètement à l’influence d’une forme plus ou moins libérale de gouvernement ? Pouchkine et Mickiewicz chantèrent tous deux sur une terre privée d’indépendance ; qui oserait dire que leur imagination fut moins maîtresse d’elle-même, moins dégagée de toute entrave grossière que celle du chantre de Harold ? Qui oserait affirmer que leurs poèmes respirent moins vivement que ceux de Byron le sentiment de la liberté et de la dignité humaines ?

 Lorsque Pouchkine se vit en présence de cette sévère et puissante nature de l’antique Chersonèse, qu’il aperçut le Caucase à la cime souveraine, que ses regards se perdirent à l’horizon de ces steppes sans fin où l’on voit passer les chameaux des caravanes comme aux déserts de l’Arabie, alors le poète connut de nouvelles émotions. Ce fut pour lui un moment de recueillement profond et solennel ; s’interrogeant pour la première fois dans la solitude, il sentit ce qui manquait à son esprit encore inculte ; il appela au secours de son âme chagrine et désabusée l’étude et la réflexion. Jusqu’alors son génie n’avait obéi qu’à une fougueuse effervescence, à des colères subites et à des passions soudaines ; d’admirables instincts poétiques avaient donné à ses premiers accents la verve, la puissance et l’harmonie ; mais le flot de ces inspirations pouvait se tarir, si des études sérieuses n’en venaient entretenir et purifier la source. Pouchkine recommença donc son éducation lui-même. Il écrivait des lieux de son exil : « J’ai appelé dans la solitude le paisible travail et le goût de la réflexion. Le temps est à moi, et j’en use selon ma volonté ; mon esprit est devenu l’ami de l’ordre ; j’apprends à retenir mes pensées, je cherche à réparer en liberté le temps perdu : je me mets en règle avec le siècle. » Comme l’intelligence de Pouchkine était vive, cette éducation fut bientôt terminée. Alors l’inspiration lui arriva de nouveau, mais riche, abondante, et toute pénétrée de la chaleur du ciel qui rayonnait sur sa tête, tout étincelante des reflets de ses splendides horizons. On eût dit que le génie du poète avait retrouvé sa patrie dans cette terre méridionale et reconnu sa famille dans ses rudes habitans. Aussi imprima-t-il un cachet d’originalité locale remarquable aux trois poèmes qu’il composa dans ce temps-là : la Fontaine de Baktchisaraï, inspiré par le palais en ruine d’un ancien khan de Crimée ; le Prisonnier du Caucase, dont le sujet est emprunté à l’un de ces mille épisodes que fait naître chaque jour la guerre du Caucase, et les Bohémiens, que lui dicta la vue d’une de ces peuplades errant dans les plaines de la Bessarabie.

 

Dans ces trois poèmes, c’est une muse presque orientale qui se révèle. L’éducation européenne avait nourri l’esprit de Pouchkine sans lui enlever son originalité. L’auteur des Bohémiens resta toujours sans émotion devant les souvenirs classiques, et ne put leur demander des sujets d’inspiration sans laisser voir aussitôt une excessive infériorité. Si pendant cet exil il se rappelle qu’Ovide fut comme lui exilé aux mêmes lieux, sa muse reste froide et déclamatoire ; mais lorsque, obéissant à son génie, il décrit les mœurs libres et pittoresques de l’aoul (village circassien), ou traduit avec une verve sauvage les discours passionnés de la fille des Bohêmes, alors cette muse prend la taille des muses antiques et se fait admirer. On chercherait en vain dans ces poèmes écrits au pied du Caucase l’influence de notre littérature européenne avec ses sentiments délicats, ses passions retenues, ses élans de convention. Tout y est dédaigneux de notre bon goût, hardiment sacrifié à la vérité d’une nature que nous ignorons. Quelques-uns ont voulu trouver dans ces premiers poèmes une imitation de Byron. Ceux-là comprenaient mal la muse de Pouchkine. Byron, pair de la Grande-Bretagne, avait tracé des types empruntés à son imagination, et qu’il orientalisa à peu près comme aurait fait un habile costumier ; Pouchkine, descendant du nègre Annibal, peignit des types réels, des types vivants, qu’il voyait partout autour de lui ; puis il les anima de ses propres passions, qui étaient aussi les leurs, c’est-à-dire brûlantes, jalouses et cruelles. Or, si cette individualité tout orientale de Pouchkine se trouve portée quelque part à sa plus haute expression de vérité, c’est sans contredit dans le poème des Bohémiens.

Savez-vous d’où sortit cette race nomade,
Nation dont partout erre quelque peuplade,
Hommes au teint de cuivre, à l’œil noir, dont la peau
Se durcit à travers les trous d’un vieux manteau ;
Qui traînent après eux leurs bruyantes familles ;
Vendant selon les lieux leurs poignards ou leurs filles,
Mais ne campant jamais aux mêmes bords deux fois ?
Car leur plus grand besoin, à ces tribus sans lois,
C’est d’errer, de franchir steppe, désert aride,
Plaines ou monts, suivant qu’un caprice les guide,
Faisant le plus de mal qu’ils peuvent aux chrétiens.
Demandez-leur d’où vient leur race de païens,
S’ils sortirent des murs de Thèbes la divine,
De l’Inde, ce vieux tronc où pend toute racine,
On bien s’il faut chercher leur source, qu’on perdit,
Parmi les Juifs de Tyr, comme eux peuple maudit ?…
Ils l’ignorent. Pour eux, les temps sont un mystère ;
Comme l’oiseau des airs, ils passent sur la terre.
Qu’ont-ils besoin de plus, et que leur fait, au fond,
Qu’ils viennent de l’aurore ou du couchant ? Leur front
A pour toit le ciel pur où brillent les planètes ;
Pour lit, le bord du fleuve ou des mers inquiètes :
Et puis ils ont leurs chants, le soir, devant leurs feux,
Leurs chants d’amour, ardents, libres, impétueux,
Qui donnent au plaisir les accents du délire
Et demandent le bruit du fer au lieu de lyre.

Tels sont les Bohémiens de Pouchkine. Le camp d’une de ces peuplades nomades venait de se livrer au sommeil ; les feux s’éteignaient ; la lune, montée sur l’horizon, éclairait de ses blanches lueurs un vieillard assis devant des charbons fumants qu’il ranimait. Ce vieillard attendait le retour de sa fille, la jeune Zemphirine, attardée ce soir-là dans la campagne. Elle paraît bientôt, accompagnée d’un étranger qu’elle présente à son père. « Mon père, lui dit-elle, je t’amène un hôte. Je l’ai rencontré derrière un tertre dans le désert, et l’ai engagé à passer la nuit dans notre camp. Comme nous, il veut vivre en liberté ; la loi le proscrit, mais je serai son amie. Il se nomme Aléko ; il me suivra partout où je voudrai. » C’est bien là le langage d’une passion naïve et qui ne connaît pas d’obstacles. Zemphirine avoue son amour comme elle avouerait le plus innocent caprice ; elle parle d’Aléko comme elle parlerait d’un oiseau, d’une gazelle favorite. On devine la réponse du vieillard. L’étranger est reçu dans la tente, et devient l’heureux époux de l’alerte jeune fille. Deux ans se passent. Aléko est toujours amoureux de Zemphirine, lorsqu’un matin, celle-ci, auprès d’un berceau, se met à chanter une étrange chanson d’amour. La jalousie entre au cœur de l’époux ; il se plaint au vieillard : celui-ci lui rappelle quelles sont les mœurs des tribus bohémiennes et lui raconte sa propre histoire. La femme qu’il avait épousée, la mère de Zemphirine, l’a quitté, lui aussi, après avoir vécu un an sous sa tente, pour suivre un jeune Bohémien. On comprend qu’Aléko ne se laisse point désarmer par ce récit : le proscrit européen ne saurait partager la résignation philosophique du vieillard ; il surprend Zemphirine à un rendez-vous.nocturne, et frappe les deux amants. Le jour se lève ; la foule des Bohémiens entoure le meurtrier et ses victimes. Les femmes s’approchent pour baiser les yeux des morts ; puis, lorsque les cérémonies funèbres sont terminées, le père de Zemphirine aborde Aléko, qui regarde en silence : « Quitte-nous, homme orgueilleux, lui dit-il ; nous sommes sauvages, nous n’avons besoin ni de sang ni de soupirs, mais nous ne voulons pas vivre avec un assassin ! Tu ne comprends point la vie nomade, tu ne veux de liberté que pour toi ; ta vue nous ferait horreur ! Nous sommes timides et bons, tu es méchant et audacieux. Va, pars, que la paix t’accompagne ! »

 Ainsi finit le poème de Pouchkine. Tel qu’il est, il offre un ensemble dont l’unité est parfaite ; ce n’est qu’un épisode, si l’on veut, plutôt qu’un tableau complet et largement tracé ; mais le poète a su mettre dans cette composition tout ce qu’il nourrissait en lui de sauvage indépendance et de désirs effrénés. Il y peint la vie nomade, aventureuse, bruyante et passionnée des Bohémiens, avec une complaisance qui trahit à son insu ses sentiments les plus intimes. Lorsque Zemphirine, au matin de son amour, témoigne à Aléko la crainte qu’il ne regrette plus tard le séjour des villes, le poète épanche tout ce qu’il a de colère et d’indignation contre les hommes des cités

 « Si tu savais, si tu pouvais comprendre l’esclavage des villes, où l’on étouffe ! Là, les hommes sont entassés, sans pouvoir respirer jamais ni la fraîcheur du matin ni les parfums du printemps. Ils rougissent de l’amour vrai ; ils s’étourdissent, trafiquent de leurs pensées, se courbent devant des idoles, tendent la main, demandant de l’or et même des fers. Qu’ai-je quitté ? les tourmens de la trahison, la tyrannie des préjugés… – Mais on y trouve des palais magnifiques, reprend la Bohémienne, de superbes tissus, des jeux, des plaisirs, des festins… les parures des femmes y sont riches… – Qu’est-ce que la joie et le bruit des villes ? Là où l’amour n’est point, peut-il y avoir du plaisir ?… Quant aux femmes dont tu parles, tu l’emportes sur elles toutes !… »

 Il est facile de reconnaître dans ces expressions le sentiment d’un cœur indompté qu’irrite l’esclavage et que blessent les préjugés de la civilisation. Ce sentiment était celui de Pouchkine. Il s’est étourdi dans les orgies, il a cherché dans des transports passagers un semblant d’amour qui a sans cesse trompé son cœur avide d’amour, et pourtant ce cœur n’est point encore mort aux passions réelles ; c’est pourquoi, s’il maudit les villes, ce fier exilé, avec lequel Pouchkine s’est identifié tout entier, accepte sans hésiter la destinée des Bohèmes, cette destinée qui lui donne avec une liberté sans frein l’amour d’une jeune et belle compagne. Le dénoûment des Bohémiens ramène encore d’une façon saisissante l’expression de cet étrange mépris pour la société civilisée. La morale de ces tribus sauvages, qui laisse aux passions une liberté complète, n’est pas rapprochée sans intention de la morale inflexible qui verse le sang de la femme adultère. Dans ce poème, où respire le culte passionné de la vie indépendante, ce sont des Bohémiens qui repoussent l’homme des villes au nom d’une clémence infinie comme leur liberté même.

 Qu’on ne cherche point dans les Bohémiens ces préoccupations de systèmes et d’écoles qui agitaient alors l’Europe littéraire. Pouchkine avait adopté sans arrière-pensée l’existence que lui avait faite son exil. Il vivait un peu de la vie de ces peuplades, dont il retraçait avec tant d’énergie les mœurs aventureuses. Aussi cette vie, qui avait pour lui le double charme de l’indépendance et de l’inattendu, l’avait-elle rendu complètement indifférent à tout le reste. La politique était morte dans sa pensée. Que voulait-il ? La liberté ? Il l’avait trouvée telle que son âme la demandait, ou telle qu’il la fallait à sa nature inquiète. Quant à la liberté politique, à l’émancipation de son pays, il pensa sans doute que le temps n’était pas encore venu, et il ne s’en occupa plus. Il est même à croire qu’il eût complètement oublié les bords de la Néva, s’il n’y avait laissé des amis qui s’intéressaient à son sort, qui lui écrivaient, et auxquels il envoyait le fruit de ses inspirations. C’est ainsi que les trois poèmes qu’il avait composés en Bessarabie furent successivement publiés à Saint-Pétersbourg et accrurent sa célébrité. Le poète sut d’ailleurs mettre à profit les cinq années qu’il passa dans cet exil, soit à errer sur les grèves du Pont-Euxin, dont il aspirait avec bonheur les brises vivifiantes, soit à s’égarer parmi les vallons parfumés de l’antique Tauride, soit à fatiguer ses chevaux à travers les steppes herbeuses de la Russie-Blanche. Il lut, il médita, il apprit à contenir, à dominer ses pensées.

 Ce fut en 1824 que Pouchkine quitta le lieu de son exil, et en 1826 qu’il rentra complètement en grâce. Revenu à Pétersbourg, il se lança avec plus de fougue que jamais dans le tourbillon des orgies nocturnes. Ces tristes fêtes laissaient le poète pâle, inquiet, mécontent, insatiable surtout de bruit et de renommée. Le bruit et la renommée ne lui manquèrent pas. Ses vers, à peine échappés de sa plume, étaient répétés d’un bout à l’autre de l’empire. Cependant il finit par se lasser même de la gloire : à peine avait-il trente ans, et il se sentait arrivé au découragement, au dégoût. Que se passa-t-il alors dans son esprit ? Quelle fut la cause de la brusque révolution qui s’opéra en lui ? Céda-t-il aux conseils d’une sagesse vulgaire ? ou bien son âme s’ouvrit-elle simplement à l’un des rayons de cet astre impérial devant lequel il ne saurait y avoir de glace en Russie ? Quoi qu’il en soit, la société apprit un matin qu’Alexandre Pouchkine, ce poète si jaloux de son indépendance, avait reçu le titre de gentilhomme de la chambre. Dès cet instant, son esprit d’opposition changea d’objet : la polémique littéraire devint le canal par lequel s’épancha sa verve satirique. Une seule fois encore, son humeur inquiète devait l’arracher à cette existence nouvelle et doucement occupée. Pouchkine désira retourner en Asie. Il partit et prit la route du Caucase, qu’il allait revoir, mais cette fois en poète officiel qui suit une armée victorieuse. Il poussa, avec les troupes russes, jusqu’à Erzeroum. Au retour de ce voyage, un dernier changement se prépara dans sa vie : le poète railleur, l’homme blasé qui ne croyait plus à rien, vit une jeune fille et crut à l’amour. Son âme avait un moment retrouvé la sérénité, si l’on en juge par une lettre où il dit que le souvenir de son ami Delvig, dont il pleurait la perte, était le seul nuage qui vînt alors jeter une ombre sur sa limpide existence. Il offrit sa main à la jeune fille qu’il aimait. Devenu gentilhomme de la chambre et père de famille, le poète vit commencer dans son existence littéraire une période heureuse et féconde. Pendant l’automne de 1831, de nombreux ouvrages attestèrent l’activité constante de l’imagination qui avait créé les Bohémiens. Pouchkine termina d’abord son bizarre poème d’Onéguine. La curiosité de son esprit se partageait à la même époque un peu capricieusement entre les littératures antiques et les littératures étrangères. Parmi les études où se révèle cette double tendance, on remarque l’Hôte de pierre, Mozart et Salieri, le Festin durant la peste, l’Épître à Licinius, la Fête de Bacchus, et un morceau sur André Chénier, avec qui on a voulu lui trouver de l’analogie. Le poète russe n’a cependant de l’antiquité grecque et latine qu’un sentiment assez confus. Pouchkine a beau épuiser les couleurs pour décrire le triomphe de Bacchus, les transports des nymphes échevelées, le bruit des thyrses et des tambours ; il a beau flétrir, dans son Epître à Licinius, la dépravation de Rome : on peut signaler dans ses vers quelques allusions contemporaines à son pays, mais à coup sûr la Grèce et Rome n’ont qu’une faible part à revendiquer dans ses inspirations. Ce n’était guère à la lyre qui avait célébré la Fontaine de Baktchisaraï, à la lyre qui devait célébrer Boris Godounoff et Poltava, d’imiter les accords de Pindare et de Juvénal. Ce poète de race africaine, qui s’épanouissait au milieu d’un peuple slave, connaissait mal et goûtait peu la littérature mesurée et savante des vieilles civilisations latines. Pouchkine partageait d’ailleurs en ceci la prévention de son pays. Les langues et les littératures classiques sont généralement négligées en Russie, malgré les efforts des hommes qui sont à la tête de l’instruction publique. Nous aurions tort, à cet égard, de juger les Russes trop sévèrement et à notre point de vue. Notre civilisation, à nous, est toute latine, nous pouvons même ajouter qu’elle est un peu grecque. C’est de la langue latine que sort notre langue, du droit latin que sort notre droit, des municipes latins que sortent nos communes : il est donc naturel que l’étude de la latinité forme la base de notre éducation ; mais qu’y a-t-il de semblable en Russie ? Ce pays est séparé de l’antiquité classique par plus de huit siècles de mœurs et d’éducation slaves ; sous Pierre Ier, une civilisation nouvelle, d’origine étrangère, lui arriva brusquement, d’abord d’Allemagne, ensuite de France ; en l’acceptant, il accepta les langues française et allemande sans s’inquiéter des influences grecque et latine qu’elles avaient subies. Cela est parfaitement naturel. La seule langue classique des Russes est la langue slavone, c’est la langue de leurs premiers aïeux, la langue de leur culte, la langue d’où celle qu’ils parlent est sortie, comme la nôtre de la latine. C’est ce qu’ils répondent lorsqu’on leur reproche de négliger les langues anciennes.

 Ce n’est pas seulement à l’antiquité, c’est aussi, nous l’avons dit, aux littératures modernes que Pouchkine demandait quelquefois des inspirations. Nous avons nommé quelques-uns de ces essais ; on comprend qu’il n’y faut point chercher ses vrais titres littéraires. Voyez, entre autres, l’Hôte de pierre (don Juan) : le don Juan de Pouchkine est fort peu espagnol, c’est un Russe qui joue au Castillan ; la gaieté de Leporello est forcée, et l’amour de dona Anna n’inspire aucune sympathie. Le seul don Juan possible pour Pouchkine, c’était le héros de son poème satirique d’Onéguine, car Onéguine, c’était Pouchkine lui-même, c’est-à-dire l’homme blasé, non pas celui de notre vieille Europe : celui-là est, comme elle, vieux d’expérience ; la vie n’est plus pour lui qu’un fruit desséché dont il a exprimé le dernier suc, qu’un livre sans secrets, dont il a lu la dernière page ; son intelligence est blasée comme son cœur ; l’abus du raisonnement a tué la raison dans son esprit. Onéguine est au contraire l’enfant d’une civilisation naissante ; c’est le jeune Russe que de rapides et trop faciles plaisirs ont bientôt enivré ; l’écorce du fruit a suffi pour porter le trouble dans ses sens. Il a pris notre dévorante civilisation à la surface, et, parce qu’il en est ébloui, il ferme les yeux et la nie. Les plaisirs ont détruit sa santé, dévoré l’héritage de ses ancêtres : il nie les plaisirs. Son cœur s’est flétri avant de s’épanouir sous le soleil fécond d’un amour honnête, la pensée même s’est desséchée dans son cerveau : il nie l’amour, il nie la pensée ; en effet, tout cela désormais est mort pour lui, et, s’il veut encore se procurer une émotion, il faut qu’il tue son meilleur ami. La commotion sociale avait été grande et brusque au temps de Pouchkine ; elle avait jeté une fermentation fébrile dans tous les esprits. Les passions montaient à la surface ; s’échappant ensuite par les pentes faciles du plaisir, elles arrivaient à l’excès. De là le dégoût, la satiété ; de là l’ennui d’Onéguine, ou plutôt de Pouchkine, car le héros de son étrange poème, nous le répétons, était sa personnification la plus parfaite.

 Les poèmes de Boris Godounoff et de Poltava contrastent singulièrement avec Onéguine. Boris Godounoff est un drame historique, dont le terrible épisode du faux Dmitri a fourni la donnée. Cette œuvre est conçue dans le système de Shakespeare ; mais, comme elle n’était point destinée à la représentation, l’auteur s’attacha moins à l’effet dramatique de l’ensemble qu’à l’effet et au caractère de chaque scène en particulier. Ce qui frappe dans Boris Godounoff, c’est l’inspiration nationale, c’est la puissance de reproduction historique, et la vérité de ces rudes figures dans lesquelles revit le vieux génie moscovite avec toute son énergie et son âpreté sauvage. L’ambition joue dans ce drame le rôle de la fatalité antique ; c’est elle qui domine et entraîne tous les personnages, depuis ce tsar qu’un crime a mis sur le trône, jusqu’au jeune moine Otrépieff dont le caractère est grand comme les projets, jusqu’à Marina, cette belle Polonaise, qui connaît l’imposture de son amant et lui reste dévouée par intérêt. Où trouver une plus vivante expression de cette sombre époque qui vit tant de révolutions et tant de meurtres se succéder au pied du Kremlin ? Poltava est, comme Boris Godounoff une œuvre que domine une pensée nationale ; mais le titre de Poltava convient-il réellement à ce poème ? N’est-ce pas plutôt Mazeppa qu’il devrait se nommer ? Mazeppa est en effet le héros du récit. Il n’est point ici question de la légende lithuanienne, du Mazeppa si magnifiquement chanté par lord Byron et Victor Hugo, de ce jeune page amoureux qu’une vengeance inouie attache à la croupe d’un étalon sans frein. Le page, dans l’œuvre de Pouchkine, a revêtu la pelisse d’un hetman de l’Ukraine ; c’est aujourd’hui un vieillard souverain, à la tête haute et blanche, au front plissé sous des rêves d’ambition, et pourtant ici comme dans le poème de Byron il s’agit d’une histoire d’amour. Le riche, le puissant Kotchoubey, l’ancien ami de l’hetman, avait une fille qui était « la reine des fleurs de Poltava. » Marie faisait la joie et l’orgueil de son père. Toute la jeunesse de l’Ukraine l’avait poursuivie de ses hommages et s’était vu dédaigner. Cependant, lorsque Mazeppa vint à son tour lui offrir sa main et que la mère de la jeune fille eut repoussé le vieillard avec mépris, Marie pâlit et pleura. Quelques jours plus tard, elle avait disparu. On ne tarda pas à apprendre qu’elle avait suivi l’hetman. Kotchoubey pourrait aisément armer tout le pays contre le ravisseur de sa fille ; il aime mieux dénoncer au tsar Pierre les vues ambitieuses de Mazeppa, qui nourrissait effectivement le projet de secouer la suzeraineté de la Russie. Un jeune Cosaque, dont Marie avait dédaigné l’amour, se charge de porter la lettre accusatrice ; mais le tsar estime trop l’hetman pour croire à une dénonciation, et c’est à Mazeppa lui-même qu’il renvoie l’écrit de Kotchoubey. A la vue de ce papier, Mazeppa rugit de fureur ; toutefois, habile et rusé, il impose bientôt silence à sa colère, et adresse au tsar une longue épître pleine de protestations hypocrites, pour demander la tête de son ennemi. Cette demande lui est accordée. L’amour de Marie, la fille de Kotchoubey, gêne seul la vengeance de Mazeppa, car Marie n’a pas cessé de l’aimer follement. Mazeppa sait profiter de cette aveugle passion, et, dans une scène dialoguée, que le poète a merveilleusement conduite, il arrache à l’imprudente l’assurance qu’entre son père et lui, s’agît-il de mort, elle ne balancerait pas. Cet aveu obtenu, le supplice de Kotchoubey est décidé. Le lendemain, l’échafaud se dresse dans la plaine. Pendant la nuit qui précède ce jour, Marie est réveillée par sa mère, qui, baignée de larmes et suppliante, vient lui demander d’intercéder en faveur de la victime livrée à la vengeance de l’hetman. D’abord Marie ne comprend pas ; mais, lorsque la vérité a frappé son esprit, elle pousse un grand cri et perd connaissance. Cependant le soleil s’est levé : la plaine est couverte de cavaliers qui entourent le lieu du supplice. Le peuple accourt, comme pressé d’assister à une fête. Bientôt paraît un char qui s’arrête devant l’échafaud. Kotchoubey en descend pour monter les marches fatales. Quelques moments se passent, et la foule se retire en silence. Tout à coup l’on voit accourir deux femmes éperdues et couvertes de poussière ; l’une d’elles est jeune et belle ; elles arrivent trop tard : déjà l’hetman est rentré dans son palais. Il demande Marie à ses serviteurs ; aucun d’eux n’a vu la jeune femme, et on la cherche en vain.

 Cependant le temps est arrivé pour Mazeppa de jeter le masque, de donner carrière à son ambition impatiente. Dans ce suprême moment, le vieillard prévoit les désastres qui se préparent et sa ruine certaine ; mais la fatalité le pousse. Il prend les armes contre le tsar, et c’est le tsar qui triomphe à Poltava. Charles XII est en fuite, et le prince de l’Ukraine, vaincu comme lui, galope à ses côtés à travers les steppes désertes. Tout à coup ce dernier s’arrête brusquement ; il se trouve devant une habitation trop connue, et vient d’en voir sortir une jeune femme. Cette femme est folle ; c’est Marie. Elle a tout oublié excepté son amour pour Mazeppa, à qui, aveuglée par la démence, elle parle longtemps sans le reconnaître. Après ce triste entretien, l’hetman rejoint le roi de Suède et passe la frontière avec lui.

 On voit ce qu’il y a d’historique dans ce poème et ce qu’il y a de romanesque ; on voit aussi la faute où le désir de rappeler une grande victoire des Russes a jeté Pouchkine ; l’orgueil national a été cette fois pour lui un mauvais conseiller. Quoi qu’il en soit de ce défaut, que le goût russe ne condamne pas, le poème de Poltava renferme assez de beautés originales pour mériter une place parmi les chefs-d’œuvre de Pouchkine. C’est une heureuse création que celle de ce vieillard ambitieux et cruel, espèce de figure homérique aux passions africaines. On sent néanmoins que le développement manque à cette œuvre ; les péripéties en sont trop hâtées ; le poète semble pressé d’arriver au terme de sa course. En général, l’imagination de Pouchkine, toujours ardente, se fatiguait aisément et s’affaissait dans les œuvres de longue haleine ; ainsi doit s’expliquer, selon nous, ce que laissent à désirer ses premières compositions.

 Les littératures jeunes ne savent mettre en scène que des passions simples et pour ainsi dire à l’état primitif ; ignorantes qu’elles sont des nuances, des distinctions, des analyses fines et délicates, elles les peignent à larges traits et toujours sans mélange ; aucun combat de sentiments opposés, rien qui fasse contrepoids à l’entraînement instinctif. Telle est un peu l’antiquité. S’il est question d’amour,

  C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ; 

s’il s’agît de vengeance, c’est la coupe ou le poignard des Atrides, et, si les poètes veulent adoucir tant d’horreur, ils inventent la fatalité. A ce point de vue, Pouchkine aussi est antique ; seulement il se passe de la fatalité. La fatalité ici, c’est l’aveuglement de la passion, c’est l’amour de Zemphirine, la haine de Kotchoubey, la vengeance de Mazeppa. La littérature russe, telle que Pouchkine la représente, est encore étrangère à l’analyse philosophique, mais tout y est jeune, ardent, impétueux ; l’expression même participe de cette rudesse primitive. L’auteur de Poltava a su ressaisir et transporter dans son style toute l’originalité de l’ancienne poésie slave. La littérature russe doit à Pouchkine d’avoir repris possession de cette grâce et de cette naïveté toutes nationales qu’elle avait perdues sous l’influence de l’imitation étrangère. N’oublions pas non plus que le poème de Poltava, comme celui de Boris Godounoff, en ouvrant l’histoire nationale, cette source féconde, à l’imagination des poètes, confirmait les jeunes théories, désormais victorieuses, et déterminait solennellement pour ainsi dire, l’entrée de la littérature russe dans les voies nouvelles de sa destinée. 

C’est particulièrement dans les poésies légères de Pouchkine, dans ses ballades slaves, dans toutes ces fantaisies adorables, que se trouvent répandues avec une profusion royale les qualités d’originalité exquise qui feront à jamais de cet écrivain mi des grands maîtres de la poésie russe ; c’est également dans ces pièces détachées qu’il faut chercher la seconde et peut-être la plus brillante expression de la nationalité de sa muse. Ici les vers de l’auteur de Poltava roulent sur les sujets les plus variés, et forment dans leur ensemble un faisceau d’arabesques dont les mille détails sont autant de petits chefs-d’œuvre. Le poète a su y mettre en relief, avec un bonheur infini, tous les trésors et toutes les graces de sa langue. Il faut se rappeler que la nation russe est bien jeune encore, plus jeune même en poésie qu’en politique. Elle est restée fidèle à ses vieilles traditions, et on retrouve dans ses mœurs une foule de superstitions charmantes. De tous les peuples de race slave, ce sont peut-être les Russes qui, dans leur vie sociale comme dans leur langue, ont gardé le plus pieusement le culte des antiques origines. De là ces récits où le merveilleux joue un si grand rôle, et que le peuple écoute aussi sérieusement que jadis le calife bercé par les merveilleux récits de Sheherazade : le conte du Roi Saltan, celui de la Reine et sept héros, du Coq d’or, du Pécheur et le petit poisson, etc. Il y en a qui n’ont ni fées, ni magiciens, et qui n’en sont pas moins fantastiques ; voyez celui de Boudris et ses trois fils. Ce Boudris fait venir ses trois fils et les envoie chercher fortune à la guerre ; l’un doit aller à Novogorod ravir aux Russes leurs roubles et leurs pierres précieuses ; l’autre doit aller enlever aux Prussiens leur ambre parfumé et leur drap clair ; le troisième enfin doit aller faire la conquête d’une jeune et belle Polonaise. Les trois frères partent ; Boudris attend leur retour. Les jours, les mois se passent, et ses fils ne reviennent pas. Il les croit morts. Enfin, aux premières neiges, voici le premier de retour. Son manteau enveloppe une lourde charge. Le second survient bientôt, chargé comme son frère. Le troisième paraît à son tour avec une charge égale. Or, ce n’étaient point les roubles de Novogorod, ni l’ambre de la Prusse, qu’ils apportaient ; c’étaient, avec une jeune et belle Polonaise, deux autres jeunes et belles Polonaises. Boudris prit son parti ; il invita ses amis à trois noces. 

Il n’est pas un chant national qui n’ait, en Russie, une note mélancolique, pas une mélodie qui ne renferme un soupir ou une larme. Il en est de même de la poésie populaire, de celle qui demande ses inspirations aux croyances publiques, aux mœurs les plus intimes du foyer domestique. Or, cette larme, ce soupir, cette note mélancolique, acquièrent sous la plume de Pouchkine un charme d’une douceur infinie. Nous allons essayer de traduire littéralement deux ou trois de ces morceaux. Le parfum d’une liqueur précieuse ne saurait se perdre tout entier en passant dans un autre vase.

 LE PETIT OISEAU

 « J’obéis avec respect à la bonne vieille coutume : voici un petit oiseau auquel je rends son libre vol au retour du printemps. Et maintenant je suis devenu accessible à la consolation. Pourquoi murmurerais-je contre Dieu, lorsque j’ai pu rendre la liberté à l’une de ses créatures ? »

 Le peuple russe croit généralement au démon familier. Il n’est pas un paysan qui ose révoquer en doute la présence invisible, mais réelle, de cet être fantastique et bienfaisant qui protège mystérieusement et avec amour sa maison et son jardin. Cette croyance superstitieuse a quelque chose d’antique et de touchant. Voici le morceau qu’elle a inspiré à Pouchkine : 

LE DÉMON FAMILIER 

« Invisible protecteur de ma paisible campagne, je te conjure, ô mon bon démon familier ! garde mes champs, mes bois, et mon petit jardin sauvage, et la modeste demeure de ma famille ! Fais que les froides pluies, que les vents tartifs d’automne ne ruinent point mes champs, et que les neiges bienfaisantes couvrent à temps l’humble engrais de mes terres. Ne quitte point, gardien secret, le vestibule héréditaire ; frappe de crainte et de faiblesse le voleur nocturne, et de tout mauvais regard préserve mon heureuse petite maison. Rôde autour de ses murs comme une inquiète patrouille ; aime mon jardinet et la rive des eaux dormantes qui le baignent, et ce potager commode avec sa petite porte délabrée et son enclos mal joint. Aime le vert penchant des collines, et les prairies que foule mon errante paresse, et la fraîcheur des tilleuls, et la voûte bruyante des érables : ils ne sont point étrangers à l’inspiration. »

Nous citerons encore la bizarre et gracieuse ballade de la Naïade. Pouchkine a laissé deux poèmes qui portent ce titre. Le premier est une sorte de drame auquel la mort l’empêcha de mettre la dernière main. 

Il y est question de l’amour d’un prince pour la fille d’un meunier, de l’abandon de celle-ci, qui, de désespoir, se précipite dans les flots du Dniéper où elle est changée en naïade, de la folie de son père et des remords du prince. Le second est la ballade qu’on va lire.

 LA NAÏADE

 « Sur les bords d’un lac, caché dans une sombre forêt, s’était réfugié un moine, dont la vie se passait dans des pratiques austères, le travail, la prière, le jeûne. Déjà le saint vieillard creusait sa fosse avec une humble pelle, et ne s’adressait à ses divins patrons que pour leur demander la mort.

 « Un jour, au seuil de la porte de sa chaumière affaissée, l’anachorète priait Dieu. La forêt commençait à s’assombrir, le brouillard s’élevait sur les eaux, et l’on voyait à travers les nuages la lune rouler avec lenteur dans le ciel. Le moine porta ses regards sur le lac. 

« Il demeura éperdu… et douta un instant de lui-même. Les ondes bouillonnent, se calment, bouillonnent encore, et soudain, légère comme une ombre du soir, blanche comme la neige matinale des collines, une femme aux pieds nus en sort, et, silencieuse, vient s’asseoir sur le rivage.

 « Elle regarde le vieux moine en secouant ses tresses humides. Le saint ermite, tremblant d’émotion, contemple ses beautés. Elle, cependant, l’appelle de la main, lui fait de rapides signes de tête ; puis, semblable à une étoile qui file, elle disparaît dans les eaux dormantes. 

« Cette nuit le morne vieillard ne dormit point, et le jour suivant il oublia de prier. Toujours, devant lui, involontairement il voyait l’ombre de l’étrange jeune fille. Les bois se revêtirent encore de ténèbres, la lune s’éleva sur les nuages, et, de nouveau, belle et pâle, la nymphe apparut sur la surface de l’eau. 

« Elle regarde le vieillard en lui faisant signe de la tête ; elle feint en souriant de l’embrasser de loin, puis se joue sur les ondes qui rejaillissent autour d’elle, rit, pleure comme un enfant mutin, appelle le moine en soupirant avec tendresse : « Moine, moine, viens à moi, viens à moi… » Et soudain elle se plonge dans les ondes limpides, et tout rentre dans le silence. 

« Le troisième jour, l’ermite passionné vint s’asseoir sur les rives enchantées et attendit la jeune fille ; mais l’ombre enveloppa les bois, l’aurore chassa les ténèbres de la nuit, et l’on ne retrouva plus le moine. Seulement de petits garçons aperçurent sa barbe grise qui flottait entre deux eaux. »

Pouchkine et le mouvement littéraire en Russie depuis 40 ans
Charles de Saint-Julien
Revue des Deux Mondes
Œuvres choisies de Pouchkine, traduites par M. H. Dupont
T.20 1847

Warum sind denn die Rosen so blaß HEINE INTERMEZZO LYRIQUE XX

  Warum sind denn die Rosen so blaß

INTERMEZZO LYRIQUE HEINE
LITTERATURE ALLEMANDE
intermezzo-lyrique-heine-artgitato-lyrisches-intermezzo-heine-willem-van-aelst-bloemenstilleven-met-horloge



Christian Johann Heinrich Heine
Warum sind denn die Rosen so blaß




Deutsch Poesie
 Deutsch Literatur

Heinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich Heine

HEINRICH HEINE
1797- 1856

German poet
Poète Allemand
Deutsch Dichter

Heinrich Heine Oeuvre Poèmes Poésie Gedichte Artgitato

Übersetzung – Traduction
Jacky Lavauzelle




INTERMEZZO LYRIQUE HEINE
XX

 Warum sind denn die Rosen so blaß

 

Lyrisches Intermezzo XX
Pourquoi pâles sont les roses

1823

             Warum sind denn die Rosen so blaß

*

XX

Warum sind denn die Rosen so blaß,
Pourquoi pâles sont les roses,
O sprich, mein Lieb, warum?
Oh, dis-moi, mon cœur, pourquoi ?
 Warum sind denn im grünen Gras
Pourquoi dans la verte prairie
 Die blauen Veilchen so stumm?
Les violettes semblent muettes ?…

*******

XX   
Warum sind denn die Rosen so blaß

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LA POESIE DE HEINE

A ce point de vue, Heine est traité en privilégié. Les Allemands peuvent bien maudire le pamphlétaire, ils savent par cœur les vers du poète. Éditeurs, biographes, critiques d’outre-Rhin lui ont consacré d’importans travaux. Chez nous, seul entre les poètes allemands, il bénéficie de ce privilège d’avoir un public. Je ne nie pas que nous n’ayons pour quelques autres, et pour Goethe par exemple, un juste respect. Nous admirons Gœthe, nous ne l’aimons pas. Au contraire, l’auteur de l’Intermezzo est pour quelques Français de France un de ces écrivains qui sont tout près du cœur. Cela tient à plusieurs raisons parmi lesquelles il en est d’extérieures. Heine a vécu pendant de longues années parmi nous ; il parlait notre langue, quoique avec un fort accent ; il l’écrivait, quoique d’une façon très incorrecte ; il nous a loués, quoique avec bien de l’impertinence ; il a été mêlé à notre société ; il a été en rapports avec nos écrivains, nos artistes et même nos hommes politiques. Nous nous sommes habitués à le considérer comme un des nôtres, et sa plaisanterie, fortement tudesque, passe encore pour avoir été une des formes authentiques de l’esprit parisien. Notre sympathie pour Heine se fonde d’ailleurs sur des motifs plus valables. Il a quelques-unes des qualités qui nous sont chères : son style est clair ; ses compositions sont courtes. Nous aimons ces lieds dont quelques-uns durent le temps d’un soupir, l’espace d’un sanglot. Leur pur éclat nous semble celui de la goutte de rosée que le soleil taille en diamant, ou d’une larme qui brille dans un sourire. C’est par eux que le meilleur de la sentimentalité allemande est parvenu jusqu’à nous. Ou, pour parler plus exactement, la poésie de Heine représente une nuance particulière de sensibilité, qu’il a créée et que nous avons accueillie. Aussi doit-elle avoir sa place dans une histoire de la poésie lyrique en France. De même qu’il y a une « critique allemande » de l’œuvre de Heine, il convient qu’il y en ait parallèlement une « critique française ».

René Doumic
Revue littéraire
La poésie de Henri Heine d’après un livre récent
Revue des Deux Mondes
4e période
tome 140
1897
pp. 457-468

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XX   
Warum sind denn die Rosen so blaß

Aus meinen Thränen sprießen Poussent de mes larmes Heinrich Heine

Aus meinen Thränen sprießen
INTERMEZZO LYRIQUE HEINE
LITTERATURE ALLEMANDE
intermezzo-lyrique-heine-artgitato-lyrisches-intermezzo-heine-willem-van-aelst-bloemenstilleven-met-horloge



Christian Johann Heinrich Heine
Aus meinen Thränen sprießen




Deutsch Poesie
 Deutsch Literatur

Heinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich HeineHeinrich Heine

HEINRICH HEINE
1797- 1856

German poet
Poète Allemand
Deutsch Dichter

Heinrich Heine Oeuvre Poèmes Poésie Gedichte Artgitato

Übersetzung – Traduction
Jacky Lavauzelle




INTERMEZZO LYRIQUE HEINE
I
Aus meinen Thränen sprießen

Lyrisches Intermezzo I
Poussent de mes larmes
1823

I

Aus meinen Thränen sprießen
Poussent de mes larmes
 Viel blühende Blumen hervor,
Des milliers de fleurs,
Und meine Seufzer werden
Et mes soupirs ne sont
Ein Nachtigallenchor.
Qu’un chœur de rossignols.

*

Und wenn du mich lieb hast, Kindchen,
Et si tu m’aimes, mon enfant,
Schenk’ ich dir die Blumen all’,
Je te donne toutes les fleurs,
Und vor deinem Fenster soll klingen
Et à ta fenêtre tu entendras
 Das Lied der Nachtigall.
Le chant des rossignol.

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Aus meinen Thränen sprießen

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LA POESIE DE HEINE

A ce point de vue, Heine est traité en privilégié. Les Allemands peuvent bien maudire le pamphlétaire, ils savent par cœur les vers du poète. Éditeurs, biographes, critiques d’outre-Rhin lui ont consacré d’importans travaux. Chez nous, seul entre les poètes allemands, il bénéficie de ce privilège d’avoir un public. Je ne nie pas que nous n’ayons pour quelques autres, et pour Goethe par exemple, un juste respect. Nous admirons Gœthe, nous ne l’aimons pas. Au contraire, l’auteur de l’Intermezzo est pour quelques Français de France un de ces écrivains qui sont tout près du cœur. Cela tient à plusieurs raisons parmi lesquelles il en est d’extérieures. Heine a vécu pendant de longues années parmi nous ; il parlait notre langue, quoique avec un fort accent ; il l’écrivait, quoique d’une façon très incorrecte ; il nous a loués, quoique avec bien de l’impertinence ; il a été mêlé à notre société ; il a été en rapports avec nos écrivains, nos artistes et même nos hommes politiques. Nous nous sommes habitués à le considérer comme un des nôtres, et sa plaisanterie, fortement tudesque, passe encore pour avoir été une des formes authentiques de l’esprit parisien. Notre sympathie pour Heine se fonde d’ailleurs sur des motifs plus valables. Il a quelques-unes des qualités qui nous sont chères : son style est clair ; ses compositions sont courtes. Nous aimons ces lieds dont quelques-uns durent le temps d’un soupir, l’espace d’un sanglot. Leur pur éclat nous semble celui de la goutte de rosée que le soleil taille en diamant, ou d’une larme qui brille dans un sourire. C’est par eux que le meilleur de la sentimentalité allemande est parvenu jusqu’à nous. Ou, pour parler plus exactement, la poésie de Heine représente une nuance particulière de sensibilité, qu’il a créée et que nous avons accueillie. Aussi doit-elle avoir sa place dans une histoire de la poésie lyrique en France. De même qu’il y a une « critique allemande » de l’œuvre de Heine, il convient qu’il y en ait parallèlement une « critique française ».

René Doumic
Revue littéraire
La poésie de Henri Heine d’après un livre récent
Revue des Deux Mondes
4e période
tome 140
1897
pp. 457-468

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Aus meinen Thränen sprießen

DORA D’ISTRIA : LA POESIE POPULAIRE DES TURCS ORIENTAUX

dora-distria-la-poesie-populaire-des-turcs-orientauxTURQUIE – Türkiye
LITTERATURE TURQUE
DORA D’ISTRIA

 

 Poésie TurqueTurkish poetry
Türk edebiyatı –  Türk şiiri

Blason

Blason de l’Empire Ottoman

DORA D’ISTRIA
1828, Bucarest –  1888, Florence

La poésie populaire des Turcs orientaux

Dora d’Istria

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La poésie populaire des Turcs orientaux
par Dora d’Istria

I. — Origine et exode de la race turque.

La « montagne d’or, » l’Altaï, « touchant la voie lactée » est le point de départ de la race finno-mongole, le berceau de cette nombreuse famille turque qui comprend bien vingt nations, et qui était destinée à jouer un si grand rôle et à faire reculer sur tant de points notre race aryenne. Les anciens avaient tellement l’habitude de confondre sous le même nom des populations diverses qui menaient une existence analogue, qu’il est difficile de se faire une idée de l’histoire primitive des nations turque. Les Chinois, qui ont eu de fort anciens rapports avec les Turcs orientaux, les appelaient Tu-Ku. On serait assez tenté, comme Hammer, de leur donner pour ancêtres les Parthes, ces terribles nomades qui firent courir tant de périls à la fraction de la race aryenne qui avait à soutenir dans l’Iran les assauts des sauvages habitans du Tourân. Cette lutte, qui remplit des siècles, devait tourner très mal pour les Aryens, puisque la vallée de l’Oxus, berceau de nos pères, a fini par faire partie des contrées que nous nommons aujourd’hui Turkestan.

Quand les Turcs descendirent des versans de l’Altaï, ils différaient profondément de la plupart des populations turques de nos jours. Malgré certains traits de ressemblance avec la famille mongole, ils avaient un type différent, et leur peau était encore plus brune que jaune. Le corps était peu musculeux, la taille médiocre, la barbe rare, le nez épaté, le front proéminent à la partie inférieure et fuyant à la partie supérieure. L’action des milieux, le changement dans le genre de vie, les alliances avec d’autres nations, ont modifié ce type de façon à le rapprocher, soit de la famille mongole, comme dans le rameau turco-mongol (Kirghiz, Koumucks, Tartares de Russie), soit de la race aryenne, comme chez les Ottomans, qui font assez peu de cas de leur origine pour repousser le nom de Turc, indigne à leurs yeux d’un peuple dont la condition s’est fort élevée au-dessus de celle des pâtres grossiers de l’Altaï. L’histoire abonde en transformations de ce genre, qui modifient le caractère autant que la physionomie d’une nation.

L’exode des peuples se personnifie ordinairement dans un individu qui est considéré comme l’ancêtre et le type de la nation. Tels sont l’Abraham des Sémites et l’Almos des Magyars. Oghouz, fils de Kara-kban, joue le même rôle chez les Turcs, et l’imagination populaire, si elle ne l’a pas créé, a sans doute orné sa vie de circonstances propres à le rendre intéressant. C’est ainsi qu’on suppose qu’il éprouva une grande répugnance pour les superstitions de l’Asie orientale, où vivaient alors les Turcs. Soit que cette répugnance l’ait déterminé à marcher vers l’Occident pour y fonder une société où régnerait un culte plus pur, soit qu’il ait été poussé par l’humeur inquiète des nomades, — fort développée chez lui, car la légende nous le montre en guerre avec son frère et même avec son père, — il s’éloigna de Karakoroum, où Kara-khan passait l’hiver, et des montagnes d’Ourtagh et de Kourtagh, séjour d’été de Kara, pour aller se fixer dans le Turkestan, dans cette ville d’Yassy, dont on a prétendu que le nom avait été transporté en Moldavie par d’autres émigrans de la même famille.

Oghouz, qui unissait aux tendances théologiques d’un Abraham les goûts d’un Nemrod, envoya un jour ses six fils à la chasse. Ces fils se nommaient a les khans du jour, de la lune, de l’étoile, du ciel, de la montagne, de la mer. » Le père espérait qu’ils rapporteraient de leur excursion quelque présage de nature à l’éclairer sur leur destinée. Ce genre de voyages est conforme aux idées des populations altaïques ; nous en trouvons un dans le conte en vers intitulé Teklébéi Merghen, recueilli dans l’Altaï. « Un vieux et une vieille qui avaient trois fils — étaient autrefois riches, — maintenant ils étaient pauvres. — Comment mes fils deviendront-ils des hommes ? — disait leur père en pleurant. — Il appela ses fils, il leur dit : — Mes trois fils, montez sur le sommet de trois montagnes, — faites trois rêves différens. — Les trois fils allèrent, — aux sommets des trois monts ils allèrent. — Le fils aîné revint le matin. — Le père demanda au fils aîné : — Quel rêve as-tu fait, mon enfant ? — Le fils aîné dit : — Dix fois plus riches qu’auparavant — nous deviendrons. — Le second fils vint à midi, — et fit la même réponse. — Le troisième, arrivé le soir, répondit : — Mon père, ma mère, étaient de maigres chameaux, — parmi les yourtes ils allaient et venaient. — Mes deux frères étaient des loups féroces, — tous deux dans les montagnes — se sont enfuis. — A ma droite paraissait le soleil, à ma gauche paraissait la lune, — sur mon front paraissait l’étoile du matin. »

Les fils d’Oghouz rapportèrent de leur voyage prophétique un arc et trois flèches, les armes des nomades. Le père donna les flèches aux khans du ciel, de la montagne et de la mer, qu’il appela Outschok (les trois flèches), et l’arc aux autres, qui le brisèrent pour se le partager, et furent nommés Bozouk (les destructeurs). Les premiers reçurent d’Oghouz le commandement de l’aile droite, tt les seconds le commandement de l’aile gauche. Ces six princes eurent quatre fils qui sont les ancêtres des vingt-quatre principales tribus. Après la mort de leur père, les khans de l’aile gauche prirent la route de l’Orient, les autres restèrent dans le Turkestan, dont ils achevèrent la conquête, et leurs descendans s’étendirent jusqu’aux rives du Bosphore et du Danube.

Si les peuples portés à la vie agricole, comme les Aryens, ont poussé leurs lointains rameaux de la vallée d’Oxus jusque dans l’Inde et jusque dans les îles britanniques, on peut supposer que les nomades de l’Altaï ne devaient pas être moins empressés de chercher des contrées plus favorisées que leur terre natale. De fait, lorsque les Rurikovitchs fondèrent l’empire de Russie, ils se trouvèrent à Kiev en contact avec des populations turques, et ils durent, jusqu’à l’arrivée des Mongols, batailler avec les Petchénègues et les Koumans, populations de la même famille. La lutte contre les Koumans n’était pas terminée lorsque le torrent mongol vint tout emporter. La Russie parut momentanément acquise à la race finno-mongole, déjà maîtresse de la Hongrie.

Si dans le nord de l’Europe orientale des populations turques ne parvinrent pas à se constituer solidement, l’Asie présentait un tout autre spectacle. Les Turcs avaient retrouvé la route suivie par les Aryas lorsqu’ils enlevèrent l’Inde aux noires populations dravidiennes. La dynastie ghaznévide fonda au Xe siècle un vaste empire indo-persan. Mahmoud, le plus puissant des Ghaznévides, eut la joie de briser lui-même la statue colossale de Siva, que plusieurs milliers de statues d’or et d’argent entouraient dans le temple de Somnath, et d’emporter à Ghazna les portes en bois de sandal du sanctuaire consacré à la terrible divinité. Les dieux des Aryens courbaient leur front humilié devant les missionnaires armés de l’islam.

La fortune des Seldjoucides ne fut pas moins brillante que celle des Ghaznévides. Les Turcs établis dans les parties du Turkestan les.plus voisines de la Perse et de la mer Caspienne avaient donné naissance à trois groupes, les Oghouses, les Seldjoucides et les Ottomans. Les premiers devaient se confondre avec les seconds au temps de la splendeur de l’empire seldjoucide, sous Melek-shah. Togroulbeg, petit-fils de Seldjouk, fut le fondateur de cet empire, que les Européens ont beaucoup mieux connu que l’état ghaznévide, les chrétiens ayant à cette époque essayé par d’héroïques exploits d’arrêter dans l’Asie occidentale la puissance croissante de l’islamisme. Les califes de Bagdad avaient déjà si souvent subi l’ascendant de la milice turque que Togroul n’eut pas de peine à faire accepter sa tutelle au calife abasside. Kaïm-Biamrillah lui donna le titre d’émir-al-omrah (prince des princes), qu’un de ses prédécesseurs avait créé dès le Xe siècle pour le Turc Rhaïk. Assis sur son trône, derrière un voile noir, le chef des croyans avait revêtu le manteau du prophète, et dans sa main le bâton de Mohammed remplaçait le sceptre. Togroul, après s’être prosterné, vint se placer à la droite du calife. On lut le diplôme qui lui donnait les droits de représentant du monarque spirituel et temporel des musulmans, on lui mit, les uns après les autres, sept habits d’honneur, et on lui présenta sept esclaves, venus des sept empires du calife, puis on étendit au-dessus de sa tète un voile d’or parfumé de musc, et on le coiffa de deux turbans, images des couronnes de la Perse et de l’Arabie. Enfin, après qu’il eut baisé deux fois la main de Kaïm-Biamrillah, on le ceignit de deux épées, symboles de son autorité sur l’Orient et sur l’Occident.

Melek-shah, un des successeurs de Togroul, comprit très bien que la conquête resterait privée de tout prestige, si l’éclat des lettres et des arts n’entourait pas le trône des conquérans. Ses exploits et sa capacité politique pouvaient faire croire que les Turcs étaient à la veille de s’emparer définitivement de l’Asie occidentale ; mais l’empire, en se fractionnant après sa mort, perdit la haute position qu’il occupait. Diverses sultanies s’établirent en Perse, en Syrie et en Asie-Mineure. Les sultans de Roum, dont Koniéh était la capitale, devinrent célèbres en Europe par leur résistance aux armées des croisés.

L’histoire des anciens états turcs donne fort à penser sur l’avenir réservé à cette famille de la race finno-mongole. On trouve chez les Turcs un élan à la fois religieux et guerrier, indispensable aux peuples conquérans. Les chefs, aussi nécessaires que les vaillans soldats aux peuples qui veulent se jeter dans la vie hasardeuse des conquêtes, ne leur font pas défaut. Parmi ces chefs, quelques-uns ont des salons et un caractère qui ne manque pas de noblesse ; mais, une fois la fougue belliqueuse qui les avait lancés en avant complètement épuisée, ils subissent très rapidement cette action, à la fois irrésistible et funeste, des institutions despotiques, qui énerve les caractères et sape sourdement, mais sûrement, les bases des empires. Rien chez les Turcs qui ressemble aux inébranlables créations de la race aryenne, à cette imposante constitution aristocratique de l’Inde, qui se perd dans la nuit des temps, et qui a enfanté une civilisation digne pour sa fécondité dans l’ordre intellectuel d’être mise au rang des plus glorieuses. La prospérité si prompte des Ottomans et leur rapide décadence, le peu de résistance que le Turkestan oppose maintenant à la conquête, ne font que confirmer ces considérations.

Un vassal d’Alaeddin, sultan seldjoucide, Ertogroul, fut le créateur d’un empire qui, né à la fin du moyen âge, remplit trois siècles de l’histoire moderne. Ertogroul jeta les bases de l’édifice qui devait couvrir un jour de ses immenses débris l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; il constitua la puissance qui devait faire oublier les états turcs antérieurs et assurer dans tant de magnifiques contrées la domination de la race finno-mongole. Le manque seul d’unité dans la politique et dans la guerre avait retardé une catastrophe que rien ne semblait pouvoir empêcher. Dès que les Togroul et les Melekshah trouvaient dans les sultans ottomans des héritiers capables de poursuivre leurs projets, le résultat de la lutte pouvait être regardé comme certain. Evidemment l’Asie tendait de plus en plus à se débarrasser du christianisme, qui n’y a jamais jeté de racines profondes. Après la mort de son fondateur, les Sémites juifs l’ont repoussé, les Sémites arabes lui ont préféré l’islamisme. Les Finno-Mongols ne lui étaient pas plus favorables. Les tendances sociales dé la foi chrétienne, conformes aux penchans des Aryens de l’Europe, sont restées souverainement antipathiques aux Asiatiques comme aux Africains. Sans parler de ses conquêtes en Chine, l’islamisme continue d’avancer en Afrique, tandis que le christianisme n’y fait pas de progrès sensibles. Il existait donc une sorte de conspiration instinctive contre les idées et les institutions chrétiennes, et cette conspiration devait être plus utile aux Turcs que la bravoure de leurs soldats et les calculs de leurs politiques. Les Ottomans étaient entraînés à la conquête par l’imagination, qui domine les peuples primitifs ; ils étaient poussés en avant par tous les songes brillans que la muse populaire fait errer autour du berceau des nations, tandis que les chrétiens étaient en général plutôt portés à prêter l’oreille aux conseils d’une prudence raisonneuse peu propre à enfanter des enthousiastes et des martyrs. Si les Ottomans avaient trouvé devant eux le christianisme occidental, dont l’ardeur guerrière et les convictions n’avaient pas encore subi d’atteintes, qui avait arrêté l’islamisme arabe à Poitiers (732), la croix n’aurait pas si aisément reculé devant le croissant, et les destinées de l’Europe orientale auraient été fort différentes.

Le triomphe de la race finno-mongole sur les Aryens ne pouvait être durable. Si l’enthousiasme religieux, des circonstances exceptionnelles, modifient parfois la situation que la nature attribue aux races, elles reprennent tôt ou tard la position qui leur est assignée par leurs instincts et leurs facultés. La chute de la civilisation gréco-romaine et l’anarchie du moyen âge, la « terreur de mille ans, » ont pu momentanément troubler cet ordre ; mais la renaissance, glorieuse fille de la Grèce, en rendant la vie à la science et en donnant une impulsion énergique à l’esprit de progrès, devait restituer à la race aryenne le premier rang dans le monde. L’empire ottoman n’a donc cessé de décliner à mesure que l’Europe retrouvait la voie perdue sous le règne de la théocratie et de la barbarie. Les populations turques établies en Russie, bien moins avancées que les Ottomans, ont déjà succombé. Kazan, Astrakhan, les Nogaïs de Crimée, ont perdu leur indépendance les uns après les autres. Les Koumucks, Kirghiz, Baschkirs, ont subi le même destin. Le Turkestan lui-même a été envahi, et le foyer de la nationalité turque, depuis qu’elle est descendue de l’Altaï, est menacé de voir ses derniers khans remplacés par des gouverneurs russes. Déjà la Russie a donné le nom du Turkestan à la quatorzième circonscription militaire, composée des provinces de Syr-Daria, de Sémiretchenskaïa et du district de Sarjaschan.

En Arménie et en Perse, l’élément turc a jusqu’à présent mieux résisté. En Arménie, il est si puissant que les Turcomans aiment à donner à ce pays le nom de Turcomanie : aussi chez beaucoup d’Arméniens le type de cette importante branche de la race aryenne a-t-il subi des altérations visibles. La Perse, qui appartient comme l’Arménie à la famille iranienne de notre race, a été peut-être plus malheureuse encore dans sa lutte séculaire contre le Tourân, objet d’horreur pour ses anciens sages et pour ses vieux héros. Les Tadjiks chyites, qui ont conservé les goûts sédentaires et agricoles des Aryens leurs aïeux, subissent la prépondérance des Ihlats (Turcomans), sunnites nomades et turbulens, qui errent avec leurs troupeaux sur les contre-forts montagneux de l’Iran, surtout au nord. Les Turcomans ont imposé à la Perse la dynastie régnante (les Kadjars), qui est d’origine turque. Toutefois les Turcomans se défendront-ils mieux en Arménie et en Perse que leurs frères ne le font dans le Turkestan ? La prise d’Erivân (1827) n’a-t-elle pas obligé le « roi des rois » à céder à la Russie tout ce qui lui restait du territoire arménien ? La Perse n’a-t-elle pas dû en 1853 prendre parti contre les Ottomans ? Ainsi, même dans les contrées où la population turque fait peser son joug sur la race aryenne, son impuissance à défendre le sol contre l’étranger montre assez tout ce qu’elle a perdu de son antique énergie. La décadence n’est pas moins sensible dans l’ordre intellectuel, et l’on peut constater une fois de plus que chez les peuples la tête faiblit avant le bras.

II. — Les Turcs de l’Altaï et les Kirghiz.

Les chants populaires des Turcs sont l’image de leur civilisation. En comparant ces curieux monumens de la poésie asiatique, on voit de nouveau passer sous ses yeux le tableau que je viens d’esquisser. On suit la marche et le développement social de ces nomades, qui se sont avancés jusque dans l’Europe méridionale depuis que leurs rudes ancêtres ont quitté les pentes de l’Altaï ; mais dans ces montagnes, berceau de leur race, vivent encore des populations qui parlent une langue qui n’est qu’un des dialectes de la langue turque, et dont l’imparfaite civilisation doit remonter à une haute antiquité.

Les habitans de l’Altaï et leurs voisins orientaux forment une société essentiellement élémentaire. Loin de se donner un nom qui leur convienne à tous et de se regarder comme une nationalité, ils forment des clans fort peu considérables, débris variés de peuples dont les dialectes offrent des nuances nombreuses très propres à intéresser un philologue. Leur religion n’est pas moins rudimentaire que leur état social, puisqu’ils sont encore livrés aux grossières pratiques du chamanisme, tandis que les populations de langue turque qui vivent à l’ouest de l’Altaï sont toutes soumises à l’influence de l’islam. Un Américain fort instruit qui a visité récemment la Sibérie a été étonné de l’habileté que possèdent les prêtres chamans des Toutchis. Ces prodigieux jongleurs font en plein air des tours dont les plus ordinaires consistent à se couper la langue et à se planter des couteaux dans les diverses parties du corps : aussi les tribus voisines les regardent-elles comme des « êtres surnaturels. »

Pour bien comprendre ces populations et celles qui leur ressemblent, il ne faut jamais oublier que les peuples primitifs vivent dans un monde enchanté. Leur ignorance absolue des lois de la nature leur fait voir partout des prodiges et des interventions célestes. Quand on appartient à une société dans laquelle l’esprit scientifique, — à force de combats, de souffrances et de persévérans efforts, — a fini par conquérir sa place, de sorte qu’il s’impose même à ceux qui continuent de contester ses droits, il n’est pas aisé de se faire une idée de l’étrange état des intelligences dans un monde livré uniquement aux impressions des sens. Les chants de l’Altaï ont cela d’intéressant qu’ils nous reportent à ces temps lointains où l’homme végétait dans une perpétuelle épouvante, entouré de fantômes et de visions, acteurs du drame dont la nature offre à l’humanité le saisissant spectacle. On est étonné de voir ces populations, qui manquent à la fois d’idées et de comparaisons lorsqu’il s’agit d’exprimer leurs sentimens, avoir tant de ressources quand il faut donner un corps à toutes les chimères dont leur imagination est remplie. Des rochers qui s’ouvrent pour la sépulture des morts et qui restituent le dépôt qu’on leur a confié, des châteaux qu’un cavalier aperçoit à une distance d’un mois de marche, — des luttes corps à corps qui durent sept ans, des festins presque aussi longs (la lutte du khan Pudœi), des êtres monstrueux à sept têtes, avides de chair humaine (Tardanak), — des vieillards aveugles servis par un mobilier animé, — des monstres dont la lèvre supérieure touche au ciel, tandis que la lèvre inférieure reste attachée à la terre, et dont les entrailles contiennent des trésors et des hommes, des hommes du nord et du midi, — des gens qui se transforment successivement en lion, en loup, en renard rouge, en faucon gris, telles sont les merveilles que racontent les poèmes. Les poètes populaires n’ont pas seulement recours au merveilleux sous la forme la plus audacieuse, ils savent accumuler les incidens de façon à tenir la curiosité en haleine ; mais ils ignorent complètement le talent, qui n’appartient qu’aux artistes consommés, de chercher un dénoûment dans le libre jeu des passions humaines. L’intervention du monde supérieur, réprouvée par Horace, est leur moyen ordinaire de sortir des complications dans lesquelles ils se plaisent.

Le tableau de la vie altaïque nous offre beaucoup plus d’intérêt que toutes ces complications. Cette vie est bien celle que devaient mener les Turcs primitifs avant de commencer leur exode. Il faut lutter contre la rude nature de l’Asie centrale, tantôt contre les frimas des « montagnes de glace, » sur lesquelles souffle « le vent noir, » tantôt contre une chaleur qui rend « l’épaule brûlante. » L’habitation est la yourte, demeure éminemment primitive, faite pour les nomades. Le cheval, aussi susceptible d’attachement que de haine, dont la vengeance atteste des combinaisons profondes, est dans ces déserts la grande ressource, mieux qu’une ressource, le compagnon, l’ami et même le conseiller, tant sa prévoyance sagace frappe toutes l’es imaginations. Les chants décrivent avec une naïveté navrante l’abandon où se trouvent sans lui deux orphelins errant dans ces interminables solitudes :

« Pour manger, il n’y a aucun plat ; — pour s’habiller, aucune pelisse. — Tous deux s’en allèrent en pleurant.. — Quand le jeune garçon eut ainsi marché, — il se fit une flèche de bois, — il alla chasser, — tira avec des flèches de bois. — Il revint à la maison quand il eut tiré. — A son retour de la chasse, la viande tomba pourrie à terre. — Le jeune garçon se dit en lui-même : — Ah ! si j’avais un cheval, — alors je pourrais apporter le gibier à la maison. — Quand je le charge sur l’épaule en allant à pied, — mon épaule s’écorche. — De nouveau il pleura, pleura…. » (Altaïn Saïn Salam.)

D’étranges inventions donnent une idée de la misère à laquelle finit par être réduit l’homme errant ainsi à l’aventure. Un nouveau Joseph fuyant ses frères s’en va en pleurant.

« Il marcha et marcha. — Tandis qu’il marchait ainsi : — Qu’est-ce qui fait là du bruit ? dit-il. — Il chercha, chercha, il n’y avait rien… — De nouveau il chercha, — de nouveau il ne vit rien. — Ses propres articulations, ses propres os, — il vit qu’ils avaient craqué. — Sa chair avait tout à fait disparu. » (Tektébéi Merghen.)

Dans une pareille situation, le coursier qui se montre semble un être merveilleux, un vrai don du ciel. Aïkym Saïkym, « le cheval rouge à la selle d’or, » pleure son maître, et console sa sœur par sa compassion ;

« Le garçon se rompit le cou — et mourut. — Aïkym Saïkym, le cheval rouge, — dit : On ne peut le sauver, et revint. — Quand il fut revenu, — la sœur se précipita hors de la maison. — Lorsque la jeune fille vit — Aïkym Saïkym, le cheval rouge, — revenir à la maison sans le maître, — elle regarda. — Quand la sœur regarda le cheval, elle pleura. — Quand le cheval regarda la jeune fille, il pleura. — Aïkym Saïkym, le cheval rouge, — vint auprès de la jeune fille et se mit à genoux. » (Altaïn Saïn Salam.)

On n’est donc pas surpris de voir comparer la voix du bienveillant coursier à celle du frère. « Quand on entend hennir dans la nuit sombre, — la voix de mon cheval brun m’est bien connue. — Quand même je vis chez d’autres peuples, — la voix du frère m’est bien connue. » Dans les situations embarrassantes, on a recours à son instinct, souvent plus sûr que l’intelligence d’hommes bornés. « Le cheval gris de fer sauta en arrière. — Le garçon demanda au cheval : — Que sais-tu ? — que sais-tu, mon cheval, — mon cheval gris de fer ? — qu’as-tu vu ? — Le cheval dit : — Quand nous sommes près du diable, — comment ne devons-nous pas penser au moyen de nous sauver ? » La pensée du coursier se mêle à des souvenirs qui nous semblent, à nous, d’un ordre bien différent. « Toi qui as mangé souvent la tête de l’herbe bleue, — mon cheval bleu, où es-tu ? — Toi dont les cheveux blonds flottent sur le cou, — ma fiancée, où es-tu ? »

Le dédain de l’homme civilisé pour les autres êtres sensibles n’est pas de mise au désert. L’oie, que n’oublient pas les chants grecs, figure même dans une comparaison amoureuse aussi bien que le cygne gracieux ; mais dans tout état social subsiste la nécessité de vivre, et l’ami de la veille devient la victime du lendemain. Lorsqu’on veut chasser, on songe que le fer bien tourné est aussi utile pour atteindre le chevreuil que « la soie brodée d’or » l’est pour orner une pelisse. Quand Altaïn Saïn Salam retrouve sa sœur, Aïkym Saïkym, le cheval rouge, prend part à leur joie. « Tous deux entrèrent dans la maison… Ils tuèrent un cheval, et firent un festin. » L’ivrognerie fortifie encore les instincts farouches du carnassier, et malheureusement il n’est guère de bon repas sans ivresse ; aussi l’on peut appliquer à toute réjouissance ce qu’on dit d’un festin homérique : « Il (le khan Pudaeï) réunit tout le peuple, — fit abattre soixante cavales… — Un festin il prépara, — ils burent beaucoup d’eau-de-vie, — six mois passèrent. — Ils burent beaucoup de poison, — six ans passèrent. » De pareils ivrognes ne sont guère capables de calculer les conséquences du jeu ; on voit même deux personnages qui ne sont nullement ivres se laisser tellement entraîner qu’ils unissent par jouer leur propre liberté (Tektébéi Merghen). Un genre de distractions plus noble et plus utile, ce sont les récits des « chantres joyeux, » ainsi que la lutte qui endurcit les corps et les prépare à soutenir des combats sans merci, qui ne laissent ni un os intact ni une goutte de sang dans les veines, et à « combattre contre tout homme fort. » (La lutte du khan Pudœi.) M. Richard Bush, qui a vu récemment une de ces scènes en Sibérie, en donne une description qui complète fort bien les récits de nos poètes. « Beaucoup de garçons jouaient ; — notre garçon jouait aussi. — Ils couraient et luttaient. — Il vainquit tous les garçons, — et leur prit toutes leurs pelisses. » (La lutte du khan Pudœi.) Quelque difficile que soit la vie du montagnard, il tient aux rudes sommets qui l’ont vu naître, et la plaine où « se montre la cime des saules » n’exerce sur lui aucune espèce de fascination. Aussi l’Altaï, « le père Altaï garni d’herbe fine, » n’est nullement, aux yeux des peuples qui l’habitent, un séjour indigne d’eux :

« Sur le dos du blanc Altaï — est une fleur d’or ; — dans le pays aux montagnes d’or — la lune brille d’une grande lumière. — Sur le dos d’azur de l’Altaï bleu — est une fleur d’argent, — luit la grande lumière du soleil… — Toi, blanc Altaï aux six sommets, — tu es le séjour de soixante oiseaux ; — toi qui réjouis peuple et hommes, — heureux es-tu, blanc Altaï ! — Toi, blanc Altaï aux quatre cimes, — tu es le séjour d’innombrables cerfs. — Toi qui réjouis le peuple nombreux, — bienheureux es-tu, blanc Altaï ! »

Les improvisations, que j’ai plus d’une fois citées en parlant des contes, n’ont pas souvent dans l’Altaï d’autre valeur que de reproduire fidèlement les vagues impressions qui traversent l’imagination de peuples chez lesquels la réflexion n’est pas éveillée. « Avec le lait de la vache bleue, — les femmes ont mis de l’eau-de-vie. — Avec la peau de la vache bleue, — les femmes ont fait des bouteilles de cuir. » Quand il s’agit des sentimens qui chez les nations civilisées exaltent le plus facilement l’âme humaine, les faits sont parfois constatés d’une façon aussi peu enthousiaste, et l’amant épris ne parvient pas toujours à trouver une comparaison réellement adaptée à son sujet. « Je suis allé le long du blanc rocher, tout le long ; — au blanc rocher je n’ai trouvé aucune crevasse. — Ce peuple, je l’ai examiné dans tous les sens ; — une plus belle que toi, je ne l’ai pas trouvée. » Et encore : « J’ai souvent marché le long du rocher bleu ; — au rocher bleu, je n’ai trouvé aucune crevasse. — J’ai bien des fois examiné la foule ; — une plus intelligente que toi, je ne l’ai pas trouvée. » Si la comparaison s’offre à l’imagination, elle ne s’élève pas au-dessus d’une expérience assez vulgaire. « Qu’y a-t-il de précieux dans la sombre forêt noire ? — Précieuse est la zibeline aux quatre pattes. — Qu’y a-t-il de précieux chez les nombreuses tribus ? — Là est précieuse la fille aux quatre tresses. » Un autre amant plus heureux trouve au début une comparaison qui ne manque pas de grâce rustique : « Comme le mélampyre des prés au printemps — flamboie mon cœur ; — comme l’oiseau qui arrive au printemps — supplie mon œil. — Comme le feu qui brûle en automne — brûle mon cœur ; — comme l’oiseau qui vient en automne — s’attriste mon œil. »

La conviction de la fragilité des avantages et des biens de ce monde, conviction qui tient une si grande place dans la poésie des nations turques, se montre aussi dans ces improvisations ; mais, au lieu de produire les développemens qu’on trouve dans les poètes ottomans, elle est indiquée par quelques traits mélancoliques. « Ma pelisse faite d’une étoffe neuve, — de quel avantage m’est-elle dans les jours pluvieux ? — De mon bétail rassemblé avec tant de fatigue, — quel avantage aurai-je au jour de la mort ? » La pensée de la famille ne semble nullement diminuer ces impressions pessimistes. « Quand à droite souffle le vent, — se penchent les têtes du roseau ; — quand je pense à tous mes païens, — des larmes me viennent dès yeux profonds. » La jeunesse même ne préserve pas d’une tristesse qui fait un contraste si frappant avec la virile sérénité de la Grèce héroïque, dans le sein de laquelle fermentait la conscience d’un glorieux avenir. « Mon poulain de deux ans deviendra un cheval, — sa crinière et sa queue grandiront également. — Nous jeunes gens héritiers des bons, — nous grandirons au milieu des soucis et des larmes. »

La notion du devoir se dégage pourtant de toutes ces misères qui forment la vie et que quelques rayons éclairent, par exemple quand le printemps, qui « couvre de feuilles la cime des arbres, » engage la jeunesse au jeu. Cette notion est naturellement simple, le respect de l’autorité paternelle, l’attachement au chef, l’énergique gouvernement de la famille en sont les points essentiels : « Notre postérité qui a reçu la bénédiction, — dans la yourte paternelle puisse-t-elle se succéder ! » Cette bénédiction est le meilleur gage de bonheur pour les enfans, surtout si elle est confirmée par les chefs. « Ce qui a réjoui les petits, — c’est la bénédiction des vieux. » — « Ce qui a fait devenir les jeunes enfans des hommes, — c’est la bénédiction des grands. » — « Celui qui gouverne vigoureusement la yourte du père — sera respecté chez les peuples étrangers. »

Les Kirghiz forment une transition entre les populations de l’Altaï et les peuples turcs qui ont comme eux embrassé l’islamisme. De même que leur religion, quoique mêlée de croyances étrangères au mahométisme, est supérieure au chamanisme, leur état social est moins élémentaire que celui des clans de l’Altaï. L’immense steppe des Kirghiz, qui s’étend de l’Altaï jusqu’au fleuve Oural, est habitée par une véritable nationalité. Chaque Kirghiz se nomme Kasak, comme tout paysan roumain, quel que sortie gouvernement auquel il obéisse, qu’il dépende de Pesth, de Vienne ou de Pétersbourg, s’appelle lui-même Roumoun. Le nom de Kirghiz, comme celui de Kirghiz Kaïsak, ressemble à celui d’Albanais ou de Valaque, forgé par les étrangers, et qui n’a aucun sens dans la langue indigène. La poésie populaire atteste, autant que l’idiome et les coutumes, que la conscience nationale existe chez les Kasaks, sans qu’ils soient pour cela plus capables que les habitans dé l’Altaï de défendre leur indépendance contre le voisin qui prétend les assujettir, qu’il s’agisse de l’empereur de la Chine ou de l’empereur de Russie. Maintenant les « Kirghiz de Sibérie » sont compris dans la douzième conscription militaire de l’empire russe, quoique la nation entière ne soit pas encore complètement soumise, et qu’il soit difficile d’astreindre à une véritable dépendance dès nomades dispersés sur des territoires aussi vastes.

Malgré le sentiment qu’ils ont de leur unité nationale, les Kirghiz se fractionnent en trois hordes : la grande horde, la horde moyenne et la petite horde. Les noms des familles Argyn et Naïman, les principales de la horde moyenne, prouvent le rôle que l’élément mongol a joué dans la formation d’un peuple dont l’origine est enveloppée de ténèbres, qui est composé des élémens les plus divers fondus ensemble depuis longtemps. Les hordes se divisent en clans et ceux-ci en familles, qui vivent dans un accord si intime qu’elles soutiennent leurs membres envers et contre tous. Nous retrouvons ici l’idée favorite des nomades, qui donnent à la morale un autre point de départ que les nations sédentaires civilisées. La hiérarchie des devoirs admise par un Fénelon, qui commence à l’humanité et descend à la nation pour arriver à la famille, serait pour eux une simple absurdité. Tous demeurent dans des aouls de cinq à quinze yourtes, qui s’élèvent sur l’immense steppe comme des taupinières. La yourte est une tente de feutre brun qui recouvre un treillis évasé de bois peint en rouge, avec un toit pointu en perches et un grand tuyau de cheminée rond. Cet assemblage de yourtes, qu’on nomme aoul, forme une commune microscopique gouvernée par la famille la plus nombreuse, qui protège l’individu isolé et en est responsable. Les querelles sont décidées par des arbitres, et l’aoul se charge de faire exécuter leurs arrêts. Ces formes archaïques de gouvernement, dont les chants donnent, une idée exacte, ressemblent, assez aux simplifications, idéal de quelques écoles socialistes, qui réduisent le gouvernement à une sorte de jury rustique. Cependant le principe aristocratique subsiste toujours, et les descendans des khans forment la noblesse (sultans, os blancs), qui jouit de certains privilèges.

La « douce anarchie » qui est la base de ce système aurait moins d’inconvéniens, s’il ne fallait pas compter avec ses voisins ; mais, quand un différend a lieu entre les membres de deux aouls, si l’un ne veut pas se prêter à l’exécution de l’arrêt, l’autre doit recourir à une expédition guerrière. La baranta amène naturellement des représailles. Il en résulte entre les clans et les familles des luttes qui occupent sérieusement la poésie populaire. Heureusement la religion n’ajoute pas comme ailleurs aux ardeurs guerrières. Quoique convertis au mahométisme depuis plusieurs siècles, les Kirghiz sont tellement étrangers à tout fanatisme musulman, que M. Levchine ne sait s’il doit les ranger « parmi les mahométans, les manichéens (dualistes) ou les païens. » Le mahométisme n’aurait pu acquérir de l’influence que par les savans (les gens qui savent écrire) ; or, tout en leur rendant mille honneurs, on les déteste cordialement et on les regarde comme des infidèles. L’islam n’a donc qu’une action médiocre, et encore quand il ne faut pas s’imposer de gêne. Ainsi on se rase la tête et on porte des amulettes, on emploie quelques phrases tirées du Koran ; mais on se soucie peu des prières du jour, du carême et des ablutions. Grâce à ce peu de zèle pour la religion, la langue n’a pas été atteinte par l’action dissolvante qui l’a transformée chez les Ottomans. Le kirghiz est resté un idiome turc pur, et les mots empruntés à l’étranger ont dû subir les lois de la prononciation et obéir à l’esprit de la langue indigène. La pureté de cette langue et la vaste étendue de son domaine ont décidé M. Radloff à consacrer à la poésie populaire des Kirghiz un volume de 856 pages, sans parler de l’intéressante et substantielle introduction qui précède ce volume, résumé des observations faites par le savant philologue dans la horde moyenne et dans la grande horde. Les chants ont été surtout recueillis dans la steppe orientale ; la légende de Kosy Kœrpœsch a été copiée à Sergiopol, non loin du prétendu tombeau de ce héros. Cependant, pour donner une idée des produits poétiques de la steppe occidentale, il a fait paraître les légendes de Sain Bâtir et d’Er Targyn, publiées déjà en arabe par le professeur Ilminsky.

Les Kirghiz divisent eux-mêmes leurs chants en « paroles du peuple » et en « chansons de livre. » Les premières sont transmises de bouche en bouche, et, loin qu’on songe à les écrire, le mollah, c’est-à-dire le seul personnage qui pourrait être tenté de le faire, méprise trop ce genre de poésie pour en avoir l’envie. Les mollahs aiment mieux en composer d’un autre genre, qui, au lieu de conserver les vieilles traditions nationales, servent à propager les idées musulmanes, en même temps qu’elles font subir à la langue la transformation qui a eu lieu chez les Ottomans en introduisant des mots et des formes empruntés à des langues aryennes et sémitiques (le persan et l’arabe). Quelques-unes de ces chansons ont le caractère que les pères de l’église donnaient aux « préparations évangéliques. » Ce sont des récits, en rapport avec l’esprit du peuple, qui contiennent peu de substance religieuse, mais qui préparent les intelligences aux idées de l’islam. Tels sont Bos Dschigit, Hœmra, empruntés à l’Asie centrale, partie en vers, partie en prose, — Sœipul Mœlik, traduit de Névaï, — Satyp Dschasman, Kik, Schar-jar, récits qui se sont fort répandus dans le peuple. Les chants intitulés Bos Torgaï (l’alouette), Sar Saman (le temps d’afflictions), Saman Akyr (la fin du monde), ont un caractère franchement didactique, et ressemblent à ce genre d’enseignement qu’on nomme en Italie dottrina et en France catéchisme. Les plus populaires sont Bos Torgaï et Dschumdschuma. Dans le district de Sémipalatnisky, les chants de livre se sont répandus dans la masse du peuple. Là disparaissent insensiblement les chansons en l’honneur des vieux héros nationaux, qui sont remplacés par les héros de l’islam, comme en Europe les personnages sémitiques de la Bible ont pris place dans la poésie de tous les peuples à côté ou à la place des types indigènes. Le chant kirghiz consacré à Housseïn est un exemple de ces substitutions. Ces faits prouvent que l’islam n’est pas en décadence autant que nous aimons à le croire. En Asie, où il a conquis au cœur même du brahmanisme 25 millions de sectateurs, il gagne du terrain sur le chamanisme et même sur le bouddhisme, comme en Afrique il fait partout reculer le fétichisme de la race nègre. Chez les Kirghiz, il doit immensément à la poésie populaire. M.. Radloff a été témoin de l’effet que produisait la lecture du chant de Dschumdschuma sur les grandes assemblées. Les auditeurs écoutent avec l’attention la plus soutenue, et sur leurs traits on lit l’épouvante que produit la description des supplices réservés dans l’enfer aux musulmans qui n’observent pas les préceptes de la religion. Les « paroles du peuple » sont des proverbes, des bénédictions, des chants de noce, de deuil, des histoires de braves, des contes, etc. Cette littérature est si considérable que le gros volume de M. Radloff ne peut être regardé que comme une anthologie des divers genres.

Les Kirghiz, les Turcomans et autres nomades qui ont su s’élever de quelques degrés au-dessus de la misère des sociétés primitives ne manquent pas de loisir pour s’abandonner aux inspirations d’une muse essentiellement populaire. Leur existence a un côté aristocratique très favorable au développement de l’imagination. Le Kirghiz, que M. Vambéry ne trouve point dénué d’instincts poétiques, n’est nullement, comme un paysan du Berry ou de la Bretagne, absorbé par un travail qui rend toute vie intellectuelle à peu près impossible. Comme le lis de l’Évangile, le nomade ne sème ni ne récolte. Les troupeaux suffisent, sans parler des razzias, à des gens dont les besoins sont très bornés. Les soins que le bétail réclame, une industrie élémentaire, tous les travaux qui exigent quelque suite, sont le partage des femmes, qui constituent dans toute société à l’état d’enfance une caste inférieure assez semblable aux serfs du moyen âge. L’homme, lorsqu’il s’est occupé de son coursier, plus digne d’intérêt à ses yeux que sa laborieuse compagne, peut donner beaucoup de temps à ceux qui veulent charmer ses loisirs par des contes, des légendes historiques ou des chants. Leurs poètes trouvent des expressions qui ne manquent ni de naturel ni de vivacité, comme dans ce chant d’amour recueilli par M. Levchine :

« Vois-tu cette neige ? — Le corps de ma bien-aimée est plus blanc. — Vois-tu le sang qui découle de cet agneau ? — Ses joues sont plus vermeilles. — Vois-tu ce tronc d’arbre brûlé ? — Ses cheveux sont plus noirs. — Sais-tu avec quoi écrivent les mollahs de notre khan ? — Ses sourcils sont bien plus noirs encore. — Vois-tu ces charbons enflammés ? — Ses yeux brillent d’un éclat plus vif. »

La poésie convertit en or tout ce qu’elle touche. Il est vrai que les filles kirghises ont les yeux pleins de feu, le teint vif et animé, qu’elles sont agiles, robustes et saines ; mais leurs formes désagréables et leurs pommettes saillantes ne répondent nullement à l’idée que nous nous faisons de la beauté. Leur douceur, leur compassion pour ce qui souffre, leur tendresse maternelle, assureraient à ces femmes actives et laborieuses un empire plus solide que ces charmes de la jeunesse, aussi peu durables, dit le poète ottoman Mésiki, que les fleurs du printemps, si elles avaient des maîtres moins égoïstes, moins durs et moins vaniteux.

Comme tout Kirghiz est improvisateur, il compte plus sur cette faculté que sur sa mémoire lorsqu’il veut reproduire un chant populaire. L’improvisation est d’autant plus aisée qu’on est peu difficile sur le choix des comparaisons et sur l’expression des sentimens, qu’on ne se soucie pas même toujours de la liaison des idées, comme ce poète Kirghiz qui dit : « Je suis malade, et pense à peine à la nourriture. — Oh ! là-bas, il y a un pin élevé, et la neige est tombée dessus. » D’autres fois le poète insinue des conseils qui n’ont rien de poétique. « Donne une pièce de bétail pour la fille, — et elle sera à toi pour toujours. » La perspective offerte à la jeune fille de partager un cœur occupé déjà par trois ou quatre premières épouses n’est pas non plus de nature à enflammer son imagination. Cependant la nation la plus rude a toujours son idéal, qui lui rend la vie tolérable. Cet idéal apparaît surtout dans les contes populaires. On est surpris de trouver tant de similitudes entre les héros fantastiques de ces récits et les paladins du moyen âge occidental ; mais n’est-il pas naturel que des nomades aiment à célébrer les chevaliers errans ? Ces modèles de la bravoure kirghise luttent contre les enchanteurs, combattent les plus fameux cavaliers, délivrent les infortunées victimes de la tyrannie, reçoivent d’elles des talismans, saccagent les aouls pour plaire à des « sourcils noirs non fardés. » Néanmoins la conclusion de tant de combats et de prodiges ne ressemble guère à celle de nos romans de chevalerie, la belle n’ayant d’autre perspective que d’aller se confondre parmi les femmes de son libérateur.

On voit que, si le moyen âge occidental a pu être nommé « l’âge de la femme, » la vie kirghise ne nous offre rien de pareil. La curieuse histoire de Kougoul, recueillie par un écrivain polonais, M. Zaleski, qui a passé neuf années dans la steppe des Kirghiz, nous donne l’idée la plus exacte de la condition des femmes chez ces nomades. La nouvelle mariée, en entrant chez les parens de son mari, doit, fut-elle fille d’un sultan, se prosterner devant son beau-père et sa belle-mère, et la seule pensée qu’elle veut se dispenser d’un usage qui atteste sa complète dépendance lui attire la gracieuse épithète de « chienne. » Une femme riche, devenue l’esclave du khan, est malgré son âge condamnée à garder les troupeaux et battue impitoyablement quand son maître en est mécontent. L’animal est souvent plus sensible et plus juste que l’homme, et Ile dévouaient du cheval de Kougoul fait contraste avec l’odieux caractère du souverain. La première impression chez ces nomades est d’une violence extrême : lorsque le khan aperçoit Kanisbeg, la sœur de Kougoul, il tombe évanoui. Ses yeux ardens se fixent sur la belle enfant et ne peuvent pas s’en détacher. Absorbé dans cette extase de volupté, il se coupe un doigt, comme les compagnes de Zouléïka, dans une des épopées romanesques des Turcs, se déchirent la peau des mains en croyant peler des oranges, tant la beauté de Youssouf les bouleverse. Quand l’être humain est à ce point envahi par un sentiment irrésistible, il ne faut lui demander ni équité, ni modération, ni prévoyance. Aussi le khan cesse de s’appartenir ; il marche à son but avec la fureur aveugle d’une force privée d’intelligence. Pourtant, si Kougoul est obligé de le châtier, il garde jusqu’au dernier moment cet attachement au chef que l’on rencontre chez les peuples primitifs. Le souverain a beau être « un chien, un assassin, un parjure, » il n’en est pas moins « son khan, » contre lequel Kougoul refuse de combattre, si toutes les chances ne sont pas contre lui. Si ce trait rappelle l’héroïsme et la fidélité d’un preux vassal des temps chevaleresques, les détails du combat et d’autres circonstances du récit montrent que l’ardente imagination des chevaliers paraîtrait bien timide aux Kirghiz. Les légendes altaïques n’usent pas du surnaturel avec plus de modération, et c’est avec raison que M. A. Schiefner, qui a mis de savantes préfaces en tête des volumes du docteur Radloff, retrouve dans les mythes de l’Altaï l’influence du bouddhisme, combinée avec des traditions empruntées au mazdéisme. La religion et la langue des Turcs sont celles de la majorité des Kirghiz, mais la voix du sang les rapproche de ces populations qui préfèrent les enseignemens de Çakya-Mouni à ceux du prophète de La Mecque.

Les narrateurs de ces contes les complètent, lorsqu’ils sont en vers, par une mimique qui ajoute à l’effet du récit. Cette mimique, généralement originale, est plus variée que les airs des chants, dont la monotonie égale le ton mélancolique. Parfois ils sont accompagnés d’une musique dont les principales ressources sont le kobyz (espèce de violon) et la tchibyzga (flûte de roseau ou de bois). Dans certains cas, on forme des duos, des trios ou des quatuors où des musiciens prennent ainsi que des orateurs pour sujet l’éloge de quelque hôte distingué, une rivalité d’amour, — l’amour est « pareil au faucon qui se jette sur les canards, » — entre deux jeunes Kirghiz, enfin tout événement considéré comme remarquable.

III. — La Perse et le Turkestan.

La légende de la Perse rapporte qu’un roi de l’Iran, Feridoun, si connu dans l’histoire mythique de ce pays, eut trois fils, Iredj, Tour et Selm. Le premier ayant eu en partage l’Iran, qui a pris son nom, Tour dut passer l’Oxus et aller régner sur les provinces trans-oxanes. Les héritiers de Tour, dont le plus fameux est Afrasiab, le conquérant de la Perse, ont toujours été la terreur des rois de l’Iran. Firdousi dit que le temps d’Afrasiab, qui aurait dû régner, d’après ce qu’on lui fait faire, trois ou quatre cents ans, a été comme une nuit obscure qui a couvert l’Iran jusqu’au moment où le soleil de la race royale vint la dissiper. Aussi toutes les dynasties turques ont-elles voulu se rattacher au terrible Afrasiab ; Seldjouk, le fondateur des Seldjoucides, prétendait en descendre en ligne droite, et les monarques ottomans, qui se rattachent à cette famille, se vantent d’avoir plus d’une fois continué en Perse l’œuvre de leur célèbre ancêtre.

On a depuis en Perse donné le nom de Tourân à toute la contrée située au nord de l’empire, à la steppe profonde qui renferme les plus grands lacs du monde, la mer Caspienne et le lac d’Aral, à la région qu’arrosent le cours inférieur de l’Oxus et l’Iaxartes, et aux contrées montagneuses de l’est. Cette arène, où s’agitaient les nomades farouches du septentrion, était considérée comme le pays des ténèbres, le pays d’Ahriman, tandis que le plateau de l’Iran était le pays de la lumière, où Ormuzd, le bon principe, régnait au milieu des Aryens. Après la conquête mongole, ce pays prit le nom d’un fils de Djinghis ; depuis, on appela Turkestan ou pays des Turcs le vaste territoire qui s’étend entre l’empire chinois et la mer Caspienne. La confusion qui existait entre les peuples de famille turque et ceux qu’on appelait Tartares, alors qu’on appliquait cette expression fort inexacte à un mélange de nations turques et de nations mongoles, lui a fait aussi donner le nom de Tartarie indépendante, nom qui prend un sens de plus en plus ironique à mesure que la Russie étend son empire sur ces contrées guerrières.

L’Oxus et l’Iaxartes semblent deux Nils frères, aux cours parallèles, qui donnent à une partie du pays une physionomie fort différente de celle des plaines, livrées à une perpétuelle aridité. Les légumes abondans, les fruits exquis, le riz, le sorgho à sucre, le cotonnier, le mûrier, récompensent amplement le travail des populations sédentaires qui ont, à l’époque de la splendeur du pays, donné une si grande célébrité à Samarkand, à Bokhara et à Khiva. Malheureusement le climat est un grand obstacle au développement régulier de l’activité humaine. Le savant qui a dit que l’homme devait se résigner à être tantôt gelé et tantôt grillé semble avoir songé à ces contrées de l’Asie où une chaleur dévorante succède au plus rigoureux hiver. En effet la Sibérie, les steppes du Turkestan, les versans septentrionaux du vaste plateau de l’Asie centrale, aboutissent aux rivages, ouverts aux âpres vents du nord, d’une immense mer de glace, tandis que des chaînes énormes de montagnes couvertes de neiges éternelles ne permettent pas aux souffles tièdes du sud d’y tempérer la rigueur de la mauvaise saison. Ces obstacles, qui n’arrêtent nullement les voyageurs russes contemporains, MM. Struve, Ivanof, Michenkof, M. et Mme Fedchenko, d’autres encore, qui ont tant contribué à nous faire connaître l’Asie centrale, n’empêcheront pas la marche des armées de la Russie.

On étend le nom de Turkestan à une contrée voisine dont le Turkestan proprement dit est séparé par les gigantesques sommets du Bolor-Tagh. Le turc est en effet la langue de cette contrée, appelée Turkestan oriental, Djagataï oriental, Haute-Tartarie, Tartarie chinoise, Petite-Boukharie ou Tourfân. Ce pays fertile, entouré de montagnes de presque tous les côtés, a 2 millions de kilomètres carrés. Les villes y sont rares, et aucune n’a jamais eu la célébrité de celles qu’on trouve dans le Turkestan occidental ; Tourfân et Kasgar sont les plus connues. On aura maintenant des notions plus précises sur ces curieuses contrées à mesure que les Russes poursuivront leur marche en avant. Au temps de Pierre Ier, on croyait trouver un eldorado dans ces régions mystérieuses ; mais les voyageurs qui s’y aventuraient tombaient au milieu des nomades farouches qui les vendaient aux marchands de Khiva et de Bokhara. Cependant l’action commerciale de la Russie gagnait du terrain, refoulant les tribus qui l’entravaient ; depuis 1835, les plans d’annexion se dessinèrent de plus en plus, et déjà les Russes sont à Khouldja, qui naguère encore faisait partie du Céleste-Empire.

La politique de conquête inaugurée dans le Turkestan par Nicolas Ier a été poursuivie de nos jours avec persévérance par l’empereur Alexandre. L’Asie centrale n’est plus ce qu’elle était au XVe siècle, époque où Samarkand était le centre de la civilisation orientale. Les nations turques, malgré leur humeur guerrière, sont trop arriérées pour résister à la tactique moderne. En 1868, l’Asie centrale comptait 70,000 Russes, chiffre qui va augmentant de jour en jour. La vie commerciale, paralysée par le stupide gouvernement des émirs turcs, si bien décrit par M. Vambéry, renaît avec les Européens. Des steamers ont paru sur les eaux de l’Iaxartes (Syr-Da-ria) ; des mines de houille découvertes sur ses bords en assurent la navigation. Les caravanes, cessant de redouter les Turcomans et les Kirghiz, peuvent suivre la route de terre. En effet, même les khans restés indépendans sont maintenant obligés de tenir compte de la présence d’un gouvernement qui trouverait dans les actes de brigandage des raisons d’étendre des conquêtes qui le rapprochent des frontières de l’Inde. Une voie ferrée qui unira Orenbourg à Taskhent, ville de 60,000 âmes, dont M. Karasinea décrit les mœurs dans un curieux roman, centre d’une contrée voisine de Kokhand et de Bokhara, permettra aux Russes d’agir avec une promptitude effrayante pour des gouvernemens aussi complètement désorganisés que ceux des khans. La Russie ne tardera pas à être en possession de la route la plus courte conduisant de la Baltique et de la Mer du Nord aux districts les plus peuplés de la Chine et de la province du Bengale. Si la France, déjà établie en Cochinchine, au milieu des populations de race jaune, essayait de soumettre à son empire les sectateurs de Bouddha, l’immense Asie, envahie de trois côtés à la fois, ne tarderait pas à subir la domination de l’Europe.

La situation des Asiatiques n’a pas toujours1 été aussi triste, et leur âme n’était pas autrefois préparée à tant d’humiliations. Quand les Européens étaient plongés dans la nuit du moyen âge et esclaves de la théocratie, ils semblaient destinés à être les héritiers de l’a glorieuse civilisation gréco-romaine, tant les hautes intelligences, naissaient en foule à côté des vaillans guerriers. Aux plus sombres époques de l’histoire de notre continent, la brillante cour des califes, des Al-Manzor, des Haroun-al-Raschid (VIIIe siècle), des Al-Mamoun, des Motassem (IXe siècle), était le séjour favori des lettrés et des savans, et les célèbres écoles de Bagdad, de Bassora, de Koufa, de Cordoue, étaient la lumière de l’Asie et de l’Europe. Bokhara, dans le Turkestan, n’avait pas moins de réputation. La Perse musulmane, dont l’influence devait être si grande sur les Turcs, produisait ces poètes dont elle est justement fière : il suffit de citer les noms glorieux des Firdousi, des Nisâmi, des Saadi, des Hâfis, des Djâmi. L’époque des Djâmi (XVe siècle) est précisément celle de l’écrivain dont le nom revient sans cesse sous la plume toutes les fois qu’il s’agit de la littérature turque.

Wizam-Eddin Mir Ali-Chir, dont le père, était un des principaux personnages de la cour du sultan qui régnait à Samarkand, florissait sous le règne du sultan Housseïn, qui, littérateur distingué lui-même, réunissait autour de lui les savans, les poètes, les artistes de l’Iran et du Tourân. Il naquit à Héri (Hérat), où était la cour des souverains du Khoraçan. Le savoir étant alors dans ces contrées considéré comme une des premières qualités de l’homme d’état, Ali-Chir devint muhurdar (garde des sceaux), puis émir, gouverneur de Hérat et vice-roi d’Asterabad ; mais dans toutes les fonctions qu’il occupa, dans toutes les missions de confiance dont il fut chargé, il soupirait après la retraite et l’étude. Le souverain éclairé1 qui, en lui écrivant, mettait toujours en tête de ses lettres : « au modèle des citoyens, au soutien du pays et du gouvernement, au sage ordonnateur des beautés de la vérité et de la religion, » fut obligé de lutter constamment contre sa sincère modestie et son invincible éloignement des grandeurs. — « L’émir Ali-Chir, dit l’auteur du Babour-Nameh, était distingué de sa personne, et possédait une urbanité et une élégance de manières que la fortune ou la disgrâce n’altéra jamais. Au faîte des honneurs comme dans l’exil, à Hérat comme à Samarkand, Ali-Chir fut toujours le même, un homme incomparable. »

Dès ses débuts, Mir Ali-Chir avait reçu le nom de « poète bilingue, » parce qu’il avait pris place en même temps parmi les poètes persans et parmi les poètes turcs. Conformément à un usage fréquent chez les musulmans, il était connu comme poète turc sous le nom de Névaï ; comme poète persan, on le nommait Fénaï ou mieux Fâni. Pourtant Névaï, fier de son origine et de sa race, va jusqu’à donner le turki comme supérieur en prose et en vers au fârsy, aussi a-t-il écrit en turc ses quatre divans (Merveilles de l’enfance, — Raretés de l’adolescence, — Curiosités de l’âge mûr, — Profits de la vieillesse) et la plupart de ses ouvrages, dont l’influence a été si considérable sur les populations turques et continue de se faire sentir dans le Turkestan. Il énumère avec complaisance dans sa Galerie des poètes ceux qui sont sortis de la race turque, dont plusieurs appartenaient à sa famille ; Toutefois on ne se soustrait pas facilement à la supériorité du génie aryen ; dans ses poèmes romanesques (Ferhâd et Chirin, Medjnoun et Léila, les Sept planètes), qui introduisent dans la littérature de sa nation des personnages destinés à devenir si populaires, il n’échappe point à cette influence. Il en est de même dans l’ordre religieux ; son mysticisme est plus sincère qu’original. Son livre sur le spiritualisme est imité de Nizâmi, de Khosrou et de Djâmi, de ce Djâmi qu’il nomme lui-même le « céleste confident, le flambeau des ulémas, le rempart de la foi, le soleil de vertu, le roi de la forme humaine, de la spiritualité, l’ombre de la Divinité. »

La musique, que Névaï cultivait comme d’autres arts, a contribué à donner à ses poésies un caractère populaire. Youssouf-Bourhân, qui la lui avait enseignée, en mettant en musique la plupart des œuvres poétiques de son élève, leur assura une vogue à laquelle leur élévation ne semblait pas les destiner. Maintenant il n’est pas de chanteur qui n’ait dans sa collection quelques morceaux de Névaï. S’il n’a pu donner la même popularité aux poètes dont il entretient ses lecteurs, il a pu du moins soustraire leur nom à l’oubli, et quelques-uns méritaient réellement d’être connus. Ainsi le neveu du sultan Housseïn, Mohammed-sultan, connu sous le nom de Kutchuk-Mirza, devenu derviche, avait composé des vers aussi gracieux que spirituels sur la puissance de l’amour. « Je me vantais d’avoir passé toute ma vie dans la pratique de la vertu et de la dévotion ; — mais, quand l’amour m’a embrasé, qu’était-ce alors que cette vertu, cette dévotion ? — Je vous rends grâce, ô mon Dieu, d’avoir permis que je fisse sur moi-même cette grande expérience. » Si, comme on le dit, il ne faut voir dans cet amour ardent que le deuxième état extatique de l’échelle mystique des soufis, il n’en est point sans doute de même de ce distique du sultan Iskender, petit-fils de Timour : « J’avais comparé ma bien-aimée à une belle lune dans son plein, mais elle s’est voilée la moitié du visage. — Je donnerais volontiers, ô ma belle, pour dîme de ta noire chevelure, ou Le Caire ou Alep ou Roum. » Shâh-Rokh, fils de Timour, exprime avec vigueur un autre genre de sentimens, qui trouve toujours un écho dans les tribus du Turkestan. « Le guerrier doit se jeter au milieu de la mêlée, du carnage ; blessé, il ne doit chercher d’autre lit que la crinière de son cheval ; il mérite de mourir de la mort d’un chien, le misérable qui, se disant homme, implore la pitié de l’ennemi. »

L’ardeur guerrière n’est pas ici, comme dans les religions pacifiques, le bouddhisme et le christianisme par exemple, tempérée par l’influence de la foi. L’islamisme est essentiellement belliqueux, puisque sa mission est de soumettre par le glaive le monde à la puissance d’Allah et de son représentant sur terre ; mais il a de commun avec le druidisme et le christianisme qu’il apprend à considérer la vie uniquement comme un laborieux et périlleux passage, et à porter constamment la vue vers ce qui est éternel. Dans son élégie sur la mort de Djâmi, Névaï exprime cette conviction universelle avec un ton qui fait penser aux solennelles lamentations de Bossuet, moins détaché que le poète musulman des grandeurs de la terre, et cette note est si commune dans la poésie turque qu’on peut la considérer comme un des sentimens que la religion, l’instabilité des conditions, la fréquence des guerres et des bouleversemens, ont rendus éminemment populaires.

« Chaque mouvement de la sphère apporte, hélas ! un nouveau coup du sort ; chaque étoile qui brille au firmament est l’image d’une plaie ouverte par quelque nouveau malheur.

« La nuit sous sa robe noire, comme le jour dans son vêtement d’azur, n’amène que de nouvelles peines, de nouveaux chagrins.

« Bien plus, la durée insaisissable d’un clin d’œil est elle-même un moment de tristesse, car à tout instant les escadrons de la mort s’élancent des steppes du néant, et soulèvent des tourbillons de poussière d’une nouvelle destruction.

« L’univers n’est qu’une vallée de larmes, d’où montent de tous côtés la fumée de gémissemens toujours nouveaux et le bruit de lamentations sans cesse renaissantes.

« Hélas ! c’est la vie elle-même qui est la source constante de nos douleurs. C’est bien elle qui remplit notre cœur de nouveaux chagrins. Au reste, la terre est un jardin dont les fleurs, bientôt effeuillées par la douleur, ne sont, malgré leur brillante apparence, qu’un manteau dévorant.

« L’eau qu’on y boit est empoisonnée, l’air qu’on y respire est infect ; peut-on dès lors s’étonner qu’il y règne une épidémie perpétuelle ?

« Aussi les âmes pieuses tournent-elles leurs vœux vers le paradis ; là l’atmosphère est tout autre.

« Pour ces âmes imbues de la connaissance divine, ce misérable séjour n’est qu’une station de passage ; la véritable patrie est ailleurs… »

Le Turkestan est bien loin aujourd’hui de ce qu’il était au temps de Névaï. Quoique la bravoure ne manque pas aux habitans, il semble qu’elle soit devenue complètement inutile depuis que ce pays est tombé dans la barbarie. Parmi les populations qui se partagent le pays, les Turcomans sont renommés pour leur humeur belliqueuse. Ils se regardent comme les Turcs par excellence. Il est vrai que ces clans guerriers ont été jusqu’à nos jours les gardiens des frontières méridionales du Turkestan, et ont couvert les villes de Khiva, de Bokhara et même de Khokand, plus civilisées sans doute, mais bien moins résolues que ces nomades. Fidèles au génie primitif de leur famille, ils en constituent encore une des forces solides, protégés par leur barbarie même contre l’action de la civilisation aryenne, qui dissout une partie de la société turque sans parvenir à lui infuser un esprit incompatible avec ses traditions immémoriales et ses tendances instinctives. L’énergie des Turcomans n’emprunte pas autant qu’on serait tenté de le croire à l’islamisme, qui agissait si puissamment sur les Ottomans à l’époque de leurs triomphes. L’orthodoxie du Turcoman laisse fort à désirer ; mais il a l’humeur indépendante des nomades et la fierté d’une race habituée à voir trembler des multitudes qui, en perdant la vigueur militaire, ont perdu tout ce que l’homme a le droit et le devoir de défendre. La docilité si mal récompensée des populations qu’il foule aux pieds, et parmi lesquelles il va chercher des troupeaux d’esclaves tremblans sous son fouet, ne contribue pas peu à lui faire goûter un état social par lequel « chacun est roi. » Les relations que les razzias établissent entre les clans turcomans et les Aryens ont avec le temps modifié le type, et même dans le Turkestan ce type ne s’est maintenu intact que lorsque les circonstances ont empêché toute immixtion du sang iranien.

Cependant chez beaucoup de Turcomans le type primitif de la famille turque se conserve parfaitement. Ils ont les yeux petits et obliques, les pommettes font saillie et la barbe est rare. Grands et forts, ils ont encore la vigueur qui faisait considérer, ainsi que l’atteste un proverbe français, les conquérans de Constantinople comme le modèle de la force. Ceux qui survivent aux dures épreuves de l’enfance sont des soldats capables de supporter les plus grandes privations. Souffrir de la faim pendant des mois entiers est pour eux chose ordinaire ; mais, à l’exemple des Peaux-Rouges de l’Amérique, s’ils trouvent l’occasion de se dédommager de leurs privations, ils montrent un appétit de Gargantua. Aussi leur est-il impossible de conserver longtemps des provisions. Peu difficiles sur le choix des mets, ils le sont encore moins sur la qualité de la boisson ; une eau que dédaignent les chevaux des Cosaques russes leur semble fort potable.

Leurs chevaux doivent s’habituer comme eux à des alternatives d’abondance et de jeûne. Quand on demande à un Turcoman quelle ration il donne à son cheval : « Lorsqu’il y a beaucoup d’orge, dit-il, j’en donne beaucoup ; s’il n’y en a point, je n’en donne pas. » Cependant il sait fort bien que sans le cheval et le chameau le genre de vie qu’il mène serait absolument impossible. La poésie comme les récits des voyageurs prouvent que ces nomades soignent et aiment leurs chevaux plus que tout au monde. N’auraient-ils que des haillons pour se préserver, eux et leur famille, leur cheval est couvert d’un bon feutre qui l’hiver le garantit du froid intense de ces contrées, et qui l’été le défend contre une chaleur qui n’est pas moins extrême. Traités en amis, les chevaux deviennent sociables et beaucoup plus intelligens qu’un Européen ne peut l’imaginer. L’intimité entre le Turcoman et son coursier n’est donc nullement exagérée par la poésie populaire, qui, émerveillée de la sûreté de l’instinct de ces nobles animaux, semble assez peu disposée à voir « le roi de la création » dans cet homme qui dépend constamment de la vigueur, de la rapidité et de l’adresse de son cheval. Il est certain que leurs chevaux de course, mélange de la race indigène, petite, lourde, mais forte, avec les chevaux arabes, sont très remarquables. A l’âge de trois ans, ils font déjà de longs voyages. Rien ne leur est plus aisé que de franchir 150 verstes en dix-huit heures.

Les Turcomans, vigoureux et braves cavaliers, formeraient des troupes redoutables, s’ils avaient des armes moins mauvaises ; malheureusement pour eux les ouvriers n’ont aucune aptitude leurs sabres recourbés sont très mal faits, et leur petit poignard ne peut pas être d’une grande utilité. Ils se servent maladroitement des fusils de toute provenance qu’ils ont pu se procurer. L’arme nationale est la pique, dont la hampe est faite d’un roseau léger et en même temps très fort. Dans un temps où la plus faible inégalité dans l’armement et dans la tactique a de si graves conséquences, on peut se figurer quel est l’avenir d’un peuple aussi incapable de produire des armuriers que des généraux. L’organisation politique n’est pas faite pour suppléer à ce qui manque du côté militaire. Le seul pouvoir reconnu, celui des « bons, » qui comprennent les plus âgés, les plus riches, les plus braves, les plus intelligens, a sans doute une influence considérable quand il s’agit des relations des clans ; mais cette influence est nulle dans les affaires privées, surtout dans les affaires criminelles. En dehors des expéditions, le Turcoman, dans ses rapports avec les membres de son clan, ne montre pas une humeur plus féroce que les autres Asiatiques.

On ne doit point s’attendre à ce qu’une société ainsi constituée donne pour base à la famille d’autre droit que celui de la force. Tandis que la Perse, où l’élément aryen a joué un si grand rôle, où la vie intellectuelle a eu autrefois un si grand développement fait à la femme des concessions considérables, jusqu’à lui accorder, comme en Russie, la libre administration de son bien, le Turcoman ne voit en elle que l’ouvrière dont l’activité doit suppléer à son incurable paresse. Il vit en effet noblement, comme on disait autrefois, car, lorsqu’il n’est pas occupé par quelque expédition entreprise pour enlever les Persans qu’il vend sur les marchés du Turkestan, surtout à Khiva, sa vie entière appartient à la plus honteuse oisiveté. L’existence de ses femmes ne diffère guère de celle des esclaves exposés par leur mari sur les marchés de l’Asie centrale. Elles disent elles-mêmes qu’elles sont trop pauvres pour se conformer aux usages des villes, c’est-à-dire pour se voiler et se dérober aux regards des étrangers ; mais, comme dans les plus dures conditions l’instinct féminin ne se dément jamais, elles ont aussi leur coquetterie et leurs élégances. La coiffure attire surtout les regards dans le costume des jeunes et riches Turcomanes. Cette coiffure, qui est réservée pour les solennités, ressemble à un énorme shako orné d’or, d’argent, de pièces de monnaie et de pierres précieuses.

M. Vambéry, qui a consciencieusement étudié les habitudes des Turcomans, dit que leurs occupations et leurs mœurs fourniraient la matière d’un volume bien rempli, tant elles diffèrent des nôtres. Leur vie est éminemment féodale, elle se partage entre la guerre et le repos sous ces tentes solides, fraîches en été, tièdes en hiver, qui résistent aux affreuses bourrasques déchaînées dans les steppes.

Mais que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

Les songes du Turcoman sont nécessairement des rêves de guerre, rêves entretenus dans son âme par les récits des conteurs et les chants belliqueux des poètes populaires.

Chez les Turcomans, la veine poétique est bien loin d’être tarie, et nous commençons à connaître en Europe les noms de leurs meilleurs poètes, par exemple Makhdumkuli, le barde national. La passion que les Asiatiques ont pour le surnaturel s’est exercée sur sa vie, et les légendes ont déjà transformé la vie de ce poète du XVIIIe siècle. La guitare à deux cordes (la dutara) est l’instrument dont les troubadours turcomans se servent pour accompagner les chants qui ravissent tellement leurs rudes auditeurs qu’un maraudeur revenant affamé d’une expédition oublie sa fatigue et sa faim pour les écouter. La mélopée gutturale et les sons de l’instrument primitif produisent sur ces âmes passionnées une impression dont il est difficile de se rendre compte. Il ne s’agit plus de cette musique dont les mythes classiques parlent comme capable d’adoucir l’humeur des tigres ; la poésie de ces chantres du désert réveille au contraire et entretient dans les cœurs la fièvre des batailles, qui ne s’apaise qu’au milieu du sang et des ruines.

Toutefois le sentiment de la vanité des passions et des efforts de l’homme est trop vivant chez les poètes turcs pour qu’il ne s’en trouve pas qui se demandent où mènent ces aveugles fureurs. Un rapsode turcoman que M. Vambéry a connu dans le Turkestan portait dans une de ses larges bottes un recueil de poésies enveloppé d’un morceau de cuir grossier. Parmi ces poésies, dont quelques-unes ont été traduites par M. Vambéry, le petit poème intitulé Allah Jar est particulièrement remarquable comme expression de cette lassitude que le meurtre et le pillage finissent par inspirer à certaines âmes. Le poète ne trouve pas qu’il vaille la peine de construire des édifices qui tombent si vite en ruines. Est-il sensé, dit-il à ses amis, de s’imposer tant de fatigues nuit et jour dans ce monde périssable pour tourmenter quelque pauvre voyageur ? Le luxe mérite-t-il qu’on devienne le fléau des faibles, qu’on promène le fer sur la terre affligée de l’islam ? A quoi bon remplir le mondé d’amertume en s’épuisant soi-même pour mourir si promptement ? Fouzouli, de son côté, recommande d’éviter l’orgueil et l’avarice, qui engendrent tant de luttes homicides. « Le khan, dit-il, ne se sert pas des faucons qui dans leur vol atteignent les étoiles. — Ne désire des trésors que d’Allah seul ; il en tient beaucoup en réserve, et si tu en as une seule goutte, elle te suffit, parce qu’elle ne finit jamais. » Revnak, Meschref, Nefimi, moins mystiques, semblent oublier, en chantant la beauté et l’amour, les fureurs batailleuses de leur race. Toutefois chez Meschref l’amour a lui-même quelque chose de violent. Son « âme est en flammes, son esprit est réduit en cendres par l’amour, sa vie semble toucher à sa fin. »

Toutes les populations turques du Turkestan ne sont pas restées aussi fidèles que les Turcomans aux habitudes des aïeux, qui formaient, cela n’est pas douteux, un rameau très voisin des Mongols et des Tongouses. Si les Turcomans peu éloignés de l’Oxus et d’autres cours d’eau ne dédaignent pas l’agriculture autant que ce Tekkë, le plus puissant des clans turcomans, qu’on a pu nommer « un fléau que Dieu promène sur les pays voisins, » d’autres fractions de la race turque ont mieux encore compris dans ces contrées les bienfaits de la vie civilisée. Tels sont les Ouzbegs, qui dominent dans trois khanats (Khiva, Bokhara et Khokand) et qui à Khiva ont paru à M. Vambéry a le plus noble type de l’Asie centrale. » La race s’est perfectionnée chez les Ouzbegs, ils sont grands et bien faits, et le mélange avec la race aryenne a beaucoup amélioré leurs caractères physiques. Les Ouzbegs ont la passion de la musique et de la poésie. Les joueurs de koboz (luth) et de dutara (guitare) formés à Khiva dans leurs rangs sont renommés dans le Turkestan entier. Névaï est le plus connu de leurs poètes. Ils ne le cèdent point sur ce terrain aux nomades, qui sont pourtant plus passionnés pour la poésie nationale et la musique que les nations civilisées. On manque de renseignemens sur la poésie des Ouzbegs du Turkestan oriental ou chinois, contrée que le Céleste-Empire a, vers le milieu du dernier siècle, annexée à ses immenses provinces sans parvenir, malgré tout le sang qu’il a versé, à s’y établir solidement, ainsi que le prouve l’insurrection de 1865.

Les Ouzbegs, qui ont été pendant des siècles les maîtres du Turkestan, sont en grande partie sédentaires, et se livrent à l’agriculture. On compte parmi eux trente clans principaux. Les Khivites se montrent très fiers de leur antique nationalité, et il est certain que, malgré son mélange avec les Iraniens, l’Ouzbeg de ce khanat a conservé la franchise résolue du nomade, et n’a rien de la duplicité persane ; parmi les Turcs, il vient dans l’ordre moral après l’Ottoman. Dans le khanat de Bokhara, où ils constituent la principale force militaire, les Ouzbegs n’ont pas la même loyauté ni le même type que leurs frères de Khiva. Dans le khanat de Khokand, pays que M. Fedtchenko a visité dans l’été de 1871, ils ne ressemblent ni à ceux de Khiva, ni à ceux de Bokhara. Les Kirghiz, les Kiptchak, les Kalmouks, une fois fixés dans les villes (il ne faut pas oublier que les Tadjtks, les Turcomans et les Ouzbegs ne sont pas les seules populations du Turkestan), usurpent facilement le nom d’Ouzbeg qui personnifie la civilisation. L’Ouzbeg de Khokand, inculte et lâche, a fort mal résisté jusqu’à présent aux attaques des Russes, et il compte exclusivement pour la défense sur le bras des nomades. Leur ville de Tashkend, une des principales cités du Turkestan et le centre du commerce de ce khanat, a déjà changé de maître, et obéit maintenant au général Kauffmann, gouverneur du Turkestan. La peinture que l’auteur de nos Confins éloignés fait des mœurs de ce pays ferait croire que les vainqueurs contractent plus facilement à Tashkend les vices des Ouzbegs vaincus qu’ils ne les forment à la civilisation européenne. Ce ne serait pas la première fois que la conquête laisserait dans les mains des plus forts la fatale tunique de Nessus.

Le trait commun des populations turques de ces contrées étant la haine violente de tout ce qui n’appartient pas à leur race, il faut s’attendre à trouver la poésie populaire fort indulgente sur le choix des moyens employés pour nuire à l’infidèle. On rencontre surtout ce trait dominant du génie national dans les poésies qui célèbrent quelque alaman (expédition) ou tchapao (surprise) des maraudeurs.

Si l’on se rappelle les beaux chants grecs consacrés aux klephtes, on sera frappé du caractère que la poésie populaire a donné à ces hommes résolus engagés dans une lutte sans merci contre une race et une religion étrangères. Chez les maraudeurs du Turkestan, les antipathies religieuses et nationales ont aussi une action incontestable. La guerre contre les hérétiques (les chyites) et contre les infidèles (les Russes) est tellement populaire, qu’on est fort peu scrupuleux lorsqu’il s’agit de leur nuire. Quand on songe aux excès dont se souillaient une foule de croisés, les bandes de Pexejo, de Gauthier Sans-Avoir et du prêtre Gottschalk, on comprend mieux certaines scènes asiatiques. Une des œuvres populaires où la razzia est le plus habilement idéalisée est l’épopée romantique nommée Ahmed et Youssouf. Cette composition en vers et en prose a, selon M. Vambéry, un caractère et un style purement ouzbegs. Deux braves, fils de héros, Ahmed et Youssouf, organisent un tchapao contre Guzel-shah, le puissant seigneur d’Ispahan, opulente capitale des chyites. Ils sont pris, mais leur défaite est moins attribuée à la bravoure de leurs ennemis qu’à cette fourberie par laquelle les lâches reprennent tant de fois leur revanche contre les forts. Youssouf, dans sa prison de l’Iran, où il trouve un fidèle sunnite traité par le shah comme un sorcier et un devin, adresse aux monts qui l’environnent des plaintes qui expriment avec la violence de la colère le mépris qu’il a pour ses ennemis, et qui peignent avec vivacité la condition du vaincu dans ces sauvages contrées. Il pleure des larmes de sang lorsqu’il songe qu’il est devenu l’esclave des mécréans, qu’ils lui ont de leur fouet frappé la tête à coups redoublés, qu’il a dû marcher nu-pieds et les mains liées, avec Ahmed-beg, devant les chevaux des hérétiques. La pensée de sa sœur et de sa fiancée Gul-Assel ajoute aux souffrances du héros. La première, en signe de désespoir, laisse pendre sur ses épaules ses tresses dénouées ; la seconde envoie les cinq grues bien dressées de Youssouf en leur tenant un discours conforme au sentiment d’intimité qui unit chez les Asiatiques tous les êtres sensibles, quel que soit le degré de leur intelligence. Gul-Assel rappelle aux oiseaux que, lorsqu’elle avait près d’elle son ami, elle était triomphante dans son bonheur, elle était « la reine des mondes. » Maintenant qu’il est éloigné, ils doivent passer les monts et retourner rapidement pour que le faucon ne voie pas l’ombre de leurs grandes ailes se dessiner sur la steppe. Si Youssouf-beg est vivant, qu’ils reviennent en battant joyeusement les ailes ; « mais si des roses pâlissent sur son front, si sa vie touche à son terme, prenez le deuil, revenez en gémissant, en criant, en secouant les ailes. Apportez-moi d’exactes nouvelles ; écoutez, je vous en prie, les plaintes de Gul-Assel, et portez-lui la douleur de mon cœur. » Les fidèles oiseaux, arrivés à la prison, essaient de consoler le captif par un chant mélancolique. Il les aperçoit et leur répond par un message adressé à sa terre natale ; mais les saints veillent sur les héros. Grâce à leur protection, Youssouf et Ahmed, condamnés à mort, voient la rage des bourreaux devenir impuissante et les armes s’émousser quand on veut les tourner contre leur sein. Le shah, frappé d’étonnement, leur propose la liberté, si Youssouf parvient à vaincre dans une improvisation poétique Kœtche, le poète de la cour. Le héros, au lieu de faire l’éloge du tyran, chante le pays qui l’a vu naître.

Cette improvisation n’intéresse pas seulement comme œuvre poétique ; on y voit quel est aux yeux d’un Turc oriental l’idéal parfait d’un état florissant. Le peuple, dit Youssouf, est aussi beau que la contrée, que cette contrée dont l’hiver est un été. Les vieillards reposent dans les blanches tentes et les jeunes gens se livrent à la chasse. La jeunesse se passe en joyeuse compagnie, le temps s’écoule dans les plaisirs et dans la volupté. Les coursiers sont rapides comme le vent. Les princes gouvernent avec justice, ne connaissent pas la partialité. Leurs villes sont bien pourvues de bazars, leurs champs ressemblent à des bordures de tulipes. Les cerfs, les lièvres et les faucons abondent chez eux. Leurs chefs sont des héros dans le combat. « Pour moi, je ne suis qu’un esclave sans puissance, mais peu importe aux mécréans. La mouche elle-même ne meurt pas sans un décret du ciel. »

Vainqueur dans ce combat poétique, Youssouf est comblé de présens par le shah et remis en liberté. Il part pour Khiva. Le poète de la cour, furieux de sa défaite, essaie en vain d’empêcher son retour. Il est battu, et le héros, ainsi que son compagnon Ahmed, arrive dans sa patrie. Sa mère a versé tant de larmes qu’elle a perdu la vue. Lorsqu’on lui fait part de l’heureuse nouvelle, elle se montre d’abord incrédule ; mais, dès que la voix de son fils résonne à son oreille, la mère s’écrie : « O toi qui as langui sept ans en esclavage, baume de mon cœur blessé ! Splendide brille l’étoile de ma félicité, et mon malheur disparaît. O prince de mon peuple et de ma terre, toi, Rustem, toi le héros du monde, mon Youssouf, mon soleil éblouissant, mon appui, l’âme de ma vie ! ô toi, couronne de félicité sur ma tête, toi l’ornement et la parure de ma vie ! Lalachan a retrouvé son fils, le Tout-Puissant lui a pardonné. Aussi que s’éloigne de mon cœur toute douleur, toute amertume, puisque mon fils est retrouvé. » Youssouf épouse ensuite sa fiancée ; toutefois le sang des héros ne lui permet pas de s’endormir dans le repos. Il rassemble une armée dans laquelle entrent tous les peuples de l’Asie centrale. Guzel-shah est vaincu, Kamber, le compagnon de captivité de Youssouf, est délivré, et le Persan doit payer un tribut au vainqueur. L’énumération de tout ce que demande le Turc au « roi des rois » montre que la bravoure et l’enthousiasme religieux ne font aucun tort à la rapacité et à l’esprit le plus positif. Le poète semble ici doublé d’un Shylock. On se rappelle involontairement les saisissans récits de Villehardouin et l’impitoyable pillage de Constantinople par la croisade franco-vénète.

Cette analyse suffira pour donner une idée d’un genre de compositions dont les Ouzbegs possèdent une multitude. Quelquefois les héros sont empruntés à l’histoire de l’islam, comme dans la légende qui raconte les guerres d’Ali contre le païen Zerkum, un prince de l’Iran. On serait d’abord tenté de croire que cette œuvre devrait jeter quelque jour sur la lutte des deux religions qui au temps de l’invasion arabe se sont disputé la Perse au moment de la chute des Sassanides, sur les combats des musulmans contre les sectateurs de Zoroastre ; mais les batailles rappellent tellement l’Arioste et le Boïardo qu’il est impossible d’y chercher des renseignemens historiques sur les relations de l’islamisme avec le mazdéisme, qui aboutirent à la ruine des adorateurs d’Ahura-Mazda (Ormuzd), Les nombreuses poésies sur Ebou-Muslin, d’abord général des Abassides et plus tard seigneur du Khoraçan et du Kharezm, ont un caractère plus historique. On doit aussi mentionner les épopées qui glorifient les vieux princes de la maison de Schahi-Karezmian, et les poésies qui sont consacrées à Emin-khan de Khiva (1843-1845), qui passe chez les Khiviens pour le prince le plus éminent de notre époque, et à Ali-khan de Khokand, que les Khokands regardent comme le plus grand souverain des temps modernes. Outre ces compositions fort longues, il en existe de plus courtes qui traitent du maniement des armes, de l’art de dresser les chevaux, des devoirs d’un bon soldat. La foule, du sein de laquelle sortent les bachskis ou troubadours, s’attache surtout à l’expression des sentimens. Il n’est pas nécessaire, pour réussir dans cette poésie spontanée, de savoir écrire ; le poète peut au besoin dicter ses vers. Comme les peuples primitifs sentent bien plus vivement que nous ne pouvons l’imaginer, ils ont le don des images frappantes et des expressions passionnées.

II faut attribuer surtout aux Ouzbegs le maintien de ce qui reste de civilisation dans le Turkestan. Quoique déchues de la manière la plus déplorable, les grandes villes conservent un pâle reflet de leur ancienne splendeur. Khiva, capitale du khanat de ce nom, contre laquelle les Russes, attaqués avec vigueur sur leurs propres frontières par les soldats du khan, se préparent à diriger leurs efforts, est entourée d’une riche végétation, et aux environs les sveltes peupliers se balancent au milieu d’une herbe touffue, dans une campagne qui retentit du chant des rossignols. Ses dômes et ses minarets, qui s’élèvent au-dessus des jardins, frappent le regard ravi du voyageur, fatigué du morne aspect des steppes. L’Ouzbeg de cette cité, chaussé de grandes bottes et coiffé d’un bonnet de fourrure en forme de turban, sa femme, soigneusement enveloppée dans ses vastes robes et parée d’un turban élevé et sphérique que vingt mouchoirs de Russie environnent, seraient excessivement surpris, si on refusait la qualification de peuple civilisé aux sujets du padishahi Kharezm. La « noble Bokhara, » capitale d’un khanat qui semble vouloir rester soigneusement neutre dans la guerre entre les Russes et les Khiviens, — le khanat n’ayant pas perdu le souvenir de la marche du général Kauffmann sur Samarkand, La Mecque du Turkestan, — Bokhara, avec ses nombreux édifices et ses tours massives où les cigognes se tiennent sur une patte, n’a pas de moindres prétentions, quoique ses rues soient fort irrégulières, et que ses maisons soient délabrées. « Chez vous, disent les Khivites aux Bokhariotes, la cigogne en claquant du bec remplace l’harmonieux rossignol. » Cependant le principal bazar ne manque pas d’animation. La foule qui s’y presse donne une idée de la variété des nations qui peuplent ces étranges contrées. On y remarque surtout le type iranien (les deux tiers des Bokhariotes sont des Iraniens), si élégant et si distingué, dont le caractère aryen fait un contraste frappant avec les physionomies touraniennes. L’Ouzbeg présente souvent le mélange des deux races. Le Kirghiz porte sur ses traits grossiers l’empreinte du type turco-mongol. Le Turcoman lance sur tout ce qui l’entoure des regards où brillent la cupidité et l’audace. Quelques Hindous dont la figure tannée et jaune ne rappelle guère les éclatantes physionomies du Râmâyana, quelques Israélites aux traits réguliers et aux yeux vifs, quelques sauvages Afghans à la chevelure inculte se montrent çà et là dans la foule. Bokhara semble être pour un Kirghiz ou un Kalmouk ce que Paris et Londres sont pour un paysan breton ou un cultivateur du pays de Galles. Le « quai du réservoir de Divarbeghi, » place presque carrée, qui a une grande réputation, n’est pas moins animé. On y prend du thé fait dans d’énormes samovars venus de Russie ; on y vend sur des échoppes d’excellent pain, des confitures, des fruits, de la viande cuite à l’eau. Le long de la mosquée Medjidi Divarbeghi, des conteurs, mollahs et derviches, abrités par des arbres à la maigre verdure, célèbrent en vers et en prose les actions des héros et des saints. Les milliers d’étudians qui fréquentent la cité, « appui de l’islam, » prêtent une oreille attentive à leur voix, tandis que circulent dans les rangs de la multitude les innombrables espions chargés d’examiner si les sujets du descendant de Timourlenk manquent aux rites ou au respect dû au pouvoir de son altesse.

Dans le Turkestan et en Perse, la famille turque lutte encore contre l’esprit conquérant des Russes ; en Europe, d’autres fractions de cette famille se sont depuis longtemps résignées au joug. Telles sont les populations, nommées fort à tort tartares, qui vivent dans les khanats (Kazan, Astrakhan, Crimée) formés au XVe siècle des débris de l’empire mongol de la Horde-d’Or (Kiptchak). Un savant finlandais fort compétent, M. Alexandre Castrèn, a démontré l’origine turque de ces populations, qui étaient mahométanes dès le XIVe siècle. M. Alexandre Chodzko, qui a vécu longtemps parmi les Turcs orientaux, se trouvait en 1830 à Astrakhan, où un de ses amis, Ali-beg Charapof, lui dicta plusieurs chants des gyrans, ainsi que l’on nomme les rapsodes turcs de ces contrées, chants qu’on fait remonter au XVe siècle. Déjà le nombre et l’importance des bardes allait diminuant chaque jour, et Sobra, le plus fameux de ces poètes, n’était plus qu’un idéal que ses successeurs étaient devenus incapables d’atteindre. Le chant, en dialecte nogaï, se rapporte à la délivrance des Turcs de la domination mongole ; il raconte les aventures d’Adiga, vainqueur des Mongols, nous fait parfaitement comprendre le rôle exceptionnel de ce personnage vénéré dans la société de son temps. Le poète nous montre d’abord Toktamish-khan dans toute sa gloire. Fier d’appartenir à la race de Djinghis, le grand conquérant mongol, il semble considérer son pouvoir comme inébranlable. S’il ne construisait pas, comme un khan du Turkestan, au milieu de la steppe « un palais richement orné, avec mille anneaux dans les murs pour y attacher mille chevaux, » fantaisie que nous avons vue de nos jours renouvelée par un des successeurs en Égypte de l’Albanais Mohammed-Ali, il mène la vie brillante et paisible d’un prince qui compte sur de « nombreux alliés » dans sa tente blanche recouverte de satin, dont le seuil d’acier poli ressemble à un miroir, dont toutes les cordes sont en soie, dont le faîte est d’hermine garnie de zibeline noire, dont le bâton central est d’or pur. Parmi les courtisans, qui sont heureux de boire dans de délicates coupes de Chine ce qu’y laisse leur seigneur, se trouve Adiga, un fils unique qui possédait dès l’enfance le droit du gibet, la haute justice, comme on aurait dit en Occident. Adiga, entré au service du khan dès l’âge de neuf ans, était un modèle de piété, car il lisait jusqu’à la dernière syllabe les livres écrits par les prophètes d’Allah, la Bible, l’Évangile et le Koran. Il faisait ses ablutions avec l’eau bemzemb apportée de la terre sainte de La Mecque. Le khan finit par craindre que sa femme ne devînt éprise d’un prince si parfait, et il prit l’imprudente résolution de le persécuter.

Adiga, pour échapper aux pièges du khan, se décide à devenir kosak, nom donné par les habitans du Kiptchak à l’homme qui ne reconnaît plus la loi du prince, et qui ne compte que sur sa propre énergie. Il décide neuf hommes à le suivre et gagne le désert. Le khan envoie un nombre égal de guerriers pour essayer de le ramener. L’un d’eux l’engage à faire acte de soumission, à rendre hommage dans sa haute tente blanche au souverain qui est disposé à lui donner de nombreux haras de jumens, afin qu’il puisse boire du koumiss, et à lui permettre de lancer ses faucons sur les sept lacs de Karajal, voisins de l’embouchure du Volga. Il lui accordera aussi les prés de Karadaï pour des chevaux de chasse, le droit de mettre sa propre cotte de mailles faite en peau de chamois, garnie de mailles du meilleur acier et ornée de fourrures de kurpiaks. Il prendra place à droite de la tente du khan, et deviendra l’agha des nombreux serviteurs qui se tiennent des deux côtés. De cette façon, il ne vivra pas séparé de la fille d’Amir-Khoja, Omar-Begum, sa femme. Adiga se laisse si peu fléchir qu’il traite le messager de « chien » et de « parjure, » qu’il lui reproche « sa basse extraction, » qu’il le menace de lui couper la langue, de le pendre et de lui brûler le front avec un morceau de bois enflammé. Quant à s’incliner dans la haute orda (tente) du prince en signe d’obéissance, il n’y peut songer, son col étant devenu raide comme un chêne. Les biens et les honneurs qu’on lui promet le laissent parfaitement insensible. Le passé ne lui inspire point de remords ni l’avenir d’inquiétudes. Il est resté à la portée du khan en fidèle sujet. Allah désignera lui-même le jour où il reverra la mer bleue où jouent les esturgeons (la Caspienne). Il sera son compagnon dans les montagnes inconnues et dans les steppes stériles. Lorsqu’il veillera la nuit comme un loup affamé, lorsque, courant contre le vent comme un vagabond solitaire, il sera couvert de gelée blanche, Allah ne sera-t-il pas avec lui ?

Quand Adiga fut parti, Toktamish-khan s’effraya. Selon l’usage mongol, il crut devoir consulter la nation. Les diètes ne sont nullement inconnues des Asiatiques, et Djinghis lui-même, la terreur du monde, en appelait aux assemblées du peuple dans toutes les occasions importantes. D’autres Finno-Mongols, les Magyars, plus fidèles que beaucoup d’Aryens au principe des institutions libres, n’ont jamais voulu supporter la suppression de ces réunions. Le poète, qui en comprend toute l’importance, nous montre le khan faisant des préparatifs en homme qui se rend bien compte de la nécessité d’avoir l’opinion de son côté. Il fait dresser de nombreuses tentes, tuer beaucoup de chevaux et préparer une grande quantité d’hydromel. En même temps il convoque « l’assemblée de toute la nation » en expédiant des messagers aux vieillards habiles et considérés, et aux jeunes gens connus pour leur bravoure. Aucun des membres de la diète interrogés par le khan ne voulant prendre la responsabilité d’un conseil, un d’eux répond :

« O mon khan, Allah a créé avant moi un homme plus âgé, il y a parmi nous un homme de trois cent soixante ans ; il a perdu ses dents, sa raison est haute, il porte un bonnet de zibeline, son nom est Sobra. Fais-le chercher.

« S’il en est ainsi, va dire qu’on mette les chevaux à mon chariot d’or. Que les chevaux soient ferrés avec des fers d’or et des clous d’argent, qu’on les couvre de harnais d’or, qu’ils aillent chercher Sobral

« Ils partirent. Les roues s’enfonçaient à terre jusqu’à l’essieu. Ils prirent Sobra, et l’emmenèrent devant le khan.

« Le khan ordonna que sa barbe fût peignée et nettoyée de toute vermine. Il ordonna qu’un fil de soie fût entrelacé entre ses dents, pour les attacher. Il l’honora, et l’invita à s’asseoir à la place d’honneur.

« O mon khan, je parlerai, si tu l’ordonnes : il n’y a pas de sève dans les herbes sèches, point de moelle dans les ossemens secs. L’esprit des hommes vieux devient débile ; le khan ne sera pas content. »

Après ce début modeste, le gyran exhorte le khan à renoncer à ses persécutions contre Adiga, dont il énumère les ancêtres avec le même soin que l’Évangile les aïeux du Christ selon la chair. Il se garde bien d’oublier Baba-Túkla, aussi intrépide que zélé pour la cause de l’islamisme, qui convertit tant de Kalmouks, fut enterré avec les plus grandes solennités, et dont la tombe est à un mille au midi d’Astrakhan. Adiga est un « joyau du plus haut prix, » que le khan doit estimer à sa juste valeur. Pour donner plus de poids à son opinion, Sobra rappelle qu’il est « plus vieux que beaucoup, » qu’il a vu Ahmed-khan et Djinghis, aïeul de Toktamish, « dans des vêtemens d’or. » Il raconte tout ce qui l’a frappé dans le Turkestan, à Khiva, à Bokhara, à Samarkand, la gloire des khans de ces contrées et l’éclat qui les environne ; « mais à quoi bon nommer tous ceux que j’ai vus ? Ne dis pas que mes lèvres profèrent une fausse prophétie. »

L’oracle que le vieux gyran ne craint pas de prononcer respire la mâle franchise qu’on trouve chez « les voyans » israélites, terreur du sacerdoce et de la royauté. Il semble qu’on entende quelqu’un de ces prophètes annonçant â un autre Saül que Jéhovah l’a réprouvé pour donner son trône à David, le pâtre si longtemps persécuté. « Le déserteur » injustement poursuivi par le khan trouvera dans Allah toute la protection que sa foi fervente en attendait. Le cheval du khan aux formes parfaites, à la crinière flottante, à la course plus rapide que le vent, deviendra la monture du kosak. On essaiera en vain de l’atteindre. La flèche ne s’enfoncera point dans sa chair. Les lances ne le perceront point. Les pluies pourront se transformer en déluge et les ouragans souffler avec fureur ; il est à l’épreuve de l’eau comme à l’épreuve du vent. Qui pourrait donc empêcher ce déserteur de revêtir la forte cotte de mailles du prince, puisqu’il est capable d’arracher de terre les arbres sans hache et de renverser neuf rangs de murailles ?

« O mon khan, dit le vieux prophète, ton trône a quatre supports et cinq têtes, avec un rubis sur le sommet de chacun ;… le blanc déserteur entrera dans ta tente. — Avec leurs fronts brillans comme la lune, leurs doigts étendus comme des crochets de cuivre sur des mains de lis, Jany-Bika et Kazzaï-Bika s’appuient sur le sofa, beaux et vermeils comme la douce lumière après le coucher du soleil. O mon khan, écoute ma prophétie : ce déserteur blanc peut les prendre l’un et l’autre sans rien donner et comme son butin…

« O mon khan, ne persécute pas cet homme blanc. Ils disent que tu as de nombreux alliés, malgré cela ne l’humilie point. Je sens que mes paroles vont finir. Il n’y a point de malice sur mes lèvres Je désire que mes prophéties ne se réalisent point. Je souhaite qu’elles s’enfoncent dans l’herbe desséchée du désert stérile, et qu’elles y pourrissent ; mais prends garde que l’homme blanc ne foule aux pieds ta tête. »

La suite du chant donne l’idée la plus curieuse des superstitions mahométanes et des rêveries des musulmans extatiques et fumeurs d’opium. Il nous donne le portrait d’un vrai fidèle, doué libéralement des grâces d’Allah. Il vient au monde « à la fin de la nuit de Kadir, la nuit des miracles, » le 28 de zilkad, quand les mauvais esprits, les divs, les péris, les djinns, ont depuis minuit fait place à l’armée des bons esprits descendus pour protéger l’espèce humaine. Aussi naît-il « sage et inspiré, » et surprend-il par sa science les « hommes versés dans la littérature arabe, » autant que le Christ enfant étonnait dans le temple les docteurs de la loi. Il trouve « à la première vue la vertu des talismans les plus complexes, » et il en dicte la formule aux mollahs. Il se nourrit de la plante aromatique du basilic, et il boit l’eau du Kouser, un des fleuves paradisiaques, qui coule dans le huitième ciel. Il choisit pour monture « un des chevaux du paradis. » Il voyage sans fatigue sur les monts et traverse les steppes jaunes. Sur les montâmes il demeure de préférence dans les champs de « pâle absinthe. » Il visite la « maison de Dieu ; » il le sert pendant des années « sans soulever la face de terre. » Il choisit dans le paradis un palais d’or pur et y passe trois cents ans dans les plaisirs. Accablé par la félicité il s’évanouit, et tombe comme un mort. A l’aube, quand les muezzins commencent à entonner leur chant matinal, il se réveille sur la terre. Pour lui, la distance n’existe pas. Avec son cheval « blanc comme l’âme des hommes vertueux, il visite toutes les parties du monde, les palais de marbre de l’Ararat, Tabriz, ou il y a beaucoup d’hommes savans, » sans parler d’autres contrées moins importantes ; il reçoit la bénédiction de Salomon qui lui donne un trône et le sacre de ses mains, et l’archange Gabriel répond : Amen ! aux prières qu’il adresse au Tout-Puissant.

Mais laissons les rêves pour revenir à l’histoire avec le poète. Adiga monta son cheval Karaniash, il attaqua Toktamish-khan et le vainquit. « Ce guerrier ne commit qu’une seule faute. Il s’inclina bas, très bas devant son beau-père Khodja-Kotla, qui avait été laissé dans la tente de Toktamish-khan, et s’excusa d’avoir combattu son ancien maître. » La nation oublia bientôt cette faute sous son règne paternel, idéal d’un bon gouvernement tel que les Turcs le comprennent. « Pendant que le brave Adiga vivait, son état florissait. Ses sujets avaient l’habitude de s’assembler en foule, et alors le khan ordonnait qu’on tuât les jumens, et qu’on préparât l’hydromel, et, quand il convoquait toutes les tribus, il ordonnait qu’on amenât devant lui un gyran appelé Sobra. »

Cette prospérité ne devait pas être de longue durée. La Russie, que nous avons vue complètement écrasée au temps de Jean du Plan de Carpin, n’avait pas tardé à sortir de sa stupeur, les Rurikovitchs ne s’étaient point résignés à la servitude. Le grand-prince Ivan Ier (1328-1340) avait travaillé à concentrer à Moscou les forces qui devaient être plus tard opposées aux dominateurs étrangers. Ivan III mit fin à l’existence de la Grande-Horde (1475), dont les débris formèrent plusieurs khanats ; Kazan, Astrakhan, la Crimée, semblèrent devoir hériter d’une partie de sa puissance. Le petit-fils d’Ivan III, Ivan IV le Terrible, s’empara du khanat de Kazan. Deux chants d’Astrakhan ont conservé le souvenir de cet événement. L’un nous dit la mort du prince Battyr Chorah, qui voulut marcher au secours de Kazan, mais qui périt dans les marais, « les noirs marécages devant Kazan, » dont les eaux « sentent le sang. » Après avoir raconté la mort du guerrier, semblable à celle de cinq cents de ses frères, que Glinski et Cheremetef passèrent au fil de l’épée ou qui furent noyés dans le « fangeux abîme, » le poète s’écrie : « Où est maintenant notre pouvoir sur Kazan aux quatre portes ? Sous les pieds de l’argamask (cheval), les fers semblent des lunes nouvelles, sa queue et sa crinière sont peintes avec le henneh ; sur son dos pendent les harnais de soie, sur son cou dans un talisman éclatant comme un anneau est une prière. Prenons deux haches tranchantes dans nos mains, et montons sur le dos du cheval ! » Cette impétuosité ne l’empêche pas de songer aux « innombrables troupes russes » et de gémir sur la captivité des « beautés aux yeux noirs, dont les sourcils sont oints avec le surmeh. » Un autre poète n’oublie pas non plus « les beautés aux yeux bleus avec leurs sourcils oints de surmeh ; » mais il semble se résigner plus facilement en songeant à la puissance du terrible Rurikovitch : « les petits oiseaux se dispersent quand le faucon descend de l’air. Lorsqu’un lévrier s’élance, les lièvres s’enfuient et cherchent un abri. » Cette résignation chez des peuples jadis si redoutés explique la chute d’Astrakhan, qui succomba deux ans après la prise de Kazan. On était bien loin du temps où les annalistes disaient : « Il semblait qu’un fleuve de feu se fût roulé sur la Russie depuis les rives de l’Oka jusqu’à celles du San. Pareil à une bête féroce, le Mongol Batou dévorait les provinces et en déchirait les restes avec ses griffes. Les plus vaillans parmi les princes russes étaient morts dans les combats ; les autres erraient sur des terres étrangères. Les mères pleuraient leurs enfans, qu’elles avaient vu écraser sous les chevaux des Mongols ou exposer à des traitemens ignominieux. » Protégés par leur position dans la presqu’île, les maîtres de la Crimée devaient échapper pour le moment au sort des khanats de Kazan et d’Astrakhan ; mais on peut supposer que les poètes ont vu longtemps d’avance l’avenir réservé à la Crimée.

Un gyran a raconté à M. A. Chodzko, en lui chantant un morceau allégorique sur le rétablissement d’un khan de Crimée, qu’un pauvre Turc né sur les bords du Volga arrivait à la cour de ce khan. N’ayant pas eu l’occasion d’attirer les regards de son maître, il retourna à Astrakhan après avoir dépensé tout ce qu’il avait. Sa sœur lui fournit quelque argent et le renvoya à Baktchi-Séraï, où il trouva le khan fort malade d’un abcès dans la poitrine. Les poètes, les fous de la cour, les gyrans, ne pouvaient le distraire, et on avait perdu tout espoir de le sauver. Quelques années à peine s’étaient écoulées depuis la prise de Kazan, et la Crimée commençait à redouter le même sort. Le gyran fit entendre à son maître un chant sur le destin réservé aux Turcs établis sur le sol russe :

« Quand une daine effrayée s’enfuit avec ses chevreaux, elle laisse une trace dans les marécages.

« Sur la montagne du Caucase, le faucon Terlan élèvera la voix.

« Un vautour solitaire au bec blanc, perché sur le sommet d’un rocher, jetait des cris perçans et répandait la terreur sur le vaste lac.

« Deux aigles laissèrent tomber leurs plumes sur les bords de l’Ytill (Volga) et la peur naquit dans le cœur de l’ennemi. »

Les troupes mises en déroute par les Russes, et qui laissèrent tant de morts dans les marais de Kazan, sont comparées à une daine effrayée s’enfuyant à travers les marécages. Le faucon Terlan est le fameux prince circassien Ghazi-beg. Le vautour au bec blanc (akkenmenkar) est Ivan, le « tsar blanc, » terreur des khanats ; enfin les deux faucons aux ailes sans plumes sont les khans Mamaï et Ourak. En entendant ces mots : « deux aigles répandent leurs plumes sur les bords de l’Ytill, » le khan de Crimée frissonna, il éprouva une telle agitation que l’abcès s’ouvrit, crise salutaire qui le délivra de ses souffrances. Les pressentimens du gyran étaient justifiés. J’ai trouvé en Russie les princes ou plutôt khans Ghiraï, qui sont restés fidèles à l’islamisme, et qui font remonter leur origine à Djinghis, dont la famille avait soumis la Russie à ses lois. La fortune leur a donné une consolation en leur montrant dans cette condition privée à laquelle les révolutions les ont réduits, comme les Capétiens et les Wasa, les descendans de la dynastie qui a enlevé aux Turcs Kazan et Astrakhan.

La civilisation décrite dans ces chants, qu’on suppose anciens, est assurément supérieure à celle des Turcs nomades de l’Asie. On parle d’épées « de bon acier à garde d’or » et de « blanches armures » avec un « haubert d’or. » Quelques poésies sont dirigées contre les préjugés et contre la sotte vanité des riches couverts de « lourds vêtemens brochés d’or, » vanité qu’on ne confond pas avec l’orgueil aristocratique, car « le fils d’un noble père sera pareil à ses ancêtres. » Pourtant les instincts et les habitudes des aïeux persévèrent. Le respect de la propriété, si profond chez les nations agricoles, continue d’être fort médiocre. « J’ai un cours d’eau, dit un chant, mais point de troupeau. J’enlèverai un mouton de quelque troupeau. Le berger me poursuivra, mais je gagnerai le sommet d’une montagne escarpée. Je prendrai en main une épée pointue, et, arrive que pourra, je ne quitterai pas le champ sans un bon combat. » Le soldat n’est pas plus scrupuleux que le berger. « Il y a quelque temps nous rencontrâmes l’ennemi pour la première fois. Notre front était de pierre ; l’armée des giaours s’enfuit. Nous allâmes dans une auberge où de riches personnages étaient assis autour des tables et buvaient l’hydromel. Il n’y avait point là de place pour nous asseoir, et nous étions obligés de rester debout. Allez chez mon amante, demandez-lui ses ornemens de tête, nous les mettrons en gage et nous aurons un peu d’hydromel. Nous kosaks, cinq que nous sommes ici, nous trouverons quelque chose pour nous-mêmes, nous pillerons, nous emporterons le butin, et avec ce butin nous rachèterons les colifichets de notre amante. »

Si chez les plus rudes nomades nous avons trouvé la trace d’une règle morale, elle est si peu absente ici qu’en certains cas, par exemple dans le respect de la vieillesse, ces Turcs nous sont supérieurs. « Adiga avait une coutume agréable à Allah ; quand il rencontrait un homme plus âgé que lui, ne fût-ce que d’une année, il lui demandait : — Mon sultan, que désirez-vous ? » L’homme de bien, tel qu’on le comprend, est nécessairement exposé aux médisances et aux pièges des méchans ; mais l’alliance de deux a hommes vertueux » peut triompher de leur malice. Même seul, celui qui a « gagné un bon nom » se rit des complots de ses ennemis, comme le navire solidement couvert de planches brave la fureur des flots. Le mot de vertu ne doit pas s’entendre ici dans le sens théologique. Comme chez les anciens, la vertu se compose surtout de courage. Ce courage prend sa source dans un fatalisme qui ne recourt pas comme ailleurs à mille précautions pour dissimuler ses convictions. « Jetez-vous parmi vos ennemis, même avec une chemise. Allah sait le mieux quand vous devez mourir ! » Avec une telle doctrine, on peut aller au-devant de la « flèche empoisonnée » et voir avec calme le sang couler de ses veines « comme des cheveux roux. » Naturellement cette résignation aura le caractère de celle qu’on remarque chez d’énergiques bêtes fauves, quelque chose de sombre et de farouche, qu’un poète français contemporain a peint avec un vrai talent dans la Mort du loup, et, chose curieuse, le poète turc emploie précisément la comparaison dont se sert Alfred de Vigny. « Quand un vigoureux sanglier est atteint par une flèche, qu’il agite ses défenses, que peut-il faire ? Quand un loup brun à la large poitrine attrape une flèche dans le cœur, que sa gueule écume, que peut-il faire ? » Il est bien rare que la poésie populaire ne résolve pas très franchement ce « problème de la destinée humaine, » qui est bien loin de lui offrir les difficultés qu’il présentait à un Jouffroy. Après tout, les longues méditations des métaphysiciens et des théologiens n’ajouteront guère à ces solutions spontanées que des complications dont à certaines époques on s’exagère infiniment l’importance, sans s’apercevoir que l’essentiel de la métaphysique consiste dans une gymnastique intellectuelle.

Dans ce long voyage que nous venons de faire avec les poètes des vallées de l’Altaï au rivage de la Crimée, nous avons toujours constaté l’impuissance de la famille turque et de l’islam à produire une civilisation capable de lutter avec succès contre « l’audacieuse race de Japhet, » à laquelle la domination du monde semble réservée. En adoptant l’islamisme, les Turcs avaient sans doute fait, comme les Arabes, un grand pas dans la voie du progrès, car les doctrines prêchées par le prophète de La Mecque étaient fort supérieures aux grossières et sauvages superstitions de leurs aïeux. Leur exemple n’en prouve pas moins qu’une forme religieuse fort utile aux nations dans une certaine phase de leur développement peut, avec le temps, paralyser complètement en elles l’esprit de vie et cette virile ardeur sans laquelle les peuples comme les individus se condamnent à une existence absolument inerte. Tout en croyant rester fidèles à la foi de leurs pères, ces peuples renoncent en réalité à la généreuse tradition d’aïeux qui ont, quand ils l’ont jugé nécessaire pour la patrie et pour leur postérité, « brûlé ce qu’ils avaient adoré et adoré ce qu’ils avaient brûlé. »

DORA D’ISTRIA
La poésie populaire des Turcs orientaux

Revue des Deux Mondes
T.103
1873

Markus Lüpertz JUDITH BILBAO

Markus Lüpertz JUDITH BILBAO
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« Mais Judith reste là, l’épiant en silence,
Ecoutant s’affaiblir les élans de ce cœur ;
Elle est là, se courbant jusqu’au lit du vainqueur,
La main droite crispée au cuivre de sa lance. »
Jean Bertheroy – Judith

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Estatua Statue 雕像 статуя 彫像

Judith
Markus Lüpertz
1995

Paseo de la Memoria
Oroitzapenaren Ibilbidea
Route de la Mémoire
Parque de Ribera
Bilbao

Bronce modelado
Bronze

markus-lupertz-judith-bilbao-espagne-artgitato-1

« Ce n’est plus cette femme ondoyante et soumise
Qui se pâmait aux bras de son maître d’un jour ;
C’est l’héroïne au sein glacial, sans amour,
Méditant avec Dieu la vengeance promise  »
Jean Bertheroy – Judith

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« Il la voit maintenant, debout, près de sa couche,
Telle qu’elle accourut des hauteurs du Liban :
Les cheveux dénoués, le front ceint du turban,
Belle d’une beauté surprenante et farouche « 
Jean Bertheroy – Judith

markus-lupertz-judith-bilbao-espagne-artgitato-2

« Elle a gagné le faîte ; et dominant la ville,
Les temples, les palais qui sommeillent sans bruit,
Dans la vapeur sereine et pâle de la nuit
Son corps drapé de blanc nettement se profile. »
Jean Bertheroy – Judith

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Markus Lüpertz
né le 25 avril 1941 à Reichenberg – Liberec
jaio April 25, 1941 Reichenberg-Liberec hasi
Nacido el 25 de abril de 1941 en Reichenberg – Liberec

 

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Markus Lüpertz JUDITH BILBAO

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Poème de Jean Bertheroy
Judith

I

Sous le haut pavillon tendu d’or et de soies,
Dont l’éclat à son front jette un reflet vermeil,
Holopherne, dormant d’un fébrile sommeil,
Rêve à l’heure passée en d’accablantes joies.

Sur son lit large et bas, son corps aux tons bronzés
Repose maintenant dans la paix de sa force
Et ses muscles, saillant aux contours nus du torse,
Vibrent au souvenir des transports apaisés.

Lui que, jusqu’à ce jour, les filles d’Hyrcanie
Ont vainement bercé de leur lente chanson,
Pour la première fois a connu le frisson,
Le long frisson d’amour et l’extase infinie,

Aussi comme il frémit, le rude Assyrien !
Un soupir, par instans, soulève sa poitrine,
Et sa lèvre, où se joue une ombre purpurine,
Sourit à la clarté du songe aérien.

Loin, bien loin, par-delà les tremblantes étoiles,
Par-delà les flots verts des océans sans fond,
Il rêve de voguer dans cet azur profond
Dont la main d’une femme a déchiré les voiles ;

Il rêve… et sur sa chair il croit sentir encor,
Dans l’engourdissement des pesantes ivresses,
Voltiger les baisers et courir les caresses
De la Juive, — qu’encadre un triomphant décor.

Il la voit maintenant, debout, près de sa couche,
Telle qu’elle accourut des hauteurs du Liban :
Les cheveux dénoués, le front ceint du turban,
Belle d’une beauté surprenante et farouche ;

Son bras, pour la saisir, se tend avec effort ;
Un souffle parfumé vient effleurer sa face…
Enfin la vision se confond et s’efface,
Et d’un sommeil plus lourd, Holopherne s’endort.

II

Mais Judith reste là, l’épiant en silence,
Ecoutant s’affaiblir les élans de ce cœur ;
Elle est là, se courbant jusqu’au lit du vainqueur,
La main droite crispée au cuivre de sa lance.

Son regard inquiet, se voilant à demi,
S’arrête sur le front du soldat qui repose :
L’amour lui fait un nimbe ardent d’apothéose ;
Et surprise, Judith songe à son ennemi ;

Pendant quelques instans, morne, elle le contemple.
— Qu’il est tranquille et beau ! — Dans le calme du soir
Il dort ; — et sur lui flotte un parfum d’encensoir
Comme sur la victime au pronaos du temple.

— Adonaï le veut ! « Pour sauver Israël
Tu répandras le sang, fécondante rosée. »
Et froidement sur lui son arme s’est posée
Interrogeant la mort en un défi cruel.

Ce n’est plus cette femme ondoyante et soumise
Qui se pâmait aux bras de son maître d’un jour ;
C’est l’héroïne au sein glacial, sans amour,
Méditant avec Dieu la vengeance promise ;

Dans le marbre luisant ses membres sont sculptés.
Telle qu’une hautaine et mouvante statue,
Elle semble évoquer l’Esprit maudit qui tue
Et les démons épais des sombres voluptés.

Aux veines où sa vie étroitement s’infiltre
A-t-elle assez versé le magique poison ? ..
Et dans les baisers lents qui troublent la raison
A-t-elle assez offert son âme comme un philtre ? ..

— Oui, sans doute, — il est temps d’agir ; — d’un geste court,
Saisissant les cheveux d’Holopherne, elle frappe ;
Un flot rouge l’aveugle ; et le corps du satrape
Vient rouler à ses pieds avec un écho sourd.

III

Promptement, à travers les plaines, elle emporte
Le ruisselant trophée enfoui dans son sein.
Il faut, pour consommer son tragique dessein,
Rentrer à Béthulie : « Ouvrez, ouvrez la porte !

« Le dieu que nous servons, le grand dieu Jéhova
« A, cette fois encor, manifesté sa gloire :
« Aux enfans d’Abraham il donne la victoire ;
« Contre ses ennemis sa Droite se leva.

« Or, pour vous assurer le jour des représailles,
« Voici que j’ai conquis un précieux butin :
« Demain, les fils d’Assur, dans les feux du matin,
« Verront pendre une tête aux créneaux des murailles.

— Et rapide, passant devant les chefs anciens,
Les bras serrés au cœur, impassible prêtresse,
Seule, elle va gravir la haute forteresse ;
D’en bas tous les regards sont suspendus aux siens.

Elle a gagné le faîte ; et dominant la ville,
Les temples, les palais qui sommeillent sans bruit,
Dans la vapeur sereine et pâle de la nuit
Son corps drapé de blanc nettement se profile.

Et déjà ses deux mains ont fixé sans trembler
A la tige de fer la dépouille sanglante.
Mais horreur ! elle croit entendre une voix lente,
Comme un râle de mort par son nom l’appeler.

Est-ce un rêve ? ô seigneur d’Israël, est-ce un rêve ? ..
La tête se retourne et parle en frissonnant ; —
Dans l’orbite les yeux se meuvent, maintenant ;
En un rictus amer la bouche se relève.

Holopherne s’éveille : au fond de son cerveau
Palpitent les derniers battemens de la vie ;
Et la voix dit : « Ma soif ne s’est pas assouvie ;
Juive, de ton baiser endors-moi de nouveau. »

Alors, obéissant à ce vouloir suprême,
Inconsciente, ainsi qu’un fantôme hagard,
On crut voir sous le ciel la fille de Mérar
Aux lèvres de l’époux coller sa lèvre blême.

Jean Bertheroy
Judith
Revue des Deux Mondes
3e période, tome 97
1890 pp. 463-466

Ria de Bilbao – Ría del Nervión O de Bilbao – Le Fleuve Nervion – Nerbioi

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Ría del Nervión O de Bilbao
Le Fleuve Nervion
Nerbioi 

Ria de Bilbao

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Ria de Bilbao

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Ria de Bilbao

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Une entrée stratégique
L’exemple des Carlistes

« Quant aux provinces basques, les carlistes les tiennent presque complètement. Tout récemment encore, ils viennent de s’emparer de la petite ville de Portugalette, qui, par sa position à l’embouchure du Nervion, est maîtresse des communications avec Bilbao par mer, de sorte que cette dernière ville se trouve maintenant tout à fait cernée. Si elle n’est promptement débloquée, elle tombera sous peu, et ce serait pour la cause carliste un succès des plus importans. »

Charles de Mazade
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique et littéraire
31 janvier 1874
Revue des Deux Mondes
3e période
tome 1, 1874
pp. 699-710

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La Ria de Bilbao
en 1877

Après tant de vieilles cités, toutes couvertes encore de la poudre du passé, je fus heureux de retrouver dans Bilbao une ville vraiment moderne par son aspect, par son animation, par ses édifices. Quoique fondée, elle aussi, vers la fin du XIIIe siècle, elle a subi une série de transformations qui ont modifié complètement son caractère primitif, et sauf le vieux pont de pierre à trois arches inégales et l’église voisine de San-Antonio-Abad qui composent ensemble les armes de la cité, ou bien encore la basilique gothique de Santiago qui existait bien avant elle, on aurait peine à y relever un monument de quelque valeur. Aussi bien Bilbao peut s’en passer. Ses rues nettes et bien tracées, pavées en cailloux, forment l’éventail et remplissent tout l’espace compris par la courbe que suit la rive droite du Nervion. Cette disposition heureuse la met de tous côtés en rapport avec le fleuve qui est navigable jusqu’au Puente Viejo, c’est-à-dire jusqu’à l’extrémité méridionale de la ville. Le port proprement dit s’étend de ce point au môle de Portugalete, sur une longueur de plus de 11 kilomètres ; de très bonne heure, il avait acquis une importance considérable, et de grands travaux furent faits pour l’améliorer. Tout d’abord, au XVIe siècle, un système de digues est construit aux frais de la casa de contratacion ou chambre de commerce de Bilbao. Plus tard, en 1712, on met à exécution le gigantesque et coûteux projet de canalisation du cours du Nervion. Malheureusement les travaux n’ont pas été poursuivis depuis avec la méthode ou l’énergie nécessaire. La passe va s’obstruant chaque jour, et les navires de fort tonnage sont obligés de s’arrêter en avant de Portugalete. Néanmoins le port est fort animé ; en 1872, le chiffre des navires, tant nationaux qu’étrangers, a été de 2,419 à l’entrée et de 2,369 à là sortie ; pour sa part, Bilbao, avec une population qui n’atteint pas 20,000 âmes, compte près de 900 bâtimens inscrits, sans parler des menues barques. Les quais, que longent de magnifiques allées d’arbres, s’étendant à perte de vue, sont encombrés de fûts, de sacs et de ballots. Pour voiturer les marchandises, les gens du pays se servent communément d’une sorte de traîneau tiré par une paire de bœufs et composé de deux madriers parallèles que relient entre eux de courtes traverses : on l’appelle narria ; mais, comme le frottement du bois sur le pavé risquerait de l’enflammer, un petit baril, placé sur le devant de la machine, laisse tomber goutte à goutte l’eau dont il est rempli et qui sans cesse humecte les madriers. Les femmes, elles aussi, prennent part aux travaux du port : il semble même que les plus rudes leur soient réservés ; les unes, dans de grands paniers, transportent le charbon ou le minerai, les autres, coiffées d’un vaste chapeau de paille, une grosse corde passée en travers des reins, remorquent péniblement les bateaux. Vers le soir, à mesure que s’apaise le mouvement du port, commence une agitation d’un nouveau genre ; les promenades avoisinantes, celle de l’Arenal surtout, si ombreuse et si vaste, sont littéralement envahies par des bandes tapageuses de petites filles et de petits garçons. Que d’enfans ! Je ne me souviens pas d’en avoir jamais tant vu. Dans certaines provinces de l’intérieur, à Tolède par exemple, la vieille cité impériale, fauve amas de décombres d’où la vie semble bannie pour toujours, j’avais cherché en vain cette gaîté que répand dans les rues et sur les promenades la sortie des écoles ; les familles y sont stériles, les maisons sans enfans. Ici au contraire c’est une fécondité, une exubérance de sève qui vous jette dans les jambes à chaque pas une envolée de lutins frais et roses : tout ce petit monde crie, court, saute, se poursuit, tombe et se relève ; les rondes se forment, et les parties de paume s’organisent sous les yeux des parens, heureux de cette joie. En raison même de sa position au centre d’une petite plaine dominée de trois côtés par de hautes montagnes, Bilbao en temps de guerre se trouve toujours exposée. Du mois de juin 1835 au mois de décembre 1836, assiégée à trois reprises par les armées du prétendant Carlos V, elle repoussa toutes les attaques avec un héroïsme qui lui valut du gouvernement de la reine Isabelle le titre de très noble, très loyale et invincible cité. De nos jours, les carlistes eussent gagné à sa possession, en même temps qu’une capitale de premier ordre et une base solide d’opérations, une garantie devenue nécessaire pour leurs emprunts à l’étranger. Le 29 décembre 1873, on sut à Bilbao que le passage du fleuve venait d’être coupé à quelque distance avec les chaînes d’un chemin de fer aérien qui servait naguère au transport du minerai ; depuis plusieurs mois déjà, la circulation était interrompue sur la voie ferrée. Sans perdre de temps, les carlistes ouvrirent un feu très vif sur Portugalete, qui, coupé lui-même de ses communications avec la mer, dut capituler ; deux détachemens de troupes, postés en observation entre Portugalete et Bilbao, eurent le même sort : le siège allait sérieusement commencer. Les fortifications, mises en état dès le début de l’été, consistaient en trois forts détachés et huit batteries : tous ces ouvrages étaient par malheur beaucoup trop proches de la place ; la garnison se composait de deux régimens de ligne et d’un petit nombre de soldats des autres armes, plus 400 hommes choisis de garde forale ; les bourgeois de la ville formèrent un bataillon de milice qui, comme il arrive en pareil cas, ne tarda pas à jouer dans la défense le rôle le plus important. Du reste, toute la population, dévouée de longue date aux idées libérales, était décidée à une énergique résistance. Une première tentative faite, par Moriones pour débloquer la place du côté de la mer avait misérablement échoué. Pendant ce temps, les carlistes élevaient au-dessus de la ville leurs batteries de bombardement. Leurs principaux chefs étaient Andechaga et le marquis de Valdespina : l’un vieillard convaincu, austère, vétéran de l’ancienne guerre, devenu impitoyable avec l’âge, l’autre, bien connu à Bilbao, où il avait habité longtemps, honnête lui aussi, énergique, mais tête faible, et joignant à une surdité devenue légendaire une déplorable exaltation d’esprit. Le bombardement commença le 21 février et se poursuivit près d’un mois et demi avec une extrême vigueur. Non contens de cribler la ville de bombes et d’obus, les assiègeans entretenaient autour d’elle une fusillade ininterrompue. Les libéraux répondaient de leur mieux : successivement ils avaient appris, de la bouche même de leurs adversaires, que Moriones, accouru de nouveau, avait été arrêté le 25 février devant San-Pedro-Abanto, puis qu’un mois après, jour pour jour, dans cette même vallée de Somorrostro, le maréchal Serrano, à son tour, avait éprouvé un cruel échec ; les provisions s’épuisaient, on en était réduit au pain de fèves et à la viande de cheval : les cartouches mêmes allaient manquer. C’est alors qu’un messager du dehors, trompant la surveillance de l’assiégeant, parvint à s’introduire dans la place : il apportait l’annonce d’une prochaine délivrance, et en effet le maréchal Concha, avec une armée de 20,000 hommes, en grande partie composée de gardes civils et de carabiniers, se préparait à prendre à revers par Valmaseda la gauche des ennemis, tandis que Serrano immobilisait leur centre et leur droite. L’opération réussit presque sans combat, et, pour n’être pas coupés dans leur ligne de retraite, pendant la nuit du 1er mai, après avoir jusqu’au dernier moment fait feu de toutes leurs batteries, les carlistes se décidèrent à lever le siège. Le même jour, les deux généraux libérateurs faisaient ; leur entrée dans la ville : ce triomphe coïncidait avec une des fêtes nationales les plus populaires de l’Espagne, celle du Dos de mayo ; l’enthousiasme fut immense dans le pays.

….




Du petit plateau qu’occupe l’église de Begoña, l’œil embrasse d’un même coup toute la vallée du Nervion ou Ibaizabal, « la large rivière, » pour parler comme les Basques ; à droite et à gauche, reculant par échelons, des collines vertes piquées de murs blancs et de toits bruns ; dans le bas, le cours du fleuve qui brille au soleil comme une longue coulée de métal en fusion, et plus près, tout au bord de l’eau, aussi pressées qu’un troupeau de brebis qui vont à l’abreuvoir, les mille maisons de Bilbao. Cette église, dont le clocher pour la seconde fois vient d’être démoli par les obus carlistes, est un lieu fameux de pèlerinage : placée sous l’invocation de Notre-Dame de l’Assomption, elle possède une image miraculeuse de la Vierge, très vénérée des matelots, et qui fut trouvée, dit-on, dans l’intérieur d’un vieux chêne, à la place même où s’élève le maître-autel.

La Viscaye
Revue des Deux Mondes
tome 22
1877
L. Louis-Lande
Trois mois de voyage dans le pays basque

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Ria de Bilbao
Ría del Nervión O de Bilbao – Le Fleuve Nervion – Nerbioi

 

LA VIE DE LUIS DE CAMOES par CHARLES MAGNIN en 1832

LA VIE DE LUIS DE CAMOES PAR CHARLES MAGNIN
LITTERATURE PORTUGAISE

Luis de Camoes Oeuvres obras Artgitato

literatura português
Luis de Camões
[1525-1580]

Luis de Camoes Les Lusiades
 
LA VIE DE LUIS DE CAMOES
Charles Magnin
la Revue des Deux Mondes
LA VIE DE LUIS DE CAMOES
LUIZ DE CAMOENS
par Charles Magnin
Revue des Deux Mondes
1832
Agora toma a espada, agora a penna.
CAMOENS
sonnet 192

La Vie de Luis de Camoes par CHARLES MAGNIN Artgitato1832
Photo
Jacky Lavauzelle – Cascais – Portugal

 On s’est proposé deux objets en composant cette notice. Le premier est purement biographique. Quoique la vie de Camoens ait été plusieurs fois écrite, elle ne l’a pas encore été d’une manière complètement satisfaisante. Dom José Maria de Souza Botelho et John Adamson ont publié, il y a douze ou quinze ans, l’un en portugais, l’autre en anglais, deux bons ouvrages sur ce grand poète ; mais, depuis cette époque, de nouvelles recherches ont été tentées. Il a paru notamment, dans le recueil de l’académie royale des sciences de Lisbonne, un savant mémoire de M. Fr. Alex. Lobo, qui, bien que composé dans un système évident de malveillance et de réaction contre Camoens, contient néanmoins des aperçus ingénieux, des documents neufs et un certain nombre de faits inédits. On a donc pensé qu’il y avait lieu d’écrire une nouvelle notice sur Camoens, en profitant des travaux récents, en recourant diligemment aux sources anciennes et surtout en interrogeant les œuvres du poète.
Outre ce but de curiosité érudite, on en a eu un autre de pure fantaisie. On a désiré montrer ce qu’était la vie d’un homme de lettres en Portugal pendant le beau siècle de ce royaume.
Rien ne diffère plus d’un siècle à l’autre et de peuple à peuple, que ce qu’on appelle la vie d’homme de lettres. Aujourd’hui, en France, un homme de lettres est un homme de plaisirs ou d’affaires, qui, s’il n’a pas d’ambition, cherche à devenir chef de division dans un ministère, ou directeur de l’imprimerie royale. Le titre d’homme de lettres est un écriteau de disponibilité administrative. Dans le dix-huitième siècle, la vie des gens de lettres était une vie à-la-fois laborieuse et sensuelle: tout son mouvement se passait entre l’académie, l’opéra, les salons ou le café Procope. Dans le siècle précédent, c’était quelque chose de plus à part, de plus rangé, de plus frugal, et qui avait reçu de Port-Royal quelques-unes des habitudes du cloître. Si nous remontons au-delà, l’aspect est encore plus sévère ; l’homme de lettres est un être nécessairement vieux, podagre, portant manteau, calotte et besicles, et toujours cloué dans un grand fauteuil noir.
Un fauteuil, en effet, c’est bien là ce qui s’associe le mieux dans notre esprit à l’idée d’homme de lettres : un fauteuil d’études un fauteuil d’académie, un fauteuil de chef de division. Ce mot dit tout: repos, veilles, vie courbée et inactive, résidence à Paris, que sais-je ? lésion ou suspension des facultés locomotives. Le peuple qui, chez nous, joint toujours l’image à l’idée, a traduit celle-ci par culs de plomb.
Cette définition populaire, généralement assez exacte en France, serait une étrange contre-vérité, si on l’appliquait toujours et partout. Il s’est rencontré en Europe une petite nation chez qui l’idée d’homme de lettres a répondu longtemps à celle de voyages, de guerres, de captivités chez les Maures, de naufrages au Brésil, d’exils aux Moluques. Il n’y eut pas chez elle durant cette période, un poète qui n’eût fait ses mille ou deux mille lieues en mer, combattu en Afrique, en Amérique ou dans l’Inde. Cette nation eut une littérature et pas de littérateurs ; elle eut de beaux ouvrages et pas d’hommes de lettres, de Grands poètes et rien qui ressemblât à une classe à part, sédentaire inactive, payée et patentée pour écrire.
Et cela n’était ainsi ni par choix, ni par système : cela était par nécessité. On n’avait pas alors en Portugal le temps de ne faire qu’une chose, de se renfermer dans une seule besogne. L’état était emporté au-dehors par un mouvement si précipité il était entraîné dans un courant de conquêtes et de grandeur si rapide, que, comme sur le pont d’un vaisseau qui force ses voiles, tous les bras étaient nécessaires à la manœuvre.
Pour nous, grandes nations continentales, sans colonies, sans goût pour la mer, sans amour des contrées lointaines, peuple depuis longtemps assis, puissant par le sol, par la population, par l’industrie, qui vivons clos, chez nous ou dans le voisinage, devers le Rhin ou les Alpes, nous pouvons à peine comprendre ce qu’il a fallu d’efforts, de contention, d’activité, de sacrifices, de dépenses de forces individuelles, pour qu’à un moment donné, un petit peuple de hardis marins, comme celui de Portugal, ait pu fonder des capitales à deux mille lieues de ses foyers, et conserver, pendant près d’un siècle, un empire qui fut un moment plus vaste que l’empire romain. La gloire de ce petit coin de terre, prédestiné par sa position géographique à la découverte de l’Océan et des mers de l’Inde, est de n’avoir pas failli à sa mission ; d’avoir, avec d’aussi faibles ressources que les siennes, changé les voies du commerce, reculé les bornes de la civilisation, projeté l’Europe dans l’Amérique et dans l’Inde : météore de puissance et de gloire aussi merveilleux, aussi brillant, aussi passager que celui qui a tant illustré la Grèce.
Et puis, pour qu’un royaume ait des gens de lettres, il lui faut de l’argent pour les pensionner. Le Portugal, qui épuisait son épargne en flottes, en armées, en constructions de citadelles, ne pouvait avoir dans son budget un chapitre d’encouragements aux lettres et aux arts. Bientôt même l’état ruiné par ses conquêtes, obéré par la victoire, n’eut plus de quoi suffire aux besoins de ses armées : il finit par ne pouvoir plus nourrir ceux qui l’avaient servi. Camoens mourut à l’hôpital, ou à-peu-près ; mais ce ne fut pas comme poète ; ce ne fut pas comme Gilbert et Maifilâtre à côté d’autres écrivains largement rentes: ce fut comme un vétéran dont la solde manque, ou dont la pension de retraite est suspendue.il mourut comme beaucoup de ses compagnons d’armes, comme mouraient les vice-rois eux-mêmes, qui n’avaient pas toujours (témoin dom Joâo de Castro) de quoi acheter une poule dans leur dernière maladie.
Je ne prétends pas que cette vie de privations, de voyages, de périls, soit précisément le régime le plus favorable à la culture poétique de l’esprit et à la production du beau ; je repousse, avec M. de Chateaubriand, le sophisme cruel qui fait du malheur une des conditions du génie ; je n’établis qu’un fait. Le Portugal au milieu de cette tourmente de gloire eut une littérature ; depuis lors il n’en a plus eu, ni n’en aura.
En cherchant à montrer la différence qui sépare la vie aventureuse et active des écrivains portugais, notamment celle de Camoens, de la vie casanière et posée de la plupart de nos gens de lettres, je ne prétends pas élever par-là les œuvres des uns, ni déprimer les productions des autres. Je n’en crois pas les élégies de Camoens plus touchantes parce qu’elles sont datées d’Afrique, de la Chine et de l’Inde ; je n’en estime pas Polyeucte et Cinna moins admirables, parce que le grand Corneille n’a guère fait de plus longues pérégrinations que le voyage de Paris à Rouen. Je ne conseille à personne de louer un cabinet d’étude à Macao ; mais je crois que, généralement, si les ouvrages écrits au milieu des traverses et au feu des périls ne sont pas plus beaux, les vies de leurs auteurs sont plus belles. Indépendamment de la variété des aventures, on y trouve plus d’enseignements. J’admire et j’honore infiniment La Fontaine et Molière, mais j’honore et j’admire encore plus, comme hommes, Cervantès et Camoens. A mérite de rédaction égal, une histoire littéraire du Portugal serait un meilleur et plus beau livre qu’une histoire littéraire de notre dix-septième ou dix-huitième siècle. C’est une chose bonne et sainte que la lecture de ces vies d’épreuves, que ces passions douloureuses des hommes de génie, Je ne sache rien de plus capable de retremper le cœur. C’est pour cela que dans ce temps de souffrances oisives, de désappointements frivoles, de molles contrariétés et de petites douleurs, j’ai cru bon d’écrire l’étude suivante sur la vie de Luiz de Camoens.
Si nous remontons aux temps héroïques et fabuleux de la famille de Camoens, nous trouvons ses ancêtres établis en Galice, où ils possédaient dix-sept paroisses. On fait dériver leur nom patronymique d’un château situé près du cap Finistère, et appelé Caamaños, Camôes ou Cadmon ; château si ancien, qu’il est mentionné dans la chronique de Saint-Maxime. D’autres préfèrent une étymologie plus merveilleuse : ils disent que les Camoens tirent leur nom d’un oiseau nommé Camâo, qui mourait, comme le Porphyrio des anciens, aussitôt qu’il se commettait dans le logis de ses maîtres la plus légère infraction à la fidélité conjugale. Pendant plusieurs siècles, toute maison bien réglée dans la Péninsule eut son Camâo: mais enfin, là comme ailleurs, l’espèce s’en est peu à peu éteinte. Une dame de la maison de Cadmon, en butte aux mauvais propos, en appela à ce singulier juge. L’honneur de la dame fut rétabli : et, par reconnaissance, le mari voulut garder le nom de Camâo. Il y a des redondilhas de Camoens sur cette merveille.
Une querelle qui s’éleva entre les Camoens et les Castera, et qui coûta la vie à un de ceux-ci, contraignit Vasco Pires, trisaïeul de Camoens, d’abandonner la Galice en 1370, et de se retirer en Portugal. Le roi dom Fernando le combla de terres et d’honneurs ; mais, après la mort de ce prince, ayant suivi le parti de la reine doña Léonor, il combattit sous le drapeau de Castille à Aljubarrota, fut fait prisonnier et perdit presque tous ses biens, sauf celui d’Evora, que ses descendants ont érigé depuis en un fief appelé par le peuple Camoeyra.
Sarmiento a découvert que Vasco Pires fut un des poètes les plus renommés de son temps. La famille du marquis de Santillana conservait des vers de lui dans un ancien cancionero dont nous avons encore la table, mais dont le texte ne nous est pas parvenu.
C’est de João Vaz, second fils de Vasco Pires, que descend notre Camoens. Ce João porta le titre, alors très illustre, de vassal de dom Afonso V. Il servit ce prince en Afrique et en Castille. Il a un magnifique mausolée dans le cloître de la cathédrale de Coïmbre ; mais dès longtemps avant 1624, le cintre de cette chapelle était muré, dit Severim, parce qu’il n’y avait plus personne pour en prendre soin.
On ne sait rien d’Antonio Vaz, son fils, si ce n’est qu’il épousa Guiomar da Gama. Il eut pour fils Simâo Vaz, qui épousa Anna de Sà e Macedo, de Santarem, et fut le père du prince des poètes de son temps ; Lisbonne, Coïmbre et Santarem se sont disputé l’honneur de l’avoir vu naître. Les plus fortes présomptions sont pour Lisbonne. Deux des contemporains de Camoens, Pedro de Mariz et Correa, nous apprennent que son père était né dans cette ville, et nous savons qu’il l’habitait encore en 1550. Si nous cherchons des preuves dans les vers du poète, nous trouvons qu’il appelle à tout instant le Tage, meu Tejo ; et ses Nymphes, Nymphas ininhas, expressions caressantes et filiales qu’il n’a jamais employées pour d’autres fleuves, même pour le Mondego. Enfin, quand on l’exila à Santarem, il se compara dans sa troisième élégie, O Sulmonense Ovidio desterrado, à Ovide exilé de sa patrie. Il ne semble pas qu’il pût reconnaître plus formellement Lisbonne pour sa ville natale.
Il ne s’est pas élevé moins de controverses sur l’année de sa naissance. Severim, son plus ancien biographe après Pedro de Mariz,le fait naître en 1517,et Faria e Sousa (dans sa seconde vie) en 1524. La preuve apportée par Faria e Sousa est un extrait des registres de la maison des Indes de Lisbonne, pour l’année 1550, ainsi conçu :
«Luiz de Camoens, fils de Simâo Vaz et de Anna de Sà, demeurant à Lisbonne, en la Mouraria (quartier des Maures), écuyer, âgé de vingt-cinq ans, de barbe rousse, a donné son père pour répondant. Il y a dans le vaisseau le Sào Pedro dos Burgalezes, sur lequel le vice-roi dom Afonso de Noronha passe aux Indes, »
Si, comme le dit cet acte, Camoens était âgé de vingt-cinq ans en 1550, il est né en 1525 ou 1524.
Cependant comme, malgré cette preuve, qui semble péremptoire, l’opinion de Severim a été suivie dans ces derniers temps par plusieurs personnes, et notamment par madame de Staël dans la Biographie universelle, il faut examiner sur quel fondement elle repose. Severim ne cite d’autre autorité que celle de Correa, qui fut l’ami et comme le Brossette de Camoens. Or, Correa, au lieu indiqué, ne parle ni de l’année 1517, ni d’aucune autre date. Loin de là, en y regardant de plus près, on trouve dans Correa l’opinion adverse. Il note sur la stance 9 du ch. X, que Camoens avait quarante ans et plus quand il l’écrivit, et plus loin (stance 119) que le chant fut composé en 1570. Or, si Camoens était né en 1517, il aurait eu non pas quarante ans, mais cinquante ans et plus en 1570. Enfin, pour conclure, Severim lui-même ne persévère pas dans son avis. Il fait mourir Camoens à l’âge de cinquante-cinq ans, ce qui revient à le faire naître en 1524.
Si l’on en croyait une tradition accréditée par Pedro de Mariz, les malheurs de Camoens auraient commencé presque avec sa vie. L’année même de sa naissance, son père Simâo Vaz, capitaine de vaisseau, allant aux Indes, aurait échoué sur des bas-fonds en vue de Goa, et, ayant gagné la terre, serait mort quelque temps après dans cette ville. Ce fait est formellement démenti par l’extrait des registres de la maison des Indes, que nous avons cité plus haut, et dans lequel on voit Simâo Vaz figurer comme répondant de son fils en 1550. Toutefois, comme il arrive rarement à une tradition d’avoir tout-à-fait tort, je pense qu’il faut conserver de celle-ci le plus possible. J’estime donc que ce fut l’aïeul de Camoens, Antonio Vaz, probablement de même profession que son fils, qui a été le héros de cette tragique aventure. Peut-être notre poète fait-il allusion à cette catastrophe, quand il appelle l’Inde « cette terre éloignée, sépulture «de tout pauvre homme d’honneur. »
Nous ne savons rien de Camoens avant son entrée à Coïmbre. Il est probable qu’il perdit sa mère étant encore en bas âge, et que son père, obligé par sa profession à de fréquentes et longues absences, le confia aux soins de quelques personnes étrangères. Camoens n’a pas un seul souvenir de famille ; sa mémoire d’enfant ne remonte pas au-delà de l’université de Coïmbre, et déjà l’adolescence lui ôte une partie de sa pureté sereine et de sa naïve candeur. Il ne connaît rien de plus reposé, de plus calme, de plus pur que les eaux du Mondego qui parlent d’Inez. C’est là qu’il vient chercher de l’ombre et du frais quand le feu de ses passions s’allume et que leur ardeur le dévore. Voyez la Cançâo IV : Vao as serenas agoas.
Vers l’âge de treize ans, on l’envoya achever ses études à l’université qui venait d’être transférée de Lisbonne à Coïmbre. Il y fit toutes ses classes, jusques et y compris la philosophie. J. Adamson a présumé que Govea, Teive et l’illustre poète écossais Buchanan, appelés à professer dans cette ville par dom João III, avaient dû exercer une heureuse influence sur le développement du génie poétique de Camoens, supposition ingénieuse qui n’est pas confirmée par les dates. Cette petite colonie savante n’arriva à Coïmbre qu’en 1547 ; Camoens avait alors vingt-trois ans, et il était déjà depuis deux ans au moins à Lisbonne.
La grande idée de Camoens, comme poète, a été de créer en Portugal la langue épique. L’épopée moderne avec la forme antique, tel fut le monde qu’il chercha, et il ne mourut pas sans l’avoir trouvé. Mais il cultiva, chemin faisant, tous les genres de poésies usités exclusivement jusque-là par ses compatriotes, l’églogue à la manière de Virgile, le sonnet et la cançâo à la mode de Pétrarque et de Bembo. Nous le voyons dès cette époque adresser des sonnets à dom Theodosio, duc de Bragance, à dom Manoel de Portugal, lui-même poète distingué, au vice-roi dom João de Castro, aux mânes de son fils dom Fernando, et dédier deux églogues au duc d’Aveiro. Nous retrouvons parmi ses Rimas des sonnets à l’adresse de doña Francisca de Aragâo et de dona Guiomar de Blasfé. Nous remarquons même qu’il était assez familier avec cette dame pour lui adresser une volta sur une brûlure qu’une bougie lui avait faite au visage. C’est ici le lieu de relever une erreur répétée dans les diverses vies anglaises et françaises de Camoens. Elles nous disent toutes qu’il ne fit qu’un pas de Coïmbre à la cour. Ceux qui ont emprunté les premiers ce fait aux biographies portugaises n’ont pas songé que a corte signifie simplement à Lisbonne. Camoens, issu d’une branche cadettte et non titrée, n’a jamais été à la cour : ao paço.
La multitude de poésie légères et galantes recueillies dans ses œuvres prouve combien il se livrait à la vie du monde, et surtout à la société des femmes. Tantôt c’est une volta en réponse à trois dames qui lui disaient qu’elles l’aimaient ; tantôt ce sont des redondilhas à de jolis yeux qui ne voulaient pas le regarder ; une autre fois ce sont des couplets à une certaine espiègle qui l’avait appelé diable, et à laquelle il propose cavalièrement de se donner à lui. Toutes ces faciles bagatelles prouvent la délicatesse de son esprit, sans accuser l’inconstance de son cœur ; mais, pour ne rien taire, parmi ses sonnets et ses cançoes, il en est de fort tendres à des adresses fort diverses. C’est Violente, puis Natercia, Dinamene, Belisa, Gracia, Beatrix, Inez, Orithya, que sais-je ? nous en pourrions dérouler une liste aussi longue que celle des maîtresses de don Juan. Les commentateurs, qui ont tous la manie des assimilations et qui ont décidé de faire de Camoens le tome second de Pétrarque, homo unius fœminœ, ont trouvé un biais merveilleux pour ramener ces noms divers à l’unité: ils ont découvert un certain jour, en lisant une certaine églogue, que toutes ces appellations s’appliquent à une seule et même personne. Cela est possible ; cependant ils auraient été, suivant moi, plus près de la vérité, s’ils avaient dit que la plupart de ces pièces ont été composées avant que Camoens eût fait la rencontre de celle qui a été depuis l’occupation et la pensée de toute sa vie ; et même encore faut-il avouer que, pendant le cours de ce long et malheureux attachement, il lui est arrivé de tomber dans des distractions bien singulières. Les endechas adressées dans l’Inde à sa jeune esclave noire Barbara, sont un monument bizarre de la fragilité humaine. Au reste, Camoens a tant aimé, il a si bien et si longtemps célébré celle qu’il préféra, que, s’il eût vécu au temps des cours d’amour, il n’aurait pu manquer d’être absous par elles.
On croit que ce fut un vendredi saint et dans une église, comme Pétrarque, qu’il devint amoureux. Lope de Vega, qui ne nomme jamais Camoens que l’excellent, et qui, au dire de Faria e Sousa dont il était l’ami, rafraîchissait souvent sa pensée par la lecture de ce grand poète, appuie cette tradition, fondée sur le soixante-dix-septième sonnet de Camoens. Faria e Sousa, en rapprochant cette pièce d’un passage de la septième cançao, a été jusqu’à vouloir prouver astronomiquement que la première entrevue de Camoens et de sa maîtresse eut lieu le 11 avril 1542, apparemment quand il était encore au collège. Plus tard, dans une note de Cintra, Faria e Sousa se contente d’assurer que la rencontre se fit dans l’église das Chagas de Lisbonne [22]. Quant à moi, j’ai grand’peur que le sonnet LXXVII ne soit tout simplement une traduction des fameux vers de Pétrarque ;
Era ‘l giorno ch’ al sol si scolararo…..
comme il est arrivé à Camoens d’en faire quelques-unes. Il nous serait plus aisé de peindre la maîtresse de notre poète que de dire son nom. Camoens a tracé bien des portraits d’elle et il ne l’a jamais nommée.
Pedro de Mariz nous apprend seulement qu’elle était dame du palais et qu’elle mourut fort jeune. Faria e Sousa s’est signalé dans la recherche de son nom. Les nombreuses variations de cet écrivain sur ce sujet attestent au moins sa bonne foi. Il pensa d’abord, sur l’autorité de J. Pinto Ribeiro, que cette dame était dona Catarina de Almeyda, parente de Camoens. Plus tard il crut découvrir que ce fut dona Catarina de Atayde, fille de dom Antonio de Atayde, favori de dom João III, et cette opinion a prévalu. Ceux qui y ajoutent une foi entière ne savent probablement pas que, dans les notes 7 et 9 de Cintra, Faria e Sousa est venu à penser que ce pourrait bien avoir été une certaine Isabel ; souvent chantée par Camoens sous l’anagramme de Belisa.
On voit que ce mystère est impénétrable. Pour moi, je trouve qu’il y a dans ce secret si bien gardé et qui défie toutes les recherches, quelque chose de délicat et de pudique qu’il faut respecter. Je n’imiterai donc point l’indiscrète curiosité de mes devanciers : j’appellerai tout simplement cette belle inconnue celle qu’il aima.
Les poésies de Camoens qui se rapportent à ces premiers temps d’amour, sont pleines de passion et de délire. En voici un échantillon:
SONNET IX. «Je suis en proie à un état indéfinissable ; je frissonne et je brûle à-la-fois ; je pleure et ris au même instant, sans en savoir la cause. J’embrasse le monde entier et je ne puis rien étreindre. Toutes mes facultés sont bouleversées : mon âme exhale un feu terrible ; des ruisseaux de larmes coulent de mes yeux. Tantôt j’espère, tantôt je me décourage ; quelquefois je délire, d’autres fois ma raison revient. Je suis sur la terre et ma pensée traverse l’espace. En une heure je vis une année ; en mille années je n’en puis trouver une qui me satisfasse. Si quelqu’un me demande pourquoi je suis ainsi, je répondrai que je l’ignore. Je soupçonne cependant, madame, que c’est pour vous avoir vue. »
Une passion si violente et si ingénieuse à-la-fois dut être payée de retour ; mais le rang et la fortune élevaient entre les deux amants une barrière infranchissable. Les parents de sa maîtresse, puissants à la cour, intervinrent, et un ordre d’exil éloigna Camoens de Lisbonne.
La date de ce premier malheur est incertaine. Le poète exhala ses plaintes dans sa troisième élégie :
O sulmonense Ovidio desterrado,
dans laquelle il se représente suivant tristement de l’œil les barques qui sillonnent le Tage. Et, comme ce fleuve, à la hauteur de Santarem, ne peut porter que des bateaux, on en a conclu qu’il fut exilé à Santarem. Cette induction est précipitée. Les vers du poète peuvent désigner une foule d’autres lieux du Ribatejo.
Pendant les deux années que dura son exil, il composa plusieurs sonnets, dont quelques-uns sur les peines de l’absence, et trois comédies, El Rey Seleuco, Filodemo et les Amphitrioes. Il écrivit même dès-lors plusieurs chants des Lusiades, ce poème auquel il rêvait depuis son enfance.
Il obtint en 1549 la liberté de revenir à Lisbonne. Peut-être son éloignement n’était-il plus nécessaire à la tranquillité de sa maîtresse ; nous le croyons, et nous pensons que c’est à cette époque qu’il faut rapporter plusieurs sonnets où il se plaint de l’inconstance et du manque de foi. Il avait vingt-cinq ans ; on se battait en Afrique, au Brésil et dans l’Inde ; il résolut de s’embarquer pour Goa. Le registre de la maison des Indes, que nous avons déjà cité, porte en 1550 son nom parmi ceux des volontaires inscrits pour le départ. Cependant un reste d’espoir lui fit préférer de passer en Afrique, où commandait dom Pedro de Meneses, oncle du jeune dom Antonio son ami. On peut lire ses adieux au Tage dans son cent-huitième sonnet : Brandas agoas de Tejo.
Dès cette première campagne Camoens se conduisit en brave. Aussi a-t-il pu dire plus tard sans qu’on le taxât de forfanterie : « Ma peau a le privilège de celle d’Achille, qui n’était vulnérable que par le talon. Personne n’a vu les miens, et j’ai vu ceux de bien des gens. »
Il se signala particulièrement dans un combat naval où il reçut un coup de feu dont il perdit l’œil droit. Il a fait plusieurs fois allusion à cet accident, notamment dans des vers à une dame qui le raillait de cette infirmité. Il reçut, dit-on, cette blessure en combattant auprès de son père, Simâo Vaz, capitaine du vaisseau sur lequel il servait comme volontaire. C’est la dernière fois qu’il sera question de Simâo Vaz : il est probable qu’il mourut peu après, et que sa mort fut au nombre des causes qui décidèrent notre poète à partir pour l’Inde.
Pendant son séjour en Afrique, la plume de Camoens fut aussi active que son épée. Il y composa sa seconde élégie : Aquelle que de amor, et les tristes et belles stances sur le désordre du monde: Quem pode ser no mundo tâo quieto. On croit qu’il les envoya d’Afrique à son ami dom Antonio de Noronha. C’était un présent bien austère pour un jeune homme de quinze ou seize ans.
Camoens, attiré sans doute par l’espoir, revint à Lisbonne en 1552. L’accueil qu’il y reçut lui prouva qu’il s’était trompé. D’autre part, les fleurs de sa muse, comme dit Severim, ne rapportaient point de fruits ; ses services militaires ne recevaient nulle récompense. De plus, dom Antonio avait quitté Lisbonne. Le père de ce jeune homme, dom Francisco de Noronha, second comte de Linhares, s’étant aperçu de l’amour de son fils pour dona Margarida da Sylva, petite-fille du comte d’Abrantes, l’avait envoyé à Ceuta près de son oncle, pour le distraire de cette passion qu’il désapprouvait. Tout manquait à-la-fois à Camoens. Il résolut de partir et de mettre deux mille lieues entre son amour et lui.
On trouve dans ses Esparsas plusieurs pièces qui expriment les douleurs de l’absence et les tourments de l’amour dédaigné. Nous ne pouvons-nous défendre de citer un sonnet que nous croyons écrit à l’époque où nous sommes arrivés. Il peint bien, ce nous semble, ce que le poète dut souffrir avant de s’expatrier. On comprendra mieux, après l’avoir lu, comment, pour consommer ce sacrifice, il fut obligé de s’y prendre à deux fois.
SONNET XLIII.
« Le cygne, quand il sent approcher l’heure qui met un terme à sa vie, élève sur la rive solitaire une voix plus mélancolique et des chants plus harmonieux. Il voudrait voir son existence se prolonger ; il pleure son pénible départ ; il célèbre douloureusement la fin de son triste voyage. Ainsi, madame, quand je vis la triste fin de mes amours et me sentis arrivé à la dernière crise, je déplorai, avec une plus suave harmonie, vos rigueurs, votre manque de foi et mon amour. »
Le dernier vers de ce sonnet est en espagnol. Camoens marie ainsi souvent les deux langues. Il dit dans sa seconde lettre écrite de l’Inde, à propos de quelques strophes ainsi mélangées, qu’elles ont un pied portugais et un pied castillan. Il a fait plusieurs sonnets tout espagnols et deux en patois galicien. Les motifs du départ de Camoens pour l’Inde ne venaient pas tous de son amour. Les derniers mots qu’il prononça sur le vaisseau qui l’emportait loin de Lisbonne ne s’adressaient pas à sa maîtresse. Il nous apprend lui-même qu’il s’écria comme Scipion : ingrata patria, non ossa mea possidebis. Il est vrai que peu après il se plaint « d’avoir vu son lierre bien-aimé séparé de lui et attaché à un autre mur. » Ce qui pourrait très raisonnablement faire supposer que sa maîtresse était mariée.
Il mit à la voile au mois de mars 1553. On lit dans un état des troupes de la maison des Indes pour cette année : « Fernando Casado, fils de Manoel Casado et de Branca Queymada, demeurant à Lisbonne, écuyer ; Luiz de Camoens, fils de Simâo Vaz et de Anna de Sà, écuyer, partit à sa place ; il a reçu 2,400 reis (environ 15 fr.) comme les autres. »
Camoens s’embarqua sur le Sâo Bento ; l’un des quatre navires que Fernando Alvares Cabrai conduisait dans l’Inde. A la hauteur du cap de Bonne-Espérance, ils furent assaillis d’une si violente tempête, que trois des bâtiments jetés hors de route ne purent arriver à Goa que l’année suivante. Le Sâo Bento y aborda seul en septembre 1553. Ce fut peut-être l’unique occasion où Camoens ait eu à se louer de la fortune.
A son arrivée, il trouva le vice-roi dom Afonso de Noronha occupé de préparer une expédition contre le roi de Pimenta ou de Chembè, qui avait pris plusieurs îles sur ceux de Cochin et de Porca, alliés du Portugal. Il obtint d’être admis sur la flotte, qui mit à la voile en novembre 1553.
Cette campagne, la seconde que faisait Camoens, eut un plein succès. Il y fait modestement allusion dans un passage de sa première élégie: O poeta Simonides. Il était de retour à Goa à la fin de 1554.
Ce ne fut qu’à cette époque qu’il apprit la mort de son ami dom Antonio de Noronha, tué devant Ceuta avec son oncle Pedro de Meneses, le 1 8 avril 1553, dans une expédition mal concertée contre les Maures de Tétuan. Ce jeune ami de Camoens n’avait que dix-sept ans, comme on le peut voir sur son tombeau dans le monastère de Sâo Bento de Xabregas, où il repose avec quatre de ses frères, tués, deux en Afrique, et deux dans l’Inde. Camoens a déploré cette perte d’abord dans la belle églogue de Umbrano e Frondelio et le douzième sonnet, et plus tard dans le deux cent vingt-neuvième et dans la cançâo dix-septième, si toutefois cette dernière pièce est bien de lui.
Dom Afonso, qui avait pu juger de sa bravoure dans la campagne contre le roi de Chembè, fut rappelé et remplacé par dom Pedro Mascarenhas, lequel prit le gouvernement en septembre 1554. A cette époque, Camoens écrivit à Lisbonne une lettre, dont nous avons déjà cité quelques fragments, et dont nous allons extraire de plus longs passages, qui donneront une idée des mœurs de Goa et jetteront lui jour tout nouveau sur l’humeur à-la-fois enjouée et caustique de Camoens.
Il commence par prémunir son correspondant contre les illusions que l’on était porté à se faire en Portugal sur le séjour de l’Inde. Il a éprouvé que là, comme à Lisbonne, on est sous l’empire de méchantes fées : « La ville de Goa est une excellente mère pour les méchantes gens, mais elle est la marâtre des gens « de bien : ceux qui viennent y chercher de l’argent se soutiennent comme des vessies sur l’eau ; les braves seuls sont réduits à sécher sur pied. » Après avoir cité en preuve quelques noms propres, il ajoute : « Quant à Manoel Serrâo, qui, sicut et nos, cloche d’un œil, il s’est assez bien conduit depuis son arrivée. Je puis en parler, car j’ai été pris pour arbitre de certaines paroles sur lesquelles il a fait revenir un militaire qui ne manque pas ici d’autorité. » Ce passage prouve que Camoens joignait à la bravoure du champ de bataille une susceptibilité d’honneur qui ne lui permettait pas, comme il le dit au même endroit, de refuser jamais certaines conversations auxquelles les lâches donnent un mauvais nom, aimant mieux se venger avec la langue qu’avec le bras. « Si vous voulez à présent, continue-t-il, que je vous parle des femmes, sachez que toutes les Portugaises que nous avons ici sont terriblement mûres. » Compliment qu’il fait suivre d’un commentaire encore plus soldatesque. « Et quant aux femmes du pays, outre qu’elles sont de couleur bise, faites-moi la grâce de les courtiser à la manière de Pétrarque ou de Boscan, et elles vous répondent dans un langage mêlé d’ivraie qui s’arrête dans le gosier de l’intelligence et jette de l’eau sur le brasier le plus ardent. Jugez ce que doit éprouver un homme habitué à soutenir les agaceries du petit minois rose et blanc d’une dame de Lisbonne, toujours prête à soupirer comme un pucarinho qui reçoit l’eau pour la première fois. En se voyant au milieu d’objets si peu capables d’inspirer de l’amour, comment ne pleurerait-on pas sur ses souvenirs ? Dites, pour l’amour de moi, aux dames de votre connaissance, que, si elles veulent monter en grade et voir leur entrée annoncée par des fanfares, il leur faut ne pas redouter six mois de traversée un peu pénibles. Nous irons tous au-devant d’elles en procession et la bannière en tête. Nos dames leur porteront les clefs de la ville, comme leur âge les y oblige. Je vous envoie un sonnet sur la mort de dom Antonio de Noronha. Vous y verrez quel chagrin cette perte m’a causé. J’ai fait encore une églogue sur ce sujet, et j’y ai joint quelque chose sur la mort du prince. C’est, à mon avis, la meilleure que j’aie faite. Je voulais vous l’envoyer pour que vous la montrassiez à Miguel Diaz qui, à cause de l’amitié qu’il portait à dom Antonio, aurait été bien aise de la voir ; mais j’ai eu beaucoup de lettres à écrire pour le Portugal et le temps m’a manqué. Je me propose de répondre à Luiz de Lemos. Si ma lettre ne lui parvient pas, qu’il sache que la faute en est à la traversée dans laquelle tout se perd. Vale. »
La première mesure importante que prit le nouveau vice-roi, fut l’armement d’une flotte qui devait aller croiser à l’entrée de la mer Rouge pour fermer ce détroit aux Maures.
Avant que Gama eût découvert la route de l’Inde par l’Océan, le commerce de l’Europe avec les contrées orientales se faisait par la Méditerranée et la mer Rouge. Les Vénitiens, facteurs de l’Europe, allaient prendre à l’entrepôt d’Alexandrie les denrées que les Maures, facteurs du Levant, allaient chercher sur les côtes de Malabar. La découverte de la route de l’Inde par le cap de Bonne-Espérance ruina ce commerce et entraîna la mort de Venise. Aussi quand, de nos jours, Napoléon heurta cette reine de l’Adriatique, il se trouva que ce n’était plus qu’un cadavre.
En 1555, les choses n’en étaient pas arrivées à ce point : les Vénitiens et les Maures cherchaient à soutenir la concurrence des Portugais. L’Egypte envoyait encore tous les ans une flotte dans les mers de l’Inde. Dom Pedro Mascarenhas résolut d’en fermer l’entrée. Le commandement de cette expédition fut confié à dom Manoel de Vasconcellos ; Camoens en fît partie. La flotte appareilla en février 1555.
L’issue n’en fut pas heureuse. Les Portugais ne purent rencontrer les Maures. Après plusieurs mois de croisière inutile il fallut aller passer la mousson d’hiver à Ormuz. Ce fut pendant la durée de cette longue station, en face du cap Guardafu, au milieu d’une mer souvent agitée et à la vue des âpres cimes du mont Félix, que Camoens, reportant ses pensées vers l’Europe, composa son admirable cançao dixième :
Junto de hum secco, dura, esterd monte.
En voici quelques strophes :
« Si du moins de tant de fatigues je retirais seulement l’avantage de savoir avec certitude qu’une heure viendra où les yeux que je voyais se souviendront de moi. Si cette triste voix, en s’exhalant, frappait les oreilles de l’ange en présence de qui je vivais ; si, revenant sur le passé, elle se reportait à ce temps déjà écoulé de mes douces erreurs, de mes maux pleins de charmes et des fureurs que je cherchais, que je souffrais pour elle ; si, quoique bien tard, devenue compatissante, elle éprouvait un peu de regret et s’accusait elle-même de cruauté ; cela seul, si je le savais, pourrait être un repos pour ce qui me reste de vie et adoucirait mes souffrances. Ah ! ma dame, madame, vous êtes donc bien riche, puisque, loin, comme je le suis, de toute joie, votre pensée peut me soutenir »
« Je demande de vos nouvelles, madame, aux vents amoureux qui soufflent de la contrée où vous habitez ; je demande aux oiseaux qui volent au-dessus de moi, s’ils vous ont vue, ce que vous faisiez, ce que vous disiez, où ? comment ? avec qui ? quel jour ? à quelle heure ? Ici ma vie fatiguée s’améliore : elle reprend de nouvelles forces pour vaincre la fortune et les chagrins. »
N’y a-t-il pas dans cet amour d’Europe, dont les blessures se rouvrent et saignent à la vue des rochers sauvages de Bab-el-Mandeb, quelque chose des sentiments que nous retrouvons dans la lettre de saint Preux écrite des rochers de Meillerie ?
Camoens revint à Goa au mois d’octobre 1555. Depuis le 16 juin, le vieux vice-roi dom Pedro Mascarenhas n’existait plus. Francisco Barreto venait de lui succéder avec le titre de gouverneur.
L’installation de ce nouveau dignitaire donna lieu, à ce qu’il paraît, à des fêtes qui ne furent pas du goût de tous les habitants de Goa. Il se répandit, à cette occasion, une satire eu prose mêlée de vers, qui porte, dans les œuvres de Camoens, le titre suivant : Plaisanteries sur quelques hommes qui ne sont pas ennemis du vin. Ce titre est suivi d’une espèce d’argument ainsi conçu : « L’auteur feint qu’à Goa, dans les fêtes données pour l’installation du gouverneur, de certains galants se présentent pour jouer au jeu des cannes ; ils ont sur leurs banderoles des devises et des couplets qui font connaître leur caractère et leurs intentions. » .Cette plaisanterie, attribuée à tort ou à raison à Camoens, lui fit un ennemi mortel du gouverneur.
Camoens composa, vers cette époque, son écrit mémorable intitulé Disparates na India (Sottises dans l’Inde). Il stigmatisa dans cette pièce, avec une vertueuse indignation, la cupidité, la rapine, les mœurs dissolues et tous les vices dans lesquels se plongeaient ses concitoyens dans l’Inde. Cette pièce, écrite avec la verve âpre et sévère qu’il déploie si souvent dans les Lusiades, est le digne pendant des stances sur le Désordre du monde.
Il n’y avait pas dans les Disparates un seul nom propre, pas une personnalité ; mais Francisco Barreto, qui ne cherchait qu’un prétexte, voulut y voir une attaque à son autorité. Camoens fut mis en prison ; et, comme il partit peu après de Goa des vaisseaux pour la Chine, le gouverneur le fit embarquer, avec ordre de rester aux Moluques : c’était mettre douze cents lieues de plus entre Camoens et sa patrie.
Quelques vers du poète nous apprennent combien profondément il ressentit cette injustice. « Puisse, a-t-il dit, le souvenir de cet exil demeurer sculpté sur le fer et sur la pierre ! « Ce vœu fut toute sa vengeance. Soit générosité, soit dédain, il ne nomma pas son persécuteur. Les vaisseaux qui l’emmenèrent vers le sud, mirent à la voile au commencement de 1556.
On n’a que des notions peu précises sur ce que fit Camoens pendant les trois premières années de son exil. On croit qu’il fut déposé à Malaca, d’où il se rendit aux Moluques. Nous avons la preuve qu’il visita l’île de Ternate, dont il a décrit le volcan dans sa sixième cançao. Nous croyons qu’il dut passer la majeure partie de ces trois années dans l’île de Timor ou de Tidor, qui étaient les lieux d’exil ordinaires des Portugais dans l’Inde. Ce fut dans cette pénible situation, à l’extrémité du monde connu, à trois mille lieues de Lisbonne, qu’il reçut la seule nouvelle qui pût aggraver ses peines : celle qu’il aimait n’existait plus.
Nous pouvons juger de la force et de la durée de sa douleur par le nombre des poésies dans lesquelles il a déploré cette perte. Six de ses sonnets, une églogue et deux de ses sixtines nous ont transmis ses regrets. Toutes ces pièces sont empreintes de la douleur la plus vive, de l’abattement le plus profond.
Dom José Maria de Souza, celui des biographes de Camoens qui a le plus attentivement étudié cette partie de l’histoire de notre poète, pense qu’il ne reçut cette nouvelle que longtemps après son départ des Moluques et seulement en 1564 -Voici nos raisons pour la placer ici.
Nous ne savons avec certitude que deux choses sur la maîtresse de Camoens, qu’elle était dame du palais et qu’elle mourut jeune. Cette dernière circonstance a fait penser à plusieurs biographes qu’elle était morte avant le départ du poète pour Goa. On ne peut admettre cette supposition, contredite par plusieurs pièces de vers évidemment composées dans l’Inde, et qui sont toutes pleines d’elle. On doit, pour accorder les faits avec la tradition, n’éloigner sa mort que le moins possible de l’arrivée de Camoens dans l’Inde. La dernière pièce qui lui soit adressée est la cançâo sixième, écrite à Ternate et qui peut être datée de 1557. Nous croyons donc que cette jeune femme mourut vers 1555, car il fallut bien deux ans pour que ce malheur allât trouver Camoens à l’extrémité du monde.
Dans sa résignation douloureuse à ses malheurs passés et dans l’attente de nouvelles peines, Camoens écrivit le sonnet suivant aux Moluques.
SONNET LXXXIX.
« Que pourrais-je donc demander encore au monde, lorsque dans l’objet où j’ai placé un si grand amour je n’ai vu que les rigueurs, l’indifférence et enfin la mort que rien ne peut surpasser ? Puisque je ne suis pas encore rassasié de la vie ; puisque je sais déjà qu’une grande douleur ne tue pas, s’il existe une chose qui cause de plus grandes angoisses, je la verrai ; car je puis tout voir. La mort, pour mon malheur, m’a déjà mis en sûreté contre tous les maux. J’ai déjà perdu ce qui m’avait enseigné à perdre la crainte. Je n’ai vu dans la vie que le manque d’amour ; je n’ai vu dans la mort que la grande douleur qui m’est restée. Il semble que pour cela seul je sois né. »
Ces pressentiments, qui annonçaient à Camoens d’autres infortunes, ne furent pas trompés ; cependant, pour quelque temps, sa position s’améliora. Francisco Barreto fut remplacé, le 3 septembre 1558, par dom Constantin de Bragance, frère de dom Theodosio, qui avait montré à Lisbonne de l’estime pour Camoens. Ce vice-roi se hâta de réparer les torts de son prédécesseur, et nomma Camoens curateur des successions vacantes à Macao. M. Fr. Alex. Lobo, apologiste-juré de tous les ennemis de notre poète, veut qu’il ait dû cette faveur à Barreto ; mais cette supposition est contredite par tous les témoignages. Barreto n’était que gouverneur, et ceux des historiens qui rapportent ce fait sans nommer dom Constantin, attribuent unanimement cet acte de justice au vice-roi.
Camoens se rendit à son poste à Macao en 1559. Cette jolie ville, demi portugaise et demi chinoise, ne faisait que de naître. Notre poète put jouir pendant dix-huit mois, dans ce séjour, d’un de ces intervalles de tranquillité et d’aisance qui ont été si rares dans sa vie. C’est là, dit-on, qu’il termina en partie ses Lusiades.
On montre encore aujourd’hui à Macao une grotte qui a conservé le nom de Camoens. Une tradition reçue dans la ville raconte qu’il se retirait souvent dans cet endroit solitaire pour travailler à son poème. Ce lieu, que les gens du pays nomment aussi la Grotte de Patané, est situé à peu de distance de la ville. Plusieurs voyageurs, notamment Eyles Irwin et plus récemment M. Rienzi, en ont donné des descriptions et des dessins. La grotte proprement dite occupe la partie inférieure d’un roc élevé, qui est aujourd’hui enclavé dans un vaste jardin. On pénètre dans ce réduit par une haute et large ouverture pratiquée entre deux montants de pierre, sur lesquels s’appuie à angles droits un énorme bloc granitique. Une ouverture cintrée, infiniment plus haute et plus étroite que la première, est pratiquée d’un des côtés du roc et permet de monter au sommet. De cette espèce de belvédère naturel, surmonté d’un kiosque et orné de fleurs et d’arbustes, la vue s’étend au loin sur la mer et les îles voisines. M. Rienzi a laissé gravée sur ce rocher une double inscription française et chinoise, destinée à perpétuer dans ces lieux le souvenir de Camoens.
Le vice-roi dom Constantin ne s’arrêta pas à ce premier bienfait. En 1560, il rappela Camoens à Goa ; mais un nouveau malheur l’attendait en route. Sur les côtes de la Cochinchine, dans le voisinage de la baie de Camboge, son vaisseau toucha sur un écueil et fut mis en pièces. Grâce au calme de la mer, Camoens parvint à gagner les bords du fleuve Mécom, ne sauvant de ce naufrage que ses Lusiades. Je lis dans un seul auteur qu’il eut un compagnon de salut : c’était cet esclave de Java qui le servit jusqu’à sa mort. Ce détail est pour moi d’un grand prix. J’aime à voir commencer par cette communauté de périls l’affection si touchante du Javanais et de son maître ; j’aime à penser qu’ils se durent mutuellement la vie, et que c’est peut-être aux efforts de ce pauvre serviteur inconnu, que l’Europe est redevable de la conservation des Lusiades.
Nicéron, ou plutôt l’auteur portugais de l’article inséré dans ses Mémoires, nomme Jean, cet esclave auquel Pedro de Mariz et la commune renommée ont attribué le nom d’Antonio.
Les deux naufragés furent reçus avec hospitalité par les familles chinoises établies au bord du fleuve Mécom. Il paraît que ce fut sur cette rive étrangère que Camoens composa ces Redondilhas merveilleuses, selon l’expression de Lope de Vega, belle et touchante périphrase du psaume 136, Super flumina. Il a fait en outre deux sonnets (les deux cent trente-deuxième et deux cent trente-neuvième) sur le même texte.
Camoens, à peine remis et séché de son naufrage, se confia de nouveau à la mer : il passa d’abord à Malaca, où les occasions pour Goa étaient fréquentes ; enfin il arriva dans cette ville en 1561.
Il s’acquitta généreusement de ce qu’il devait au vice-roi, en lui adressant ces fameuses stances: Como nos vossos hombros, imitées de l’épître d’Horace à Auguste. En louant l’administration de dom Constantin, il trouva moyen de régler ses comptes avec celle de Barreto.
Ce fut dans ce temps de demi-prospérité que Camoens donna l’agréable festin poétique dont le menu nous a été conservé dans ses œuvres. Il invita plusieurs amis, dont nous savons les noms: dom Francisco d’Almeyda, dom Vasco de Atayde, Heitor da Sylveira, surnommé Draco, Joâo Lopes Leytâo et Francisco de Mello. Il les reçut dans une salle disposée avec élégance, et les fit asseoir devant une table bien servie ; puis, quand on découvrit les plats, chaque convive, au lieu de mets, trouva une petite pièce de vers à son adresse. Nous les avons toutes avec les réponses qui leur furent faites.
Le 17 septembre de cette même année, dom Constantin fut rappelé et reçut pour successeur dom Francisco Coutinho, comte de Redondo. La politique de ce nouveau vice-roi rendit de l’influence aux partisans de l’ancien gouverneur, Francisco Barreto. Les ennemis de Camoens se réveillèrent. Ne sachant comment l’attaquer, on l’accusa de malversation dans l’exercice de sa charge à Macao. On l’emprisonna ; mais l’examen de sa conduite ne pouvait qu’apporter la preuve de sa probité. Elle fut reconnue. Alors une des créatures de Barreto, Miguel Rodrigues, surnommé, soit à cause de son avarice, soit à cause de sa dureté, Fois seccos (fils secs), le fît retenir en prison sous prétexte d’une dette de 200 creuzades. Nous trouvons dans Diogo do Couto un fait qui explique, sans l’excuser, la mauvaise humeur de Fios Seccos. Cet homme avait eu, sous l’administration de Barreto, le commandement de dix vaisseaux de guerre, et il était loin de jouir du même crédit auprès du vice-roi.
Camoens prit cette persécution du côté plaisant : il adressa au comte de Redondo un placet comique où il jouait, à chaque vers, sur le sobriquet de Fios Seccos : c’est, je crois, la seule épigramme nominale qui soit échappée à Camoens. Il terminait ces Trovas en priant le vice-roi, qui était prêt à s’embarquer pour une expédition, de vouloir bien le désembarquer, pour qu’il pût le suivre. Cette plaisanterie eut son effet. Il recouvra sa liberté.
Ou a dit que Camoens ne s’adressa que cette seule fois à la bourse des grands. Je crois que, dans cette occasion même, il s’adressa beaucoup plus à l’autorité qu’à la bourse du vice-roi. Ce qui a causé la méprise de dom José Maria de Souza, c’est qu’une autre requête, écrite par Heitor da Sylveira, a été insérée dans les œuvres de Camoens. Celle-ci s’adresse effectivement à la bourse de Coutinho. Camoens a mis au bas cette apostille amicale :
« De doctes livres nous apprennent que la colère du grand Achille donna la mort à l’Hector troyen. Voilà maintenant que « la faim va tuer notre Hector lusitanien. Il court risque d’être accablé par son adversaire, si votre main secourable ne s’interpose et ne met les combattants hors de lice. »
Il nous reste une autre preuve du noble emploi que Camoens faisait de son crédit. C’est une ode où il réclame l’intérêt de dom Francisco pour un savant peu fortuné, le naturaliste Garcia de Orta, auteur d’un bon ouvrage sur les plantes de l’Inde. En comparant cette ode, imprimée à Goa (1563), avec celle que nous avons dans ses Rimas, on peut juger, par les variantes, du soin que Camoens donnait à la correction de ses ouvrages.
Depuis son retour de la Chine jusqu’à son départ de l’Inde, Camoens, tous les étés, s’embarquait régulièrement sur les flottes de l’état et revenait hiverner à Goa, se reposant, en faisant des vers, de la fatigue de ses expéditions maritimes. On peut rapporter aussi à cette époque ses derniers amours. Il est probable que ce fut alors qu’il adressa à sa belle esclave Barbara les vers où il lui disait que « la douceur de ses yeux calmait ses peines, et qu’il trouvait en elle la lin de tous ses maux. »
Le comte de Redondo, qui aimait assez la poésie pour fournir à Camoens les mates de ses voltas , mourut le 19 février 1564-Son successeur fut dom Antonio de Noronha.
Camoens devait s’attendre à trouver un protecteur dans un homme de ce nom : il ne paraît pas qu’il ait eu à se plaindre de lui ; cependant ce fut la troisième année de son administration, vers la fin de 1567, que notre poète, contre le serment qu’il avait fait à son départ, résolut de retourner à Lisbonne.
Comme il manquait d’argent pour le voyage, un certain Pedro Barreto, qui allait à Sofala prendre le commandement de cette place, charmé de la conversation de Camoens, et désirant passionnément sa compagnie, lui offrit de le conduire jusqu’à cette ville, où il trouverait des occasions faciles de retourner en Portugal. Notre poète le crut ; mais il ne tarda pas à se repentir de son marché. Pedro Barreto se conduisit bientôt envers lui en maître exigeant. Ai-rivé à Sofala, il mit tout en œuvre pour le retenir malgré ses promesses. Je crois que la seconde lettre que nous avons de Camoens peut avoir été écrite à cette époque, ou peut-être dans les derniers temps de son séjour à Goa. On y lit :
« Ceux qui sont princes à-la-fois de condition et de race sont plus à charge que la pauvreté ; ils nous vexent tant avec leur noblesse, que nous finissons par creuser celle de leurs ancêtres, et il n’y a pas de blé si bien vanné où l’on ne rencontre un peu d’ivraie. Vous savez qu’il suffit d’un mauvais moine pour faire parler tout un couvent.
« On ne peut pas avoir de patience avec celui qui veut qu’on lui fasse ce que lui-même ne veut pas faire. Le peu de reconnaissance qu’on montre pour nos services, nous ôte la volonté d’en rendre à des amis qui tiennent plus de compte de leur intérêt que de l’amitié ; riez pour lui, car il est de ceux dont je parle.
« Il est bien pénible de se composer un visage gai quand le cœur est triste : c’est une étoffe qui ne prend jamais bien cette teinture ; car la lune reçoit sa clarté du soleil et le visage reçoit la sienne du cœur. En vérité, ce n’est rien donner que de ne pas mêler l’honneur à ses dons. Il n’est dû de remercîments qu’à ceux qui suivent ce procédé : car c’est une chose trop chèrement payée que celle qu’il faut acheter de son honneur. »
Il y eut bientôt rupture ouverte entre Camoens et Barreto. Abandonné à ses faibles ressources, Camoens tomba dans la pauvreté la plus complète. Manquant de tout, il était, dit Diogo de Couto, réduit à vivre de dons. Serait-ce alors que se composant, comme il dit, un visage gai, il réclama poétiquement de dom Antonio de Cascaes le complément des six poules farcies dont celui-ci ne lui avait envoyé qu’une seule moitié pour à-compte, ou qu’il rappelait par un quatrain la promesse d’une chemise qu’un autre fidalgue lui avait faite ? Il s’offrit enfin à lui une occasion de délivrance. Le Santa Fé et quelques autres navires venant de Goa et allant à Lisbonne, relâchèrent à Sofala. Il se trouvait à leur bord plusieurs amis de Camoens, Duarte de Abreu, Antonio Cabrai, Luiz da Veyga, Antonio Serrâo, Diogo do Couto qui a consigné ces détails dans ses Décades, et Heitor da Sylveira, que nous avons vu figurer au banquet poétique. Camoens se réjouissait de quitter avec eux Mozambique, lorsque l’inique Barreto réclama de lui vingt mille reis pour prix de son passage à Sofala. Comment payer cette somme ? Heitor Sylveira, plus riche apparemment qu’au temps de son placet au comte de Redondo, y pourvut ; ou, selon d’autres, les gentilshommes que nous venons de nommer, remirent à Barreto les vingt mille reis. A ce vil prix, dit Faria e Sousa, furent achetés la liberté de Camoens et l’honneur de Pedro Barreto.
Diogo de Couto fit la connaissance intime de Camoens pendant cette relâche à Sofala. Cet écrivain a consigné dans son histoire un fait bien propre à exciter nos regrets. « Cet excellent poète, dit-il, pendant l’hiver qu’il séjourna à Mozambique, s’occupait de préparer les Lusiades pour l’impression. Je le vis de plus travailler avec ardeur à un livre intitulé le Parnasse de Luiz de Camoens. C’était un ouvrage rempli d’érudition, de savoir et de philosophie ; on le lui vola. »
Je ne sais sur quelle autorité Faria e Sousa pense que c’est lui-même qui l’a détruit.
Ce fut sans doute à cette époque (1568) qu’il composa le sonnet deux cent vingt-huitième, sur la belle défense de Malaca par dom Leoniz Pereira. La nouvelle de ce fait d’armes dut lui être apportée par les vaisseaux venus de Goa.
Camoens s’embarqua sur le Santa Fé ; la flottille fut en vue de Lisbonne à la fin de 1569 ; mais il ne put sitôt prendre terre. Le Portugal, était en proie à une peste si terrible, qu’elle en a conservé le nom de grande. On lit dans la chronique de Sâo Domingos qu’il y eut à Lisbonne six cents morts en un seul jour du mois d’août 1569, et qu’il mourut, en tout, soixante-et-dix mille personnes. Camoens trouva donc les eaux du Tage fermées et défendues avec beaucoup de rigueur. Pendant cette quarantaine qui dura plusieurs mois, il vit son ami Heitor da Sylveira tomber malade et mourir en vue de Cintra. Enfin Diogo do Conto, qui était dans le Santa Clara, parvint à débarquer seul (avril 1570), et obtint de la cour qu’on permît à la flottille l’entrée du port. Ce fut vers le mois de mai 1570, dix-sept ans, deux mois et quelques jours après son départ, que Luiz de Camoens rentra dans Lisbonne. Il avait alors quarante-six ans.
Il trouva cette ville dans un état bien différent de celui dans lequel il l’avait laissée. La peste avait décimé toutes les familles ; les intrigues inséparables d’une régence avaient tout brouillé. Le roi, majeur depuis deux ans, gouverné comme notre Louis XIII par de jeunes favoris et par des prêtres, brave comme lui de sa personne et méditant déjà sa malheureuse expédition d’Afrique, répandait sa tristesse mystique sur sa cour et sur le royaume. Ce n’étaient plus cette joie, cette urbanité, ces fêtes qui prouvaient la vigueur et la santé de l’état ; tout lui parut attristé, rapetissé, penchant vers la tombe: ce fut sans doute à la vue de cette décadence et de ce marasme, que se rappelant le passé, il composa cette magnifique épitaphe pour le tombeau de dom Joao III.
SONNET LXIX.
« Qui gît dans ce grand sépulcre ? Quel est celui que désignent les illustres armoiries de ce massif écusson ? rien ! car c’est à cela qu’arrive toute chose ; mais ce fut autrefois un être qui eut tout et qui put tout.
« Il fut roi et il remplit tous les devoirs d’un roi ; il fit avec un soin égal la paix et la guerre. Que la terre lui soit aussi légère à cette heure qu’il fut autrefois pesant au Maure.
« Serait-ce Alexandre ? personne ne s’y trompe : on estime plus celui qui sait conserver que celui qui n’a su que conquérir. Serait-ce Adrien, ce puissant maître du monde ?
« Il observa mieux les lois d’en haut. C’est donc Numa ? Non ; mais c’est João III de Portugal, et il restera sans second. »
Dès les premiers temps de son retour à Lisbonne, Camoens se lia d’amitié avec un écrivain distingué, le licencié Manoel Correa, curé de Saint-Sébastien, dans la Mouraria, et examinateur synodal de l’archevêché de Lisbonne. C’est à ce savant homme que nous devons de connaître les traits de Camoens : il fit faire un portrait de l’auteur des Lusiades, portrait que Faria e Sousa a fait depuis graver en regard du sien, dans son Commentaire (1639). Déjà Severim avait publié un buste de Camoens dans ses Discursos variio e politicos, en nous apprenant seulement que l’original appartenait à son neveu Gaspard Severim. Ces deux portraits diffèrent assez peu pour qu’on puisse les regarder comme les copies d’un même modèle. Dans l’un et l’autre les traits sont nobles et d’une expression sévère. Nous savons d’ailleurs par Severim que Camoens était de taille moyenne, qu’il avait le visage plein, le front proéminent, le nez fort, la barbe et les cheveux d’un blond qui tirait sur le safran. « Quant à son humeur, dit le même écrivain, elle était gaie et facile ; mais, avec l’âge, il devint un peu mélancolique ». On aurait pu le devenir à moins.
Cependant Camoens était au moment d’avoir achevé son œuvre. Les Lusiades, cette première épopée moderne, allait enfin voir le jour. Camoens l’avait rêvée à Coïmbre, commencée à Santarem, travaillée à Ceuta ; il en avait presque terminé six chants avant son départ pour l’Inde ; il l’avait reprise à Goa, presque achevée à Macao, revue à Sofala. En 1670, il récrivit le dixième chant à Lisbonne et ajouta une dédicace et un épilogue où il adressait au jeune roi de mâles et sévères conseils. Le 24 septembre 1571 (et non le 4, comme le dit M. F. Alex. Lobo), il obtient le real alvara qui lui permettait d’imprimer. Enfin, en 1572, parurent les Lusiades.
Le succès fut très grand, puisque, chose presque inouïe en Portugal, il fut publié une seconde édition dans la même année.
Pedro de Mariz et Diogo Barbosa racontent qu’un certain P. da Costa Perestrello, qui avait composé un poème sur le même sujet, renonça à le faire paraître. De nos jours, M. J. Agost. de Macedo a été moins modeste. Le succès des Lusiades ne se démentit pas : en 1813, il s’en était déjà vendu douze mille exemplaires, et vingt mille en 1624. Le Tasse, qui n’avait pas encore publié la Jérusalem, adressa un beau sonnet à celui qu’il regardait comme son maître et son rival.
La pension que Camoens obtint pour ses seize années de services militaires (car je ne pense pas que son poème ait été porté en ligne de compte) fut de 15,000 reis, 100 fr. environ, ce qui représente à peu-près 500 fr. d’aujourd’hui. Une clause du brevet lui enjoignait de résider à Lisbonne, na corte, et de le faire réviser tous les trois ans. Cette somme, toute modique qu’elle fût, lui était inexactement payée ; aussi disait-il quelquefois eu riant qu’il voulait demander au roi de changer ses quinze mille reis en quinze mille coups de fouet pour ses ministres.
Camoens ne fit plus que très peu de vers après la publication des Lusiades. Peut-être est-ce à cette époque qu’il composa la requête qu’on lui attribue, et dans laquelle il justifie une jeune femme, emprisonnée dans le Limoeiro de Lisbonne, pour avoir été infidèle à son mari qui voyageait dans l’Inde. En 1575, il adressa des stances à dom Sébastien, à l’occasion d’une flèche que le pape lui avait envoyée pour l’exciter contre les Maures. Deux ans après, il fit un sonnet en l’honneur de dom Luiz de Atayde nommé, pour la seconde lois, vice-roi de l’Inde.
Malgré la célébrité que lui avait donnée son poème, il vivait dans la retraite, car sa pauvreté était extrême. Il habitait une petite chambre dans une maison attenant l’église du couvent de Santa Anna des religieuses franciscaines, au bout d’une petite rue qui conduisait à la maison des jésuites.
Sa verve poétique, jusque-là si abondante et si facile, commença à tarir. Pedro de Mariz rapporte qu’un homme riche et de qualité, dom Ruy Dias da Camara (Faria e Sousa l’appelle dom Ruv Gonçales), lui commanda une traduction des psaumes de la pénitence. La besogne n’avançait pas. L’acheteur s’en plaignit durement au poète, qui lui répondit avec douceur : « Quand je faisais des vers, j’étais jeune, bien portant, amoureux, entouré de l’affection de beaucoup d’amis et de la faveur des dames ; cela me réchauffait et animait ma verve. Aujourd’hui je n’ai plus d’esprit, je n’ai plus cœur à rien. Voici mon Javanais qui me demande deux moedas pour avoir du charbon, et je ne puis les lui donner. »
Cependant il trouva encore un chant funèbre pour dona Maria, fille du roi dom Manoel, princesse belle et savante, qui mourut en 1578. Le sonnet quatre-vingt-trois, contient probablement les derniers vers qu’il ait composés. Peut-être perdait-il à la mort de cette dame la dernière de ses protectrices. Bientôt il en fut réduit à vivre d’aumônes. Antonio, le Javanais qu’il avait amené de la Chine, allait la nuit dans les carrefours mendier pour sa nourriture et celle de son maître.
C’est par une exagération qu’il a sans doute crue poétique que le dernier traducteur anglais des Lusiades ; M. Mickle, a supposé que Camoens se plaçait sur le pont d’Alcantara, aussi écarté que notre pont d’Austerlitz, pour demander lui-même l’aumône aux passans. En vérité, les malheurs de Camoens n’ont pas besoin qu’on les exagère.
Faria e Sousa raconte qu’une mulâtresse, nommée Barbara marchande dans les rues de Lisbonne, donnait très souvent à Camoens ou à son Javanais vin plat de ce qu’elle vendait et quelquefois un peu d’argent. La seule consolation qu’il eût alors était d’aller le soir au couvent de Saint-Dominique, dont sa demeure était voisine, et de s’entretenir avec quelques religieux, entre autres, avec les pères Foreiro et Luiz de Granada. Il allait aussi souvent dans ce monastère entendre les leçons du professeur de philosophie morale. Si le Poème de la création de l’homme ne lui était pas, comme je pense, faussement attribué, il faudrait en rapporter la composition à cette époque.
Enfin un cruel, un dernier malheur vint le frapper : il vit mourir son Javanais. Alors tout fut terminé : il ne se pouvait plus, dit Pedro de Mariz, que Camoens vécût après la mort de celui-là seul qui le faisait vivre.
Il tomba gravement malade et fut porté à l’hôpital des pauvres.
Conservant cette résignation demi-sardonique que nous lui avons déjà vue, il écrivit de cet asile une lettre dont il nous est parvenu ce fragment : « Qui pourra jamais dire que, sur un aussi étroit théâtre que ce misérable grabat, la fortune se soit plu à représenter d’aussi grandes infortunes ? Et moi, loin d’accuser la cruauté du sort, je me range de son parti contre moi-même ; car il y aurait une sorte d’impudence à vouloir tenir tête à tant de maux. »
Cette lettre, adressée, selon quelques-uns, à dom Francisco d’Almeyda, ou plutôt, comme je le suppose, au comte de Vimioso, dom Francisco de Portugal, ne le trouva pas sans pitié. Camoens sortit du refuge des pauvres. Je n’ignore pas que, suivant une autre tradition très accréditée, Camoens serait mort à l’hôpital même. Plusieurs raisons peuvent permettre d’en douter. La première, c’est qu’il est prouvé que Camoens ne fut pas enterré dans le cimetière de l’hôpital, mais dans un coin de l’église de Santa Anna, sa paroisse ; la seconde, c’est que dom Francisco de Portugal envoya à son logis un drap pour l’ensevelir. Enfin Manoel Correa, énumérant (ch. X, oct. 23) les hommes recommandables morts dans l’asile de la charité, ne parle pas de Camoens.
L’opinion contraire, appuyée sur l’autorité de Diogo Barbosa, est confirmée par une note écrite de la main d’un pieux missionnaire, José Indio, sur un exemplaire des Lusiades que possède aujourd’hui lord Holland. Cette note est ainsi conçue:
« Qu’y a-t-il de plus déplorable que de voir un si grand génie si mal récompensé ? Je l’ai vu mourir dans un hôpital de Lisbonne, sans avoir un drap pour se couvrir, lui qui avait si bravement combattu dans l’Inde orientale et qui avait fait cinq mille cinq cents lieues en mer. Grande leçon pour ceux qui se fatiguent à travailler nuit et jour et aussi vainement que l’araignée qui ourdit sa toile pour y prendre des mouches. »
Il peut résulter de cette apostille que José Indio a vu Camoens à l’hôpital, sans qu’il faille prendre à la lettre les mots je l’ai vu mourir.
Ce fut dans ces circonstances que le désastre d’AIkacer Kébir (4 août 1578) frappa de mort le Portugal. Il restait encore à Camoens une larme pour sa patrie : Ah ! s’écria-t-il, du moins je meurs avec elle ! Il répéta la même pensée dans la dernière lettre qu’il ait écrite. « Enfin, disait-il, je vais sortir de la vie, et il sera manifeste à tous que j’ai tant aimé ma patrie, que non-seulement je me trouve heureux de mourir dans son sein, mais encore de mourir avec elle. »
Il ne survécut que peu de mois à ce désastre, et mourut au commencement de 1579, à l’âge de cinquante-cinq ans.
Il fut enterré très pauvrement dans l’église de Santa Anna, dit Pedro de Mariz, à gauche en entrant et sans que rien indiquât sa sépulture. Ses malheurs firent une impression si profonde, que personne ne voulut plus occuper la maison qu’il avait habitée. Elle est restée vide depuis sa mort. Les prévisions de Camoens ne tardèrent pas à s’accomplir. Le Portugal, ce royaume né d’une victoire et mort dans une défaite, tomba bientôt sous le joug de Philippe II. Ce monarque visitant ses nouvelles provinces, s’informa du poète, et, en apprenant qu’il n’existait plus, il témoigna un vif regret.
Pedro de Mariz raconte qu’un noble Allemand écrivit à son correspondant de Lisbonne de chercher la place où Camoens était enterré, et, si ce grand poète n’avait pas un tombeau digne de lui, il le chargeait de s’arranger avec la ville pour obtenir la permission de lui envoyer ses os avec toute la décence et le respect qui leur étaient dus. Ce généreux Allemand s’engageait à élever à l’Homère portugais un mausolée comparable à ceux des anciens les plus illustres.
Ce fut peut-être cette démarche faite par un étranger qui rappela aux compatriotes de Camoens que l’auteur des Lusiades n’avait pas de tombe. Seize ans après sa mort, un ami des lettres qui peut-être était absent quand il mourut, dom Gonçalo Coutinho, fit chercher sa sépulture et la rétablit dans un endroit voisin du chœur des religieuses. Il la couvrit d’une simple pierre presque au niveau du sol, sur laquelle il inscrivit cette épitaphe :
Ci gît Luiz de Camoens, le prince des poètes de son temps ; il vécut pauvre et misérablement et mourut de même, l’an 1579.
Et plus bas :
Cette tombe a été construite aux frais de dom Gonçalo Coutinho. Que personne n’y soit plus enterré.
C’est un beau résumé de la vie de Camoens que cette simple ligne :
Il vécut pauvre et misérablement et mourut de même.
On ne pouvait dire moins de celui qui avait souffert tant de traverses, combattu à tant de batailles, et, comme dit Jose Indio, fait cinq mille cinq cents lieues sur mer. Je ne connais pas l’épitaphe de notre bonhomme Chapelain, lequel mourut pour s’être mouillé les jambes dans le ruisseau de la rue Saint-Honoré, de peur de perdre son jeton à l’académie, mais je m’offre à parier qu’elle était plus longue et plus pompeuse.
Relisons celle de Boileau, telle que messieurs de l’académie des inscriptions et belles-lettres l’ont refaite en 1815. La voici ; elle est placée dans la chapelle Saint-Paul, le long du chœur de l’église de Saint-Germain-des-Prés:
Hic. sub. Titulo Fatis. Diu. Jactati  In. omoe. sevum. tandem, compusiti  Jacent. Cineres  Nicolai. Boileau. Despreaux etc.
Vous ne savez pas peut-être ce que Messieurs de l’académie ont voulu dire par cette expression, Cineres fatis diu jactati, qu’on pourrait à peine appliquer aux cendres de Napoléon, si on les rapportait de Sainte-Hélène ? Ils ont voulu dire que les cendres de Nicolas Boileau d’abord placées dans la Sainte-Chapelle au-dessous du Lutrin qu’il a si bien chanté, ont été transférées, en 1793, au musée des Petits-Augustins, puis de là déposées pour l’éternité dans l’église voisine de Saint-Germain-des-Prés. C’est une belle chose que la rhétorique.
Je préfère l’épitaphe de Camoens. — Il est vrai qu’on en a ajouté depuis de bien longues et de bien mauvaises.
Martini Gonsalves da Caméra, qui avait été premier ministre du roi dom Sébastien, et qu’on peut difficilement compter parmi les protecteurs de Camoens, fit composer pour sa tombe, par le jésuite Mattheos Cardoso, professeur à l’université d’Evora, quelques distiques latins d’une emphase et d’une érudition tout-à-fait scolastiques :
Naso elegis, Flaccus lyricis, epigrammate Marcus, etc.
De son côté, dom Gonçalo Coutinho, comme pour expier ce que sa première inscription paraissait avoir de trop simple, en fît faire une autre en vers latins par dom Manoel de Souza Coutinho, depuis Frey Luiz de Souza ; c’est un dialogue entre le tombeau du poète et un passant : Quod Maro sublimi, etc. Elle est imprimée dans la première édition des Rimas (1595) et depuis répétée partout. Cette édition des Poésies diverses de Camoens, alors éparses et inédites, est un monument tout autrement splendide élevé par le même dom Gonçalo Coutinho à la gloire de Camoens.
Ces mots incroyables placés dans l’épitaphe de Boileau, in omne œvum ; vae rappellent la dernière chose qu’il me reste à dire de Camoens.
Comme s’il était dans sa destinée de n’avoir pas même de repos au fond du sépulcre, l’église de Santa Anna fut renversée par le tremblement de terre qui détruisit presque entièrement Lisbonne en 1755.
L’église a été rebâtie ; mais personne, que je sache, n’a cherché à recueillir au milieu des décombres les restes du grand poète et du grand citoyen.

 CHARLES MAGNIN

Revue des Deux Mondes
1832

Tome 6
Littérature étrangère – Luiz de Camoëns

 

HEIDELBERG – 海德堡 – ハイデルベルク

Allemagne
Deutschland
Германия – 德国 – ドイツ

Bade-Wurtemberg
Baden-Württemberg

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Photo Jacky Lavauzelle

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HEIDELBERG
海德堡
ハイデルベルク

Alte Brücke Heidelberg
Le Pont-Vieux de Heidelberg
旧桥海德堡 
Старый мост Гейдельберг
Alte Brücke Heidelberg - Le Vieux Pont de Heidelberg Artgitato (1)

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Gernot Rumpf 
Heidelberger Brückenaffe
Affe Skulptur – Affe an der alten Brücke
Le Singe du Vieux-Pont 1979
Gernot Rumpf Heidelberger Brückenaffe Affe Skulptur Affe an der alten Brücke Le Singe du Vieux-Pont Heidelberg Artgitato (11)

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Brunnen Adenauerplatz
Rainer Scheithauer
1988 
La Fontaine de la Place Adenauer
Rainer Scheithauer 1988 Brunnen Adenauerplatz Heidelberg La Fontaine de la Place Adenauer Artgitato (6)

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1346
FONDATION DE L’UNIVERSITE DE HEIDELBERG

En Allemagne comme en France, ce sont les facultés qui répandent l’enseignement supérieur et qui confèrent les grades académiques. L’analogie entre les institutions des deux pays s’arrête là. Le fait de la réunion des quatre facultés fondamentales de théologie, de droit, de médecine et de philosophie dans une seule ville constitue une université. On en compte vingt-six dans tout le pays germanique, y compris les cantons suisses allemands et les états slaves qui dépendent de la couronne d’Autriche. Plusieurs des villes d’université sont de simples bourgades qui ont su se faire un nom dans l’histoire de l’esprit humain. Halle, Gœttingue, Tubingue, ont été le centre d’un mouvement scientifique considérable. Beaucoup de ces universités sont très vieilles, et ce n’est pas un des moindres sujets d’étonnement, quand on les étudie, que de voir des institutions sorties du moyen âge jouer encore à notre époque un si grand rôle. Le XIVe siècle a vu fonder les deux universités toujours fréquentées de Heidelberg (1346) et de Prague (1347). Celle de Leipzig date des premières années du XVe siècle (1409). L’organisation, copiée alors sur celle de la Sorbonne, n’a pas beaucoup changé depuis cinq siècles, et c’est encore le même plan qui a servi pour les universités toutes récentes de Berlin (1809) et de Bonn (1818).

George Pouchet
L’Enseignement supérieur des sciences en Allemagne
Revue des Deux Mondes
2e période, tome 83, 1869
pp. 430-449

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DEFINITION DE HEIDELBERG
DANS LA PREMIERE ENCYCLOPEDIE

HEIDELBERG, (Géog.) ville d’Allemagne, capitale du Bas Palatinat, avec une université fondée au quatorzieme siecle ; on ne sait ni quand, ni par qui cette ville a été bâtie : on sait seulement que ce n’était qu’un bourg en 1225. Le comte palatin Robert l’aggrandit en 1392. L’électeur Robert Maximilien de Bavière la prit, & en enleva la riche bibliotheque qu’il s’avisa de donner au pape. Le château des électeurs est auprès de la ville. Les François la saccagèrent en 1688, malgré sa vaste tonne qui contient deux cents quatre foudres, & toutes les espérances qu’on avoit fondées sur sa prospérité. Il semble que cette ville ait été bâtie sous une malheureuse constellation, car elle fut ruinée dans un même siècle pour avoir été fidèle à l’empereur, & pour lui avoir été contraire, toujours à plaindre de quelque manière que les affaires aient tourné.

Heidelberg est au pied d’une montagne, sur le Necker, à 5 lieues N. E. de Spire, 7 S. E. de Worms, 6 N. E. de Philisbourg, 16 S. de Francfort, 15 S. E. de Mayence, 140 N. O. de Vienne. Long. selon Harris, 27. 36. 15. lat. 49. 36.

Je connais trois savants natifs de Heidelberg, dont les noms sont illustres dans la république des Lettres, Alting, Béger & Junius.

Alting (Jacques) dont vous trouverez l’article dans Bayle, naquit en 1618, & devint professeur en Théologie à Groningue. Il mourut en 1679. Toutes ses œuvres ont été imprimées à Amsterdam en 1687, en 5 volumes in-fol. On y voit un théologien plein d’érudition rabbinique, & toujours attaché dans ses commentaires & dans ses sentiments, au simple texte de l’Ecriture. Il eut un ennemi fort dangereux & fort injuste dans Samuel Desmarets son collegue.

Béger (Laurent) naquit en 1653. Il était fils d’un tanneur ; mais il devint un des plus savants hommes du dix-septieme siecle dans la connaissance des médailles & des antiquités. Ses ouvrages en ce genre, tous curieux, forment 15 ou 16 volumes, soit in-fol. soit in-4°. Le P. Nicéron vous en donnera la liste ; le plus considérable est sa description du cabinet de l’électeur de Brandebourg, intitulée Thes. reg. elect. Brandeburgicus selectus, Colon. March. 1696. 3 vol. in-fol. Il avait publié dans sa jeunesse une apologie de la polygamie, pour plaire à l’électeur palatin (Charles-Louis) dont il étoit bibliothécaire.

Junius (François) s’est fait un nom très-célèbre par ses ouvrages pleins d’érudition. Il passa sa vie en Angleterre, étudiant douze heures par jour, & demeura pendant trente ans avec le comte d’Arondel. Il mourut à Windsord, chez Isaac Vossius son neveu, en 1678, à 89 ans. Il avait une telle passion pour les objets de son goût, qu’ayant appris qu’il y avait en Frise quelques villages où l’ancienne langue des Saxons s’était conservée, il s’y rendit, & y resta deux ans. Il travaillait alors à un grand glossaire en cinq langues, pour découvrir l’origine des langues septentrionales dont il étoit amoureux : cet ouvrage unique en son genre, a été finalement publié à Oxford en 1745, par les soins du savant Anglois Edouard Lyc. On doit encore à Junius la paraphrase gothique des quatre évangélistes, corrigée sur les manuscrits, & enrichie des notes de Thomas Marshall. Son traité de pictura veterum, n’a pas besoin de mes éloges ; je dirai seulement que la bonne édition est de Roterdam, 1694, in-fol. Il a légué beaucoup de manuscrits à l’université d’Oxford. Grævius n’a point dédaigné d’être son biographe. (D. J.)

Jaucourt
L’Encyclopédie Première Edition
Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand
 1766 – Tome 8, p. 97

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Au grand tonneau d’Heidelberg

Monstre des temps homériques,
Dans les nôtres déclassé ;
Polyphème des barriques,
Dont l’œil au ventre placé

Provoque avec assurance
— Avortons d’un siècle obtus ―
Nos tonneaux qui sont en France,
Étroits comme nos vertus !

Foudre géant, qu’à ta forme
On prendrait pour un vaisseau,
Du bon vin cercueil énorme
Dont je possède un morceau.

Je veux, plein d’un effroi vague,
Et m’agenouillant trois fois
— Comme un dévot dans sa bague
Met un fragment de la croix ―

Sur un reposoir gothique,
Dans un coffret de satin,
Enchâsser ton bois mystique,
Tiède aussi d’un sang divin !

Heidelberg !… par tes féeries,
Par tes gnomes familiers,
Par tes noires brasseries
Où chantent tes écoliers,

Par ton château, sous les nues
Debout comme un souvenir,
Au nom des splendeurs connues
Et des gloires à venir,

Puisse au loin, joyeux cratère,
Ton fût, sur tes monts planté,
Envahir toute la terre
Sous un flot de volupté !

Et puisse la paix féconde,
Comme dans un saint anneau,
Un jour enfermer le monde
Au cercle de ton tonneau !…

Louis Bouilhet
Dernières chansons
Michel Lévy Frères
1872 pp. 241-243

Vojtěch Lanna – Adalbert Lanna à České Budějovice – Socha – Statue

TCHEQUIE – Česká republika
České Budějovice
捷克布杰约维采
Чешские Будейовице

 Vojtech_Lanna_1896_Dauthage

——

 

 

Photo Jacky Lavauzelle

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Vojtěch Lanna
Adalbert Lanna

 

 23 dubna 1805  České Budějovice – 15 ledna 1866 Praha
23 avril 1805  České Budějovice – 15 mai 1866 Prague
Česká průmyslová
Industriel Tchèque

Socha Vojtěcha (Adalberta) Lanny
Statue de Vojtěch (Adalbert) Lanna

Vojtech Lanna Adalbert Lanna Ceske Budejovice Arygitato 2 Vojtech Lanna Adalbert Lanna Ceske Budejovice Arygitato 3 Vojtech Lanna Adalbert Lanna Ceske Budejovice Arygitato

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VOYAGE EN BOHEME EN 1840

De la Bohème et du gouvernement autrichien

Je ne sais quelle épithète caractéristique les géographes, grands dessinateurs de silhouettes, ont l’habitude de décerner à la Bohème. Je m’imagine que, les uns, préoccupés de l’aspect du sol, disent que c’est une contrée montueuse et boisée, riche en mines de tout genre. D’autres, plus attentifs au personnel qu’au matériel, doivent tracer à peu près ainsi son portrait : « La Bohème est un pays habité par un peuple aux mœurs douces, ce qui n’empêche pas d’être spirituel, au tempérament soumis et docile sans bassesse. Les Bohèmes sont braves d’abord, tous les Européens le sont, mais moins que d’autres ils sont enclins à la violence ; ils sont laborieux et appliqués plus que leurs voisins du midi, les Autrichiens, et cependant, à peu près autant qu’eux, sensibles aux joies de la consommation. » Un troisième, ayant vu dans les moindres villages passer des enfans pieds nus, un violon sous le bras ou une clarinette à la main, pour se rendre à l’école, définira la Bohème, la terre musicale par excellence. Les Anglais, qui sont disposés à juger les nations par les auberges et les aubergistes, doivent inscrire dans leurs comptes-rendus que la propreté n’est pas l’attribut dominant du pays. Sur ce point cependant, si l’on en jugeait d’après Carlsbad, l’arrêt serait bien injuste ; Carlsbad [Karlovy Vary] est la ville la plus coquettement proprette qui se puisse voir. Pour moi, si je me hasardais à écrire une géographie sous le coup de l’impression que j’ai ressentie en arrivant, je donnerais à ce pays l’épithète de paisible. Ce calme de la vie dont je trouve ici l’empreinte sur tous les visages et dont on se sent bientôt imprégné soi-même, c’est si neuf et si bon pour un Français ! Quand on compare une physionomie bohème aux nôtres, je parle des seules physionomies masculines, on est tenté de croire que le Français est au lendemain d’une attaque de nerfs, au lendemain et à la veille aussi. Il faut qu’ici, me disais-je, on passe de meilleures nuits qu’en France. Eh non ? ce sont de meilleurs jours.
La Bohème est un pays paisible. Dans cette atmosphère tranquille, les poumons s’épanouissent, et le sang circule plus doucement. Ce n’est pas un calme plat, image de la mort, c’est une activité ordonnée et sans secousses, qui dans son ensemble n’est point sans grandeur, car il y a même un caractère de majesté, dans toute masse considérable qui se déploie avec régularité. Pour chacun en particulier, c’est une vie modestement heureuse, où, autant qu’il est donné à. notre nature, il y a équilibre entre les jouissances et les désirs. Ce n’est pas le repos du cachot ni celui du cloître ; c’est un mouvement continu, exempt de soucis, celui de, l’homme qui voit un but devant lui et qui y, chemine, sans que le sol tremble sous ses pas, sans qu’au dessus de sa tète la tempête gronde.
La Bohème est aussi un pays riche, le, sol y est fertile. C’est une des contrées, comme la France, heureusement situées dans une latitude moyenne, qui produisent à peu près tout ce que réclament les besoins de l’homme, parce qu’elles touchent à la fois, au nord et au midi. Elle récolte du vin qu’on vante, quoique le cru de Melnik ne soit pas propre à faire oublier les nôtres. Grace à la betterave, elle produit du sucre aussi bien que les Antilles. Les entrailles de la terre y recèlent des richesses incomparables. La Bohème est adossée aux montagnes appelées l’Erzgebirge, parce qu’elles sont métallifères par excellence. C’est au milieu de l’Erzgebirge qu’est le classique Freiberg, où tout ingénieur de mines doit faire un pèlerinage, comme autrefois tout bachelier espagnol à Salamanque. On y trouve le fer et le plomb, le cuivre et l’étain, l’argent lui-même. Les mines d’argent de Joachimsthal, à deux pas de Carlsbad, ont une grande renommée ; bien des millions en ont été retirés. C’est le nom de Joachimsthal qui a fait celui de thaler, adopté aujourd’hui encore pour l’unité monétaire en Prusse, et, par corruption, celui de dollar, quoique, il faut le dire, si le mot dollar vient de Joachimsthal, il ne sera plus permis de rire avec le poète de ceux qui veulent qu’alfala vienne d’equus. La Bohème possède en abondance des mines de houille qui valent ou vaudront, quand on en tirera parti, mieux que des mines d’or. Ces trésors de la surface et du fond sont presque tous exploités avec un succès croissant. Une personne parfaitement digne de confiance m’a affirmé qu’il n’y avait pas de pays en Europe qui, matériellement eût fait, depuis trente ans, plus de progrès que la Bohème.
Ce caractère de quiétude qu’on retrouve dans toute la partie allemande de l’empire, les populations bohèmes et autrichiennes le conserveront-elles ? Je suis porté à répondre par l’affirmative. Les révolutions ne paraissent pas devoir venir troubler cette paisible ruche…
Dans la population bohème et dans l’esprit actuel de son gouvernement, il n’y a aucun motif latent de désordre ; il n’y a que des raisons de stabilité…
La population bohème offre les deux meilleures garanties d’ordre, l’obéissance et la foi. Un peuple qui obéit et qui croit est à l’antipode des révolutions…
Le gouvernement autrichien, dont la Bohème est l’un des plus anciens domaines, s’y montre paternel. Il y est affectueux et affectionné. Il connaît ses devoirs comme ses droits. Il a le sentiment de la direction nouvelle de la civilisation, car il travaille avec persévérance à substituer la monarchie populaire à la monarchie aristocratique. On pourrait même dire qu’il a commencé la révolution avant nous, ou plutôt que, plaçant le progrès sous sa tutelle, il l’a empêché de prendre les allures révolutionnaires. Joseph II était entré dans la carrière des réformes politiques et sociales avant qu’il en fût pratiquement question chez nous. Il est vrai que nous pouvons revendiquer l’honneur des tentatives de Joseph II, car ce prince agissait sous l’inspiration des idées françaises.

Michel Chevalier
Sur les gouvernemens absolus de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes, Période initiale, 4eme série, tome 29, 1842 -pp. 743-783
Notes prises, en 1840, pendant un voyage à Carlsbad

Jan Valerián Jirsík – Evêque de České Budějovice – Biskupa českobudějovického

TCHEQUIE – Česká republika
České Budějovice
捷克布杰约维采
Чешские Будейовице

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Photo Jacky Lavauzelle

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Jan Valerián Jirsík
Evêque de České Budějovice
biskupa českobudějovického

19. června 1798 Kácov – 23. února 1883 České Budějovice
19 Juin 1798  Kacov – 23 Février 1883 České Budějovice

 Jan_Valerian_Jirsik_Vilimek

Socha Jana Valeriána Jirsíka u paty Černé věže
Statue de Jan Valerian Jirsik au pied de la Tour Noire

Jan Valerián Jirsík Evaque de Ceske Budejovice biskupa ceskobudejovickeho artgitato La Tour Noire Jan Valerián Jirsík Evaque de Ceske Budejovice biskupa ceskobudejovickeho artgitato

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VOYAGE EN BOHEME EN 1840

De la Bohème et du gouvernement autrichien

Je ne sais quelle épithète caractéristique les géographes, grands dessinateurs de silhouettes, ont l’habitude de décerner à la Bohème. Je m’imagine que, les uns, préoccupés de l’aspect du sol, disent que c’est une contrée montueuse et boisée, riche en mines de tout genre. D’autres, plus attentifs au personnel qu’au matériel, doivent tracer à peu près ainsi son portrait : « La Bohème est un pays habité par un peuple aux mœurs douces, ce qui n’empêche pas d’être spirituel, au tempérament soumis et docile sans bassesse. Les Bohèmes sont braves d’abord, tous les Européens le sont, mais moins que d’autres ils sont enclins à la violence ; ils sont laborieux et appliqués plus que leurs voisins du midi, les Autrichiens, et cependant, à peu près autant qu’eux, sensibles aux joies de la consommation. » Un troisième, ayant vu dans les moindres villages passer des enfans pieds nus, un violon sous le bras ou une clarinette à la main, pour se rendre à l’école, définira la Bohème, la terre musicale par excellence. Les Anglais, qui sont disposés à juger les nations par les auberges et les aubergistes, doivent inscrire dans leurs comptes-rendus que la propreté n’est pas l’attribut dominant du pays. Sur ce point cependant, si l’on en jugeait d’après Carlsbad, l’arrêt serait bien injuste ; Carlsbad [Karlovy Vary] est la ville la plus coquettement proprette qui se puisse voir. Pour moi, si je me hasardais à écrire une géographie sous le coup de l’impression que j’ai ressentie en arrivant, je donnerais à ce pays l’épithète de paisible. Ce calme de la vie dont je trouve ici l’empreinte sur tous les visages et dont on se sent bientôt imprégné soi-même, c’est si neuf et si bon pour un Français ! Quand on compare une physionomie bohème aux nôtres, je parle des seules physionomies masculines, on est tenté de croire que le Français est au lendemain d’une attaque de nerfs, au lendemain et à la veille aussi. Il faut qu’ici, me disais-je, on passe de meilleures nuits qu’en France. Eh non ? ce sont de meilleurs jours.
La Bohème est un pays paisible. Dans cette atmosphère tranquille, les poumons s’épanouissent, et le sang circule plus doucement. Ce n’est pas un calme plat, image de la mort, c’est une activité ordonnée et sans secousses, qui dans son ensemble n’est point sans grandeur, car il y a même un caractère de majesté, dans toute masse considérable qui se déploie avec régularité. Pour chacun en particulier, c’est une vie modestement heureuse, où, autant qu’il est donné à. notre nature, il y a équilibre entre les jouissances et les désirs. Ce n’est pas le repos du cachot ni celui du cloître ; c’est un mouvement continu, exempt de soucis, celui de, l’homme qui voit un but devant lui et qui y, chemine, sans que le sol tremble sous ses pas, sans qu’au dessus de sa tète la tempête gronde.
La Bohème est aussi un pays riche, le, sol y est fertile. C’est une des contrées, comme la France, heureusement situées dans une latitude moyenne, qui produisent à peu près tout ce que réclament les besoins de l’homme, parce qu’elles touchent à la fois, au nord et au midi. Elle récolte du vin qu’on vante, quoique le cru de Melnik ne soit pas propre à faire oublier les nôtres. Grace à la betterave, elle produit du sucre aussi bien que les Antilles. Les entrailles de la terre y recèlent des richesses incomparables. La Bohème est adossée aux montagnes appelées l’Erzgebirge, parce qu’elles sont métallifères par excellence. C’est au milieu de l’Erzgebirge qu’est le classique Freiberg, où tout ingénieur de mines doit faire un pèlerinage, comme autrefois tout bachelier espagnol à Salamanque. On y trouve le fer et le plomb, le cuivre et l’étain, l’argent lui-même. Les mines d’argent de Joachimsthal, à deux pas de Carlsbad, ont une grande renommée ; bien des millions en ont été retirés. C’est le nom de Joachimsthal qui a fait celui de thaler, adopté aujourd’hui encore pour l’unité monétaire en Prusse, et, par corruption, celui de dollar, quoique, il faut le dire, si le mot dollar vient de Joachimsthal, il ne sera plus permis de rire avec le poète de ceux qui veulent qu’alfala vienne d’equus. La Bohème possède en abondance des mines de houille qui valent ou vaudront, quand on en tirera parti, mieux que des mines d’or. Ces trésors de la surface et du fond sont presque tous exploités avec un succès croissant. Une personne parfaitement digne de confiance m’a affirmé qu’il n’y avait pas de pays en Europe qui, matériellement eût fait, depuis trente ans, plus de progrès que la Bohème.
Ce caractère de quiétude qu’on retrouve dans toute la partie allemande de l’empire, les populations bohèmes et autrichiennes le conserveront-elles ? Je suis porté à répondre par l’affirmative. Les révolutions ne paraissent pas devoir venir troubler cette paisible ruche…
Dans la population bohème et dans l’esprit actuel de son gouvernement, il n’y a aucun motif latent de désordre ; il n’y a que des raisons de stabilité…
La population bohème offre les deux meilleures garanties d’ordre, l’obéissance et la foi. Un peuple qui obéit et qui croit est à l’antipode des révolutions…
Le gouvernement autrichien, dont la Bohème est l’un des plus anciens domaines, s’y montre paternel. Il y est affectueux et affectionné. Il connaît ses devoirs comme ses droits. Il a le sentiment de la direction nouvelle de la civilisation, car il travaille avec persévérance à substituer la monarchie populaire à la monarchie aristocratique. On pourrait même dire qu’il a commencé la révolution avant nous, ou plutôt que, plaçant le progrès sous sa tutelle, il l’a empêché de prendre les allures révolutionnaires. Joseph II était entré dans la carrière des réformes politiques et sociales avant qu’il en fût pratiquement question chez nous. Il est vrai que nous pouvons revendiquer l’honneur des tentatives de Joseph II, car ce prince agissait sous l’inspiration des idées françaises.

Michel Chevalier
Sur les gouvernemens absolus de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes, Période initiale, 4eme série, tome 29, 1842 -pp. 743-783
Notes prises, en 1840, pendant un voyage à Carlsbad