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DANTE LA VITA NUOVA II- LA VIE NOUVELLE (1292)

DANTE LA VITA NUOVA LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

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DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292
II

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II

 

Nove fiate già appresso lo mio nascimento era tornato lo cielo de la luce quasi a uno medesimo punto, quanto a la sua propria girazione, quando a li miei occhi apparve prima la gloriosa donna de la mia mente, la quale fu chiamata da molti Beatrice, li quali non sapeano che si chiamare.
Depuis ma naissance, neuf fois le ciel de la lumière s’était retrouvé sur un seul et même point, dans sa propre évolution, quand mes yeux aperçurent la dame glorieuse de mon esprit, qui était appelée par beaucoup Beatrice, ne sachant pas comment l’appeler.
Ella era in questa vita già stata tanto, che ne lo suo tempo lo cielo stellato era mosso verso la parte d’oriente de le dodici parti l’una d’un grado, sì che quasi dal principio del suo anno nono apparve a me, ed io la vidi quasi da la fine del mio nono.
Elle était à ce moment de sa vie où le ciel étoilé s’est déplacé vers le côté oriental d’une douzaine de degrés, de sorte que presque dès le début de sa neuvième année elle m’apparut, et moi j’étais presqu’à la fin de ma neuvième année.
Apparve vestita di nobilissimo colore, umile ed onesto, sanguigno, cinta e ornata a la guisa che a la sua giovanissima etade si convenia.
Elle m’est apparue vêtue d’une noble couleur, humble et honnête, rouge sang, qui seyait bien à son jeune âge.
In quello punto dico veracemente che lo spirito de la vita, lo quale dimora ne la secretissima camera de lo cuore, cominciò a tremare sì fortemente che apparia ne li mènimi polsi orribilmente;
À ce moment-là,  je dis sincèrement que l’esprit de vie, à travers lequel habite la chambre secrète du cœur, se mit à trembler si fort faisant battre mes membres horriblement ;
e tremando, disse queste parole:
et tremblant, dit ces paroles :
«Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi».
« Voici là un dieu plus fort que moi, qui vient me dominer »
 In quello punto lo spirito animale, lo quale dimora ne l’alta camera ne la quale tutti li spiriti sensitivi portano le loro percezioni, si cominciò a maravigliare molto, e parlando spezialmente a li spiriti del viso, sì disse queste parole:
A ce moment, l’esprit animal qui habite la maison supérieure, dans laquelle tous les esprits sensibles portent leurs perceptions, commença à admirer intensément, et s’adressa plus particulièrement aux esprits de la vision en disant ces mots :
«Apparuit iam beatitudo vestra».
« Ce qui apparaît, c’est votre béatitude »
In quello punto lo spirito naturale, lo quale dimora in quella parte ove si ministra lo nutrimento nostro, cominciò a piangere, e piangendo, disse queste parole:
À ce moment, l’esprit naturel, qui habite dans cette partie où notre nourriture se dépose, se mit à pleurer, et pleurer encore et dit ces mots suivants :
«Heu miser, quia frequenter impeditus ero deinceps!».
«Misérable que je suis, je vais être troublé bien souvent !»
D’allora innanzi dico che Amore segnoreggiò la mia anima, la quale fu sì tosto a lui disponsata, e cominciò a prendere sopra me tanta sicurtade e tanta signoria per la vertù che li dava la mia imaginazione, che me convenia fare tutti li suoi piaceri compiutamente.
Depuis ce temps, je dis que l’Amour est maître de mon âme, qu’ils sont à jamais liés, et qu’il commença à prendre sur moi, tant et si bien par la vertu que lui donnait mon imagination, un tel pouvoir que je devais, par la suite, m’en remettre à lui entièrement.
Elli mi comandava molte volte che io cercasse per vedere questa angiola giovanissima;
Il me commanda de nombreuses fois de voir ce jeune ange ;
onde io ne la mia puerizia molte volte l’andai cercando, e vedèala di sì nobili e laudabili portamenti, che certo di lei si potea dire quella parola del poeta Omero:
ainsi, depuis mon enfance, souvent, je suis allé à sa recherche, et je lui trouvais des comportements si nobles et si louables que l’on aurait pu dire ces mots du poète Homère [NdT : à propos d’Hélène] :
Ella non parea figliuola d’uomo mortale, ma di Deo.
Elle ne semblait pas être une fille de mortel, mais une fille de Dieu.
E avegna che la sua imagine, la quale continuamente meco stava, fosse baldanza d’Amore a segnoreggiare me, tuttavia era di sì nobilissima vertù, che nulla volta sofferse che Amore mi reggesse sanza lo fedele consiglio de la ragione in quelle cose là ove cotale consiglio fosse utile a udire.
Et même si son image était constamment à mes côtés, me donnant l’audace d’avoir Amour comme seigneur, elle avait de si nobles vertus, qu’elle ne souffrît pas que l’Amour règne seul sans le conseil fidèle de la raison, qui, dans ces choses-là, sont bien utiles à entendre.
E però che soprastare a le passioni e atti di tanta gioventudine pare alcuno parlare fabuloso, mi partirò da esse;
Et bien que cela paraisse fabuleux que ces passions et ces actions aient pu être maîtrisées par tant de jeunesse, je n’en dirai pas plus ;
e trapassando molte cose, le quali si potrebbero trarre de l’esemplo onde nascono queste, verrò a quelle parole le quali sono scritte ne la mia memoria sotto maggiori paragrafi.
et laisserai beaucoup de choses qui pourraient être tirées de mon esprit, j’en viendrai désormais à ces mots qui sont gravés intensément dans ma mémoire.

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DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA
II

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LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.

La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856