LITTERATURE LATINE
GASTON BOISSIER
1823-1908
JUVENAL & SON TEMPS
par
Gaston BOISSIER
(revue des deux mondes 1870)
JUVENAL EST UN PROBLEME POUR NOUS
L’opposition que les Césars rencontrèrent à Rome, nous l’avons montré, n’était pas républicaine. Les mécontents acceptaient l’empire, ils ne contestaient pas aux empereurs leur autorité absolue ; ils leur demandaient seulement de l’exercer avec plus de douceur et d’humanité, de consulter davantage le sénat, d’écouter l’opinion et de s’accommoder d’une certaine liberté de parler et d’écrire. Ces désirs étaient modérés, et il ne fut pas difficile aux Antonins de les satisfaire. Depuis l’avènement de Nerva jusqu’à la mort de Marc-Aurèle, pendant près d’un siècle, Rome a joui de ce gouvernement tempéré qu’elle souhaitait, et cette époque est restée comme une sorte d’âge d’or dans ses souvenirs. C’est pourtant à l’aurore de ces beaux jours, au moment où Rome devait être le plus sensible à ce bonheur qui lui était inconnu, qu’une voix discordante et emportée s’élève, qui accuse son temps avec une violence inouïe, et qui voudrait nous faire croire que jamais l’humanité n’a été si criminelle ni si misérable. Juvénal est un problème pour nous. Quand on songe qu’il vivait sous Trajan et sous Hadrien, que le siècle qu’il a si maltraité est celui dont les historiens nous font de si grands éloges, on ne sait comment expliquer son amertume, on ne peut rien comprendre à sa colère. Pourquoi s’est-il mis ainsi en contradiction avec tous ses contemporains ? Comment se décider entre eux et lui ? Qui donc trompe la postérité, qui nous a menti, de l’histoire, qui dit tant de bien de cette époque, ou du poète qui en a laissé des tableaux si repoussants ?
RENDRE AU POETE SA VRAIE FIGURE
Il est surprenant que ce problème n’ait pas tenté plus de critiques. Celui qui jusqu’ici l’a le plus franchement abordé chez nous, c’est M. Nisard dans ses Études sur les poètes latins de la décadence. Le chapitre qu’il a consacré à Juvénal est l’un des meilleurs de son livre ; il est écrit de verve et plein d’observations nouvelles et piquantes. Seulement les conclusions en sont trop rigoureuses : M. Nisard ne voit en Juvénal qu’un moraliste sans conscience et sans conviction, un indifférent qui s’emporte à froid, un coupable peut-être qui, craignant d’être grondé, prend les devants et crie plus fort que tout le monde. Il n’a pas non plus rendu assez justice au talent de l’auteur qu’il étudiait. La rigueur de ses principes littéraires, sa préférence exclusive pour la perfection classique, l’empêchent quelquefois de sentir pleinement la grandeur des littératures de décadence. Il a trop pris l’habitude des développements réguliers et des horizons calmes pour se laisser jamais séduire à ces beautés mêlées et heurtées qui inquiètent le goût, mais qui impriment à l’âme de si vives secousses. Il n’en reste pas moins à M. Nisard le mérite d’avoir cherché à nous donner un Juvénal véritable et de nous avoir délivrés de celui que le pédantisme de la tradition imposait depuis des siècles à l’admiration servile des écoliers. C’est sur ses traces qu’il faut marcher pour rendre au poète sa vraie figure.
CONNAÎTRE SON CARACTERE ET LA VALEUR DE SON JUGEMENT
Il est bien fâcheux que M. Widal, qui vient de publier un volume sur Juvénal, n’ait pas cru devoir suivre M. Nisard dans la voie qu’il avait ouverte. M. Widal s’était préparé à ce travail par des études sérieuses : il connaissait bien son auteur, il avait lu les ouvrages qui ont paru récemment sur ce sujet en Allemagne, et son livre s’ouvre par une critique judicieuse des opinions d’Otto Ribbeck, qui a entrepris de nier l’authenticité des dernières satires parce qu’elles lui semblent trop différentes des autres. Malheureusement, une fois l’introduction achevée, M. Widal entre dans un système de critique qui ne pouvait le mener à rien de curieux ni de nouveau. Il reprend successivement chaque satire, il en explique le sujet, il en traduit les morceaux les plus importants, et s’interrompt à chaque fois pour en faire ressortir la beauté. Ce procédé littéraire a beaucoup vieilli. C’est celui dont M. Tissot se servait, il y a quelque cinquante ans, au Collège de France, pour faire admirer Virgile à ses auditeurs ; je n’en connais pas qui soit plus propre à nous le faire détester. Il y a toujours quelque chose de déplaisant dans ces commentaires hyperboliques, et ce système d’admiration à outrance finit par impatienter les plus résignés. Il est assurément regrettable que M. Widal n’ait pas pensé qu’il y avait mieux à faire pour Juvénal que de l’analyser sans fin et de le louer sans mesure. Aujourd’hui on attend de celui qui veut parler du satirique latin autre chose que des observations littéraires. Certes l’écrivain et le poète sont intéressants à étudier, mais il importe bien plus de connaître ce que valent l’homme et le moraliste. Son talent n’a pas de contradicteurs, tandis qu’on hésite sur son caractère et qu’on discute la valeur de ses jugements. La première question qu’on se pose quand on le lit, c’est de savoir quelle confiance on peut lui accorder, et s’il est digne de tenir en échec toutes les affirmations de l’histoire. C’est à cette question que je vais essayer de répondre.
UN HOMME QUI NOUS PARLE PEU DE LUI-MÊME : PRUDENCE ou MODESTIE ?
Toutes les fois qu’un homme s’arroge le droit de faire le procès à son temps, il convient de le traiter comme on fait d’un témoin en justice ; pour savoir ce que vaut sa parole, il faut chercher ce qu’a été sa vie. L’autorité de ses reproches est-elle appuyée sur une conduite austère ? N’était-il pas disposé par sa naissance ou sa fortune à juger sévèrement ses contemporains, et, sous prétexte de défendre la cause de la morale et de la vertu, ne vengeait-il pas des injures privées ? La plupart de ces questions restent sans réponse pour Juvénal. Sa biographie nous est très mal connue. L’événement le plus considérable de sa vie, l’exil auquel il fut condamné pour avoir été trop hardi dans ses satires, nous a été raconté avec des circonstances très différentes, et l’on ne sait pas même avec certitude le nom de l’empereur sous lequel il fut exilé. Si, pour suppléer au silence de ses biographes, on s’adresse à l’auteur lui-même, on n’est guère plus satisfait : il nous parle de lui le moins qu’il peut. C’était pourtant une habitude chez les satiriques latins de se mettre volontiers en scène ; la vie de Lucilius, nous dit Horace, était peinte dans ses écrits comme dans un tableau ; Horace aussi nous entretient souvent de la sienne, et il est facile avec ses vers de refaire toute son histoire. Juvénal est plus modeste ou plus prudent et il se livre rarement au public. Quel qu’ait été le motif de cette réserve, elle n’a pas été inutile à sa gloire. Il est rare que la personnalité d’un satirique, quand elle se fait trop voir, n’enlève pas quelque poids à ses leçons ; la vie la plus pure a toujours ses faiblesses et ses fautes, dont la malveillance s’empare et qu’elle est heureuse d’exagérer, car celui qui est sévère aux autres pousse naturellement les autres à l’être pour lui. Tout le monde se demande alors comment il a eu si peu d’indulgence pour ses contemporains quand il en avait besoin pour lui-même, et où il a pris le droit, n’étant pas irréprochable, de les traiter sans pitié.
UNE MAIN QUI SORT DES TENEBRES ET QUI FRAPPE UNE SOCIETE COUPABLE
VENGER LA MORALE ET LA VERTU OUTRAGEES
Juvénal, en se cachant, a su échapper à tous ces reproches. Comme on connaît très mal sa vie, rien n’empêche ses admirateurs de lui en imaginer une qui soit tout à fait en rapport avec les sentiments qu’il exprime, de se le figurer, non pas tel qu’il était, mais comme il devait être. C’est ainsi que l’obscurité l’a grandi. Cette main qui sort des ténèbres pour frapper une société coupable a pris quelque chose d’étrange et d’effrayant. Ce n’est plus un satirique ordinaire, un homme dont l’autorité est limitée par les faiblesses de sa vie, c’est la satire elle-même qui venge la morale et la vertu outragées.
FAIRE SORTIR JUVENAL DE L’OMBRE
Il faut pourtant le faire sortir de ces ombres et jeter, s’il est possible, un rayon de lumière sur cette figure qui nous fuit. Quelque soin qu’il ait eu de parler le moins possible de lui, ses ouvrages laissent échapper de temps en temps des confidences discrètes qu’il importe de recueillir ; elles nous font d’abord entrevoir quelles étaient sa situation et sa fortune. Nous savons par ses biographes qu’il était le fils ou l’enfant adoptif (alumnus) d’un riche affranchi d’Aquinum. Il devait donc avoir, à son entrée dans la vie, une certaine aisance, et à la manière dont il parle dans ses dernières satires, qui sont de sa vieillesse, on voit bien qu’il ne l’avait pas compromise. Au retour d’un de ses amis qu’il avait cru perdu, il raconte qu’il a immolé deux brebis à Minerve et à Junon et un veau à Jupiter. « Si j’étais plus riche, ajoute-t-il, si ma fortune répondait à mon affection, je ferais traîner à l’autel une victime plus grasse qu’Hispulla, un bœuf nourri dans les pâturages de Clitumnes ». C’est quelque chose pourtant que de sacrifier des veaux et des brebis ; tout le monde n’en pouvait pas faire autant, et Martial aurait bien été forcé de chercher un autre moyen de témoigner aux dieux sa reconnaissance. Ailleurs Juvénal décrit un dîner qu’il compte donner à ses amis. Il a grand soin d’annoncer que le repas ne sera point somptueux, et il profite de l’occasion pour railler les dépenses insensées des grands seigneurs de son temps. Son menu cependant n’est pas trop frugal. « Le marché ne fera point les frais du dîner ; on m’enverra des environs de Tibur un chevreau gras qui n’a point encore brouté l’herbe, puis des asperges, puis, avec de beaux œufs encore chauds dans leur foin, les mères qui les ont pondus, enfin des raisins conservés pendant une saison et tels encore qu’ils étaient sur leur vigne, des poires de Signia et de Syrie, et dans les mêmes corbeilles des pommes au frais parfum, aussi belles que celles du Picénum. » Ce n’est pas tout à fait, comme on voit, un dîner de Spartiate, et Horace recevait ses amis à moins de frais. Ajoutons que le service répond au menu. Sans doute on ne trouve pas chez Juvénal de ces maîtres d’hôtel comme on en rencontre chez Trimalchion, véritables virtuoses qui découpent en mesure et avec des gestes de pantomimes.
JUVENAL N’A PAS BESOIN DE MENDIER POUR VIVRE
Il a pourtant plusieurs esclaves. « Mes deux serviteurs ont même costume, cheveux courts et sans frisures, peignés exprès pour ce grand jour ; l’un est le fils de mon pâtre, l’autre est le fils de mon bouvier ; il soupire après sa mère, qu’il n’a pas vue depuis longtemps. Il te versera du vin récolté sur les coteaux d’où lui-même il est venu à Rome, et au pied desquels il jouait naguère : le vin et l’échanson sont du même cru ». Ainsi Juvénal possède un bouvier et un pâtre, il fait venir un chevreau de Tibur, sans doute de quelque propriété qui lui appartient, et il récolte sa provision de vin chez lui. Il n’eut donc pas besoin de mendier pour vivre, comme la plupart de ses confrères en littérature ; il n’était pas réduit au triste sort de Rubrénus Lappa, qui mettait sa pièce d’Atrée en gage quand il voulait se payer un manteau, ou de Stace, qui serait mort de faim, si l’histrion Paris ne lui avait acheté son Agavé. Toutefois il ne se trouvait pas riche, et se mettait volontiers parmi ces gens de peu (mediocres), pour qui le monde est si sévère ; mais n’a-t-il pas fait remarquer que personne n’est satisfait de son sort ? Dans un passage curieux où il s’élève contre ceux qui sont insatiables, il essaie de fixer la limite où l’on doit raisonnablement s’arrêter dans la recherche de la fortune. Cette limite est pour lui le revenu de trois chevaliers réunis, c’est-à-dire 12,000 livres de rente. C’était mettre assez haut son idéal ; un revenu de 12,000 francs était considérable dans une société où les fortunes moyennes n’existaient pas, et qui se composait de millionnaires et de mendiants ; on pouvait ne pas l’atteindre sans être pauvre pour cela. Il est donc permis de penser que si Juvénal n’était pas aussi riche qu’il l’aurait voulu, s’il ne possédait pas tout à fait les 12,000 francs de rente qui lui semblaient nécessaires pour bien vivre, il n’en était pas moins à son aise, et qu’il ne faut pas le ranger parmi ceux dont il a dit avec tant de tristesse : « Il est bien difficile à l’homme de mérite de se faire un nom quand la misère est à son foyer ».
PENDANT LA MOITIE DE SA VIE, IL DECLAMA
Ce qui achève de le prouver, c’est que lorsqu’il vint d’Aquinum à Rome, il ne se mit pas en peine de choisir un métier qui pût le nourrir. Il suivit uniquement ses préférences, et se décida pour cette éloquence d’apparat et d’école qu’on appelait la déclamation. Voilà un goût bien étrange chez un esprit qui nous semble de loin si sérieux ! Pendant la moitié de sa vie il déclama, c’est-à-dire qu’à certains jours il convoquait par des lettres et des affiches tous les beaux esprits de Rome à se réunir dans une salle qu’il avait louée pour l’entendre plaider des causes imaginaires et trouver des arguments nouveaux sur des sujets mille fois traités. Son biographe nous dit qu’il déclamait pour son agrément (animi causa) ; mais il est difficile d’admettre qu’en se livrant à ce travail futile il n’ait cherché que le plaisir de donner des conseils à Sylla ou de défendre des gens qui n’avaient jamais été mis en cause. Il voulait évidemment se faire connaître ; il espérait arriver à la réputation et faire parler de lui dans Rome. Y est-il parvenu ? a-t-il acquis dans ces exercices d’école un nom qui répondît à son talent ? Cela paraît douteux. Martial l’appelle quelque part l’éloquent Juvénal ; c’est peut-être un de ces compliments d’ami auxquels il ne faut pas trop donner d’importance.
MOI AUSSI J’AI TENDU LA MAIN A LA FERULE !
Ce qui est sûr, c’est que son nom ne se trouve pas une seule fois cité dans la correspondance de Pline, qui contient tout le mouvement littéraire de ce siècle. Dans la suite, quand Juvénal eut quitté son premier métier, il n’en parla jamais sans amertume. « Moi aussi, disait-il, j’ai tendu la main à la férule ; tout comme un autre, j’ai tâché de persuader à Sylla de rentrer dans la vie privée et de dormir sur les deux oreilles ». Se serait-il servi de ces termes railleurs, si cette époque lui avait rappelé des souvenirs de triomphes ? On a remarqué aussi qu’en général il est mal disposé pour ceux qui suivaient la même carrière que lui et qui y avaient mieux réussi. Il ne manque pas une occasion de se moquer de Quintilien ; il plaisante en passant Isée, ce déclamateur grec qui fit courir Rome entière, et auquel Pline a consacré une de ses lettres. Cette mauvaise humeur manifeste, ces mots amers qui lui échappent sans cesse contre les déclamateurs et la déclamation, semblent trahir une espérance trompée. Il débuta dans la vie par un mécompte, et dut être d’abord mal disposé contre cette société qui refusait de le mettre au rang dont il se sentait digne.
JUVENAL DANS LES ANTICHAMBRES DU POUVOIR ?
Elle avait pourtant du goût pour les gens de mérite. Les orateurs qui s’étaient fait un nom dans le barreau ou dans les écoles étaient bien accueillis de tout le monde. Cet Isée, dont je viens de parler, vivait familièrement avec les plus grands personnages, et les lettres de Pline nous apprennent que de simples philosophes épousaient souvent des femmes de naissance très distinguée. Juvénal ne connut pas ces bonnes fortunes ; rien n’indique qu’il ait pénétré dans l’intimité des grands seigneurs ; probablement il ne dépassa jamais leurs antichambres. Il faut voir aussi comme il envie le sort de ce Virgile, un petit propriétaire de Mantoue, ou de cet Horace, le fils d’un esclave, qui tous deux arrivèrent à être les protégés de l’empereur et presque les confidents du premier ministre ! Gardons-nous de croire, sur la foi de sa réputation, que Juvénal ait méprisé ces faveurs ; n’allons pas nous le figurer comme un de ces mécontents superbes qui vivent dans une fière solitude, et que le patriciat laisse dans leur isolement volontaire parce qu’ils refusent de se courber devant lui.
JUVENAL ADEPTE DE LA SPORTULE, CETTE ETRANGE INSTITUTION
Une indiscrétion piquante de son ami Martial détruirait ces illusions. — Tout le monde connaît cette étrange institution de la sportule, dont vivait une bonne partie du peuple de Rome. Tous les matins, avant le jour, les pauvres clients des grandes maisons quittaient leurs quartiers lointains pour venir à la porte des gens riches et y attendre leur réveil. Ils voulaient tous arriver les premiers et paraître empressés à remplir leur devoir. On les voyait rangés contre le mur, transis de froid en hiver, étouffant en été sous le poids de la toge, occupés à défendre leur place contre les chiens et les esclaves, jusqu’au moment où la porte s’ouvrait et où ils étaient successivement introduits dans l’atrium ; ils passaient alors en s’inclinant devant le maître, qui leur répondait par un salut dédaigneux, puis recevaient du trésorier, après un examen minutieux, les 10 sesterces (2 fr.) qui les faisaient vivre. Ce qu’on sait, c’est que Juvénal était de ces clients du matin qui assiégeaient les maisons des riches. On a conservé une pièce de vers très agréable où Martial, de retour enfin dans sa chère Espagne, décrit le repos et le bonheur dont il jouit, et vante à son ami ces longs sommeils par lesquels il se rattrape de trente ans de veilles. « À ce moment peut-être, lui dit-il, tu te promènes sans repos, mon cher Juvénal, dans la bruyante Suburra ou sur la colline de Diane. Couvert de cette lourde toge qui fait suer, tu te présentes chez les grands seigneurs et tu te fatigues à gravir les rampes du grand et du petit Coelius ». Ce n’est pas que Juvénal eût besoin de tendre la main comme les autres, et sa fortune lui permettait de se passer de l’aumône des 10 sesterces ; mais il voulait sans doute se faire des protecteurs puissants, il tenait peut-être à se mêler de quelque manière à ce monde somptueux qui n’avait pas d’autre accès pour lui, et ce désir lui faisait braver l’ennui de ces visites matinales. Il a donc supporté toutes ces humiliations qu’il a si souvent dépeintes. Il s’est levé au milieu de la nuit, il s’est habillé en toute hâte de peur d’être devancé par des clients plus zélés, il est parti à moitié vêtu, « il a grimpé au pas de course la montée glaciale des Esquilies, alors que l’air frémissait fouetté par la grêle, et que son pauvre manteau ruisselait sous les giboulées du printemps ». Il a subi les insultes de ces esclaves impertinents dont les grandes maisons étaient pleines ; il s’est présenté humblement devant ce riche qui, encore assoupi par les plaisirs de la veille, s’est contenté de fixer sur lui un regard insolent, sans même daigner ouvrir la bouche, ut te respiciat clauso Veiento labello ! C’est sans doute alors que, malade et mécontent, maudissant Rome et ses ennuis, il prenait la résolution d’échapper à tous ces devoirs humiliants, et il allait se refaire, comme il dit à son cher Aquinum.
JUVENAL PREMIER MAGISTRAT & PRÊTRE DU DIEU VESPASIEN A AQUINUM
La petite ville ne négligeait rien pour le bien accueillir et pour le garder ; ce déclamateur obscur de Rome se retrouvait là un grand personnage dont ses compatriotes étaient fiers. Une inscription nous apprend qu’on l’avait revêtu de la première magistrature du pays, et que même, ce qui est assez singulier pour un sceptique comme lui, il avait accepté d’être le prêtre du dieu Vespasien. I