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LA PLACE ROYALE ACTE V CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE V CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
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     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

ACTE V

LA PLACE ROYALE ACTE V CORNEILLE

***

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène première

CLEANDRE & PHYLIS

CLEANDRE

Accordez-moi ma grâce avant qu’entrer chez vous.

PHYLIS

Vous voulez donc enfin d’un bien commun à tous ?

Craignez-vous qu’à vos feux ma flamme ne réponde ?

Et puis-je vous haïr, si j’aime tout le monde ?

CLEANDRE

Votre bel esprit raille, et pour moi seul cruel,

Du rang de vos amants sépare un criminel:

Toutefois mon amour n’est pas moins légitime,

Et mon erreur du moins me rend vers vous sans crime.

Soyez, quoi qu’il en soit, d’un naturel plus doux:

L’amour a pris le soin de me punir pour vous ;

Les traits que cette nuit il trempait de vos larmes

Ont triomphé d’un cœur invincible à vos charmes.

PHYLIS

Puisque vous ne m’aimez que par punition,

Vous m’obligez fort peu de cette affection.

CLEANDRE

Après votre beauté sans raison négligée,

Il me punit bien moins qu’il ne vous a vengée.

Avez-vous jamais vu dessein plus renversé ?

Quand j’ai la force en main, je me trouve forcé ;

Je crois prendre une fille, et suis pris par une autre ;

J’ai tout pouvoir sur vous, et me remets au vôtre.

Angélique me perd, quand je crois l’acquérir ;

Je gagne un nouveau mal, quand je pense guérir.

Dans un enlèvement je hais la violence ;

Je suis respectueux après cette insolence ;

Je commets un forfait, et n’en saurais user ;

Je ne suis criminel que pour m’en accuser.

Je m’expose à ma peine ; et négligeant ma fuite,

Aux vôtres offensés j’épargne la poursuite.

Ce que j’ai pu ravir, je viens le demander ;

Et pour vous devoir tout, je veux tout hasarder.

PHYLIS

Vous ne me devrez rien, du moins si j’en suis crue ;

Et si mes propres yeux vous donnent dans la vue,

Si votre propre cœur soupire après ma main,

Vous courez grand hasard de soupirer en vain.

Toutefois, après tout, mon humeur est si bonne

Que je ne puis jamais désespérer personne.

Sachez que mes désirs, toujours indifférents,

Iront sans résistance au gré de mes parents ;

Leur choix sera le mien: c’est vous parler sans feinte.

CLEANDRE

Je vois de leur côté mêmes sujets de crainte ;

Si vous me refusez, m’écouteront-ils mieux ?

PHYLIS

Le monde vous croit riche, et mes parents sont vieux.

CLEANDRE

Puis-je sur cet espoir…

PHYLIS

C’est assez vous en dire.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène II

ALIDOR, CLEANDRE & PHYLIS

ALIDOR

Cléandre a-t-il enfin ce que son cœur désire ?

Et ses amours, changés par un heureux hasard,

De celui de Phylis ont-ils pris quelque part ?

Cléandre

Cette nuit tu l’as vue en un mépris extrême,

Et maintenant, ami, c’est encore elle-même:

Son orgueil se redouble étant en liberté,

Et devient plus hardi d’agir en sûreté.

J’espère toutefois, à quelque point qu’il monte,

Qu’à la fin…

Phylis

Cependant que vous lui rendrez conte

Je vais voir mes parents, que ce coup de malheur

À mon occasion accable de douleur.

Je n’ai tardé que trop à les tirer de peine.

Alidor, retenant Cléandre qui la veut suivre.

Est-ce donc tout de bon qu’elle t’est inhumaine ?

Cléandre

Il la faut suivre. Adieu. Je te puis assurer

Que je n’ai pas sujet de me désespérer.

Va voir ton Angélique, et la compte pour tienne,

Si tu la vois d’humeur qui ressemble à la sienne.

Alidor

Tu me la rends enfin ?

Cléandre

Doraste tient sa foi ;

Tu possèdes son cœur: qu’aurait-elle pour moi ?

Quelques charmants appas qui soient sur son visage,

Je n’y saurais avoir qu’un fort mauvais partage:

Peut-être elle croirait qu’il lui serait permis

De ne me rien garder, ne m’ayant rien promis ;

Il vaut mieux que ma flamme à son tour te la cède.

Mais, derechef, adieu.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène III

ALIDOR

Ainsi tout me succède ;

Ses plus ardents désirs se règlent sur mes vœux:

Il accepte Angélique, et la rend quand je veux ;

Quand je tâche à la perdre, il meurt de m’en défaire ;

Quand je l’aime, elle cesse aussitôt de lui plaire.

Mon cœur prêt à guérir, le sien se trouve atteint ;

Et mon feu rallumé, le sien se trouve éteint:

Il aime quand je quitte, il quitte alors que j’aime ;

Et sans être rivaux, nous aimons en lieu même.

C’en est fait, Angélique, et je ne saurais plus

Rendre contre tes yeux des combats superflus.

De ton affection cette preuve dernière

Reprend sur tous mes sens une puissance entière.

Les ombres de la nuit m’ont redonné le jour:

Que j’eus de perfidie, et que je vis d’amour !

Quand je sus que Cléandre avait manqué sa proie,

Que j’en eus de regret, et que j’en ai de joie !

Plus je t’étais ingrat, plus tu me chérissais ;

Et ton ardeur croissait plus je te trahissais.

Aussi j’en fus honteux, et confus dans mon âme,

La honte et le remords rallumèrent ma flamme.

Que l’amour pour nous vaincre a de chemins divers !

Et que malaisément on rompt de si beaux fers !

C’est en vain qu’on résiste aux traits d’un beau visage ;

En vain, à son pouvoir refusant son courage,

On veut éteindre un feu par ses yeux allumé,

Et ne le point aimer quand on s’en voit aimé:

Sous ce dernier appas l’amour a trop de force ;

Il jette dans nos cœurs une trop douce amorce,

Et ce tyran secret de nos affections

Saisit trop puissamment nos inclinations.

Aussi ma liberté n’a plus rien qui me flatte ;

Le grand soin que j’en eus partait d’une âme ingrate,

Et mes desseins, d’accord avecque mes désirs,

À servir Angélique ont mis tous mes plaisirs.

Mais, hélas ! ma raison est-elle assez hardie

Pour croire qu’on me souffre après ma perfidie ?

Quelque secret instinct, à mon bonheur fatal,

Ne la porte-t-il point à me vouloir du mal ?

Que de mes trahisons elle serait vengée,

Si, comme mon humeur, la sienne était changée !

Mais qui la changerait, puisqu’elle ignore encor

Tous les lâches complots du rebelle Alidor ?

Que dis-je, malheureux ? Ah ! c’est trop me méprendre,

Elle en a trop appris du billet de Cléandre ;

Son nom au lieu du mien en ce papier souscrit

Ne lui montre que trop le fond de mon esprit.

Sur ma foi toutefois elle le prit sans lire ;

Et si le ciel vengeur contre moi ne conspire,

Elle s’y fie assez pour n’en avoir rien lu.

Entrons, quoi qu’il en soit, d’un esprit résolu ;

Dérobons à ses yeux le témoin de mon crime ;

Et si pour l’avoir lu sa colère s’anime,

Et qu’elle veuille user d’une juste rigueur,

Nous savons les moyens de regagner son cœur.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène IV

DORASTE & LYCANTE

DORASTE

Ne sollicite plus mon âme refroidie.

Je méprise Angélique après sa perfidie ;

Mon cœur s’est révolté contre ses lâches traits,

Et qui n’a point de foi n’a point pour moi d’attraits.

Veux-tu qu’on me trahisse, et que mon amour dure ?

J’ai souffert sa rigueur, mais je hais son parjure,

Et tiens sa trahison indigne à l’avenir

D’occuper aucun lieu dedans mon souvenir.

Qu’Alidor la possède ; il est traître comme elle:

Jamais pour ce sujet nous n’aurons de querelle.

Pourrais-je avec raison lui vouloir quelque mal

De m’avoir délivré d’un esprit déloyal ?

Ma colère l’épargne, et n’en veut qu’à Cléandre:

Il verra que son pire était de se méprendre ;

Et si je puis jamais trouver ce ravisseur,

Il me rendra soudain et la vie et ma sœur.

LYCANTE

Faites mieux: puisqu’à peine elle pourrait prétendre

Une fortune égale à celle de Cléandre,

En faveur de ses biens calmez votre courroux,

Et de son ravisseur faites-en son époux.

Bien qu’il eût fait dessein sur une autre personne,

Faites-lui retenir ce qu’un hasard lui donne ;

Je crois que cet hymen pour satisfaction

Plaira mieux à Phylis que sa punition.

DORASTE

Nous consultons en vain, ma poursuite étant vaine.

LYCANTE

Nous le rencontrerons, n’en soyez point en peine:

Où que soit sa retraite, il n’est pas toujours nuit ;

Et ce qu’un jour nous cache, un autre le produit.

Mais, dieux ! voilà Phylis qu’il a déjà rendue.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène V

DORASTE, PHYLIS & LYCANTE

DORASTE

Ma sœur, je te retrouve après t’avoir perdue !

Et de grâce, quel lieu me cache le voleur

Qui, pour s’être mépris, a causé ton malheur ?

Que son trépas…

PHYLIS

Tout beau ; peut-être ta colère,

Au lieu de ton rival, en veut à ton beau-frère.

En un mot, tu sauras qu’en cet enlèvement

Mes larmes m’ont acquis Cléandre pour amant:

Son cœur m’est demeuré pour peine de son crime,

Et veut changer un rapt en amour légitime.

Il fait tous ses efforts pour gagner mes parents,

Et s’il les peut fléchir, quant à moi, je me rends ;

Non, à dire le vrai, que son objet me tente ;

Mais mon père content, je dois être contente.

Tandis, par la fenêtre ayant vu ton retour,

Je t’ai voulu sur l’heure apprendre cet amour,

Pour te tirer de peine et rompre ta colère.

DORASTE

Crois-tu que cet hymen puisse me satisfaire ?

PHYLIS

Si tu n’es ennemi de mes contentements,

Ne prends mes intérêts que dans mes sentiments ;

Ne fais point le mauvais, si je ne suis mauvaise,

Et ne condamne rien à moins qu’il me déplaise.

En cette occasion, si tu me veux du bien,

C’est à toi de régler ton esprit sur le mien.

Je respecte mon père, et le tiens assez sage

Pour ne résoudre rien à mon désavantage.

Si Cléandre le gagne, et m’en peut obtenir,

Je crois de mon devoir…

LYCANTE

Je l’aperçois venir.

Résolvez-vous, monsieur, à ce qu’elle désire.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène VI

DORASTE, CLEANDRE, PHYLIS & LYCANTE

CLEANDRE

Si vous n’êtes d’humeur, madame, à vous dédire,

Tout me rit désormais, j’ai leur consentement.

Mais excusez, monsieur, le transport d’un amant ;

Et souffrez qu’un rival, confus de son offense,

Pour en perdre le nom entre en votre alliance,

Ne me refusez point un oubli du passé ;

Et son ressouvenir à jamais effacé,

Bannissant toute aigreur, recevez un beau-frère

Que votre sœur accepte après l’aveu d’un père.

DORASTE

Quand j’aurais sur ce point des avis différents,

Je ne puis contredire au choix de mes parents ;

Mais outre leur pouvoir, votre âme généreuse,

Et ce franc procédé qui rend ma sœur heureuse,

Vous acquièrent les biens qu’ils vous ont accordés,

Et me font souhaiter ce que vous demandez.

Vous m’avez obligé de m’ôter Angélique ;

Rien de ce qui la touche à présent ne me pique:

Je n’y prends plus de part, après sa trahison.

Je l’aimai par malheur, et la hais par raison.

Mais la voici qui vient, de son amant suivie.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène VII

ALIDOR, ANGELIQUE, DORASTE, CLEANDRE, PHYLIS & LYCANTE

ALIDOR

Finissez vos mépris, ou m’arrachez la vie.

ANGELIQUE

Ne m’importune plus, infidèle. Ah, ma sœur !

Comme as-tu pu sitôt tromper ton ravisseur ?

PHYLIS
 à Angélique

Il n’en a plus le nom ; et son feu légitime,

Autorisé des miens, en efface le crime ;

Le hasard me le donne, et changeant ses desseins,

Il m’a mise en son cœur aussi bien qu’en ses mains.

Son erreur fut soudain de son amour suivie ;

Et je ne l’ai ravi qu’après qu’il m’a ravie.

Jusque-là tes beautés ont possédé ses vœux ;

Mais l’amour d’Alidor faisait taire ses feux.

De peur de l’offenser te cachant son martyre,

Il me venait conter ce qu’il ne t’osait dire ;

Mais nous changeons de sort par cet enlèvement:

Tu perds un serviteur, et j’y gagne un amant.

DORASTE
à Phylis

Dis-lui qu’elle en perd deux ; mais qu’elle s’en console,

Puisque avec Alidor je lui rends sa parole.

A Angélique

Satisfaites sans crainte à vos intentions ;

Je ne mets plus d’obstacle à vos affections.

Si vous faussez déjà la parole donnée,

Que ne feriez-vous point après notre hyménée ?

Pour moi, malaisément on me trompe deux fois:

Vous l’aimez, j’y consens, et lui cède mes droits.

ALIDOR

Puisque vous me pouvez accepter sans parjure,

Pouvez-vous consentir que votre rigueur dure ?

Vos yeux sont-ils changés, vos feux sont-ils éteints ?

Et quand mon amour croît, produit-il vos dédains ?

Voulez-vous…

ANGELIQUE

Déloyal, cesse de me poursuivre ;

Si je t’aime jamais, je veux cesser de vivre.

Quel espoir mal conçu te rapproche de moi ?

Aurais-je de l’amour pour qui n’a point de foi ?

DORASTE

Quoi ! le bannissez-vous parce qu’il vous ressemble ?

Cette union d’humeurs vous doit unir ensemble.

Pour ce manque de foi c’est trop le rejeter:

Il ne l’a pratiqué que pour vous imiter.

ANGELIQUE

Cessez de reprocher à mon âme troublée

La faute où la porta son ardeur aveuglée.

Vous seul avez ma foi, vous seul à l’avenir

Pouvez à votre gré me la faire tenir:

Si toutefois, après ce que j’ai pu commettre,

Vous me pouvez haïr jusqu’à me la remettre,

Un cloître désormais bornera mes desseins.

C’est là que je prendrai des mouvements plus sains ;

C’est là que, loin du monde et de sa vaine pompe,

Je n’aurai qui tromper, non plus que qui me trompe.

ALIDOR

Mon souci !

ANGELIQUE

Tes soucis doivent tourner ailleurs.

PHYLIS
 à Angélique

De grâce, prends pour lui des sentiments meilleurs.

DORASTE
à Phylis

Nous leur nuisons, ma sœur, hors de notre présence

Elle se porterait à plus de complaisance ;

L’amour seul, assez fort pour la persuader,

Ne veut point d’autres tiers à les raccommoder.

CLEANDRE
à Doraste

Mon amour, ennuyé des yeux de tant de monde,

Adore la raison où votre avis se fonde.

Adieu, belle Angélique, adieu ; c’est justement

Que votre ravisseur vous cède à votre amant.

DORASTE
à Angélique

Je vous eus par dépit, lui seul il vous mérite ;

Ne lui refusez point ma part que je lui quitte.

PHYLIS

Si tu m’aimes, ma sœur, fais-en autant que moi,

Et laisse à tes parents à disposer de toi.

Ce sont des jugements imparfaits que les nôtres:

Le cloître a ses douceurs, mais le monde en a d’autres

Qui pour avoir un peu moins de solidité,

N’accommodent que mieux notre instabilité.

Je crois qu’un bon dessein dans le cloître te porte ;

Mais un dépit d’amour n’en est pas bien la porte,

Et l’on court grand hasard d’un cuisant repentir

De se voir en prison sans espoir d’en sortir.

CLEANDRE
à Phylis

N’achèverez-vous point ?

PHYLIS

J’ai fait, et vous vais suivre.

Adieu. Par mon exemple apprend comme il faut vivre,

Et prends pour Alidor un naturel plus doux.

Cléandre, Doraste, Phylis et Lycante rentrent

ANGELIQUE

Rien ne rompra le coup à quoi je me résous:

Je me veux exempter de ce honteux commerce

Où la déloyauté si pleinement s’exerce ;

Un cloître est désormais l’objet de mes désirs:

L’âme ne goûte point ailleurs de vrais plaisirs.

Ma foi qu’avait Doraste engageait ma franchise ;

Et je ne vois plus rien, puisqu’il me l’a remise,

Qui me retienne au monde, ou m’arrête en ce lieu:

Cherche une autre à trahir ; et pour jamais adieu.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène VIII

ALIDOR

Que par cette retraite elle me favorise !

Alors que mes desseins cèdent à mes amours,

Et qu’ils ne sauraient plus défendre ma franchise,

Sa haine et ses refus viennent à leur secours.

J’avais beau la trahir, une secrète amorce

Rallumait dans mon cœur l’amour par la pitié ;

Mes feux en recevaient une nouvelle force,

Et toujours leur ardeur en croissait de moitié.

Ce que cherchait par là mon âme peu rusée,

De contraires moyens me l’ont fait obtenir ;

Je suis libre à présent qu’elle est désabusée,

Et je ne l’abusais que pour le devenir.

Impuissant ennemi de mon indifférence:

Je brave, vain Amour, ton débile pouvoir,

Ta force ne venait que de mon espérance,

Et c’est ce qu’aujourd’hui m’ôte son désespoir.

Je cesse d’espérer et commence de vivre ;

Je vis dorénavant, puisque je vis à moi ;

Et quelques doux assauts qu’un autre objet me livre,

C’est de moi seulement que je prendrai la loi.

Beautés, ne pensez point à rallumer ma flamme ;

Vos regards ne sauraient asservir ma raison ;

Et ce sera beaucoup emporté sur mon âme,

S’ils me font curieux d’apprendre votre nom.

Nous feindrons toutefois, pour nous donner carrière,

Et pour mieux déguiser nous en prendrons un peu ;

Mais nous saurons toujours rebrousser en arrière,

Et quand il nous plaira nous retirer du jeu.

Cependant Angélique enfermant dans un cloître

Ses yeux dont nous craignions la fatale clarté,

Les murs qui garderont ces tyrans de paroître

Serviront de remparts à notre liberté.

Je suis hors de péril qu’après son mariage

Le bonheur d’un jaloux augmente mon ennui,

Et ne serai jamais sujet à cette rage

Qui naît de voir son bien entre les mains d’autrui.

Ravi qu’aucun n’en ait ce que j’ai pu prétendre,

Puisqu’elle dit au monde un éternel adieu,

Comme je la donnais sans regret à Cléandre,

Je verrai sans regret qu’elle se donne à Dieu.

******

LA PLACE ROYALE ACTE V

LA PLACE ROYALE ACTE IV CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE IV CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
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     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

ACTE IV

LA PLACE ROYALE ACTE IV CORNEILLE

***

LA PLACE ROYALE ACTE IV
Scène première

Alidor, Cléandre, troupe d’armes

(L’acte est dans la nuit, et Alidor dit ce premier vers à Cléandre ; et l’ayant fait retirer avec sa troupe, il continue seul.)

Alidor

Attends, sans faire bruit, que je t’en avertisse.

Enfin la nuit s’avance, et son voile propice

Me va faciliter le succès que j’attends

Pour rendre heureux Cléandre, et mes désirs contents.

Mon cœur, las de porter un joug si tyrannique,

Ne sera plus qu’une heure esclave d’Angélique.

Je vais faire un ami possesseur de mon bien:

Aussi dans son bonheur je rencontre le mien.

C’est moins pour l’obliger que pour me satisfaire,

Moins pour le lui donner qu’afin de m’en défaire.

Ce trait paraîtra lâche et plein de trahison,

Mais cette lâcheté m’ouvrira ma prison.

Je veux bien à ce prix avoir l’âme traîtresse,

Et que ma liberté me coûte une maîtresse.

Que lui fais-je, après tout, qu’elle n’ait mérité,

Pour avoir, malgré moi, fait ma captivité ?

Qu’on ne m’accuse point d’aucune ingratitude ;

Ce n’est que me venger d’un an de servitude,

Que rompre son dessein, comme elle a fait le mien,

Qu’user de mon pouvoir, comme elle a fait du sien,

Et ne lui pas laisser un si grand avantage

De suivre son humeur, et forcer mon courage.

Le forcer ! mais, hélas ! que mon consentement

Par un si doux effort fut surpris aisément !

Quel excès de plaisirs goûta mon imprudence

Avant que réfléchir sur cette violence !

Examinant mon feu, qu’est-ce que je ne perds ?

Et qu’il m’est cher vendu de connaître mes fers !

Je soupçonne déjà mon dessein d’injustice,

Et je doute s’il est ou raison ou caprice.

Je crains un pire mal après ma guérison,

Et d’aller au supplice en rompant ma prison.

Alidor, tu consens qu’un autre la possède !

Tu t’exposes sans crainte à des maux sans remède !

Ne romps point les effets de son intention,

Et laisse un libre cours à ton affection.

Fais ce beau coup pour toi ; suis l’ardeur qui te presse.

Mais trahir ton ami ! mais trahir ta maîtresse !

Je n’en veux obliger pas un à me haïr,

Et ne sais qui des deux, ou servir, ou trahir.

Quoi ! je balance encor, je m’arrête, je doute !

Mes résolutions, qui vous met en déroute ?

Revenez, mes desseins, et ne permettez pas

Qu’on triomphe de vous avec un peu d’appas.

En vain pour Angélique ils prennent la querelle ;

Cléandre, elle est à toi, nous sommes deux contre elle.

Ma liberté conspire avecque tes ardeurs ;

Les miennes désormais vont tourner en froideurs ;

Et lassé de souffrir un si rude servage,

J’ai l’esprit assez fort pour combattre un visage.

Ce coup n’est qu’un effet de générosité,

Et je ne suis honteux que d’en avoir douté.

Amour, que ton pouvoir tâche en vain de paraître.

Fuis, petit insolent, je veux être le maître ;

Il ne sera pas dit qu’un homme tel que moi,

En dépit qu’il en ait, obéisse à ta loi.

Je ne me résoudrai jamais à l’hyménée

Que d’une volonté franche et déterminée,

Et celle à qui ses nœuds m’uniront pour jamais

M’en sera redevable, et non à ses attraits ;

Et ma flamme…

LA PLACE ROYALE ACTE IV
Scène II

ALIDOR & CLEANDRE

CLEANDRE

Alidor !

ALIDOR

Qui m’appelle ?

CLEANDRE

Cléandre.

ALIDOR

Tu t’avances trop tôt.

CLEANDRE

Je me lasse d’attendre.

ALIDOR

Laisse-moi, cher ami, le soin de t’avertir

En quel temps de ce coin il te faudra sortir.

CLEANDRE

Minuit vient de sonner ; et, par expérience,

Tu sais comme l’amour est plein d’impatience.

ALIDOR

Va donc tenir tout prêt à faire un si beau coup ;

Ce que nous attendons ne peut tarder beaucoup.

Je livre entre tes mains cette belle maîtresse,

Sitôt que j’aurai pu lui rendre ta promesse:

Sans lumière, et d’ailleurs s’assurant en ma foi,

Rien ne l’empêchera de la croire de moi.

Après, achève seul ; je ne puis, sans supplice,

Forcer ici mon bras à te faire service ;

Et mon reste d’amour, en cet enlèvement,

Ne peut contribuer que mon consentement.

CLEANDRE

Ami, ce m’est assez.

ALIDOR

Va donc là-bas attendre

Que je te donne avis du temps qu’il faudra prendre.

Cléandre, encore un mot: pour de pareils exploits

Nous nous ressemblons mal, et de taille et de voix ;

Angélique soudain pourra te reconnaître ;

Regarde après ses cris si tu serais le maître.

CLEANDRE

Ma main dessus sa bouche y saura trop pourvoir.

ALIDOR

Ami, séparons-nous, je pense l’entrevoir.

CLEANDRE

Adieu. Fais promptement.

LA PLACE ROYALE ACTE IV
Scène III

ALIDOR & ANGELIQUE

ANGELIQUE

Que la nuit est obscure !

Alidor n’est pas loin, j’entends quelque murmure.

ALIDOR

De peur d’être connu, je défends à mes gens

De paraître en ces lieux avant qu’il en soit temps.

Tenez.

Il lui donne la promesse de Cléandre

ANGELIQUE

Je prends sans lire ; et ta foi m’est si claire,

Que je la prends bien moins pour moi que pour mon père:

Je la porte à ma chambre: épargnons les discours ;

Fais avancer tes gens, et dépêche.

ALIDOR

J’y cours.

Lorsque de son honneur je lui rends l’assurance,

C’est quand je trompe mieux sa crédule espérance:

Mais puisqu’au lieu de moi je lui donne un ami,

À tout prendre, ce n’est la tromper qu’à demi.

LA PLACE ROYALE ACTE IV
Scène IV

PHYLIS

Angélique ! C’est fait, mon frère en a dans l’aile.

La voyant échapper, je courais après elle ;

Mais un maudit galant m’est venu brusquement

Servir à la traverse un mauvais compliment,

Et par ses vains discours m’embarrasser de sorte

Qu’Angélique à son aise a su gagner la porte.

Sa perte est assurée, et le traître Alidor

La posséda jadis, et la possède encor.

Mais jusques à ce point serait-elle imprudente ?

Il n’en faut point douter, sa perte est évidente:

Le cœur me le disait, le voyant en sortir,

Et mon frère dès lors se devait avertir.

Je te trahis, mon frère, et par ma négligence,

Etant sans y penser de leur intelligence…

Alidor paraît avec Cléandre accompagné d’une troupe ; et après lui avoir montré Phylis, qu’il croit être Angélique, il se retire en un coin du théâtre, et Cléandre enlève Phylis, et lui met d’abord la main sur la bouche

LA PLACE ROYALE ACTE IV
Scène V

ALIDOR

On l’enlève, et mon cœur, surpris d’un vain regret,

Fait à ma perfidie un reproche secret ;

Il tient pour Angélique, il la suit, le rebelle !

Parmi mes trahisons il veut être fidèle ;

Je le sens, malgré moi, de nouveaux feux épris,

Refuser de ma main sa franchise à ce prix,

Désavouer mon crime, et pour mieux s’en défendre,

Me demander son bien, que je cède à Cléandre.

Hélas ! qui me prescrit cette brutale loi

De payer tant d’amour avec si peu de foi ?

Qu’envers cette beauté ma flamme est inhumaine !

Si mon feu la trahit, que lui ferait ma haine ?

Juge, juge, Alidor, en quelle extrémité

La va précipiter ton infidélité.

Ecoute ses soupirs, considère ses larmes,

Laisse-toi vaincre enfin à de si fortes armes ;

Et va voir si Cléandre, à qui tu sers d’appui,

Pourra faire pour toi ce que tu fais pour lui.

Mais mon esprit s’égare, et quoi qu’il se figure,

Faut-il que je me rende à des pleurs en peinture,

Et qu’Alidor, de nuit plus faible que de jour,

Redonne à la pitié ce qu’il ôte à l’amour ?

Ainsi donc mes desseins se tournent en fumée !

J’ai d’autres repentirs que de l’avoir aimée !

Suis-je encore Alidor après ces sentiments ?

Et ne pourrai-je enfin régler mes mouvements ?

Vaine compassion des douleurs d’Angélique,

Qui penses triompher d’un cœur mélancolique !

Téméraire avorton d’un impuissant remords,

Va, va porter ailleurs tes débiles efforts.

Après de tels appas, qui ne m’ont pu séduire,

Qui te fait espérer ce qu’ils n’ont su produire ?

Pour un méchant soupir que tu m’as dérobé,

Ne me présume pas tout à fait succombé:

Je sais trop maintenir ce que je me propose,

Et souverain sur moi, rien que moi n’en dispose.

En vain un peu d’amour me déguise en forfait

Du bien que je me veux le généreux effet,

De nouveau, j’y consens, et prêt à l’entreprendre…

LA PLACE ROYALE ACTE IV
Scène VI

ANGELIQUE & ALIDOR

ANGELIQUE

Je demande pardon de t’avoir fait attendre,

D’autant qu’en l’escalier on faisait quelque bruit,

Et qu’un peu de lumière en effaçait la nuit:

Je n’osais avancer, de peur d’être aperçue.

Allons, tout est-il prêt ? Personne ne m’a vue:

De grâce, dépêchons, c’est trop perdre de temps,

Et les moments ici nous sont trop importants ;

Fuyons vite, et craignons les yeux d’un domestique.

Quoi ! tu ne réponds point à la voix d’Angélique ?

ALIDOR

Angélique ! mes gens vous viennent d’enlever ;

Qui vous a fait sitôt de leurs mains vous sauver ?

Quel soudain repentir, quelle crainte de blâme,

Et quelle ruse enfin vous dérobe à ma flamme ?

Ne vous suffit-il point de me manquer de foi,

Sans prendre encor plaisir à vous jouer de moi ?

ANGELIQUE

Que tes gens cette nuit m’aient vue ou saisie !

N’ouvre point ton esprit à cette fantaisie.

ALIDOR

Autant que l’ont permis les ombres de la nuit,

Je l’ai vu de mes yeux.

ANGELIQUE

Tes yeux t’ont donc séduit ;

Et quelque autre sans doute, après moi descendue,

Se trouve entre les mains dont j’étais attendue.

Mais, ingrat, pour toi seul j’abandonne ces lieux,

Et tu n’accompagnais ma fuite que des yeux !

Pour marque d’un amour que je croyais extrême,

Tu remets ma conduite à d’autres qu’à toi-même !

Je suis donc un larcin indigne de tes mains ?

ALIDOR

Quand vous aurez appris le fond de mes desseins,

Vous n’attribuerez plus, voyant mon innocence,

À peu d’affection l’effet de ma prudence.

ANGELIQUE

Pour ôter tout soupçon et tromper ton rival,

Tu diras qu’il fallait te montrer dans le bal.

Faible ruse !

ALIDOR

Ajoutez et vaine, et sans adresse,

Puisque je ne pouvais démentir ma promesse.

ANGELIQUE

Quel était donc ton but ?

ALIDOR

D’attendre ici le bruit

Que les premiers soupçons auront bientôt produit,

Et d’un autre côté me jetant à la fuite,

Divertir de vos pas leur plus chaude poursuite.

ANGELIQUE
en pleurant

Mais enfin, Alidor, tes gens se sont mépris ?

ALIDOR

Dans ce coup de malheur, et confus, et surpris,

Je vois tous mes desseins succéder à ma honte ;

Mais il me faut donner quelque ordre à ce mécompte:

Permettez…

ANGELIQUE

Cependant, à qui me laisses-tu ?

Tu frustres donc mes vœux de l’espoir qu’ils ont eu,

Et ton manque d’amour, de mes malheurs complice,

M’abandonnant ici, me livre à mon supplice ?

L’hymen (ah, ce mot seul me réduit aux abois !)

D’un amant odieux me va soumettre aux lois ;

Et tu peux m’exposer à cette tyrannie !

De l’erreur de tes gens je me verrai punie !

ALIDOR

Nous préserve le ciel d’un pareil désespoir !

Mais votre éloignement n’est plus en mon pouvoir.

J’en ai manqué le coup ; et, ce que je regrette,

Mon carrosse est parti, mes gens ont fait retraite.

À Paris, et de nuit, une telle beauté,

Suivant un homme seul, est mal en sûreté:

Doraste, ou par malheur quelque rencontre pire,

Me pourrait arracher le trésor où j’aspire:

Evitons ces périls en différant d’un jour.

ANGELIQUE

Tu manques de courage aussi bien que d’amour,

Et tu me fais trop voir par ta bizarrerie

Le chimérique effet de ta poltronnerie.

Alidor (quel amant !) n’ose me posséder.

ALIDOR

Un bien si précieux se doit-il hasarder ?

Et ne pouvez-vous point d’une seule journée

Retarder le malheur de ce triste hyménée ?

Peut-être le désordre et la confusion

Qui naîtront dans le bal de cette occasion

Le remettront pour vous ; et l’autre nuit, je jure…

ANGELIQUE

Que tu seras encore ou timide ou parjure.

Quand tu m’as résolue à tes intentions,

Lâche, t’ai-je opposé tant de précautions ?

Tu m’adores, dis-tu ? tu le fais bien paraître,

Rejetant mon bonheur ainsi sur un peut-être.

ALIDOR

Quoi qu’ose mon amour appréhender pour vous,

Puisque vous le voulez, fuyons, je m’y résous ;

Et malgré ces périls… Mais on ouvre la porte ;

C’est Doraste qui sort, et nous suit à main-forte.

(Alidor s’échappe et Angélique le veut suivre ; mais Doraste l’arrête.)

LA PLACE ROYALE ACTE IV
Scène VII

ANGELIQUE, DORASTE & LYCANTE
Troupe d’amis

DORASTE

Quoi ! ne m’attendre pas ? c’est trop me dédaigner ;

Je ne viens qu’à dessein de vous accompagner ;

Car vous n’entreprenez si matin ce voyage

Que pour vous préparer à notre mariage.

Encor que vous partiez beaucoup devant le jour,

Vous ne serez jamais assez tôt de retour ;

Vous vous éloignez trop, vu que l’heure nous presse.

Infidèle ! est-ce là me tenir ta promesse ?

ANGELIQUE

Eh bien, c’est te trahir. Penses-tu que mon feu

D’un généreux dessein te fasse un désaveu ?

Je t’acquis par dépit, et perdrais avec joie.

Mon désespoir à tous m’abandonnait en proie,

Et lorsque d’Alidor je me vis outrager,

Je fis armes de tout afin de me venger.

Tu t’offris par hasard, je t’acceptai de rage ;

Je te donnai son bien, et non pas mon courage.

Ce change à mon courroux jetait un faux appas,

Je le nommais sa peine, et c’était mon trépas:

Je prenais pour vengeance une telle injustice,

Et dessous ces couleurs j’adorais mon supplice.

Aveugle que j’étais ! mon peu de jugement

Ne se laissait guider qu’à mon ressentiment.

Mais depuis, Alidor m’a fait voir que son âme,

En feignant un mépris, n’avait pas moins de flamme.

Il a repris mon cœur en me rendant les yeux ;

Et soudain mon amour m’a fait haïr ces lieux.

DORASTE

Tu suivais Alidor !

ANGELIQUE

Ta funeste arrivée,

En arrêtant mes pas, de ce bien m’a privée ;

Mais si…

DORASTE

Tu le suivais !

ANGELIQUE

Oui: fais tous tes efforts ;

Lui seul aura mon cœur, tu n’auras que le corps.

DORASTE

Impudente, effrontée autant comme traîtresse,

De ce cher Alidor tiens-tu cette promesse ?

Est-elle de sa main, parjure ? De bon cœur

J’aurais cédé ma place à ce premier vainqueur ;

Mais suivre un inconnu ! me quitter pour Cléandre !

ANGELIQUE

Pour Cléandre !

DORASTE

J’ai tort ; je tâche à te surprendre.

Vois ce qu’en te cherchant m’a donné le hasard ;

C’est ce que dans ta chambre a laissé ton départ:

C’est là qu’au lieu de toi j’ai trouvé sur ta table

De ta fidélité la preuve indubitable.

Lis, mais ne rougis point ; et me soutiens encor

Que tu ne fuis ces lieux que pour suivre Alidor.

Billet de Cléandre à Angélique

Angélique, reçois ce gage

De la foi que je te promets

Qu’un prompt et sacré mariage

Unira nos jours désormais

Quittons ces lieux, chère maîtresse ;

Rien ne peut que ta fuite assurer mon bonheur ;

Mais laisse aux tiens cette promesse

Pour sûreté de ton honneur,

Afin qu’ils en puissent apprendre

Que tu suis ton mari lorsque tu suis Cléandre.

CLEANDRE

Angélique

Que je suis mon mari lorsque je suis Cléandre ?

Alidor est perfide, ou Doraste imposteur.

Je vois la trahison, et doute de l’auteur.

Mais, pour m’en éclaircir, ce billet doit suffire ;

Je le pris d’Alidor, et le pris sans le lire ;

Et puisqu’à m’enlever son bras se refusait,

Il ne prétendait rien au larcin qu’il faisait.

Le traître ! J’étais donc destinée à Cléandre !

Hélas ! Mais qu’à propos le ciel l’a fait méprendre,

Et ne consentant point à ses lâches desseins,

Met au lieu d’Angélique une autre entre ses mains !

DORASTE

Que parles-tu d’une autre en ta place ravie ?

ANGELIQUE

J’en ignore le nom, mais elle m’a suivie ;

Et ceux qui m’attendaient dans l’ombre de la nuit…

DORASTE

C’en est assez, mes yeux du reste m’ont instruit:

Autre n’est que Phylis entre leurs mains tombée ;

Après toi de la salle elle s’est dérobée.

J’arrête une maîtresse, et je perds une sœur:

Mais allons promptement après le ravisseur.

LA PLACE ROYALE ACTE IV
Scène VIII

ANGELIQUE

Dure condition de mon malheur extrême !

Si j’aime, on me trahit ; je trahis, si l’on m’aime.

Qu’accuserai-je ici d’Alidor ou de moi ?

Nous manquons l’un et l’autre également de foi.

Si j’ose l’appeler lâche, traître, parjure,

Ma rougeur aussitôt prendra part à l’injure ;

Et les mêmes couleurs qui peindront ses forfaits

Des miens en même temps exprimeront les traits.

Mais quel aveuglement nos deux crimes égale,

Puisque c’est pour lui seul que je suis déloyale ?

L’amour m’a fait trahir (qui n’en trahirait pas ?),

Et la trahison seule a pour lui des appas.

Son crime est sans excuse, et le mien pardonnable:

Il est deux fois, que dis-je ? il est le seul coupable ;

Il m’a prescrit la loi, je n’ai fait qu’obéir ;

Il me trahit lui-même, et me force à trahir.

Déplorable Angélique, en malheurs sans seconde,

Que veux-tu désormais, que peux-tu faire au monde,

Si ton ardeur sincère et ton peu de beauté

N’ont pu te garantir d’une déloyauté ?

Doraste tient ta foi ; mais si ta perfidie

A jusqu’à te quitter son âme refroidie,

Suis, suis dorénavant de plus saines raisons,

Et sans plus t’exposer à tant de trahisons,

Puisque de ton amour on fait si peu de conte,

Va cacher dans un cloître et tes pleurs et ta honte.

************

LA PLACE ROYALE ACTE IV

LA PLACE ROYALE ACTE III CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE III CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
la-place-royale-corneille






     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

ACTE III

LA PLACE ROYALE ACTE III

***

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène première

PHYLIS & CLEANDRE

CLEANDRE

En ce point il ressemble à ton humeur volage,

Qu’il reçoit tout le monde avec même visage ;

Mais d’ailleurs ce portrait ne te ressemble pas,

En ce qu’il ne dit mot et ne suit point mes pas.

PHYLIS

En quoi que désormais ma présence te nuise,

La civilité veut que je te reconduise.

CLEANDRE

Mets enfin quelque borne à ta civilité,

Et suivant notre accord me laisse en liberté.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène II

DORASTE, PHYLIS & CLEANDRE

DORASTE
 sort de chez Angélique

Tout est gagné, ma sœur ; la belle m’est acquise:

Jamais occasion ne se trouva mieux prise ;

Je possède Angélique.

CLEANDRE

Angélique ?

DORASTE

Oui, tu peux

Avertir Alidor du succès de mes vœux,

Et qu’au sortir du bal, que je donne chez elle,

Demain un sacré nœud m’unit à cette belle ;

Dis-lui qu’il s’en console. Adieu: je vais pourvoir

À tout ce qu’il me faut préparer pour ce soir.

PHYLIS

Ce soir j’ai bien la mine, en dépit de ta glace,

D’en trouver là cinquante à qui donner ta place.

Va-t’en, si bon te semble, ou demeure en ces lieux ;

Je ne t’arrêtais pas ici pour tes beaux yeux ;

Mais jusqu’à maintenant j’ai voulu te distraire,

De peur que ton abord interrompît mon frère.

Quelque fin que tu sois, tiens-toi pour affiné.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène III

CLEANDRE

Ciel ! à tant de malheurs m’aviez-vous destiné ?

Faut-il que d’un dessein si juste que le nôtre

La peine soit pour nous, et les fruits pour un autre ?

Et que notre artifice ait si mal succédé,

Qu’il me dérobe un bien qu’Alidor m’a cédé ?

Officieux ami d’un amant déplorable,

Que tu m’offres en vain cet objet adorable !

Qu’en vain de m’en saisir ton adresse entreprend !

Ce que tu m’as donné, Doraste le surprend.

Tandis qu’il me supplante, une sœur me cajole ;

Elle me tient les mains cependant qu’il me vole.

On me joue, on me brave, on me tue, on s’en rit.

L’un me vante son heur, l’autre son trait d’esprit.

L’un et l’autre à la fois me perd, me désespère,

Et je puis épargner ou la sœur ou le frère !

Etre sans Angélique, et sans ressentiment !

Avec si peu de cœur aimer si puissamment !

Cléandre, est-ce un forfait que l’ardeur qui te presse ?

Craignais-tu d’avouer une telle maîtresse ?

Et cachais-tu l’excès de ton affection

Par honte, par dépit, ou par discrétion ?

Pouvais-tu désirer occasion plus belle

Que le nom d’Alidor à venger ta querelle ?

Si pour tes feux cachés tu n’oses t’émouvoir,

Laisse leurs intérêts ; suis ceux de ton devoir.

On supplante Alidor, du moins en apparence,

Et sans ressentiment tu souffres cette offense !

Ton courage est muet, et ton bras endormi !

Pour être amant discret, tu parais lâche ami !

C’est trop abandonner ta renommée au blâme ;

Il faut sauver d’un coup ton honneur et ta flamme,

Et l’un et l’autre ici marchent d’un pas égal:

Soutenant un ami, tu t’ôtes un rival.

Ne diffère donc plus ce que l’honneur commande,

Et lui gagne Angélique, afin qu’il te la rende.

Il faut…

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène IV

ALIDOR & CLEANDRE

ALIDOR

Eh bien, Cléandre, ai-je su t’obliger ?

CLEANDRE

Pour m’avoir obligé, que je vais t’affliger !

Doraste a pris le temps des dépits d’Angélique.

ALIDOR

Après ?

CLEANDRE

Après cela tu veux que je m’explique ?

ALIDOR

Qu’en a-t-il obtenu ?

CLEANDRE

Par-delà son espoir ;

Il l’épouse demain, lui donne bal ce soir,

Juge, juge par là si mon mal est extrême.

ALIDOR

En es-tu bien certain ?

CLEANDRE

J’ai tout su de lui-même.

ALIDOR

Que je serais heureux si je ne t’aimais point !

Ton malheur aurait mis mon bonheur à son point ;

La prison d’Angélique aurait rompu la mienne.

Quelque empire sur moi que son visage obtienne,

Ma passion fût morte avec sa liberté ;

Et trop vain pour souffrir qu’en sa captivité

Les restes d’un rival m’eussent enchaîné l’âme,

Les feux de son hymen auraient éteint ma flamme.

Pour forcer sa colère à de si doux effets,

Quels efforts, cher ami, ne me suis-je point faits !

Malgré tout mon amour, prendre un orgueil farouche,

L’adorer dans le cœur, et l’outrager de bouche ;

J’ai souffert ce supplice, et me suis feint léger,

De honte et de dépit de ne pouvoir changer.

Et je vois, près du but où je voulais prétendre,

Les fruits de mon travail n’être pas pour Cléandre !

À ces conditions mon bonheur me déplaît.

Je ne puis être heureux, si Cléandre ne l’est.

Ce que je t’ai promis ne peut être à personne ;

Il faut que je périsse, ou que je te le donne.

J’aurais trop de moyens de te garder ma foi ;

Et malgré les destins Angélique est à toi.

CLEANDRE

Ne trouble point pour moi le repos de ton âme ;

Il t’en coûterait trop pour avancer ma flamme.

Sans que ton amitié fasse un second effort,

Voici de qui j’aurai ma maîtresse ou la mort.

Si Doraste a du cœur, il faut qu’il la défende,

Et que l’épée au poing il la gagne ou la rende.

ALIDOR

Simple ! par le chemin que tu penses tenir,

Tu la lui peux ôter, mais non pas l’obtenir.

La suite des duels ne fut jamais plaisante:

C’était, ces jours passés, ce que disait Théante.

Je veux prendre un moyen et plus court et plus seur,

Et sans aucun péril t’en rendre possesseur.

Va-t’en donc, et me laisse auprès de ta maîtresse

De mon reste d’amour faire jouer l’adresse.

CLEANDRE

Cher ami…

ALIDOR

Va-t’en, dis-je, et par tes compliments

Cesse de t’opposer à tes contentements ;

Désormais en ces lieux tu ne fais que me nuire.

CLEANDRE

Je vais donc te laisser ma fortune à conduire.

Adieu. Puissé-je avoir les moyens à mon tour

De faire autant pour toi que toi pour mon amour !

ALIDOR
seul

Que pour ton amitié je vais souffrir de peine !

Déjà presque échappé, je rentre dans ma chaîne.

Il faut encore un coup, m’exposant à ses yeux,

Reprendre de l’amour, afin d’en donner mieux.

Mais reprendre un amour dont je veux me défaire,

Qu’est-ce qu’à mes desseins un chemin tout contraire ?

Allons-y toutefois, puisque je l’ai promis:

Et que la peine est douce à qui sert ses amis.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène V

ANGELIQUE
dans son cabinet

Quel malheur partout m’accompagne !

Qu’un indiscret hymen me venge à mes dépens !

Que de pleurs en vain je répands,

Moins pour ce que je perds que pour ce que je gagne !

L’un m’est plus doux que l’autre, et j’ai moins de tourment

Du crime d’Alidor que de son châtiment.

Ce traître alluma donc ma flamme !

Je puis donc consentir à ces tristes accords !

Hélas ! par quelques vains efforts

Que je me fasse jour jusqu’au fond de mon âme,

J’y trouve seulement, afin de me punir,

Le dépit du passé, l’horreur de l’avenir.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène VI

ANGELIQUE & ALIDOR

ANGELIQUE

Où viens-tu, déloyal ? avec quelle impudence

Oses-tu redoubler mes maux par ta présence ?

Qui te donne le front de surprendre mes pleurs ?

Cherches-tu de la joie à même mes douleurs ?

Et peux-tu conserver une âme assez hardie

Pour voir ce qu’à mon cœur coûte ta perfidie ?

Après que tu m’as fait un insolent aveu

De n’avoir plus pour moi ni de foi ni de feu,

Tu te mets à genoux, et tu veux, misérable,

Que ton feint repentir m’en donne un véritable ?

Va, va, n’espère rien de tes submissions ;

Porte-les à l’objet de tes affections ;

Ne me présente plus les traits qui m’ont déçue ;

N’attaque point mon cœur en me blessant la vue.

Penses-tu que je sois, après ton changement,

Ou sans ressouvenir, ou sans ressentiment ?

S’il te souvient encor de ton brutal caprice,

Dis-moi, que viens-tu faire au lieu de ton supplice ?

Garde un exil si cher à tes légèretés.

Je ne veux plus savoir de toi mes vérités.

Quoi ! tu ne me dis mot ! Crois-tu que ton silence

Puisse de tes discours réparer l’insolence ?

Des pleurs effacent-ils un mépris si cuisant ?

Et ne t’en dédis-tu, traître, qu’en te taisant ?

Pour triompher de moi veux-tu, pour toutes armes,

Employer des soupirs et de muettes larmes ?

Sur notre amour passé c’est trop te confier ;

Du moins dis quelque chose à te justifier ;

Demande le pardon que tes regards m’arrachent ;

Explique leurs discours, dis-moi ce qu’ils me cachent.

Que mon courroux est faible ! et que leurs traits puissants

Rendent des criminels aisément innocents !

Je n’y puis résister, quelque effort que je fasse ;

Et de peur de me rendre, il faut quitter la place.

Alidor la retient, comme elle veut s’en aller.

Quoi ! votre amour renaît, et vous m’abandonnez !

C’est bien là me punir quand vous me pardonnez.

Je sais ce que j’ai fait, et qu’après tant d’audace

Je ne mérite pas de jouir de ma grâce ;

Mais demeurez du moins, tant que vous ayez su

Que par un feint mépris votre amour fut déçu,

Que je vous fus fidèle en dépit de ma lettre ;

Qu’en vos mains seulement on la devait remettre ;

Que mon dessein n’allait qu’à voir vos mouvements

Et juger de vos feux par vos ressentiments.

Dites, quand je la vis entre vos mains remise,

Changeai-je de couleur ? eus-je quelque surprise ?

Ma parole plus ferme et mon port assuré

Ne vous montraient-ils pas un esprit préparé ?

Que Clarine vous die, à la première vue,

Si jamais de mon change elle s’est aperçue.

Ce mauvais compliment flattait mal ses appas ;

Il vous faisait outrage, et ne l’obligeait pas ;

Et ses termes piquants, mal conçus pour lui plaire,

Au lieu de son amour, cherchaient votre colère.

ANGELIQUE

Cesse de m’éclaircir sur ce triste secret ;

En te montrant fidèle, il accroît mon regret:

Je perds moins, si je crois ne perdre qu’un volage,

Et je ne puis sortir d’erreur qu’à mon dommage.

Que me sert de savoir que tes vœux sont constants ?

Que te sert d’être aimé, quand il n’en est plus temps ?

ALIDOR

Aussi je ne viens pas pour regagner votre âme:

Préférez-moi Doraste, et devenez sa femme.

Je vous viens, par ma mort, en donner le pouvoir:

Moi vivant, votre foi ne le peut recevoir.

Elle m’est engagée, et quoi que l’on vous die,

Sans crime elle ne peut durer moins que ma vie.

Mais voici qui vous rend l’une et l’autre à la fois.

ANGELIQUE

Ah ! ce cruel discours me réduit aux abois.

Ma colère a rendu ma perte inévitable,

Et je déteste en vain ma faute irréparable.

ALIDOR

Si vous avez du cœur, on la peut réparer.

ANGELIQUE

On nous doit dès demain pour jamais séparer.

Que puis-je à de tels maux appliquer pour remède ?

ALIDOR

Ce qu’ordonne l’amour aux âmes qu’il possède.

Si vous m’aimez encor, vous saurez dès ce soir

Rompre les noirs effets d’un juste désespoir.

Quittez avec le bal vos malheurs pour me suivre,

Ou soudain à vos yeux je vais cesser de vivre.

Mettrez-vous en ma mort votre contentement ?

ANGELIQUE

Non ; mais que dira-t-on d’un tel emportement ?

ALIDOR

Est-ce là donc le prix de vous avoir servie ?

Il y va de votre heur, il y va de ma vie ;

Et vous vous arrêtez à ce qu’on en dira !

Mais faites désormais tout ce qu’il vous plaira:

Puisque vous consentez plutôt à vos supplices

Qu’à l’unique moyen de payer mes services,

Ma mort va me venger de votre peu d’amour ;

Si vous n’êtes à moi, je ne veux plus du jour.

ANGELIQUE

Retiens ce coup fatal ; me voilà résolue:

Use sur tout mon cœur de puissance absolue:

Puisqu’il est tout à toi, tu peux tout commander ;

Et contre nos malheurs j’ose tout hasarder.

Cet éclat du dehors n’a rien qui m’embarrasse ;

Mon honneur seulement te demande une grâce ;

Accorde à ma pudeur que deux mots de ta main

Puissent justifier ma fuite et ton dessein ;

Que mes parents surpris trouvent ici ce gage

Qui les rende assurés d’un heureux mariage,

Et que je sauve ainsi ma réputation

Par la sincérité de ton intention.

Ma faute en sera moindre, et mon trop de constance

Paraîtra seulement fuir une violence.

ALIDOR

Enfin par ce dessein vous me ressuscitez:

Agissez pleinement dessus mes volontés.

J’avais pour votre honneur la même inquiétude,

Et ne pourrais d’ailleurs qu’avec ingratitude,

Voyant ce que pour moi votre flamme résout,

Dénier quelque chose à qui m’accorde tout.

Donnez-moi ; sur-le-champ je vous veux satisfaire.

ANGELIQUE

Il vaut mieux que l’effet à tantôt se diffère.

Je manque ici de tout, et j’ai le cœur transi

De crainte que quelqu’un ne te découvre ici.

Mon dessein généreux fait naître cette crainte ;

Depuis qu’il est formé, j’en ai senti l’atteinte.

Quitte-moi, je te prie, et coule-toi sans bruit.

ALIDOR

Puisque vous le voulez, adieu, jusqu’à minuit.

Alidor s’en va, et Angélique continue

ANGELIQUE

Que promets-tu, pauvre aveuglée ?

À quoi t’engage ici ta folle passion ?

Et de quelle indiscrétion

Ne s’accompagne point ton ardeur déréglée ?

Tu cours à ta ruine, et vas tout hasarder

Sur la foi d’un amant qui n’en saurait garder.

Je me trompe, il n’est point volage:

J’ai vu sa fermeté, j’en ai cru ses soupirs ;

Et si je flatte mes désirs,

Une si douce erreur n’est qu’à mon avantage.

Me manquât-il de foi, je la lui dois garder,

Et pour perdre Doraste il faut tout hasarder.

Alidor, sortant de la porte d’Angélique, et repassant sur le théâtre.

Cléandre, elle est à toi ; j’ai fléchi son courage.

Que ne peut l’artifice, et le fard du langage ?

Et si pour un ami ces effets je produis,

Lorsque j’agis pour moi, qu’est-ce que je ne puis ?

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène VII

PHYLIS

Alidor à mes yeux sort de chez Angélique,

Comme s’il y gardait encor quelque pratique ;

Et même, à son visage, il semble assez content.

Aurait-il regagné cet esprit inconstant ?

Oh ! qu’il ferait bon voir que cette humeur volage

Deux fois en moins d’une heure eût changé de courage !

Que mon frère en tiendrait, s’ils s’étaient mis d’accord !

Il faut qu’à le savoir je fasse mon effort.

Ce soir, je sonderai les secrets de son âme ;

Et si son entretien ne me trahit sa flamme,

J’aurai l’oeil de si près dessus ses actions,

Que je m’éclaircirai de ses intentions.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène VIII

PHYLIS & LYSIS

PHYLIS

Quoi ? Lysis, ta retraite est de peu de durée !

LYSIS

L’heure de mon congé n’est qu’à peine expirée ;

Mais vous voyant ici sans frère et sans amant…

PHYLIS

N’en présume pas mieux pour ton contentement.

LYSIS

Et d’où vient à Phylis une humeur si nouvelle ?

PHYLIS

Vois-tu, je ne sais quoi me brouille la cervelle.

Va, ne me conte rien de ton affection ;

Elle en aurait fort peu de satisfaction.

LYSIS

Cependant sans parler il faut que je soupire ?

PHYLIS

Réserve pour le bal ce que tu me veux dire.

LYSIS

Le bal, où le tient-on ?

PHYLIS

Là-dedans.

LYSIS

Il suffit ;

De votre bon avis je ferai mon profit.

******

LA PLACE ROYALE ACTE III

LA PLACE ROYALE ACTE II CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE II CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
la-place-royale-corneille






     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

ACTE II

LA PLACE ROYALE ACTE II

***

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène première

ANGELIQUE & POLYMAS

ANGELIQUE
tenant une lettre ouverte

De cette trahison ton maître est donc l’auteur ?

POLYMAS

Assez imprudemment il m’en fait le porteur.

Comme il se rend par là digne qu’on le prévienne,

Je veux bien en faire une en haine de la sienne ;

Et mon devoir, mal propre à de si lâches coups,

Manque aussitôt vers lui que son amour vers vous.

ANGELIQUE

Contre ce que je vois le mien encor s’obstine.

Qu’Alidor ait écrit cette lettre à Clarine !

Et qu’ainsi d’Angélique il se voulût jouer !

POLYMAS

Il n’aura pas le front de le désavouer.

Opposez-lui ces traits, battez-le de ses armes ;

Pour s’en pouvoir défendre il lui faudrait des charmes ;

Mais surtout cachez-lui ce que je fais pour vous,

Et ne m’exposez point aux traits de son courroux ;

Que je vous puisse encor trahir son artifice,

Et pour mieux vous servir, rester à son service.

ANGELIQUE

Rien ne m’échappera qui te puisse toucher ;

Je sais ce qu’il faut dire, et ce qu’il faut cacher.

POLYMAS

Feignez d’avoir reçu ce billet de Clarine,

Et que…

ANGELIQUE

Ne m’instruis point, et va, qu’il ne devine.

POLYMAS

Mais…

ANGELIQUE

Ne réplique plus, et va-t’en.

POLYMAS

J’obéis.

ANGELIQUE
Seule

Mes feux, il est donc vrai que l’on vous a trahis ?

Et ceux dont Alidor montrait son âme atteinte

Ne sont plus que fumée, ou n’étaient qu’une feinte ?

Que la foi des amants est un gage pipeur !

Que leurs serments sont vains, et notre espoir trompeur !

Qu’on est peu dans leur cœur pour être dans leur bouche !

Et que malaisément on sait ce qui les touche !

Mais voici l’infidèle. Ah ! qu’il se contraint bien !

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène II

ALIDOR & ANGELIQUE

ALIDOR

Puis-je avoir un moment de ton cher entretien ?

Mais j’appelle un moment, de même qu’une année

Passe entre deux amants pour moins qu’une journée.

ANGELIQUE

Avec de tels discours oses-tu m’aborder,

Perfide, et sans rougir peux-tu me regarder ?

As-tu cru que le ciel consentît à ma perte,

Jusqu’à souffrir encor ta lâcheté couverte ?

Apprends, perfide, apprends que je suis hors d’erreur ;

Tes yeux ne me sont plus que des objets d’horreur.

Je ne suis plus charmée ; et mon âme, plus saine,

N’eût jamais tant d’amour qu’elle a pour toi de haine.

ALIDOR

Voilà me recevoir avec des compliments

Qui seraient pour tout autre un peu moins que charmants.

Quel en est le sujet ?

ANGELIQUE

Le sujet ? lis, parjure ;

Et puis accuse-moi de te faire une injure !

ALIDOR
lit la lettre entre les mains d’Angélique.
Lettre supposée d’Alidor à Clarine.

Clarine, je suis tout à vous ;

Ma liberté vous rend les armes:

Angélique n’a point de charmes

Pour me défendre de vos coups ;

Ce n’est qu’une idole mouvante ;

Ses yeux sont sans vigueur, sa bouche sans appas:

Alors que je l’aimais, je ne la connus pas ;

Et de quelques attraits que ce monde vous vante,

Vous devez mes affections

Autant à ses défauts qu’à vos perfections.

ANGELIQUE

Eh bien, ta perfidie est-elle en évidence ?

ALIDOR

Est-ce là tant de quoi ?

ANGELIQUE

Tant de quoi ? l’impudence !

Après mille serments il me manque de foi,

Et me demande encor si c’est là tant de quoi !

Change, si tu le veux ; je n’y perds qu’un volage:

Mais en m’abandonnant, laisse en paix mon visage ;

Oublie avec ta foi ce que j’ai de défauts ;

N’établis point tes feux sur le peu que je vaux ;

Fais que, sans m’y mêler, ton compliment s’explique,

Et ne le grossis point du mépris d’Angélique.

ALIDOR

Deux mots de vérité vous mettent bien aux champs.

ANGELIQUE

Ciel, tu ne punis point des hommes si méchants !

Ce traître vit encore, il me voit, il respire,

Il m’affronte, il l’avoue, il rit quand je soupire.

ALIDOR

Vraiment le ciel a tort de ne vous pas donner,

Lorsque vous tempêtez, sa foudre à gouverner ;

Il devrait avec vous être d’intelligence.

ANGELIQUE
déchire la lettre et en jette les morceaux,

et ALIDOR
continue

Le digne et grand objet d’une haute vengeance !

Vous traitez du papier avec trop de rigueur.

ANGELIQUE

Que n’en puis-je autant faire à ton perfide cœur !

ALIDOR

Qui ne vous flatte point puissamment vous irrite.

Pour dire franchement votre peu de mérite,

Commet-on des forfaits si grands et si nouveaux

Qu’on doive tout à l’heure être mis en morceaux ?

Si ce crime autrement ne saurait se remettre,

Il lui présente aux yeux un miroir qu’elle porte à sa ceinture

Cassez ; ceci vous dit encor pis que ma lettre.

ANGELIQUE

S’il me dit mes défauts autant ou plus que toi,

Déloyal, pour le moins il n’en dit rien qu’à moi:

C’est dedans son cristal que je les étudie ;

Mais après il s’en tait, et moi j’y remédie.

Il m’en donne un avis sans me les reprocher,

Et, me les découvrant, il m’aide à les cacher.

ALIDOR

Vous êtes en colère, et vous dites des pointes ?

Ne présumiez-vous point que j’irais, à mains jointes,

Les yeux enflés de pleurs et le cœur de soupirs,

Vous faire offre à genoux de mille repentirs ?

Que vous êtes à plaindre, étant si fort déçue !

ANGELIQUE

Insolent ! ôte-toi pour jamais de ma vue.

ALIDOR

Me défendre vos yeux après mon changement,

Appelez-vous cela du nom de châtiment ?

Ce n’est que me bannir du lieu de mon supplice ;

Et ce commandement est si plein de justice,

Que, bien que je renonce à vivre sous vos lois,

Je vais vous obéir pour la dernière fois.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène III

ANGELIQUE

Commandement honteux, où ton obéissance

N’est qu’un signe trop clair de mon peu de puissance,

Où ton bannissement a pour toi des appas,

Et me devient cruel de ne te l’être pas !

À quoi se résoudra désormais ma colère,

Si ta punition te tient lieu de salaire ?

Que mon pouvoir me nuit ! et qu’il m’est cher vendu !

Voilà ce que me vaut d’avoir trop attendu:

Je devais prévenir ton outrageux caprice ;

Mon bonheur dépendait de te faire injustice.

Je chasse un fugitif avec trop de raison,

Et lui donne les champs quand il rompt sa prison.

Ah ! que n’ai-je eu des bras à suivre mon courage !

Qu’il m’eût bien autrement réparé cet outrage !

Que j’eusse retranché de ses propos railleurs !

Le traître n’eût jamais porté son cœur ailleurs ;

Puisqu’il m’était donné, je m’en fusse saisie ;

Et sans prendre conseil que de ma jalousie,

Puisqu’un autre portrait en efface le mien,

Cent coups auraient chassé ce voleur de mon bien.

Vains projets, vains discours, vaine et fausse allégeance !

Et mes bras et son cœur manquent à ma vengeance !

Ciel, qui m’en vois donner de si justes sujets,

Donne-m’en des moyens, donne-m’en des objets.

Où me dois-je adresser ? qui doit porter sa peine ?

Qui doit à son défaut m’éprouver inhumaine ?

De mille désespoirs mon cœur est assailli ;

Je suis seule punie, et je n’ai point failli.

Mais j’ose faire au ciel une injuste querelle ;

Je n’ai que trop failli d’aimer un infidèle,

De recevoir un traître, un ingrat, sous ma loi,

Et trouver du mérite en qui manquait de foi.

Ciel, encore une fois, écoute mon envie:

Ote-m’en la mémoire, ou le prive de vie ;

Fais que de mon esprit je puisse le bannir,

Ou ne l’avoir que mort dedans mon souvenir !

Que je m’anime en vain contre un objet aimable !

Tout criminel qu’il est, il me semble adorable ;

Et mes souhaits, qu’étouffe un soudain repentir,

En demandant sa mort n’y sauraient consentir.

Restes impertinents d’une flamme insensée,

Ennemis de mon heur, sortez de ma pensée,

Ou si vous m’en peignez encore quelques traits,

Laissez là ses vertus, peignez-moi ses forfaits.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène IV

ANGELIQUE & PHYLIS

ANGELIQUE

Le croirais-tu, Phylis ? Alidor m’abandonne.

PHYLIS

Pourquoi non ? Je n’y vois rien du tout qui m’étonne,

Rien qui ne soit possible, et de plus fort commun.

La constance est un bien qu’on ne voit en pas un.

Tout change sous les cieux, mais partout bon remède.

ANGELIQUE

Le ciel n’en a point fait au mal qui me possède.

PHYLIS

Choisis de mes amants, sans t’affliger si fort,

Et n’appréhende pas de me faire grand tort ;

J’en pourrais, au besoin, fournir toute la ville,

Qu’il m’en demeurerait encor plus de deux mille.

ANGELIQUE

Tu me ferais mourir avec de tels propos ;

Ah ! laisse-moi plutôt soupirer en repos,

Ma sœur.

PHYLIS

Plût au bon Dieu que tu voulusses l’être !

ANGELIQUE

Eh quoi ! tu ris encor ! C’est bien faire paraître…

PHYLIS

Que je ne saurais voir d’un visage affligé

Ta cruauté punie, et mon frère vengé.

Après tout, je connais quelle est ta maladie:

Tu vois comme Alidor est plein de perfidie ;

Mais je mets dans deux jours ma tête à l’abandon

Au cas qu’un repentir n’obtienne son pardon.

ANGELIQUE

Après que cet ingrat me quitte pour Clarine ?

PHYLIS

De le garder longtemps elle n’a pas la mine ;

Et j’estime si peu ces nouvelles amours,

Que je te pleige encor son retour dans deux jours ;

Et lors ne pense pas, quoi que tu te proposes,

Que de tes volontés devant lui tu disposes.

Prépare tes dédains, arme-toi de rigueur,

Une larme, un soupir te percera le cœur ;

Et je serai ravie alors de voir vos flammes

Brûler mieux que devant, et rejoindre vos âmes.

Mais j’en crains un succès à ta confusion:

Qui change une fois change à toute occasion ;

Et nous verrons toujours, si Dieu le laisse vivre,

Un change, un repentir, un pardon, s’entre-suivre.

Ce dernier est souvent l’amorce d’un forfait,

Et l’on cesse de craindre un courroux sans effet.

ANGELIQUE

Sa faute a trop d’excès pour être rémissible,

Ma sœur ; je ne suis pas de la sorte insensible:

Et si je présumais que mon trop de bonté

Pût jamais se résoudre à cette lâcheté,

Qu’un si honteux pardon pût suivre cette offense,

J’en préviendrais le coup, m’en ôtant la puissance.

Adieu: dans la colère où je suis aujourd’hui,

J’accepterais plutôt un barbare que lui.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène V

PHYLIS & DORASTE

PHYLIS

Il faut donc se hâter qu’elle ne refroidisse.

Elle frappe du pied à la porte de son logis et fait sortir son frère

Frère, quelque inconnu t’a fait un bon office:

Il ne tiendra qu’à toi d’être un second Médor ;

On a fait qu’Angélique…

DORASTE

Eh bien ?

PHYLIS

Hait Alidor.

DORASTE

Elle hait Alidor ! Angélique !

PHYLIS

Angélique.

DORASTE

D’où lui vient cette humeur ? qui les a mis en pique ?

PHYLIS

Si tu prends bien ton temps, il y fait bon pour toi.

Va, ne t’amuse point à savoir le pourquoi ;

Parle au père d’abord ; tu sais qu’il te souhaite ;

Et s’il ne s’en dédit, tiens l’affaire pour faite.

DORASTE

Bien qu’un si bon avis ne soit à mépriser,

Je crains…

PHYLIS

Lysis m’aborde, et tu me veux causer !

Entre chez Angélique, et pousse ta fortune:

Quand je vois un amant, un frère m’importune.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène VI

LYSIS & PHYLIS

LYSIS

Comme vous le chassez !

PHYLIS

Qu’eût-il fait avec nous ?

Mon entretien sans lui te semblera plus doux ;

Tu pourras t’expliquer avec moins de contrainte,

Me conter de quels feux tu te sens l’âme atteinte,

Et ce que tu croiras propre à te soulager.

Regarde maintenant si je sais t’obliger.

LYSIS

Cette obligation serait bien plus extrême,

Si vous vouliez traiter tous mes rivaux de même ;

Et vous feriez bien plus pour mon contentement,

De souffrir avec vous vingt frères qu’un amant.

PHYLIS

Nous sommes donc, Lysis, d’une humeur bien contraire:

J’y souffrirais plutôt cinquante amants qu’un frère ;

Et puisque nos esprits ont si peu de rapport,

Je m’étonne comment nous nous aimons si fort.

LYSIS

Vous êtes ma maîtresse, et mes flammes discrètes

Doivent un tel respect aux lois que vous me faites,

Que pour leur obéir mes sentiments domptés

N’osent plus se régler que sur vos volontés.

PHYLIS

J’aime des serviteurs qui pour une maîtresse

Souffrent ce qui leur nuit, aiment ce qui les blesse.

Si tu vois quelque jour tes feux récompensés,

Souviens-toi… Qu’est-ce-ci ? Cléandre, vous passez ?

Cléandre va pour entrer chez Angélique, et Phylis l’arrête

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène VII

CLEANDRE, PHYLIS & LYSIS

CLEANDRE

Il me faut bien passer, puisque la place est prise.

PHYLIS

Venez ; cette raison est de mauvaise mise.

D’un million d’amants je puis flatter les vœux,

Et n’aurais pas l’esprit d’en entretenir deux ?

Sortez de cette erreur, et souffrant ce partage,

Ne faites pas ici l’entendu davantage.

CLEANDRE

Le moyen que je sois insensible à ce point ?

PHYLIS

Quoi ! pour l’entretenir, ne vous aimé-je point ?

CLEANDRE

Encor que votre ardeur à la mienne réponde,

Je ne veux plus d’un bien commun à tout le monde.

PHYLIS

Si vous nommez ma flamme un bien commun à tous,

Je n’aime, pour le moins, personne plus que vous ;

Cela vous doit suffire.

CLEANDRE

Oui bien, à des volages

Qui peuvent en un jour adorer cent visages ;

Mais ceux dont un objet possède tous les soins,

Se donnant tous entiers, n’en méritent pas moins.

PHYLIS

De vrai, si vous valiez beaucoup plus que les autres,

Je devrais dédaigner leurs vœux auprès des vôtres ;

Mais mille aussi bien faits ne sont pas mieux traités,

Et ne murmurent point contre mes volontés.

Est-ce à moi, s’il vous plaît, de vivre à votre mode ?

Votre amour, en ce cas, serait fort incommode:

Loin de la recevoir, vous me feriez la loi.

Qui m’aime de la sorte, il s’aime, et non pas moi.

LYSIS
à Cléandre

Persiste en ton humeur, je te prie, et conseille

À tous nos concurrents d’en prendre une pareille.

CLEANDRE

Tu seras bientôt seul, s’ils veulent m’imiter.

Quoi donc ! c’est tout de bon que tu me veux quitter ?

Tu ne dis mot, rêveur, et pour toute réplique,

Tu tournes tes regards du côté d’Angélique:

Est-elle donc l’objet de tes légèretés ?

Veux-tu faire d’un coup deux infidélités,

Et que dans mon offense Alidor s’intéresse ?

Cléandre, c’est assez de trahir ta maîtresse ;

Dans ta nouvelle flamme épargne tes amis,

Et ne l’adresse point en lieu qui soit promis.

De la part d’Alidor je vais voir cette belle ;

Laisse-m’en avec lui démêler la querelle,

Et ne t’informe point de mes intentions.

PHYLIS

Puisqu’il me faut résoudre en mes afflictions,

Et que pour te garder j’ai trop peu de mérite,

Du moins, avant l’adieu, demeurons quitte à quitte ;

Que ce que j’ai du tien je te le rende ici:

Tu m’as offert des vœux, que je t’en offre aussi,

Et faisons entre nous toutes choses égales.

LYSIS

Et moi, durant ce temps, je garderai les balles ?

PHYLIS

Je te donne congé d’une heure, si tu veux.

LYSIS

Je l’accepte, au hasard de le prendre pour deux.

PHYLIS

Pour deux, pour quatre, soit ; ne crains pas qu’il m’ennuie.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène VIII

CLEANDRE & PHYLIS

PHYLIS
arrête Cléandre, qui tâche de s’échapper pour entrer chez Angélique

Mais je ne consens pas cependant qu’on me fuie ;

Tu perds temps d’y tâcher, si tu n’as mon congé.

Inhumain ! est-ce ainsi que je t’ai négligé ?

Quand tu m’offrais des vœux, prenais-je ainsi la fuite,

Et rends-tu la pareille à ma juste poursuite ?

Avec tant de douceur tu te vis écouter,

Et tu tournes le dos quand je t’en veux conter !

CLEANDRE

Va te jouer d’un autre avec tes railleries ;

J’ai l’oreille mal faite à ces galanteries:

Ou cesse de m’aimer, ou n’aime plus que moi.

PHYLIS

Je ne t’impose pas une si dure loi ;

Avec moi, si tu veux, aime toute la terre,

Sans craindre que jamais je t’en fasse la guerre.

Je reconnais assez mes imperfections ;

Et quelque part que j’aie en tes affections,

C’est encor trop pour moi ; seulement ne rejette

La parfaite amitié d’une fille imparfaite.

CLEANDRE

Qui te rend obstinée à me persécuter ?

PHYLIS

Qui te rend si cruel que de me rebuter ?

CLEANDRE

Il faut que de tes mains un adieu me délivre.

PHYLIS

Si tu sais t’en aller, je saurai bien te suivre ;

Et quelque occasion qui t’amène en ces lieux,

Tu ne lui diras pas grand secret à mes yeux.

Je suis plus incommode encor qu’il ne te semble.

Parlons plutôt d’accord, et composons ensemble.

Hier un peintre excellent m’apporta mon portrait:

Tandis qu’il t’en demeure encore quelque trait,

Qu’encor tu me connais, et que de ta pensée

Mon image n’est pas tout à fait effacée,

Ne m’en refuse point ton petit jugement.

CLEANDRE

Je le tiens pour bien fait.

PHYLIS

Plains-tu tant un moment ?

Et m’attachant à toi, si je te désespère,

À ce prix trouves-tu ta liberté trop chère ?

CLEANDRE

Allons, puisque autrement je ne te puis quitter,

À tel prix que ce soit il me faut racheter.

********

LA PLACE ROYALE ACTE II CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE I CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE I CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
la-place-royale-corneille






     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

ACTE I

LA PLACE ROYALE ACTE I

***

 

ACTE PREMIER
Scène première

PHYLIS & ANGELIQUE

ANGELIQUE

Ton frère, je l’avoue, a beaucoup de mérite ;

Mais souffre qu’envers lui cet éloge m’acquitte,

Et ne m’entretiens plus des feux qu’il a pour moi.

PHYLIS

C’est me vouloir prescrire une trop dure loi.

Puis-je, sans étouffer la voix de la nature,

Dénier mon secours aux tourments qu’il endure ?

Quoi ! tu m’aimes, il meurt, et tu peux le guérir ;

Et sans t’importuner je le verrais périr !

Ne me diras-tu point que j’ai tort de le plaindre ?

ANGELIQUE

C’est un mal bien léger qu’un feu qu’on peut éteindre.

PHYLIS

Je sais qu’il le devrait ; mais avec tant d’appas,

Le moyen qu’il te voie et ne t’adore pas ?

Ses yeux ne souffrent point que son cœur soit de glace ;

On ne pourrait aussi m’y résoudre, en sa place ;

Et tes regards, sur moi plus forts que tes mépris,

Te sauraient conserver ce que tu m’aurais pris.

ANGELIQUE

S’il veut garder encor cette humeur obstinée,

Je puis bien m’empêcher d’en être importunée ;

Feindre un peu de migraine, ou me faire celer,

C’est un moyen bien court de ne lui plus parler:

Mais ce qui m’en déplaît, et qui me désespère,

C’est de perdre la sœur pour éviter le frère,

Et me violenter à fuir ton entretien,

Puisque te voir encor c’est m’exposer au sien.

Du moins, s’il faut quitter cette douce pratique,

Ne mets point en oubli l’amitié d’Angélique,

Et crois que ses effets auront leur premier cours

Aussitôt que ton frère aura d’autres amours.

PHYLIS

Tu vis d’un air étrange, et presque insupportable.

ANGELIQUE

Que toi-même pourtant dois trouver équitable ;

Mais la raison sur toi ne saurait l’emporter ;

Dans l’intérêt d’un frère on ne peut l’écouter.

PHYLIS

Et par quelle raison négliger son martyre ?

ANGELIQUE

Vois-tu, j’aime Alidor, et c’est assez te dire.

Le reste des mortels pourrait m’offrir des vœux,

Je suis aveugle, sourde, insensible pour eux ;

La pitié de leurs maux ne peut toucher mon âme

Que par des sentiments dérobés à ma flamme.

On ne doit point avoir des amants par quartier ;

Alidor a mon cœur, et l’aura tout entier ;

En aimer deux, c’est être à tous deux infidèle.

PHYLIS

Qu’Alidor seul te rende à tout autre cruelle,

C’est avoir pour le reste un cœur trop endurci.

ANGELIQUE

Pour aimer comme il faut, il faut aimer ainsi.

PHYLIS

Dans l’obstination où je te vois réduite,

J’admire ton amour, et ris de ta conduite.

Fasse état qui voudra de ta fidélité,

Je ne me pique point de cette vanité ;

Et l’exemple d’autrui m’a trop fait reconnaître

Qu’au lieu d’un serviteur c’est accepter un maître.

Quand on n’en souffre qu’un, qu’on ne pense qu’à lui,

Tous autres entretiens nous donnent de l’ennui,

Il nous faut de tout point vivre à sa fantaisie,

Souffrir de son humeur, craindre sa jalousie,

Et de peur que le temps n’emporte ses ferveurs,

Le combler chaque jour de nouvelles faveurs:

Notre âme, s’il s’éloigne, est chagrine, abattue ;

Sa mort nous désespère, et son change nous tue.

Et de quelque douceur que nos feux soient suivis,

On dispose de nous sans prendre notre avis ;

C’est rarement qu’un père à nos goûts s’accommode ;

Et lors, juge quels fruits on a de ta méthode.

Pour moi, j’aime un chacun, et sans rien négliger,

Le premier qui m’en conte a de quoi m’engager:

Ainsi tout contribue à ma bonne fortune ;

Tout le monde me plaît et rien ne m’importune.

De mille que je rends l’un de l’autre jaloux,

Mon cœur n’est à pas un, et se promet à tous ;

Ainsi tous à l’envi s’efforcent à me plaire ;

Tous vivent d’espérance, et briguent leur salaire ;

L’éloignement d’aucun ne saurait m’affliger,

Mille encore présents m’empêchent d’y songer.

Je n’en crains point la mort, je n’en crains point le change

Un monde m’en console aussitôt, ou m’en venge.

Le moyen que de tant et de si différents

Quelqu’un n’ait assez d’heur pour plaire à mes parents ?

Et si quelque inconnu m’obtient d’eux pour maîtresse,

Ne crois pas que j’en tombe en profonde tristesse ;

Il aura quelques traits de tant que je chéris,

Et je puis avec joie accepter tous maris.

ANGELIQUE

Voilà fort plaisamment tailler cette matière,

Et donner à ta langue une libre carrière ;

Ce grand flux de raisons dont tu viens m’attaquer

Est bon à faire rire, et non à pratiquer.

Simple ! tu ne sais pas ce que c’est que tu blâmes,

Et ce qu’a de douceurs l’union de deux âmes ;

Tu n’éprouvas jamais de quels contentements

Se nourrissent les feux des fidèles amants.

Qui peut en avoir mille en est plus estimée ;

Mais qui les aime tous de pas un n’est aimée ;

Elle voit leur amour soudain se dissiper.

Qui veut tout retenir laisse tout échapper.

PHYLIS

Défais-toi, défais-toi de tes fausses maximes ;

Ou si ces vieux abus te semblent légitimes,

Si le seul Alidor te plaît dessous les cieux,

Conserve-lui ton cœur, mais partage tes yeux:

De mon frère par là soulage un peu les plaies ;

Accorde un faux remède à des douleurs si vraies ;

Feins, déguise avec lui, trompe-le par pitié,

Ou du moins par vengeance et par inimitié.

ANGELIQUE

Le beau prix qu’il aurait de m’avoir tant chérie,

Si je ne le payais que d’une tromperie !

Pour salaire des maux qu’il endure en m’aimant,

Il aura qu’avec lui je vivrai franchement.

PHYLIS

Franchement, c’est-à-dire avec mille rudesses

Le mépriser, le fuir, et par quelques adresses

Qu’il tâche d’adoucir… Quoi, me quitter ainsi

Et sans me dire adieu ! le sujet ?

LA PLACE ROYALE ACTE I
Scène II

DORASTE, PHYLIS

DORASTE

Le voici.

Ma sœur, ne cherche plus une chose trouvée:

Sa fuite n’est l’effet que de mon arrivée ;

Ma présence la chasse, et son muet départ

A presque devancé son dédaigneux regard.

PHYLIS

Juge par là quels fruits produit mon entremise.

Je m’acquitte des mieux de la charge commise ;

Je te fais plus parfait mille fois que tu n’es:

Ton feu ne peut aller au point où je le mets ;

J’invente des raisons à combattre sa haine ;

Je blâme, flatte, prie, et perds toujours ma peine,

En grand péril d’y perdre encor son amitié,

Et d’être en tes malheurs avec toi de moitié.

DORASTE

Ah ! tu ris de mes maux.

PHYLIS

Que veux-tu que je fasse ?

Ris des miens, si jamais tu me vois en ta place.

Que serviraient mes pleurs ? Veux-tu qu’à tes tourments

J’ajoute la pitié de mes ressentiments ?

Après mille mépris qu’a reçus ta folie,

Tu n’es que trop chargé de ta mélancolie ;

Si j’y joignais la mienne, elle t’accablerait,

Et de mon déplaisir le tien redoublerait ;

Contraindre mon humeur me serait un supplice

Qui me rendrait moins propre à te faire service.

Vois-tu ? par tous moyens je te veux soulager ;

Mais j’ai bien plus d’esprit que de m’en affliger.

Il n’est point de douleur si forte en un courage

Qui ne perde sa force auprès de mon visage ;

C’est toujours de tes maux autant de rabattu:

Confesse, ont-ils encor le pouvoir qu’ils ont eu ?

Ne sens-tu point déjà ton âme un peu plus gaie ?

DORASTE

Tu me forces à rire en dépit que j’en aie.

Je souffre tout de toi, mais à condition

D’employer tous tes soins à mon affection.

Dis-moi par quelle ruse il faut…

PHYLIS

Rentrons, mon frère:

Un de mes amants vient, qui pourrait nous distraire.

LA PLACE ROYALE ACTE I
Scène III

CLEANDRE

Que je dois bien faire pitié

De souffrir les rigueurs d’un sort si tyrannique !

J’aime Alidor, j’aime Angélique ;

Mais l’amour cède à l’amitié,

Et jamais on n’a vu sous les lois d’une belle

D’amant si malheureux, ni d’ami si fidèle.

Ma bouche ignore mes désirs,

Et de peur de se voir trahi par imprudence,

Mon cœur n’a point de confidence

Avec mes yeux ni mes soupirs:

Tous mes vœux sont muets, et l’ardeur de ma flamme

S’enferme tout entière au-dedans de mon âme.

Je feins d’aimer en d’autres lieux ;

Et pour en quelque sorte alléger mon supplice,

Je porte du moins mon service

À celle qu’elle aime le mieux.

Phylis, à qui j’en conte, a beau faire la fine ;

Son plus charmant appas, c’est d’être sa voisine.

Esclave d’un oeil si puissant,

Jusque-là seulement me laisse aller ma chaîne,

Trop récompensé, dans ma peine,

D’un de ses regards en passant.

Je n’en veux à Phylis que pour voir Angélique,

Et mon feu, qui vient d’elle, auprès d’elle s’explique.

Ami, mieux aimé mille fois,

Faut-il, pour m’accabler de douleurs infinies,

Que nos volontés soient unies

Jusqu’à faire le même choix ?

Viens quereller mon cœur d’avoir tant de faiblesse

Que de se laisser prendre au même oeil qui te blesse.

Mais plutôt vois te préférer

À celle que le tien préfère à tout le monde,

Et ton amitié sans seconde

N’aura plus de quoi murmurer.

Ainsi je veux punir ma flamme déloyale ;

Ainsi…

LA PLACE ROYALE ACTE I
Scène IV

ALIDOR, CLEANDRE

ALIDOR

Te rencontrer dans la place Royale,

Solitaire, et si près de ta douce prison,

Montre bien que Phylis n’est pas à la maison.

CLEANDRE

Mais voir de ce côté ta démarche avancée

Montre bien qu’Angélique est fort dans ta pensée.

ALIDOR

Hélas ! c’est mon malheur ! son objet trop charmant,

Quoi que je puisse faire, y règne absolument.

CLEANDRE

De ce pouvoir peut-être elle use en inhumaine ?

ALIDOR

Rien moins, et c’est par là que redouble ma peine:

Ce n’est qu’en m’aimant trop qu’elle me fait mourir ;

Un moment de froideur, et je pourrais guérir ;

Une mauvaise œillade, un peu de jalousie,

Et j’en aurais soudain passé ma fantaisie:

Mais las ! elle est parfaite, et sa perfection

N’approche point encor de son affection ;

Point de refus pour moi, point d’heures inégales ;

Accablé de faveurs à mon repos fatales,

Sitôt qu’elle voit jour à d’innocents plaisirs,

Je vois qu’elle devine et prévient mes désirs ;

Et si j’ai des rivaux, sa dédaigneuse vue

Les désespère autant que son ardeur me tue.

CLEANDRE

Vit-on jamais amant de la sorte enflammé,

Qui se tînt malheureux pour être trop aimé ?

ALIDOR

Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ?

Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ?

Les règles que je suis ont un air tout divers ;

Je veux la liberté dans le milieu des fers.

Il ne faut point servir d’objet qui nous possède ;

Il ne faut point nourrir d’amour qui ne nous cède ;

Je le hais, s’il me force: et quand j’aime, je veux

Que de ma volonté dépendent tous mes vœux ;

Que mon feu m’obéisse, au lieu de me contraindre ;

Que je puisse à mon gré l’enflammer et l’éteindre,

Et toujours en état de disposer de moi,

Donner, quand il me plaît, et retirer ma foi.

Pour vivre de la sorte Angélique est trop belle:

Mes pensers ne sauraient m’entretenir que d’elle ;

Je sens de ses regards mes plaisirs se borner ;

Mes pas d’autre côté n’oseraient se tourner,

Et de tous mes soucis la liberté bannie

Me soumet en esclave à trop de tyrannie.

J’ai honte de souffrir les maux dont je me plains,

Et d’éprouver ses yeux plus forts que mes desseins.

Je n’ai que trop langui sous de si rudes gênes ;

À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes,

De crainte qu’un hymen, m’en ôtant le pouvoir,

Fît d’un amour par force un amour par devoir.

CLEANDRE

Crains-tu de posséder un objet qui te charme ?

ALIDOR

Ne parle point d’un nœud dont le seul nom m’alarme.

J’idolâtre Angélique: elle est belle aujourd’hui,

Mais sa beauté peut-elle autant durer que lui ?

Et pour peu qu’elle dure, aucun me peut-il dire

Si je pourrai l’aimer jusqu’à ce qu’elle expire ?

Du temps, qui change tout, les révolutions

Ne changent-elles pas nos résolutions ?

Est-ce une humeur égale et ferme que la nôtre ?

N’a-t-on point d’autres goûts en un âge qu’en l’autre ?

Juge alors le tourment que c’est d’être attaché,

Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.

Cependant Angélique, à force de me plaire,

Me flatte doucement de l’espoir du contraire ;

Et si d’autre façon je ne me sais garder,

Je sens que ses attraits m’en vont persuader.

Mais puisque son amour me donne tant de peine,

Je la veux offenser pour acquérir sa haine,

Et mériter enfin un doux commandement

Qui prononce l’arrêt de mon bannissement.

Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire:

Puisqu’elle me plaît trop, il me faut lui déplaire.

Tant que j’aurai chez elle encor le moindre accès,

Mes desseins de guérir n’auront point de succès.

CLEANDRE

Etrange humeur d’amant !

ALIDOR

Etrange, mais utile.

Je me procure un mal pour en éviter mille.

CLEANDRE

Tu ne prévois donc pas ce qui t’attend de maux,

Quand un rival aura le fruit de tes travaux ?

Pour se venger de toi, cette belle offensée

Sous les lois d’un mari sera bientôt passée ;

Et lors, que de soupirs et de pleurs répandus

Ne te rendront aucun de tant de biens perdus !

ALIDOR

Dis mieux, que pour rentrer dans mon indifférence,

Je perdrai mon amour avec mon espérance,

Et qu’y trouvant alors sujet d’aversion,

Ma liberté naîtra de ma punition.

CLEANDRE

Après cette assurance, ami, je me déclare.

Amoureux dès longtemps d’une beauté si rare,

Toi seul de la servir me pouvais empêcher ;

Et je n’aimais Phylis que pour m’en approcher.

Souffre donc maintenant que pour mon allégeance,

Je prenne, si je puis, le temps de sa vengeance ;

Que des ressentiments qu’elle aura contre toi

Je tire un avantage en lui portant ma foi,

Et que cette colère en son âme conçue

Puisse de mes désirs faciliter l’issue.

ALIDOR

Si ce joug inhumain, ce passage trompeur,

Ce supplice éternel, ne te fait point de peur,

À moi ne tiendra pas que la beauté que j’aime

Ne me quitte bientôt pour un autre moi-même.

Tu portes en bon lieu tes désirs amoureux ;

Mais songe que l’hymen fait bien des malheureux.

CLEANDRE

J’en veux bien faire essai ; mais d’ailleurs, quand j’y pense,

Peut-être seulement le nom d’époux t’offense,

Et tu voudrais qu’un autre…

ALIDOR

Ami, que me dis-tu ?

Connais mieux Angélique et sa haute vertu ;

Et sache qu’une fille a beau toucher mon âme,

Je ne la connais plus dès l’heure qu’elle est femme.

De mille qu’autrefois tu m’as vu caresser,

En pas une un mari pouvait-il s’offenser ?

J’évite l’apparence autant comme le crime ;

Je fuis un compliment qui semble illégitime ;

Et le jeu m’en déplaît, quand on fait à tous coups

Causer un médisant, et rêver un jaloux.

Encor que dans mon feu mon cœur ne s’intéresse,

Je veux pouvoir prétendre où ma bouche l’adresse,

Et garder, si je puis, parmi ces fictions,

Un renom aussi pur que mes intentions.

Ami, soupçon à part, et sans plus de réplique,

Si tu veux en ma place être aimé d’Angélique,

Allons tout de ce pas ensemble imaginer

Les moyens de la perdre et de te la donner,

Et quelle invention sera la plus aisée.

CLEANDRE

Allons. Ce que j’ai dit n’était que par risée.

*****

Fin LA PLACE ROYALE ACTE I

LA PLACE ROYALE CORNEILLE COMEDIE EN CINQ ACTES

la-place-royale-corneilleLA PLACE ROYALE CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle






     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

LA PLACE ROYALE CORNEILLE

***
Adresse

À Monsieur ***

Monsieur,

J’observe religieusement la loi que vous m’avez prescrite, et vous rends mes devoirs avec le même secret que je traiterais un amour, si j’étais homme à bonne fortune. Il me suffit que vous sachiez que je m’acquitte, sans le faire connaître à tout le monde, et sans que par cette publication je vous mette en mauvaise odeur auprès d’un sexe dont vous conservez les bonnes grâces avec tant de soin. Le héros de cette pièce ne traite pas bien les dames, et tâche d’établir des maximes qui leur sont trop désavantageuses, pour nommer son protecteur ; elles s’imagineraient que vous ne pourriez l’approuver sans avoir grande part à ses sentiments, et que toute sa morale serait plutôt un portrait de votre conduite qu’un effort de mon imagination ; et véritablement, Monsieur, cette possession de vous-même, que vous conservez si parfaite parmi tant d’intrigues où vous semblez embarrassé, en approche beaucoup. C’est de vous que j’ai appris que l’amour d’un honnête homme doit être toujours volontaire ; qu’on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas ; que si on en vient jusque-là, c’est une tyrannie dont il faut secouer le joug ; et qu’enfin la personne aimée nous a beaucoup plus d’obligation de notre amour, alors qu’elle est toujours l’effet de notre choix et de son mérite, que quand elle vient d’une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant de naissance à qui nous ne pouvons résister. Nous ne sommes point redevables à celui de qui nous recevons un bienfait par contrainte, et on ne nous donne point ce qu’on ne saurait nous refuser. Mais je vais trop avant pour une épître: il semblerait que j’entreprendrais la justification de mon Alidor ; et ce n’est pas mon dessein de mériter par cette défense la haine de la plus belle moitié du monde, et qui domine si puissamment sur les volontés de l’autre. Un poète n’est jamais garant des fantaisies qu’il donne à ses acteurs ; et si les dames trouvent ici quelques discours qui les blessent, je les supplie de se souvenir que j’appelle extravagant celui dont ils partent et que par d’autres poèmes, j’ai assez relevé leur gloire et soutenu leur pouvoir, pour effacer les mauvaises idées que celui-ci leur pourra faire concevoir de mon esprit. Trouvez bon que j’achève par là et que je n’ajoute à cette prière que je leur fais que la protestation d’être éternellement,

Monsieur,
Votre très humble et très fidèle serviteur,
Corneille.

****

Examen

Je ne puis dire tant de bien de celle-ci que de la précédente. Les vers en sont plus forts ; mais il y a manifestement une duplicité d’action. Alidor, dont l’esprit extravagant se trouve incommodé d’un amour qui l’attache trop, veut faire en sorte qu’Angélique sa maîtresse se donne à son ami Cléandre ; et c’est pour cela qu’il lui fait rendre une fausse lettre qui le convainc de légèreté, et qu’il joint à cette supposition des mépris assez piquants pour l’obliger dans sa colère à accepter les affections d’un autre. Ce dessein avorte, et la donne à Doraste contre son intention ; et cela l’oblige à en faire un nouveau pour la porter à un enlèvement. Ces deux desseins, formés ainsi l’un après l’autre, font deux actions, et donnent deux âmes au poème, qui d’ailleurs finit assez mal par un mariage de deux personnes épisodiques, qui ne tiennent que le second rang dans la pièce. Les premiers acteurs y achèvent bizarrement, et tout ce qui les regarde fait languir le cinquième acte, où ils ne paraissent plus, à le bien prendre, que comme seconds acteurs. L’épilogue d’Alidor n’a pas la grâce de celui de la Suivante, qui ayant été très intéressée dans l’action principale, et demeurant enfin sans amant, n’ose expliquer ses sentiments en la présence de sa maîtresse et de son père, qui ont tous deux leur compte, et les laisse rentrer pour pester en liberté contre eux et contre sa mauvaise fortune, dont elle se plaint en elle-même, et fait par là connaître au spectateur l’assiette de son esprit après un effet si contraire à ses souhaits.

Alidor est sans doute trop bon ami pour être si mauvais amant. Puisque sa passion l’importune tellement qu’il veut bien outrager sa maîtresse pour s’en défaire, il devrait se contenter de ce premier effort, qui la fait obtenir à Doraste, sans s’embarrasser de nouveau pour l’intérêt d’un ami, et hasarder en sa considération un repos qui lui est si précieux. Cet amour de son repos n’empêche point qu’au cinquième acte il ne se montre encore passionné pour cette maîtresse, malgré la résolution qu’il avait prise de s’en défaire, et les trahisons qu’il lui a faites: de sorte qu’il semble ne commencer à l’aimer véritablement que quand il lui a donné sujet de le haïr. Cela fait une inégalité de mœurs qui est vicieuse.

Le caractère d’Angélique sort de la bienséance, en ce qu’elle est trop amoureuse, et se résout trop tôt à se faire enlever par un homme qui lui doit être suspect. Cet enlèvement lui réussit mal ; et il a été bon de lui donner un mauvais succès, bien qu’il ne soit pas besoin que les grands crimes soient punis dans la tragédie, parce que leur peinture imprime assez d’horreur pour en détourner les spectateurs. Il n’en est pas de même des fautes de cette nature, et elles pourraient engager un esprit jeune et amoureux à les imiter, si l’on voyait que ceux qui les commettent vinssent à bout, par ce mauvais moyen, de ce qu’ils désirent.

Malgré cet abus, introduit par la nécessité et légitimé par l’usage, de faire dire dans la rue à nos amantes de comédie ce que vraisemblablement elles diraient dans leur chambre, je n’ai osé y placer Angélique durant la réflexion douloureuse qu’elle fait sur la promptitude et l’imprudence de ses ressentiments, qui la font consentir à épouser l’objet de sa haine: j’ai mieux aimé rompre la liaison des scènes, et l’unité de lieu qui se trouve assez exacte en ce poème à cela près, afin de la faire soupirer dans son cabinet avec plus de bienséance pour elle, et plus de sûreté pour l’entretien d’Alidor. Phylis, qui le voit sortir de chez elle, en aurait trop vu si elle les avait aperçus tous deux sur le théâtre ; et au lieu du soupçon de quelque intelligence renouée entre eux qui la porte à l’observer durant le bal, elle aurait eu sujet d’en prendre une entière certitude, et d’y donner un ordre qui eût rompu tout le nouveau dessein d’Alidor et l’intrigue de la pièce.

En voilà assez sur celle-ci ; je passe aux deux qui restent dans ce volume.

*****
Acteurs

 

Alidor, amant d’Angélique
Cléandre, ami d’Alidor
Doraste, amoureux d’Angélique
Lysis, amoureux de Phylis
Angélique, maîtresse d’Alidor et de Doraste
Phylis, sœur de Doraste
Polymas, domestique d’Alidor
Lycante, domestique de Doraste

La scène est à Paris dans la place Royale

***

ACTE I

***

ACTE II

**

ACTE III

***

ACTE IV

***

ACTE V

LA SUIVANTE CORNEILLE 1634

LA SUIVANTE CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle






     LA GALERIE DU PALAIS CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA SUIVANTE

Comédie en Cinq Actes
1634

LA SUIVANTE CORNEILLE

À Monsieur ***

Monsieur,

Je vous présente une comédie qui n’a pas été également aimée de toutes sortes d’esprits ; beaucoup, et de fort bons, n’en ont pas fait grand état, et beaucoup d’autres l’ont mise au-dessus du reste des miennes. Pour moi, je laisse dire tout le monde, et fais mon profit des bons avis, de quelque part que je les reçoive. Je traite toujours mon sujet le moins mal qu’il m’est possible, et après y avoir corrigé ce qu’on m’y fait connaître d’inexcusable, je l’abandonne au public. Si je ne fais bien, qu’un autre fasse mieux ; je ferai des vers à sa louange, au lieu de le censurer. Chacun a sa méthode ; je ne blâme point celle des autres, et me tiens à la mienne : jusques à présent je m’en suis trouvé fort bien ; j’en chercherai une meilleure quand je commencerai à m’en trouver mal. Ceux qui se font presser à la représentation de mes ouvrages m’obligent infiniment ; ceux qui ne les approuvent pas peuvent se dispenser d’y venir gagner la migraine ; ils épargneront de l’argent, et me feront plaisir. Les jugements sont libres en ces matières, et les goûts divers. J’ai vu des personnes de fort bon sens admirer des endroits sur qui j’aurais passé l’éponge, et j’en connais dont les poèmes réussissent au théâtre avec éclat, et qui pour principaux ornements y emploient des choses que j’évite dans les miens. Ils pensent avoir raison, et moi aussi : qui d’eux ou de moi se trompe, c’est ce qui n’est pas aisé à juger. Chez les philosophes, tout ce qui n’est point de la foi ni des principes est disputable : et souvent ils soutiendront, à votre choix, le pour et le contre d’une même proposition : marques certaines de l’excellence de l’esprit humain, qui trouve des raisons à défendre tout ; ou plutôt de sa faiblesse, qui n’en peut trouver de convaincantes, ni qui ne puissent être combattues et détruites par de contraires. Ainsi ce n’est pas merveille si les critiques donnent de mauvaises interprétations à nos vers, et de mauvaises faces à nos personnages. « Qu’on me donne, dit M. de Montaigne, au chapitre XXXVI du premier livre, l’action la plus excellente et pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. » C’est au lecteur désintéressé à prendre la médaille par le beau revers. Comme il nous a quelque obligation d’avoir travaillé à le divertir, j’ose dire que pour reconnaissance il nous doit un peu de faveur, et qu’il commet une espèce d’ingratitude, s’il ne se montre plus ingénieux à nous défendre qu’à nous condamner, et s’il n’applique la subtilité de son esprit plutôt à colorer et justifier en quelque sorte nos véritables défauts, qu’à en trouver où il n’y en a point. Nous pardonnons beaucoup de choses aux anciens ; nous admirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons pas dans les nôtres ; nous faisons des mystères de leurs imperfections, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques. Le docte Scaliger a remarqué des taches dans tous les latins, et de moins savants que lui en remarqueraient bien dans les grecs, et dans son Virgile même, à qui il dresse des autels sur le mépris des autres. Je vous laisse donc à penser si notre présomption ne serait pas ridicule, de prétendre qu’une exacte censure ne pût mordre sur nos ouvrages, puisque ceux de ces grands génies de l’antiquité ne se peuvent pas soutenir contre un rigoureux examen. Je ne me suis jamais imaginé avoir mis rien au jour de parfait, je n’espère pas même y pouvoir jamais arriver ; je fais néanmoins mon possible pour en approcher, et les plus beaux succès des autres ne produisent en moi qu’une vertueuse émulation, qui me fait redoubler mes efforts afin d’en avoir de pareils :

Je vois d’un œil égal croître le nom d’autrui,
Et tâche à m’élever aussi haut comme lui,
Sans hasarder ma peine à le faire descendre.
La gloire a des trésors qu’on ne peut épuiser :
Et plus elle en prodigue à nous favoriser,
Plus elle en garde encore où chacun peut prétendre.

Pour venir à cette Suivante que je vous dédie, elle est d’un genre qui demande plutôt un style naïf que pompeux. Les fourbes et les intrigues sont principalement du jeu de la comédie ; les passions n’y entrent que par accident. Les règles des anciens sont assez religieusement observées en celle-ci. Il n’y a qu’une action principale à qui toutes les autres aboutissent ; son lieu n’a point plus d’étendue que celle du théâtre, et le temps n’en est point plus long que celui de la représentation, si vous en exceptez l’heure du dîner, qui se passe entre le premier et le second acte. La liaison même des scènes, qui n’est qu’un embellissement, et non pas un précepte, y est gardée ; et si vous prenez la peine de compter les vers, vous n’en trouverez pas en un acte plus qu’en l’autre. Ce n’est pas que je me sois assujetti depuis aux mêmes rigueurs. J’aime à suivre les règles ; mais, loin de me rendre leur esclave, je les élargis et resserre selon le besoin qu’en a mon sujet, et je romps même sans scrupule celle qui regarde la durée de l’action, quand sa sévérité me semble absolument incompatible avec les beautés des événements que je décris. Savoir les règles, et entendre le secret de les apprivoiser adroitement avec notre théâtre, ce sont deux sciences bien différentes ; et peut-être que pour faire maintenant réussir une pièce, ce n’est pas assez d’avoir étudié dans les livres d’Aristote et d’Horace. J’espère un jour traiter ces matières plus à fond, et montrer de quelle espèce est la vraisemblance qu’ont suivie ces grands maîtres des autres siècles, en faisant parler des bêtes et des choses qui n’ont point de corps. Cependant mon avis est celui de Térence : puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand monde à leurs représentations. Il faut, s’il se peut, y ajouter les règles, afin de ne déplaire pas aux savants, et recevoir un applaudissement universel ; mais surtout gagnons la voix publique ; autrement, notre pièce aura beau être régulière, si elle est sifflée au théâtre, les savants n’oseront se déclarer en notre faveur, et aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu les règles, que de nous donner des louanges quand nous serons décriés par le consentement général de ceux qui ne voient la comédie que pour se divertir. Je suis, MONSIEUR, votre très humble serviteur, CORNEILLE.

****
Examen

Je ne dirai pas grand mal de celle-ci, que je tiens assez régulière, bien qu’elle ne soit pas sans taches. Le style en est plus faible que celui des autres. L’amour de Géraste pour Florise n’est point marqué dans le premier acte, et ainsi la protase comprend la première scène du second, où il se présente avec sa confidente Célie, sans qu’on les connaisse ni l’un ni l’autre. Cela ne serait pas vicieux s’il ne s’y présentait que comme père de Daphnis, et qu’il ne s’expliquât que sur les intérêts de sa fille ; mais il en a de si notables pour lui, qu’ils font le nœud et le dénouement. Ainsi c’est un défaut, selon moi, qu’on ne le connaisse pas dès ce premier acte. Il pourrait être encore souffert, comme Célidan dans la Veuve, si Florame l’allait voir pour le faire consentir à son mariage avec sa fille, et que par occasion il lui proposât celui de sa sœur pour lui-même ; car alors ce serait Florame qui l’introduirait dans la pièce, et il y serait appelé par un acteur agissant dès le commencement. Clarimond, qui ne paraît qu’au troisième, est insinué dès le premier, où Daphnis parle de l’amour qu’il a pour elle, et avoue qu’elle ne le dédaignerait pas s’il ressemblait à Florame. Ce même Clarimond fait venir son oncle Polémon au cinquième ; et ces deux acteurs ainsi sont exempts du défaut que je remarque en Géraste. L’entretien de Daphnis, au troisième, avec cet amant dédaigné, a une affectation assez dangereuse, de ne dire que chacun un vers à la fois ; cela sort tout à fait du vraisemblable, puisque naturellement on ne peut être si mesuré en ce qu’on s’entredit. Les exemples d’Euripide et de Sénèque pourraient autoriser cette affectation, qu’ils pratiquent si souvent, et même par discours généraux, qu’il semble que leurs acteurs ne viennent quelquefois sur la scène que pour s’y battre à coups de sentences : mais c’est une beauté qu’il ne leur faut pas envier. Elle est trop fardée pour donner un amour raisonnable à ceux qui ont de bons yeux, et ne prend pas assez de soin de cacher l’artifice de ses parures, comme l’ordonne Aristote. Géraste n’agit pas mal en vieillard amoureux, puisqu’il ne traite l’amour que par tierce personne, qu’il ne prétend être considérable que par son bien, et qu’il ne se produit point aux yeux de sa maîtresse, de peur de lui donner du dégoût par sa présence. On peut douter s’il ne sort point du caractère des vieillards, en ce qu’étant naturellement avares, ils considèrent le bien plus que toute autre chose dans les mariages de leurs enfants, et que celui-ci donne assez libéralement sa fille à Florame, malgré son peu de fortune, pourvu qu’il en obtienne sa sœur. En cela, j’ai suivi la peinture que fait Quintilien d’un vieux mari qui a épousé une jeune femme, et n’ai point de scrupule de l’appliquer à un vieillard qui se veut marier. Les termes en sont si beaux, que je n’ose les gâter par ma traduction : Genus infirmissimae servitutis est senex maritus, et flagrantius uxorioe charitatis ardorem frigidis concipimus affectibus. C’est sur ces deux lignes que je me suis cru bien fondé à faire dire de ce bonhomme que,

…s’il pouvait donner trois Daphnis pour Florise,
Il la tiendrait encore heureusement acquise.

Il peut naître encore une autre difficulté sur ce que Théante et Amarante forment chacun un dessein pour traverser les amours de Florame et Daphnis, et qu’ainsi ce sont deux intrigues qui rompent l’unité d’action. A quoi je réponds, premièrement, que ces deux desseins formés en même temps, et continués tous deux jusqu’au bout, font une concurrence qui n’empêche pas cette unité ; ce qui ne serait pas si, après celui de Théante avorté, Amarante en formait un nouveau de sa part ; en second lieu, que ces deux desseins ont une espèce d’unité entre eux, en ce que tous deux sont fondés sur l’amour que Clarimond a pour Daphnis, qui sert de prétexte à l’un et à l’autre ; et enfin, que de ces deux desseins il n’y en a qu’un qui fasse effet, l’autre se détruisant de soi-même, et qu’ainsi la fourbe d’Amarante est le seul véritable nœud de cette comédie, où le dessein de Théante ne sert qu’à un agréable épisode de deux honnêtes gens qui jouent tour à tour un poltron et le tournent en ridicule. Il y avait ici un aussi beau jeu pour les a parte qu’en la Veuve : mais j’y en fais voir la même aversion, avec cet avantage, qu’une seule scène qui ouvre le théâtre donne ici l’intelligence du sens caché de ce que disent mes acteurs, et qu’en l’autre j’en emploie quatre ou cinq pour l’éclaircir. L’unité de lieu est assez exactement gardée en cette comédie, avec ce passe-droit toutefois dont j’ai déjà parlé, que tout ce que dit Daphnis à sa porte ou en la rue serait mieux dit dans sa chambre, où les scènes qui se font sans elle et sans Amarante ne peuvent se placer. C’est ce qui m’oblige à la faire sortir au-dehors, afin qu’il y puisse avoir et unité de lieu entière, et liaison de scène perpétuelle dans la pièce ; ce qui ne pourrait être, si elle parlait dans sa chambre, et les autres dans la rue. J’ai déjà dit que je tiens impossible de choisir une place publique pour le lieu de la scène que cet inconvénient n’arrive ; j’en parlerai encore plus au long, quand je m’expliquerai sur l’unité de lieu. J’ai dit que la liaison de scènes est ici perpétuelle, et j’y en ai mis de deux sortes, de présence et de vue. Quelques-uns ne veulent pas que quand un acteur sort du théâtre pour n’être point vu de celui qui y vient, cela fasse une liaison ; mais je ne puis être de leur avis sur ce point, et tiens que c’en est une suffisante quand l’acteur qui entre sur le théâtre voit celui qui en sort, ou que celui qui sort voit celui qui entre, soit qu’il le cherche, soit qu’il le fuie, soit qu’il le voie simplement sans avoir intérêt à le chercher ni à le fuir. Aussi j’appelle en général une liaison de vue ce qu’ils nomment une liaison de recherche. J’avoue que cette liaison est beaucoup plus imparfaite que celle de présence et de discours, qui se fait lorsqu’un acteur ne sort point du théâtre sans y laisser un autre à qui il ait parlé ; et dans mes derniers ouvrages je me suis arrêté à celle-ci sans me servir de l’autre ; mais enfin je crois qu’on s’en peut contenter, et je la préférerais de beaucoup à celle qu’on appelle liaison de bruit, qui ne me semble pas supportable, s’il n’y a de très justes et de très importantes occasions qui obligent un acteur à sortir du théâtre quand il en entend : car d’y venir simplement par curiosité, pour savoir ce que veut dire ce bruit, c’est une si faible liaison, que je ne conseillerais jamais personne de s’en servir. La durée de l’action ne passerait point en cette comédie celle de la représentation, si l’heure du dîner n’y séparait point les deux premiers actes. Le reste n’emporte que ce temps-là ; et je n’aurais pu lui en donner davantage, que mes acteurs n’eussent le loisir de s’éclaircir ; ce qui les brouille n’étant qu’un malentendu qui ne peut subsister qu’autant que Géraste, Florame et Daphnis ne se trouvent point tous trois ensemble. Je n’ose dire que je m’y suis asservi à faire les actes si égaux, qu’aucun n’a pas un vers plus que l’autre : c’est une affectation qui ne fait aucune beauté. Il faut, à la vérité, les rendre les plus égaux qu’il se peut ; mais il n’est pas besoin de cette exactitude ; il suffit qu’il n’y ait point d’inégalité notable qui fatigue l’attention de l’auditeur en quelques-uns, et ne la remplisse pas dans les autres.

**

PERSONNAGES

Géraste, père de Daphnis.
Polémon, oncle de Clarimond.
Clarimond, amoureux de Daphnis.
Florame, amant de Daphnis.
Théante, aussi amoureux de Daphnis.
Damon, ami de Florame et de Théante.
Daphnis, maîtresse de Florame, aimée de Clarimond et de Théante.
Amarante, suivante de Daphnis.
Célie, voisine de Géraste et sa confidente.
Cléon, domestique de Damon.

La scène est à Paris.

*****

LA SUIVANTE

ACTE premier

Scène première

Damon, Théante.

Damon.

Ami, j’ai beau rêver, toute ma rêverie
Ne me fait rien comprendre en ta galanterie.
Auprès de ta maîtresse engager un ami,
C’est, à mon jugement, ne l’aimer qu’à demi.
Ton humeur qui s’en lasse au changement l’invite ;
Et n’osant la quitter, tu veux qu’elle te quitte.

Théante.

Ami, n’y rêve plus ; c’est en juger trop bien
Pour t’oser plaindre encor de n’y comprendre rien.
Quelques puissants appas que possède Amarante,
Je trouve qu’après tout ce n’est qu’une suivante ;
Et je ne puis songer à sa condition
Que mon amour ne cède à mon ambition.
Ainsi, malgré l’ardeur qui pour elle me presse,
À la fin j’ai levé les yeux sur sa maîtresse,
Où mon dessein, plus haut et plus laborieux,
Se promet des succès beaucoup plus glorieux.
Mais lors, soit qu’Amarante eût pour moi quelque flamme,
Soit qu’elle pénétrât jusqu’au fond de mon âme,
Et que malicieuse elle prît du plaisir
À rompre les effets de mon nouveau désir,
Elle savait toujours m’arrêter auprès d’elle
À tenir des propos d’une suite éternelle.
L’ardeur qui me brûlait de parler à Daphnis
Me fournissait en vain des détours infinis ;
Elle usait de ses droits, et toute impérieuse,
D’une voix demi-gaie et demi-sérieuse :
« Quand j’ai des serviteurs, c’est pour m’entretenir,
Disait-elle ; autrement, je les sais bien punir ;
Leurs devoirs près de moi n’ont rien qui les excuse. »

 

Damon.

Maintenant je devine à peu près une ruse
Que tout autre en ta place à peine entreprendrait.

Théante.

Ecoute, et tu verras si je suis maladroit.
Tu sais comme Florame à tous les beaux visages
Fait par civilité toujours de feints hommages,
Et sans avoir d’amour offrant partout des vœux,
Traite de peu d’esprit les véritables feux.
Un jour qu’il se vantait de cette humeur étrange,
À qui chaque objet plaît, et que pas un ne range,
Et reprochait à tous que leur peu de beauté
Lui laissait si longtemps garder sa liberté :
« Florame, dis-je alors, ton âme indifférente
Ne tiendrait que fort peu contre mon Amarante. »
« Théante, me dit-il, il faudrait l’éprouver ;
Mais l’éprouvant, peut-être on te ferait rêver :
Mon feu, qui ne serait que pure courtoisie,
La remplirait d’amour, et toi de jalousie. »
Je réplique, il repart, et nous tombons d’accord
Qu’au hasard du succès il y ferait effort.
Ainsi je l’introduis ; et par ce tour d’adresse,
Qui me fait pour un temps lui céder ma maîtresse,
Engageant Amarante et Florame au discours,
J’entretiens à loisir mes nouvelles amours.

 

 Damon.

Fut-elle, sur ce point, ou fâcheuse, ou facile ?

Théante.

Plus que je n’espérais je l’y trouvai docile ;
Soit que je lui donnasse une fort douce loi,
Et qu’il fût à ses yeux plus aimable que moi ;
Soit qu’elle fît dessein sur ce fameux rebelle,
Qu’une simple gageure attachait auprès d’elle,
Elle perdit pour moi son importunité,
Et n’en demanda plus tant d’assiduité.
La douceur d’être seule à gouverner Florame
Ne souffrit plus chez elle aucun soin de ma flamme,
Et ce qu’elle goûtait avec lui de plaisirs
Lui fit abandonner mon âme à mes désirs.

Damon.

On t’abuse, Théante ; il faut que je te die
Que Florame est atteint de même maladie,
Qu’il roule en son esprit mêmes desseins que toi,
Et que c’est à Daphnis qu’il veut donner sa foi.
À servir Amarante il met beaucoup d’étude ;
Mais ce n’est qu’un prétexte à faire une habitude :
Il accoutume ainsi ta Daphnis à le voir,
Et ménage un accès qu’il ne pouvait avoir.
Sa richesse l’attire, et sa beauté le blesse ;
Elle le passe en biens, il l’égale en noblesse,
Et cherche, ambitieux, par sa possession,
À relever l’éclat de son extraction.
Il a peu de fortune, et beaucoup de courage ;
Et hors cette espérance, il hait le mariage.
C’est ce que l’autre jour en secret il m’apprit ;
Tu peux, sur cet avis, lire dans son esprit.

Théante.

Parmi ses hauts projets il manque de prudence,
Puisqu’il traite avec toi de telle confidence.

Damon.

Crois qu’il m’éprouvera fidèle au dernier point,
Lorsque ton intérêt ne s’y mêlera point.

Théante.

Je dois l’attendre ici. Quitte-moi, je te prie,
De peur qu’il n’ait soupçon de ta supercherie.

Damon.

Adieu. Je suis à toi.

ACTE I
Scène II

Théante.

Adieu. Je suis à toi. Par quel malheur fatal
Ai-je donné moi-même entrée à mon rival ?
De quelque trait rusé que mon esprit se vante,
Je me trompe moi-même en trompant Amarante,
Et choisis un ami qui ne veut que m’ôter
Ce que par lui je tâche à me faciliter.
Qu’importe toutefois qu’il brûle et qu’il soupire ?
Je sais trop comme il faut l’empêcher d’en rien dire.
Amarante l’arrête, et j’arrête Daphnis :
Ainsi tous entretiens d’entre eux deux sont bannis :
Et tant d’heur se rencontre en ma sage conduite,
Qu’au langage des yeux son amour est réduite.
Mais n’est-ce pas assez pour se communiquer ?
Que faut-il aux amants de plus pour s’expliquer ?
Même ceux de Daphnis à tous coups lui répondent :
L’un dans l’autre à tous coups leurs regards se confondent ;
Et d’un commun aveu ces muets truchements
Ne se disent que trop leurs amoureux tourments,
Quelles vaines frayeurs troublent ma fantaisie !
Que l’amour aisément penche à la jalousie !
Qu’on croit tôt ce qu’on craint en ces perplexités,
Où les moindres soupçons passent pour vérités !
Daphnis est tout aimable ; et si Florame l’aime,
Dois-je m’imaginer qu’il soit aimé de même ?
Florame avec raison adore tant d’appas,
Et Daphnis sans raison s’abaisserait trop bas.
Ce feu, si juste en l’un, en l’autre inexcusable,
Rendrait l’un glorieux, et l’autre méprisable.
Simple ! l’amour peut-il écouter la raison ?
Et même ces raisons sont-elles de saison ?
Si Daphnis doit rougir en brûlant pour Florame,
Qui l’en affranchirait en secondant ma flamme ?
Etant tous deux égaux, il faut bien que nos feux
Lui fassent même honte, ou même honneur tous deux :
Ou tous deux nous formons un dessein téméraire,
Ou nous avons tous deux même droit de lui plaire.
Si l’espoir m’est permis, il y peut aspirer ;
Et s’il prétend trop haut, je dois désespérer.
Mais le voici venir.

 

ACTE I
Scène III

Théante, Florame.

Théante.

Mais le voici venir. Tu me fais bien attendre.

Florame.

Encore est-ce à regret qu’ici je viens me rendre,
Et comme un criminel qu’on traîne à sa prison.

Théante.

Tu ne fais qu’en raillant cette comparaison.

Florame.

Elle n’est que trop vraie.

Théante.

Elle n’est que trop vraie. Et ton indifférence ?

Florame.

La conserver encor ! le moyen ? l’apparence ?
Je m’étais plu toujours d’aimer en mille lieux :
Voyant une beauté, mon cœur suivait mes yeux ;
Mais de quelques attraits que le ciel l’eût pourvue,
J’en perdais la mémoire aussitôt que la vue ;
Et bien que mes discours lui donnassent ma foi,
De retour au logis, je me trouvais à moi.
Cette façon d’aimer me semblait fort commode,
Et maintenant encor je vivrais à ma mode :
Mais l’objet d’Amarante est trop embarrassant ;
Ce n’est point un visage à ne voir qu’en passant.
Un je ne sais quel charme auprès d’elle m’attache ;
Je ne la puis quitter que le jour ne se cache ;
Même alors, malgré moi, son image me suit,
Et me vient au lieu d’elle entretenir la nuit.
Le sommeil n’oserait me peindre une autre idée ;
J’en ai l’esprit rempli, j’en ai l’âme obsédée.
Théante, ou permets-moi de n’en plus approcher,
Ou songe que mon cœur n’est pas fait d’un rocher ;
Tant de charmes enfin me rendraient infidèle.

Théante.

Deviens-le, si tu veux, je suis assuré d’elle ;
Et quand il te faudra tout de bon l’adorer,
Je prendrai du plaisir à te voir soupirer,
Tandis que pour tout fruit tu porteras la peine
D’avoir tant persisté dans une humeur si vaine.

Quand tu ne pourras plus te priver de la voir,
C’est alors que je veux t’en ôter le pouvoir ;
Et j’attends de pied ferme à reprendre ma place,
Qu’il ne soit plus en toi de retrouver ta glace.
Tu te défends encore, et n’en tiens qu’à demi.

Florame.

Cruel, est-ce là donc me traiter en ami ?
Garde, pour châtiment de cet injuste outrage,
Qu’Amarante pour toi ne change de courage,
Et se rendant sensible à l’ardeur de mes vœux…

Théante.

À cela près, poursuis ; gagne-la si tu peux.
Je ne m’en prendrai lors qu’à ma seule imprudence,
Et demeurant ensemble en bonne intelligence,
En dépit du malheur que j’aurai mérité,
J’aimerai le rival qui m’aura supplanté.

Florame.

Ami, qu’il vaut bien mieux ne tomber point en peine
De faire à tes dépens cette épreuve incertaine !
Je me confesse pris, je quitte, j’ai perdu :
Que veux-tu plus de moi ? Reprends ce qui t’est dû.
Séparer plus longtemps une amour si parfaite !
Continuer encor la faute que j’ai faite !
Elle n’est que trop grande, et pour la réparer,
J’empêcherai Daphnis de vous plus séparer.
Pour peu qu’à mes discours je la trouve accessible,
Vous jouirez vous deux d’un entretien paisible ;
Je saurai l’amuser, et vos feux redoublés
Par son fâcheux abord ne seront plus troublés.

 

 Théante.

Ce serait prendre un soin qui n’est pas nécessaire.
Daphnis sait d’elle-même assez bien se distraire,
Et jamais son abord ne trouble nos plaisirs,
Tant elle est complaisante à nos chastes désirs.

ACTE I
Scène IV

Florame, Théante, Amarante.

Théante.

Déploie, il en est temps, tes meilleurs artifices
(Sans mettre toutefois en oubli mes services) :
Je t’amène un captif qui te veut échapper.

Amarante.

J’en ai vu d’échappés que j’ai su rattraper.

Théante.

Vois qu’en sa liberté ta gloire se hasarde.

Amarante.

Allez, laissez-le-moi, j’en ferai bonne garde.
Daphnis est au jardin.

Florame.

Daphnis est au jardin. Sans plus vous désunir
Souffre qu’au lieu de toi je l’aille entretenir.

ACTE I
Scène V

Amarante, Florame.

Amarante.

Laissez, mon cavalier, laissez aller Théante :
Il porte assez au cœur le portrait d’Amarante ;
Je n’appréhende point qu’on l’en puisse effacer.
C’est au vôtre à présent que je le veux tracer ;
Et la difficulté d’une telle victoire
M’en augmente l’ardeur comme elle en croît la gloire.

Florame.

Aurez-vous quelque gloire à me faire souffrir ?

Amarante.

Plus que de tous les vœux qu’on me pourrait offrir.

Florame.

Vous plaisez-vous à ceux d’une âme si contrainte,
Qu’une vieille amitié retient toujours en crainte ?

Amarante.

Vous n’êtes pas encore au point où je vous veux :
Et toute amitié meurt où naissent de vrais feux.

Florame.

De vrai, contre ses droits mon esprit se rebelle ;
Mais feriez-vous état d’un amant infidèle ?

Amarante.

Je ne prendrai jamais pour un manque de foi
D’oublier un ami pour se donner à moi.

Florame.

Encor si je pouvais former quelque espérance
De vous voir favorable à ma persévérance,
Que vous pussiez m’aimer après tant de tourment,
Et d’un mauvais ami faire un heureux amant !
Mais, hélas ! je vous sers, je vis sous votre empire,
Et je ne puis prétendre où mon désir aspire.
Théante ! (ah, nom fatal pour me combler d’ennui !)
Vous demandez mon cœur, et le vôtre est à lui !
Souffrez qu’en autre lieu j’adresse mes services,
Que du manque d’espoir j’évite les supplices.
Qui ne peut rien prétendre a droit d’abandonner.

Amarante.

S’il ne tient qu’à l’espoir, je vous en veux donner.
Apprenez que chez moi c’est un faible avantage
De m’avoir de ses vœux le premier fait hommage.
Le mérite y fait tout, et tel plaît à mes yeux,
Que je négligerais près de qui vaudrait mieux.
Lui seul de mes amants règle la différence,
Sans que le temps leur donne aucune préférence.

Florame.

Vous ne flattez mes sens que pour m’embarrasser.

Amarante.

Peut-être ; mais enfin il faut le confesser,
Vous vous trouveriez mieux auprès de ma maîtresse.

Florame.

Ne pensez pas…

Amarante.

Ne pensez pas… Non, non, c’est là ce qui vous presse.
Allons dans le jardin ensemble la chercher.
(À part.)
Que j’ai su dextrement à ses yeux la cacher !

ACTE I
Scène VI

Daphnis, Théante.

Daphnis.

Voyez comme tous deux ont fui notre rencontre !
Je vous l’ai déjà dit, et l’effet vous le montre :
Vous perdez Amarante, et cet ami fardé
Se saisit finement d’un bien si mal gardé :
Vous devez vous lasser de tant de patience,
Et votre sûreté n’est qu’en la défiance.

Théante.

Je connais Amarante, et ma facilité
Etablit mon repos sur sa fidélité :
Elle rit de Florame et de ses flatteries,
Qui ne sont après tout que des galanteries.

Daphnis.

Amarante, de vrai, n’aime pas à changer ;
Mais votre peu de soin l’y pourrait engager.
On néglige aisément un homme qui néglige.
Son naturel est vain ; et qui la sert l’oblige :
D’ailleurs les nouveautés ont de puissants appas.
Théante, croyez-moi, ne vous y fiez pas.
J’ai su me faire jour jusqu’au fond de son âme,
Où j’ai peu remarqué de sa première flamme ;
Et s’il tournait la feinte en véritable amour,
Elle serait bien fille à vous jouer d’un tour.
Mais afin que l’issue en soit pour vous meilleure,
Laissez-moi ce causeur à gouverner une heure ;
J’ai tant de passion pour tous vos intérêts,
Que j’en saurai bientôt pénétrer les secrets.

 

 Théante.

C’est un trop bas emploi pour de si hauts mérites ;
Et quand elle aimerait à souffrir ses visites,
Quand elle aurait pour lui quelque inclination,
Vous m’en verriez toujours sans appréhension.
Qu’il se mette à loisir, s’il peut, dans son courage ;
Un moment de ma vue en efface l’image.
Nous nous ressemblons mal, et pour ce changement,
Elle a de trop bons yeux, et trop de jugement.

Daphnis.

Vous le méprisez trop : je trouve en lui des charmes
Qui vous devraient du moins donner quelques alarmes.
Clarimond n’a de moi que haine et que rigueur ;
Mais s’il lui ressemblait, il gagnerait mon cœur.

Théante.

Vous en parlez ainsi, faute de le connaître.

Daphnis.

J’en parle et juge ainsi sur ce qu’on voit paraître.

Théante.

Quoi qu’il en soit, l’honneur de vous entretenir…

Daphnis.

Brisons là ce discours ; je l’aperçois venir.
Amarante, ce semble, en est fort satisfaite.

ACTE I
Scène VII

Daphnis, Florame, Théante, Amarante.

Théante.

Je t’attendais, ami, pour faire la retraite.
L’heure du dîner presse, et nous incommodons
Celles qu’en nos discours ici nous retardons.

Daphnis.

Il n’est pas encor tard.

Théante.

Il n’est pas encor tard. Nous ferions conscience
D’abuser plus longtemps de votre patience.

Florame.

Madame, excusez donc cette incivilité,
Dont l’heure nous impose une nécessité.

Daphnis.

Sa force vous excuse, et je lis dans votre âme
Qu’à regret vous quittez l’objet de votre flamme.

ACTE I
Scène VIII

Daphnis, Amarante.

Daphnis.

 

Cette assiduité de Florame avec vous
À la fin a rendu Théante un peu jaloux.
Aussi de vous y voir tous les jours attachée,
Quelle puissante amour n’en serait point touchée ?
Je viens d’examiner son esprit en passant ;
Mais vous ne croiriez pas l’ennui qu’il en ressent.
Vous y devez pourvoir, et si vous êtes sage,
Il faut à cet ami faire mauvais visage,
Lui fausser compagnie, éviter ses discours :
Ce sont pour l’apaiser les chemins les plus courts ;
Sinon, faites état qu’il va courir au change.

Amarante.

Il serait en ce cas d’une humeur bien étrange.
À sa prière seule, et pour le contenter,
J’écoute cet ami quand il m’en vient conter ;
Et pour vous dire tout, cet amant infidèle
Ne m’aime pas assez pour en être en cervelle.
Il forme des desseins beaucoup plus relevés,
Et de plus beaux portraits en son cœur sont gravés.
Mes yeux pour l’asservir ont de trop faibles armes ;
Il voudrait pour m’aimer que j’eusse d’autres charmes,
Que l’éclat de mon sang, mieux soutenu de biens,
Ne fût point ravalé par le rang que je tiens ;
Enfin (que servirait aussi bien de le taire ?)
Sa vanité le porte au souci de vous plaire.

Daphnis.

En ce cas, il verra que je sais comme il faut
Punir des insolents qui prétendent trop haut.

Amarante.

Je lui veux quelque bien, puisque, changeant de flamme,
Vous voyez, par pitié, qu’il me laisse Florame,
Qui n’étant pas si vain a plus de fermeté.

Daphnis.

Amarante, après tout, disons la vérité :
Théante n’est si vain qu’en votre fantaisie ;
Et sa froideur pour vous naît de sa jalousie ;
Mais soit qu’il change, ou non, il ne m’importe en rien ;
Et ce que je vous dis n’est que pour votre bien.

 

ACTE I
Scène IX

Amarante.

Pour peu savant qu’on soit aux mouvements de l’âme,
On devine aisément qu’elle en veut à Florame.
Sa fermeté pour moi, que je vantais à faux,
Lui portait dans l’esprit de terribles assauts.
Sa surprise à ce mot a paru manifeste,
Son teint en a changé, sa parole, son geste :
L’entretien que j’en ai lui semblerait bien doux ;
Et je crois que Théante en est le moins jaloux.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en suis doutée.
Etre toujours des yeux sur un homme arrêtée,
Dans son manque de biens déplorer son malheur,
Juger à sa façon qu’il a de la valeur,
Demander si l’esprit en répond à la mine,
Tout cela de ses feux eût instruit la moins fine.
Florame en est de même, il meurt de lui parler ;
Et s’il peut d’avec moi jamais se démêler,
C’en est fait, je le perds. L’impertinente crainte !
Que m’importe de perdre une amitié si feinte ?
Et que me peut servir un ridicule feu,
Où jamais de son cœur sa bouche n’a l’aveu ?
Je m’en veux mal en vain ; l’amour a tant de force
Qu’il attache mes sens à cette fausse amorce,
Et fera son possible à toujours conserver
Ce doux extérieur dont on me veut priver.

 

Fin du premier acte.
*****
La Suivante Corneille

ACTE II

Scène première

Géraste, Célie.

Célie.

Eh bien, j’en parlerai ; mais songez qu’à votre âge
Mille accidents fâcheux suivent le mariage.
On aime rarement de si sages époux,
Et leur moindre malheur, c’est d’être un peu jaloux.
Convaincus au dedans de leur propre faiblesse,
Une ombre leur fait peur, une mouche les blesse ;
Et cet heureux hymen, qui les charmait si fort,
Devient souvent pour eux un fourrier de la mort.

Géraste.

Excuse, ou pour le moins pardonne à ma folie ;
Le sort en est jeté : va, ma chère Célie,
Va trouver la beauté qui me tient sous sa loi,
Flatte-la de ma part, promets-lui tout de moi :
Dis-lui que si l’amour d’un vieillard l’importune,
Elle fait une planche à sa bonne fortune ;
Que l’excès de mes biens, à force de présents,
Répare la vigueur qui manque à mes vieux ans ;
Qu’il ne lui peut échoir de meilleure aventure.

 

 Célie.

Ne m’importunez point de votre tablature :
Sans vos instructions, je sais bien mon métier ;
Et je n’en laisserai pas un trait à quartier.

Géraste.

Je ne suis point ingrat quand on me rend office.
Peins-lui bien mon amour, offre bien mon service,
Dis bien que mes beaux jours ne sont pas si passés
Qu’il ne me reste encor…

Célie.

Qu’il ne me reste encor… Que vous m’étourdissez !
N’est-ce point assez dit que votre âme est éprise ?
Que vous allez mourir si vous n’avez Florise ?
Reposez-vous sur moi.

Géraste.

Reposez-vous sur moi. Que voilà froidement
Me promettre ton aide à finir mon tourment !

Célie.

S’il faut aller plus vite, allons, je vois son frère,
Et vais tout devant vous lui proposer l’affaire.

Géraste.

Ce serait tout gâter ; arrête, et par douceur,
Essaie auparavant d’y résoudre la sœur.

ACTE II
Scène II

Florame.

Jamais ne verrai-je finie
Cette incommode affection,
Dont l’impitoyable manie
Tyrannise ma passion ?
Je feins, et je fais naître un feu si véritable,
Qu’à force d’être aimé je deviens misérable.
Toi qui m’assièges tout le jour,
Fâcheuse cause de ma peine,
Amarante, de qui l’amour
Commence à mériter ma haine,
Cesse de te donner tant de soins superflus ;
Je te voudrai du bien de ne m’en vouloir plus.
Dans une ardeur si violente,
Près de l’objet de mes désirs,
Penses-tu que je me contente
D’un regard et de deux soupirs ?
Et que je souffre encor cet injuste partage
Où tu tiens mes discours, et Daphnis mon courage ?
Si j’ai feint pour toi quelques feux,
C’est à quoi plus rien ne m’oblige :
Quand on a l’effet de ses vœux,
Ce qu’on adorait se néglige.
Je ne voulais de toi qu’un accès chez Daphnis :
Amarante, je l’ai ; mes amours sont finis.
Théante, reprends ta maîtresse ;
N’ôte plus à mes entretiens
L’unique sujet qui me blesse,
Et qui peut-être est las des tiens.
Et toi, puissant Amour, fais enfin que j’obtienne
Un peu de liberté pour lui donner la mienne !

 

ACTE II
Scène III

Amarante, Florame.

Amarante.

Que vous voilà soudain de retour en ces lieux !

Florame.

Vous jugerez par là du pouvoir de vos yeux.

Amarante.

Autre objet que mes yeux devers nous vous attire.

Florame.

Autre objet que vos yeux ne cause mon martyre.

Amarante.

Votre martyre donc est de perdre avec moi
Un temps dont vous voulez faire un meilleur emploi.

ACTE II
Scène IV

Daphnis, Amarante, Florame.

Daphnis.

Amarante, allez voir si dans la galerie
Ils ont bientôt tendu cette tapisserie :
Ces gens-là ne font rien, si l’on n’a l’œil sur eux.
(Amarante rentre, et Daphnis continue.)
Je romps pour quelque temps le discours de vos feux.

Florame.

N’appelez point des feux un peu de complaisance
Que détruit votre abord, qu’éteint votre présence.

Daphnis.

Votre amour est trop forte, et vos cœurs trop unis,
Pour l’oublier soudain à l’abord de Daphnis ;
Et vos civilités, étant dans l’impossible,
Vous rendent bien flatteur, mais non pas insensible.

Florame.

Quoi que vous estimiez de ma civilité,
Je ne me pique point d’insensibilité.
J’aime, il n’est que trop vrai ; je brûle, je soupire :
Mais un plus haut sujet me tient sous son empire.

Daphnis.

Le nom ne s’en dit point ?

Florame.

Le nom ne s’en dit point ? Je ris de ces amants
Dont le trop de respect redouble les tourments,
Et qui, pour les cacher se faisant violence,
Se promettent beaucoup d’un timide silence.
Pour moi, j’ai toujours cru qu’un amour vertueux
N’avait point à rougir d’être présomptueux.
Je veux bien vous nommer le bel œil qui me dompte,
Et ma témérité ne me fait point de honte.
Ce rare et haut sujet…
Amarante, revenant brusquement.
Tout est presque tendu.

Daphnis.

Vous n’avez auprès d’eux guère de temps perdu.

Amarante.

J’ai vu qu’ils l’employaient, et je suis revenue.

Daphnis.

J’ai peur de m’enrhumer au froid qui continue.
Allez au cabinet me quérir un mouchoir :
J’en ai laissé les clefs autour de mon miroir,
Vous les trouverez là.
(Amarante rentre, et Daphnis continue.)
J’ai cru que cette belle
Ne pouvait à propos se nommer devant elle,
Qui recevant par là quelque espèce d’affront,
En aurait eu soudain la rougeur sur le front.

Florame.

Sans affront je la quitte, et lui préfère une autre
Dont le mérite égal, le rang pareil au vôtre,
L’esprit et les attraits également puissants,
Ne devraient de ma part avoir que de l’encens :
Oui, sa perfection, comme la vôtre extrême,
N’a que vous de pareille ; en un mot, c’est…

Daphnis.

N’a que vous de pareille ; en un mot, c’est… Moi-même.
Je vois bien que c’est là que vous voulez venir,
Non tant pour m’obliger, comme pour me punir.
Ma curiosité, devenue indiscrète,
A voulu trop savoir d’une flamme secrète :
Mais bien qu’elle en reçoive un juste châtiment,
Vous pouviez me traiter un peu plus doucement.
Sans me faire rougir, il vous devait suffire
De me taire l’objet dont vous aimez l’empire :
Mettre en sa place un nom qui ne vous touche pas,
C’est un cruel reproche au peu que j’ai d’appas.

Florame.

Vu le peu que je suis, vous dédaignez de croire
Une si malheureuse et si basse victoire.
Mon cœur est un captif si peu digne de vous,
Que vos yeux en voudraient désavouer leurs coups ;
Ou peut-être mon sort me rend si méprisable,
Que ma témérité vous devient incroyable.
Mais quoi que désormais il m’en puisse arriver,
Je fais serment…

 

Amarante.

Je fais serment… Vos clefs ne sauraient se trouver.

Daphnis.

Faute d’un plus exquis, et comme par bravade,
Ceci servira donc de mouchoir de parade.
Enfin, ce cavalier que nous vîmes au bal,
Vous trouvez comme moi qu’il ne danse pas mal ?

Florame.

Je ne le vis jamais mieux sur sa bonne mine.

Daphnis.

Il s’était si bien mis pour l’amour de Clarine.
(À Amarante.)
À propos de Clarine, il m’était échappé
Qu’elle en a deux à moi d’un nouveau point-coupé.
Allez, et dites-lui qu’elle me les renvoie.

Amarante.

Il est hors d’apparence aujourd’hui qu’on la voie ;
Dès une heure au plus tard elle devait sortir.

Daphnis.

Son cocher n’est jamais si tôt prêt à partir ;
Et d’ailleurs son logis n’est pas au bout du monde ;
Vous perdrez peu de pas. Quoi qu’elle vous réponde,
Dites-lui nettement que je les veux avoir.

Amarante.

À vous les rapporter je ferai mon pouvoir.

ACTE II
Scène V

Florame, Daphnis.
 

Florame.

C’est à vous maintenant d’ordonner mon supplice,
Sûre que sa rigueur n’aura point d’injustice.

Daphnis.

Vous voyez qu’Amarante a pour vous de l’amour,
Et ne manquera pas d’être tôt de retour.
Bien que je pusse encore user de ma puissance,
Il vaut mieux ménager le temps de son absence.
Donc, pour n’en perdre point en discours superflus,
Je crois que vous m’aimez ; n’attendez rien de plus :
Florame, je suis fille, et je dépends d’un père.

Florame.

Mais de votre côté que faut-il que j’espère ?

Daphnis.

Si ma jalouse encor vous rencontrait ici,
Ce qu’elle a de soupçons serait trop éclairci.
Laissez-moi seule, allez.

Florame.

Laissez-moi seule, allez. Se peut-il que Florame
Souffre d’être sitôt séparé de son âme ?
Oui, l’honneur d’obéir à vos commandements
Lui doit être plus cher que ses contentements.

ACTE II
Scène VI

Daphnis.

Mon amour, par ses yeux plus forte devenue,
L’eût bientôt emporté dessus ma retenue ;
Et je sentais mon feu tellement s’augmenter,
Qu’il n’était plus en moi de le pouvoir dompter.
J’avais peur d’en trop dire ; et cruelle à moi-même,
Parce que j’aime trop, j’ai banni ce que j’aime.
Je me trouve captive en de si beaux liens,
Que je meurs qu’il le sache, et j’en fuis les moyens.
Quelle importune loi que cette modestie
Par qui notre apparence en glace convertie
Etouffe dans la bouche, et nourrit dans le cœur,
Un feu dont la contrainte augmente la vigueur !
Que ce penser m’est doux ! que je t’aime, Florame !
Et que je songe peu, dans l’excès de ma flamme,
À ce qu’en nos destins contre nous irrités
Le mérite et les biens font d’inégalités !
Aussi par celle-là de bien loin tu me passes,
Et l’autre seulement est pour les âmes basses ;
Et ce penser flatteur me fait croire aisément
Que mon père sera de même sentiment.
Hélas ! c’est en effet bien flatter mon courage,
D’accommoder son sens aux désirs de mon âge ;
Il voit par d’autres yeux, et veut d’autres appas.

 

ACTE II
Scène VII

Daphnis, Amarante

Amarante.

Je vous l’avais bien dit qu’elle n’y serait pas.

Daphnis.

Que vous avez tardé pour ne trouver personne !

Amarante.

Ce reproche vraiment ne peut qu’il ne m’étonne,
Pour revenir plus vite, il eût fallu voler.

Daphnis.

Florame cependant, qui vient de s’en aller,
À la fin, malgré moi, s’est ennuyé d’attendre.

Amarante.

C’est chose toutefois que je ne puis comprendre.
Des hommes de mérite et d’esprit comme lui
N’ont jamais avec vous aucun sujet d’ennui ;
Votre âme généreuse a trop de courtoisie.

Daphnis.

Et la vôtre amoureuse un peu de jalousie.

Amarante.

De vrai, je goûtais mal de faire tant de tours,
Et perdais à regret ma part de ses discours.

Daphnis.

Aussi je me trouvais si promptement servie,
Que je me doutais bien qu’on me portait envie.
En un mot, l’aimez-vous ?

Amarante.

En un mot, l’aimez-vous ? Je l’aime aucunement,
Non pas jusqu’à troubler votre contentement ;

Mais si son entretien n’a point de quoi vous plaire,
Vous m’obligerez fort de ne m’en plus distraire.

Daphnis.

Mais au cas qu’il me plût ?

Amarante.

Mais au cas qu’il me plût ? Il faudrait vous céder.
C’est ainsi qu’avec vous je ne puis rien garder.
Au moindre feu pour moi qu’un amant fait paraître,
Par curiosité vous le voulez connaître,
Et quand il a goûté d’un si doux entretien,
Je puis dire dès lors que je ne tiens plus rien.
C’est ainsi que Théante a négligé ma flamme.
Encor tout de nouveau vous m’enlevez Florame.
Si vous continuez à rompre ainsi mes coups,
Je ne sais tantôt plus comment vivre avec vous.

Daphnis.

Sans colère, Amarante ; il semble, à vous entendre,
Qu’en même lieu que vous je voulusse prétendre ?
Allez, assurez-vous que mes contentements
Ne vous déroberont aucun de vos amants ;
Et pour vous en donner la preuve plus expresse,
Voilà votre Théante, avec qui je vous laisse.

ACTE II
Scène VIII

Théante, Amarante.

Théante.

Tu me vois sans Florame : un amoureux ennui
Assez étroitement m’a dérobé de lui.
Las de céder ma place à son discours frivole,

Et n’osant toutefois lui manquer de parole,
Je pratique un quart d’heure à mes affections.

Amarante.

Ma maîtresse lisait dans tes intentions.
Tu vois à ton abord comme elle a fait retraite,
De peur d’incommoder une amour si parfaite.

Théante.

Je ne la saurais croire obligeante à ce point.
Ce qui la fait partir ne se dira-t-il point ?

Amarante.

Veux-tu que je t’en parle avec toute franchise ?
C’est la mauvaise humeur où Florame l’a mise.

Théante.

Florame ?

Amarante.

Florame ? Oui. Ce causeur voulait l’entretenir ;
Mais il aura perdu le goût d’y revenir :
Elle n’a que fort peu souffert sa compagnie,
Et l’en a chassé presque avec ignominie.
De dépit cependant ses mouvements aigris
Ne veulent aujourd’hui traiter que de mépris ;
Et l’unique raison qui fait qu’elle me quitte,
C’est l’estime où te met près d’elle ton mérite :
Elle ne voudrait pas te voir mal satisfait,
Ni rompre sur-le-champ le dessein qu’elle a fait.

Théante.

J’ai regret que Florame ait reçu cette honte :
Mais enfin auprès d’elle il trouve mal son conte ?

Amarante.

Aussi c’est un discours ennuyeux que le sien :

Il parle incessamment sans dire jamais rien ;
Et n’était que pour toi je me fais ces contraintes,
Je l’envoierais bientôt porter ailleurs ses feintes.

Théante.

Et je m’assure aussi tellement en ta foi,
Que bien que tout le jour il cajole avec toi,
Mon esprit te conserve une amitié si pure,
Que sans être jaloux je le vois et l’endure.

Amarante.

Comment le serais-tu pour un si triste objet ?
Ses imperfections t’en ôtent tout sujet.
C’est à toi d’admirer qu’encor qu’un beau visage
Dedans ses entretiens à toute heure t’engage,
J’ai pour toi tant d’amour et si peu de soupçon,
Que je n’en suis jalouse en aucune façon.
C’est aimer puissamment que d’aimer de la sorte ;
Mais mon affection est bien encor plus forte.
Tu sais (et je le dis sans te mésestimer)
Que quand notre Daphnis aurait su te charmer,
Ce qu’elle est plus que toi mettrait hors d’espérance
Les fruits qui seraient dus à ta persévérance.
Plût à Dieu que le ciel te donnât assez d’heur
Pour faire naître en elle autant que j’ai d’ardeur !
Voyant ainsi la porte à ta fortune ouverte,
Je pourrais librement consentir à ma perte.

Théante.

Je te souhaite un change autant avantageux.
Plût à Dieu que le sort te fût moins outrageux,
Ou que jusqu’à ce point il t’eût favorisée,
Que Florame fût prince, et qu’il t’eût épousée !
Je prise, auprès des tiens, si peu mes intérêts,
Que bien que j’en sentisse au cœur mille regrets,
Et que de déplaisir il m’en coûtât la vie,
Je me la tiendrais lors heureusement ravie.

Amarante.

Je ne voudrais point d’heur qui vînt avec ta mort,
Et Damon que voilà n’en serait pas d’accord.

Théante.

Il a mine d’avoir quelque chose à me dire.

Amarante.

Ma présence y nuirait : adieu, je me retire.

Théante.

Arrête ; nous pourrons nous voir tout à loisir :
Rien ne le presse.

ACTE II
Scène IX

Théante, Damon.

Théante.

Rien ne le presse. Ami, que tu m’as fait plaisir !
J’étais fort à la gêne avec cette suivante.

Damon.

Celle qui te charmait te devient bien pesante.

Théante.

Je l’aime encor pourtant ; mais mon ambition
Ne laisse point agir mon inclination.
Ma flamme sur mon cœur en vain est la plus forte,
Tous mes désirs ne vont qu’où mon dessein les porte.
Au reste, j’ai sondé l’esprit de mon rival.

 

Damon.

Et connu…

Théante.

Et connu… Qu’il n’est pas pour me faire grand mal.
Amarante m’en vient d’apprendre une nouvelle
Qui ne me permet plus que j’en sois en cervelle.
Il a vu…

Damon.

Il a vu… Qui ?

Théante.

Il a vu… Qui ? Daphnis, et n’en a remporté
Que ce qu’elle devait à sa témérité.

Damon.

Comme quoi ?

Théante.

Comme quoi ? Des mépris, des rigueurs sans pareilles.

Damon.

As-tu beaucoup de foi pour de telles merveilles ?

Théante.

Celle dont je les tiens en parle assurément.

Damon.

Pour un homme si fin, on te dupe aisément.
Amarante elle-même en est mal satisfaite,
Et ne t’a rien conté que ce qu’elle souhaite :
Pour seconder Florame en ses intentions,
On l’avait écartée à des commissions.
Je viens de le trouver, tout ravi dans son âme,
D’avoir eu les moyens de déclarer sa flamme,
Et qui présume tant de ses prospérités,
Qu’il croit ses vœux reçus, puisqu’ils sont écoutés ;
Et certes son espoir n’est pas hors d’apparence ;
Après ce bon accueil et cette conférence,
Dont Daphnis elle-même a fait l’occasion,
J’en crains fort un succès à ta confusion.
Tâchons d’y donner ordre ; et, sans plus de langage
Avise en quoi tu veux employer mon courage.

 

Théante.

Lui disputer un bien où j’ai si peu de part,
Ce serait m’exposer pour quelqu’autre au hasard.
Le duel est fâcheux, et quoi qu’il en arrive,
De sa possession l’un et l’autre il nous prive,
Puisque de deux rivaux, l’un mort, l’autre s’enfuit,
Tandis que de sa peine un troisième a le fruit.
À croire son courage, en amour on s’abuse ;
La valeur d’ordinaire y sert moins que la ruse.

Damon.

Avant que passer outre, un peu d’attention.

Théante.

Te viens-tu d’aviser de quelque invention ?

Damon.

Oui, ta seule maxime en fonde l’entreprise.
Clarimond voit Daphnis, il l’aime, il la courtise ;
Et quoiqu’il n’en reçoive encor que des mépris,
Un moment de bonheur lui peut gagner ce prix.

Théante.

Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre.

Damon.

Je veux que de sa part tu ne doives rien craindre,
N’est-ce pas le plus sûr qu’un duel hasardeux
Entre Florame et lui les en prive tous deux ?

Théante.

Crois-tu qu’avec Florame aisément on l’engage ?

Damon.

Je l’y résoudrai trop avec un peu d’ombrage.
Un amant dédaigné ne voit pas de bon œil
Ceux qui du même objet ont un plus doux accueil :
Des faveurs qu’on leur fait il forme ses offenses,
Et pour peu qu’on le pousse, il court aux violences.
Nous les verrions par là, l’un et l’autre écartés,
Laisser la place libre à tes félicités.

Théante.

Oui, mais s’il t’obligeait d’en porter la parole ?

Damon.

Tu te mets en l’esprit une crainte frivole.
Mon péril de ces lieux ne te bannira pas ;
Et moi, pour te servir je courrais au trépas.

Théante.

En même occasion dispose de ma vie,
Et sois sûr que pour toi j’aurai la même envie.

Damon.

Allons, ces compliments en retardent l’effet.

Théante.

Le ciel ne vit jamais un ami si parfait.

Fin du deuxième acte.
****
La Suivante Corneille

ACTE III

Scène première

Florame, Célie.

Florame.

Enfin, quelque froideur qui paraisse en Florise,
Aux volontés d’un frère elle s’en est remise.

Célie.

Quoiqu’elle s’en rapporte à vous entièrement,
Vous lui feriez plaisir d’en user autrement.
Les amours d’un vieillard sont d’une faible amorce.

Florame.

Que veux-tu ? son esprit se fait un peu de force ;
Elle se sacrifie à mes contentements,
Et pour mes intérêts contraint ses sentiments.
Assure donc Géraste, en me donnant sa fille,
Qu’il gagne en un moment toute notre famille,
Et que, tout vieil qu’il est, cette condition
Ne laisse aucun obstacle à son affection.
Mais aussi de Florise il ne doit rien prétendre,
À moins que se résoudre à m’accepter pour gendre.

Célie.

Plaisez-vous à Daphnis ? c’est là le principal.

Florame.

Elle a trop de bonté pour me vouloir du mal ;
D’ailleurs sa résistance obscurcirait sa gloire ;
Je la mériterais si je la pouvais croire.
La voilà qu’un rival m’empêche d’aborder ;
Le rang qu’il tient sur moi m’oblige à lui céder,
Et la pitié que j’ai d’un amant si fidèle
Lui veut donner loisir d’être dédaigné d’elle.

 

ACTE III
Scène II

Clarimond, Daphins.

Clarimond.

Ces dédains rigoureux dureront-ils toujours ?

Daphnis.

Non, ils ne dureront qu’autant que vos amours.

Clarimond.

C’est prescrire à mes feux des lois bien inhumaines.

Daphnis.

Faites finir vos feux, je finirai leurs peines.

Clarimond.

Le moyen de forcer mon inclination ?

Daphnis.

Le moyen de souffrir votre obstination ?

Clarimond.

Qui ne s’obstinerait en vous voyant si belle ?

Daphnis.

Qui vous pourrait aimer, vous voyant si rebelle ?

Clarimond.

Est-ce rébellion que d’avoir trop de feu ?

Daphnis.

C’est avoir trop d’amour, et m’obéir trop peu.

Clarimond.

La puissance sur moi que je vous ai donnée…

Daphnis.

D’aucune exception ne doit être bornée.

Clarimond.

Essayez autrement ce pouvoir souverain.

Daphnis.

Cet essai me fait voir que je commande en vain.

Clarimond.

C’est un injuste essai qui ferait ma ruine.

Daphnis.

Ce n’est plus obéir depuis qu’on examine.

Clarimond.

Mais l’amour vous défend un tel commandement.

Daphnis.

Et moi, je me défends un plus doux traitement.

Clarimond.

Avec ce beau visage avoir le cœur de roche !

Daphnis.

Si le mien s’endurcit, ce n’est qu’à votre approche.

Clarimond.

Que je sache du moins d’où naissent vos froideurs.

Daphnis.

Peut-être du sujet qui produit vos ardeurs.

Clarimond.

Si je brûle, Daphnis, c’est de nous voir ensemble.

Daphnis.

Et c’est de nous y voir, Clarimond, que je tremble.

Clarimond.

Votre contentement n’est qu’à me maltraiter.

Daphnis.

Comme le vôtre n’est qu’à me persécuter.

Clarimond.

Quoi ! l’on vous persécute à force de services !

Daphnis.

Non, mais de votre part ce me sont des supplices.

Clarimond.

Hélas ! et quand pourra venir ma guérison ?

Daphnis.

Lorsque le temps chez vous remettra la raison.

Clarimond.

Ce n’est pas sans raison que mon âme est éprise.

Daphnis.

Ce n’est pas sans raison aussi qu’on vous méprise.

Clarimond.

Juste ciel ! et que dois-je espérer désormais ?

Daphnis.

Que je ne suis pas fille à vous aimer jamais.

Clarimond.

C’est donc perdre mon temps que de plus y prétendre ?

Daphnis.

Comme je perds ici le mien à vous entendre.

Clarimond.

Me quittez-vous sitôt sans me vouloir guérir ?

Daphnis.

Clarimond sans Daphnis peut et vivre et mourir.

Clarimond.

Je mourrai toutefois, si je ne vous possède.

Daphnis.

Tenez-vous donc pour mort, s’il vous faut ce remède.

ACTE III
Scène III

Clarimond.

Tout dédaigné, je l’aime, et malgré sa rigueur,
Ses charmes plus puissants lui conservent mon cœur.
Par un contraire effet dont mes maux s’entretiennent,
Sa bouche le refuse, et ses yeux le retiennent.
Je ne puis, tant elle a de mépris et d’appas,
Ni le faire accepter, ni ne le donner pas ;
Et comme si l’amour faisait naître sa haine,
Ou qu’elle mesurât ses plaisirs à ma peine,
On voit paraître ensemble, et croître également,
Ma flamme et ses froideurs, sa joie et mon tourment.
Je tâche à m’affranchir de ce malheur extrême,
Et je ne saurais plus disposer de moi-même.
Mon désespoir trop lâche obéit à mon sort,
Et mes ressentiments n’ont qu’un débile effort.
Mais pour faibles qu’ils soient, aidons leur impuissance ;
Donnons-leur le secours d’une éternelle absence.
Adieu, cruelle ingrate, adieu : je fuis ces lieux
Pour dérober mon âme au pouvoir de tes yeux.

ACTE III
Scène IV

Amarante, Clarimond.

Amarante.

Monsieur, monsieur, un mot. L’air de votre visage
Témoigne un déplaisir caché dans le courage.
Vous quittez ma maîtresse un peu mal satisfait.

Clarimond.

Ce que voit Amarante en est le moindre effet.
Je porte, malheureux, après de tels outrages,
Des douleurs sur le front, et dans le cœur des rages.

Amarante.

Pour un peu de froideur, c’est trop désespérer.

Clarimond.

Que ne dis-tu plutôt que c’est trop endurer ?
Je devrais être las d’un si cruel martyre,
Briser les fers honteux où me tient son empire,
Sans irriter mes maux avec un vain regret.

Amarante.

Si je vous croyais homme à garder un secret,
Vous pourriez sur ce point apprendre quelque chose
Que je meurs de vous dire, et toutefois je n’ose.
L’erreur où je vous vois me fait compassion ;
Mais pourriez-vous avoir de la discrétion ?

Clarimond.

Prends-en ma foi de gage, avec… Laisse-moi faire.
(Il veut tirer un diamant de son doigt pour le lui donner, et elle l’en empêche.)

Amarante.

Vous voulez justement m’obliger à me taire ;
Aux filles de ma sorte il suffit de la foi :
Réservez vos présents pour quelque autre que moi.

Clarimond.

Souffre…

Amarante.

Souffre… Gardez-les, dis-je, ou je vous abandonne.
Daphnis a des rigueurs dont l’excès vous étonne ;
Mais vous aurez bien plus de quoi vous étonner
Quand vous saurez comment il faut la gouverner.
À force de douceurs vous la rendez cruelle,
Et vos submissions vous perdent auprès d’elle :
Epargnez désormais tous ces pas superflus ;
Parlez-en au bonhomme, et ne la voyez plus.
Toutes ces cruautés ne sont qu’en apparence.
Du côté du vieillard tournez votre espérance ;
Quand il aura pour elle accepté quelque amant,
Un prompt amour naîtra de son commandement.
Elle vous fait tandis cette galanterie,
Pour s’acquérir le bruit de fille bien nourrie,
Et gagner d’autant plus de réputation
Qu’on la croira forcer son inclination.
Nommez cette maxime ou prudence ou sottise,
C’est la seule raison qui fait qu’on vous méprise.

 

 Clarimond.

Hélas ! et le moyen de croire tes discours ?

Amarante.

De grâce, n’usez point si mal de mon secours :
Croyez les bons avis d’une bouche fidèle,
Et songeant seulement que je viens d’avec elle,
Derechef épargnez tous ces pas superflus ;
Parlez-en au bonhomme, et ne la voyez plus.

Clarimond.

Tu ne flattes mon cœur que d’un espoir frivole.

Amarante.

Hasardez seulement deux mots sur ma parole,
Et n’appréhendez point la honte d’un refus.

Clarimond.

Mais si j’en recevais, je serais bien confus.
Un oncle pourra mieux concerter cette affaire.

Amarante.

Ou par vous, ou par lui, ménagez bien le père.

ACTE III
Scène V

Amarante.

Qu’aisément un esprit qui se laisse flatter
S’imagine un bonheur qu’il pense mériter !
Clarimond est bien vain ensemble et bien crédule
De se persuader que Daphnis dissimule,
Et que ce grand dédain déguise un grand amour,
Que le seul choix d’un père a droit de mettre au jour.
Il s’en pâme de joie, et dessus ma parole
De tant d’affronts reçus son âme se console ;
Il les chérit peut-être et les tient à faveurs,
Tant ce trompeur espoir redouble ses ferveurs !
S’il rencontrait le père, et que mon entreprise…

ACTE III
Scène VI

Géraste, Amarante.

Géraste.

Amarante !

Amarante.

Amarante ! Monsieur !

Géraste.

Amarante ! Monsieur ! Vous faites la surprise,
Encor que de si loin vous m’ayez vu venir,
Que Clarimond n’est plus à vous entretenir !
Je donne ainsi la chasse à ceux qui vous en content !

Amarante.

À moi ? mes vanités jusque-là ne se montent.

Géraste.

Il semblait toutefois parler d’affection.

Amarante.

Oui, mais qu’estimez-vous de son intention ?

Géraste.

Je crois que ses desseins tendent au mariage.

Amarante.

Il est vrai.

Géraste.

Il est vrai. Quelque foi qu’il vous donne pour gage,
Il cherche à vous surprendre, et sous ce faux appas
Il cache des projets que vous n’entendez pas.

Amarante.

Votre âge soupçonneux a toujours des chimères
Qui le font mal juger des cœurs les plus sincères.

Géraste.

Où les conditions n’ont point d’égalité,
L’amour ne se fait guère avec sincérité.

Amarante.

Posé que cela soit : Clarimond me caresse ;
Mais si je vous disais que c’est pour ma maîtresse,
Et que le seul besoin qu’il a de mon secours,
Sortant d’avec Daphnis, l’arrête en mes discours ?

Géraste.

S’il a besoin de toi pour avoir bonne issue,
C’est signe que sa flamme est assez mal reçue.

Amarante.

Pas tant qu’elle paraît, et que vous présumez.
D’un mutuel amour leurs cœurs sont enflammés ;
Mais Daphnis se contraint, de peur de vous déplaire,
Et sa bouche est toujours à ses désirs contraire,
Hormis lorsqu’avec moi s’ouvrant confidemment,
Elle trouve à ses maux quelque soulagement.
Clarimond cependant, pour fondre tant de glaces,
Tâche par tous moyens d’avoir mes bonnes grâces ;
Et moi je l’entretiens toujours d’un peu d’espoir.

Géraste.

À ce compte, Daphnis est fort dans le devoir :
Je n’en puis souhaiter un meilleur témoignage,
Et ce respect m’oblige à l’aimer davantage.
Je lui serai bon père, et puisque ce parti
À sa condition se rencontre assorti,
Bien qu’elle pût encore un peu plus haut atteindre,
Je la veux enhardir à ne se plus contraindre.

Amarante.

Vous n’en pourrez jamais tirer la vérité.
Honteuse de l’aimer sans votre autorité,

Elle s’en défendra de toute sa puissance ;
N’en cherchez point d’aveu que dans l’obéissance.
Quand vous aurez fait choix de cet heureux amant,
Vos ordres produiront un prompt consentement.
Mais on ouvre la porte. Hélas ! je suis perdue,
Si j’ai tant de malheur qu’elle m’ait entendue.
(Elle rentre dans le jardin.)

Géraste.

Lui procurant du bien, elle croit la fâcher,
Et cette vaine peur la fait ainsi cacher.
Que ces jeunes cerveaux ont de traits de folie !
Mais il faut aller voir ce qu’aura fait Célie.
Toutefois disons-lui quelque mot en passant,
Qui la puisse guérir du mal qu’elle ressent.

ACTE III
Scène VII

Géraste, Daphnis.

Géraste.

Ma fille, c’est en vain que tu fais la discrète,
J’ai découvert enfin ta passion secrète,
Je ne t’en parle point sur des avis douteux.
N’en rougis point, Daphnis, ton choix n’est pas honteux ;
Moi-même je l’agrée, et veux bien que ton âme
À cet amant si cher ne cache plus sa flamme.
Tu pouvais en effet prétendre un peu plus haut ;
Mais on ne peut assez estimer ce qu’il vaut ;
Ses belles qualités, son crédit et sa race
Auprès des gens d’honneur sont trop dignes de grâce.
Adieu. Si tu le vois, tu peux lui témoigner
Que sans beaucoup de peine on me pourra gagner.

 

ACTE III
Scène VIII

Daphnis.

D’aise et d’étonnement je demeure immobile.
D’où lui vient cette humeur de m’être si facile ?
D’où me vient ce bonheur où je n’osais penser ?
Florame, il m’est permis de te récompenser ;
Et sans plus déguiser ce qu’un père autorise,
Je puis me revancher du don de ta franchise ;
Ton mérite le rend, malgré ton peu de biens,
Indulgent à mes feux, et favorable aux tiens :
Il trouve en tes vertus des richesses plus belles.
Mais est-il vrai, mes sens ? m’êtes-vous si fidèles ?
Mon heur me rend confuse, et ma confusion
Me fait tout soupçonner de quelque illusion.
Je ne me trompe point, ton mérite et ta race
Auprès des gens d’honneur sont trop dignes de grâce.
Florame, il est tout vrai, dès lors que je te vis,
Un battement de cœur me fit de cet avis ;
Et mon père aujourd’hui souffre que dans son âme
Les mêmes sentiments…

ACTE III
Scène IX

Florame, Daphnis.

Daphnis.

Les mêmes sentiments… Quoi ! vous voilà, Florame ?
Je vous avais prié tantôt de me quitter.

Florame.

Et je vous ai quittée aussi sans contester.

Daphnis.

Mais revenir sitôt, c’est me faire une offense.

Florame.

Quand j’aurais sur ce point reçu quelque défense,
Si vous saviez quels feux ont pressé mon retour,
Vous en pardonneriez le crime à mon amour.

Daphnis.

Ne vous préparez point à dire des merveilles,
Pour me persuader des flammes sans pareilles.
Je crois que vous m’aimez, et c’est en croire plus
Que n’en exprimeraient vos discours superflus.

Florame.

Mes feux, qu’ont redoublés ces propos adorables,
À force d’être crus deviennent incroyables,
Et vous n’en croyez rien qui ne soit au-dessous.
Que ne m’est-il permis d’en croire autant de vous !

Daphnis.

Votre croyance est libre.

Florame.

Votre croyance est libre. Il me la faudrait vraie.

Daphnis.

Mon cœur par mes regards vous fait trop voir sa plaie.
Un homme si savant au langage des yeux
Ne doit pas demander que je m’explique mieux.
Mais puisqu’il vous en faut un aveu de ma bouche,
Allez, assurez-vous que votre amour me touche.
Depuis tantôt je parle un peu plus librement,
Ou, si vous le voulez, un peu plus hardiment :
Aussi j’ai vu mon père, et s’il vous faut tout dire,
Avec tous nos désirs sa volonté conspire.

 

Florame.

Surpris, ravi, confus, je n’ai que repartir.
Etre aimé de Daphnis ! un père y consentir !
Dans mon affection ne trouver plus d’obstacle !
Mon espoir n’eût osé concevoir ce miracle.

Daphnis.

Miracles toutefois qu’Amarante a produits ;
De sa jalouse humeur nous tirons ces doux fruits.
Au récit de nos feux, malgré son artifice,
La bonté de mon père a trompé sa malice ;
Du moins je le présume, et ne puis soupçonner
Que mon père sans elle ait pu rien deviner.

Florame.

Les avis d’Amarante, en trahissant ma flamme,
N’ont point gagné Géraste en faveur de Florame.
Les ressorts d’un miracle ont un plus haut moteur,
Et tout autre qu’un dieu n’en peut être l’auteur.

Daphnis.

C’en est un que l’Amour.

Florame.

C’en est un que l’Amour. Et vous verrez peut-être
Que son pouvoir divin se fait ici paraître,
Dont quelques grands effets, avant qu’il soit longtemps,
Vous rendront étonnée, et nos désirs contents.

Daphnis.

Florame, après vos feux et l’aveu de mon père,
L’amour n’a point d’effets capables de me plaire.

Florame.

Aimez-en le premier, et recevez la foi
D’un bienheureux amant qu’il met sous votre loi.

Daphnis.

Vous, prisez le dernier qui vous donne la mienne.

Florame.

Quoique dorénavant Amarante survienne
Je crois que nos discours iront d’un pas égal,
Sans donner sur le rhume, ou gauchir sur le bal.

Daphnis.

Si je puis tant soit peu dissimuler ma joie,
Et que dessus mon front son excès ne se voie,
Je me jouerai bien d’elle, et des empêchements
Que son adresse apporte à nos contentements.

Florame.

J’en apprendrai de vous l’agréable nouvelle.
Un ordre nécessaire au logis me rappelle,
Et doit fort avancer le succès de nos vœux.

Daphnis.

Nous n’avons plus qu’une âme et qu’un vouloir nous deux.

Bien que vous éloigner ce me soit un martyre,
Puisque vous le voulez, je n’y puis contredire.
Mais quand dois-je espérer de vous revoir ici ?

Florame.

Dans une heure au plus tard.

Daphnis.

Dans une heure au plus tard. Allez donc : la voici.

ACTE III
Scène X

Daphnis, Amarante.

Daphnis.

Amarante, vraiment vous êtes fort jolie ;
Vous n’égayez pas mal votre mélancolie ;
Votre jaloux chagrin a de beaux agréments,
Et choisit assez bien ses divertissements :
Votre esprit pour vous-même a force complaisance
De me faire l’objet de votre médisance ;
Et, pour donner couleur à vos détractions,
Vous lisez fort avant dans mes intentions.

Amarante.

Moi ! que de vous j’osasse aucunement médire !

Daphnis.

Voyez-vous, Amarante, il n’est plus temps de rire.
Vous avez vu mon père, avec qui vos discours
M’ont fait à votre gré de frivoles amours.
Quoi ! souffrir un moment l’entretien de Florame,
Vous le nommez bientôt une secrète flamme ?
Cette jalouse humeur dont vous suivez la loi
Vous fait en mes secrets plus savante que moi.
Mais passe pour le croire, il fallait que mon père
De votre confidence apprît cette chimère ?

 

 Amarante.

S’il croit que vous l’aimez, c’est sur quelque soupçon
Où je ne contribue en aucune façon.
Je sais trop que le ciel, avec de telles grâces,
Vous donne trop de cœur pour des flammes si basses ;
Et quand je vous croirais dans cet indigne choix,
Je sais ce que je suis et ce que je vous dois.

Daphnis.

Ne tranchez point ainsi de la respectueuse :
Votre peine après tout vous est bien fructueuse ;
Vous la devez chérir, et son heureux succès
Qui chez nous à Florame interdit tout accès.
Mon père le bannit et de l’une et de l’autre.
Pensant nuire à mon feu, vous ruinez le vôtre.
Je lui viens de parler, mais c’était seulement
Pour lui dire l’arrêt de son bannissement.
Vous devez cependant être fort satisfaite
Qu’à votre occasion un père me maltraite ;
Pour fruit de vos labeurs si cela vous suffit,
C’est acquérir ma haine avec peu de profit.

Amarante.

Si touchant vos amours on sait rien de ma bouche,
Que je puisse à vos yeux devenir une souche !
Que le ciel…

Daphnis.

Que le ciel… Finissez vos imprécations.
J’aime votre malice et vos délations.
Ma mignonne, apprenez que vous êtes déçue :
C’est par votre rapport que mon ardeur est sue ;
Mais mon père y consent, et vos avis jaloux
N’ont fait que me donner Florame pour époux.

ACTE III
Scène XI

Amarante.

Ai-je bien entendu ? Sa belle humeur se joue,
Et par plaisir soi-même elle se désavoue.
Son père la maltraite, et consent à ses vœux !
Ai-je nommé Florame en parlant de ses feux ?
Florame, Clarimond, ces deux noms, ce me semble,
Pour être confondus, n’ont rien qui se ressemble.
Le moyen que jamais on entendît si mal,
Que l’un de ces amants fût pris pour son rival ?
Je ne sais où j’en suis, et toutefois j’espère ;
Sous ces obscurités je soupçonne un mystère,
Et mon esprit confus, à force de douter,
Bien qu’il n’ose rien croire, ose encor se flatter.

Fin du troisième acte.
********
La Suivante Corneille

ACTE IV

Scène première

Daphnis.

Qu’en l’attente de ce qu’on aime
Une heure est fâcheuse à passer !
Qu’elle ennuie un amour extrême
Dont la joie est réduite aux douceurs d’y penser !
Le mien, qui fuit la défiance,
La trouve trop longue à venir,
Et s’accuse d’impatience,
Plutôt que mon amant de peu de souvenir.
Ainsi moi-même je m’abuse,
De crainte d’un plus grand ennui,
Et je ne cherche plus de ruse
Qu’à m’ôter tout sujet de me plaindre de lui.
Aussi bien, malgré ma colère,
Je brûlerais de m’apaiser,
Et sa peine la plus sévère
Ne serait tout au plus qu’un mot pour l’excuser.
Je dois rougir de ma faiblesse ;
C’est être trop bonne en effet.
Daphnis, fais un peu la maîtresse,
Et souviens-toi du moins…

 

ACTE IV
Scène II

Géraste, Célie, Daphnis.

Géraste,
à Célie.

Adieu, cela vaut fait,
Tu l’en peux assurer.
(Célie rentre, et Géraste continue à parler à Daphnis.)
Ma fille, je présume,
Quelques feux dans ton cœur que ton amant allume,
Que tu ne voudrais pas sortir de ton devoir.

Daphnis.

C’est ce que le passé vous a pu faire voir.

Géraste.

Mais si pour en tirer une preuve plus claire,
Je disais qu’il faut prendre un sentiment contraire,
Qu’une autre occasion te donne un autre amant ?

Daphnis.

Il serait un peu tard pour un tel changement.
Sous votre autorité j’ai dévoilé mon âme ;
J’ai découvert mon cœur à l’objet de ma flamme,
Et c’est sous votre aveu qu’il a reçu ma foi.

Géraste.

Oui, mais je viens de faire un autre choix pour toi.

Daphnis.

Ma foi ne permet plus une telle inconstance.

Géraste.

Et moi, je ne saurais souffrir de résistance.
Si ce gage est donné par mon consentement,
Il faut le retirer par mon commandement.
Vous soupirez en vain : vos soupirs et vos larmes
Contre ma volonté sont d’impuissantes armes.
Rentrez ; je ne puis voir qu’avec mille douleurs
Votre rébellion s’exprimer par vos pleurs.
(Daphnis rentre, et Géraste continue.)
La pitié me gagnait. Il m’était impossible
De voir encor ses pleurs, et n’être pas sensible :
Mon injuste rigueur ne pouvait plus tenir,
Et de peur de me rendre, il la fallait bannir.
N’importe toutefois, la parole me lie,
Et mon amour ainsi l’a promis à Célie ;
Florise ne se peut acquérir qu’à ce prix,
Si Florame…

ACTE IV
Scène III

Géraste, Amarante.

Amarante.

Si Florame… Monsieur, vous vous êtes mépris ;
C’est Clarimond qu’elle aime.

Géraste.

C’est Clarimond qu’elle aime. Et ma plus grande peine
N’est que d’en avoir eu la preuve trop certaine.
Dans sa rébellion à mon autorité,
L’amour qu’elle a pour lui n’a que trop éclaté.
Si pour ce cavalier elle avait moins de flamme,
Elle agréerait le choix que je fais de Florame,
Et prenant désormais un mouvement plus sain,
Ne s’obstinerait pas à rompre mon dessein.

Amarante.

C’est ce choix inégal qui vous la fait rebelle ;
Mais pour tout autre amant n’appréhendez rien d’elle.

Géraste.

Florame a peu de bien, mais pour quelque raison
C’est lui seul dont je fais l’appui de ma maison.
Examiner mon choix, c’est un trait d’imprudence.
Toi qu’à présent Daphnis traite de confidence,
Et dont le seul avis gouverne ses secrets,
Je te prie, Amarante, adoucis ses regrets,
Résous-la, si tu peux, à contenter un père ;
Fais qu’elle aime Florame, ou craigne ma colère.

Amarante.

Puisque vous le voulez, j’y ferai mon pouvoir ;
C’est chose toutefois dont j’ai si peu d’espoir,
Que je craindrais plutôt de l’aigrir davantage.

Géraste.

Il est tant de moyens de fléchir un courage !
Trouve pour la gagner quelque subtil appas ;
La récompense après ne te manquera pas.

ACTE IV
Scène IV

Amarante.

Accorde qui pourra le père avec la fille !
L’égarement d’esprit règne sur la famille.
Daphnis aime Florame, et son père y consent :
D’elle-même j’ai su l’aise qu’elle en ressent ;
Et si j’en crois ce père, elle ne porte en l’âme
Que révolte, qu’orgueil, que mépris pour Florame.
Peut-elle s’opposer à ses propres désirs,
Démentir tout son cœur, détruire ses plaisirs ?
S’ils sont sages tous deux, il faut que je sois folle.
Leur mécompte pourtant, quel qu’il soit, me console ;
Et bien qu’il me réduise au bout de mon latin,
Un peu plus en repos j’en attendrai la fin.

ACTE IV
Scène V

Florame, Damon.

Florame.

Sans me voir elle rentre, et quelque bon génie
Me sauve de ses yeux et de sa tyrannie.
Je ne me croyais pas quitte de ses discours,
À moins que sa maîtresse en vînt rompre le cours.

Damon.

Je voudrais t’avoir vu dedans cette contrainte.

Florame.

Peut-être voudrais-tu qu’elle empêchât ma plainte ?

Damon.

Si Théante sait tout, sans raison tu t’en plains.
Je t’ai dit ses secrets, comme à lui tes desseins,
Il voit dedans ton cœur, tu lis dans son courage,
Et je vous fais combattre ainsi sans avantage.

Florame.

Toutefois au combat tu n’as pu l’engager ?

Damon.

Sa générosité n’en craint pas le danger ;
Mais cela choque un peu sa prudence amoureuse,
Vu que la fuite en est la fin la plus heureuse,
Et qu’il faut que, l’un mort, l’autre tire pays.

Florame.

Malgré le déplaisir de mes secrets trahis,
Je ne puis, cher ami, qu’avec toi je ne rie
Des subtiles raisons de sa poltronnerie.
Nous faire ce duel sans s’exposer aux coups,
C’est véritablement en savoir plus que nous,
Et te mettre en sa place avec assez d’adresse,

Damon.

Qu’importe à quels périls il gagne une maîtresse ?
Que ses rivaux entre eux fassent mille combats,
Que j’en porte parole, ou ne la porte pas,
Tout lui semblera bon, pourvu que sans en être
Il puisse de ces lieux les faire disparaître.

Florame.

Mais ton service offert hasardait bien ta foi,
Et s’il eût eu du cœur, t’engageait contre moi.

Damon.

Je savais trop que l’offre en serait rejetée.
Depuis plus de dix ans je connais sa portée ;
Il ne devient mutin que fort malaisément,
Et préfère la ruse à l’éclaircissement.

Florame.

Les maximes qu’il tient pour conserver sa vie
T’ont donné des plaisirs où je te porte envie.

Damon.

Tu peux incontinent les goûter si tu veux.
Lui, qui doute fort peu du succès de ses vœux,
Et qui croit que déjà Clarimond et Florame
Disputent loin d’ici le sujet de leur flamme,
Serait-il homme à perdre un temps si précieux,
Sans aller chez Daphnis faire le gracieux,
Et seul, à la faveur de quelque mot pour rire,
Prendre l’occasion de conter son martyre ?

Florame.

Mais s’il nous trouve ensemble, il pourra soupçonner
Que nous prenons plaisir tous deux à le berner.

Damon.

De peur que nous voyant il conçût quelque ombrage,
J’avais mis tout exprès Cléon sur le passage.
Théante approche-t-il ?

Cléon.

Théante approche-t-il ? Il est en ce carfour.

Damon.

Adieu donc, nous pourrons le jouer tour à tour.

Florame,
seul.

Je m’étonne comment tant de belles parties
En cet illustre amant sont si mal assorties,
Qu’il a si mauvais cœur avec de si bons yeux,
Et fait un si beau choix sans le défendre mieux.
Pour tant d’ambition, c’est bien peu de courage.

ACTE IV
Scène VI

Florame, Théante.

Florame.

Quelle surprise, ami, paraît sur ton visage ?

Théante.

T’ayant cherché longtemps, je demeure confus
De t’avoir rencontré quand je n’y pensais plus.

Florame.

Parle plus franchement : fâché de ta promesse,
Tu veux et n’oserais reprendre ta maîtresse !
Ta passion, qui souffre une trop dure loi,
Pour la gouverner seul te dérobait de moi ?

Théante.

De peur que ton esprit formât cette croyance,
De l’aborder sans toi je faisais conscience.

Florame.

C’est ce qui t’obligeait sans doute à me chercher ?
Mais ne te prive plus d’un entretien si cher.
Je te cède Amarante, et te rends ta parole :
J’aime ailleurs ; et lassé d’un compliment frivole,
Et de feindre une ardeur qui blesse mes amis,
Ma flamme est véritable, et son effet permis :
J’adore une beauté qui peut disposer d’elle,
Et seconder mes feux sans me rendre infidèle.

Théante.

Tu veux dire Daphnis ?

Florame.

Tu veux dire Daphnis ? Je ne puis te celer
Qu’elle est l’unique objet pour qui je veux brûler.

Théante.

Le bruit vole déjà qu’elle est pour toi sans glace,
Et déjà d’un cartel Clarimond te menace.

Florame.

Qu’il vienne, ce rival, apprendre, à son malheur,
Que s’il me passe en biens, il me cède en valeur,
Que sa vaine arrogance, en ce duel trompée,
Me fasse mériter Daphnis à coups d’épée :
Par là je gagne tout ; ma générosité
Suppléera ce qui fait notre inégalité ;
Et son père, amoureux du bruit de ma vaillance,
La fera sur ses biens emporter la balance.

Théante.

Tu n’en peux espérer un moindre événement :
L’heur suit dans les duels le plus heureux amant ;
Le glorieux succès d’une action si belle,
Ton sang mis au hasard, ou répandu pour elle,
Ne peut laisser au père aucun lieu de refus.
Tiens ta maîtresse acquise, et ton rival confus ;
Et sans t’épouvanter d’une vaine fortune
Qu’il soutient lâchement d’une valeur commune,
Ne fais de son orgueil qu’un sujet de mépris,
Et pense que Daphnis ne s’acquiert qu’à ce prix.
Adieu : puisse le ciel à ton amour parfaite
Accorder un succès tel que je le souhaite !

Florame.

Ce cartel, ce me semble, est trop long à venir :
Mon courage bouillant ne se peut contenir ;
Enflé par tes discours, il ne saurait attendre
Qu’un insolent défi l’oblige à se défendre.
Va donc, et de ma part appelle Clarimond ;
Dis-lui que pour demain il choisisse un second,
Et que nous l’attendrons au château de Bicêtre.

Théante.

J’adore ce grand cœur qu’ici tu fais paraître,
Et demeure ravi du trop d’affection
Que tu m’as témoigné par cette élection.
Prends-y garde pourtant ; pense à quoi tu t’engages.
Si Clarimond, lassé de souffrir tant d’outrages,
Eteignant son amour, te cédait ce bonheur,
Quel besoin serait-il de le piquer d’honneur ?
Peut-être qu’un faux bruit nous apprend sa menace :
C’est à toi seulement de défendre ta place.
Ces coups du désespoir des amants méprisés
N’ont rien d’avantageux pour les favorisés.
Qu’il recoure, s’il veut, à ces fâcheux remèdes ;
Ne lui querelle point un bien que tu possèdes :
Ton amour, que Daphnis ne saurait dédaigner,
Court risque d’y tout perdre, et n’y peut rien gagner.
Avise encore un coup ; ta valeur inquiète
En d’extrêmes périls un peu trop tôt te jette.

 

 Florame.

Quels périls ? L’heur y suit le plus heureux amant.

Théante.

Quelquefois le hasard en dispose autrement.

Florame.

Clarimond n’eut jamais qu’une valeur commune.

Théante.

La valeur aux duels fait moins que la fortune.

Florame.

C’est par là seulement qu’on mérite Daphnis.

Théante.

Mais plutôt de ses yeux par là tu te bannis.

Florame.

Cette belle action pourra gagner son père.

Théante.

Je le souhaite ainsi plus que je ne l’espère.

Florame.

Acceptant un cartel, suis-je plus assuré ?

Théante.

Où l’honneur souffrirait rien n’est considéré.

Florame.

Je ne puis résister à des raisons si fortes :
Sur ma bouillante ardeur malgré moi tu l’emportes.
J’attendrai qu’on m’attaque.

Théante.

J’attendrai qu’on m’attaque. Adieu donc.

Florame.

J’attendrai qu’on m’attaque. Adieu donc. En ce cas,
Souviens-t’en, cher ami, tu me promets ton bras ?

Théante.

Dispose de ma vie.

Florame,
seul.

Dispose de ma vie. Elle est fort assurée,
Si rien que ce duel n’empêche sa durée.
Il en parle des mieux ; c’est un jeu qui lui plaît ;
Mais il devient fort sage aussitôt qu’il en est,
Et montre cependant des grâces peu vulgaires
À battre ses raisons par des raisons contraires.

ACTE IV
Scène VII

Daphnis, Florame.

Daphnis.

Je n’osais t’aborder les yeux baignés de pleurs,
Et devant ce rival t’apprendre nos malheurs.

Florame.

Vous me jetez, madame, en d’étranges alarmes.
Dieux ! et d’où peut venir ce déluge de larmes ?
Le bonhomme est-il mort ?

Daphnis.

Le bonhomme est-il mort ? Non, mais il se dédit,
Tout amour désormais pour toi m’est interdit :
Si bien qu’il me faut être ou rebelle ou parjure,
Forcer les droits d’amour ou ceux de la nature,
Mettre un autre en ta place ou lui désobéir,
L’irriter, ou moi-même avec toi me trahir.
À moins que de changer, sa haine inévitable
Me rend de tous côtés ma perte indubitable ;
Je ne puis conserver mon devoir et ma foi,
Ni sans crime brûler pour d’autres ni pour toi.

Florame.

Le nom de cet amant, dont l’indiscrète envie
À mes ressentiments vient apporter sa vie ?
Le nom de cet amant, qui, par sa prompte mort
Doit, au lieu du vieillard, me réparer ce tort,
Et qui, sur quelque orgueil que son amour se fonde,
N’a que jusqu’à ma vue à demeurer au monde ?

Daphnis.

Je n’aime pas si mal que de m’en informer ;
Je t’aurais fait trop voir que j’eusse pu l’aimer.
Si j’en savais le nom, ta juste défiance
Pourrait à ses défauts imputer ma constance,
À son peu de mérite attacher mon dédain,
Et croire qu’un plus digne aurait reçu ma main.
J’atteste ici le bras qui lance le tonnerre,
Que tout ce que le ciel a fait paraître en terre
De mérites, de biens, de grandeurs et d’appas,
En même objet uni, ne m’ébranlerait pas :
Florame a droit lui seul de captiver mon âme ;
Florame vaut lui seul à ma pudique flamme
Tout ce que peut le monde offrir à mes ardeurs
De mérites, d’appas, de biens et de grandeurs.

 

 Florame.

Qu’avec des mots si doux vous m’êtes inhumaine !
Vous me comblez de joie, et redoublez ma peine.
L’effet d’un tel amour, hors de votre pouvoir,
Irrite d’autant plus mon sanglant désespoir.
L’excès de votre ardeur ne sert qu’à mon supplice.
Devenez-moi cruelle, afin que je guérisse.
Guérir ! ah ! qu’ai-je dit ? ce mot me fait horreur.
Pardonnez aux transports d’une aveugle fureur ;
Aimez toujours Florame ; et quoi qu’il ait pu dire,
Croissez de jour en jour vos feux et son martyre.
Peut-il rendre sa vie à de plus heureux coups,
Ou mourir plus content, que pour vous, et par vous ?

Daphnis.

Puisque de nos destins la rigueur trop sévère
Oppose à nos désirs l’autorité d’un père,
Que veux-tu que je fasse ? En l’état où je suis,
Etre à toi malgré lui, c’est ce que je ne puis ;
Mais je puis empêcher qu’un autre me possède,
Et qu’un indigne amant à Florame succède.
Le cœur me manque. Adieu. Je sens faillir ma voix.
Florame, souviens-toi de ce que tu me dois.
Si nos feux sont égaux, mon exemple t’ordonne
Ou d’être à ta Daphnis, ou de n’être à personne.

ACTE IV
Scène VIII

Florame.

Dépourvu de conseil comme de sentiment,
L’excès de ma douleur m’ôte le jugement.
De tant de biens promis je n’ai plus que sa vue,
Et mes bras impuissants ne l’ont pas retenue ;
Et même je lui laisse abandonner ce lieu,
Sans trouver de parole à lui dire un adieu.
Ma fureur pour Daphnis a de la complaisance ;
Mon désespoir n’osait agir en sa présence,
De peur que mon tourment aigrît ses déplaisirs ;
Une pitié secrète étouffait mes soupirs :
Sa douleur, par respect, faisait taire la mienne ;
Mais ma rage à présent n’a rien qui la retienne.
Sors, infâme vieillard, dont le consentement
Nous a vendu si cher le bonheur d’un moment ;
Sors, que tu sois puni de cette humeur brutale
Qui rend ta volonté pour nos feux inégale.
À nos chastes amours qui t’a fait consentir,
Barbare ? mais plutôt qui t’en fait repentir ?
Crois-tu qu’aimant Daphnis, le titre de son père
Débilite ma force ou rompe ma colère ?
Un nom si glorieux, lâche, ne t’est plus dû ;
En lui manquant de foi, ton crime l’a perdu.
Plus j’ai d’amour pour elle, et plus pour toi de haine
Enhardit ma vengeance et redouble ta peine :
Tu mourras ; et je veux, pour finir mes ennuis,
Mériter par ta mort celle où tu me réduis.
Daphnis, à ma fureur ma bouche abandonnée
Parle d’ôter la vie à qui te l’a donnée !
Je t’aime, et je t’oblige à m’avoir en horreur,
Et ne connais encor qu’à peine mon erreur !
Si je suis sans respect pour ce que tu respectes,
Que mes affections ne t’en soient pas suspectes ;
De plus réglés transports me feraient trahison ;
Si j’avais moins d’amour, j’aurais de la raison :
C’est peu que de la perdre, après t’avoir perdue ;
Rien ne sert plus de guide à mon âme éperdue :
Je condamne à l’instant ce que j’ai résolu ;
Je veux, et ne veux plus sitôt que j’ai voulu.
Je menace Géraste, et pardonne à ton père ;
Ainsi rien ne me venge, et tout me désespère.

 

ACTE IV
Scène IX

Florame, Célie.

Florame,
en soupirant.

Célie…

Célie.

Célie… Eh bien, Célie ? enfin elle a tant fait
Qu’à vos désirs Géraste accorde leur effet.
Quel visage avez-vous ? votre aise vous transporte.

Florame.

Cesse d’aigrir ma flamme en raillant de la sorte,
Organe d’un vieillard qui croit faire un bon tour
De se jouer de moi par une feinte amour.
Si tu te veux du bien, fais-lui tenir promesse :
Vous me rendrez tous deux la vie ou ma maîtresse ;
Et ce jour expiré, je vous ferai sentir
Que rien de ma fureur ne vous peut garantir.

Célie.

Florame !

Florame.

Florame ! Je ne puis parler à des perfides.

Célie.

Il veut donner l’alarme à mes esprits timides,
Et prend plaisir lui-même à se jouer de moi.
Géraste a trop d’amour pour n’avoir point de foi,
Et s’il pouvait donner trois Daphnis pour Florise,
Il la tiendrait encore heureusement acquise.
D’ailleurs ce grand courroux pourrait-il être feint ?
Aurait-il pu sitôt falsifier son teint,
Et si bien ajuster ses yeux et son langage
À ce que sa fureur marquait sur son visage ?
Quelqu’un des deux me joue ; épions tous les deux,
Et nous éclaircissons sur un point si douteux.

Fin du quatrième acte
*******
La Suivante Corneille

ACTE V

Scène première

Théante, Damon.

Théante.

Croirais-tu qu’un moment m’ait pu changer de sorte
Que je passe à regret par-devant cette porte ?

Damon.

Que ton humeur n’a-t-elle un peu plus tôt changé !
Nous aurions vu l’effet où tu m’as engagé.
Tantôt quelque démon, ennemi de ta flamme,
Te faisait en ces lieux accompagner Florame :
Sans la crainte qu’alors il te prît pour second,
Je l’allais appeler au nom de Clarimond ;
Et comme si depuis il était invisible,
Sa rencontre pour moi s’est rendue impossible.

Théante.

Ne le cherche donc plus. A bien considérer,
Qu’ils se battent, ou non je n’en puis qu’espérer.
Daphnis, que son adresse a malgré moi séduite,
Ne pourrait l’oublier, quand il serait en fuite.
Leur amour est trop forte ; et d’ailleurs son trépas,
Le privant d’un tel bien, ne me le donne pas.
Inégal en fortune à ce qu’est cette belle,
Et déjà par malheur assez mal voulu d’elle,
Que pourrais-je, après tout, prétendre de ses pleurs ?
Et quel espoir pour moi naîtrait de ses douleurs ?
Deviendrais-je par là plus riche ou plus aimable ?
Que si de l’obtenir je me trouve incapable,
Mon amitié pour lui, qui ne peut expirer,
À tout autre qu’à moi me le fait préférer ;
Et j’aurais peine à voir un troisième en sa place.

Damon.

Tu t’avises trop tard ; que veux-tu que je fasse ?
J’ai poussé Clarimond à lui faire un appel ;
J’ai charge de sa part de lui rendre un cartel.
Le puis-je supprimer ?

Théante.

Le puis-je supprimer ? Non, mais tu pourrais faire…

Damon.

Quoi ?

Théante.

Quoi ? Que Clarimond prît un sentiment contraire.

Damon.

Le détourner d’un coup où seul je l’ai porté !
Mon courage est mal propre à cette lâcheté.

Théante.

À de telles raisons je n’ai de répartie,
Sinon que c’est à moi de rompre la partie.
J’en vais semer le bruit.

Damon.

J’en vais semer le bruit. Et sur ce bruit tu veux…

Théante.

Qu’on leur donne dans peu des gardes à tous deux,
Et qu’une main puissante arrête leur querelle.
Qu’en dis-tu, cher ami ?

Damon.

Qu’en dis-tu, cher ami ? L’invention est belle,
Et le chemin bien court à les mettre d’accord ;
Mais souffre auparavant que j’y fasse un effort.
Peut-être mon esprit trouvera quelque ruse
Par où, sans en rougir, du cartel je m’excuse.
Ne donnons point sujet de tant parler de nous,
Et sachons seulement à quoi tu te résous.

Théante.

À les laisser en paix, et courir l’Italie
Pour divertir le cours de ma mélancolie,
Et ne voir point Florame emporter à mes yeux
Le prix où prétendait mon cœur ambitieux.

Damon.

Amarante, à ce compte, est hors de ta pensée ?

Théante.

Son image du tout n’en est pas effacée.
Mais…

Damon.

Mais… Tu crains que pour elle on te fasse un duel.

Théante.

Railler un malheureux, c’est être trop cruel.
Bien que ses yeux encor règnent sur mon courage,
Le bonheur de Florame à la quitter m’engage ;
Le ciel ne nous fit point, et pareils, et rivaux,
Pour avoir des succès tellement inégaux.
C’est me perdre d’honneur, et par cette poursuite,
D’égal que je lui suis, me ranger à sa suite.
Je donne désormais des règles à mes feux ;
De moindres que Daphnis sont incapables d’eux ;
Et rien dorénavant n’asservira mon âme
Qui ne me puisse mettre au-dessus de Florame.
Allons, je ne puis voir sans mille déplaisirs
Ce possesseur du bien où tendaient mes désirs.

 

 Damon.

Arrête. Cette fuite est hors de bienséance,
Et je n’ai point d’appel à faire en ta présence.
(Théante le retire du théâtre comme par force.)

ACTE V
Scène II

Florame.

Jetterai-je toujours des menaces en l’air,
Sans que je sache enfin à qui je dois parler ?
Aurait-on jamais cru qu’elle me fût ravie,
Et qu’on me pût ôter Daphnis avant la vie ?
Le possesseur du prix de ma fidélité,
Bien que je sois vivant, demeure en sûreté :
Tout inconnu qu’il m’est, il produit ma misère ;
Tout mon rival qu’il est, il rit de ma colère.
Rival ! ah, quel malheur ! j’en ai pour me bannir,
Et cesse d’en avoir quand je le veux punir.
Grands dieux, qui m’enviez cette juste allégeance,
Qu’un amant supplanté tire de la vengeance,
Et me cachez le bras dont je reçois les coups,
Est-ce votre dessein que je m’en prenne à vous ?
Est-ce votre dessein d’attirer mes blasphèmes,
Et qu’ainsi que mes maux mes crimes soient extrêmes,
Qu’à mille impiétés osant me dispenser,
À votre foudre oisif je donne où se lancer ?
Ah ! souffrez qu’en l’état de mon sort déplorable
Je demeure innocent, encor que misérable :
Destinez à vos feux d’autres objets que moi ;
Vous n’en sauriez manquer, quand on manque de foi.
Employez le tonnerre à punir les parjures,
Et prenez intérêt vous-même à mes injures :
Montrez, en me vengeant, que vous êtes des dieux,
Ou conduisez mon bras, puisque je n’ai point d’yeux,
Et qu’on sait dérober d’un rival qui me tue
Le nom à mon oreille, et l’objet à ma vue.
Rival, qui que tu sois, dont l’insolent amour
Idolâtre un soleil et n’ose voir le jour,
N’oppose plus ta crainte à l’ardeur qui te presse ;
Fais-toi, fais-toi connaître allant voir ta maîtresse.

 

ACTE V
Scène III

Florame, Amarante.

Florame.

Amarante (aussi bien te faut-il confesser
Que la seule Daphnis avait su me blesser),
Dis-moi qui me l’enlève ; apprends-moi quel mystère
Me cache le rival qui possède son père ;
À quel heureux amant Géraste a destiné
Ce beau prix que l’amour m’avait si bien donné.

Amarante.

Ce dût vous être assez de m’avoir abusée,
Sans faire encor de moi vos sujets de risée.
Je sais que le vieillard favorise vos feux,
Et que rien que Daphnis n’est contraire à vos vœux.

Florame.

Que me dis-tu ? Lui seul, et sa rigueur nouvelle
Empêchent les effets d’une ardeur mutuelle ?

Amarante.

Pensez-vous me duper avec ce feint courroux ?
Lui-même il m’a prié de lui parler pour vous.

Florame.

Vois-tu, ne t’en ris plus ; ta seule jalousie
A mis à ce vieillard ce change en fantaisie.
Ce n’est pas avec moi que tu te dois jouer,
Et ton crime redouble à le désavouer ;
Mais sache qu’aujourd’hui, si tu ne fais en sorte
Que mon fidèle amour sur ce rival l’emporte,
J’aurai trop de moyens à te faire sentir
Qu’on ne m’offense point sans un prompt repentir.

ACTE V
Scène IV

Amarante.

Voilà de quoi tomber en un nouveau dédale.
Ô ciel ! qui vit jamais confusion égale ?
Si j’écoute Daphnis, j’apprends qu’un feu puissant
La brûle pour Florame, et qu’un père y consent ;
Si j’écoute Géraste, il lui donne Florame,
Et se plaint que Daphnis en rejette la flamme ;
Et si Florame est cru, ce vieillard aujourd’hui
Dispose de Daphnis pour un autre que lui.
Sous un tel embarras je me trouve accablée ;
Eux ou moi, nous avons la cervelle troublée,
Si ce n’est qu’à dessein ils se soient concertés
Pour me faire enrager par ces diversités.
Mon faible esprit s’y perd et n’y peut rien comprendre ;
Pour en venir à bout, il me les faut surprendre,
Et quand ils se verront, écouter leurs discours,
Pour apprendre par là le fond de ces détours.
Voici mon vieux rêveur ; fuyons de sa présence,
Qu’il ne m’embrouille encor de quelque confidence :
De crainte que j’en ai, d’ici je me bannis,
Tant qu’avec lui je voie ou Florame, ou Daphnis.

ACTE V
Scène V

Géraste, Polémon.

Polémon.

J’ai grand regret, monsieur, que la foi qui vous lie
Empêche que chez vous mon neveu ne s’allie,
Et que son feu m’emploie aux offres qu’il vous fait,
Lorsqu’il n’est plus en vous d’en accepter l’effet.

Géraste.

C’est un rare trésor que mon malheur me vole ;
Et si l’honneur souffrait un manque de parole,
L’avantageux parti que vous me présentez
Me verrait aussitôt prêt à ses volontés.

Polémon.

Mais si quelque hasard rompait cette alliance ?

Géraste.

N’ayez lors, je vous prie, aucune défiance ;
Je m’en tiendrais heureux, et ma foi vous répond
Que Daphnis, sans tarder, épouse Clarimond.

Polémon.

Adieu. Faites état de mon humble service.

Géraste.

Et vous pareillement, d’un cœur sans artifice.

ACTE V
Scène VI

Célie, Géraste.

Célie.

De sorte qu’à mes yeux votre foi lui répond
Que Daphnis, sans tarder, épouse Clarimond ?

Géraste.

Cette vaine promesse en un cas impossible
Adoucit un refus et le rend moins sensible ;
C’est ainsi qu’on oblige un homme à peu de frais.

Célie.

Ajouter l’impudence à vos perfides traits !
Il vous faudrait du charme au lieu de cette ruse,
Pour me persuader que qui promet refuse.

Géraste.

J’ai promis, et tiendrais ce que j’ai protesté,
Si Florame rompait le concert arrêté.
Pour Daphnis, c’est en vain qu’elle fait la rebelle
J’en viendrai trop à bout.

Célie.

Impudence nouvelle !
Florame, que Daphnis fait maître de son cœur,
De votre seul caprice accuse la rigueur ;
Et je sais que sans vous leur mutuelle flamme
Unirait deux amants qui n’ont déjà qu’une âme.
Vous m’osez cependant effrontément conter
Que Daphnis sur ce point aime à vous résister !
Vous m’en aviez promis une tout autre issue :
J’en ai porté parole après l’avoir reçue.
Qu’avais-je, contre vous, ou fait, ou projeté,
Pour me faire tremper en votre lâcheté ?
Ne pouviez-vous trahir que par mon entremise ?
Avisez : il y va de plus que de Florise.
Ne vous estimez pas quitte pour la quitter,
Ni que de cette sorte on se laisse affronter.

Géraste.

Me prends-tu donc pour homme à manquer de parole
En faveur d’un caprice où s’obstine une folle ?
Va, fais venir Florame ; à ses yeux tu verras
Que pour lui mon pouvoir ne s’épargnera pas,
Que je maltraiterai Daphnis en sa présence
D’avoir pour son amour si peu de complaisance.
Qu’il vienne seulement voir un père irrité,
Et joindre sa prière à mon autorité ;
Et lors, soit que Daphnis y résiste ou consente,
Crois que ma volonté sera la plus puissante.

Célie.

Croyez que nous tromper ce n’est pas votre mieux.

Géraste.

Me foudroie en ce cas la colère des cieux !

ACTE V
Scène VII

Géraste, Daphnis.

Géraste,
seul.

Géraste, sur-le-champ il te fallait contraindre
Celle que ta pitié ne pouvait ouïr plaindre.
Tu n’as pu refuser du temps à ses douleurs
Ton cœur s’attendrissait de voir couler ses pleurs ;
Et pour avoir usé trop peu de ta puissance,
On t’impute à forfait sa désobéissance.
(Daphnis vient.)
Un traitement trop doux te fait croire sans foi.
Faudra-t-il que de vous je reçoive la loi,
Et que l’aveuglement d’une amour obstinée
Contre ma volonté règle votre hyménée ?
Mon extrême indulgence a donné, par malheur,
À vos rébellions quelque faible couleur ;
Et pour quelque moment que vos feux m’ont su plaire,
Vous pensez avoir droit de braver ma colère :
Mais sachez qu’il fallait, ingrate, en vos amours,
Ou ne m’obéir point, ou m’obéir toujours.

Daphnis.

Si dans mes premiers feux je vous semble obstinée,
C’est l’effet de ma foi sous votre aveu donnée.
Quoi que mette en avant votre injuste courroux,
Je ne veux opposer à vous-même que vous.
Votre permission doit être irrévocable :
Devenez seulement à vous-même semblable.
Il vous fallait, monsieur, vous-même à mes amours,

Ou ne consentir point, ou consentir toujours.
Je choisirai la mort plutôt que le parjure ;
M’y voulant obliger, vous vous faites injure.
Ne veuillez point combattre ainsi hors de saison
Votre vouloir, ma foi, mes pleurs, et la raison.
Que vous a fait Daphnis ? que vous a fait Florame,
Que pour lui vous vouliez que j’éteigne ma flamme ?

Géraste.

Mais que vous a-t-il fait, que pour lui seulement
Vous vous rendiez rebelle à mon commandement ?
Ma foi n’est-elle rien au-dessus de la vôtre ?
Vous vous donnez à l’un ; ma foi vous donne à l’autre.
Qui le doit emporter ou de vous ou de moi ?
Et qui doit de nous deux plutôt manquer de foi ?
Quand vous en manquerez, mon vouloir vous excuse.
Mais à trop raisonner moi-même je m’abuse :
Il n’est point de raison valable entre nous deux,
Et pour toute raison, il suffit que je veux.

Daphnis.

Un parjure jamais ne devient légitime ;
Une excuse ne peut justifier un crime.
Malgré vos changements, mon esprit résolu
Croit suffire à mes feux que vous ayez voulu.

ACTE V
Scène VIII

Géraste, Daphnis, Florame, Célie, Amarante.

Daphnis.

Voici ce cher amant qui me tient engagée,

À qui sous votre aveu ma foi s’est obligée.
Changez de volonté pour un objet nouveau :
Daphnis épousera Florame, ou le tombeau.

Géraste.

Que vois-je ici, bons dieux ?

Daphnis.

Que vois-je ici, bons dieux ? Mon amour, ma constance.

Géraste.

Et sur quoi donc fonder ta désobéissance ?
Quel envieux démon, et quel charme assez fort,
Faisait entrechoquer deux volontés d’accord ?
C’est lui que tu chéris, et que je te destine ;
Et ta rébellion dans un refus s’obstine !

Florame.

Appelez-vous refus de me donner sa foi,
Quand votre volonté se déclara pour moi ?
Et cette volonté, pour une autre tournée,
Vous peut-elle obéir après la foi donnée ?

Géraste.

C’est pour vous que je change, et pour vous seulement
Je veux qu’elle renonce à son premier amant.
Lorsque je consentis à sa secrète flamme,
C’était pour Clarimond qui possédait son âme ;
Amarante du moins me l’avait dit ainsi.

Daphnis.

Amarante, approchez ; que tout soit éclairci.
Une telle imposture est-elle pardonnable ?

Amarante.

Mon amour pour Florame en est le seul coupable :
Mon esprit l’adorait : et vous étonnez-vous
S’il devint inventif, puisqu’il était jaloux ?

Géraste.

Et par là tu voulais…

Amarante.

Et par là tu voulais… Que votre âme déçue
Donnât à Clarimond une si bonne issue,
Que Florame, frustré de l’objet de ses vœux,
Fût réduit désormais à seconder mes feux.

Florame.

Pardonnez-lui, monsieur ; et vous, daignez, madame,
Justifier son feu par votre propre flamme.
Si vous m’aimez encor, vous devez estimer
Qu’on ne peut faire un crime à force de m’aimer.

Daphnis.

Si je t’aime, Florame ? Ah ! ce doute m’offense.
D’Amarante avec toi je prendrai la défense.

Géraste.

Et moi, dans ce pardon je vous veux prévenir ;
Votre hymen aussi bien saura trop la punir.

Daphnis.

Qu’un nom tu par hasard nous a donné de peine !

Célie.

Mais que, su maintenant, il rend sa ruse vaine,
Et donne un prompt succès à vos contentements.

Florame,
à Géraste.

Vous, de qui je les tiens…

Géraste.

Vous, de qui je les tiens… Trêve de compliments :
Ils nous empêcheraient de parler de Florise.

Florame.

Il n’en faut point parler, elle vous est acquise.

Géraste.

Allons donc la trouver : que cet échange heureux
Comble d’aise à son tour un vieillard amoureux.

Daphnis.

Quoi ! je ne savais rien d’une telle partie !

Florame.

Je pense toutefois vous avoir avertie
Qu’un grand effet d’amour, avant qu’il fût longtemps,
Vous rendrait étonnée, et nos désirs contents.
Mais différez, monsieur, une telle visite ;
Mon feu ne souffre point que sitôt je la quitte ;
Et d’ailleurs je sais trop que la foi du devoir
Veut que je sois chez nous pour vous y recevoir.

Géraste,
à Célie.

Va donc lui témoigner le désir qui me presse.

Florame.

Plutôt fais-la venir saluer ma maîtresse :
Ainsi tout à la fois nous verrons satisfaits
Vos feux et mon devoir, ma flamme et vos souhaits.

Géraste.

Je dois être honteux d’attendre qu’elle vienne.

Célie.

Attendez-la, monsieur, et qu’à cela ne tienne :
Je cours exécuter cette commission.

Géraste.

Le temps en sera long à mon affection.

Florame.

Toujours l’impatience à l’amour est mêlée.

Géraste.

Allons dans le jardin faire deux tours d’allée,
Afin que cet ennui que j’en pourrai sentir
Parmi votre entretien trouve à se divertir.

ACTE V
Scène IX

Amarante.

Je le perds donc, l’ingrat, sans que mon artifice
Ait tiré de ses maux aucun soulagement,
Sans que pas un effet ait suivi ma malice,
Où ma confusion n’égalât son tourment.
Pour agréer ailleurs il tâchait à me plaire,
Un amour dans la bouche, un autre dans le sein :
J’ai servi de prétexte à son feu téméraire,
Et je n’ai pu servir d’obstacle à son dessein.
Daphnis me le ravit, non par son beau visage,
Non par son bel esprit ou ses doux entretiens,
Non que sur moi sa race ait aucun avantage,
Mais par le seul éclat qui sort d’un peu de biens.
Filles que la nature a si bien partagées,
Vous devez présumer fort peu de vos attraits ;
Quelque charmants qu’ils soient, vous êtes négligées,
À moins que la fortune en rehausse les traits.
Mais encor que Daphnis eût captivé Florame,
Le moyen qu’inégal il en fût possesseur ?
Destins, pour rendre aisé le succès de sa flamme,
Fallait-il qu’un vieux fou fût épris de sa sœur ?
Pour tromper mon attente, et me faire un supplice,
Deux fois l’ordre commun se renverse en un jour ;
Un jeune amant s’attache aux lois de l’avarice,
Et ce vieillard pour lui suit celles de l’amour.
Un discours amoureux n’est qu’une fausse amorce,
Et Théante et Florame ont feint pour moi des feux ;
L’un m’échappe de gré, comme l’autre de force ;
J’ai quitté l’un pour l’autre, et je les perds tous deux.
Mon cœur n’a point d’espoir dont je ne sois séduite,
Si je prends quelque peine, une autre en a les fruits ;
Et dans le triste état où le ciel m’a réduite,
Je ne sens que douleurs, et ne prévois qu’ennuis.
Vieillard, qui de ta fille achètes une femme
Dont peut-être aussitôt tu seras mécontent,
Puisse le ciel, aux soins qui te vont ronger l’âme,
Dénier le repos du tombeau qui t’attend !
Puisse le noir chagrin de ton humeur jalouse
Me contraindre moi-même à déplorer ton sort,
Te faire un long trépas, et cette jeune épouse
User toute sa vie à souhaiter ta mort !

 

Fin du cinquième et dernier acte
*******
LA SUIVANTE CORNEILLE

LA GALERIE DU PALAIS CORNEILLE 1633 Comédie

la-galerie-du-palais-corneille-1633-nicolas-lancret-la-terreLa Galerie du Palais
Ou l’Amie rivale
Le Théâtre de Corneillle






     LA GALERIE DU PALAIS CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

la-galerie-du-palais-corneille-1633 

LA GALERIE DU PALAIS
ou
L’AMIE RIVALE


Comédie en Cinq Actes

LA GALERIE DU PALAIS
Adresse

À Madame de Liancour
                                                                                              Madame,

Je vous demande pardon si je vous fais un mauvais présent ; non pas que j’aie si mauvaise opinion de cette pièce, que je veuille condamner les applaudissements qu’elle a reçus, mais parce que je ne croirai jamais qu’un ouvrage de cette nature soit digne de vous être présenté. Aussi vous supplierai-je très humblement de ne prendre pas tant garde à la qualité de la chose, qu’au pouvoir de celui dont elle part : c’est tout ce que vous peut offrir un homme de ma sorte ; et Dieu ne m’ayant pas fait naître assez considérable pour être à votre service, je me tiendrai trop récompensé d’ailleurs si je puis contribuer en quelque façon à vos divertissements. De six comédies qui me sont échappées, si celle-ci n’est la meilleure, c’est la plus heureuse, et toutefois la plus malheureuse en ce point, que n’ayant pas eu l’honneur d’être vue de vous, il lui manque votre approbation, sans laquelle sa gloire est encore douteuse, et n’ose s’assurer sur les acclamations publiques. Elle vous la vient demander, Madame, avec cette protection qu’autrefois Mélite a trouvée si favorable. J’espère que votre bonté ne lui refusera pas l’une et l’autre, ou que si vous désapprouvez sa conduite, du moins vous agréez mon zèle, et me permettrez de me dire toute ma vie,

Madame,

Votre très humble, très obéissant, et très obligé serviteur,

Corneille

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LA GALERIE DU PALAIS

Examen

Ce titre serait tout à fait irrégulier, puisqu’il n’est fondé que sur le spectacle du premier acte, où commence l’amour de Dorimant pour Hippolyte, s’il n’était autorisé par l’exemple des anciens, qui étaient sans doute encore bien plus licencieux, quand ils ne donnaient à leurs tragédies que le nom des chœurs, qui n’étaient que témoins de l’action, comme les Trachiniennes et les Phéniciennes. L’Ajax même de Sophocle ne porte pas pour titre la Mort d’Ajax, qui est sa principale action, mais Ajax porte-fouet, qui n’est que l’action du premier acte. Je ne parle point des Nuées, des Guêpes et des Grenouilles d’Aristophane ; ceci doit suffire pour montrer que les Grecs, nos premiers maîtres, ne s’attachaient point à la principale action pour en faire porter le nom à leurs ouvrages, et qu’ils ne gardaient aucune règle sur cet article. J’ai donc pris ce titre de la Galerie du Palais, parce que la promesse de ce spectacle extraordinaire, et agréable pour sa naïveté, devait exciter vraisemblablement la curiosité des auditeurs ; et ç’a été pour leur plaire plus d’une fois, que j’ai fait paraître ce même spectacle à la fin du quatrième acte, où il est entièrement inutile, et n’est renoué avec celui du premier que par des valets qui viennent prendre dans les boutiques ce que leurs maîtres y avaient acheté, ou voir si les marchands ont reçu les nippes qu’ils attendaient. Cette espèce de renouement lui était nécessaire, afin qu’il eût quelque liaison qui lui fît trouver sa place, et qu’il ne fût pas tout à fait hors d’œuvre. La rencontre que j’y fais faire d’Aronte et de Florice est ce qui le fixe particulièrement en ce lieu-là ; et sans cet incident, il eût été aussi propre à la fin du second et du troisième, qu’en la place qu’il occupe. Sans cet agrément la pièce aurait été très régulière pour l’unité du lieu et la liaison des scènes, qui n’est interrompue que par là. Célidée et Hippolyte sont deux voisines dont les demeures ne sont séparées que par le travers d’une rue, et ne sont pas d’une condition trop élevée pour souffrir que leurs amants les entretiennent à leur porte. Il est vrai que ce qu’elles y disent seroit mieux dit dans une chambre ou dans une salle, et même ce n’est que pour se faire voir aux spectateurs qu’elles quittent cette porte où elles devroient être retranchées, et viennent parler au milieu de la scène ; mais c’est un accommodement de théâtre qu’il faut souffrir pour trouver cette rigoureuse unité de lieu qu’exigent les grands réguliers. Il sort un peu de l’exacte vraisemblance et de la bienséance même ; mais il est presque impossible d’en user autrement ; et les spectateurs y sont si accoutumés, qu’ils n’y trouvent rien qui les blesse. Les anciens, sur les exemples desquels on a formé les règles, se donnoient cette liberté. Ils choisissoient pour le lieu de leurs comédies, et même de leurs tragédies, une place publique ; mais je m’assure qu’à les bien examiner, il y a plus de la moitié de ce qu’ils font dire qui seroit mieux dit dans la maison qu’en cette place. Je n’en produirai qu’un exemple, sur qui le lecteur en pourra trouver d’autres.

L’Andrienne de Térence commence par le vieillard Simon, qui revient du marché avec des valets chargés de ce qu’il vient d’acheter pour les noces de son fils ; il leur commande d’entrer dans sa maison avec leur charge, et retient avec lui Sosie, pour lui apprendre que ces noces ne sont que des noces feintes, à dessein de voir ce qu’en dira son fils, qu’il croit engagé dans une autre affection, dont il lui conte l’histoire. Je ne pense pas qu’aucun me dénie qu’il seroit mieux dans sa salle à lui faire confidence de ce secret que dans une rue. Dans la seconde scène, il menace Davus de le maltraiter, s’il fait aucune fourbe pour troubler ses noces : il le menacerait plus à propos dans sa maison qu’en public ; et la seule raison qui le fait parler devant son logis, c’est afin que ce Davus, demeuré seul, puisse voir Mysis sortir de chez Glycère, et qu’il se fasse une liaison d’oeil entre ces deux scènes ; ce qui ne regarde pas l’action présente de cette première, qui se passerait mieux dans la maison, mais une action future qu’ils ne prévoient point, et qui est plutôt du dessein du poète, qui force un peu la vraisemblance pour observer les règles de son art, que du choix des acteurs qui ont à parler, qui ne seraient pas où les met le poète, s’il n’était question que de dire ce qu’il leur fait dire. Je laisse aux curieux à examiner le reste de cette comédie de Térence ; et je veux croire qu’à moins que d’avoir l’esprit fort préoccupé d’un sentiment contraire, ils demeureront d’accord de ce que je dis.

Quant à la durée de cette pièce, elle est dans le même ordre que la précédente, c’est-à-dire dans cinq jours consécutifs. Le style en est plus fort et plus dégagé des pointes dont j’ai parlé, qui s’y trouveront assez rares. Le personnage de nourrice, qui est de la vieille comédie, et que le manque d’actrices sur nos théâtres y avait conservé jusqu’alors, afin qu’un homme le pût représenter sous le masque, se trouve ici métamorphosé en celui de suivante, qu’une femme représente sur son visage. Le caractère des deux amantes a quelque chose de choquant, en ce qu’elles sont toutes deux amoureuses d’hommes qui ne le sont point d’elles, et Célidée particulièrement s’emporte jusqu’à s’offrir elle-même. On la pourrait excuser sur le violent dépit qu’elle a de s’être vue méprisée par son amant, qui, en sa présence même a conté des fleurettes à une autre ; et j’aurais de plus à dire que nous ne mettons pas sur la scène des personnages si parfaits, qu’ils ne soient sujets à des défauts et aux faiblesses qu’impriment les passions ; mais je veux bien avouer que cela va trop avant, et passe trop la bienséance et la modestie du sexe, bien qu’absolument il ne soit pas condamnable. En récompense, le cinquième acte est moins traînant que celui des précédentes, et conclut deux mariages sans laisser aucun mécontent ; ce qui n’arrive pas dans celles-là.

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Nicolas Lancret, La Terre

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LA GALERIE DU PALAIS




PERSONNAGES

Pleirante, père de Célidée
Lysandre, amant de Célidée
Dorimant, amoureux d’Hippolyte
Chrysante, mère d’Hippolyte
Célidée, fille de Pleirante
Hippolyte, fille de Chrysante
Aronte, écuyer de Lysandre
Cléante, écuyer de Dorimant
Florice, suivante d’Hippolyte
Le Libraire du Palais
Le Mercier du Palais
La Lingère du Palais

La scène est à Paris

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LA GALERIE DU PALAIS




ACTE premier

Scène première

Aronte, Florice.

Aronte.

Enfin je ne le puis : que veux-tu que j’y fasse ?
Pour tout autre sujet mon maître n’est que glace ;
Elle est trop dans son cœur ; on ne l’en peut chasser,
Et c’est folie à nous que de plus y penser.
J’ai beau devant les yeux lui remettre Hippolyte,
Parler de ses attraits, élever son mérite,
Sa grâce, son esprit, sa naissance, son bien ;
Je n’avance non plus qu’à ne lui dire rien :
L’amour, dont malgré moi son âme est possédée,
Fait qu’il en voit autant, ou plus, en Célidée.

Florice.

Ne quittons pas pourtant ; à la longue on fait tout.
La gloire suit la peine : espérons jusqu’au bout.
Je veux que Célidée ait charmé son courage,
L’amour le plus parfait n’est pas un mariage ;
Fort souvent moins que rien cause un grand changement,
Et les occasions naissent en un moment.

Aronte.

Je les prendrai toujours quand je les verrai naître.

Florice.

Hippolyte, en ce cas, saura le reconnaître.

Aronte.

Tout ce que j’en prétends, c’est un entier secret.
Adieu : je vais trouver Célidée à regret.

Florice.

De la part de ton maître ?

Aronte.

De la part de ton maître ? Oui.

Florice.

De la part de ton maître ? Oui. Si j’ai bonne vue,
La voilà que son père amène vers la rue.
Tirons-nous à quartier ; nous jouerons mieux nos jeux,
S’ils n’aperçoivent point que nous parlions nous deux.

ACTE I
Scène II

Pleirante, Célidée.

Pleirante.

Ne pense plus, ma fille, à me cacher ta flamme ;
N’en conçois point de honte, et n’en crains point de blâme :
Le sujet qui l’allume a des perfections
Dignes de posséder tes inclinations ;
Et pour mieux te montrer le fond de mon courage,
J’aime autant son esprit que tu fais son visage.
Confesse donc, ma fille, et crois qu’un si beau feu
Veut être mieux traité que par un désaveu.

Célidée.

Monsieur, il est tout vrai, son ardeur légitime
A tant gagné sur moi que j’en fais de l’estime ;
J’honore son mérite, et n’ai pu m’empêcher
De prendre du plaisir à m’en voir rechercher ;
J’aime son entretien, je chéris sa présence :
Mais cela n’est enfin qu’un peu de complaisance,
Qu’un mouvement léger qui passe en moins d’un jour.
Vos seuls commandements produiront mon amour ;
Et votre volonté, de la mienne suivie…

Pleirante.

Favorisant ses vœux, seconde ton envie.
Aime, aime ton Lysandre ; et puisque je consens
Et que je t’autorise à ces feux innocents,
Donne-lui hardiment une entière assurance
Qu’un mariage heureux suivra son espérance ;
Engage-lui ta foi. Mais j’aperçois venir
Quelqu’un qui de sa part te vient entretenir.
Ma fille, adieu : les yeux d’un homme de mon âge
Peut-être empêcheraient la moitié du message.

Célidée.

Il ne vient rien de lui qu’il faille vous celer.

Pleirante.

Mais tu seras sans moi plus libre à lui parler ;
Et ta civilité, sans doute un peu forcée,
Me fait un compliment qui trahit ta pensée.

ACTE I
Scène III

Célidée, Aronte.

Célidée.

Que fait ton maître, Aronte ?

Aronte.

Que fait ton maître, Aronte ? Il m’envoie aujourd’hui
Voir ce que sa maîtresse a résolu de lui,
Et comment vous voulez qu’il passe la journée.

Célidée.

Je serai chez Daphnis toute l’après-dînée ;
Et s’il m’aime, je crois que nous l’y pourrons voir.
Autrement…

Aronte.

Autrement… Ne pensez qu’à l’y bien recevoir.

Célidée.

S’il y manque, il verra sa paresse punie.
Nous y devons dîner fort bonne compagnie ;
J’y mène, du quartier, Hippolyte et Chloris.

Aronte.

Après elles et vous il n’est rien dans Paris ;
Et je n’en sache point, pour belles qu’on les nomme,
Qui puissent attirer les yeux d’un honnête homme.

Célidée.

Je ne suis pas d’humeur bien propre à t’écouter,
Et ne prends pas plaisir à m’entendre flatter.
Sans que ton bel esprit tâche plus d’y paraître,
Mêle-toi de porter ma réponse à ton maître.

Aronte,
seul.

Quelle superbe humeur ! quel arrogant maintien !
Si mon maître me croit, vous ne tenez plus rien ;
Il changera d’objet, ou j’y perdrai ma peine :
Aussi bien son amour ne vous rend que trop vaine.

ACTE I
Scène IV

La Lingère, le Libraire.

(On tire un rideau, et l’on voit le libraire, la lingère et le mercier, chacun dans sa boutique.)
La Lingère.

Vous avez fort la presse à ce livre nouveau ;
C’est pour vous faire riche.

Le Libraire.

C’est pour vous faire riche. On le trouve si beau,
Que c’est pour mon profit le meilleur qui se voie.
Mais vous, que vous vendez de ces toiles de soie !

La Lingère.

De vrai, bien que d’abord on en vendît fort peu,
À présent Dieu nous aime, on y court comme au feu ;
Je n’en saurais fournir autant qu’on m’en demande :
Elle sied mieux aussi que celle de Hollande,
Découvre moins le fard dont un visage est peint,
Et donne, ce me semble, un plus grand lustre au teint.
Je perds bien à gagner, de ce que ma boutique,
Pour être trop étroite, empêche ma pratique ;
À peine y puis-je avoir deux chalands à la fois :
Je veux changer de place avant qu’il soit un mois ;
J’aime mieux en payer le double et davantage,
Et voir ma marchandise en un bel étalage.

Le Libraire.

Vous avez bien raison ; mais, à ce que j’entends…
Monsieur, vous plaît-il voir quelques livres du temps ?

ACTE I
Scène V

Dorimant, Cléante, le Libraire.

Dorimant.

Montrez-m’en quelques-uns.

Le Libraire.

Montrez-m’en quelques-uns. Voici ceux de la mode.

Dorimant.

Otez-moi cet auteur, son nom seul m’incommode :
C’est un impertinent, ou je n’y connais rien.

Le Libraire.

Ses œuvres toutefois se vendent assez bien.

Dorimant.

Quantité d’ignorants ne songent qu’à la rime.

Le Libraire.

Monsieur, en voici deux dont on fait grande estime ;
Considérez ce trait, on le trouve divin.

Dorimant.

Il n’est que mal traduit du cavalier Marin ;
Sa veine, au demeurant, me semble assez hardie.

Le Libraire.

Ce fut son coup d’essai que cette comédie.

Dorimant.

Cela n’est pas tant mal pour un commencement ;
La plupart de ses vers coulent fort doucement :
Qu’il a de mignardise à décrire un visage !

ACTE I
Scène VI

Hippolyte, Florice, Dorimant, Cléante, le Libraire, la Lingère.

Hippolyte.

Madame, montrez-nous quelques collets d’ouvrage.

La Lingère.

Je vous en vais montrer de toutes les façons.

Dorimant,
au libraire.

Ce visage vaut mieux que toutes vos chansons.

La Lingère,
à Hippolyte.

Voilà du point d’esprit, de Gênes, et d’Espagne.

Hippolyte.

Ceci n’est guère bon qu’à des gens de campagne.

La Lingère.

Voyez bien ; s’il en est deux pareils dans Paris…

Hippolyte.

Ne les vantez point tant, et dites-nous le prix.

La Lingère.

Quand vous aurez choisi.

Hippolyte.

Quand vous aurez choisi. Que t’en semble, Florice ?

Florice.

Ceux-là sont assez beaux, mais de mauvais service ;
En moins de trois savons on ne les connaît plus.

Hippolyte.

Celui-ci, qu’en dis-tu ?

Florice.

Celui-ci, qu’en dis-tu ? L’ouvrage en est confus,
Bien que l’invention de près soit assez belle.
Voici bien votre fait, n’était que la dentelle
Est fort mal assortie avec le passement ;
Cet autre n’a de beau que le couronnement.

La Lingère.

Si vous pouviez avoir deux jours de patience,
Il m’en vient, mais qui sont dans la même excellence.
(Dorimant parle au libraire à l’oreille.)

Florice.

Il vaudrait mieux attendre.



Hippolyte.
Il vaudrait mieux attendre.Eh bien, nous attendrons ;
Dites-nous au plus tard quel jour nous reviendrons.

La Lingère.

Mercredi j’en attends de certaines nouvelles.
Cependant vous faut-il quelques autres dentelles ?

Hippolyte.

J’en ai ce qu’il m’en faut pour ma provision.

Le Libraire,
à Dorimant.

J’en vais subtilement prendre l’occasion.
(À la lingère.)
La connais-tu, voisine ?

La Lingère.

La connais-tu, voisine ? Oui, quelque peu de vue :
Quant au reste, elle m’est tout à fait inconnue.
(Dorimant tire Cléante au milieu du théâtre, et lui parle à l’oreille.)
Ce cavalier sans doute y trouve plus d’appas
Que dans tous vos auteurs ?

Cléante.

Que dans tous vos auteurs ? Je n’y manquerai pas.

Dorimant.

Si tu ne me vois là, je serai dans la salle.
(Il prend un livre sur la boutique du libraire.)
Je connais celui-ci ; sa veine est fort égale ;
Il ne fait point de vers qu’on ne trouve charmants.
Mais on ne parle plus qu’on fasse de romans ;
J’ai vu que notre peuple en était idolâtre.

Le Libraire.

La mode est à présent des pièces de théâtre.

Dorimant.

De vrai, chacun s’en pique ; et tel y met la main,
Qui n’eut jamais l’esprit d’ajuster un quatrain.

ACTE I
Scène VII

Lysandre, Dorimant, le Libraire, le Mercier.

Lysandre.

Je te prends sur le livre.

Dorimant.

Je te prends sur le livre. Eh bien, qu’en veux-tu dire ?
Tant d’excellents esprits, qui se mêlent d’écrire,
Valent bien qu’on leur donne une heure de loisir.

Lysandre.

Y trouves-tu toujours une heure de plaisir ?
Beaucoup font bien des vers, et peu la comédie.

Dorimant.

Ton goût, je m’en assure, est pour la Normandie.

Lysandre.

Sans rien spécifier, peu méritent de voir ;
Souvent leur entreprise excède leur pouvoir :
Et tel parle d’amour sans aucune pratique.

Dorimant.

On n’y sait guère alors que la vieille rubrique :
Faute de le connaître, on l’habille en fureur
Et loin d’en faire envie, on nous en fait horreur.
Lui seul de ses effets a droit de nous instruire ;
Notre plume à lui seul doit se laisser conduire :
Pour en bien discourir, il faut l’avoir bien fait ;
Un bon poète ne vient que d’un amant parfait.

Lysandre.

Il n’en faut point douter, l’amour a des tendresses
Que nous n’apprenons point qu’auprès de nos maîtresses.
Tant de sorte d’appas, de doux saisissements,
D’agréables langueurs et de ravissements,
Jusques où d’un bel oeil peut s’étendre l’empire,
Et mille autres secrets que l’on ne saurait dire
(Quoi que tous nos rimeurs en mettent par écrit),
Ne se surent jamais par un effort d’esprit ;
Et je n’ai jamais vu de cervelles bien faites
Qui traitassent l’amour à la façon des poètes :
C’est tout un autre jeu. Le style d’un sonnet
Est fort extravagant dedans un cabinet ;
Il y faut bien louer la beauté qu’on adore,
Sans mépriser Vénus, sans médire de Flore,
Sans que l’éclat des lis, des roses, d’un beau jour,
Ait rien à démêler avecque notre amour.
O pauvre comédie, objet de tant de veines,
Si tu n’es qu’un portrait des actions humaines,
On te tire souvent sur un original
À qui, pour dire vrai, tu ressembles fort mal !

Dorimant.

Laissons la muse en paix, de grâce à la pareille.
Chacun fait ce qu’il peut, et ce n’est pas merveille
Si, comme avec bon droit on perd bien un procès,
Souvent un bon ouvrage a de faibles succès.
Le jugement de l’homme, ou plutôt son caprice,
Pour quantité d’esprits n’a que de l’injustice :
J’en admire beaucoup dont on fait peu d’état ;
Leurs fautes, tout au pis, ne sont pas coups d’Etat,
La plus grande est toujours de peu de conséquence.

Le Libraire.

Vous plairait-il de voir des pièces d’éloquence ?

Lysandre,
ayant regardé le titre d’un livre que le libraire lui présente.

J’en lus hier la moitié ; mais son vol est si haut,
Que presque à tous moments je me trouve en défaut.

Dorimant.

Voici quelques auteurs dont j’aime l’industrie.
Mettez ces trois à part, mon maître, je vous prie ;
Tantôt un de mes gens vous les viendra payer.
Lysandre, se retirant d’auprès les boutiques.
Le reste du matin où veux-tu l’employer ?

Le Mercier.

Voyez deçà, messieurs ; vous plaît-il rien du nôtre ?
Voyez, je vous ferai meilleur marché qu’un autre,
Des gants, des baudriers, des rubans, des castors.

ACTE I
Scène VIII

Dorimant, Lysandre.

Dorimant.

Je ne saurais encor te suivre si tu sors :
Faisons un tour de salle, attendant mon Cléante.

Lysandre.

Qui te retient ici ?

Dorimant.

Qui te retient ici ? L’histoire en est plaisante :
Tantôt, comme j’étais sur le livre occupé,
Tout proche on est venu choisir du point coupé.

Lysandre.

Qui ?

Dorimant.

Qui ? C’est la question ; mais s’il faut s’en remettre
À ce qu’à mes regards sa coiffe a pu permettre,
Je n’ai rien vu d’égal : mon Cléante la suit,
Et ne reviendra point qu’il n’en soit bien instruit,
Qu’il n’en sache le nom, le rang et la demeure.

Lysandre.

Ami, le cœur t’en dit.

Dorimant.

Nullement, ou je meure ;
Voyant je ne sais quoi de rare en sa beauté,
J’ai voulu contenter ma curiosité.

Lysandre.

Ta curiosité deviendra bientôt flamme ;
C’est par là que l’amour se glisse dans une âme.
À la première vue, un objet qui nous plaît
N’inspire qu’un désir de savoir quel il est ;
On en veut aussitôt apprendre davantage,
Voir si son entretien répond à son visage,
S’il est civil ou rude, importun ou charmeur,
Eprouver son esprit, connaître son humeur :
De là cet examen se tourne en complaisance ;
On cherche si souvent le bien de sa présence,
Qu’on en fait habitude, et qu’au point d’en sortir
Quelque regret commence à se faire sentir :
On revient tout rêveur ; et notre âme blessée,
Sans prendre garde à rien, cajole sa pensée.
Ayant rêvé le jour, la nuit à tous propos
On sent je ne sais quoi qui trouble le repos ;
Un sommeil inquiet, sur de confus nuages,
Elève incessamment de flatteuses images,
Et sur leur vain rapport fait naître des souhaits
Que le réveil admire et ne dédit jamais ;
Tout le cœur court en hâte après de si doux guides ;
Et le moindre larcin que font ses vœux timides
Arrête le larron, et le met dans les fers.

Dorimant.

Ainsi tu fus épris de celle que tu sers ?

Lysandre.

C’est un autre discours ; à présent je ne touche
Qu’aux ruses de l’amour contre un esprit farouche,
Qu’il faut apprivoiser presque insensiblement,
Et contre ses froideurs combattre finement.
Des naturels plus doux…

ACTE I
Scène IX

Dorimant, Lysandre, Cléante.

Dorimant.

Des naturels plus doux… Eh bien, elle s’appelle ?

Cléante.

Ne m’informez de rien qui touche cette belle.
Trois filous rencontrés vers le milieu du pont,
Chacun l’épée au poing, m’ont voulu faire affront,
Et sans quelques amis qui m’ont tiré de peine,
Contr’eux ma résistance eût peut-être été vaine ;
Ils ont tourné le dos, me voyant secouru,
Mais ce que je suivais tandis est disparu.

Dorimant.

Les traîtres ! trois contre un ! t’attaquer ! te surprendre !
Quels insolents vers moi s’osent ainsi méprendre ?

Cléante.

Je ne connais qu’un d’eux, et c’est là le retour
De quelques tours de main qu’il reçut l’autre jour,
Lorsque, m’ayant tenu quelques propos d’ivrogne,
Nous eûmes prise ensemble à l’hôtel de Bourgogne.

Dorimant.

Qu’on le trouve où qu’il soit ; qu’une grêle de bois
Assemble sur lui seul le châtiment des trois ;
Et que sous l’étrivière il puisse tôt connaître,
Quand on se prend aux miens, qu’on s’attaque à leur maître !

Lysandre.

J’aime à te voir ainsi décharger ton courroux :
Mais voudrais-tu parler franchement entre nous ?

Dorimant.

Quoi ! tu doutes encor de ma juste colère ?

Lysandre.

En ce qui le regarde, elle n’est que légère :
En vain pour son sujet tu fais l’intéressé ;
Il a paré des coups dont ton cœur est blessé :
Cet accident fâcheux te vole une maîtresse ;
Confesse ingénument, c’est là ce qui te presse.

Dorimant.

Pourquoi te confesser ce que tu vois assez ?
Au point de se former, mes desseins renversés,
Et mon désir trompé, poussent dans ces contraintes,
Sous de faux mouvements, de véritables plaintes.

Lysandre.

Ce désir, à vrai dire, est un amour naissant
Qui ne sait où se prendre, et demeure impuissant ;
Il s’égare et se perd dans cette incertitude ;
Et renaissant toujours de ton inquiétude,
Il te montre un objet d’autant plus souhaité,
Que plus sa connaissance a de difficulté.
C’est par là que ton feu davantage s’allume :
Moins on l’a pu connaître, et plus on en présume ;
Notre ardeur curieuse en augmente le prix.

Dorimant.

Que tu sais cher ami, lire dans les esprits !
Et que, pour bien juger d’une secrète flamme,
Tu pénètres avant dans les ressorts d’une âme !

Lysandre.

Ce n’est pas encor tout, je veux te secourir.

Dorimant.

Oh, que je ne suis pas en état de guérir !
L’amour use sur moi de trop de tyrannie.

Lysandre.

Souffre que je te mène en une compagnie
Où l’objet de mes vœux m’a donné rendez-vous ;
Les divertissements t’y sembleront si doux,
Ton âme en un moment en sera si charmée
Que, tous ses déplaisirs dissipés en fumée,
On gagnera sur toi fort aisément ce point
D’oublier un objet que tu ne connais point.
Mais garde-toi surtout d’une jeune voisine
Que ma maîtresse y mène ; elle est et belle et fine,
Et sait si dextrement ménager ses attraits,
Qu’il n’est pas bien aisé d’en éviter les traits.

Dorimant.

Au hasard, fais de moi tout ce que bon te semble.

Lysandre.

Donc, en attendant l’heure, allons dîner ensemble.

ACTE I
Scène X

Hippolyte, Florice.

Hippolyte.

Tu me railles toujours.

Florice.

Tu me railles toujours. S’il ne vous veut du bien,
Dites assurément que je n’y connais rien.
Je le considérais tantôt chez ce libraire ;
Ses regards de sur vous ne pouvaient se distraire,
Et son maintien était dans une émotion
Qui m’instruisait assez de son affection.
Il voulait vous parler, et n’osait l’entreprendre.

Hippolyte.

Toi, ne me parle point, ou parle de Lysandre :
C’est le seul dont la vue excite mon ardeur.

Florice.

Et le seul qui pour vous n’a que de la froideur.
Célidée est son âme, et tout autre visage
N’a point d’assez beaux traits pour toucher son courage ;
Son brasier est trop grand, rien ne peut l’amortir :
En vain son écuyer tâche à l’en divertir,
En vain, jusques aux cieux portant votre louange,
Il tâche à lui jeter quelque amorce du change,
Et lui dit jusque-là que dans votre entretien
Vous témoignez souvent de lui vouloir du bien ;
Tout cela n’est qu’autant de paroles perdues.

Hippolyte.

Faute d’être sans doute assez bien entendues.

Florice.

Ne le présumez pas, il faut avoir recours
À de plus hauts secrets qu’à ces faibles discours.
Je fus fine autrefois, et depuis mon veuvage
Ma ruse chaque jour s’est accrue avec l’âge :
Je me connais en monde, et sais mille ressorts
Pour débaucher une âme et brouiller des accords.

Hippolyte.

Dis promptement, de grâce.

Florice.

Dis promptement, de grâce. À présent l’heure presse,
Et je ne vous saurais donner qu’un mot d’adresse.
Cette voisine et vous… Mais déjà la voici.

ACTE I
Scène XI

Célidée, Hippolyte, Florice.

Célidée.

À force de tarder, tu m’as mise en souci :
Il est temps, et Daphnis par un page me mande
Que pour faire servir on n’attend que ma bande ;
Le carrosse est tout prêt : allons, veux-tu venir ?

Hippolyte.

Lysandre après dîner t’y vient entretenir ?

Célidée.

S’il osait y manquer, je te donne promesse
Qu’il pourrait bien ailleurs chercher une maîtresse.

Fin du premier acte
**
La Galerie du Palais

ACTE II

Scène première

Hippolyte, Dorimant.

Hippolyte.

Ne me contez point tant que mon visage est beau :
Ces discours n’ont pour moi rien du tout de nouveau ;
Je le sais bien sans vous, et j’ai cet avantage,
Quelques perfections qui soient sur mon visage,
Que je suis la première à m’en apercevoir :
Pour me les bien apprendre, il ne faut qu’un miroir ;
J’y vois en un moment tout ce que vous me dites.

Dorimant.

Mais vous n’y voyez pas tous vos rares mérites :
Cet esprit tout divin et ce doux entretien
Ont des charmes puissants dont il ne montre rien.

Hippolyte.

Vous les montrez assez par cette après-dînée
Qu’à causer avec moi vous vous êtes donnée ;
Si mon discours n’avait quelque charme caché,
Il ne vous tiendrait pas si longtemps attaché.
Je vous juge plus sage, et plus aimer votre aise,
Que d’y tarder ainsi sans que rien vous y plaise ;
Et si je présumais qu’il vous plût sans raison,

Je me ferais moi-même un peu de trahison ;
Et par ce trait badin qui sentirait l’enfance,
Votre beau jugement recevrait trop d’offense.
Je suis un peu timide, et dût-on me jouer,
Je n’ose démentir ceux qui m’osent louer.

Dorimant.

Aussi vous n’avez pas le moindre lieu de craindre
Qu’on puisse, en vous louant ni vous flatter ni feindre ;
On voit un tel éclat en vos brillants appas,
Qu’on ne peut l’exprimer, ni ne l’adorer pas.

Hippolyte.

Ni ne l’adorer pas ! Par là vous voulez dire…

Dorimant.

Que mon cœur désormais vit dessous votre empire,
Et que tous mes desseins de vivre en liberté
N’ont rien eu d’assez fort contre votre beauté.

Hippolyte.

Quoi ? mes perfections vous donnent dans la vue ?

Dorimant.

Les rares qualités dont vous êtes pourvue
Vous ôtent tout sujet de vous en étonner.

Hippolyte.

Cessez aussi, monsieur, de vous l’imaginer.
Si vous brûlez pour moi, ce ne sont pas merveilles ;
J’ai de pareils discours chaque jour aux oreilles,
Et tous les gens d’esprit en font autant que vous.

Dorimant.

En amour toutefois je les surpasse tous.
Je n’ai point consulté pour vous donner mon âme ;

Votre premier aspect sut allumer ma flamme,
Et je sentis mon cœur, par un secret pouvoir,
Aussi prompt à brûler que mes yeux à vous voir.

Hippolyte.

Avoir connu d’abord combien je suis aimable,
Encor qu’à votre avis il soit inexprimable,
Ce grand et prompt effet m’assure puissamment
De la vivacité de votre jugement.
Pour moi, que la nature a faite un peu grossière,
Mon esprit, qui n’a pas cette vive lumière,
Conduit trop pesamment toutes ses fonctions
Pour m’avertir sitôt de vos perfections.
Je vois bien que vos feux méritent récompense :
Mais de les seconder ce défaut me dispense.

Dorimant.

Railleuse !

Hippolyte.

Railleuse ! Excusez-moi, je parle tout de bon.

Dorimant.

Le temps de cet orgueil me fera la raison ;
Et nous verrons un jour, à force de services,
Adoucir vos rigueurs et finir mes supplices.

ACTE II
Scène II

Dorimant, Lysandre, Hippolyte, Florice.

(Lysandre sort de chez Célidée, et passe sans s’arrêter, leur donnant seulement un coup de chapeau.)
Hippolyte.

Peut-être l’avenir… Tout beau, coureur, tout beau !
On n’est pas quitte ainsi pour un coup de chapeau :
Vous aimez l’entretien de votre fantaisie ;
Mais pour un cavalier c’est peu de courtoisie,
Et cela messied fort à des hommes de cour,
De n’accompagner pas leur salut d’un bonjour.

Lysandre.

Puisque auprès d’un sujet capable de nous plaire
La présence d’un tiers n’est jamais nécessaire,
De peur qu’il en reçût quelque importunité,
J’ai mieux aimé manquer à la civilité.

Hippolyte.

Voilà parer mon coup d’un galant artifice,
Comme si je pouvais… Que me veux-tu, Florice ?
(Florice sort et parle à Hippolyte à l’oreille.)
Dis-lui que je m’en vais. Messieurs, pardonnez-moi,
On me vient d’apporter une fâcheuse loi ;
Incivile à mon tour, il faut que je vous quitte.
Une mère m’appelle.

Dorimant.

Une mère m’appelle. Adieu, belle Hippolyte,
Adieu : souvenez-vous…

Hippolyte.

Adieu : souvenez-vous… Mais vous, n’y songez plus.

ACTE II
Scène III

Lysandre.

Quoi ! Dorimant, ce mot t’a rendu tout confus !

Dorimant.

Ce mot à mes désirs laisse peu d’espérance.

Lysandre.

Tu ne la vois encor qu’avec indifférence ?

Dorimant.

Comme toi Célidée.

Lysandre.

Comme toi Célidée. Elle eut donc chez Daphnis,
Hier dans son entretien des charmes infinis ?
Je te l’avais bien dit que ton âme à sa vue
Demeurerait, ou prise, ou puissamment émue ;
Mais tu n’as pas sitôt oublié la beauté
Qui fit naître au Palais ta curiosité ?
Du moins ces deux objets balancent ton courage ?

Dorimant.

Sais-tu bien que c’est là justement mon visage,
Celui que j’avais vu le matin au Palais ?

Lysandre.

À ce compte…

Dorimant.

À ce compte… J’en tiens, ou l’on n’en tint jamais.

Lysandre.

C’est consentir bientôt à perdre ta franchise.

Dorimant.

C’est rendre un prompt hommage aux yeux qui me l’ont prise.

Lysandre.

Puisque tu les connais, je ne plains plus ton mal.

Dorimant.

Leur coup, pour les connaître, en est-il moins fatal ?

Lysandre.

Non, mais du moins ton cœur n’est plus à la torture
De voir tes vœux forcés d’aller à l’aventure ;
Et cette belle humeur de l’objet qui t’a pris…

Dorimant.

Sous un accueil riant cache un subtil mépris.
Ah, que tu ne sais pas de quel air on me traite !

Lysandre.

Je t’en avais jugé l’âme fort satisfaite :
Et cette gaie humeur, qui brillait dans ses yeux,
M’en promettait pour toi quelque chose de mieux.

Dorimant.

Cette belle, de vrai, quoique toute de glace,
Mêle dans ses froideurs je ne sais quelle grâce,
Par où tout de nouveau je me laisse gagner,
Et consens, peu s’en faut, à m’en voir dédaigner.
Loin de s’en affaiblir, mon amour s’en augmente ;
Je demeure charmé de ce qui me tourmente.
Je pourrais de toute autre être le possesseur,
Que sa possession aurait moins de douceur.
Je ne suis plus à moi quand je vois Hippolyte
Rejeter ma louange et vanter son mérite,
Négliger mon amour ensemble et l’approuver,
Me remplir tout d’un temps d’espoir et m’en priver,
Me refuser son cœur en acceptant mon âme,
Faire état de mon choix en méprisant ma flamme.
Hélas ! en voilà trop : le moindre de ces traits
A pour me retenir de trop puissants attraits ;
Trop heureux d’avoir vu sa froideur enjouée
Ne se point offenser d’une ardeur avouée !

Lysandre.

Son adieu toutefois te défend d’y songer,
Et ce commandement t’en devrait dégager.

Dorimant.

Qu’un plus capricieux d’un tel adieu s’offense ;
Il me donne un conseil plutôt qu’une défense,
Et par ce mot d’avis, son cœur sans amitié
Du temps que j’y perdrai montre quelque pitié.

Lysandre.

Soit défense ou conseil, de rien ne désespère ;
Je te réponds déjà de l’esprit de sa mère.
Pleirante son voisin lui parlera pour toi ;
Il peut beaucoup sur elle, et fera tout pour moi.
Tu sais qu’il m’a donné sa fille pour maîtresse.
Tâche à vaincre Hippolyte avec un peu d’adresse,
Et n’appréhende pas qu’il en faille beaucoup :
Tu verras sa froideur se perdre tout d’un coup.
Elle ne se contraint à cette indifférence
Que pour rendre une entière et pleine déférence,
Et cherche, en déguisant son propre sentiment,
La gloire de n’aimer que par commandement.

Dorimant.

Tu me flattes, ami, d’une attente frivole.

Lysandre.

L’effet suivra de près.

Dorimant.

L’effet suivra de près. Mon cœur, sur ta parole,
Ne se résout qu’à peine à vivre plus content.

Lysandre.

Il se peut assurer du bonheur qu’il prétend ;
J’y donnerai bon ordre. Adieu : le temps me presse,
Et je viens de sortir d’auprès de ma maîtresse ;
Quelques commissions dont elle m’a chargé
M’obligent maintenant à prendre ce congé.

ACTE II
Scène IV

Dorimant, Florice.

Dorimant,
seul.

Dieux ! qu’il est malaisé qu’une âme bien atteinte
Conçoive de l’espoir qu’avec un peu de crainte !
Je dois toute croyance à la foi d’un ami,
Et n’ose cependant m’y fier qu’à demi.
Hippolyte, d’un mot, chasserait ce caprice.
Est-elle encore en haut ?

Florice.

Est-elle encore en haut ? Encore.

Dorimant.

Est-elle encore en haut ? Encore. Adieu, Florice.
Nous la verrons demain.

ACTE II
Scène V

Hippolyte, Florice.

Florice.

Nous la verrons demain. Il vient de s’en aller.
Sortez.

Hippolyte.

Sortez. Mais fallait-il ainsi me rappeler,
Me supposer ainsi des ordres d’une mère ?
Sans mentir, contre toi j’en suis toute en colère :
À peine ai-je attiré Lysandre en nos discours,
Que tu viens par plaisir en arrêter le cours.

Florice.

Eh bien ! prenez-vous-en à mon impatience
De vous communiquer un trait de ma science :
Cet avis important tombé dans mon esprit
Méritait qu’aussitôt Hippolyte l’apprît ;
Je vais sans perdre temps y disposer Aronte.

Hippolyte.

J’ai la mine après tout d’y trouver mal mon conte.

Florice.

Je sais ce que je fais, et ne perds point mes pas ;
Mais de votre côté ne vous épargnez pas ;
Mettez tout votre esprit à bien mener la ruse.

Hippolyte.

Il ne faut point par là te préparer d’excuse.
Va, suivant le succès, je veux à l’avenir
Du mal que tu m’as fait perdre le souvenir.

ACTE II
Scène VI

Hippolyte, Célidée.

Hippolyte, frappant à la porte de Célidée.

Célidée, es-tu là ?

Célidée.

Célidée, es-tu là ? Que me veut Hippolyte ?

Hippolyte.

Délasser mon esprit une heure en ta visite.
Que j’ai depuis un jour un importun amant !
Et que, pour mon malheur, je plais à Dorimant !

Célidée.

Ma sœur, que me dis-tu ? Dorimant t’importune !
Quoi ! j’enviais déjà ton heureuse fortune,
Et déjà dans l’esprit je sentais quelque ennui
D’avoir connu Lysandre auparavant que lui.

Hippolyte.

Ah ! ne me raille point. Lysandre, qui t’engage,
Est le plus accompli des hommes de son âge.

Célidée.

Je te jure, à mes yeux l’autre l’est bien autant.
Mon cœur a de la peine à demeurer constant ;
Et pour te découvrir jusqu’au fond de mon âme,
Ce n’est plus que ma foi qui conserve ma flamme :
Lysandre me déplaît de me vouloir du bien.
Plût aux dieux que son change autorisât le mien,
Ou qu’il usât vers moi de tant de négligence,
Que ma légèreté se pût nommer vengeance !
Si j’avais un prétexte à me mécontenter,
Tu me verrais bientôt résoudre à le quitter.

Hippolyte.

Simple, présumes-tu qu’il devienne volage
Tant qu’il verra l’amour régner sur ton visage ?
Ta flamme trop visible entretient ses ferveurs,
Et ses feux dureront autant que tes faveurs.

Célidée.

Il semble, à t’écouter, que rien ne le retienne
Que parce que sa flamme a l’aveu de la mienne.

Hippolyte.

Que sais-je ? Il n’a jamais éprouvé tes rigueurs ;
L’amour en même temps sut embraser vos cœurs ;
Et même j’ose dire, après beaucoup de monde,
Que sa flamme vers toi ne fut que la seconde.
Il se vit accepter avant que de s’offrir ;
Il ne vit rien à craindre, il n’eut rien à souffrir ;
Il vit sa récompense acquise avant la peine,
Et devant le combat sa victoire certaine.
Un homme est bien cruel quand il ne donne pas
Un cœur qu’on lui demande avecque tant d’appas.
Qu’à ce prix la constance est une chose aisée,
Et qu’autrefois par là je me vis abusée !
Alcidor, que mes yeux avaient si fort épris,
Courut au changement dès le premier mépris.
La force de l’amour paraît dans la souffrance.
Je le tiens fort douteux, s’il a tant d’assurance.
Qu’on en voit s’affaiblir pour un peu de longueur !
Et qu’on en voit céder à la moindre rigueur !

Célidée.

Je connais mon Lysandre, et sa flamme est trop forte
Pour tomber en soupçon qu’il m’aime de la sorte.
Toutefois un dédain éprouvera ses feux.
Ainsi, quoi qu’il en soit, j’aurai ce que je veux ;
Il me rendra constante, ou me fera volage :
S’il m’aime, il me retient ; s’il change, il me dégage.
Suivant ce qu’il aura d’amour ou de froideur,
Je suivrai ma nouvelle ou ma première ardeur.

Hippolyte.

En vain tu t’y résous : ton âme un peu contrainte,
Au travers de tes yeux lui trahira ta feinte.
L’un d’eux dédira l’autre, et toujours un souris
Lui fera voir assez combien tu le chéris.

Célidée.

Ce n’est qu’un faux soupçon qui te le persuade ;
J’armerai de rigueurs jusqu’à la moindre oeillade,
Et réglerai si bien toutes mes actions,
Qu’il ne pourra juger de mes intentions.
Pour le moins aussitôt que par cette conduite
Tu seras de son cœur suffisamment instruite,
S’il demeure constant, l’amour et la pitié,
Avant que dire adieu, renoueront l’amitié.

Célidée.

Il va bientôt venir. Va-t’en, et sois certaine
De ne voir d’aujourd’hui Lysandre hors de peine.

Hippolyte.

Et demain ?

Célidée.

Et demain ? Je t’irai conter ses mouvements
Et touchant l’avenir prendre tes sentiments.
O dieux ! si je pouvais changer sans infamie !

Hippolyte.

Adieu. N’épargne en rien ta plus fidèle amie.

ACTE II
Scène VII

Célidée.

Quel étrange combat ! Je meurs de le quitter,
Et mon reste d’amour ne le peut maltraiter.
Mon âme veut et n’ose, et bien que refroidie,
N’aura trait de mépris si je ne l’étudie.
Tout ce que mon Lysandre a de perfections
Se vient offrir en foule à mes affections.
Je vois mieux ce qu’il vaut lorsque je l’abandonne,
Et déjà la grandeur de ma perte m’étonne.
Pour régler sur ce point mon esprit balancé,
J’attends ses mouvements sur mon dédain forcé ;
Ma feinte éprouvera si son amour est vraie.
Hélas ! ses yeux me font une nouvelle plaie.
Prépare-toi, mon cœur, et laisse à mes discours
Assez de liberté pour trahir mes amours.

ACTE II
Scène VIII

Lysandre, Célidée.

Célidée.

Quoi ? j’aurai donc de vous encore une visite !
Vraiment pour aujourd’hui je m’en estimais quitte.

Lysandre.

Une par jour suffit, si tu veux endurer
Qu’autant comme le jour je la fasse durer.

Célidée.

Pour douce que nous soit l’ardeur qui nous consume,
Tant d’importunité n’est point sans amertume.

Lysandre.

Au lieu de me donner ces appréhensions,
Apprends ce que j’ai fait sur tes commissions.

Célidée.

Je ne vous en chargeai qu’afin de me défaire
D’un entretien chargeant, et qui m’allait déplaire.

Lysandre.

Depuis quand donnez-vous ces qualités aux miens ?

Célidée.

Depuis que mon esprit n’est plus dans vos liens.

Lysandre.

Est-ce donc par gageure, ou par galanterie ?

Célidée.

Ne vous flattez point tant que ce soit raillerie.
Ce que j’ai dans l’esprit je ne le puis celer,
Et ne suis pas d’humeur à rien dissimuler.

Lysandre.

Quoi ! que vous ai-je fait ? d’où provient ma disgrâce ?
Quel sujet avez-vous d’être pour moi de glace ?
Ai-je manqué de soins ? ai-je manqué de feux ?
Vous ai-je dérobé le moindre de mes vœux ?
Ai-je trop peu cherché l’heur de votre présence ?
Ai-je eu pour d’autres yeux la moindre complaisance ?

Célidée.

Tout cela n’est qu’autant de propos superflus.
Je voulus vous aimer, et je ne le veux plus ;
Mon feu fut sans raison, ma glace l’est de même ;
Si l’un eut quelque excès, je rendrai l’autre extrême.

Lysandre.

Par cette extrémité vous avancez ma mort.

Célidée.

Il m’importe fort peu quel sera votre sort.

Lysandre.

Quelle nouvelle amour, ou plutôt quel caprice

Vous porte à me traiter avec cette injustice,
Vous de qui le serment m’a reçu pour époux ?

Célidée.

J’en perds le souvenir aussi bien que de vous.

Lysandre.

Évitez-en la honte et fuyez-en le blâme.

Célidée.

Je les veux accepter pour peines de ma flamme.

Lysandre.

Un reproche éternel suit ce tour inconstant.

Célidée.

Si vous me voulez plaire, il en faut faire autant.

Lysandre.

Est-ce là donc le prix de vous avoir servie ?
Ah ! cessez vos mépris, ou me privez de vie.

Célidée.

Eh bien ! soit, un adieu les va faire cesser :
Aussi bien ce discours ne fait que me lasser.

Lysandre.

Ah ! redouble plutôt ce dédain qui me tue,
Et laisse-moi le bien d’expirer à ta vue ;
Que j’adore tes yeux, tout cruels qu’ils me sont ;
Qu’ils reçoivent mes vœux pour le mal qu’ils me font.
Invente à me gêner quelque rigueur nouvelle ;
Traite, si tu le veux, mon âme en criminelle :
Dis que je suis ingrat, appelle-moi léger ;
Impute à mes amours la honte de changer ;
Dedans mon désespoir fais éclater ta joie ;
Et tout me sera doux, pourvu que je te voie.
Tu verras tes mépris n’ébranler point ma foi,
Et mes derniers soupirs ne voler qu’après toi.
Ne crains point de ma part de reproche ou d’injure,
Je ne t’appellerai ni lâche, ni parjure.
Mon feu supprimera ces titres odieux ;
Mes douleurs céderont au pouvoir de tes yeux ;
Et mon fidèle amour, malgré leur vie atteinte,
Pour t’adorer encore étouffera ma plainte.

Célidée.

Adieu. Quelques encens que tu veuilles m’offrir,
Je ne me saurais plus résoudre à les souffrir.

ACTE II
Scène IX

Lysandre.

Célidée ! Ah, tu fuis ! tu fuis donc, et tu n’oses
Faire tes yeux témoins d’un trépas que tu causes !
Ton esprit, insensible à mes feux innocents,
Craint de ne l’être pas aux douleurs que je sens :
Tu crains que la pitié qui se glisse en ton âme
N’y rejette un rayon de ta première flamme,
Et qu’elle ne t’arrache un soudain repentir,
Malgré tout cet orgueil qui n’y peut consentir.
Tu vois qu’un désespoir dessus mon front exprime
En mille traits de feu mon ardeur et ton crime ;
Mon visage t’accuse, et tu vois dans mes yeux
Un portrait que mon cœur conserve beaucoup mieux.
Tous mes soins, tu le sais, furent pour Célidée :
La nuit ne m’a jamais retracé d’autre idée,
Et tout ce que Paris a d’objets ravissants
N’a jamais ébranlé le moindre de mes sens.
Ton exemple à changer en vain me sollicite ;
Dans ta volage humeur j’adore ton mérite ;
Et mon amour, plus fort que mes ressentiments,
Conserve sa vigueur au milieu des tourments,
Reviens, mon cher souci, puisqu’après tes défenses
Mes plus vives ardeurs sont pour toi des offenses.
Vois comme je persiste à te désobéir,
Et par là, si tu peux, prends droit de me haïr.
Fol, je présume ainsi rappeler l’inhumaine,
Qui ne veut pas avoir de raisons à sa haine ?
Puisqu’elle a sur mon cœur un pouvoir absolu,
Il lui suffit de dire : « Ainsi je l’ai voulu. »
Cruelle, tu le veux ! C’est donc ainsi qu’on traite
Les sincères ardeurs d’une amour si parfaite ?
Tu me veux donc trahir ? Tu le veux, et ta foi
N’est qu’un gage frivole à qui vit sous ta loi ?
Mais je veux l’endurer sans bruit, sans résistance ;
Tu verras ma langueur, et non mon inconstance ;
Et de peur de t’ôter un captif par ma mort,
J’attendrai ce bonheur de mon funeste sort.
Jusque-là mes douleurs, publiant ta victoire,
Sur mon front pâlissant élèveront ta gloire,
Et sauront en tous lieux hautement témoigner
Que, sans me refroidir, tu m’as pu dédaigner.

Fin du second acte
**
LA GALERIE DU PALAIS

 

ACTE III

Scène première

Lysandre, Aronte.

Lysandre.

Tu me donnes, Aronte, un étrange remède.

Aronte.

Souverain toutefois au mal qui vous possède,
Croyez-moi, j’en ai vu des succès merveilleux
À remettre au devoir ces esprits orgueilleux :
Quand on leur sait donner un peu de jalousie,
Ils ont bientôt quitté ces traits de fantaisie ;
Car enfin tout l’éclat de ces emportements
Ne peut avoir pour but de perdre leurs amants.

Lysandre.

Que voudrait donc par là mon ingrate maîtresse ?

Aronte.

Elle vous joue un tour de la plus haute adresse.
Avez-vous bien pris garde au temps de ses mépris ?
Tant qu’elle vous a cru légèrement épris,
Que votre chaîne encor n’était pas assez forte,
Vous a-t-elle jamais gouverné de la sorte ?
Vous ignoriez alors l’usage des soupirs ;
Ce n’étaient que douceurs, ce n’étaient que plaisirs :
Son esprit avisé voulait par cette ruse
Établir un pouvoir dont maintenant elle use.
Remarquez-en l’adresse ; elle fait vanité
De voir dans ses dédains votre fidélité.
Votre humeur endurante à ces rigueurs l’invite.
On voit par là vos feux, par vos feux son mérite ;
Et cette fermeté de vos affections
Montre un effet puissant de ses perfections.
Osez-vous espérer qu’elle soit plus humaine,
Puisque sa gloire augmente, augmentant votre peine ?
Rabattez cet orgueil, faites-lui soupçonner
Que vous vous en piquez jusqu’à l’abandonner.
La crainte d’en voir naître une si juste suite
À vivre comme il faut l’aura bientôt réduite ;
Elle en fuira la honte, et ne souffrira pas
Que ce change s’impute à son manque d’appas.
Il est de son honneur d’empêcher qu’on présume
Qu’on éteigne aisément les flammes qu’elle allume.
Feignez d’aimer quelque autre, et vous verrez alors
Combien à vous reprendre elle fera d’efforts.

Lysandre.

Mais peux-tu me juger capable d’une feinte ?

Aronte.

Pouvez-vous trouver rude un moment de contrainte ?

Lysandre.

Je trouve ses mépris plus doux à supporter.

Aronte.

Pour les faire finir, il faut les imiter.

Lysandre.

Faut-il être inconstant pour la rendre fidèle ?

Aronte.

Il faut souffrir toujours, ou déguiser comme elle.

Lysandre.

Que de raisons, Aronte, à combattre mon cœur,
Qui ne peut adorer que son premier vainqueur !
Du moins auparavant que l’effet en éclate,
Fais un effort pour moi, va trouver mon ingrate :
Mets-lui devant les yeux mes services passés,
Mes feux si bien reçus, si mal récompensés,
L’excès de mes tourments et de ses injustices ;
Emploie à la gagner tes meilleurs artifices.
Que n’obtiendras-tu point par ta dextérité,
Puisque tu viens à bout de ma fidélité ?

Aronte.

Mais, mon possible fait, si cela ne succède ?

Lysandre.

Je feindrai dès demain qu’Aminte me possède.

Aronte.

Aminte ! Ah ! commencez la feinte dès demain ;
Mais n’allez point courir au faubourg Saint-Germain.
Et quand penseriez-vous que cette âme cruelle
Dans le fond du Marais en reçût la nouvelle ?
Vous seriez tout un siècle à lui vouloir du bien,
Sans que votre arrogante en apprît jamais rien.
Puisque vous voulez feindre, il faut feindre à sa vue,
Qu’aussitôt votre feinte en puisse être aperçue,
Qu’elle blesse les yeux de son esprit jaloux,
Et porte jusqu’au cœur d’inévitables coups.
Ce sera faire au vôtre un peu de violence ;
Mais tout le fruit consiste à feindre en sa présence.

Lysandre.

Hippolyte, en ce cas, serait fort à propos ;
Mais je crains qu’un ami en perdît le repos.
Dorimant, dont ses yeux ont charmé le courage,
Autant que Célidée en aurait de l’ombrage.

Aronte.

Vous verrez si soudain rallumer son amour,
Que la feinte n’est pas pour durer plus d’un jour ;
Et vous aurez après un sujet de risée
Des soupçons mal fondés de son âme abusée.

Lysandre.

Va trouver Célidée, et puis nous résoudrons,
En ces extrémités, quel avis nous prendrons.

ACTE III
Scène II

Aronte, Florice.

Aronte,
seul.

Sans que pour l’apaiser je me rompe la tête,
Mon message est tout fait et sa réponse prête.
Bien loin que mon discours pût la persuader,
Elle n’aura jamais voulu me regarder.
Une prompte retraite au seul nom de Lysandre,
C’est par où ses dédains se seront fait entendre.
Mes amours du passé ne m’ont que trop appris
Avec quelles couleurs il faut peindre un mépris.
À peine faisait-on semblant de me connaître,
De sorte…

Florice.

De sorte… Aronte, eh bien, qu’as-tu fait vers ton maître ?
Le verrons-nous bientôt ?

Aronte.

Le verrons-nous bientôt ? N’en sois plus en souci ;
Dans une heure au plus tard je te le rends ici.

Florice.

Prêt à lui témoigner…

Aronte.

Prêt à lui témoigner… Tout prêt. Adieu. Je tremble
Que de chez Célidée on ne nous voie ensemble.

ACTE III
Scène III

Hippolyte, Florice.

Hippolyte.

D’où vient que mon abord l’oblige à te quitter ?

Florice.

Tant s’en faut qu’il vous fuie, il vient de me conter…
Toutefois je ne sais si je vous le dois dire.

Hippolyte.

Que tu te plais, Florice, à me mettre en martyre !

Florice.

Il faut vous préparer à des ravissements…

Hippolyte.

Ta longueur m’y prépare avec bien des tourments.
Dépêche ; ces discours font mourir Hippolyte.

Florice.

Mourez donc promptement, que je vous ressuscite.

Hippolyte.

L’insupportable femme ! Enfin diras-tu rien ?

Florice.

L’impatiente fille ! Enfin tout ira bien.

Hippolyte.

Enfin tout ira bien ? Ne saurai-je autre chose ?

Florice.

Il faut que votre esprit là-dessus se repose.
Vous ne pouviez tantôt souffrir de longs propos,
Et pour vous obliger, j’ai tout dit en trois mots ;
Mais ce que maintenant vous n’en pouvez apprendre,
Vous l’apprendrez bientôt plus au long de Lysandre.

Hippolyte.

Tu ne flattes mon cœur que d’un espoir confus.

Florice.

Parlez à votre amie, et ne vous fâchez plus.

ACTE III
Scène IV

Célidée, Hippolyte, Florice.

Célidée.

Mon abord importun rompt votre conférence :
Tu m’en voudras du mal.

Hippolyte.

Tu m’en voudras du mal. Du mal ? et l’apparence ?
Je ne sais pas aimer de si mauvaise foi ;
Et tout à l’heure encor je lui parlais de toi.

Célidée.

Je me retire donc, afin que sans contrainte…

Hippolyte.

Quitte cette grimace, et mets à part la feinte.
Tu fais la réservée en ces occasions,
Mais tu meurs de savoir ce que nous en disions.

Célidée.

Tu meurs de le conter plus que moi de l’apprendre,
Et tu prendrais pour crime un refus de l’entendre.
Puis donc que tu le veux, ma curiosité…

Hippolyte.

Vraiment, tu me confonds de ta civilité.

Célidée.

Voilà de tes détours, et comme tu diffères
À me dire en quel point vous teniez mes affaires.

Hippolyte.

Nous parlions du dessein d’éprouver ton amant.
Tu l’as vu réussir à ton contentement ?

Célidée.

Je viens te voir exprès pour t’en dire l’issue :
Que je m’en suis trouvée heureusement déçue !
Je présumais beaucoup de ses affections,
Mais je n’attendais pas tant de submissions.
Jamais le désespoir qui saisit son courage
N’en put tirer un mot à mon désavantage ;
Il tenait mes dédains encor trop précieux,
Et ses reproches même étaient officieux.
Aussi ce grand amour a rallumé ma flamme :
Le change n’a plus rien qui chatouille mon âme ;
Il n’a plus de douceur pour mon esprit flottant,
Aussi ferme à présent qu’il le croit inconstant.

Florice.

Quoi que vous ayez vu de sa persévérance,
N’en prenez pas encore une entière assurance.
L’espoir de vous fléchir a pu le premier jour
Jeter sur son dépit ces beaux dehors d’amour ;
Mais vous verrez bientôt que pour qui le méprise
Toute légèreté lui semblera permise.
J’ai vu des amoureux de toutes les façons.

Hippolyte.

Cette bizarre humeur n’est jamais sans soupçons.
L’avantage qu’elle a d’un peu d’expérience
Tient éternellement son âme en défiance ;
Mais ce qu’elle te dit ne vaut pas l’écouter.

Célidée.

Et je ne suis pas fille à m’en épouvanter.
Je veux que ma rigueur à tes yeux continue,
Et lors sa fermeté te sera mieux connue ;
Tu ne verras des traits que d’un amour si fort,
Que Florice elle-même avouera qu’elle a tort.

Hippolyte.

Ce sera trop longtemps lui paraître cruelle.

Célidée.

Tu connaîtras par là combien il m’est fidèle.
Le ciel à ce dessein nous l’envoie à propos.

Hippolyte.

Et quand te résous-tu de le mettre en repos ?

Célidée.

Trouve bon, je te prie, après un peu de feinte,
Que mes feux violents s’expliquent sans contrainte ;
Et pour le rappeler des portes du trépas,
Si j’en dis un peu trop, ne t’en offense pas.

ACTE III
Scène V

Lysandre, Célidée, Hippolyte, Florice.

Lysandre.

Merveille des beautés, seul objet qui m’engage…

Célidée.

N’oublierez-vous jamais cet importun langage ?
Vous obstiner encore à me persécuter,
C’est prendre du plaisir à vous voir maltraiter.
Perdez mon souvenir avec votre espérance,
Et ne m’accablez plus de cette déférence.
Il faut, pour m’arrêter, des entretiens meilleurs.

Lysandre.

Quoi ! vous prenez pour vous ce que j’adresse ailleurs ?
Adore qui voudra votre rare mérite,
Un change heureux me donne à la belle Hippolyte :
Mon sort en cela seul a voulu me trahir,
Qu’en ce change mon cœur semble vous obéir,
Et que mon feu passé vous va rendre si vaine

Que vous imputerez ma flamme à votre haine,
À votre orgueil nouveau mes nouveaux sentiments,
L’effet de ma raison à vos commandements.

Célidée.

Tant s’en faut que je prenne une si triste gloire,
Je chasse mes dédains même de ma mémoire,
Et dans leur souvenir rien ne me semble doux,
Puisqu’en le conservant je penserais à vous.

Lysandre,
à Hippolyte.

Beauté de qui les yeux, nouveaux rois de mon âme,
Me font être léger sans en craindre le blâme…

Hippolyte.

Ne vous emportez point à ces propos perdus,
Et cessez de m’offrir des vœux qui lui sont dus ;
Je pense mieux valoir que le refus d’une autre.
Si vous voulez venger son mépris par le vôtre,
Ne venez point du moins m’enrichir de son bien.
Elle vous traite mal, mais elle n’aime rien.
Vous, faites-en autant, sans chercher de retraite
Aux importunités dont elle s’est défaite.

Lysandre.

Que son exemple encor réglât mes actions !
Cela fut bon du temps de mes affections ;
À présent que mon cœur adore une autre reine,
À présent qu’Hippolyte en est la souveraine…

Hippolyte.

C’est elle seulement que vous voulez flatter.

Lysandre.

C’est elle seulement que je dois imiter.

Hippolyte.

Savez-vous donc à quoi la raison vous oblige ?
C’est à me négliger, comme je vous néglige.

Lysandre.

Je ne puis imiter ce mépris de mes feux,
À moins qu’à votre tour vous m’offriez des vœux :
Donnez-m’en les moyens, vous en verrez l’issue.

Hippolyte.

J’appréhenderais fort d’être trop bien reçue,
Et qu’au lieu du plaisir de me voir imiter
Je n’eusse que l’honneur de me faire écouter,
Pour n’avoir que la honte après de me dédire.

Lysandre.

Souffrez donc que mon cœur sans exemple soupire,
Qu’il aime sans exemple, et que mes passions
S’égalent seulement à vos perfections.
Je vaincrai vos rigueurs par mon humble service,
Et ma fidélité…

Célidée.

Et ma fidélité… Viens avec moi, Florice :
J’ai des nippes en haut que je veux te montrer.

ACTE III
Scène VI

Hippolyte, Lysandre.

Hippolyte.

Quoi ? sans la retenir, vous la laissez rentrer ?
Allez, Lysandre, allez ; c’est assez de contraintes ;
J’ai pitié du tourment que vous donnent ces feintes.
Suivez ce bel objet dont les charmes puissants
Sont et seront toujours absolus sur vos sens.
Quoi qu’après ses dédains un peu d’orgueil publie,
Son mérite est trop grand pour souffrir qu’on l’oublie ;
Elle a des qualités, et de corps, et d’esprit,
Dont pas un cœur donné jamais ne se reprit.

Lysandre.

Mon change fera voir l’avantage des vôtres,
Qu’en la comparaison des unes et des autres
Les siennes désormais n’ont qu’un éclat terni,
Que son mérite est grand, et le vôtre infini.

Hippolyte.

Que j’emporte sur elle aucune préférence !
Vous tenez des discours qui sont hors d’apparence ;
Elle me passe en tout ; et dans ce changement,
Chacun vous blâmerait de peu de jugement.

Lysandre.

M’en blâmer en ce cas, c’est en manquer soi-même,
Et choquer la raison, qui veut que je vous aime.
Nous sommes hors du temps de cette vieille erreur
Qui faisait de l’amour une aveugle fureur,
Et l’ayant aveuglé, lui donnait pour conduite
Le mouvement d’une âme et surprise et séduite.
Ceux qui l’ont peint sans yeux ne le connaissaient pas ;
C’est par les yeux qu’il entre, et nous dit vos appas ;
Lors notre esprit en juge ; et suivant le mérite,
Il fait croître une ardeur que cette vue excite.
Si la mienne pour vous se relâche un moment,
C’est lors que je croirai manquer de jugement ;
Et la même raison qui vous rend admirable
Doit rendre comme vous ma flamme incomparable.

Hippolyte.

Epargnez avec moi ces propos affétés.
Encore hier Célidée avait ces qualités ;
Encore hier en mérite elle était sans pareille.
Si je suis aujourd’hui cette unique merveille,
Demain quelque autre objet, dont vous suivrez la loi,
Gagnera votre cœur et ce titre sur moi.
Un esprit inconstant a toujours cette adresse.

ACTE III
Scène VII

Chrysante, Pleirante, Hippolyte, Lysandre.

Chrysante.

Monsieur, j’aime ma fille avec trop de tendresse
Pour la vouloir contraindre en ses affections.

Pleirante.

Madame, vous saurez ses inclinations ;
Elle voudra vous plaire, et je l’en vois sourire.
(À Lysandre.)
Allons, mon cavalier, j’ai deux mots à vous dire.

Chrysante.

Vous en aurez réponse avant qu’il soit trois jours.

ACTE III
Scène VIII

Chrysante, Hippolyte.

Chrysante.

Devinerais-tu bien quels étaient nos discours ?

Hippolyte.

Il vous parlait d’amour peut-être ?

Chrysante.

Il vous parlait d’amour peut-être ? Oui : que t’en semble ?

Hippolyte.

D’âge presque pareils, vous seriez bien ensemble.

Chrysante.

Tu me donnes vraiment un gracieux détour ;
C’était pour ton sujet qu’il me parlait d’amour.

Hippolyte.

Pour moi ? Ces jours passés, un poète qui m’adore,
Du moins à ce qu’il dit, m’égalait à l’Aurore ;
Je me raillais alors de sa comparaison.
Mais, si cela se fait, il avait bien raison.

Chrysante.

Avec tout ce babil, tu n’es qu’une étourdie.
Le bonhomme est bien loin de cette maladie ;
Il veut te marier, mais c’est à Dorimant :
Vois si tu te résous d’accepter cet amant.

Hippolyte.

Dessus tous mes désirs vous êtes absolue,
Et si vous le voulez, m’y voilà résolue.
Dorimant vaut beaucoup, je vous le dis sans fard ;
Mais remarquez un peu le trait de ce vieillard :
Lysandre si longtemps a brûlé pour sa fille,
Qu’il en faisait déjà l’appui de sa famille ;
À présent que ses feux ne sont plus que pour moi,
Il voudrait bien qu’un autre eût engagé ma foi,
Afin que sans espoir dans cette amour nouvelle,
Un nouveau changement le ramenât vers elle.
N’avez-vous point pris garde, en vous disant adieu,
Qu’il a presque arraché Lysandre de ce lieu ?

Chrysante.

Simple ! ce qu’il en fait, ce n’est qu’à sa prière.
Et Lysandre tient même à faveur singulière…

Hippolyte.

Je sais que Dorimant est un de ses amis ;
Mais vous voyez d’ailleurs que le ciel a permis
Que pour mieux vous montrer que tout n’est qu’artifice,
Lysandre me faisait ses offres de service.

Chrysante.

Aucun des deux n’est homme à se jouer de nous.
Quelque secret mystère est caché là-dessous.
Allons, pour en tirer la vérité plus claire,
Seules dedans ma chambre examiner l’affaire ;
Ici quelque importun pourrait nous aborder.

ACTE III
Scène IX

Hippolyte, Florice.

Hippolyte.

J’aurai bien de la peine à la persuader :
Ah, Florice ! en quel point laisses-tu Célidée ?

Florice.

De honte et de dépit tout à fait possédée.

Hippolyte.

Que t’a-t-elle montré ?

Florice.

Que t’a-t-elle montré ? Cent choses à la fois,
Selon que le hasard les mettait sous ses doigts :
Ce n’était qu’un prétexte à faire sa retraite.

Hippolyte.

Elle t’a témoigné d’être fort satisfaite ?

Florice.

Sans que je vous amuse en discours superflus,
Son visage suffit pour juger du surplus.
Hippolyte regarde Célidée.
Ses pleurs ne se sauraient empêcher de descendre ;
Et j’en aurais pitié si je n’aimais Lysandre.

ACTE III
Scène X

Célidée.

Infidèles témoins d’un feu mal allumé,
Soyez-les de ma honte ; et vous fondant en larmes,
Punissez-vous, mes yeux, d’avoir trop présumé
Du pouvoir de vos charmes.
De quoi vous a servi d’avoir su me flatter,
D’avoir pris le parti d’un ingrat qui me trompe,
S’il ne fit le constant qu’afin de me quitter
Avecque plus de pompe ?
Quand je m’en veux défaire, il est parfait amant ;
Quand je veux le garder, il n’en fait plus de compte ;
Et n’ayant pu le perdre avec contentement,
Je le perds avec honte.
Ce que j’eus lors de joie augmente mon regret ;
Par là mon désespoir davantage se pique.
Quand je le crus constant, mon plaisir fut secret,
Et ma honte est publique.
Le traître avait senti qu’alors me négliger
C’était à Dorimant livrer toute mon âme ;
Et la constance plut à cet esprit léger
Pour amortir ma flamme.
Autant que j’eus de peine à l’éteindre en naissant,
Autant m’en faudra-t-il à la faire renaître :
De peur qu’a cet amour d’être encore impuissant,
Il n’ose plus paraître.
Outre que, de mon cœur pleinement exilé,
Et n’y conservant plus aucune intelligence,
Il est trop glorieux pour n’être rappelé
Qu’à servir ma vengeance.
Mais j’aperçois celui qui le porte en ses yeux.
Courage donc, mon cœur ; espérons un peu mieux.
Je sens bien que déjà devers lui tu t’envoles ;
Mais pour t’accompagner je n’ai point de paroles :
Ma honte et ma douleur, surmontant mes désirs,
N’en laissent le passage ouvert qu’à mes soupirs.

ACTE III
Scène XI

Dorimant, Célidée, Cléante.

Dorimant.

Dans ce profond penser, pâle, triste, abattue,
Ou quelque grand malheur de Lysandre vous tue,
Ou bientôt vos douleurs l’accableront d’ennuis.

Célidée.

Il est cause en effet de l’état où je suis,
Non pas en la façon qu’un ami s’imagine,
Mais…

Dorimant.

Mais… Vous n’achevez point, faut-il que je devine ?

Célidée.

Permettez que je cède à la confusion,
Qui m’étouffe la voix en cette occasion.
J’ai d’incroyables traits de Lysandre à vous dire :
Mais ce reste du jour souffrez que je respire,
Et m’obligez demain que je vous puisse voir.
(Elle sort.)

Dorimant.

De sorte qu’à présent on n’en peut rien savoir ?
Dieux ! elle se dérobe, et me laisse en un doute…
Poursuivons toutefois notre première route ;
Peut-être ces beaux yeux, dont l’éclat me surprit,
De ce fâcheux soupçon purgeront mon esprit.
(À Cléante.)
Frappe.

ACTE III
Scène XII

Dorimant, Florice, Cléante.

Florice.

Frappe. Que vous plaît-il ?

Dorimant.

Frappe. Que vous plaît-il ? Peut-on voir Hippolyte ?

Florice.

Elle vient de sortir pour faire une visite.

Dorimant.

Ainsi, tout aujourd’hui mes pas ont été vains.
Florice, à ce défaut, fais-lui mes baisemains.

Florice,
seule.

Ce sont des compliments qu’il fait mauvais lui faire.
Depuis que ce Lysandre a tâché de lui plaire,
Elle ne veut plus être au logis que pour lui,
Et tous autres devoirs lui donnent de l’ennui.

Fin du troisième acte

 

**

La Galerie du Palais

ACTE IV

Scène première

Hippolyte, Aronte.

Hippolyte.

À cet excès d’amour qu’il me faisait paraître,
Je me croyais déjà maîtresse de ton maître ;
Tu m’as fait grand dépit de me désabuser.
Qu’il a l’esprit adroit quand il veut déguiser !
Et que pour mettre en jour ces compliments frivoles,
Il sait bien ajuster ses yeux à ses paroles !
Mais je me promets tant de ta dextérité,
Qu’il tournera bientôt la feinte en vérité.

Aronte.

Je n’ose l’espérer : sa passion trop forte
Déjà vers son objet malgré moi le remporte ;
Et comme s’il avait reconnu son erreur,
Vos yeux lui sont à charge, et sa feinte en horreur :
Même il m’a commandé d’aller vers sa cruelle
Lui jurer que son cœur n’a brûlé que pour elle,
Attaquer son orgueil par des submissions…

Hippolyte.

J’entends assez le but de tes commissions.
Tu vas tâcher pour lui d’amollir son courage ?

Aronte.

J’emploie auprès de vous le temps de ce message,
Et la ferai parler tantôt à mon retour
D’une façon mal propre à donner de l’amour ;
Mais après mon rapport, si son ardeur extrême
Le résout à porter son message lui-même,
Je ne réponds de rien. L’amour qu’ils ont tous deux
Vaincra notre artifice, et parlera pour eux.

Hippolyte.

Sa maîtresse éblouie ignore encor ma flamme,
Et laisse à mes conseils tout pouvoir sur son âme.
Ainsi tout est à nous, s’il ne faut qu’empêcher
Qu’un si fidèle amant n’en puisse rapprocher.

Aronte.

Qui pourrait toutefois en détourner Lysandre,
Ce serait le plus sûr.

Hippolyte.

Ce serait le plus sûr. N’oses-tu l’entreprendre ?

Aronte.

Donnez-moi les moyens de le rendre jaloux,
Et vous verrez après frapper d’étranges coups.

Hippolyte.

L’autre jour Dorimant toucha fort ma rivale,
Jusque-là qu’entre eux deux son âme était égale ;
Mais Lysandre depuis, endurant sa rigueur,
Lui montra tant d’amour qu’il regagna son cœur.

Aronte.

Donc à voir Célidée et Dorimant ensemble,
Quelque dieu qui vous aime aujourd’hui les assemble.

Hippolyte.

Fais-les voir à ton maître, et ne perds point ce temps,
Puisque de là dépend le bonheur que j’attends.

ACTE IV
Scène II

Dorimant, Célidée, Aronte.

Dorimant.

Aronte, un mot. Tu fuis ? Crains-tu que je te voie ?

Aronte.

Non ; mais pressé d’aller où mon maître m’envoie,
J’avais doublé le pas sans vous apercevoir.

Dorimant.

D’où viens-tu ?

Aronte.

D’où viens-tu ? D’un logis vers la Croix-du-Tiroir.

Dorimant.

C’est donc en ce Marais que finit ton voyage ?

Aronte.

Non ; je cours au Palais faire encore un message.

Dorimant.

Et c’en est le chemin de passer par ici ?

Aronte.

Souffrez que j’aille ôter mon maître de souci ;
Il meurt d’impatience à force de m’attendre.

Dorimant.

Et touchant mes amours ne peux-tu rien m’apprendre ?
As-tu vu depuis peu l’objet que je chéris ?

Aronte.

Oui, tantôt en passant j’ai rencontré Cloris.
Dorimant Tu cherches des détours : je parle d’Hippolyte.

Célidée.

Et c’est là seulement le discours qu’il évite.
Tu t’enferres, Aronte ; et, pris au dépourvu,
En vain tu veux cacher ce que nous avons vu.
Va, ne sois point honteux des crimes de ton maître :
Pourquoi désavouer ce qu’il fait trop paraître ?
Il la sert à mes yeux, cet infidèle amant,
Et te vient d’envoyer lui faire un compliment.
(Aronte sort.)

ACTE IV
Scène III

Dorimant, Célidée.

Célidée.

Après cette retraite et ce morne silence,
Pouvez-vous bien encor demeurer en balance ?

Dorimant.

Je n’en ai que trop vu, mes yeux m’en ont trop dit :
Aronte, en me parlant, était tout interdit,
Et sa confusion portait sur son visage
Assez et trop de jour pour lire son message.
Traître, traître Lysandre, est-ce là donc le fruit
Qu’en faveur de mes feux ton amitié produit ?

Célidée.

Connaissez tout à fait l’humeur de l’infidèle,
Votre amour seulement la lui fait trouver belle :
Cet objet, tout aimable et tout parfait qu’il est,
N’a des charmes pour lui que depuis qu’il vous plaît ;
Et votre affection, de la sienne suivie,
Montre que c’est par là qu’il en a pris envie,
Qu’il veut moins l’acquérir que vous le dérober.

Dorimant.

Voici, dans ce larcin, qui le fait succomber.
En ce dessein commun de servir Hippolyte,
Il faut voir seul à seul qui des deux la mérite :
Son sang me répondra de son manque de foi,
Et me fera raison et pour vous et pour moi.
Notre vieille union ne fait qu’aigrir mon âme,
Et mon amitié meurt voyant naître sa flamme.

Célidée.

Vouloir quelque mesure entre un perfide et vous,
Est-ce faire justice à ce juste courroux ?
Pouvez-vous présumer, après sa tromperie,
Qu’il ait dans les combats moins de supercherie ?
Certes pour le punir c’est trop vous négliger,
Et chercher à vous perdre au lieu de vous venger.

Dorimant.

Pourriez-vous approuver que je prisse avantage
Pour immoler ce traître à mon peu de courage ?
J’achèterais trop cher la mort du suborneur,
Si pour avoir sa vie il m’en coûtait l’honneur,
Et montrerais une âme, et trop basse et trop noire,
De ménager mon sang aux dépens de ma gloire.

Célidée.

Sans les voir l’un ni l’autre en péril exposés,
Il est pour vous venger des moyens plus aisés.
Pour peu que vous fussiez de mon intelligence,
Vous auriez bientôt pris une juste vengeance ;
Et vous pourriez sans bruit ôter à l’inconstant…

Dorimant.

Quoi ? ce qu’il m’a volé ?

Célidée.

Quoi ? ce qu’il m’a volé ? Non, mais du moins autant.

Dorimant.

La faiblesse du sexe en ce point vous conseille ;
Il se croit trop vengé, quand il rend la pareille :
Mais suivre le chemin que vous voulez tenir,
C’est imiter son crime au lieu de le punir ;
Au lieu de lui ravir une belle maîtresse,
C’est prendre, à son refus, une beauté qu’il laisse.
(Lysandre vient avec Aronte, qui lui fait voir Dorimant avec Célidée.)
C’est lui faire plaisir, au lieu de l’affliger,
C’est souffrir un affront, et non pas se venger.
J’en perds ici le temps. Adieu : je me retire ;
Mais, avant qu’il soit peu, si vous entendez dire
Qu’un coup fatal et juste ait puni l’imposteur,
Vous pourrez aisément en deviner l’auteur.

Célidée.

De grâce, encore un mot. Hélas ! il m’abandonne
Aux cuisants déplaisirs que ma douleur me donne.
Rentre, pauvre abusée, et dedans tes malheurs,
Si tu ne les retiens, cache du moins tes pleurs !

ACTE IV
Scène IV

Lysandre, Aronte.

Aronte.

Eh bien, qu’en dites-vous ? et que vous semble d’elle ?

Lysandre.

Hélas ! pour mon malheur, tu n’es que trop fidèle,
N’exerce plus tes soins à me faire endurer ;
Ma plus douce fortune est de tout ignorer :
Je serais trop heureux sans le rapport d’Aronte.

Aronte.

Encor pour Dorimant, il en a quelque honte ;
Vous voyant, il a fui.

Lysandre.

Vous voyant, il a fui. Mais mon ingrate alors,
Pour empêcher sa fuite a fait tous ses efforts,
Aronte, et tu prenais ses dédains pour des feintes !
Tu croyais que son cœur n’eût point d’autres atteintes,
Que son esprit entier se conservait à moi,
Et parmi ses rigueurs n’oubliait point sa foi.

Aronte.

À vous dire le vrai, j’en suis trompé moi-même.
Après deux ans passés dans un amour extrême,
Que sans occasion elle vînt à changer !
Je me fusse tenu coupable d’y songer ;
Mais puisque sans raison la volage vous change,
Faites qu’avec raison un changement vous venge.
Pour punir comme il faut son infidélité,
Vous n’avez qu’à tourner la feinte en vérité.

Lysandre.

Misérable ! est-ce ainsi qu’il faut qu’on me soulage ?
Ai-je trop peu souffert sous cette humeur volage ?
Et veux-tu désormais que par un second choix
Je m’engage à souffrir encore une autre fois ?
Qui t’a dit qu’Hippolyte à cette amour nouvelle
Se rendrait plus sensible, ou serait plus fidèle ?

Aronte.

Vous en devez, monsieur, présumer beaucoup mieux.

Lysandre.

Conseiller importun, ôte-toi de mes yeux.

Aronte.

Son âme…

Lysandre.

Son âme… Ote-toi, dis-je ; et dérobe ta tête
Aux violents effets que ma colère apprête :
Ma bouillante fureur ne cherche qu’un objet ;
Va, tu l’attirerais sur un sang trop abjet.

ACTE IV
Scène V

Lysandre.

Il faut à mon courroux de plus nobles victimes ;
Il faut qu’un même coup me venge de deux crimes ;
Qu’après les trahisons de ce couple indiscret,
L’un meure de ma main, et l’autre de regret.
Oui, la mort de l’amant punira la maîtresse ;
Et mes plaisirs alors naîtront de sa tristesse.
Mon cœur, à qui mes yeux apprendront ses tourments,
Permettra le retour à mes contentements ;
Ce visage si beau, si bien pourvu de charmes,
N’en aura plus pour moi, s’il n’est couvert de larmes.
Ses douleurs seulement ont droit de me guérir ;
Pour me résoudre à vivre il faut la voir mourir.
Frénétiques transports, avec quelle insolence
Portez-vous mon esprit à tant de violence ?
Allez, vous avez pris trop d’empire sur moi ;
Dois-je être sans raison, parce qu’ils sont sans foi ?
Dorimant, Célidée, ami, chère maîtresse,
Suivrais-je contre vous la fureur qui me presse ?
Quoi ? vous ayant aimés, pourrais-je vous haïr ?
Mais vous pourrais-je aimer, quand vous m’osez trahir ?
Qu’un rigoureux combat déchire mon courage !
Ma jalousie augmente, et redouble ma rage ;
Mais quelques fiers projets qu’elle jette en mon cœur,
L’amour… Ah ! ce mot seul me range à la douceur.
Celle que nous aimons jamais ne nous offense ;
Un mouvement secret prend toujours sa défense :
L’amant souffre tout d’elle ; et dans son changement,
Quelque irrité qu’il soit, il est toujours amant.
Toutefois, si l’amour contre elle m’intimide,
Revenez, mes fureurs, pour punir le perfide ;
Arrachez-lui mon bien ; une telle beauté
N’est pas le juste prix d’une déloyauté.
Souffrirais-je, à mes yeux, que par ses artifices
Il recueillît les fruits dus à mes longs services ?
S’il vous faut épargner le sujet de mes feux,
Que ce traître du moins réponde pour tous deux.
Vous me devez son sang pour expier son crime :
Contre sa lâcheté tout vous est légitime ;
Et quelques châtiments… Mais, dieux ! que vois-je ici ?

ACTE IV
Scène VI

Hippolyte, Lysandre.

Hippolyte.

Vous avez dans l’esprit quelque pesant souci ;
Ce visage enflammé, ces yeux pleins de colère,
En font voir au-dehors une marque trop claire.
Je prends assez de part en tous vos intérêts
Pour vouloir en aveugle y mêler mes regrets.
Mais si vous me disiez ce qui cause vos peines…

Lysandre.

Ah ! ne m’imposez point de si cruelles gênes ;
C’est irriter mes maux que de me secourir ;
La mort, la seule mort a droit de me guérir.

Hippolyte.

Si vous vous obstinez à m’en taire la cause,
Tout mon pouvoir sur vous n’est que fort peu de chose.

Lysandre.

Vous l’avez souverain, hormis en ce seul point.

Hippolyte.

Laissez-le-moi partout, ou ne m’en laissez point.
C’est n’aimer qu’à demi qu’aimer avec réserve ;
Et ce n’est pas ainsi que je veux qu’on me serve.
Il faut m’apprendre tout, et lorsque je vous voi,
Etre de belle humeur, ou n’être plus à moi.

Lysandre.

Ne perdez point d’efforts à vaincre mon silence :
Vous useriez sur moi de trop de violence.
Adieu : je vous ennuie, et les grands déplaisirs
Veulent en liberté s’exhaler en soupirs.

ACTE IV
Scène VII

Hippolyte.

C’est donc là tout l’état que tu fais d’Hippolyte ?
Après des vœux offerts, c’est ainsi qu’on me quitte ?
Qu’Aronte jugeait bien que ses feintes amours,
Avant qu’il fût longtemps, interrompraient leur cours !
Dans ce peu de succès des ruses de Florice,
J’ai manqué de bonheur, mais non pas de malice ;
Et si j’en puis jamais trouver l’occasion,
J’y mettrai bien encor de la division.
Si notre pauvre amant est plein de jalousie,
Ma rivale, qui sort, n’en est pas moins saisie.

ACTE IV
Scène VIII

Hippolyte, Célidée.

Célidée.

N’ai-je pas tantôt vu mon perfide avec vous ?
Il a bientôt quitté des entretiens si doux.

Hippolyte.

Qu’y ferait-il, ma sœur ? Ta fidèle Hippolyte
Traite cet inconstant ainsi qu’il le mérite.
Il a beau m’en conter de toutes les façons,
Je le renvoie ailleurs pratiquer ses leçons.

Célidée.

Le parjure à présent est fort sur ta louange ?

Hippolyte.

Il ne tient pas à lui que je ne sois un ange ;
Et quand il vient ensuite à parler de ses feux,
Aucune passion jamais n’approcha d’eux.
Par tous ces vains discours il croit fort qu’il m’oblige,
Mais non la moitié tant qu’alors qu’il te néglige :
C’est par là qu’il me pense acquérir puissamment ;
Et moi, qui t’ai toujours chérie uniquement,
Je te laisse à juger alors si je l’endure.

Célidée.

C’est trop prendre, ma sœur, de part en mon injure ;
Laisse-le mépriser celle dont les mépris
Sont cause maintenant que d’autres yeux l’ont pris.
Si Lysandre te plaît, possède le volage,
Mais ne me traite point avec désavantage ;
Et si tu te résous d’accepter mon amant,
Relâche-moi du moins le cœur de Dorimant.

Hippolyte.

Pourvu que leur pouvoir se range sous le nôtre,
Je te donne le choix et de l’un et de l’autre ;
Ou, si l’un ne suffit à ton jeune désir,
Défais-moi de tous deux, tu me feras plaisir.
J’estimai fort Lysandre avant que le connaître ;
Mais depuis cet amour que mes yeux ont fait naître,
Je te répute heureuse après l’avoir perdu.
Que son humeur est vaine ! et qu’il fait l’entendu !
Que son discours est fade avec ses flatteries !
Qu’on est importuné de ses afféteries !
Vraiment, si tout le monde était fait comme lui,
Je crois qu’avant deux jours je sécherais d’ennui.

Célidée.

Qu’en cela du destin l’ordonnance fatale
A pris pour nos malheurs une route inégale !
L’un et l’autre me fuit, et je brûle pour eux,
L’un et l’autre t’adore, et tu les fuis tous deux.

Hippolyte.

Si nous changions de sort, que nous serions contentes !

Célidée.

Outre, hélas ! que le ciel s’oppose à nos attentes,
Lysandre n’a plus rien à rengager ma foi.

Hippolyte.

Mais l’autre, tu voudrais…

ACTE IV
Scène IX

Pleirante, Hippolyte, Célidée.

Pleirante.

Mais l’autre, tu voudrais… Ne rompez pas pour moi ;
Craignez-vous qu’un ami sache de vos nouvelles ?

Hippolyte.

Nous causions de mouchoirs, de rabats, de dentelles,
De ménages de fille.

Pleirante.

De ménages de fille. Et parmi ces discours,
Vous confériez ensemble un peu de vos amours :
Eh bien, ce serviteur, l’aura-t-on agréable ?

Hippolyte.

Vous m’attaquez toujours par quelque trait semblable.
Des hommes comme vous ne sont que des conteurs.
Vraiment c’est bien à moi d’avoir des serviteurs !

Pleirante.

Parlons, parlons français. Enfin, pour cette affaire,
Nous en remettrons-nous à l’avis d’une mère ?

Hippolyte.

J’obéirai toujours à son commandement.
Mais, de grâce, monsieur, parlez plus clairement :
Je ne puis deviner ce que vous voulez dire.

Pleirante.

Un certain cavalier pour vos beaux yeux soupire…

Hippolyte.

Vous en voulez par là…

Pleirante.

Vous en voulez par là… Ce n’est point fiction
Que ce que je vous dis de son affection.
Votre mère sut hier à quel point il vous aime,
Et veut que ce soit vous qui vous donniez vous-même.

Hippolyte.

Et c’est ce que ma mère, afin de m’expliquer,
Ne m’a point fait l’honneur de me communiquer ;
Mais, pour l’amour de vous, je vais le savoir d’elle.

ACTE IV
Scène X

Pleirante, Célidée.

Pleirante.

Ta compagne est du moins aussi fine que belle.

Célidée.

Elle a bien su, de vrai, se défaire de vous.

Pleirante.

Et fort habilement se parer de mes coups.

Célidée.

Peut-être innocemment, faute d’y rien comprendre.

Pleirante.

Mais faute, bien plutôt, d’y vouloir rien entendre.
Je suis des plus trompés si Dorimant lui plaît.

Célidée.

Y prenez-vous, monsieur, pour lui quelque intérêt ?

Pleirante.

Lysandre m’a prié d’en porter la parole.

Célidée.

Lysandre !

Pleirante.

Lysandre ! Oui, ton Lysandre.

Célidée.

Lysandre ! Oui, ton Lysandre. Et lui-même cajole…

Pleirante.

Quoi ? que cajole-t-il ?

Célidée.

Quoi ? que cajole-t-il ? Hippolyte, à mes yeux.

Pleirante.

Folle, il n’aima jamais que toi dessous les cieux ;
Et nous sommes tout prêts de choisir la journée
Qui bientôt de vous deux termine l’hyménée.
Il se plaint toutefois un peu de ta froideur ;
Mais, pour l’amour de moi, montre-lui plus d’ardeur ;
Parle : ma volonté sera-t-elle obéie ?

Célidée.

Hélas ! qu’on vous abuse après m’avoir trahie !
Il vous fait, cet ingrat, parler pour Dorimant,
Tandis qu’au même objet il s’offre pour amant,
Et traverse par là tout ce qu’à sa prière
Votre vaine entremise avance vers la mère.
Cela, qu’est-ce, monsieur, que se jouer de vous ?

Pleirante.

Qu’il est peu de raison dans ces esprits jaloux !
Eh quoi ! pour un ami s’il rend une visite,
Faut-il s’imaginer qu’il cajole Hippolyte ?

Célidée.

Je sais ce que j’ai vu.

Pleirante.

Je sais ce que j’ai vu. Je sais ce qu’il m’a dit,
Et ne veux plus du tout souffrir de contredit.
Mon choix de votre hymen en sa faveur dispose.

Célidée.

Commandez-moi plutôt, monsieur, toute autre chose.

Pleirante.

Quelle bizarre humeur ! quelle inégalité
De rejeter un bien qu’on a tant souhaité !
La belle, voyez-vous ! qu’on perde ces caprices ;
Il faut pour m’éblouir de meilleurs artifices.
Quelque nouveau venu vous donne dans les yeux,
Quelque jeune étourdi qui vous flatte un peu mieux :
Et parce qu’il vous fait quelque feinte caresse,
Il faut que nous manquions, vous et moi, de promesse ?
Quittez, pour votre bien, ces fantasques refus.

Célidée.

Monsieur…

Pleirante.

Monsieur… Quittez-les, dis-je, et ne contestez plus…

ACTE IV
Scène XI

Célidée.

Fâcheux commandement d’un incrédule père !
Qu’il me fut doux jadis, et qu’il me désespère !
J’avais, auparavant qu’on m’eût manqué de foi,
Le devoir et l’amour tout d’un parti chez moi,
Et ma flamme, d’accord avecque sa puissance,
Unissait mes désirs à mon obéissance ;
Mais, hélas, que depuis cette infidélité
Je trouve d’injustice en son autorité !
Mon esprit s’en révolte, et ma flamme bannie
Fait qu’un pouvoir si saint m’est une tyrannie.
Dures extrémités où mon sort est réduit !
On donne mes faveurs à celui qui les fuit ;
Nous avons l’un pour l’autre une pareille haine,
Et l’on m’attache à lui d’une éternelle chaîne.
Mais s’il ne m’aimait plus, parlerait-il d’amour
À celui dont je tiens la lumière du jour ?
Mais s’il m’aimait encor, verrait-il Hippolyte ?
Mon cœur en même temps se retient et s’excite.
Je ne sais quoi me flatte, et je sens déjà bien
Que mon feu ne dépend que de croire le sien.
Tout beau, ma passion, c’est déjà trop paraître ;
Attends, attends du moins la sienne pour renaître.
À quelle folle erreur me laissé-je emporter !
Il fait tout à dessein de me persécuter.
L’ingrat cherche ma peine, et veut par sa malice
Que l’ordre qu’on me donne augmente mon supplice.
Rentrons, que son objet présenté par hasard
De mon cœur ébranlé ne reprenne une part :
C’est bien assez qu’un père à souffrir me destine,
Sans que mes yeux encore aident à ma ruine.

ACTE IV
Scène XII

La Lingère, le Mercier.

La Lingère,
après qu’ils se sont entre-poussé une boîte qui est entre leurs boutiques.

J’enverrai tout à bas, puis après on verra.
Ardez, vraiment c’est-mon, on vous l’endurera !
Vous êtes un bel homme, et je dois fort vous craindre !

Le Mercier.

Tout est sur mon tapis, qu’avez-vous à vous plaindre ?

La Lingère.

Aussi votre tapis est tout sur mon battant ;
Je ne m’étonne plus de quoi je gagne tant.

Le Mercier.

Là, là, criez bien haut, faites bien l’étourdie,
Et puis on vous jouera dedans la comédie.

La Lingère.

Je voudrais l’avoir vu que quelqu’un s’y fût mis !
Pour en avoir raisons nous manquerions d’amis ?
On joue ainsi le monde ?

Le Mercier

On joue ainsi le monde ? Après tout ce langage,
Ne me repoussez pas mes boîtes davantage.
Votre caquet m’enlève à tous coups mes chalands ;
Vous vendez dix rabats contre moi deux galands.
Pour conserver la paix, depuis six mois j’endure
Sans vous en dire mot, sans le moindre murmure ;
Et vous me harcelez et sans cause et sans fin.
Qu’une femme hargneuse est un mauvais voisin !
Nous n’apaiserons point cette humeur qui vous pique
Que par un entre-deux mis à votre boutique ;
Alors, n’ayant plus rien ensemble à démêler,
Vous n’aurez plus aussi sur quoi me quereller.

La Lingère.

Justement.

ACTE IV
Scène XIII

La Lingère, Florice, le Mercier, le Libraire, Cléante.

La Lingère.

Justement. De tout loin je vous ai reconnue.

Florice.

Vous vous doutez donc bien pourquoi je suis venue ?
Les avez-vous reçus, ces points-coupés nouveaux ?

La Lingère.

Ils viennent d’arriver.

Florice.

Ils viennent d’arriver. Voyons donc les plus beaux.

Le Mercier,
à Cléante qui passe.

Ne vous vendrai-je rien, monsieur ? des bas de soie,
Des gants en broderie, ou quelque petite oie ?

Cléante,
au libraire.

Ces livres que mon maître avait fait mettre à part,
Les avez-vous encor ?

Le Libraire,
empaquetant ses livres.

Les avez-vous encor ? Ah ! que vous venez tard !
Encore un peu, ma foi, je m’en allais les vendre.
Trois jours sans revenir ! je m’ennuyais d’attendre.

Cléante.

Je l’avais oublié. Le prix ?

Le Libraire.

Je l’avais oublié. Le prix ? Chacun le sait ;
Autant de quarts d’écu, c’est un marché tout fait.

La Lingère,
à Florice.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

Florice.

Eh bien, qu’en dites-vous ? J’en suis toute ravie,
Et n’ai rien encor vu de pareil en ma vie.
Vous aurez notre argent, si l’on croit mon rapport.
Que celui-ci me semble et délicat et fort !
Que cet autre me plaît ! que j’en aime l’ouvrage !
Montrez-m’en cependant quelqu’un à mon usage.

La Lingère.

Voici de quoi vous faire un assez beau collet.

Florice.

Je pense, en vérité, qu’il ne serait pas laid ;
Que me coûtera-t-il ?

La Lingère

Que me coûtera-t-il ?
Allez, faites-moi vendre,
Et pour l’amour de vous, je n’en voudrai rien prendre,
Mais avisez alors à me récompenser.

Florice.

L’offre n’est pas mauvaise, et vaut bien y penser.
Vous me verrez demain avecque ma maîtresse.

ACTE IV
Scène XIV

Florice, Aronte, le Mercier, la Lingère.

Florice.

Aronte, eh bien ! quels fruits produira notre adresse ?

Aronte.

De fort mauvais pour moi. Mon maître, au désespoir,
Fuit les yeux d’Hippolyte, et ne veut plus me voir.

Florice.

Nous sommes donc ainsi bien loin de notre conte ?

Aronte.

Oui, mais tout le malheur en tombe sur Aronte.

Florice.

Ne te débauche point, je veux faire ta paix.

Aronte.

Son courroux est trop grand pour s’apaiser jamais.

Florice.

S’il vient encor chez nous, ou chez sa Célidée,
Je te rends aussitôt l’affaire accommodée.

Aronte.

Si tu fais ce coup-là, que ton pouvoir est grand !
Viens, je te veux donner tout à l’heure un galand.

Le Mercier.

Voyez, monsieur ; j’en ai des plus beaux de la terre :
En voilà de Paris, d’Avignon, d’Angleterre.
Aronte, après avoir regardé une boîte de galands.
Tous vos rubans n’ont point d’assez vives couleurs.
Allons, Florice, allons, il en faut voir ailleurs.

La Lingère.

Ainsi, faute d’avoir de bonne marchandise,
Des hommes comme vous perdent leur chalandise.

Le Mercier.

Vous ne la perdez pas, vous, mais Dieu sait comment ;
Du moins, si je vends peu, je vends loyalement,
Et je n’attire point avec une promesse
De suivante qui m’aide à tromper sa maîtresse.

La Lingère.

Quand il faut dire tout, on s’entre-connaît bien ;
Chacun sait son métier, et… Mais je ne dis rien.

Le Mercier.

Vous ferez un grand coup si vous pouvez vous taire.

La Lingère.

Je ne réplique point à des gens en colère.

Fin du quatrième acte

 

**

LA GALERIE DU PALAIS

ACTE V

Scène première

Lysandre.

Indiscrète vengeance, imprudentes chaleurs,
Dont l’impuissance ajoute un comble à mes malheurs,
Ne me conseillez plus la mort de ce faussaire.
J’aime encor Célidée, et n’ose lui déplaire :
Priver de la clarté ce qu’elle aime le mieux,
Ce n’est pas le moyen d’agréer à ses yeux.
L’amour, en la perdant, me retient en balance ;
Il produit ma fureur et rompt sa violence,
Et me laissant trahi, confus et méprisé,
Ne veut que triompher de mon cœur divisé.
Amour, cruel auteur de ma longue misère,
Ou permets à la fin d’agir à ma colère,
Ou, sans m’embarrasser d’inutiles transports,
Auprès de ce bel oeil fais tes derniers efforts ;
Viens, accompagne-moi chez ma belle inhumaine,
Et comme de mon cœur, triomphe de sa haine !
Contre toi ma vengeance a mis les armes bas,
Contre ses cruautés rends les mêmes combats ;
Exerce ta puissance à fléchir la farouche ;
Montre-toi dans mes yeux, et parle par ma bouche :
Si tu te sens trop faible, appelle à ton secours
Le souvenir de mille et de mille heureux jours
Où ses désirs, d’accord avec mon espérance,
Ne laissaient à nos vœux aucune différence.
Je pense avoir encor ce qui la sut charmer,
Les mêmes qualités qu’elle voulut aimer.
Peut-être mes douleurs ont changé mon visage ;
Mais, en revanche aussi, je l’aime davantage.
Mon respect s’est accru pour un objet si cher ;
Je ne me venge point, de peur de la fâcher.
Un infidèle ami tient son âme captive,
Je le sais, je le vois et je souffre qu’il vive.
Je tarde trop ; allons, ou vaincre ses refus,
Ou me venger sur moi de ne lui plaire plus,
Et tirons de son cœur, malgré sa flamme éteinte,
La pitié par ma mort, ou l’amour par ma plainte :
Ses rigueurs par ce fer me perceront le sein.

ACTE V
Scène II

Dorimant, Lysandre.

Dorimant.

Eh quoi ! pour m’avoir vu, vous changez de dessein ?
Ne craignez point pour moi d’entrer chez Hippolyte ;
Vous ne m’apprendrez rien en lui faisant visite ;
Mes yeux, mes propres yeux n’ont que trop découvert
Comme un ami si rare auprès d’elle me sert.

Lysandre.

Parlez plus franchement : ma rencontre importune
Auprès d’un autre objet trouble votre fortune ;
Et vous montrez assez, par ces faibles détours,
Qu’un témoin comme moi déplaît à vos amours ;
Vous voulez seul à seul cajoler Célidée ;
La querelle entre nous sera bientôt vidée :
Ma mort vous donnera chez elle un libre accès.
Ou ma juste vengeance un funeste succès.

Dorimant.

Qu’est-ce-ci, déloyal ? quelle fourbe est la vôtre ?
Vous m’en disputez une, afin d’acquérir l’autre !
Après ce que chacun a vu de votre feu,
C’est une lâcheté d’en faire un désaveu.

Lysandre.

Je ne me connais point à combattre d’injures.

Dorimant.

Aussi veux-je punir autrement tes parjures :
Le ciel, le juste ciel, ennemi des ingrats,
Qui pour ton châtiment a destiné mon bras,
T’apprendra qu’à moi seul Hippolyte est gardée.

Lysandre.

Garde ton Hippolyte.

Dorimant.

Garde ton Hippolyte. Et toi, ta Célidée.

Lysandre.

Voilà faire le fin, de crainte d’un combat.

Dorimant.

Tu m’imputes la crainte, et ton cœur s’en abat !

Lysandre.

Laissons à part les noms ; disputons la maîtresse,
Et pour qui que ce soit, montre ici ton adresse.

Dorimant.

C’est comme je l’entends.

ACTE V
Scène III

Célidée, Lysandre, Dorimant.

Célidée.

C’est comme je l’entends. Ô dieux ! ils sont aux coups !
(À Lysandre.)
Ah ! perfide ! sur moi détourne ton courroux ;
La mort de Dorimant me serait trop funeste.

Dorimant.

Lysandre, une autre fois nous viderons le reste.

Célidée,
à Dorimant.

Arrête, cher ingrat !

Lysandre.

Arrête, cher ingrat ! Tu recules, voleur !

Dorimant.

Je fuis cette importune, et non pas ta valeur.

ACTE V
Scène IV

Lysandre, Célidée.

Lysandre.

Ne suivez pas du moins ce perfide à ma vue :
Avez-vous résolu que sa fuite me tue,
Et qu’ayant su braver son plus vaillant effort,
Par sa retraite infâme il me donne la mort ?
Pour en frapper le coup, vous n’avez qu’à le suivre.

Célidée.

Je tiens des gens sans foi si peu dignes de vivre,
Qu’on ne verra jamais que je recule un pas
De crainte de causer un si juste trépas.

Lysandre.

Eh bien, voyez-le donc ; ma lame toute prête
N’attendait que vos yeux pour immoler ma tête.
Vous lirez dans mon sang, à vos pieds répandu,
Ce que valait l’amant que vous aurez perdu ;
Et sans vous reprocher un si cruel outrage,
Ma main de vos rigueurs achèvera l’ouvrage.
Trop heureux mille fois si je plais en mourant
À celle à qui j’ai pu déplaire en l’adorant,
Et si ma prompte mort, secondant son envie,
L’assure du pouvoir qu’elle avait sur ma vie !

Célidée.

Moi, du pouvoir sur vous ! vos yeux se sont mépris ;
Et quelque illusion qui trouble vos esprits
Vous fait imaginer d’être auprès d’Hippolyte.
Allez, volage, allez où l’amour vous invite ;
Dans ses doux entretiens recherchez vos plaisirs,
Et ne m’empêchez plus de suivre mes désirs.

Lysandre.

Ce n’est pas sans raison que ma feinte passée
A jeté cette erreur dedans votre pensée.
Il est vrai, devant vous forçant mes sentiments,
J’ai présenté des vœux, j’ai fait des compliments ;
Mais c’étaient compliments qui partaient d’une souche ;
Mon cœur, que vous teniez, désavouait ma bouche.
Pleirante, qui rompit ces ennuyeux discours,
Sait bien que mon amour n’en changea point de cours ;
Contre votre froideur une modeste plainte
Fut tout notre entretien au sortir de la feinte ;
Et je le priai lors…

Célidée.

Et je le priai lors… D’user de son pouvoir ?
Ce n’était pas par là qu’il me fallait avoir.
Les mauvais traitements ne font qu’aigrir les âmes.

Lysandre.

Confus, désespéré du mépris de mes flammes,
Sans conseil, sans raison, pareil aux matelots
Qu’un naufrage abandonne à la merci des flots,
Je me suis pris à tout, ne sachant où me prendre.
Ma douleur par mes cris d’abord s’est fait entendre ;
J’ai cru que vous seriez d’un naturel plus doux,
Pourvu que votre esprit devînt un peu jaloux ;
J’ai fait agir pour moi l’autorité d’un père,
J’ai fait venir aux mains celui qu’on me préfère ;
Et puisque ces efforts n’ont réussi qu’en vain,
J’aurai de vous ma grâce, ou la mort de ma main.
Choisissez, l’une ou l’autre achèvera mes peines ;
Mon sang brûle déjà de sortir de mes veines :
Il faut, pour l’arrêter, me rendre votre amour ;
Je n’ai plus rien sans lui qui me retienne au jour.

Célidée.

Volage, fallait-il, pour un peu de rudesse,
Vous porter si soudain à changer de maîtresse ?
Que je vous croyais bien d’un jugement plus meur !
Ne pouviez-vous souffrir de ma mauvaise humeur ?
Ne pouviez-vous juger que c’était une feinte
À dessein d’éprouver quelle était votre atteinte ?
Les dieux m’en soient témoins, et ce nouveau sujet
Que vos feux inconstants ont choisi pour objet,
Si jamais j’eus pour vous de dédain véritable,
Avant que votre amour parût si peu durable !
Qu’Hippolyte vous die avec quels sentiments
Je lui fus raconter vos premiers mouvements,
Avec quelles douceurs je m’étais préparée
À redonner la joie à votre âme éplorée !
Dieux ! que je fus surprise, et mes sens éperdus,
Quand je vis vos devoirs à sa beauté rendus !
Votre légèreté fut soudain imitée :
Non pas que Dorimant m’en eût sollicitée ;
Au contraire, il me fuit, et l’ingrat ne veut pas
Que sa franchise cède au peu que j’ai d’appas ;
Mais, hélas ! plus il fuit, plus son portrait s’efface.
Je vous sens, malgré moi, reprendre votre place.
L’aveu de votre erreur désarme mon courroux ;
Ne redoutez plus rien, l’amour combat pour vous.
Si nous avons failli de feindre l’un et l’autre,
Pardonnez à ma feinte, et j’oublierai la vôtre.
Moi-même je l’avoue à ma confusion,
Mon imprudence a fait notre division.
Tu ne méritais pas de si rudes alarmes :
Accepte un repentir accompagné de larmes ;
Et souffre que le tien nous fasse tour à tour
Par ce petit divorce augmenter notre amour.

Lysandre.

Que vous me surprenez ! O ciel ! est-il possible
Que je vous trouve encore à mes désirs sensible ?
Que j’aime ces dédains qui finissent ainsi !

Célidée.

Et pour l’amour de toi, que je les aime aussi !

Lysandre.

Que ce soit toutefois sans qu’il vous prenne envie
De les plus essayer au péril de ma vie.

Célidée.

J’aime trop désormais ton repos et le mien ;
Tous mes soins n’iront plus qu’à notre commun bien.
Voudrais-je, après ma faute, une plus douce amende
Que l’effet d’un hymen qu’un père me commande ?
Je t’accusais en vain d’une infidélité :
Il agissait pour toi de pleine autorité,
Me traitait de parjure et de fille rebelle ;
Mais allons lui porter cette heureuse nouvelle ;
Ce que pour mes froideurs il témoigne d’horreur
Mérite bien qu’en hâte on le tire d’erreur.

Lysandre.

Vous craignez qu’à vos yeux cette belle Hippolyte
N’ait encor de ma bouche un hommage hypocrite ?

Célidée.

Non, je fuis Dorimant qu’ensemble j’aperçoi ;
Je ne veux plus le voir, puisque je suis à toi.

ACTE V
Scène V

Dorimant, Hippolyte.

Dorimant.

Autant que mon esprit adore vos mérites,
Autant veux-je de mal à vos longues visites.

Hippolyte.

Que vous ont-elles fait pour vous mettre en courroux ?

Dorimant.

Elles m’ôtent le bien de vous trouver chez vous.
J’y fais à tous moments une course inutile ;
J’apprends cent fois le jour que vous êtes en ville ;
En voici presque trois que je n’ai pu vous voir,
Pour rendre à vos beautés ce que je sais devoir ;
Et n’était qu’aujourd’hui cette heureuse rencontre,
Sur le point de rentrer, par hasard me les montre,
Je crois que ce jour même aurait encor passé
Sans moyen de m’en plaindre aux yeux qui m’ont blessé.

Hippolyte.

Ma libre et gaie humeur hait le ton de plainte ;
Je n’en puis écouter qu’avec de la contrainte.
Si vous prenez plaisir dedans mon entretien,
Pour le faire durer ne vous plaignez de rien.

Dorimant.

Vous me pouvez ôter tout sujet de me plaindre.

Hippolyte.

Et vous pouvez aussi vous empêcher d’en feindre.

Dorimant.

Est-ce en feindre un sujet qu’accuser vos rigueurs ?

Hippolyte.

Pour vous en plaindre à faux, vous feignez des langueurs.

Dorimant.

Verrais-je sans languir ma flamme qu’on néglige ?

Hippolyte.

Éteignez cette flamme où rien ne vous oblige.

Dorimant.

Vos charmes trop puissants me forcent à ces feux.

Hippolyte.

Oui, mais rien ne vous force à vous approcher d’eux.

Dorimant.

Ma présence vous fâche et vous est odieuse.

Hippolyte.

Non ; mais tout ce discours la peut rendre ennuyeuse.

Dorimant.

Je vois bien ce que c’est ; je lis dans votre cœur :
Il a reçu les traits d’un plus heureux vainqueur ;
Un autre, regardé d’un oeil plus favorable,
À mes submissions vous fait inexorable ;
C’est pour lui seulement que vous voulez brûler.

Hippolyte.

Il est vrai ; je ne puis vous le dissimuler :
Il faut que je vous traite avec toute franchise.
Alors que je vous pris, un autre m’avait prise,
Un autre captivait mes inclinations.
Vous devez présumer de vos perfections
Que si vous attaquiez un cœur qui fût à prendre,
Il serait malaisé qu’il s’en pût bien défendre.
Vous auriez eu le mien, s’il n’eût été donné ;
Mais puisque les destins ainsi l’ont ordonné,
Tant que ma passion aura quelque espérance,
N’attendez rien de moi que de l’indifférence.

Dorimant.

Vous ne m’apprenez point le nom de cet amant :
Sans doute que Lysandre est cet objet charmant
Dont les discours flatteurs vous ont préoccupée.

Hippolyte.

Cela ne se dit point à des hommes d’épée :
Vous exposer aux coups d’un duel hasardeux,
Ce serait le moyen de vous perdre tous deux.
Je vous veux, si je puis, conserver l’un et l’autre ;
Je chéris sa personne, et hais si peu la vôtre,
Qu’ayant perdu l’espoir de le voir mon époux,
Si ma mère y consent, Hippolyte est à vous.
Mais aussi jusque-là plaignez votre infortune.

Dorimant.

Permettez pour ce nom que je vous importune ;
Ne me refusez plus de me le déclarer :
Que je sache en quel temps j’aurai droit d’espérer,
Un mot me suffira pour me tirer de peine ;
Et lors j’étoufferai si bien toute ma haine,
Que vous me trouverez vous-même trop remis.

ACTE V
Scène VI

Pleirante, Lysandre, Célidée, Dorimant, Hippolyte.

Pleirante.

Souffrez, mon cavalier, que je vous rende amis.
Vous ne lui voulez pas quereller Célidée ?

Dorimant.

L’affaire, à cela près, peut être décidée.
Voici le seul objet de nos affections,
Et l’unique motif de nos dissensions.

Lysandre.

Dissipe, cher ami, cette jalouse atteinte ;
C’est l’objet de tes feux, et celui de ma feinte.
Mon cœur fut toujours ferme, et moi je me dédis
Des vœux que de ma bouche elle reçut jadis.
Piqué d’un faux dédain, j’avais pris fantaisie
De mettre Célidée en quelque jalousie ;
Mais, au lieu d’un esprit, j’en ai fait deux jaloux.

Pleirante.

Vous pouvez désormais achever entre vous :
Je vais dans ce logis dire un mot à madame.

ACTE V
Scène VII

Dorimant, Lysandre, Célidée, Hippolyte.

Dorimant.

Ainsi, loin de m’aider, tu traversais ma flamme !

Lysandre.

Les efforts que Pleirante à ma prière a faits
T’auraient acquis déjà le but de tes souhaits ;
Mais tu dois accuser les glaces d’Hippolyte,
Si ton bonheur n’est pas égal à ton mérite.

Hippolyte.

Qu’aurai-je cependant pour satisfaction
D’avoir servi d’objet à votre fiction ?
Dans votre différend je suis la plus blessée,
Et me trouve, à l’accord, entièrement laissée.

Célidée.

N’y songe plus, de grâce, et pour l’amour de moi,
Trouve bon qu’il ait feint de vivre sous ta loi.
Veux-tu le quereller lorsque je lui pardonne ?
Le droit de l’amitié tout autrement ordonne.
Tout prêts d’être assemblés d’un lien conjugal,
Tu ne peux le haïr sans me vouloir du mal.
J’ai feint par ton conseil ; lui, par celui d’un autre ;
Et bien qu’amour jamais ne fût égal au nôtre,
Je m’étonne comment cette confusion
Laisse finir si tôt notre division.

Hippolyte.

De sorte qu’à présent le ciel y remédie ?

Célidée.

Tu vois ; mais après tout, s’il faut que je le die,
Ton conseil est fort bon, mais un peu dangereux.

Hippolyte.

Excuse, chère amie, un esprit amoureux.
Lysandre me plaisait, et tout mon artifice
N’allait qu’à détourner son cœur de ton service.
J’ai fait ce que j’ai pu pour brouiller vos esprits ;
J’ai, pour me l’attirer, pratiqué tes mépris ;
Mais puisqu’ainsi le ciel rejoint votre hyménée…

Dorimant.

Votre rigueur vers moi doit être terminée.
Sans chercher de raisons pour vous persuader,
Votre amour hors d’espoir fait qu’il me faut céder ;
Vous savez trop à quoi la parole vous lie.

Hippolyte.

À vous dire le vrai, j’ai fait une folie :

Je les croyais encor loin de se réunir,
Et moi, par conséquent, loin de vous la tenir.

Dorimant.

Auriez-vous pour la rompre une âme assez légère ?

Hippolyte.

Puisque je l’ai promis, vous pouvez voir ma mère.

Lysandre.

Si tu juges Pleirante à cela suffisant,
Je crois qu’eux deux ensemble en parlent à présent.

Dorimant.

Après cette faveur qu’on me vient de promettre,
Je crois que mes devoirs ne se peuvent remettre :
J’espère tout de lui ; mais, pour un bien si doux
Je ne saurais…

Lysandre.

Je ne saurais… Arrête ; ils s’avancent vers nous.

ACTE V
Scène VIII

Pleirante, Chrysante, Lysandre, Dorimant, Célidée, Hippolyte, Florice.

Dorimant,
à Chrysante.

Madame, un pauvre amant, captif de cette belle,
Implore le pouvoir que vous avez sur elle ;
Tenant ses volontés, vous gouvernez mon sort.
J’attends de votre bouche ou la vie ou la mort.

Chrysante,
à Dorimant.

Un homme tel que vous, et de votre naissance,
Ne peut avoir besoin d’implorer ma puissance.

Si vous avez gagné ses inclinations,
Soyez sûr du succès de vos affections ;
Mais je ne suis pas femme à forcer son courage ;
Je sais ce que la force est en un mariage.
Il me souvient encor de tous mes déplaisirs
Lorsqu’un premier hymen contraignit mes désirs ;
Et, sage à mes dépens, je veux bien qu’Hippolyte
Prenne ou laisse, à son choix, un homme de mérite.
Ainsi présumez tout de mon consentement,
Mais ne prétendez rien de mon commandement.

Dorimant,
à Hippolyte.

Après un tel aveu serez-vous inhumaine ?

Hippolyte,
à Chrysante.

Madame, un mot de vous me mettrait hors de peine.
Ce que vous remettez à mon choix d’accorder,
Vous feriez beaucoup mieux de me le commander.

Pleirante,
à Chrysante.

Elle vous montre assez où son désir se porte.

Chrysante.

Puisqu’elle s’y résout, le reste ne m’importe.

Dorimant.

Ce favorable mot me rend le plus heureux
De tout ce que jamais on a vu d’amoureux.

Lysandre.

J’en sens croître la joie au milieu de mon âme,
Comme si de nouveau l’on acceptait ma flamme.

Hippolyte,
à Lysandre.

Ferez-vous donc enfin quelque chose pour moi ?

Lysandre.

Tout, hormis ce seul point, de lui manquer de foi.

Hippolyte.

Pardonnez donc à ceux qui, gagnés par Florice,
Lorsque je vous aimais, m’ont fait quelque service.

Lysandre.

Je vous entends assez ; soit. Aronte impuni
Pour ses mauvais conseils ne sera point banni ;
Tu le souffriras bien, puisqu’elle m’en supplie.

Célidée.

Il n’est rien que pour elle et pour toi je n’oublie.

Pleirante.

Attendant que demain ces deux couples d’amants
Soient mis au plus haut point de leurs contentements,
Allons chez moi, madame, achever la journée.

Chrysante.

Mon cœur est tout ravi de ce double hyménée.

Florice.

Mais afin que la joie en soit égale à tous,
Faites encor celui de monsieur et de vous.

Chrysante.

Outre l’âge en tous deux un peu trop refroidie,
Cela sentirait trop sa fin de comédie.

*

Fin du cinquième et dernier acte
LA GALERIE DU PALAIS

MÉLITE Corneille COMEDIE en cinq actes – 1629

melite-corneille-artgitatoMélite Corneille





   melite-corneille  Mélite CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

COMEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 




MÉLITE
ou
Les Fausses Lettres

1629

MÉLITE CORNEILLE

 

*****

À MONSIEUR DE LIANCOUR

Monsieur,

Mélite seroit trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre ; elle vous doit cet hommage et cette légère reconnoissance de tant d’obligations qu’elle vous a : non qu’elle présume par là s’en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France. Quand je considère le peu de bruit qu’elle fit à son arrivée à Paris, venant d’un homme qui ne pouvoit sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu’il étoit avantageux d’en taire le nom ; quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n’eurent point tant d’affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis rapporter de si foibles commencements qu’au loisir qu’il falloit au monde pour apprendre que vous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu’à votre approbation, que chacun se croyoit obligé de suivre après l’avoir sue. C’est de là, Monsieur, qu’est venu tout le bonheur de Mélite ; et quelques hauts effets qu’elle ait produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c’est l’honneur d’être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie,
MONSIEUR,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

CORNEILLE

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Mélite Corneille

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AU LECTEUR

Je sais bien que l’impression d’une pièce en affoiblit la réputation : la publier, c’est l’avilir ; et même il s’y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d’écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m’ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois ; mais, par je ne sais quel malheur, c’est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d’eux ne s’en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l’ont méprisé ; et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c’en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j’espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu’ils m’ont témoignée par le passé ; que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d’estime de cette pièce, soit par coutume de l’approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d’essai ; et d’autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n’est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.

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ARGUMENT

Éraste, amoureux de Mélite, l’a fait connoître à son ami Tircis, et devenu puis après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d’amour supposées, de la part de Mélite, à Philandre, accordé de Cloris, sœur de Tircis. Philandre s’étant résolu, par l’artifice et les suasions d’Éraste, de quitter Cloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis la désabuse, et fait revenir Tircis, qui l’épouse. Cependant Cliton ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Éraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Éraste, saisi de remords, entre en folie ; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu’elle et Tircis sont vivants, il lui va demander pardon de sa fourbe et obtient de ces deux amants Cloris, qui ne vouloit plus de Philandre après sa légèreté.



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Mélite Corneille

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EXAMEN

Cette pièce fut mon coup d’essai, et elle n’a garde d’être dans les règles, puisque je ne savois pas alors qu’il y en eût. Je n’avois pour guide qu’un peu de sens commun, avec les exemples de feu Hardy, dont la veine étoit plus féconde que polie, et de quelques modernes qui commençoient à se produire, et qui n’étoient pas plus réguliers que lui. Le succès en fut surprenant : il établit une nouvelle troupe de comédiens à Paris, malgré le mérite de celle qui étoit en possession de s’y voir l’unique ; il égala tout ce qui s’étoit fait de plus beau jusqu’alors, et me fit connoître à la cour. Ce sens commun, qui étoit toute ma règle, m’avoit fait trouver l’unité d’action pour brouiller quatre amants par un seul intrique, et m’avoit donné assez d’aversion de cet horrible dérèglement qui mettoit Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le mien dans une seule ville.

La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune langue, et le style naïf qui faisoit une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n’avoit jamais vu jusque-là que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisoit son effet par l’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’on voit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n’étoient que des marchands. Avec tout cela, j’avoue que l’auditeur fut bien facile à donner son approbation à une pièce dont le nœud n’avoit aucune justesse. Éraste y fait contrefaire des lettres de Mélite, et les porter à Philandre. Ce Philandre est bien crédule de se persuader d’être aimé d’une personne qu’il n’a jamais entretenue, dont il ne connoît point l’écriture, et qui lui défend de l’aller voir, cependant qu’elle reçoit les visites d’un autre avec qui il doit avoir une amitié assez étroite, puisqu’il est accordé de sa sœur. Il fait plus : sur la légèreté d’une croyance si peu raisonnable, il renonce à une affection dont il étoit assuré, et qui étoit prête d’avoir son effet. Éraste n’est pas moins ridicule que lui, de s’imaginer que sa fourbe causera cette rupture, qui seroit toutefois inutile à son dessein, s’il ne savoit de certitude que Philandre, malgré le secret qu’il lui fait demander par Mélite dans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer à Tircis ; que cet amant favorisé croira plutôt un caractère qu’il n’a jamais vu, que les assurances d’amour qu’il reçoit tous les jours de sa maîtresse ; et qu’il rompra avec elle sans lui parler, de peur de s’en éclaircir. Cette prétention d’Éraste ne pouvoit être supportable, à moins d’une révélation ; et Tircis, qui est l’honnête homme de la pièce, n’a pas l’esprit moins léger que les deux autres, de s’abandonner au désespoir par une même facilité de croyance, à la vue de ce caractère inconnu. Les sentiments de douleur qu’il en peut légitimement concevoir devroient du moins l’emporter à faire quelques reproches à celle dont il se croit trahi, et lui donner par là l’occasion de le désabuser. La folie d’Éraste n’est pas de meilleure trempe. Je la condamnois dès lors en mon âme ; mais comme c’étoit un ornement de théâtre qui ne manquoit jamais de plaire, et se faisoit souvent admirer, j’affectai volontiers ces grands égarements, et en tirai un effet que je tiendrois encore admirable en ce temps : c’est la manière dont Éraste fait connoître à Philandre, en le prenant pour Minos, la fourbe qu’il lui a faite, et l’erreur où il l’a jeté. Dans tout ce que j’ai fait depuis, je ne pense pas qu’il se rencontre rien de plus adroit pour un dénouement.

Tout le cinquième acte peut passer pour inutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu’il commence, et par conséquent l’action est terminée. Il n’est plus question que de savoir qui a fait la supposition des lettres, et ils pouvoient Tavoir su de Cloris, à qui Philandre l’avoit dit pour se justifier. Il est vrai que cet acte retire Éraste de folie, qu’il le réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avec Cloris ; mais tout cela ne regarde plus qu’une action épisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principale est finie ; et surtout ce mariage a si peu d’apparence, qu’il est aisé de voir qu’on ne le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-là, qui étoit de marier tout ce qu’on introduisoit sur la scène. Il semble même que le personnage de Philandre, qui part avec un ressentiment ridicule, dont on ne craint pas l’effet, ne soit point achevé, et qu’il lui falloit quelque cousine de Mélite, ou quelque sœur d’Éraste, pour le réunir avec les autres. Mais dès lors je ne m’assujettissois pas tout à fait à cette mode, et je me contentai 11 de faire voir l’assiette de son esprit, sans prendre soin de le pourvoir d’une autre femme.

Quant à la durée de l’action, il est assez visible qu’elle passe l’unité de jour ; mais ce n’en est pas le seul défaut : il y a de plus une inégalité d’intervalle entre les actes, qu’il faut éviter. Il doit s’être passé huit ou quinze jours entre le premier et le second, et autant entre le second et le troisième ; mais du troisième au quatrième il n’est pas besoin de plus d’une heure, et il en faut encore moins entre les deux derniers, de peur de donner le temps de se ralentir à cette chaleur qui jette Éraste dans l’égarement d’esprit. Je ne sais même si les personnages qui paroissent deux fois dans un même acte (posé que cela soit permis, ce que j’examinerai ailleurs), je ne sais, dis-je, s’ils ont le loisir d’aller d’un quartier de la ville à l’autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignés l’un de l’autre, que les acteurs ayent lieu de ne pas s’entreconnoître. Au premier acte, Tircis, après avoir quitté Mélite chez elle, n’a que le temps d’environ soixante vers pour aller chez lui, où il rencontre Philandre avec sa sœur, et n’en a guère davantage au second à refaire le même chemin. Je sais bien que la représentation raccourcit la durée de l’action, et qu’elle fait voir en deux heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent a besoin d’un jour entier pour s’effectuer ; mais je voudrois que pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcissement se ménageât dans les intervalles des actes, et que le temps qu’il faut perdre s’y perdît, en sorte que chaque acte n’en eût, pour la partie de l’action qu’il représente, que ce qu’il en faut pour sa représentation.

Ce coup d’essai a sans doute encore d’autres irrégularités ; mais je ne m’attache pas à les examiner si ponctuellement que je m’obstine à n’en vouloir oublier aucune. Je pense avoir marqué les plus notables ; et pour peu que le lecteur aye peu d’indulgence pour moi, j’espère qu’il ne s’offensera pas d’un peu de négligence pour le reste.



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Mélite Corneille

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LES ACTEURS

ÉRASTE, amoureux de Mélite
TIRCIS, ami d’Éraste et son rival
PHILANDRE, amant de Cloris
MÉLITE, maîtresse d’Éraste et de Tircis
CLORIS, sœur de Tircis
LISIS, ami de Tircis
CLITON, voisin de Mélite
La Nourrice de Mélite

La scène est à Paris

****

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE, TIRCIS.
ÉRASTE.

Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable ;
Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :
Le change seroit juste, après tant de rigueur ;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D’un seul de ses regards l’adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison,
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme,
Et qui sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir,
Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.

 

TIRCIS.

Que je te trouve, ami, d’une humeur admirable !
Pour paroître éloquent tu te feins misérable :
Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs
Je saurois adoucir les traits de tes malheurs ?
Ne t’imagine pas qu’ainsi sur ta parole
D’une fausse douleur un ami te console :
Ce que chacun en dit ne m’a que trop appris
Que Mélite pour toi n’eut jamais de mépris.

 

ÉRASTE.

Son gracieux accueil et ma persévérance
Font naître ce faux bruit d’une vaine apparence :
Ses mépris sont cachés, et s’en font mieux sentir,
Et n’étant point connus, on n’y peut compatir.

 

TIRCIS.

En étant bien reçu, du reste que t’importe ?
C’est tout ce que tu veux des filles de sa sorte.

 

ÉRASTE.

Cet accès favorable, ouvert et libre à tous,
Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux :
Elle souffre aisément mes soins et mon service ;
Mais loin de se résoudre à leur rendre justice,
Parler de l’hyménée à ce cœur de rocher,
C’est l’unique moyen de n’en plus approcher.

 

TIRCIS.

Ne dissimulons point : tu règles mieux ta flamme,
Et tu n’es pas si fou que d’en faire ta femme.

 

ÉRASTE.

Quoi ! tu sembles douter de mes intentions ?

 

TIRCIS.

Je crois malaisément que tes affections
Sur l’éclat d’un beau teint, qu’on voit si périssable,
Règlent d’une moitié le choix invariable.
Tu serois incivil de la voir chaque jour
Et ne lui pas tenir quelques propos d’amour ;
Mais d’un vain compliment ta passion bornée
Laisse aller tes desseins ailleurs pour l’hyménée.
Tu sais qu’on te souhaite aux plus riches maisons,
Que les meilleurs partis …

 

ÉRASTE.

Trêve de ces raisons ;
Mon amour s’en offense, et tiendroit pour supplice
De recevoir des lois d’une sale avarice ;
Il me rend insensible aux faux attraits de l’or,
Et trouve en sa personne un assez grand trésor.

 

TIRCIS.

Si c’est là le chemin qu’en aimant tu veux suivre,
Tu ne sais guère encor ce que c’est que de vivre.
Ces visages d’éclat sont bons à cajoler ;
C’est là qu’un apprentif doit s’instruire à parler ;
J’aime à remplir de feux ma bouche en leur présence ;
La mode nous oblige à cette complaisance ;
Tous ces discours de livre alors sont de saison :
Il faut feindre des maux, demander guérison,
Donner sur le phébus, promettre des miracles ;
Jurer qu’on brisera toute sorte d’obstacles ;
Mais du vent et cela doivent être tout un.

 

ÉRASTE.

Passe pour des beautés qui sont dans le commun :
C’est ainsi qu’autrefois j’amusai Crisolite ;
Mais c’est d’autre façon qu’on doit servir Mélite.
Malgré tes sentiments, il me faut accorder
Que le souverain bien n’est qu’à la posséder.
Le jour qu’elle naquit, Vénus, bien qu’immortelle,
Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;
Les Grâces, à l’envi, descendirent des cieux,
Pour se donner l’honneur d’accompagner ses yeux ;
Et l’Amour, qui ne put entrer dans son courage,
Voulut obstinément loger sur son visage.

 

TIRCIS.

Tu le prends d’un haut ton, et je crois qu’au besoin
Ce discours emphatique iroit encor bien loin.
Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore
Que bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,
Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.
Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,
Qu’une femme fût-elle entre toutes choisie,
On en voit en six mois passer la fantaisie.
Tel au bout de ce temps n’en voit plus la beauté
Qu’avec un esprit sombre, inquiet, agité ;
Au premier qui lui parle ou jette l’œil sur elle,
Mille sottes frayeurs lui brouillent la cervelle ;
Ce n’est plus lors qu’une aide à faire un favori,
Un charme pour tout autre, et non pour un mari.

 

ÉRASTE.

Ces caprices honteux et ces chimères vaines
Ne sauroient ébranler des cervelles bien saines,
Et quiconque a su prendre une fille d’honneur
N’a point à redouter l’appas d’un suborneur.

 

TIRCIS.

Peut-être dis-tu vrai ; mais ce choix difficile
Assez et trop souvent trompe le plus habile,
Et l’hymen de soi-même est un si lourd fardeau,
Qu’il faut l’appréhender à l’égal du tombeau.
S’attacher pour jamais aux côtés d’une femme !
Perdre pour des enfants le repos de son âme !
Voir leur nombre importun remplir une maison !
Ah ! qu’on aime ce joug avec peu de raison !

 

ÉRASTE.

Mais il y faut venir ; c’est en vain qu’on recule,
C’est en vain qu’on refuit, tôt ou tard on s’y brûle ;
Pour libertin qu’on soit, on s’y trouve attrapé :
Toi-même, qui fais tant le cheval échappé.
Nous te verrons un jour songer au mariage.

 

TIRCIS.

Alors ne pense pas que j’épouse un visage :
Je règle mes désirs suivant mon intérêt.
Si Doris me vouloit, toute laide qu’elle est,
Je l’estimerois plus qu’Aminte et qu’Hippolyte ;
Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :
C’est comme il faut aimer. L’abondance des biens
Pour l’amour conjugal a de puissants liens :
La beauté, les attraits, l’esprit, la bonne mine,
Échauffent bien le cœur, mais non pas la cuisine ;
Et l’hymen qui succède à ces folles amours,
Après quelques douceurs, a bien de mauvais jours.
Une amitié si longue est fort mal assurée
Dessus des fondements de si peu de durée.
L’argent dans le ménage a certaine splendeur
Qui donne un teint d’éclat à la même laideur ;
Et tu ne peux trouver de si douces caresses
Dont le goût dure autant que celui des richesses.

 

ÉRASTE.

Auprès de ce bel œil qui tient mes sens ravis,
À peine pourrois-tu conserver ton avis.

 

TIRCIS.

La raison en tous lieux est également forte

 

ÉRASTE.

L’essai n’en coûte rien : Mélite est à sa porte ;
Allons, et tu verras dans ses aimables traits
Tant de charmants appas, tant de brillants attraits,
Que tu seras forcé toi-même à reconnoître
Que si je suis un fou, j’ai bien raison de l’être.

 

TIRCIS.

Allons, et tu verras que toute sa beauté
Ne saura me tourner contre la vérité.

******

ACTE I
Scène II

MÉLITE, ÉRASTE, TIRCIS.

 

ÉRASTE.

De deux amis, Madame, apaisez la querelle.
Un esclave d’Amour le défend d’un rebelle,
Si toutefois un cœur qui n’a jamais aimé,
Fier et vain qu’il en est, peut être ainsi nommé.
Comme dès le moment que je vous ai servie
J’ai cru qu’il étoit seul la véritable vie,
Il n’est pas merveilleux que ce peu de rapport
Entre nos deux esprits sème quelque discord.
Je me suis donc piqué contre sa médisance,
Avec tant de malheur ou tant d’insuffisance.
Que des droits si sacrés et si pleins d’équité.
N’ont pu se garantir de sa subtilité,
Et je l’amène ici, n’ayant plus que répondre,
Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre.

 

MÉLITE.

Vous deviez l’assurer plutôt qu’il trouveroit
En ce mépris d’Amour qui le seconderoit.

 

TIRCIS.

Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,
Et ne fait de l’amour une plus haute estime,
Je plains les malheureux à qui vous en donnez,
Comme à d’étranges maux par leur sort destinés.

 

MÉLITE.

Ce reproche sans cause avec raison m’étonne :
Je ne reçois d’amour et n’en donne à personne.
Les moyens de donner ce que je n’eus jamais ?

 

ÉRASTE.

Ils vous sont trop aisés, et par vous désormais
La nature pour moi montre son injustice
À pervertir son cours pour me faire un supplice.

 

MÉLITE.

Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.

 

ÉRASTE.

Supplice qui déchire et mon âme et mon cœur.

 

MÉLITE.

Il est rare qu’on porte avec si bon visage
L’âme et le cœur ensemble en si triste équipage.

 

ÉRASTE.

Votre charmant aspect suspendant mes douleurs,
Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.

 

MÉLITE.

Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme,
Empruntez tout d’un temps les froideurs de mon âme.

 

ÉRASTE.

Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir,
Et vous n’en conservez que faute de vous voir.

 

MÉLITE.

Et quoi ! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?

 

ÉRASTE.

Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ?
De si frêles sujets ne sauroient exprimer
Ce que l’amour aux cœurs peut lui seul imprimer,
Et quand vous en voudrez croire leur impuissance,
Cette légère idée et foible connoissance
Que vous aurez par eux de tant de raretés
Vous mettra hors du pair de toutes les beautés.

 

MÉLITE.

Voilà trop vous tenir dans une complaisance
Que vous dussiez quitter, du moins en ma présence,
Et ne démentir pas le rapport de vos yeux,
Afin d’avoir sujet de m’entreprendre mieux.

 

ÉRASTE.

Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,
Ne m’a que trop appris le pouvoir de vos charmes.

 

TIRCIS.

Sur peine d’être ingrate, il faut de votre part
Reconnoître les dons que le ciel vous départ.

 

ÉRASTE.

Voyez que d’un second mon droit se fortifie.

 

MÉLITE.

Voyez que son secours montre qu’il s’en défie.

 

TIRCIS.

Je me range toujours avec la vérité.

 

MÉLITE.

Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.

 

TIRCIS.

Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.
Mais cessez de chercher ces refuites frivoles,
Et prenant désormais des sentiments plus doux,
Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.

 

MÉLITE.

Un ennemi d’Amour me tenir ce langage !
Accordez votre bouche avec votre courage ;
Pratiquez vos conseils, ou ne m’en donnez pas.

 

TIRCIS.

J’ai connu mon erreur auprès de vos appas :
Il vous l’avoit bien dit.

 

ÉRASTE.

Il vous l’avoit bien dit._Ainsi donc par l’issue
Mon âme sur ce point n’a point été déçue ?

 

TIRCIS.

Si tes feux en son cœur produisoient même effet,
Crois-moi que ton bonheur seroit bientôt parfait.

 

MÉLITE.

Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire
Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire ;
Mais je pourrois bientôt, à m’entendre flatter,
Concevoir quelque orgueil qu’il vaut mieux éviter.
Excusez ma retraite.

 

ÉRASTE.

Excusez ma retraite._Adieu, belle inhumaine.
De qui seule dépend et ma joie et ma peine.

 

MÉLITE.

Plus sage à l’avenir, quittez ces vains propos,
Et laissez votre esprit et le mien en repos.

****

ACTE I
Scène III

ÉRASTE, TIRCIS.

 

ÉRASTE.

Maintenant suis-je un fou ? mérité- je du blâme ?
Que dis-tu de l’objet? que dis-tu de ma flamme?

 

TIRCIS.

Que veux-tu que j’en die ? elle a je ne sais quoi
Qui ne peut consentir que l’on demeure à soi.
Mon cœur, jusqu’à présent à l’amour invincible.
Ne se maintient qu’à force aux termes d’insensible ;
Tout autre que Tircis mourroit pour la servir.

 

ÉRASTE.

Confesse franchement qu’elle a su te ravir,
Mais que tu ne veux pas prendre pour cette belle
Avec le nom d’amant le titre d’infidèle.
Rien que notre amitié ne t’en peut détourner ;
Mais ta muse du moins, facile à suborner,
Avec plaisir déjà prépare quelques veilles
À de puissants efforts pour de telles merveilles.

 

TIRCIS.

En effet ayant vu tant et de tels appas,
Que je ne rime point, je ne le promets pas.

 

ÉRASTE.

Tes feux n’iront-ils point plus avant que la rime ?

 

TIRCIS.

Si je brûle jamais, je veux brûler sans crime.

 

ÉRASTE.

Mais si sans y penser tu te trouvois surpris ?

 

TIRCIS.

Quitte pour décharger mon creur dans mes écrits.
J’aime bien ces discours de plaintes et d’alarmes,
De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes :
C’est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson ;
Mais j’en connois, sans plus, la cadence et le son.
Souffre qu’en un sonnet je m’efforce à dépeindre
Cet agréable feu que tu ne peux éteindre ;
Tu le pourras donner comme venant de toi.

 

ÉRASTE.

Ainsi ce cœur d’acier qui me tient sous sa loi
Verra ma passion pour le moins en peinture.
Je doute néanmoins qu’en cette portraiture
Tu ne suives plutôt tes propres sentiments.

 

TIRCIS.

Me prépare le ciel de nouveaux châtiments,
Si jamais un tel crime entre dans mon courage !

 

ÉRASTE.

Adieu, je suis content, j’ai ta parole en gage,
Et sais trop que l’honneur t’en fera souvenir.

 

TIRCIS, seul.

En matière d’amour rien n’oblige à tenir,
Et les meilleurs amis, lorsque son feu les presse.
Font bientôt vanité d’oublier leur promesse.

******

ACTE I
Scène IV

PHILANDRE, CLORIS.

 

PHILANDRE.

Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr :
Tous mes soins depuis peu ne vont qu’à te trahir.

 

CLORIS.

Ne m’épouvante point : à ta mine, je pense
Que le pardon suivra de fort près cette offense,
Sitôt que j’aurai su quel est ce mauvais tour.

 

PHILANDRE.

Sache donc qu’il ne vient sinon de trop d’amour.

 

CLORIS.

J’eusse osé le gager qu’ainsi par quelque ruse
Ton crime officieux porteroit son excuse.

 

PHILANDRE.

Ton adorable objet, mon unique vainqueur,
Fait naître chaque jour tant de feux en mon cœur,
Que leur excès m’accable, et que pour m’en défaire
J’y cherche des défauts qui puissent me déplaire.
J’examine ton teint dont l’éclat me surprit,
Les traits de ton visage, et ceux de ton esprit ;
Mais je n’en puis trouver un seul qui ne me charme.

 

CLORIS.

Et moi, je suis ravie, après ce peu d’alarme.
Qu’ainsi tes sens trompés te puissent obliger
À chérir ta Cloris, et jamais ne changer.

 

PHILANDRE.

Ta beauté te répond de ma persévérance,
Et ma foi qui t’en donne une entière assurance.

 

CLORIS.

Voilà fort doucement dire que sans ta foi
Ma beauté ne pourroit te conserver à moi.

 

PHILANDRE.

Je traiterois trop mal une telle maîtresse
De l’aimer seulement pour tenir ma promesse :
Ma passion en est la cause, et non l’effet ;
Outre que tu n’as rien qui ne soit si parfait,
Qu’on ne peut te servir sans voir sur ton visage
De quoi rendre constant l’esprit le plus volage.

 

CLORIS.

Ne m’en conte point tant de ma perfection :
Tu dois être assuré de mon affection,
Et tu perds tout l’effort de ta galanterie,
Si tu crois l’augmenter par une flatterie.
Une fausse louange est un blâme secret :
Je suis belle à tes yeux ; il suffit, sois discret  ;
C’est mon plus grand bonheur, et le seul où j’aspire.

 

PHILANDRE.

Tu sais adroitement adoucir mon martyre ;
Mais parmi les plaisirs qu’avec toi je ressens,
À peine mon esprit ose croire mes sens.
Toujours entre la crainte et l’espoir en balance
Car s’il faut que l’amour naisse de ressemblance,
Mes imperfections nous éloignant si fort,
Qu’oserois-je prétendre en ce peu de rapport ?

 

CLORIS.

Du moins ne prétends pas qu’à présent je te loue,
Et qu’un mépris rusé, que ton cœur désavoue,
Me mette sur la langue un babil affété,
Pour te rendre à mon tour ce que tu m’as prêté :
Au contraire, je veux que tout le monde sache
Que je connois en toi des défauts que je cache.
Quiconque avec raison peut être négligé
À qui le veut aimer est bien plus obligé.

 

PHILANDRE.

Quant à toi, tu te crois de beaucoup plus aimable ?

 

CLORIS.

Sans doute ; et qu’aurois-tu qui me fût comparable ?

 

PHILANDRE.

Regarde dans mes yeux, et reconnois qu’en moi
On peut voir quelque chose aussi parfait que toi.

 

CLORIS.

C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée.

 

PHILANDRE.

Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée.
Tu n’y vois que mon cœur, qui n’a plus un seul trait
Que ceux qu’il a reçus de ton charmant portrait,
Et qui tout aussitôt que tu t’es fait paroître,
Afin de te mieux voir s’est mis à la fenêtre.

 

CLORIS.

Le trait n’est pas mauvais ; mais puisqu’il te plaît tant.
Regarde dans mes yeux, ils t’en montrent autant,
Et nos feux tous pareils ont mêmes étincelles.

 

PHILANDRE.

Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles,
Dedans cette union prenant un même cours,
Nous préparent un heur qui durera toujours.
Cependant, en faveur de ma longue souffrance …

 

CLORIS.

Tais-toi, mon frère vient.

*******

ACTE I
Scène V

TIRCIS, PHILANDRE, CLORIS.

 

TIRCIS.

Tais-toi, mon frère vient._Si j’en crois l’apparence,
Mon arrivée ici fait quelque contre-temps.

 

PHILANDRE.

Que t’en semble, Tircis ?

 

TIRCIS.

Que t’en semble, Tircis ?_Je vous vois si contents,
Qu’à ne vous rien celer touchant ce qu’il me semble
Du divertissement que vous preniez ensemble,
De moins sorciers que moi pourroient bien deviner
Qu’un troisième ne fait que vous importuner.

 

CLORIS.

Dis ce que tu voudras ; nos feux n’ont point de crimes,
Et pour t’appréhender ils sont trop légitimes,
Puisqu’un hymen sacré, promis ces jours passés.
Sous ton consentement les autorise assez.

 

TIRCIS.

Ou je te connois mal, ou son heure tardive
Te désoblige fort de ce qu’elle n’arrive.

 

CLORIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère.

 

TIRCIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère._Assurément.

 

CLORIS.

Le sujet ?

 

TIRCIS.

Le sujet ?_J’en ai trop dans ton contentement.

 

CLORIS.

Le cœur t’en dit d’ailleurs.

 

TIRCIS.

Le cœur t’en dit d’ailleurs_._Il est vrai, je te jure ;
J’ai vu je ne sais quoi…

 

CLORIS.

J’ai vu je ne sais quoi…_Dis tout, je t’en conjure.

 

TIRCIS.

Ma foi, si ton Philandre avoit vu de mes yeux,
Tes affaires, ma sœur, n’en iroient guère mieux.

 

CLORIS.

J’ai trop de vanité pour croire que Philandre
Trouve encore après moi qui puisse le surprendre.

 

TIRCIS.

Tes vanités à part, repose-t’en sur moi.
Que celle que j’ai vue est bien autre que toi.

 

PHILANDRE.

Parle mieux de l’objet dont mon âme est ravie ;
Ce blasphème à tout autre auroit coûté la vie.

 

TIRCIS.

Nous tomberons d’accord sans nous mettre en pourpoint.

 

CLORIS.

Encor, cette beauté, ne la nomme-ton point ?

 

TIRCIS.

Non pas sitôt. Adieu : ma présence importune
Te laisse à la merci d’Amour et de la brune.
Continuez les jeux que vous avez quittés.

 

CLORIS.

Ne crois pas éviter mes importunités :
Ou tu diras le nom de cette incomparable,
Ou je vais de tes pas me rendre inséparable.

 

TIRCIS.

Il n’est pas fort aisé d’arracher ce secret.
Adieu : ne perds point temps.

 

CLORIS.

Adieu : ne perds point temps._Ô l’amoureux discret !
Eh bien ! nous allons voir si tu sauras te taire.

 

PHILANDRE.

 

(Il retient Cloris, qui suit son frère.)

C’est donc ainsi qu’on quitte un amant pour un frère !

 

CLORIS.

Philandre, avoir un peu de curiosité,
Ce n’est pas envers toi grande infidélité :
Souffre que je dérobe un moment à ma flamme,
Pour lire malgré lui jusqu’au fond de son âme.
Nous en rirons après ensemble, si tu veux.

 

PHILANDRE.

Quoi ! c’est là tout l’état que tu fais de mes feux ?

 

CLORIS.

Je ne t’aime pas moins pour être curieuse ?
Et ta flamme à mon cœur n’est pas moins précieuse.
Conserve-moi le tien, et sois sûr de ma foi.

 

PHILANDRE.

Ah, folle ! qu’en t’aimant il faut souffrir de toi !

*******

ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE

Je l’avois bien prévu, que ce cœur infidèle
Ne se défendroit point des yeux de ma cruelle,
Qui traite mille amants avec mille mépris,
Et n’a point de faveurs que pour le dernier pris.
Sitôt qu’il l’aborda, je lus sur son visage
De sa déloyauté l’infaillible présage ;
Un inconnu frisson dans mon corps épandu
Me donna les avis de ce que j’ai perdu
Depuis, cette volage évite ma rencontre,
Ou si malgré ses soins le hasard me la montre,
Si je puis l’aborder, son discours se confond,
Son esprit en désordre à peine me répond ;
Une réflexion vers le traître qu’elle aime
Presque à tous les moments le ramène en lui-même ;
Et tout rêveur qu’il est, il n’a point de soucis
Qu’un soupir ne trahisse au seul nom de Tircis.
Lors, par le prompt effet d’un changement étrange,
Son silence rompu se déborde en louange.
Elle remarque en lui tant de perfections,
Que les moins éclairés verroient ses passions.
Sa bouche ne se plaît qu’en cette flatterie,
Et tout autre propos lui rend sa rêverie.
Cependant chaque jour au discours attachés,
Ils ne retiennent plus leurs sentiments cachés :
Ils ont des rendez-vous où l’amour les assemble ;
Encore hier sur le soir je les surpris ensemble ;
Encor tout de nouveau je la vois qui l’attend.
Que cet œil assuré marque un esprit content !
Perds tout respect, Éraste, et tout soin de lui plaire ;
Rends, sans plus différer, ta vengeance exemplaire ;
Mais il vaut mieux t’en rire, et pour dernier effort
Lui montrer en raillant combien elle a de tort.

******

ACTE II
Scène II

ÉRASTE, MÉLITE.
ÉRASTE.

Quoi ! seule et sans Tircis ! vraiment c’est un prodige,
Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige,
Laissant ainsi couler la belle occasion
De vous conter l’excès de son affection.

 

MÉLITE.

Vous savez que son âme en est fort dépourvue.

 

ÉRASTE.

Toutefois, ce dit-on, depuis qu’il vous a vue,
Il en porte dans l’âme un si doux souvenir,
Qu’il n’a plus de plaisirs qu’à vous entretenir.

 

MÉLITE.

Il a lieu de s’y plaire avec quelque justice :
L’amour ainsi qu’à lui me paroît un supplice ;
Et sa froideur, qu’augmente un si lourd entretien,
Le résout d’autant mieux à n’aimer jamais rien.

 

ÉRASTE.

Dites : à n’aimer rien que la belle Mélite.

 

MÉLITE.

Pour tant de vanité j’ai trop peu de mérite.

 

ÉRASTE.

En faut-il tant avoir pour ce nouveau venu ?

 

MÉLITE.

Un peu plus que pour vous.

 

ÉRASTE.

Un peu plus que pour vous._De vrai, j’ai reconnu,
Vous ayant pu servir deux ans, et davantage,
Qu’il faut si peu que rien à toucher mon courage.

 

MÉLITE.

Encor si peu que c’est vous étant refusé,
Présumez comme ailleurs vous serez méprisé.

 

ÉRASTE.

Vos mépris ne sont pas de grande conséquence,
Et ne vaudront jamais la peine que j’y pense ;
Sachant qu’il vous voyoit, je m’étois bien douté
Que je ne serois plus que fort mal écouté.

 

MÉLITE.

Sans que mes actions de plus près j’examine,
À la meilleure humeur je fais meilleure mine,
Et s’il m’osoit tenir de semblables discours,
Nous romprions ensemble avant qu’il fût deux jours.

 

ÉRASTE.

Si chaque objet nouveau de même vous engage,
Il changera bientôt d’humeur et de langage.
Caressé maintenant aussitôt qu’aperçu,
Qu’auroit-il à se plaindre, étant si bien reçu ?

 

MÉLITE.

Éraste, voyez-vous, trêve de jalousie ;
Purgez votre cerveau de cette frénésie ;
Laissez en liberté mes inclinations.
Qui vous a fait censeur de mes affections ?
Est-ce à votre chagrin que j’en dois rendre conte ?

 

ÉRASTE.

Non, mais j’ai malgré moi pour vous un peu de honte
De ce qu’on dit partout du trop de privauté
Que déjà vous souffrez à sa témérité.

 

MÉLITE.

Ne soyez en souci que de ce qui vous touche.

 

ÉRASTE.

Le moyen, sans regret, de vous voir si farouche
Aux légitimes vœux de tant de gens d’honneur,
Et d’ailleurs si facile à ceux d’un suborneur ?

 

MÉLITE.

Ce n’est pas contre lui qu’il faut en ma présence
Lâcher les traits jaloux de votre médisance.
Adieu : souvenez-vous que ces mots insensés
L’avanceront chez moi plus que vous ne pensez.

********

ACTE II
Scène III

ÉRASTE.

C’est là donc ce qu’enfin me gardoit ton caprice ?
C’est ce que j’ai gagné par deux ans de service ?
C’est ainsi que mon feu s’étant trop abaissé
D’un outrageux mépris se voit récompensé ?
Tu m’oses préférer un traître qui te flatte ;
Mais dans ta lâcheté ne crois pas que j’éclate,
Et que par la grandeur de mes ressentiments
Je laisse aller au jour celle de mes tourments.
Un aveu si public qu’en feroit ma colère
Enfleroit trop l’orgueil de ton âme légère
Et me convaincroit trop de ce désir abjet
Qui m’a fait soupirer pour un indigne objet.
Je saurai me venger, mais avec l’apparence
De n’avoir pour tous deux que de l’indifférence.
Il fut toujours permis de tirer sa raison
D’une infidélité par une trahison.
Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée
Que ton heur surprenant aura peu de durée,
Et que par une adresse égale à tes forfaits
Je mettrai le désordre où tu crois voir la paix.
L’esprit fourbe et vénal d’un voisin de Mélite
Donnera prompte issue à ce que je médite.
À servir qui l’achète il est toujours tout prêt,
Et ne voit rien d’injuste où brille l’intérêt.
Allons sans perdre temps lui payer ma vengeance,
Et la pistole en main presser sa diligence.

******

ACTE II
Scène IV

TIRCIS, CLORIS.

 

TIRCIS.

Ma sœur, un mot d’avis sur un méchant sonnet
Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.

 

CLORIS.

C’est à quelque beauté que ta muse l’adresse ?

 

TIRCIS.

En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse.
Vois si tu le connois, et si, parlant pour lui,
J’ai su m’accommoder aux passions d’autrui.

 

SONNET.

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable…

 

CLORIS.

Ah ! frère, il n’en faut plus.

 

TIRCIS.

Ah ! frère, il n’en faut plus._Tu n’es pas supportable
De me rompre sitôt.

 

CLORIS.

De me rompre sitôt._C’étoit sans y penser ;
Achève.

 

TIRCIS.

Achève_Tais-toi donc, je vais recommencer.

 

SONNET.

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable ;
Il n’est rien de solide après ma loyauté.
Mon feu, comme son teint, se rend incomparable,
Et je suis en amour ce qu’elle est en beauté.
Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,
Mon cœur à tous ses traits demeure invulnérable,
Et bien qu’elle ait au sien la même cruauté.
Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moins durable.
C’est donc avec raison que mon extrême ardeur
Trouve chez cette belle une extrême froideur,
Et que sans être aimé je brûle pour Mélite ;
Car de ce que les Dieux, nous envoyant au jour,
Donnèrent pour nous deux d’amour et de mérite,
Elle a tout le mérite, et moi j’ai tout l’amour.

 

CLORIS.

Tu l’as fait pour Éraste ?

 

TIRCIS.

Tu l’as fait pour Éraste ?_Oui, j’ai dépeint sa flamme,

 

CLORIS.

Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ?

 

TIRCIS.

Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur
N’a de part en mes vers que celle de rimeur.

 

CLORIS.

Pauvre frère, vois-tu, ton silence t’abuse ;
De la langue ou des yeux, n’importe qui t’accuse :
Les tiens m’avoient bien dit malgré toi que ton cœur
Soupiroit sous les lois de quelque objet vainqueur ;
Mais j’ignorois encor qui tenoit ta franchise,
Et le nom de Mélite a causé ma surprise,
Sitôt qu’au premier vers ton sonnet m’a fait voir
Ce que depuis huit jours je brûlois de savoir.

 

TIRCIS.

Tu crois donc que j’en tiens ?

 

CLORIS.

Tu crois donc que j’en tiens ?_Fort avant.

 

TIRCIS.

Tu crois donc que j’en tiens ? Fort avant._Pour Mélite ?

 

CLORIS.

Pour Mélite, et de plus que ta flamme n’excite
Au cœur de cette belle aucun embrasement.

 

TIRCIS.

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?

 

CLORIS.

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?_Justement.

 

TIRCIS.

Et c’est ce qui te trompe avec tes conjectures,
Et par où ta finesse a mal pris ses mesures.
Un visage jamais ne m’auroit arrêté,
S’il falloit que l’amour fût tout de mon côté.
Ma rime seulement est un portrait fidèle
De ce qu’Éraste souffre en servant cette belle ;
Mais quand je l’entretiens de mon affection,
J’en ai toujours assez de satisfaction.

 

CLORIS.

Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie,
Et rends-toi moins rêveur, afin que je te croie.

 

TIRCIS.

Je rêve, et mon esprit ne s’en peut exempter ;
Car sitôt que je viens à me représenter
Qu’une vieille amitié de mon amour s’irrite,
Qu’Éraste s’en offense et s’oppose à Mélite,
Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival,
Et toujours balancé d’un contre-poids égal,
J’ai honte de me voir insensible ou perfide :
Si l’amour m’enhardit, l’amitié m’intimide.
Entre ces mouvements mon esprit partagé
Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.

 

CLORIS.

Voilà bien des détours pour dire, au bout du conte,
Que c’est contre ton gré que l’amour te surmonte.
Tu présumes par là me le persuader ;
Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en donne à garder.
À la mode du temps, quand nous servons quelque autre,
C’est seulement alors qu’il n’y va rien du nôtre.
Chacun en son affaire est son meilleur ami,
Et tout autre intérêt ne touche qu’à demi.

 

TIRCIS.

Que du foudre à tes yeux j’éprouve la furie,
Si rien que ce rival cause ma rêverie !

 

CLORIS.

C’est donc assurément son bien qui t’est suspect :
Son bien te fait rêver, et non pas son respect,
Et toute amitié bas, tu crains que sa richesse
En dépit de tes feux n’obtienne ta maîtresse.

 

TIRCIS.

Tu devines, ma sœur : cela me fait mourir.

 

CLORIS.

Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir.
Depuis quand ton Éraste en tient-il pour Mélite ?

 

TIRCIS.

Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.

 

CLORIS.

Mais dit-il les grands mots ? parle-t-il d’épouser ?

 

TIRCIS.

Presque à chaque moment.

 

CLORIS.

Presque à chaque moment._Laisse-le donc jaser.
Ce malheureux amant ne vaut pas qu’on le craigne ;
Quelque riche qu’il soit, Mélite le dédaigne :
Puisqu’on voit sans effet deux ans d’affection,
Tu ne dois plus douter de son aversion ;
Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte.
On prend soudain au mot les hommes de sa sorte,
Et sans rien hasarder à la moindre longueur,
On leur donne la main dès qu’ils offrent le cœur.

 

TIRCIS.

Sa mère peut agir de puissance absolue.

 

CLORIS.

Crois que déjà l’affaire en seroit résolue,
Et qu’il auroit déjà de quoi se contenter,
Si sa mère étoit femme à la violenter.

 

TIRCIS.

Ma crainte diminue et ma douleur s’apaise ;
Mais si je t’abandonne, excuse mon trop d’aise.
Avec cette lumière et ma dextérité,
J’en veux aller savoir toute la vérité.
Adieu.

 

CLORIS.

Adieu._Moi, je m’en vais paisiblement attendre
Le retour désiré du paresseux Philandre.
Un moment de froideur lui fera souvenir
Qu’il faut une autre fois tarder moins à venir.

********

ACTE II
Scène V

ÉRASTE, CLITON.

 

ÉRASTE, lui donnant une lettre.

Va-t’en chercher Philandre, et dis-lui que Mélite
A dedans ce billet sa passion décrite ;
Dis-lui que sa pudeur ne sauroit plus cacher
Un feu qui la consume et qu’elle tient si cher.
Mais prends garde surtout à bien jouer ton rôle :
Remarque sa couleur, son maintien, sa parole ;
Vois si dans la lecture un peu d’émotion
Ne te montrera rien de son intention.

 

CLITON.

Cela vaut fait, Monsieur.

 

ÉRASTE.

Cela vaut fait, Monsieur._Mais après ce message
Sache avec tant d’adresse ébranler son courage,
Que tu viennes à bout de sa fidélité.

 

CLITON.

Monsieur, reposez-vous sur ma subtilité ;
Il faudra malgré lui qu’il donne dans le piége :
Ma tête sur ce point vous servira de plége ;
Mais aussi vous savez…

 

ÉRASTE.

Mais aussi vous savez…_Oui, va, sois diligent.
Ces âmes du commun n’ont pour but que l’argent ;
Et je n’ai que trop vu par mon expérience…
Mais tu reviens bientôt ?

 

CLITON.

Mais tu reviens bientôt__?_Donnez-vous patience,
Monsieur; il ne nous faut qu’un moment de loisir,
Et vous pourrez vous-même en avoir le plaisir.

 

ÉRASTE.

Comment ?

 

CLITON.

Comment ?_De ce carfour j’ai vu venir Philandre.
Cachez-vous en ce coin, et de là sachez prendre
L’occasion commode à seconder mes coups :
Par là nous le tenons. Le voici ; sauvez-vous.

*********

ACTE II
Scène VI

PHILANDRE, ÉRASTE, CLITON.

 

PHILANDRE.
(Éraste est caché et les écoute.)

Quelle réception me fera ma maîtresse ?
Le moyen d’excuser une telle paresse ?

 

CLITON.

Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,
Expressément chargé de vous rendre ceci.

 

PHILANDRE.

Qu’est-ce ?

 

CLITON.

Qu’est-ce ?_Vous allez voir, en lisant cette lettre,
Ce qu’un homme jamais n’oseroit se promettre ;
Ouvrez-la seulement.

 

PHILANDRE.

Ouvrez-la seulement._Va, tu n’es qu’un conteur.

 

CLITON.

Je veux mourir au cas qu’on me trouve menteur.

 

lettre supposée de mélite à philandre.

Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci m’échappe en faveur de vos mérites, pour vous apprendre que c’est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jusques à ce quelle ait 144 ôté de l’esprit de sa mère quelques personnes qui n’y sont que trop bien pour son contentement.

 

ÉRASTE, feignant d’avoir lu la lettre par-dessus son épaule.

C’est donc la vérité que la belle Mélite
Fait du brave Philandre une louable élite,
Et qu’il obtient ainsi de sa seule vertu
Ce qu’Éraste et Tircis ont en vain débattu !
Vraiment dans un tel choix mon regret diminue ;
Outre qu’une froideur depuis peu survenue,
De tant de vœux perdus ayant su me lasser,
N’attendoit qu’un prétexte à m’en débarrasser.

 

PHILANDRE.

Me dis-tu que Tircis brûle pour cette belle ?

 

ÉRASTE.

Il en meurt.

 

PHILANDRE.

Il en meurt._Ce courage à l’amour si rebelle ?

 

ÉRASTE.

Lui-même.

 

PHILANDRE.

Lui-même._Si ton cœur ne tient plus qu’à demi,
Tu peux le retirer en faveur d’un ami ;
Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre :
Étant pris une fois, je ne suis plus à prendre.
Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant,
C’est de m’en revancher par un zèle impuissant ;
Et ma Cloris la prie, afin de s’en distraire,
De tourner, s’il se peut, sa flamme vers son frère.

 

ÉRASTE.

Auprès de sa beauté qu’est-ce que ta Cloris ?

 

PHILANDRE.

Un peu plus de respect pour ce que je chéris.



ÉRASTE.

Je veux qu’elle ait en soi quelque chose d’aimable ;
Mais enfin à Mélite est-elle comparable ?

 

PHILANDRE.

Qu’elle le soit ou non, je n’examine pas
Si des deux l’une ou l’autre a plus ou moins d’appas.
J’aime l’une ; et mon cœur pour toute autre insensible …

 

ÉRASTE.

Avise toutefois, le prétexte est plausible.

 

PHILANDRE.

J’en serois mal voulu des hommes et des Dieux.

 

ÉRASTE.

On pardonne aisément à qui trouve son mieux.

 

PHILANDRE.

Mais en quoi gît ce mieux ?

 

ÉRASTE.

Mais en quoi gît ce mieux ?_En esprit, en richesse.

 

PHILANDRE.

Ô le honteux motif à changer de maîtresse !

 

ÉRASTE.

En amour.

 

PHILANDRE.

En amour._Cloris m’aime, et si je m’y connoi,
Rien ne peut égaler celui qu’elle a pour moi.

 

ÉRASTE.

Tu te détromperas, si tu veux prendre garde
À ce qu’à ton sujet l’une et l’autre hasarde.
L’une en t’aimant s’expose au péril d’un mépris :
L’autre ne t’aime point que tu n’en sois épris ;
L’une t’aime engagé vers une autre moins belle :
L’autre se rend sensible à qui n’aime rien qu’elle ;
L’une au desçu des siens te montre son ardeur,
Et l’autre après leur choix quitte un peu sa froideur ;
L’une…

 

PHILANDRE.

L’une…_Adieu : des raisons de si peu d’importance
Ne pourroient en un siècle ébranler ma constance.
(Il dit ce vers à Cliton tout bas.)
Dans deux heures d’ici tu viendras me revoir.

 

CLITON.

Disposez librement de mon petit pouvoir.

 

ÉRASTE,
seul


Il a beau déguiser, il a goûté l’amorce ;
Cloris déjà sur lui n’a presque plus de force :
Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,
Ruinant tout ensemble et le frère et la sœur.

******

ACTE II
Scène VII

TIRCIS, ÉRASTE, MÉLITE.

 

TIRCIS.

Éraste, arrête un peu.

 

ÉRASTE.

Éraste, arrête un peu._Que me veux- tu ?

 

TIRCIS.

Éraste, arrête un peu. Que me veux- tu ?_Te rendre
Ce sonnet que pour toi j’ai promis d’entreprendre.

 

MÉLITE, au travers d’une jalousie, cependant qu’Éraste
lit le sonnet.

Que font-ils là tous deux ? qu’ont-ils à démêler ?
Ce jaloux à la fin le pourra quereller :
Du moins les compliments, dont peut-être ils se jouent,
Sont des civilités qu’en l’âme ils désavouent.

 

TIRCIS.


J’y donne une raison de ton sort inhumain.
Allons, je le veux voir présenter de ta main
À ce charmant objet dont ton âme est blessée.

 

ÉRASTE, lui rendant son sonnet.

Une autre fois, Tircis ; quelque affaire pressée
Fait que je ne saurois pour l’heure m’en charger.
Tu trouveras ailleurs un meilleur messager.

 

TIRCIS, seul.

La belle humeur de l’homme ! Ô Dieux, quel personnage !
Quel ami j’avois fait de ce plaisant visage !
Une mine froncée, un regard de travers,
C’est le remercîment que j’aurai de mes vers.
Je manque, à mon avis, d’assurance ou d’adresse,
Pour les donner moi-même à sa jeune maîtresse,
Et prendre ainsi le temps de dire à sa beauté
L’empire que ses yeux ont sur ma liberté.
Je pense l’entrevoir par cette jalousie :
Oui, mon âme de joie en est toute saisie.
Hélas ! et le moyen de pouvoir lui parler,
Si mon premier aspect l’oblige à s’en aller ?
Que cette joie est courte, et qu’elle est cher vendue !
Toutefois tout va bien, la voilà descendue.
Ses regards pleins de feu s’entendent avec moi ;
Que dis-je ? en s’avançant elle m’appelle à soi.

******

ACTE II
Scène VIII

TIRCIS, MÉLITE.

 

MÉLITE.

Eh bien ! qu’avez-vous fait de votre compagnie ?

 

TIRCIS.

Je ne puis rien juger de ce qui l’a bannie :
À peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots,
Qu’aussitôt le fantasque, en me tournant le dos,
S’est échappé de moi.

 

MÉLITE.

S’est échappé de moi._Sans doute il m’aura vue,
Et c’est de là que vient cette fuite imprévue.

 

TIRCIS.

Vous aimant comme il fait, qui l’eût jamais pensé ?

 

MÉLITE.

Vous ne savez donc rien de ce qui s’est passé ?

 

TIRCIS.

J’aimerois beaucoup mieux savoir ce qui se passe,
Et la part qu’a Tircis en votre bonne grâce.

 

MÉLITE.

Meilleure aucunement qu’Éraste ne voudroit.
Je n’ai jamais connu d’amant si maladroit ;
Il ne sauroit souffrir qu’autre que lui m’approche.
Dieux ! qu’à votre sujet il m’a fait de reproche !
Vous ne sauriez me voir sans le désobliger.

 

TIRCIS.

Et de tous mes soucis c’est là le plus léger.
Toute une légion de rivaux de sa sorte
Ne divertiroit pas l’amour que je vous porte,
Qui ne craindra jamais les humeurs d’un jaloux.

 

MÉLITE.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe.

 

TIRCIS.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe._Et vous ?

 

MÉLITE.

Bien que cette croyance à quelque erreur m’expose,
Pour lui faire dépit, j’en croirai quelque chose.

 

TIRCIS.

Mais afin qu’il reçût un entier déplaisir,
Il faudroit que nos cœurs n’eussent plus qu’un désir,
Et quitter ces discours de volontés sujettes,
Qui ne sont point de mise en l’état où vous êtes.
Vous-même consultez un moment vos appas,
Songez à leurs effets, et ne présumez pas
Avoir sur tous les cœurs un pouvoir si suprême,
Sans qu’il vous soit permis d’en user sur vous-même.
Un si digne sujet ne reçoit point de loi,
De règle, ni d’avis, d’un autre que de soi.

 

MÉLITE.

Ton mérite, plus fort que ta raison flatteuse,
Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse.
Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant
Je voudrois tout remettre à son commandement ;
Mais attendre pour toi l’effet de sa puissance,
Sans te rien témoigner que par obéissance,
Tircis, ce seroit trop : tes rares qualités
Dispensent mon devoir de ces formalités.

 

TIRCIS.

Que d’amour et de joie un tel aveu me donne !

 

MÉLITE.

C’est peut-être en trop dire, et me montrer trop bonne ;
Mais par là tu peux voir que mon affection
Prend confiance entière en ta discrétion.

 

TIRCIS.

Vous la verrez toujours, dans un respect sincère,
Attacher mon bonheur à celui de vous plaire,
N’avoir point d’autre soin, n’avoir point d’autre esprit ;
Et si vous en voulez un serment par écrit,
Ce sonnet que pour vous vient de tracer ma flamme
Vous fera voir à nu jusqu’au fond de mon âme.

 

MÉLITE.

.
Garde bien ton sonnet, et pense qu’aujourd’hui
Mélite veut te croire autant et plus que lui.
Je le prends toutefois comme un précieux gage
Du pouvoir que mes yeux ont pris sur ton courage.
Adieu : sois-moi fidèle en dépit du jaloux.

 

TIRCIS.


Ô ciel ! jamais amant eut-il un sort plus doux ?

******

ACTE III
Scène Première

PHILANDRE.

Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est pas possible
D’être à tant de faveurs plus longtemps insensible.
Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,
Tes lettres où ton cœur est si bien par écrit,
Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses.
Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses.
Ah ! Mélite, pardon ! je t’offense à nommer
Celle qui m’empêcha si longtemps de t’aimer.
Souvenirs importuns d’une amante laissée,
Qui venez malgré moi remettre en ma pensée
Un portrait que j’en veux tellement effacer
Que le sommeil ait peine à me le retracer,
Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie,
Et retournant trouver celle qui vous envoie,
Dites-lui de ma part pour la dernière fois
Qu’elle est en liberté de faire un autre choix ;
Que ma fidélité n’entretient plus ma flamme,
Ou que s’il m’en demeure encore un peu dans l’âme,
Je souhaite en faveur de ce reste de foi
Qu’elle puisse gagner au change autant que moi.
Dites-lui que Mélite, ainsi qu’une Déesse,
Est de tous nos désirs souveraine maîtresse,
Dispose de nos cœurs, force nos volontés,
Et que par son pouvoir nos destins surmontés
Se tiennent trop heureux de prendre l’ordre d’elle ;
Enfin que tous mes vœux…

ACTE III
Scène II

TIRCIS, PHILANDRE.

 

TIRCIS.

Enfin que tous mes vœux…_Philandre !

 

PHILANDRE.

Enfin que tous mes vœux… Philandre !_Qui m’appelle ?

 

TIRCIS.

Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté
Ne peut être parfait sans te l’avoir conté.

 

PHILANDRE.

Tu me fais trop d’honneur par cette confidence.

 

TIRCIS.

J’userois envers toi d’une sotte prudence.
Si je faisois dessein de te dissimuler
Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauroient te celer.

 

PHILANDRE.

En effet, si l’on peut te juger au visage,
Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage,
Ce qu’ils montrent de joie à tel point me surprend,
Que je n’en puis trouver de sujet assez grand :
Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.

 

TIRCIS.

Que fera le sujet, si les signes t’étonnent ?
Mon bonheur est plus grand qu’on ne peut soupçonner ;
C’est quand tu l’auras su qu’il faudra t’étonner.

 

PHILANDRE.

Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.

 

TIRCIS.

Possesseur, autant vaut…

 

PHILANDRE.

Possesseur, autant vaut…_De quoi ?

 

TIRCIS.

Possesseur, autant vaut… De quoi ?_D’une maîtresse.
Belle, honnête, jolie, et dont l’esprit charmant
De son seul entretien peut ravir un amant :
En un mot, de Mélite.

 

PHILANDRE.

En un mot, de Mélite._Il est vrai qu’elle est belle ;
Tu n’as pas mal choisi ; mais…

 

TIRCIS.

Tu n’as pas mal choisi ; mais…_Quoi, mais ?

 

PHILANDRE.

Tu n’as pas mal choisi ; mais… Quoi, mais ?_T’aime-t-elle ?

 

TIRCIS.

Cela n’est plus en doute.

 

PHILANDRE.

Cela n’est plus en doute._Et de cœur ?

 

TIRCIS.

Cela n’est plus en doute. Et de cœur ?_Et de cœur,
Je t’en réponds.

 

PHILANDRE.

Je t’en réponds._Souvent un visage moqueur
N’a que le beau semblant d’une mine hypocrite.

 

TIRCIS.

Je ne crains rien de tel du côté de Mélite.

 

PHILANDRE.

Écoute, j’en ai vu de toutes les façons :
J’en ai vu qui sembloient n’être que des glaçons,
Dont le feu, retenu par une adroite feinte,
S’allumoit d’autant plus qu’il souffroit de contrainte ;
J’en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas
Des preuves d’un amour qui ne les touchoit pas,
Prenoient du passe-temps d’une folle jeunesse
Qui se laisse affiner à ces traits de souplesse,
Et pratiquoient sous main d’autres affections ;
Mais j’en ai vu fort peu de qui les passions
Fussent d’intelligence avec tout le visage.

 

TIRCIS.

Et de ce petit nombre est celle qui m’engage :
De sa possession je me tiens aussi seur
Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.

 

PHILANDRE.

Donc, si ton espérance à la lin n’est déçue.
Ces deux amours auront une pareille issue.

 

TIRCIS.

Si cela n’arrivoit, je me tromperois fort.

 

PHILANDRE.

Pour te faire plaisir j’en veux être d’accord.
Cependant apprends-moi comment elle te traite,
Et qui te fait juger son ardeur si parfaite.

 

TIRCIS.

Une parfaite ardeur a trop de truchements
Par qui se faire entendre aux esprits des amants :
Un coup d’œil, un soupir…

 

PHILANDRE.

Un coup d’œil, un soupir…_Ces faveurs ridicules
Ne servent qu’à duper des âmes trop crédules.
N’as-tu rien que cela ?

 

TIRCIS.

N’as-tu rien que cela ?_Sa parole et sa foi.

 

PHILANDRE.

Encor c’est quelque chose. Achève et conte-moi
Les petites douceurs, les aimables tendresses
Qu’elle se plaît à joindre à de telles promesses.
Quelques lettres du moins te daignent confirmer
Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait de t’aimer ?

 

TIRCIS.

Recherche qui voudra ces menus badinages,
Qui n’en sont pas toujours de fort sûrs témoignages ;
Je n’ai que sa parole, et ne veux que sa foi.

 

PHILANDRE.

Je connois donc quelqu’un plus avancé que toi.

 

TIRCIS.

J’entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre.
Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre.
Éraste, qu’ont banni ses dédains rigoureux…

 

PHILANDRE.

Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.

 

TIRCIS.

Je ne connois que lui qui soupire pour elle.

 

PHILANDRE.

Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle :
Pendant qu’elle t’amuse avec ses beaux discours,
Un rival inconnu possède ses amours,
Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.

 

TIRCIS.

De telles trahisons lui sont trop en horreur.

 

PHILANDRE.

Je te veux par pitié tirer de cette erreur.
Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cette lettre ;
Tiens, vois ce que tu peux désormais t’en promettre.

 

lettre supposée de mélite à philandre.

Je commence à m’estimer quelque chose, puisque je vous plais ; et mon miroir m’offense tous les jours, ne me représentant pas assez belle, comme je m’imagine qu’il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que par faveur, ou comme une récompense extraordinaire d’un excès d’amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.

 

PHILANDRE.

Maintenant qu’en dis-tu? n’est-ce pas t’affronter ?

 

TIRCIS.

Cette lettre en tes mains ne peut m’épouvanter.

 

PHILANDRE.

La raison ?

 

TIRCIS.

La raison ?_Le porteur a su combien je t’aime,
Et par galanterie il t’a pris pour moi-même,
Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaits amis.

 

PHILANDRE.

Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’est permis,
Et pour ton intérêt aimer à te méprendre.

 

TIRCIS.

On t’en aura donné quelque autre pour me rendre,
Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.

 

PHILANDRE.

Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’ai reçu,
Et puisqu’il est pour toi…

 

TIRCIS.

Et puisqu’il est pour toi…_Que ta longueur me tue !
Dépêche.

 

PHILANDRE.

Dépêche._Le voilà que je te restitue.

 

autre lettre supposée de mélite à philandre.

Vous n’avez plus affaire qu’à Tircis ; je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leurs espérances.

 

PHILANDRE.

Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi,
Crois-tu que ce billet s’adresse encore à toi ?

 

TIRCIS.

Traître ! c’est donc ainsi que ma sœur méprisée
Sert à ton changement d’un sujet de risée ?
C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osant manquer,
D’un parjure si noir ne fait que se moquer ?
C’est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes
Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?
Suis-moi tout de ce pas, que l’épée à la main
Un si cruel affront se répare soudain :
Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.

 

PHILANDRE.

Si pour te voir trompé tu te déplais au monde,
Cherche en ce désespoir qui t’en veuille arracher ;
Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher.

 

TIRCIS.

Quoi ! tu crains le duel ?

 

PHILANDRE.

Quoi ! tu crains le duel ?_Non ; mais j’en crains la suite,
Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite,
Et du plus beau succès le dangereux éclat
Nous fait perdre l’objet et le prix du combat.

 

TIRCIS.

Tant de raisonnement et si peu de courage
Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
Viens, ou dis que ton sang n’oseroit s’exposer.

 

PHILANDRE.

Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puis disposer.
Mais puisque ta douleur de mes raisons s’irrite,
J’en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.
Adieu.

ACTE III
Scène III

TIRCIS

Adieu._Tu fuis, perfide, et ta légèreté,
T’ayant fait criminel, te met en sûreté !
Reviens, reviens défendre une place usurpée :
Celle qui te chérit vaut bien un coup d’épée.
Fais voir que l’infidèle, en se donnant à toi,
A fait choix d’un amant qui valoit mieux que moi ;
Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme
Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme.
Crois-tu qu’on la mérite à force de courir ?
Peux-tu m’abandonner ses faveurs sans mourir ?
Ô lettres, ô faveurs indignement placées,
À ma discrétion honteusement laissées !
Ô gages qu’il néglige ainsi que superflus !
Je ne sais qui de nous vous diffamez le plus ;
Je ne sais qui des trois doit rougir davantage ;
Car vous nous apprenez qu’elle est une volage,
Son amant un parjure, et moi sans jugement,
De n’avoir rien prévu de leur déguisement.
Mais il le falloit bien, que cette âme infidèle,
Changeant d’affection, prît un traître comme elle,
Et que le digne amant qu’elle a su rechercher
À sa déloyauté n’eût rien à reprocher.
Cependant j’en croyois cette fausse apparence
Dont elle repaissoit ma frivole espérance ;
J’en croyois ses regards, qui tous remplis d’amour,
Étoient de la partie en un si lâche tour.
Ô ciel ! vit-on jamais tant de supercherie,
Que tout l’extérieur ne fût que tromperie ?
Non, non, il n’en est rien : une telle beauté
Ne fut jamais sujette à la déloyauté.
Foibles et seuls témoins du malheur qui me touche,
Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche.
Mélite me chérit, elle me l’a juré :
Son oracle reçu, je m’en tiens assuré.
Que dites-vous là contre ? êtes-vous plus croyables ?
Caractères trompeurs, vous me contez des fables,
Vous voulez me trahir ; mais vos efforts sont vains :
Sa parole a laissé son cœur entre mes mains.
À ce doux souvenir ma flamme se rallume ;
Je ne sais plus qui croire ou d’elle ou de sa plume :
L’un et l’autre en effet n’ont rien que de léger ;
Mais du plus ou du moins je n’en puis que juger.
Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu me suggère !
Je vois trop clairement qu’elle est la plus légère ;
La foi que j’en reçus s’en est allée en l’air.
Et ces traits de sa plume osent encor parler,
Et laissent en mes mains une honteuse image,
Où son cœur peint au vif remplit le mien de rage.
Oui, j’enrage, je meurs, et tous mes sens troublés
D’un excès de douleur se trouvent accablés ;
Un si cruel tourment me gêne et me déchire,
Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre :
Mais cachons-en la honte, et nous donnons du moins
Ce faux soulagement, en mourant sans témoins,
Que mon trépas secret empêche l’infidèle
D’avoir la vanité que je sois mort pour elle.

ACTE III
Scène IV

TIRCIS, CLORIS.

 

CLORIS.

Mon frère, en ma faveur retourne sur tes pas.
Dis-moi la vérité : tu ne me cherchois pas ?
Eh quoi ! tu fais semblant de ne me pas connoître ?
Dieux ! en quel état te vois-je ici paroitre !
Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards
S’élancent incertains presque de toutes parts !
Tu manques à la fois de couleur et d’haleine !
Ton pied mal affermi ne te soutient qu’à peine !
Quel accident nouveau te trouble ainsi les sens ?

 

TIRCIS.

Puisque tu veux savoir le mal que je ressens,
Avant que d’assouvir l’inexorable envie
De mon sort rigoureux qui demande ma vie,
Je vais l’assassiner d’un fatal entretien,
Et te dire en deux mots mon malheur et le tien.
En nos chastes amours de tous deux on se moque :
Philandre… Ah ! la douleur m’étouffe et me suffoque.
Adieu, ma sœur, adieu ; je ne puis plus parler :
Lis, et si tu le peux, tâche à te consoler.

 

CLORIS.

Ne m’échappe donc pas.

 

TIRCIS.

Ne m’échappe donc pas._Ma sœur, je te supplie…

 

CLORIS.

Quoi ! que je t’abandonne à ta mélancolie ?
Voyons auparavant ce qui te fait mourir,
Et nous aviserons à te laisser courir.

 

TIRCIS.

Hélas ! quelle injustice !

 

CLORIS, après avoir lu les lettres qu’il lui a données.

Hélas ! quelle injustice !_Est-ce là tout, fantasque ?
Quoi ! si la déloyale enfin lève le masque,
Oses-tu te fâcher d’être désabusé ?
Apprends qu’il le faut être en amour plus rusé ;
Apprends que les discours des filles bien sensées
Découvrent rarement le fond de leurs pensées,
Et que les yeux aidant à ce déguisement,
Notre sexe a le don de tromper finement.
Apprends aussi de moi que ta raison s’égare,
Que Mélite n’est pas une pièce si rare,
Qu’elle soit seule ici qui vaille la servir ;
Assez d’autres objets y sauront te ravir.
Ne t’inquiète point pour une écervelée
Qui n’a d’ambition que d’être cajolée,
Et rend à plaindre ceux qui flattant ses beautés
Ont assez de malheur pour en être écoutés.
Damon lui plut jadis, Aristandre, et Géronte ;
Éraste après deux ans n’y voit pas mieux son conte ;
Elle t’a trouvé bon seulement pour huit jours ;
Philandre est aujourd’hui l’objet de ses amours,
Et peut-être déjà (tant elle aime le change !)
Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge.
Ce n’est qu’une coquette avec tous ses attraits ;
Sa langue avec son cœur ne s’accorde jamais ;
Les infidélités font ses jeux ordinaires ;
Et ses plus doux appas sont tellement vulgaires,
Qu’en elle homme d’esprit n’admira jamais rien
Que le sujet pourquoi tu lui voulois du bien.

 

TIRCIS.

Penses-tu m’arrêter par ce torrent d’injures ?
Que ce soient vérités, que ce soient impostures,
Tu redoubles mes maux, au lieu de les guérir.
Adieu : rien que la mort ne peut me secourir.

ACTE III
Scène V

CLORIS.

Mon frère… Il s’est sauvé ; son désespoir l’emporte :
Me préserve le ciel d’en user de la sorte !
Un volage me quitte, et je le quitte aussi :
Je l’obligerois trop de m’en mettre en souci.
Pour perdre des amants, celles qui s’en affligent
Donnent trop d’avantage à ceux qui les négligent ;
Il n’est lors que la joie : elle nous venge mieux,
Et la fît-on à faux éclater par les yeux,
C’est montrer par bravade à leur vaine inconstance
Qu’elle est pour nous toucher de trop peu d’importance.
Que Philandre à son gré rende ses vœux contents ;
S’il attend que j’en pleure, il attendra longtemps.
Son cœur est un trésor dont j’aime qu’il dispose ;
Le larcin qu’il m’en fait me vole peu de chose,
Et l’amour qui pour lui m’éprit si follement
M’avoit fait bonne part de son aveuglement.
On enchérit pourtant sur ma faute passée :
Dans la même folie une autre embarrassée
Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi,
Pour se donner l’honneur de faillir après moi.
Je meure, s’il n’est vrai que la moitié du monde
Sur l’exemple d’autrui se conduit et se fonde.
À cause qu’il parut quelque temps m’enflammer,
La pauvre fille a cru qu’il valoit bien l’aimer,
Et sur cette croyance elle en a pris envie :
Lui pût-elle durer jusqu’au bout de sa vie !
Si Mélite a failli me l’ayant débauché,
Dieux, par là seulement punissez son péché !
Elle verra bientôt que sa digne conquête
N’est pas une aventure à me rompre la tête.
Un si plaisant malheur m’en console à l’instant.
Ah! si mon fou de frère en pouvoit faire autant,
Que j’en aurois de joie, et que j’en ferois gloire !
Si je puis le rejoindre et qu’il me veuille croire,
Nous leur ferons bien voir que leur change indiscret
Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas un regret.
Je me veux toutefois en venger par malice,
Me divertir une heure à m’en faire justice :
Ces lettres fourniront assez d’occasion
D’un peu de défiance et de division.
Si je prends bien mon temps, j’aurai pleine matière
À les jouer tous deux d’une belle manière.
En voici déjà l’un qui craint de m’aborder.

ACTE III
Scène VI

PHILANDRE, CLORIS.

 

CLORIS.

Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder ?

 

PHILANDRE.

Pardonne-moi, de grâce : une affaire importune
M’empêche de jouir de ma bonne fortune,
Et son empressement, qui porte ailleurs mes pas,
Me remplissoit l’esprit jusqu’à ne te voir pas.

 

CLORIS.

J’ai donc souvent le don d’aimer plus qu’on ne m’aime :
Je ne pense qu’à toi, j’en parlois en moi-même.

 

PHILANDRE.

Me veux-tu quelque chose ?

 

CLORIS.

Me veux-tu quelque chose ?_Il t’ennuie avec moi ;
Mais comme de tes feux j’ai pour garant ta foi,
Je ne m’alarme point. N’étoit ce qui le presse,
Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,
Et je t’aurois fait voir quelques vers de Tircis
Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.
Je viens de les surprendre, et j’y pourrois encore
Joindre quelques billets de l’objet qu’il adore ;
Mais tu n’as pas le temps. Toutefois, si tu veux
Perdre un domi-quart d’heure à les lire nous deux…

 

PHILANDRE.

Voyons donc ce que c’est, sans plus longue demeure ;
Ma curiosité pour ce demi-quart d’heure
S’osera dispenser.

 

CLORIS.

S’osera dispenser._Aussi tu me promets,
Quand tu les auras lus, de n’en parler jamais ;
Autrement, ne crois pas…

 

PHILANDRE,
reconnoissant les lettres.

Autrement, ne crois pas…_Cela s’en va sans dire :
Donne, donne-les-moi, tu ne les saurois lire :
Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.

 

CLORIS,
les resserrant.

Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends ;
Quelques hautes faveurs que ton mérite obtienne,
Elles sont aussi bien en ma main qu’en la tienne :
Je les garderai mieux, tu peux en assurer
La belle qui pour toi daigne se parjurer.

 

PHILANDRE.

Un homme doit souffrir d’une fille en colère ;
Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère :
Tout exprès je le cherche, et son sang, ou le mien…

 

CLORIS.

Quoi ! Philandre est vaillant, et je n’en savois rien !
Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre ;
Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre,
Et mon frère, qui sait comme il s’en faut guérir,
Quand tu l’aurois tué, pourroit n’en pas mourir.

 

PHILANDRE.

L’effet en fera foi, s’il en a le courage.
Adieu : j’en perds le temps à parler davantage.
Tremble.

 

CLORIS.

Tremble. J’en ai grand lieu, connoissant ta vertu :
Pourvu qu’il y consente, il sera bien battu.

ACTE IV
Scène Première

MÉLITE, La Nourrice.

 

LA NOURRICE.

Cette obstination à faire la secrète
M’accuse injustement d’être trop peu discrète.

 

MÉLITE.

Ton importunité n’est pas à supporter :
Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?

 

LA NOURRICE.

Les visites d’Éraste un peu moins assidues
Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,
Et ce qu’on voit par là de refroidissement
Ne fait que trop juger son mécontentement.
Tu m’en veux cependant cacher tout le mystère ;
Mais je pourrois enfin en croire ma colère,
Et pour punition te priver des avis
Qu’a jusqu’ici ton cœur si doucement suivis.

 

MÉLITE.

C’est à moi de trembler après cette menace,
Et tout autre du moins trembleroit en ma place.

 

LA NOURRICE.

Ne raillons point : le fruit qui t’en est demeuré
(Je parle sans reproche, et tout considéré)
Vaut bien… Mais revenons à notre humeur chagrine :
Apprends-moi ce que c’est.

 

MÉLITE.

Apprends-moi ce que c’est._Veux-tu que je devine ?
Dégoûté d’un esprit si grossier que le mien,
Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.

 

LA NOURRICE.

Ce n’est pas bien ainsi qu’un amant perd l’envie
D’une chose deux ans ardemment poursuivie :
D’assurance un mépris l’oblige à se piquer ;
Mais ce n’est pas un trait qu’il faille pratiquer.
Une fille qui voit et que voit la jeunesse
Ne s’y doit gouverner qu’avec beaucoup d’adresse ;
Le dédain lui messied, ou quand elle s’en sert,
Que ce soit pour reprendre un amant qu’elle perd.
Une heure de froideur, à propos ménagée,
Peut rembraser une âme à demi dégagée,
Qu’un traitement trop doux dispense à des mépris
D’un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix.
Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde,
Faire qu’aux vœux de tous l’apparence réponde,
Et sans embarrasser son cœur de leurs amours,
Leur faire bonne mine, et souffrir leurs discours.
Qu’à part ils pensent tous avoir la préférence,
Et paroissent ensemble entrer en concurrence ;
Que tout l’extérieur de son visage égal
Ne rende aucun jaloux du bonheur d’un rival ;
Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,
Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;
Qu’ils vivent tous d’espoir jusqu’au choix d’un mari,
Mais qu’aucun cependant ne soit le plus chéri,
Et qu’elle cède enfin, puisqu’il faut qu’elle cède,
A qui paiera le mieux le bien qu’elle possède.
Si tu n’eusses jamais quitté cette leçon,
Ton Éraste avec toi vivroit d’autre façon.

 

MÉLITE.

Ce n’est pas son humeur de souffrir ce partage :
Il croit que mes regards soient son propre héritage,
Et prend ceux que je donne à tout autre qu’à lui
Pour autant de larcins faits sur le bien d’autrui.

 

LA NOURRICE.

J’entends à demi-mot ; achève, et m’expédie
Promptement le motif de cette maladie.

 

MÉLITE.

Si tu m’avois, Nourrice, entendue à demi,
Tu saurois que Tircis…

 

LA NOURRICE.

Tu saurois que Tircis…_Quoi ? son meilleur ami !
N’a-ce pas été lui qui te l’a fait connoître ?

 

MÉLITE.

Il voudroit que le jour en fût encore à naître ;
Et si d’auprès de moi je l’avois écarté,
Tu verrois tout à l’heure Éraste à mon côté.

 

LA NOURRICE.

J’ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;
Mais puisque leur humeur ensemble ne s’accorde,
Éraste n’est pas homme à laisser échapper ;
Un semblable pigeon ne se peut rattraper :
Il a deux fois le bien de l’autre, et davantage.

 

MÉLITE.

Le bien ne touche point un généreux courage.

 

LA NOURRICE.

Tout le monde l’adore, et tâche d’en jouir.

 

MÉLITE.

Il suit un faux éclat qui ne peut m’éblouir.

 

LA NOURRICE.

Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite.

 

MÉLITE.

Tu le places au rang qui n’est dû qu’au mérite.

 

LA NOURRICE.

On a trop de mérite étant riche à ce point.

 

MÉLITE.

Les biens en donnent-ils à ceux qui n’en ont point ?

 

LA NOURRICE.

Oui, ce n’est que par là qu’on est considérable.

 

MÉLITE.

Mais ce n’est que par là qu’on devient méprisable :
Un homme dont les biens font toutes les vertus
Ne peut être estimé que des cœurs abattus.

 

LA NOURRICE.

Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?

 

MÉLITE.

Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?
Étant riche, on méprise assez communément
Des belles qualités le solide ornement,
Et d’un luxe honteux la richesse suivie
Souvent par l’abondance aux vices nous convie.

 

LA NOURRICE.

Enfin je reconnois…

 

MÉLITE.

Enfin je reconnois…_Qu’avec tout ce grand bien
Un jaloux sur mon cœur n’obtiendra jamais rien.

 

LA NOURRICE.

Et que d’un cajoleur la nouvelle conquête
T’imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête.
Si ta mère le sait…

 

MÉLITE.

Si ta mère le sait…_Laisse-moi ces soucis,
Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis.

 

LA NOURRICE.

Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.

 

MÉLITE.

Ta curiosité te met trop en cervelle.
Rentre sans t’informer de ce qu’elle prétend ;
Un meilleur entretien avec elle m’attend.

ACTE IV
Scène II

CLORIS, MÉLITE.

 

CLORIS.

Je chéris tellement celles de votre sorte,
Et prends tant d’intérêt en ce qui leur importe,
Qu’aux pièces qu’on leur fait je ne puis consentir,
Ni même en rien savoir sans les en avertir.
Ainsi donc, au hasard d’être la mal venue,
Encor que je vous sois, peu s’en faut, inconnue,
Je viens vous faire voir que votre affection
N’a pas été fort juste en son élection.

 

MÉLITE.

Vous pourriez, sous couleur de rendre un bon office,
Mettre quelque autre en peine avec cet artifice ;
Mais pour m’en repentir j’ai fait un trop bon choix :
Je renonce à choisir une seconde fois,
Et mon affection ne s’est point arrêtée
Que chez un cavalier qui l’a trop méritée.

 

CLORIS.

Vous me pardonnerez, j’en ai de bons témoins,
C’est l’homme qui de tous la mérite le moins.

 

MÉLITE.

Si je n’avois de lui qu’une foible assurance,
Vous me feriez entrer en quelque défiance ;
Mais je m’étonne fort que vous l’osiez blâmer,
Ayant quelque intérêt vous-même à l’estimer.

 

CLORIS.

Je l’estimai jadis, et je l’aime et l’estime
Plus que je ne faisois auparavant son crime.
Ce n’est qu’en ma faveur qu’il ose vous trahir,
Et vous pouvez juger si je le puis haïr,
Lorsque sa trahison m’est un clair témoignage
Du pouvoir absolu que j’ai sur son courage.

 

MÉLITE.

Le pousser à me faire une infidélité,
C’est assez mal user de cette autorité.

 

CLORIS.

Me le faut-il pousser où son devoir l’oblige ?
C’est son devoir qu’il suit alors qu’il vous néglige.

 

MÉLITE.

Quoi ! le devoir chez vous oblige aux trahisons ?

 

CLORIS.

Quand il n’en auroit point de plus justes raisons,
La parole donnée, il faut que l’on la tienne.

 

MÉLITE.

Cela fait contre vous : il m’a donné la sienne.

 

CLORIS.

Oui ; mais ayant déjà reçu mon amitié,
Sur un vœu solennel d’être un jour sa moitié,
Peut-il s’en départir pour accepter la vôtre ?

 

MÉLITE.

De grâce, excusez-moi, je vous prends pour une autre,
Et c’étoit à Cloris que je croyois parler.

 

CLORIS.

Vous ne vous trompez pas.

 

MÉLITE.

Vous ne vous trompez pas._Donc, pour mieux me railler,
La sœur de mon amant contrefait ma rivale ?

 

CLORIS.

Donc, pour mieux m’éblouir, une âme déloyale
Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite, sachez
Que je ne sais que trop ce que vous me cachez.
Philandre m’a tout dit : vous pensez qu’il vous aime ;
Mais sortant d’avec vous, il me conte lui-même
Jusqu’aux moindres discours dont votre passion
Tâche de suborner son inclination.

 

MÉLITE.

Moi, suborner Philandre ! ah ! que m’osez-vous dire !

 

CLORIS.

La pure vérité.

 

MÉLITE.

La pure vérité._Vraiment, en voulant rire,
Vous passez trop avant ; brisons là, s’il vous plaît.
Je ne vois point Philandre, et ne sais quel il est.

 

CLORIS.

Vous en croirez du moins votre propre écriture.
Tenez, voyez, lisez.

 

MÉLITE.

Tenez, voyez, lisez._Ah, Dieux ! quelle imposture !
Jamais un de ces traits ne partit de ma main.

 

CLORIS.

Nous pourrions demeurer ici jusqu’à demain,
Que vous persisteriez dans la méconnoissance :
Je les vous laisse. Adieu.

 

MÉLITE.

Je les vous laisse. Adieu._Tout beau, mon innocence
Veut apprendre de vous le nom de l’imposteur,
Pour faire retomber l’affront sur son auteur.

 

CLORIS.

Vous pensez me duper, et perdez votre peine.
Que sert le désaveu quand la preuve est certaine ?
À quoi bon démentir? à quoi bon dénier… ?

 

MÉLITE.

Ne vous obstinez point à me calomnier ;
Je veux que, si jamais j’ai dit mot à Philandre…

 

CLORIS.

Remettons ce discours : quelqu’un vient nous surprendre ;
C’est le brave Lisis, qui semble sur le front
Porter empreints les traits d’un déplaisir profond.

ACTE IV
Scène III

LISIS, MÉLITE, CLORIS.

 

LISIS, à Cloris.

Préparez vos soupirs à la triste nouvelle
Du malheur où nous plonge un esprit infidèle ;
Quittez son entretien, et venez avec moi
Plaindre un frère au cercueil par son manque de foi.

 

MÉLITE.

Quoi ! son frère au cercueil !

 

LISIS.

Quoi ! son frère au cercueil !_Oui, Tircis, plein de rage
De voir que votre change indignement l’outrage.
Maudissant mille fois le détestable jour
Que votre bon accueil lui donna de l’amour,
Dedans ce désespoir a chez moi rendu l’âme,
Et mes yeux désolés…

 

MÉLITE.

Et mes yeux désolés…_Je n’en puis plus ; je pâme.

 

CLORIS.

Au secours ! au secours !

ACTE IV
Scène IV

CLITON, la Nourrice, MÉLITE,
LISIS, CLORIS.

 

CLITON.

Au secours ! au secours !_D’où provient cette voix ?

 

LA NOURRICE.

Qu’avez-vous, mes enfants ?

 

CLORIS.

Qu’avez-vous, mes enfants ?_Mélite que tu vois…

 

LA NOURRICE.

Hélas ! elle se meurt ; son teint vermeil s’efface;
Sa chaleur se dissipe ; elle n’est plus que glace.

 

LISIS,
à Cliton.

Va quérir un peu d’eau ; mais il faut te hâter.

 

CLITON,
à Lisis.

Si proches du logis, il vaut mieux l’y porter.

 

CLORIS.

Aidez mes foibles pas ; les forces me défaillent,
Et je vais succomber aux douleurs qui m’assaillent.

ACTE IV
Scène V

ÉRASTE.

À la fin je triomphe, et les destins amis
M’ont donné le succès que je m’étois promis.
Me voilà trop heureux, puisque par mon adresse
Mélite est sans amant, et Tircis sans maîtresse ;
Et comme si c’étoit trop peu pour me venger,
Philandre et sa Cloris courent même danger.
Mais par quelle raison leurs âmes désunies
Pour les crimes d’autrui seront-elles punies ?
Que m’ont-ils fait tous deux pour troubler leurs accords ?
Fuyez de ma pensée, inutiles remords ;
La joie y veut régner, cessez de m’en distraire.
Cloris m’offense trop d’être sœur d’un tel frère,
Et Philandre, si prompt à l’infidélité,
N’a que la peine due à sa crédulité.
Mais que me veut Cliton qui sort de chez Mélite ?

ACTE IV
Scène VI

ÉRASTE, CLITON.

 

CLITON.

Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite,
Dont je fus à regret le damnable instrument,
A couché de douleur Tircis au monument.

 

ÉRASTE.

Courage ! tout va bien, le traître m’a fait place ;
Le seul qui me rendoit son courage de glace,
D’un favorable coup la mort me l’a ravi.

 

CLITON.

Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’a suivi.

 

ÉRASTE.

Mélite l’a suivi ! que dis-tu, misérable ?

 

CLITON.

Monsieur, il est trop vrai : le moment déplorable
Qu’elle a su son trépas a terminé ses jours.

 

ÉRASTE.

Ah ciel ! s’il est ainsi…

 

CLITON.

Ah ciel ! s’il est ainsi…_Laissez là ces discours,
Et vantez-vous plutôt que par votre imposture
Ces malheureux amants trouvent la sépulture,
Et que votre artifice a mis dans le tombeau
Ce que le monde avoit de parfait et de beau.

 

ÉRASTE.

Tu m’oses donc flatter, infâme, et tu supprimes
Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?
Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’à demi ?
Achève tout d’un coup : dis que maîtresse, ami,
Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme
Sut jamais allumer une pudique flamme,
Tout ce que l’amitié me rendit précieux,
Par ma fourbe a perdu la lumière des cieux ;
Dis que j’ai violé les deux lois les plus saintes,
Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes ;
Dis que j’ai corrompu, dis que j’ai suborné,
Falsifié, trahi, séduit, assassiné :
Tu n’en diras encor que la moindre partie.
Quoi ! Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !
Je ne l’avois pas su, Parques, jusqu’à ce jour,
Que vous relevassiez de l’empire d’Amour ;
J’ignorois qu’aussitôt qu’il assemble deux âmes,
Il vous pût commander d’unir aussi leurs trames.
Vous en relevez donc, et montrez aujourd’hui
Que vous êtes pour nous aveugles comme lui !
Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares
Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares !
Mais je m’en prends à vous, moi qui suis l’imposteur,
Moi qui suis de leurs maux le détestable auteur.
Hélas ! et falloit-il que ma supercherie
Tournât si lâchement tant d’amour en furie ?
Inutiles regrets, repentirs superflus,
Vous ne me rendez pas Mélite qui n’est plus ;
Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre :
Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre.
Il faut que de mon sang je lui fasse raison,
Et de ma jalousie, et de ma trahison,
Et que de ma main propre une âme si fidèle
Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corps chancelle ?
Quel murmure confus ! et qu’entends-je hurler ?
Que de pointes de feu se perdent parmi l’air !
Les Dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre ;
Leur foudre décoché vient de fendre la terre.
Et pour leur obéir son sein me recevant
M’engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant.
Je vous entends, grands Dieux : c’est là-bas que leurs âmes
Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;
C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut verser mon sang :
La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,
Et jusqu’aux bords du Styx me fait libre passage ;
Je l’aperçois déjà, je suis sur son rivage.
Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux Dieux,
Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux,
N’entre point en courroux contre mon insolence,
Si j’ose avec mes cris violer ton silence ;
Je ne te veux qu’un mot : Tircis est-il passé ?
Mélite est-elle ici ? Mais qu’attends-je ? insensé !
Ils sont tous deux si chers à ton funeste empire,
Que tu crains de les perdre, et n’oses m’en rien dire.
Vous donc, esprits légers, qui, manque de tombeaux,
Tournoyez vagabonds à l’entour de ces eaux,
À qui Charon cent ans refuse sa nacelle,
Ne m’en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?
Parlez, et je promets d’employer mon crédit
À vous faciliter ce passage interdit.

 

CLITON.

Monsieur, que faites-vous ? Votre raison troublée
Par l’effort des douleurs dont elle est accablée
Figure à votre vue…

 

ÉRASTE.

Figure à votre vue…_Ah ! te voilà, Charon ;
Dépêche promptement, et d’un coup d’aviron
Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autre rivage.

 

CLITON.

Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage :
Reconnoissez Cliton.

 

ÉRASTE.

Reconnoissez Cliton._Dépêche, vieux nocher,
Avant que ces esprits nous puissent approcher.
Ton bateau de leur poids fondroit dans les abîmes ;
Il n’en aura que trop d’Éraste et de ses crimes.
Quoi ! tu veux te sauver à l’autre bord sans moi ?
Si faut-il qu’à ton cou je passe malgré toi.

(Il se jette sur les épaules de Cliton, qui l’emporte
derrière le théâtre)

ACTE IV
Scène VII

PHILANDRE.

Présomptueux rival, dont l’absence importune
Retarde le succès de ma bonne fortune,
As-tu sitôt perdu cette ombre de valeur
Que te prêtoit tantôt l’effort de ta douleur ?
Que devient à présent cette bouillante envie
De punir ta volage aux dépens de ma vie ?
Il ne tient plus qu’à toi que tu ne sois content :
Ton ennemi l’appelle, et ton rival t’attend.
Je te cherche en tous lieux, et cependant ta fuite
Se rit impunément de ma vaine poursuite.
Crois-tu, laissant mon bien dans les mains de ta sœur,
En demeurer toujours l’injuste possesseur,
Ou que ma patience, à la fin échappée
(Puisque tu ne veux pas le débattre à l’épée),
Oubliant le respect du sexe et tout devoir,
Ne laisse point sur elle agir mon désespoir ?

ACTE IV
Scène VIII

ÉRASTE, PHILANDRE.

 

ÉRASTE.

Détacher Ixion pour me mettre en sa place !
Mégères, c’est à vous une indiscrète audace.
Ai-je avec même front que cet ambitieux
Attenté sur le lit du monarque des cieux ?
Vous travaillez en vain, barbares Euménides ;
Non, ce n’est pas ainsi qu’on punit les perfides.
Quoi ! me presser encor ? Sus, de pieds et de mains
Essayons d’écarter ces monstres inhumains.
À mon secours, esprits ! vengez-vous de vos peines ;
Écrasons leurs serpents ; chargeons-les de vos chaînes.
Pour ces filles d’enfer nous sommes trop puissants.

 

PHILANDRE.

Il semble à ce discours qu’il ait perdu le sens.
Éraste, cher ami, quelle mélancolie
Te met dans le cerveau cet excès de folie ?

 

ÉRASTE.

Équitable Minos, grand juge des enfers,
Voyez qu’injustement on m’apprête des fers.
Faire un tour d’amoureux, supposer une lettre,
Ce n’est pas un forfait qu’on ne puisse remettre.
Il est vrai que Tircis en est mort de douleur,
Que Mélite après lui redouble ce malheur,
Que Cloris sans amant ne sait à qui s’en prendre ;
Mais la faute n’en est qu’au crédule Philandre ;
Lui seul en est la cause, et son esprit léger,
Qui trop facilement résolut de changer ;
Car ces lettres, qu’il croit l’effet de ses mérites,
La main que vous voyez les a toutes écrites.

 

PHILANDRE.

Je te laisse impuni, traître : de tels remords
Te donnent des tourments pires que mille morts ;
Je t’obligerois trop de t’arracher la vie,
Et ma juste vengeance est bien mieux assouvie
Par les folles horreurs de cette illusion.
Ah ! grands Dieux, que je suis plein de confusion !

ACTE IV
Scène IX

ÉRASTE.

Tu t’enfuis donc, barbare, et me laissant en proie
À ces cruelles sœurs, tu les combles de joie ?
Non, non, retirez-vous, Tisiphone, Alecton,
Et tout ce que je vois d’officiers de Pluton :
Vous me connoissez mal ; dans le corps d’un perfide
Je porte le courage et les forces d’Alcide.
Je vais tout renverser dans ces royaumes noirs,
Et saccager moi seul ces ténébreux manoirs.
Une seconde fois le triple chien Cerbère
Vomira l’aconit en voyant la lumière ;
J’irai du fond d’enfer dégager les Titans,
Et si Pluton s’oppose à ce que je prétends,
Passant dessus le ventre à sa troupe mutine,
J’irai d’entre ses bras enlever Proserpine.

ACTE IV
Scène X

LISIS, CLORIS.

 

LISIS.

N’en doute plus, Cloris, ton frère n’est point mort ;
Mais ayant su de lui son déplorable sort,
Je voulois éprouver par cette triste feinte
Si celle qu’il adore, aucunement atteinte,
Deviendroit plus sensible aux traits de la pitié
Qu’aux sincères ardeurs d’une sainte amitié.
Maintenant que je vois qu’il faut qu’on nous abuse.
Afin que nous puissions découvrir cette ruse,
Et que Tircis en soit de tout point éclairci.
Sois sûre que dans peu je te le rends ici.
Ma parole sera d’un prompt effet suivie :
Tu reverras bientôt ce frère plein de vie ;
C’est assez que je passe une fois pour trompeur.

 

CLORIS.

Si bien qu’au lieu du mal nous n’aurons que la peur ?
Le cœur me le disoit : je sentois que mes larmes
Refusoient de couler pour de fausses alarmes,
Dont les plus dangereux et plus rudes assauts
Avoient beaucoup de peine à m’émouvoir à faux ;
Et je n’étudiai cette douleur menteuse
Qu’à cause qu’en effet j’étois un peu honteuse
Qu’une autre en témoignât plus de ressentiment.

 

LISIS.

Après tout, entre nous, confesse franchement
Qu’une fille en ces lieux, qui perd un frère unique,
Jusques au désespoir fort rarement se pique :
Ce beau nom d’héritière a de telles douceurs,
Qu’il devient souverain à consoler des sœurs.

 

CLORIS.

Adieu, railleur, adieu : son intérêt me presse
D’aller rendre d’un mot la vie à sa maîtresse ;
Autrement je saurois t’apprendre à discourir.

 

LISIS.

Et moi, de ces frayeurs de nouveau te guérir.

ACTE V
Scène Première

CLITON, la Nourrice.

 

CLITON.

Je ne t’ai rien celé : tu sais toute l’affaire.

 

LA NOURRICE.

Tu m’en as bien conté ; mais se pourroit-il faire
Qu’Éraste eût des remords si vifs et si pressants
Que de violenter sa raison et ses sens ?

 

CLITON.

Eût-il pu, sans en perdre entièrement l’usage,
Se figurer Charon des traits de mon visage,
Et de plus, me prenant pour ce vieux nautonier,
Me payer à bons coups des droits de son denier ?

 

LA NOURRICE.

Plaisante illusion !

 

CLITON.

Plaisante illusion !_Mais funeste à ma tête,
Sur qui se déchargeoit une telle tempête,
Que je tiens maintenant à miracle évident
Qu’il me soit demeuré dans la bouche une dent.

 

LA NOURRICE.

C’étoit mal reconnoître un si rare service.

 

ÉRASTE,
derrière le théâtre.

Arrêtez, arrêtez, poltrons !

 

CLITON.

Arrêtez, arrêtez, poltrons !_Adieu, Nourrice :
Voici ce fou qui vient, je l’entends à la voix ;
Crois que ce n’est pas moi qu’il attrape deux fois.

 

LA NOURRICE.

Pour moi, quand je devrois passer pour Proserpine,
Je veux voir à quel point sa fureur le domine.

 

CLITON.

Contente à tes périls ton curieux désir.

 

LA NOURRICE.

Quoi qu’il puisse arriver, j’en aurai le plaisir.

ACTE V
Scène II

 

ÉRASTE, la Nourrice.

 

ÉRASTE.

En vain je les rappelle, en vain pour se défendre
La honte et le devoir leur parlent de m’attendre ;
Ces lâches escadrons de fantômes affreux
Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux,
Et se fiant à peine à la nuit qui les couvre,
Souhaitent sous l’enfer qu’un autre enfer s’entr’ouvre.
Ma voix met tout en fuite, et dans ce vaste effroi,
La peur saisit si bien les ombres et leur roi,
Que se précipitant à de promptes retraites,
Tous leurs soucis ne vont qu’à les rendre secrètes.
Le bouillant Phlégéthon, parmi ses flots pierreux,
Pour les favoriser ne roule plus de feux ;
Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,
Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière ;
Les Parques même en hâte emportent leurs fuseaux.
Et dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux,
Charon, les bras croisés, dans sa barque s’étonne
De ce qu’après Éraste il n’a passé personne.
Trop heureux accident, s’il avoit prévenu
Le déplorable coup du malheur avenu !
Trop heureux accident, si la terre entr’ouverte
Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,
Et si ce que le ciel me donne ici d’accès
Eût de ma trahison devancé le succès !
Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre !
N’étoit-ce pas assez pour me réduire en poudre
Que le simple dessein d’un si lâche forfait ?
Injustes, deviez-vous en attendre l’effet ?
Ah Mélite ! ah Tircis ! leur cruelle justice
Aux dépens de vos jours me choisit un supplice.
Ils doutoient que l’enfer eût de quoi me punir
Sans le triste secours de ce dur souvenir.
Tout ce qu’ont les enfers de feux, de fouets, de chaînes,
Ne sont auprès de lui que de légères peines ;
On reçoit d’Alecton un plus doux traitement.
Souvenir rigoureux, trêve, trêve un moment !
Qu’au moins avant ma mort dans ces demeures sombres
Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres !
Use après, si tu veux, de toute ta rigueur,
Et si pour m’achever tu manques de vigueur,
(Il met la main sur son épée.)
Voici qui t’aidera : mais derechef, de grâce,
Cesse de me gêner durant ce peu d’espace.
Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre, voici
L’ennemi de votre heur qui vous cherchoit ici :
C’est Éraste, c’est lui, qui n’a plus d’autre envie
Que d’épandre à vos pieds son sang avec sa vie :
Ainsi le veut le sort, et tout exprès les Dieux
L’ont abîmé vivant en ces funestes lieux.

 

LA NOURRICE.

Pourquoi permettez-vous que cette frénésie
Règne si puissamment sur votre fantaisie ?
L’enfer voit-il jamais une telle clarté ?

 

ÉRASTE.

Aussi ne la tient-il que de votre beauté ;
Ce n’est que de vos yeux que part cette lumière.

 

LA NOURRICE.

Ce n’est que de mes yeux ! Dessillez la paupière,
Et d’un sens plus rassis jugez de leur éclat.

 

ÉRASTE.

Ils ont, de vérité, je ne sais quoi de plat ;
Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage
Je m’étonne de voir un autre air, un autre âge :
Je ne reconnois plus aucun de vos attraits.
Jadis votre nourrice avoit ainsi les traits,
Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême,
Le poil ainsi grison. Dieux ! c’est elle-même.
Nourrice, qui t’amène en ces lieux pleins d’effroi ?
Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ?

 

LA NOURRICE.

Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte
Que la voyant si pâle il la crut être morte ;
Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.
Au reste, elle est vivante, et peut-être aujourd’hui
Tircis, de qui la mort n’étoit qu’imaginaire,
De sa fidélité recevra le salaire.

 

ÉRASTE.

Désormais donc en vain je les cherche ici-bas ;
En vain pour les trouver je rends tant de combats.

 

LA NOURRICE.

Votre douleur vous trouble, et forme des nuages
Qui séduisent vos sens par de fausses images :
Cet enfer, ces combats ne sont qu’illusions.

 

ÉRASTE.

Je ne m’abuse point de fausses visions :
Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite,
Et Pluton de frayeur en quitter la conduite.

 

LA NOURRICE.

Peut-être que chacun s’enfuyoit devant vous,
Craignant votre fureur et le poids de vos coups ;
Mais voyez si l’enfer ressemble à cette place :
Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la même face ?
Le logis de Mélite et celui de Cliton
Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ?
Quoi ? n’y remarquez-vous aucune différence ?

 

ÉRASTE.

De vrai, ce que tu dis a beaucoup d’apparence.
Nourrice, prends pitié d’un esprit égaré
Qu’ont mes vives douleurs d’avec moi séparé :
Ma guérison dépend de parler à Mélite.

 

LA NOURRICE.

Différez pour le mieux un peu cette visite,
Tant que, maître absolu de votre jugement,
Vous soyez en état de faire un compliment.
Votre teint et vos yeux n’ont rien d’un homme sage ;
Donnez-vous le loisir de changer de visage :
Un moment de repos que vous prendrez chez vous…

 

ÉRASTE.

Ne peut, si tu n’y viens, rendre mon sort plus doux,
Et ma foible raison, de guide dépourvue.
Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.

 

LA NOURRICE.

Si je vous suis utile, allons, je ne veux pas
Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.

ACTE V
Scène III

CLORIS, PHILANDRE.

 

CLORIS.

Ne m’importune plus, Philandre, je t’en prie ;
Me rapaiser jamais passe ton industrie.
Ton meilleur, je t’assure, est de n’y plus penser ;
Tes protestations ne font que m’offenser :
Savante à mes dépens de leur peu de durée,
Je ne veux point en gage une foi parjurée,
Un cœur que d’autres yeux peuvent sitôt brûler,
Qu’un billet supposé peut sitôt ébranler.

 

PHILANDRE.

Ah ! ne remettez plus dedans votre mémoire
L’indigne souvenir d’une action si noire.
Et pour rendre à jamais nos premiers vœux contents,
Étouffez l’ennemi du pardon que j’attends.
Mon crime est sans égal ; mais enfin, ma chère âme…

 

CLORIS.

Laisse là désormais ces petits mots de flamme,
Et par ces faux témoins d’un feu mal allumé
Ne me reproche plus que je t’ai trop aimé.

 

PHILANDRE.

De grâce, redonnez à l’amitié passée
Le rang que je tenois dedans votre pensée.
Derechef, ma Cloris, par ces doux entretiens,
Par ces feux qui voloient de vos yeux dans les miens,
Par ce que votre foi me permettoit d’attendre…

 

CLORIS.

C’est d’où dorénavant tu ne dois plus prétendre.
Ta sottise m’instruit, et par là je vois bien
Qu’un visage commun, et fait comme le mien,
N’a point assez d’appas, ni de chaîne assez forte,
Pour tenir en devoir un homme de ta sorte.
Mélite a des attraits qui savent tout dompter ;
Mais elle ne pourroit qu’à peine t’arrêter :
Il te faut un sujet qui la passe ou l’égale.
C’est en vain que vers moi ton amour se ravale ;
Fais-lui, si tu m’en crois, agréer tes ardeurs :
Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs.

 

PHILANDRE.

Ne me déguisez rien, un autre a pris ma place ;
Une autre affection vous rend pour moi de glace.

 

CLORIS.

Aucun jusqu’à ce point n’est encore arrivé ;
Mais je te changerai pour le premier trouvé.

 

PHILANDRE.

C’en est trop, tes dédains épuisent ma souffrance.
Adieu ; je ne veux plus avoir d’autre espérance,
Sinon qu’un jour le ciel te fera ressentir
De tant de cruautés le juste repentir.

 

CLORIS.

Adieu : Mélite et moi nous aurons de quoi rire
De tous les beaux discours que tu me viens de dire.
Que lui veux-tu mander ?

 

PHILANDRE.

Que lui veux-tu mander ?_Va, dis-lui de ma part
Qu’elle, ton frère et toi, reconnoîtrez trop tard
Ce que c’est que d’aigrir un homme de ma sorte.

 

CLORIS.

Ne crois pas la chaleur du courroux qui t’emporte :
Tu nous ferois trembler plus d’un quart d’heure ou deux.

 

PHILANDRE.

Tu railles, mais bientôt nous verrons d’autres jeux :
Je sais trop comme on venge une flamme outragée.

 

CLORIS.

Le sais-tu mieux que moi, qui suis déjà vengée ?
Par où t’y prendras-tu ? de quel air ?

 

PHILANDRE.

Par où t’y prendras-tu ? de quel air ?_Il suffit :
Je sais comme on se venge.

 

CLORIS.

Je sais comme on se venge._Et moi comme on s’en rit.

ACTE V
Scène IV

TIRCIS, MÉLITE.

 

TIRCIS.

Maintenant que le sort, attendri par nos plaintes,
Comble notre espérance et dissipe nos craintes,
Que nos contentements ne sont plus traversés
Que par le souvenir de nos malheurs passés,
Ouvrons toute notre âme à ces douces tendresses
Qu’inspirent aux amants les pleines allégresses,
Et d’un commun accord chérissons nos ennuis,
Dont nous voyons sortir de si précieux fruits.
Adorables regards, fidèles interprètes
Par qui nous expliquions nos passions secrètes,
Doux truchements du cœur, qui déjà tant de fois
M’avez si bien appris ce que n’osoit la voix,
Nous n’avons plus besoin de votre confidence :
L’amour en liberté peut dire ce qu’il pense,
Et dédaigne un secours qu’en sa naissante ardeur
Lui faisoient mendier la crainte et la pudeur.
Beaux yeux, à mon transport pardonnez ce blasphème,
La bouche est impuissante où l’amour est extrême :
Quand l’espoir est permis, elle a droit de parler ;
Mais vous allez plus loin qu’elle ne peut aller.
Ne vous lassez donc point d’en usurper l’usage,
Et quoi qu’elle m’ait dit, dites-moi davantage.
Mais tu ne me dis mot, ma vie ; et quels soucis
T’obligent à te taire auprès de ton Tircis ?

 

MÉLITE.

Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent.

 

TIRCIS.

Ah ! mon heur, il est vrai, si tes désirs secondent
Cet amour qui paroît et brille dans tes yeux,
Je n’ai rien désormais à demander aux Dieux.

 

MÉLITE.

Tu t’en peux assurer : mes yeux si pleins de flamme
Suivent l’instruction des mouvements de l’âme.
On en a vu l’effet, lorsque ta fausse mort
A fait sur tous mes sens un véritable effort ;
On en a vu l’effet, quand te sachant en vie,
De revivre avec toi j’ai pris aussi l’envie ;
On en a vu l’effet, lorsqu’à force de pleurs
Mon amour et mes soins, aidés de mes douleurs,
Ont fléchi la rigueur d’une mère obstinée,
Et gagné cet aveu qui fait notre hyménée,
Si bien qu’à ton retour ta chaste affection
Ne trouve plus d’obstacle à sa prétention.
Cependant l’aspect seul des lettres d’un faussaire
Te sut persuader tellement le contraire,
Que sans vouloir m’entendre, et sans me dire adieu,
Jaloux et furieux tu partis de ce lieu.

 

TIRCIS.

J’en rougis, mais apprends qu’il n’étoit pas possible
D’aimer comme j’aimois, et d’être moins sensible ;
Qu’un juste déplaisir ne sauroit écouter
La raison qui s’efforce à le violenter ;
Et qu’après des transports de telle promptitude,
Ma flamme ne te laisse aucune incertitude.

 

MÉLITE.

Tout cela seroit peu, n’étoit que ma bonté
T’en accorde un oubli sans l’avoir mérité,
Et que, tout criminel, tu m’es encore aimable.

 

TIRCIS.

Je me tiens donc heureux d’avoir été coupable,
Puisque l’on me rappelle au lieu de me bannir,
Et qu’on me récompense au lieu de me punir.
J’en aimerai l’auteur de cette perfidie,
Et si jamais je sais quelle main si hardie…

ACTE V
Scène V

CLORIS, TIRCIS, MÉLITE.

 

CLORIS.

Il vous fait fort bon voir, mon frère, à cajoler,
Cependant qu’une sœur ne se peut consoler,
Et que le triste ennui d’une attente incertaine
Touchant votre retour la tient encore en peine.

 

TIRCIS.

L’amour a fait au sang un peu de trahison ;
Mais Philandre pour moi t’en aura fait raison.
Dis-nous, auprès de lui retrouves-tu ton conte,
Et te peut-il revoir sans montrer quelque honte ?

 

CLORIS.

L’infidèle m’a fait tant de nouveaux serments,
Tant d’offres, tant de vœux, et tant de compliments,
Mêlés de repentir…

 

MÉLITE.

Mêlés de repentir…_Qu’à la fin exorable,
Vous l’avez regardé d’un œil plus favorable.

 

CLORIS.

Vous devinez fort mal.

 

TIRCIS.

Vous devinez fort mal._Quoi, tu l’as dédaigné ?

 

CLORIS.

Du moins, tous ses discours n’ont encor rien gagné.

 

MÉLITE.

Si bien qu’à n’aimer plus votre dépit s’obstine ?

 

CLORIS.

Non pas cela du tout, mais je suis assez fine :
Pour la première fois, il me dupe qui veut ;
Mais pour une seconde, il m’attrape qui peut.

 

MÉLITE.

C’est-à-dire, en un mot…

 

CLORIS.

C’est-à-dire, en un mot…_Que son humeur volage
Ne me tient pas deux fois en un même passage ;
En vain dessous mes lois il revient se ranger.
Il m’est avantageux de l’avoir vu changer,
Avant que de l’hymen le joug impitoyable,
M’attachant avec lui, me rendît misérable.
Qu’il cherche femme ailleurs, tandis que de ma part
J’attendrai du destin quelque meilleur hasard.

 

MÉLITE.

Mais le peu qu’il voulut me rendre de service
Ne lui doit pas porter un si grand préjudice.

 

CLORIS.

Après un tel faux bond, un change si soudain,
À volage, volage, et dédain pour dédain.

 

MÉLITE.

Ma sœur, ce fut pour moi qu’il osa s’en dédire.

 

CLORIS.

Et pour l’amour de vous je n’en ferai que rire.

 

MÉLITE.

Et pour l’amour de moi vous lui pardonnerez.

 

CLORIS.

Et pour l’amour de moi vous m’en dispenserez.

 

MÉLITE.

Que vous êtes mauvaise !

 

CLORIS.

Que vous êtes mauvaise !_Un peu plus qu’il ne semble.

 

MÉLITE.

Je vous veux toutefois remettre bien ensemble.

 

CLORIS.

Ne l’entreprenez pas; peut-être qu’après tout
Votre dextérité n’en viendroit pas à bout.

ACTE V
Scène VI

TIRCIS, la Nourrice, ÉRASTE, MÉLITE,
CLORIS.

 

TIRCIS.

De grâce, mon souci, laissons cette causeuse :
Qu’elle soit à son choix facile ou rigoureuse,
L’excès de mon ardeur ne sauroit consentir
Que ces frivoles soins te viennent divertir :
Tous nos pensers sont dus, en l’état où nous sommes,
À ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes,
Et ma fidélité, qu’il va récompenser…

 

LA NOURRICE.

Vous donnera bientôt autre chose à penser.
Votre rival vous cherche, et la main à l’épée
Vient demander raison de sa place usurpée.

 

ÉRASTE, à Mélite

.
Non, non, vous ne voyez en moi qu’un criminel,
À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel
Rend le jour odieux, et fait naître l’envie
De sortir de sa gêne en sortant de la vie.
Il vient mettre à vos pieds sa tête à l’abandon ;
La mort lui sera douce à l’égal du pardon.
Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite
La main qui sépara Tircis d’avec Mélite,
Et de qui l’imposture avec de faux écrits
A dérobé Philandre aux vœux de sa Cloris.

 

MÉLITE.

Eclaircis du seul point qui nous tenoit en doute,
Que serois-tu d’avis de lui répondre ?

 

TIRCIS.

Que serois-tu d’avis de lui répondre ?_Écoute
Quatre mots à quartier.

 

ÉRASTE.

Quatre mots à quartier.__Que vous avez de tort
De prolonger ma peine en différant ma mort !
De grâce, hâtez-vous d’abréger mon supplice,
Ou ma main préviendra votre lente justice.

 

MÉLITE.

Voyez comme le ciel a de secrets ressorts
Pour se faire obéir malgré nos vains efforts :
Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire,
Avance nos amours au lieu de les détruire ;
De son fâcheux succès, dont nous devions périr,
Le sort tire un remède afin de nous guérir.
Donc pour nous revancher de la faveur reçue,
Nous en aimons l’auteur à cause de l’issue,
Obligés désormais de ce que tour à tour
Nous nous sommes rendu tant de preuves d’amour,
Et de ce que l’excès de ma douleur sincère
A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère,
Que cette occasion prise comme aux cheveux,
Tircis n’a rien trouvé de contraire à ses vœux ;
Outre qu’en fait d’amour la fraude est légitime ;
Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,
Regardez, acceptant le pardon, ou l’oubli,
Par où votre repos sera mieux établi.

 

ÉRASTE.

Tout confus et honteux de tant de courtoisie,
Je veux dorénavant chérir ma jalousie,
Et puisque c’est de là que vos félicités…

 

LA NOURRICE, à Éraste.

Quittez ces compliments qu’ils n’ont pas mérités :
Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance
Ils tiennent le passé dans quelque indifférence,
N’osant se hasarder à des ressentiments
Qui donneroient du trouble à leurs contentements.
Mais Cloris, qui s’en tait, vous la gardera bonne,
Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,
Saura bien se venger sur vous à l’avenir
D’un amant échappé qu’elle pensoit tenir.

 

ÉRASTE, à Cloris.

Si vous pouviez souffrir qu’en votre bonne grâce
Celui qui l’en tira pût occuper sa place,
Éraste, qu’un pardon purge de son forfait,
Est prêt de réparer le tort qu’il vous a fait.
Mélite répondra de ma persévérance :
Je n’ai pu la quitter qu’en perdant l’espérance ;
Encore avez-vous vu mon amour irrité
Mettre tout en usage en cette extrémité ;
Et c’est avec raison que ma flamme contrainte
De réduire ses feux dans une amitié sainte,
Mes amoureux desirs, vers elle superflus
Tournent vers la beauté qu’elle chérit le plus.

 

TIRCIS.

Que t’en semble, ma sœur ?

 

CLORIS.

Que t’en semble, ma sœur ?_Mais toi-même, mon frère ?

 

TIRCIS.

Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.

 

CLORIS.

Tu sais qu’en tel sujet ce fut toujours de toi
Que mon affection voulut prendre la loi.

 

TIRCIS.

Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent,
Tu veux qu’auparavant les miens les autorisent.
Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j’y consens
Bien sûr que mon avis s’accommode à ton sens.
Fassent les puissants Dieux que par cette alliance
Il ne reste entre nous aucune défiance,
Et que m’aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,
Nos ans puissent couler avec plus de douceur !

 

ÉRASTE.

Heureux dans mon malheur, c’est dont je les supplie ;
Mais ma félicité ne peut être accomplie
Jusqu’à ce qu’après vous son aveu m’ait permis
D’aspirer à ce bien que vous m’avez promis.

 

CLORIS.

Aimez-moi seulement, et pour la récompense
On me donnera bien le loisir que j’y pense.

 

TIRCIS.

Oui, sous condition qu’avant la fin du jour
Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour.

CLORIS.

Vous prodiguez en vain vos foibles artifices ;
Je n’ai reçu de lui ni devoirs ni services.

 

MÉLITE.

C’est bien quelque raison ; mais ceux qu’il m’a rendus,
Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.
Ma sœur, acquitte-moi d’une reconnoissance
Dont un autre destin m’a mise en impuissance :
Accorde cette grâce à nos justes desirs.

 

TIRCIS.

Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs.

 

ÉRASTE.


Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,
Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;
Et pour faire aujourd’hui le bonheur d’un amant,
Laissez-les disposer de votre sentiment.

 

CLORIS.


En vain en ta faveur chacun me sollicite,
J’en croirai seulement la mère de Mélite :
Son avis m’ôtera la peur du repentir,
Et ton mérite alors m’y fera consentir.

 

TIRCIS.

Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,
Nourrice, va t’offrir pour maîtresse à Philandre.

 

LA NOURRICE.
(Tous rentrent, et elle demeure seule.)

Là, là, n’en riez point : autrefois en mon temps
D’aussi beaux fils que vous étoient assez contents,
Et croyoient de leur peine avoir trop de salaire
Quand je quittois un peu mon dédain ordinaire.
À leur compte, mes yeux étoient de vrais soleils
Qui répandoient partout des rayons nompareils ;
Je n’avois rien en moi qui ne fût un miracle ;
Un seul mot de ma part leur étoit un oracle…
Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu’est-ce-ci ?
Vous êtes bien hâtés de me laisser ainsi !
Allez, quelle que soit l’ardeur qui vous emporte,
On ne se moque point des femmes de ma sorte,
Et je ferai bien voir à vos feux empressés
Que vous n’en êtes pas encore où vous pensez.

*************

Mélite Corneille

 

 

LE THEÂTRE DE CORNEILLE

Le Théâtre de Corneille





     theatre-de-corneilleLe Théâtre de CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

 





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LE THEÂTRE DE CORNEILLE

 

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Mélite
Comédie en cinq actes
1629
melite-corneille-artgitato

*

Clitandre
Tragédie en cinq actes
1631
clitandre-corneille-artgitato

*

La Veuve
Comédie en cinq actes
1632

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*
LA GALERIE DU PALAIS
ou
L’Amie rivale
Comédie en cinq actes
1633
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*

La Suivante
Comédie en cinq actes
1634

*

Médée
Tragédie en cinq actes
1635

E0702 FEUERBACH 9826

**

LE CID
Tragédie en cinq actes
1636
le-cid-corneille-artgitato

**




HORACE
Tragédie en cinq actes
1640

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**

Andromède
Tragédie en quatre actes
1650
andromede-corneille

**

Œdipe
Tragédie en cinq actes
1659

oedipe-corneille-oedipe-explique-lenigme-du-sphinx-dingres-1827-musee-du-louvre

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Théâtre de Corneille



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DÉFENSE DE QUELQUES PIÈCES DE THÉATRE
DE M. CORNEILLE.

À M. de Barillon
1677
I. Je n’ai jamais douté de votre inclination à la vertu, mais je ne vous croyois pas scrupuleux jusqu’au point de ne pouvoir souffrir Rodogune, sur le théâtre, parce qu’elle veut inspirer à ses amants le dessein de faire mourir leur mère, après que la mère a voulu inspirer à ses enfants le dessein de faire mourir une maîtresse. Je vous supplie, Monsieur, d’oublier la douceur de notre naturel, l’innocence de nos mœurs, l’humanité de notre politique, pour considérer les coutumes barbares et les maximes criminelles des princes de l’Orient. Quand vous aurez fait réflexion qu’en toutes les familles royales de l’Asie, les pères se défont de leurs enfants, sur le plus léger soupçon ; que les enfants se défont de leurs pères, par l’impatience de régner ; que les maris font tuer leurs femmes, et les femmes empoisonner leurs maris ; que les frères comptent pour rien le meurtre des frères ; quand vous aurez considéré un usage si détestable, établi parmi les rois de ces nations, vous vous étonnerez moins que Rodogune ait voulu venger la mort de son époux sur Cléopâtre, qu’elle ait voulu assurer sa vie, recouvrer sa liberté, et mettre un amant sur le trône, par la perte de la plus méchante femme qui fut jamais. Corneille a donné aux jeunes princes tout le bon naturel qu’ils auroient dû avoir pour la meilleure mère du monde : il a fait prendre à la jeune reine le parti qu’exigeoit d’elle la nécessité de ses affaires.

Peut-être me direz-vous que ces crimes-là peuvent s’exécuter en Asie, et ne se doivent pas représenter en France. Mais quelle raison vous oblige de refuser notre théâtre à une femme qui n’a fait que conseiller le crime pour son salut, et de l’accorder à ceux qui l’ont fait eux-mêmes sans aucun sujet ? Pourquoi bannir de notre scène Rodogune, et y recevoir avec applaudissement Electre et Oreste ? Pourquoi Atrée y fera-t-il servir à Thyeste ses propres enfants dans un festin ? Pourquoi Néron y fera-t-il empoisonner Britannicus ? Pourquoi Hérode, roi des Juifs, roi de ce peuple aimé de Dieu, fera-t-il mourir sa femme ? Pourquoi Amurat fera-t-il étrangler Roxane et Bajazet ? Et venant des Juifs et des Turcs aux chrétiens, pourquoi Philippe II, ce prince si catholique, fera-t-il mourir don Carlos, sur un soupçon fort mal éclairci ? La Nouvelle la plus agréable que nous ayons  renouvelé la mémoire d’une chose ensevelie, et a produit une tragédie, en Angleterre, dont le sujet a su plaire à tous les Anglois. Rodogune, cette pauvre princesse opprimée, n’a pas demandé un crime pour un crime. Elle a demandé sa sûreté, qui ne pouvoit s’établir que par un crime ; mais un crime, à l’égard d’un Capucin, plus qu’à l’égard d’un Ambassadeur, un crime dont Machiavel auroit fait une vertu politique, et que la méchanceté de Cléopâtre peut faire passer pour une justice légitimement exercée.

Une chose que vous trouviez fort à redire, Monsieur, c’est qu’on ait rendu une jeune princesse capable d’une si forte résolution. Je ne sais pas bien son âge ; mais je sais qu’elle étoit reine, et qu’elle étoit veuve. Une de ces qualités suffît pour faire perdre le scrupule à une femme, à quelque âge que ce soit. Faites grâce, Monsieur, faites grâce à Rodogune. Le monde vous fournira de plus grands crimes que le sien, où vous pourrez faire un meilleur usage de la vertueuse haine que vous avez pour les méchantes actions.

À madame la duchesse Mazarin.

II. Il me semble que Rodogune n’est pas mal justifiée : faisons la même chose pour Émilie, auprès de Madame Mazarin. Suspendez votre jugement, Madame ; Émilie n’est pas fort coupable d’avoir exposé Cinna aux dangers d’une conspiration. Ne la condamnez pas, de peur de vous condamner vous-même : c’est par vos propres sentiments que je veux défendre les siens ; c’est par Hortense que je prétends justifier Émilie.

Émilie avoit vu la proscription de sa famille ; elle avoit vu massacrer son père, et, ce qui étoit plus insupportable à une Romaine, elle voyoit la république assujettie par Auguste. Le désir de la vengeance et le dessein de rétablir la liberté lui firent chercher des amis, à qui les mêmes outrages pussent inspirer les mêmes sentiments, et que les mêmes sentiments pussent unir pour perdre un usurpateur. Cinna, neveu de Pompée, et le seul reste de cette grande maison, qui avoit péri pour la république, joignit ses ressentiments à ceux d’Émilie ; et tous deux venant à s’animer par le souvenir des injures, autant que par l’intérêt du public, formèrent ensemble le dessein hardi de cette illustre et célèbre conspiration.

Dans les conférences qu’il fallut avoir pour conduire cette affaire, les cœurs s’unirent aussi bien que les esprits ; mais ce ne fut que pour animer davantage la conspiration ; et jamais Émilie ne se promit à Cinna, qu’à condition qu’il se donneroit tout entier à leur entreprise. Ils conspirèrent donc, avant que de s’aimer ; et leur passion, qui mêla ses inquiétudes et ses craintes à celles qui suivent toujours les conjurations, demeura soumise au désir de la vengeance, et à l’amour de la liberté.

Comme leur dessein étoit sur le point de s’exécuter, Cinna, se laissant toucher à la confiance, et aux bienfaits d’Auguste, fit voir à Émilie une âme sujette aux remords, et toute prête à changer de résolution ; mais Émilie, plus Romaine que Cinna, lui reprocha sa foiblesse, et demeura plus fortement attachée à son dessein que jamais. Ce fut là qu’elle dit des injures à son amant ; ce fut là qu’elle imposa des conditions que vous n’avez pu souffrir, et que vous approuverez, Madame, quand vous vous serez mieux consultée. Le désir de la vengeance fut la première passion d’Émilie : le dessein de rétablir la république se joignit au désir de la vengeance ; l’amour fut un effet de la conspiration, et il entra dans l’âme des conspirateurs, plus pour y servir que pour y régner.

Joignons à la douceur de venger nos parens,
La gloire qu’on remporte à punir les tyrans ;
Et faisons publier par toute l’Italie :
La liberté de Rome est l’œuvre d’Émilie.
On a touché son âme, et son cœur s’est épris ;
Mais elle n’a donné son amour qu’à ce prix.

Vous êtes née à Rome, Madame, et vous y avez reçu l’âme des Porcies et des Arries, au lieu que les autres qu’on y voit naître n’y prennent que le génie des Italiens. Avec cette âme toute grande, toute romaine, si vous viviez aujourd’hui dans une république qu’on opprimât ; si vos parents y étoient proscrits, votre maison désolée, et, ce qui est le plus odieux à une personne libre, si votre égal étoit devenu votre maître ; ce couteau que vous avez acheté pour vous tuer, quand vous verrez la ruine de votre patrie ; ce couteau ne seroit-il pas essayé contre le tyran, avant que d’être employé contre vous-même ? Vous conspireriez sans doute ; et un misérable amant qui voudroit vous inspirer la foiblesse d’un repentir, seroit traité plus durement par Hortense, que Cinna ne le fut par Émilie.

Je m’imagine que nous vivons dans une même république, dont un citoyen ambitieux opprime la liberté. En cet état déplorable, je vous offrirois un vieux Cinna, qui feroit peu d’impression sur votre cœur ; mais, quand vous lui auriez ordonné de punir le tyran, il ne reviendrait pas vous trouver avec des remords, avec cette vertu apparente qui cache des mouvements de crainte, et des sentiments d’intérêt. Il recevroit la confidence et les bienfaits du nouvel Auguste, comme des outrages ; les périls ne feroient que l’animer à vous servir ; il se porteroit enfin si généreusement à l’exécution de l’entreprise, que vous le plaindriez mort, pour avoir obéi à vos ordres, ou le loueriez vivant, après les avoir exécutés.

Que la condition du vieux philosophe est malheureuse ! Il ne se soucie point de gloire ; et le mieux qui lui puisse arriver, c’est qu’un peu de louange soit le prix de tous ses services. Encore cette apparence de grâce, toute vaine qu’elle est, ne lui est accordée que bien rarement ; il voit même beaucoup plus de disposition à lui donner des chagrins que des louanges. Et Dieu conserve M. l’ambassadeur de Portugal ! S’il n’étoit plus au monde, le philosophe seroit exposé le premier aux mauvais traitements que Son Excellence essuie tous les jours.

À Messieurs de ***.

III. Si je dispute quelquefois avec vous, Messieurs, ce n’est que pour remplir le vide du jeu et pour vous ôter l’ennui d’une conversation trop languissante. Je conteste à dessein de vous céder, et vous oppose de foibles raisons, tout préparé à reconnoître la supériorité des vôtres.

Dans cette vue, j’ai soutenu que le Menteur étoit une bonne comédie, que le sujet du Cid étoit heureux, et que cette pièce faisoit un très-bel effet sur le théâtre, quoiqu’elle ne fût pas sans défaut ; j’ai soutenu que Rodogune étoit un fort bel ouvrage, et que l’Œdipe devoit passer pour un chef-d’œuvre de l’art. Pouvois-je vous faire un plus grand plaisir, Messieurs, que de vous donner une si juste occasion de me contredire, et de faire valoir la force et la netteté de votre jugement aux dépens du mien ?

J’ai soutenu que pour faire une belle comédie, il falloit choisir un beau sujet, le bien disposer, le bien suivre, et le mener naturellement à la fin ; qu’il falloit faire entrer les caractères dans les sujets, et non pas former la constitution des sujets après celle des caractères ; que nos actions devoient précéder nos qualités et nos humeurs ; qu’il falloit remettre à la philosophie de nous faire connoître ce que sont les hommes, et à la comédie de nous faire voir ce qu’ils font ; et qu’enfin ce n’est pas tant la nature humaine qu’il faut expliquer, que la condition humaine qu’il faut représenter sur le théâtre.

Ne vous ai-je pas bien servis, Messieurs, quand je me suis rendu ridicule par de si sottes propositions ? Pouvois-je faire plus pour vous, que d’exposer à votre censure la rudesse d’un vieux goût qui a fait voir le raffinement du vôtre ? Vous avez raison, Messieurs, vous avez raison de vous moquer des songes d’Aristote et d’Horace, des rêveries de Heinsius et de Grotius, des caprices de Corneille et de Ben-Johnson, des fantaisies de Rapin, et de Boileau. La seule règle des honnêtes gens, c’est la mode. Que sert une raison qui n’est point reçue, et qui peut trouver à redire à une extravagance qui plaît ?

J’avoue qu’il y a eu des temps où il falloit choisir de beaux sujets, et les bien traiter : il ne faut plus aujourd’hui que des caractères ; et je demande pardon au poëte de la comédie de M. le duc de Buckingham, s’il m’a paru ridicule, quand il se vantoit d’avoir trouvé l’invention de faire des comédies sans sujet. J’ai les mêmes excuses à vous faire, Messieurs : comme vous avez le même esprit, je vous ai tous offensés également ; ce qui m’oblige à vous donner une pareille satisfaction. Mais je ne prétends pas me raccommoder simplement avec vous, sur la comédie ; j’espère que vous me ferez, à l’avenir, un traitement plus favorable en tout, et que Madame Mazarin me sera moins opposée qu’elle n’est.

Que vous ai-je fait, madame la duchesse, pour me traiter de la façon que vous me traitez ? Il n’y a que moi, et le diable de Quevedo, à qui l’on impute toutes les qualités contraires. Vous me trouvez fade dans les louanges, vous me trouvez piquant dans les vérités : si je veux me taire, je suis trop discret ; si je veux parler, je suis trop libre. Quand je dispute, la contestation vous choque ; quand je m’empêche de disputer, ma retenue vous paroît méprisante et dédaigneuse. Dis-je des nouvelles ? je suis mal informé ; n’en dis-je pas ? je fais le mystérieux. À l’Hombre, on se défie de moi comme d’un pipeur, et on me trompe comme un imbécile. On me fait les injustices, et on me condamne. Je suis puni du tort qu’ont les autres : Tout le monde crie, tout le monde se plaint, et je suis le seul à souffrir.

Je vous ai l’obligation de toutes ces choses, Madame, sans compter que vous me donnez au public pour tel qu’il vous plaît. Vous me faites révérer ceux que je méprise, mépriser ceux que j’honore, offenser ceux que je crains. Quartier ! madame la duchesse ; je me rends. Ce n’est pas vaincre, que d’avoir affaire à des gens rendus. Portez vos armes contre les rebelles, forcez les opiniâtres, et gouvernez avec douceur les soumis : la différence des uns aux autres ne doit pas durer longtemps. Un jour viendra (et ce grand jour n’est pas loin) que le comte de Mélos ne murmurera plus à l’Hombre, et que le baron de la Taulade perdra sans chagrin. Pour moi, j’ai abandonné les Visionnaires et le Menteur. Racine est préféré à Corneille, et les caractères l’emportent sur les sujets. Je ne renonce pas seulement à mon opinion, Madame ; je maintiens les vôtres avec plus de fermeté que M. de Villiers n’en peut avoir à soutenir la beauté de ses parentes. J’ai changé l’ordre de mes louanges, et de mes censures. Dès les cinq heures du soir, je blâmerai ce que vous jugerez blâmable, et je louerai à minuit ce que vous croirez digne d’être loué. Pour dernier sacrifice, je continuerai, tant qu’il vous plaira, la maudite société que nous avons eue, M. l’ambassadeur de France, M. le comte de Castelmelhor, et moi. Proposez quelque chose de plus difficile ; vos ordres, Madame, le feront exécuter.

Charles de Saint-Évremond
Œuvres mêlées
Défense de quelques pièces de théâtre de M. Corneille

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Le Théâtre de Corneille

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