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COROT : LA TRANQUILLITE DU VIDE

Jean-Baptiste Camille COROT

Corot portrait de Louis Robert

LA TRANQUILLITE DU VIDE

Corot Jeune fille à sa toilette

RIEN AUTOUR DE L’ÊTRE

Le paysagiste Corot, dès qu’il peint des personnages, les isole dans un vide ocre, vert, terre. Il n’y a rien autour de l’être, des vastes étendues de couleur rayées par des trais gras et épais d’une table ou d’un rebord de fenêtre. Parfois, deux taches blanches voûtés, dans la Moissonneuse tenant sa faucille, la tête appuyée sur la main de 1838, nous rappellent des paysans au travail, mais très loin, un presque rien. Ou deux taches brunes et un petit triangle, nous évoquent des baigneurs et un voilier dans Mère et enfant sur la plage de 1860-1870. Deux fleurs sur la gauche se sont perdues dans le Portrait de Madame Charmois de 1845, ainsi qu’un arbre sur la droite, si

Corot portrait

UN ESPACE DE TERRE

seul, si loin. Un groupe minuscule de maisons perchées et deux tiges de chaque côté encadre Agostina de 1866.

Et sinon rien. Un espace immense ou microscopique. Les êtres ne sont pas là, ou sont loin. Cette espace semble de terre. Et l’être s’en dégage comme absorbé.

Y A T-IL QUELQUE CHOSE DE REEL ?

Dans un espace hors du temps. « Nous avions oublié le temps, et l’espace immense avait rapetissé dans notre attention. Hormis ces arbres proches, ces treilles éloignées et ces derniers sommets à l’horizon, y avait-il quelque chose de réel, quelque chose qui aurait mérité le regard grand ouvert que l’on accorde aux choses qui existent. » (Fernando Pessoa, Dans la forêt de l’absence, trad. D. Touati)

Des êtres seuls, tristes, la tête penchée, comme affligée. La Jeune fille à sa toilette de 1860 nous regarde en coin. Saisie dans son moment intime, une mèche de cheveux dans les mains. Gênée. Un regard réprobateur. Il lui tarde que nous partions.

Corot portrait4DES REGARDS VIDES ET PERDUS

La Femme à la fleur jaune a tout pour être gaie. Nostalgique, voire romantique. Nous ne le serons jamais. Elle se tourne sur le côté, ne laissant apparaître qu’un vague visage au détriment de cette fleur, seule dans le centre.

Le portrait de Louis Robert est celui d’une enfant jouant à la corde. Son regard est vide, perdu, sans expressions.

De rares tableaux apportent un semblant de joie et de bonne humeur, comme celui de la Moissonneuse tenant sa faucille. Elle sourit vraiment, enfin une main cache une partie de sa bouche. Marietta, l’Odalisque romaine de 1843, elle, semble sourire. Ou alors se moque t-elle.  De tels sourirs semblent habiter Octavie Sennegon ou Marie Louise Laure Sennegon, enfant, nièce de Corot.

Les visages tristes ou sans expressions occupent la majorité des portraits, à l’image de cette femme assise les bras croisés ou cette femme à la mandoline.

Corot portrait 2

 

Corot portrait 3

Une JOCONDE REINCARNEE dans chaque portrait

Les portraits à la mine de plomb de par leur traitement sont les plus sombres et les plus inquiétants. Quelques regards apaisés s’en échappent, comme la Fillette portant le béret.

L’être est dans son entier, sculptural. Va-t-il se révéler ? S’ouvrir dans ce vide ainsi placé ? Afin de révéler une autre dimension.

« Quand le monde-extérieur s’ouvre comme une porte
Et, sans que rien ne s’altère
Tout se révèle divers. »
(Fernado Pessoa, Ode Maritime)

 Les bras croisés, la Jocode erre langoureuse dans un espace intemporel au coeur de chaque portrait.

 

Jacky Lavauzelle

Philippe Maliavine L’IVRESSE DU ROUGE Филипп Андреевич Малявин


PHILIPPE MALIAVINE
Филипп Андреевич Малявин
800px-Filipp_Maliavin_by_Filipp_Maliavin_(1869-1940)
1869—1940
L’Ivresse du Rouge

 

L’Ivresse du ROUGE

Maliavine 1906 détail

Un moment avec Philippe Maliavine, c’est un instant dans l’âme russe, dans le rouge de l’âme, dans la passion qui explose au milieu des fêtes enfiévrées, sublimant le grenat de sentiments exacerbés.

LA CHASSE A L’HOMME

Des cris dans les vapeurs d’excès, les pleurs aussi qui illuminent les lumières de la nuit. Les femmes sont là, entre elles. Elles rient déjà de la bêtise des hommes qui sont là à attendre.

“Elles connaissent le manière d’attirer les hommes pour elles, de même que pour leurs filles. Car

maliavine 6

nous, les hommes, ne savons pas et cela parce que nous ne voulons pas savoir. Le sentiment le plus désintéressé, le plus poétique, que nous nommons l’amour, dépend, non point des qualités morales, mais d’une intimité physique, d’une coiffure, d’une couleur ou de la coupe d’une robe. Elles ne pensent qu’à cela, c’est leur seule occupation. Le plus horrible, c’est de voir toutes les jeunes filles s’occuper de cette chasse à l’homme.” (Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, VI & VIII, trad. Ivan Slobodskoy)

UN ETALAGE DE PRODUITS GASTRONOMIQUES

Oublions les gris, les rouges timides et les tons pâles des Kuindzhi, Terk, Harlamoff, Bilibine, Musatov, Repine. Seuls Andréi Lanskoy ou Abraham Arkhipov, soutiennent la ferveur des couleurs et des tons larges, somptueux et généreux. Mais retournons à la fête. Tout dépend donc d’une couleur. Il s’agit de ne pas se tromper. Prenons donc celle de la passion, de la vie, du désir. Evidemment, nous prendrons le rouge…

“Les hommes font naître en moi une curiosité malsaine…et très vive. Je suis jolie, voilà mon malheur ! Au lycée, en seconde, les professeurs me gratifiaient déjà de tels regards que j’en avais honte et que je rougissais, ce qui semblait leur faire grand plaisir : ils souriaient comme des gourmets devant un étalage de produits gastronomiques. » (Maxime Gorki, Les Estivants, Acte III, trad. Genia Cannac)

Maliavine Jeunes Paysannes

A S’EN PEINTURLURER L’ÂME

Mettons du rouge, sur les lèvres et sur la table, sur nos joues et sur nos robes. « Elle a l’habitude de se mettre du rouge sur la gueule…et elle veut s’en peinturlurer aussi l’âme…y mettre un peu de fard. » (Maxime Gorki, Les Bas Fonds, Acte III, trad. Genia Cannac)

Les filles sont là, toutes là, devant nous, franches. Elles ne détournent pas la tête, ni ne baissent le regard. Pas de temps à perdre ! Elles ont mis le rouge, du rouge avant tout. Tout ce soir captera la lumière et les yeux. Il n’y en aura que pour elles. Loin le travail du jour et des champs. Loin le froid de cet hiver qui jamais ne finit. Ce soir, elles le savent, ce sera le bon soir.

 “Le malheureux ne savait où donner de la tête pour dénicher les camélias en vue du bal d’Anfissa Alexéïevna… Pour faire son effet, Anfissa Alexéïevna désirait des camélias rouges.” (Dostoïevski, L’Idiot, I, XIV, trad. A. Mousset)

VERS LE DOULOUREUX TREPAS

Peu importe, si la luxure est un vice, Dante ne la décrit-il pas qu’au début de l’Enfer, qu’au deuxième cercle seulement. Satan est bien loin, au fond de ce cône. Il peut attendre, nous ne risquons pas grand chose. Peut-être, seulement sentir quelques relents de son haleine fétide.  Rions et profitons. Oublions, tant qu’à l’heure, belles encore nous sommes.  “Poète, volontiers je parlerais à ces deux-ci qui vont ensemble, et qui semblent si légers dans le vent…Si fort fut mon cri affectueux. O créature gracieuse et bienveillante…Hélas, que de douces pensées, et quel désir les ont menés au douloureux trépas !” (Dante, L’Enfer, Chant V, trad. J. Risset)

Maliavine Le cri 1925

Mais au diable les tourments et que nous importe demain. La fête bat son plein. Les serveurs et les danseurs nous attendent. Pensons à cet instant suave et joyeux. Les copines attendent. La fête ne fait que commencer. La nuit sera longue. N’entendez-vous pas la musique ? Laissez-vous emporter, prenez le ruban rouge et laissez-vous guider !

TE CEINDRE DE MON RUBAN ROUGE

Oustienka était une jolie fillette, petite, grassouillette,

Maliavine Le Peintemps 1927

vermeille avec de petits yeux bleus, joyeux, un perpétuel sourire sur ses lèvres rouges, perpétuellement en train de rire et de bavarder.” (Léon Tolstoï, Les Cosaques, XXV, trad. Pierre Pascal)…” Puis, clignant des yeux, haussant les épaules et esquissant un pas de danse, il chanta : je t’embrasserai, t’enlacerai, je te ceindrai d’un ruban rouge. Je t’appellerai : cher espoir !” (XXVIII)

Au diable les mots ! Rentrons dans la danse !

Jacky Lavauzelle

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Philippe Maliavine

Johannès V. Jensen – INTERFERENCES ET ANGOISSES AU COEUR DU JUTLAND – interferens og angst i hjertet af Jylland

Johannès V Jensen
Les Histoires de Himmerland

Johannès V. Jensen Artgitato Jutland

INTERFERENCES
&
ANGOISSES
AU COEUR DU JUTLAND

( interferens og angst  i hjertet af Jylland)

La meilleure manière de lire Jensen, c’est de prendre son temps.

LE TEMPS NE COMPTE PLUS

Prendre  celui de ces saisons qui passent, on ne sait pas trop quand, avec quelques contretemps,  et attendre l’hiver, en choisissant le temps le plus dur. En choisissant le cœur de l’hiver. Le centre le moins tendre et le plus saisissant. Et si l’année ne s’y prête pas, car beaucoup trop clémente, pensez à reposer le livre sur son étagère et attendre le prochain hiver. Jensen est à ce prix. Le prix de l’attente. Comme dans la lande, où le temps ne se compte ni en seconde ni en minute. Le temps ne compte plus.

Né à GRAABOELLE, mort à GRAABOELLE…

Le temps s’arrête. « Né à Graaboelle, mort à Graaboelle. » Sur la route de Graaboelle, entre les arbres de Graaboelle. Sous les feuilles de Graaboelle… Si le temps s’est arrêté, l’espace s’est contraint, pour se lover dans un simple dé à coudre.

Vilhelm Hammershøi, deux âmes frères

On peut se préparer, je pense même que c’est une nécessité,  les sens en ayant au préalable regardé intensément les tableaux de Vilhelm Hammershøi. Jensen est né neuf ans après Hammershøi. Ce sont deux frères. Du moins en pensée.  L’un est né à  Farsø, l’autre à Copenhague. L’un de la ville, l’autre dans la lande. Ils parlent des mêmes âmes. Rien n’est plus saisissant que cette ressemblance métaphysique entre les deux artistes.  

Une fois les toiles en tête, (en garder toujours une à proximité, on ne sait jamais), choisir un bon fauteuil, bien chaud, bien moelleux et se placer devant sa cheminée.

D’abord écouter le crépitement du bois et attendre, encore… attendre longtemps si possible, attendre les premiers flocons ou le bruit de la pluie verglaçante sur les rebords des fenêtres, attendre simplement que le feu soit à son maximum d’énergie, quand les flammes ne dansent plus et que le bois est ardent, jaune brutal.

Remonter son plaid qui tombe légèrement sur des chaussons trop larges, afin qu’ils laissent toute leur place aux hautes et épaisses chaussettes de montagne, qui ne verront jamais un col. Et enfin, seulement, entrouvrir le livre. Les déblayeurs de neige ne passeront plus. Elle bloque la porte. Nous sommes livrés aux rencontres de ce Jutland, jonché par des saillies improbables de la neige. Je vous déconseille d’avoir comme Christen Soerensen recours à la bouteille, vous pourriez vous perdre.

UN VOYAGE IMMOBILE

Nous allons poursuivre un de ces voyages immobiles. Le moindre mouvement et le simple tremblement sont à eux-mêmes une longue histoire. Nous passons dans cette dimension infinie des âmes travailleuses et silencieuses. Le cri d’un oiseau peut, à lui seul, fracturer cette fausse paix. Une branche qui tombe et c’est un Etna jutlandais qui vibre.

Il faut s’introduire comme un voleur dans ce pays du silence ou avec fracas comme la ménagerie Wombwell et saisir les habitants de la lande, « sans avoir averti ». Alors, ils se retrouvent pétrifiés, sonnés, KO. « La patronne de l’auberge, elle n’en pouvait plus, non elle n’en pouvait plus…elle finit par s’asseoir en pleurant et se mit à prier son Sauveur. » (Wombwell)

Doucement, afin de découvrir les froideurs du  Jutland, ses larges landes inhospitalières, ses paysans rugueux et craintifs, ses tavernes où la chaleur épuise aussi bien que l’alcool. Des nuits d’équinoxes sans lune, dans ce nord que beaucoup ignore. Dans ce nord, qui ne se dévoile que lentement. Dans cette partie du monde et dans cette fin du XIXème où, encore démunie, la survie se pense chaque jour, à chaque instant. Chaque mouvement est pensé, réfléchi comme l’alpiniste qui gravit l’Annapurna sans gaspiller son oxygène.

QUAND LES PORTES DU JUTLAND S’OUVRENT

Le livre vous fait prendre la route du nord, parcourir les plaines allemandes, par les portes de Hambourg ou de Lübeck, et monter toujours au nord. Parfois, d’ailleurs, vous y verrez passer un gendarme de Hambourg, « qui baragouine du  danois, ayant ordre de poursuivre un homme mort ou vif » dans les grandes plaines du Jutland (La Demoiselle).

Arriver enfin. Attendre que le rideau ne s’ouvre sur le Jutland, et choisir la route de l’Himmerland, les chemins mènent à  des noms, pour nous, presqu’imprononçable : Salling, Kolding, Melbjaerg, Kourum, Torrild, Stenbaek…

DANS LA RIGUEUR EXTRÊME,
UNE INFINIE DOUCEUR

Ce sont les premières lignes, les premiers mots qui vous y plongent, avec une tendresse infinie même s’ils décrivent une rigueur extrême. Le rouge est flamboyant dans Wombwell. La force du pasteur  Jesper de Ulbjerg est prodigieuse. Les bottes d’Anders Eriksen, le menuisier, dans le Chercheur d’Or « envoyaient d’abord une vague pensée vers le vaste monde et, en particulier, vers ces régions lointaines où l’on extrait de l’or et où les gens convenables se gardent bien d’aller… »

(Plus de citations vous conduiront au cœur dans la pensée de Jensen, avant d’aborder la lecture des œuvres… )

L’ÂME DES DEMOISELLES INFORTUNEES

Une lande déserte et plate, si plate qu’une grosse pierre à elle-seule peut écraser le reste du paysage et devenir une montagne himalayenne. « Tout autour le paysage est absolument désert. Et ce montant gigantesque, isolé, fantastique, se voit à des lieux à la ronde sur la bruyère, comme le dernier vestige d’une construction commencée, puis abandonnées. Le ciel au-dessus de ce pays est silencieux et semble encore plus solitaire quand une hirondelle de mer le traverse et crie dans les hauteurs. L’hirondelle de mer vole toujours seule. On dit qu’elle est l’âme des demoiselles infortunées. »  (La Demoiselle)

L’OBSURITE AU-DESSUS DES CHEMINS ET DES LOINTAINS VIDES

Un pays isolé. Des landes isolées aux maisons éparses. Le ciel est bas, comme le toit qui tente de sauver la moindre parcelle de chaleur, le plafond aussi, pas mieux pour l’avenir ou les projets :  « La musique rare dans cette pauvre contrée ; du fond des fermes écartées…éparses à une grande distance l’une de l’autre, on voyait des lumières isolées, rougeâtres, sans rayons, qui venaient de quelque  chandelle allumée dans une chambre au plafond bas. »  (Trente-trois ans) Des landes entourées du noir et du plein de la nuit. La nuit est là, totale. Aux nuits lourdes, infranchissables. « C’était il y a bien longtemps, par une nuit d’équinoxe sans lune. L’obscurité était épaisse et complète, elle emplissait l’air au-dessus des chemins et des lointains vides. »  (Trente-trois ans)

LA PEINE QUOTIDIENNE DE CHACUN

Des nuits et des espaces interminables. Et l’on comprend comment, quelques années plus tôt, Søren Kierkegaard, écrivait en préambule à son Concept d’Angoisse : « Chaque génération a sa tâche à remplir et n’a pas besoin de se tracasser  tellement pour être tout au regard des générations antérieures et à venir. Tout homme d’une génération a pour ainsi dire sa peine quotidienne ; il a assez à s’occuper de lui-même sans se mêler d’embrasser ses contemporains dans une sollicitude digne d’un souverain. » (Avant-propos, traduction Paul-Henri Tisseau)

Des ouvriers à l’ouvrage, constamment. «Anders battait le fer du matin au soir, rivait, forgeait des clous à sabots et raccommodait les horloges, de plus il cultivait son morceau de terre. » (Trente-trois ans).

DANS L’ATTENTE DE LA DELIVRANCE

Des paysans, rudes, durs au mal, qui savent attendre, vivant sur de petits lopins de terre. Simplement seuls. « Il fallait aller vite, vite, ce qui semble de la perversité aux paysans, habitués, quand une chose n’est pas faite, à se consoler en se disant qu’elle se fera plus tard » Des gens éparpillés dans la lande qui « depuis longtemps s’étaient retirés du monde et n’attendaient plus que la délivrance. »(Wombwell)

LA VOIX RETENTISSANTE
AU-DESSUS DES ÂME SOURDES

Des pasteurs  d’une puissance naturelle afin de guider leur troupeau quasi sourd, « d’une force prodigieuse et d’une voix retentissante. » (Le Pasteur Jesper)

Des êtres de peine et de souffrance, que le temps courbe un peu plus chaque jour. Le dos se plie. « Christine revint courbée, silencieuse, épuisée par les chagrins, comme quelqu’un qui aurait voyagé pendant trente-trois ans, aurait beaucoup pâti en route et rentre seul chez lui sans avoir reçu quoi que ce soit en compensation. » (Trente-trois ans)  « Il en venait des fermes millénaires aux noms païens où une seule et même famille avait résidée en silence depuis l’aube des temps, sans souvenirs et sans histoire, uniquement courbée sur le travail de chaque jour…comme s’ils voulaient enfin, tous ensemble, s’évader pour une fois de leur vie quotidienne. » » (Wombwell) « Au loin, dans la lande, vivait un pauvre diable qui, mal vu et d’ailleurs presque oublié, travaillait depuis trente ans à défricher son misérable lopin de bruyère… Son visage envahi par le poil grimaçait, comme s’il était ébloui de voir ces richesses sans fin dont il ne parvenait pas pourtant à se faire une idée. » (Wombwell)

UNE INEXPRIMABLE GRAVITE

Ils ont tous un point commun : leur gravité, sans être lourd. « Le culte dont Ajes était l’objet dans sa famille lui donnait, quand il se trouvait parmi les étrangers, une dignité compassée. Son maintien et ses mouvements avaient une inexprimable gravité, sa mine était grosse d’évènements comme si le mouvement des sphères eût dépendu de ce qu’il portait en lui. »  (Ajes-le-Rémouleur)

« Sobres de paroles » (Ajes-le-Rémouleur), les mots sont rares, pesés. Ils sortent au compte-gouttes. « Grand, courbé, maigre comme un clou, Anders parlait peu. » (Trente-trois ans) « Il prit peu à peu un air distant et renfermé. Il lui arrivait rarement de dire un bon mot et alors il était le plus souvent blessant. » (Trente-trois ans)

LA PAROLE COMME SUPERFLU

La parole est parfois si rare, qu’elle se résume aussi à quelques mots. Le paysan alors, n’est même plus compris par les siens. « Il essaya de dire quelque chose, mais on ne le comprit pas : il avait perdu l’habitude de la parole. » (La Demoiselle) « Je ne dirai pas non plus qu’il était ombrageux, mais c’était un être silencieux que Mogens. Oui, il l’était, et pour la raison qu’il était incapable de rien dire. Je vous dirai que dans la jeunesse, il y avait de ces fermes où l’on n’échangeait pas deux mots dans la sainte journée, où l’on faisait sa besogne en silence… Ce n’était pas mauvaise humeur, mais quoi, il n’y avait pas raison de parler et cela ne leur manquait pas. » (Mogens le silencieux)

L’ISOLEMENT DANS
UNE TERRE ECARTEE

Ce sont des êtres asociaux et introvertis. « Les maîtres de Strandholm avaient toujours étaient insociables, ce qui tenait à leur isolement sur cette terre écartée. Comme extérieur et comme habitudes, ils ne différaient pas beaucoup des autres campagnards.» (La Demoiselle)

C’est même dans ce retrait et dans cette solitude que se construit parfois une prospérité. « La situation extérieure était maintenant celle-ci : Berthe dirigeait sa ferme avec succès et vivait de plus en plus retirée tandis qu’au contraire le chevalier Mathias n’était presque jamais chez lui et que sa propriété était scandaleusement négligée. » (La Demoiselle) La prospérité ne peut se gagner qu’avec le temps. En ne comptant pas son temps et sa douleur. La terre ne rend qu’à ce prix.

UN PAYS SANS CHEMINS

Le retrait devient parfois évanescence et évaporation. La lande pauvre, avec ce temps, parvient même à effacer la trace humaine qui a tant donnée pour exister et vivre. « Les chemins qui conduisaient à la ferme disparurent sous la végétation de sorte qu’elle s’élevait maintenant, comme une tombe dans un cimetière, au milieu d’un fouillis impraticables d’herbes et de plantes sauvages. » (La Demoiselle)

Mais, mieux que la fougère et les plantes sauvages, il y a la neige. Présence qui dure. Qui efface. Elle unifie et elle cache. Elle écrase jusqu’à ces maisons qui mobilisent chaque poutre pour résister. Les chemins ont disparu complétement. Les paysans qui déjà ne se voyaient que peu, s’isolent et s’enferment. « Il maniait avec adresse et douceur cette chose morte qu’il avait ramenée au village dans la tempête d’hiver et le froid dévorant, à travers un pays sans chemins, au prix des dernières réserves de sa rude force. » (Le Dernier voyage de Christine)

L’ODEUR FRAÎCHE ET AMERE DE LA CAMARINE

Sans paroles et sans musique. « La musique était rare dans cette pauvre contrée. » (Trente-trois ans) La seule musique, celle du vent, de la pluie, ou de la neige. Dans une brume épaisse, les bruits s’habillent de teintes particulières.

La lande est  informelle, s’habillant de feu l’été ou de vagues de neige, sans son. Elle s’habille d’odeurs. Elle les renvoie aux paysans, les enivre pour chaque saison. Parfum de neige, parfum de peine, parfum d’herbes séchées, fragrance de bruyère. «Elle amenait le parfum de la lande, l’odeur fraîche et amère de la camarine et l’haleine aigrelette de la bruyère. » (Trente-trois ans)

Le geste est rare, aussi. Certains, avec le temps, sont comme un mobilier commun. Ils sont là. Posés. Au coin d’une pièce. Ils sont là. C’est tout. « Depuis vingt ans vivait dans une ferme une vieille femme qui, de tout ce temps, n’avait pas changé. Elle était là comme un vieux meuble. »  (Trente-trois ans)

LA VIE INTERIEURE COMME DETERMINATION
DE L’ETERNEL DE L’HOMME

En fait, il s’agit d’un langage intérieur. Les êtres se parlent à eux-mêmes. « Le sérieux, c’est la certitude, la vie intérieure. Cette définition semble miséreuse… La vie intérieure fait-elle défaut, l’esprit est livré au fini. Aussi la vie intérieure est-elle l’éternité, ou la détermination de l’éternel dans l’homme. » (Kierkegaard, Le Concept d’Angoisse)

Parfois, ils craquent et recherchent la compagnie afin de ne pas tomber trop rapidement dans la folie.  Ce besoin se fait sentir autant pour les humains que pour leurs bêtes : « A la foire de Hvalpsund, elle s’était mise à l’écart avec son unique vache, peut-être par modestie, peut-être afin de mieux attirer l’attention… Elle est toujours toute seule. Elle est tellement seule ! Je n’ai qu’elle de vache dans ma petite ferme, et elle voit si rarement d’autres bêtes ! C’est que j’habite très à l’écart, aussi » (Anne et sa vache)

ET LE TEMPS QUI GLISSE

Et le temps dure. Rien ne semble bouger et tout devient interminable. « Le pendule allait et venait, hachant exactement le temps…Anders l’écoutait pendant ses nuits d’insomnie et cependant elles lui paraissaient interminables. » (Trente-trois ans)   « Le temps glissait si mollement. Il n’y avait rien qui permît de le mesurer. » (Trente-trois ans)  « Demoiselle Berthe vivait seule. Et les années passèrent sur elle. » (La Demoiselle)

AU BOUT : LA FOLIE

Parfois, le tout, le paysage, le travail, la peine, semble finir dans la pente naturelle du néant ou de la folie. À partir de ce moment elle fut bizarre. Elle en avait « trop vu ». « Ses vingt dernières années s’écoulèrent dans la nuit sans fin de la folie. » (Trente-trois ans) Dans la folie ou en enfer : « Par bravade, il se donna au diable, il ne revint pas, il ne revint jamais. »

C’est ainsi que l’histoire se termine. Rien ne se compile. Rien ne se retient. Les êtres partent, se cachent. En tous cas, ils disparaissent.

LE TEMPS DE L’ECLIPSE ET DES DISPARITIONS

Paysans, chercheurs d’or, bourgeois ou voleurs, policiers ou criminels, ils s’évanouissent.  Le pays se quitte comme il a été vécu sans bruit ni tintamarre. Les autres ne s’en rendent compte que beaucoup plus tard, le plus souvent jamais. «  Un beau jour, le chercheur d’où était parti. Il s’était tout doucement éclipsé avec son coffre de fer et ses grandes pattes de fouisseur. Il était retourné aux Etats-Unis, aux pays des longues prairies et des forêts sans fin. Le village n’entendit plus jamais parler de lui. » (Le Chercheur d’or)    « De tous côtés, aussi loin que portait leur regard, ils voyaient des gens, pas plus gros que des fourmis, qui rentraient chez eux sans qu’on entendît aucun bruit de voix. »  (Wombwell) « Mais plus tard, quand il ne parvint plus à s’en tirer, à cause des  « aliments » qu’on lui réclamait, il émigra en Amérique, et sa trace se perdit. » (Wombwell) « À partir de ce jour on ne constata plus dans le pays de vols avec effraction. Le voleur avait disparu. » (Le pasteur jesper) « Peu après, il tua et dépouilla un maquignon sur la route de Kolding. Ce fut la dernière fois qu’on entendit parler de lui. Il avait quitté le pays. »  (La Demoiselle) « Qu’on le quitte ou qu’on y reste, le résultat est le même. Une complète disparation. Un néant qui absorbe. »  (La Demoiselle)  « C’était donc vrai, ce qu’Anne Kjestin avait vu : l’enfant avait disparu. » (Petit-Selgen)  « Anne Kjestin, facteur des postes, est morte il y a bien des années. De la petite maison isolée à la limite de la lande, il ne reste pas la moindre trace. » (Petit-Selgen)  « Les pauvres disparaissent tout entiers. Et c’est une façon comme une autre de venir au bout de la pauvreté. Mais le contentement de peu et la reconnaissance envers la main qui leur tend le don de Dieu, le pain sec, ils les emportent avec eux dans l’oubli. » (Petit-Selgen)  « Christine était allée rejoindre les fidèles, les paysans d’autrefois qui ne ressusciteront pas, les vieilles gens de douceur qui ont pris congé sans laisser après eux d’autre mémoire que l’inscription sur leur croix de bois : né à Graaboelle, mort à Graaboelle. »(Le Dernier voyage de Christine)

LES FORMES HEUREUSES DU METAL

L’élégance dans la ligne, voire le sublime dans l’intimité des cieux, parfois pousse au-dessus d’une disparition. « Quelle solitude, quel abandon ! Mais au milieu du cimetière ouvert qui regarde la plage déserte et stérile, se dresse l’élégant monument de Berthe Dam. C’est une haute colonne de granit poli et luisant… Ces lignes élégantes sous le ciel pâle du Jutland, évoquent une vie plus douce quelque part bien loin vers le sud, où se réalisent les choses les plus difficiles à imaginer, où le métal se coule en formes heureuses. »

Tout est au-delà du bien et du mal. Les êtres sont souvent les jouets de la nature ou du groupe.

Vous pouvez alors reprendre les toiles de Hammershøi. Ce sont les mêmes émotions. Les deux sont frères. Assurément.

Jacky Lavauzelle

(traduction des textes de Jensen par A. de Rothmaler, ed Rombaldi)

SONGRIT MUAIPROM : L’ETERNITE DE LA LUMIERE DE L’ISAN








ศิลปิน
Songrit Muaiprom

Songrit Muaiprom Portrait Artiste Artgitato

ทรงฤทธิ์ เหมือยพรม
Exposition Bangkok Novembre 2014
BACC : Bangkok Art and Culture Centre
หอศิลปวัฒนธรรมแห่งกรุงเทพมหานคร
ถนน พระราม 1 แขวง วังใหม่ เขต ปทุมวัน
Bangkok 10500, Thaïlande

 L’ETERNITE DE
LA LUMIERE
DE L’ISAN

Des couleurs et de l’éclat, de la joie et de la fête. Et du sacré.

Des couleurs pures et éveillées, sans errances ni vicissitudes. Les peintures sont faites « à la manière de » et garde une signature personnelle d’une évidence naturelle. L’ensemble se compose sur des thèmes joyeux et festifs de chants et de danses qui illuminent les soirées des fêtes en Isan (อีสาน) comme au Laos

Songrit Muaiprom artgitato 2014Songrit Muaiprom peint le mouvement dans l’acte de foi. Il transcende ainsi le cours ordinaire de la vie et sublime ainsi la représentation. Dans sa palette pointe toujours une modernité retenue dans le contexte traditionnel de l’imagerie bouddhiste au travers d’un animal ou d’un trait parcourant l’espace de l’œuvre. Nous vagabondons entre les personnages imaginaires de Joan Miró, les couleurs de Klein ou de Malevitch.

Songrit Muaiprom artgitato

Songrit Muaiprom garde l’étincelle des couleurs qui couvrent les temples en les marquant un peu plus du sceau du religieux : le bleu méditatif, la pensée juste du jaune, l’énergie spirituelle du rouge, et la sérénité de la foi dans le blanc. Mais aussi le vert pour la force, l’énergie de vie, le dépassement de l’envie.Songrit Muaiprom artgitato 2014 2

Drapeau du BouddhismeNous retrouvons quatre des cinq couleurs qui émanent de l’Eveil du Bouddha. Ce sont les couleurs des rayons, de la Budu Res, qui se forment autour de sa tête. Il ne manque que le vert, que Songrit Maiprom garde souvent pour ses représentations de Garuda et de Naga. Ce sont les couleurs que l’on retrouvera sur le drapeau du bouddhisme.

Songrit Muaiprom artgitato 2

Songrit joue particulièrement avec le bleu et le rouge. Deux couleurs que l’on retrouve sur le drapeau de la Thaïlande. Le rouge de la Nation et le bleu de la Royauté. Mais aussi le bleu que l’on retrouve sur de nombreuses toitures de bâtiments de l’Isan et du Laos. Et le rouge, la couleur de la profondeur, de la vie, la couleur de la terre d’Isan.

Songrit Muaiprom Indiginousthai dancing and singing 2014 artgitato

Le côté décoratif reste aussi ancré dans la culture Thaïlandaise. L’œuvre se doit d’être agréable et de ne pas heurter l’œil. Mais plus encore, elle devient porteuse d’une proposition inventrice. La fougue des corps et le balancement des êtres renouvellent alors la lecture classique des œuvres traditionnelles. Songrit relie le spirituel de l’œuvre à la réalité du monde en marquant les thèmes populaires de la rencontre et de la fête sans pour autant heurter le sacré.Songrit Muaiprom Indiginousthai dancing and singing 2 2014 artgitato

Songrit montre des empreintes de vie dans cette nécessaire esthétisation du sacré. Il y place la lumière et alors les humains et les animaux sacrés échangent et communient.

Il y a aussi cette opposition entre la matière épaisse et plâtrée de l’œuvre et la transparence des formes. La première favorisant l’envol et la légèreté de la seconde. Comme cette matière blanche nous semble lourde et sculpturale quand les couleurs viennent soulever l’ensemble. Comme un arbre épais avec la légèreté de son feuillage. L’épaisseur disparaît pour ne laisser que la lumière.

Songrit Muaiprom Indiginousthai dancing and singing 1 2014 artgitatoC’est le corps qui est en fête dans une vision commune entre passé et futur, entre tradition et modernité. Dans sa force du trait et des monochromes, Songrit se place en garant et en défenseur de l’identité d’Isan, bien loin des visions globalisantes et mondialistes. Il ancre la mémoire en libérant les formes dans une danse éternellement lumineuse.

Jacky Lavauzelle

 

 

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 2

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 3

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 4

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 5

 

Songrit Muaiprom BACC 2014

 

L’ECHELLE DE JACOB (WILLMANN) ASCENSION, ELEVATION ET TRANSFORMATION – du profiteur au prophète

Michael Leopold Lukas Willmann
(1630 -1706)
Jacob’s ladder – Snem Jakuba – лестница иакова
 Jákobův žebřík – Die Jakobsleiter

 L’échelle de Jacob (1691)
 Ascension, élévation et transformation,

Du Profiteur
au Prophète









Que la route a dû être longue pour s’affaler ainsi. Que Jacob doit avoir l’esprit tranquille pour ainsi s’écraser contre terre. Nous sommes dans la forêt et le voyage de Jacob, la raison, est presque terminé. Ésaü, l’animalité, son frère et adversaire, amateur de chasse, fils préféré d’Isaac, aurait trouvé son plaisir et n’aurait pu que difficilement dormir au sein d’une probable prolifération de gibiers.  

Jacob est, en est, arrivé là à cause de la confrontation, voire de la jalousie. Il a commencé sa vie en profitant de la naïveté de son frère par trois fois : à la naissance, en s’accrochant au talon de son frère, en lui subtilisant d’abord le droit d’aînesse et ensuite la bénédiction du père devenu aveugle.

Jacob, d’abord bon profiteur de toutes les bonnes occasions,  n’a pas du tout, à cet instant,  la stature du prophète et à encore tout à prouver. La route est pentue, longue et difficile. Le sommeil qui l’emporte s’ouvre sur des rêves où l’avenir se prépare long et périlleux, à l’image de l’échelle qui sort de ses songes.

« A regarder le ciel
de nombreuses décorations de lumières
A regarder le sol
Enveloppé dans la nuit
Noyé dans l’oubli du sommeil.
 »









(Nuit tranquille, Fray Luis de Leon)

Du ciel jaillit les images, la lumière et les anges ; les anges se dévoilent et s’affairent. Le calme règne dans les bruissements. Les bruissements des anges qui se frôlent, des branches entre elles, de l’eau qui, à ses côtés, s’écoule. Quand le ciel se dévoile, les éléments comme une diversité d’atomes se choquent et s’entrechoquent. La vie est là qui prépare le futur de Jacob. Comme s’il s’agissait d’un déménagement, comme s’il fallait changer le cerveau malade et gangréné de ce frère. Il en faut des anges pour faire ce travail, si long pour le nettoyer de toutes ses fautes et de toutes ses trahisons.

Michael Lukas Leopold Willmann L'échelle de Jacob

Michael Lukas Leopold Willmann L'échelle de Jacob les diagonalesJacob se repose pleinement, totalement. Tout est calme quand tout se passe au-dessus. La route a été longue et épuisante. La diagonale coupe le tableau en deux. En deux comme les deux peuples qu’engendrera Rachel, mère de Jacob. En deux, comme l’avant et l’après. L’avant Harran et ce qui va advenir.  Elle scinde le temps tout en reliant le temporel au spirituel.  Les frondaisons, déchiquetées, tristes et dépouillées à gauche, se changent, de l’autre côté de la diagonale de l’échelle, en une forêt dense, forte et vigoureuse.  La nature change comme la nature de l’histoire de Jacob en fuite chez son oncle Laban  à Harran.  Il va devenir bientôt Israël, « celui qui a lutté avec dieu ». La transformation dans la vie de Jacob qui rencontrera Rachel. La transformation dans la vie de Michael Willmann qui s’est opérée quelques années auparavant avec sa conversion du calvinisme au catholicisme, quelques mois après son mariage avec Regina Lischka à Prague en 1662.   Il ajoutera à son prénom Michael, ceux de Léopold, en l’honneur de l’Empereur, Léopold Ier du Saint-Empire, et Lukas, le saint patron des bouchers, des médecins, mais surtout des peintres. Transformation aussi de  l’Europe avec la défaite des Turcs à Vienne en 1683 avec des milliers de soldats autrichiens, polonais, allemands et la reprise de territoires jusqu’en Croatie par les Habsbourg. 







L’échelle de Jacob nous parle du rêve de Jacob, fils d’Isaac et de Rébecca, qu’il fait dans un lieu qu’il nommera Bethel, la maison de dieu, à proximité de Jérusalem, en Samarie (Genèse 28, 10-15), d’une échelle qui rejoindrait le ciel, où Dieu se trouve. Des anges montent et descendent. Et Dieu dit à Jacob : «Je suis Dieu, le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Isaac ton père ; la terre sur laquelle tu reposes, je la donnerai à toi et à tes descendants ; et tes descendants seront comme la poussière de la terre, et ils s’établiront vers l’ouest et vers l’est, vers le nord et vers le sud ; et par toi et tes descendants, toutes les familles sur la terre seront bénies. Vois, je suis avec toi et te protégerai là où que tu ailles, et je te ramènerai à cette terre ; car je ne te laisserai pas tant que je n’aurai pas accompli tout ce dont je viens de te parler. » Jacob se réveilla alors de son sommeil et dit : « Sûrement Dieu est présent ici et je ne le sais pas. »  et il était effrayé et dit : « Il n’y a rien que la maison de Dieu et ceci est la porte du ciel. »

L’échelle prend racine dans la terre, terre qui est irriguée par le divin avec ce flot d’anges.  Il y a ce lien, cette liaison entre le terrestre et le céleste. Les anges qui volent n’utilisent pas leurs ailes. Ils restent dans l’ascension ou la descente périlleuse. La montée et la descente sont réalisées par pallier. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Pourquoi prendre le risque de tomber quand on a des ailes dans le dos. Pourquoi se croiser maladroitement quand le reste du ciel est offert ?

L’échelle figure la voie et la conduite à tenir. Pour monter, il faut gravir, lentement et seul et la voie est étroite. Rébecca n’est plus là pour le soutenir et le conseiller. Le moindre faux-pas et c’est la catastrophe. Surtout que la montée s’accompagne de l’aveuglément dû à la lumière divine. Les yeux alors ne servent plus à rien. C’est la foi qui guide car la raison est embuée, aveuglée.

Mais la voie est droite qui ne souffre même pas de la perspective. Nous ne sommes pas plus haut dans le ciel, ni plus loin. Nous sommes dans le présent, face à nous. Le flot tempétueux des anges se fait ici et maintenant dans ce présent de l’immédiateté et de la vie. Le Jacob qui va s’éveiller ne sera plus du tout le même. Ce n’est pas d’un sommeil qu’il s’agit mais bel et bien d’une naissance.

Jacky Lavauzelle

CASPAR DAVID FRIEDRICH : LES PORTES DE L’INFINI

Artgitato Friedhof im Schnee Cimetière sous la neige Caspar David Friedrich 1826 Leipzig

 

 CASPAR DAVID FRIEDRICH
(1774-1840)

 LES PORTES DE L’INFINI

L’œuvre de Caspar David Friedrich n’est pas une œuvre de peintre. Friedrich n’est pas un peintre, c’est un marabout, un mage, un illusionniste. C’est une souffrance et une délivrance. Ce n’est pas une œuvre, c’est une nécessité.

En se postant devant une de ses toiles, nous ne voyons rien.

LE SON DES VIVANTS DE L’AU-DELA et DES MORTS D’ICI BAS
D’emblée, nous ne voyons rien. D’abord, parce qu’il y a trop à voir, d’un voir qui n’est pas d’ici, d’un voir qui dépasse notre être-là devant ce bout de toile. Ensuite, et plus, de prime abord, parce que nous entendons. Avant même d’arriver à la toile. Les tableaux de Friedrich sont une musique, un son. Le son des vivants de l’au-delà et des morts d’ici-bas.

Le son se déplace à la vitesse des vagues sur les rochers, d’un nuage, du tonnerre au-dessus de l’arc-en-ciel. Un son aussi du silence, du bruit infernal de la brume et tempétueux de l’aurore.

LE SON DU MONDE
L’œuvre est le son. Le son insondable qui bat de nos cœurs à la chaloupe en détresse, de ces pierres qui tiennent encore et encore, prêtes à se déverser dans le fossé en contrebas. Un son lancinant, rapide, étouffant et libérateur. Le son du monde et des mondes qui nous arrivent de bien plus loin.

Friedrich nous pose à chaque fois devant un dilemme à nous, spectateur, qui arpentons, devant ses toiles, les couleurs abandonnées par un ailleurs, au seuil d’une compréhension immédiate et pourtant étrangère ; mais sans tension, sans effort. Presqu’avec délectation.

UN ATOME DE DIEU
Quand on voit une toile de Friedrich, nous ne voyons pas une toile, ni une nature, ni un paysage, nous voyons un morceau d’infini, un atome de dieu. La couleur n’est pas la couleur et la matière n’est plus solide. Et ce tintamarre est si bruyant que notre cœur s’en trouve apaisé.

UN BEAU TERRIFIANT ET SIDERANT
Comme quand nous lisons une nouvelle de Lovecraft ou de Poe, comme devant une tragédie grecque, nous sommes rassérénés devant le drame qui est là, qui s’est passé ou qui va se passer. Nous savons que ce temps-là, pour l’heure, n’est pas pour nous. Il est pour celui qui, plongé dans la stupéfaction et l’horreur-ravissement, reste scotché devant le spectacle. Comme devant un feu de cheminée où la douce chaleur peut devenir, en se déplaçant quelque peu, inexistante ou insupportable. La dramatisation de la Nature nous fixe sur une terre post ou pré-apocalyptique. Le moment qui nous saisit est un autre moment avec un héritage d’une douleur qui sans cesse veut quitter la toile et bondir ailleurs. Mais que quelque chose retient. Quelque chose résiste de l’ordre du vivant. De l’ordre du sublime. De ce beau terrifiant et sidérant.

Artgitato L'entrée du cimetière Friedhofseingang Caspar David Friedrich 1825 Leipzig

Nous sommes les derniers survivants ou les premiers à voir le désastre arriver.  Juste avant de nous plonger dans la tombe du Cimetière sous la neige (Friedhof im Schnee – 1826)

Il s’agit toujours d’une frontière. Le cadre est notre première frontière, puis souvent une fenêtre, une porte (Cimetière sous la neige), un rocher, un promontoire.  Ils s’ouvrent sur le départ, sur l’infini, sur le divin ou la mort, ou tout ça ensemble.

LE VIDE EST LA
Un pas entre sublime et horreur. Un pas de plus et nous tombons. Le vide est là. L’ailleurs. La mort ou la renaissance. Mais le marqueur se fige pour mieux nous montrer l’importance de ces quelques centimètres qui nous séparent de ce bouleversement. Et, conséquemment, ce pas, si facile à faire, nous fait réfléchir à notre état actuel que nous risquons de perdre si nous nous aventurons dans ce nouvel espace. La porte du Cimetière sous la neige nous éloigne de la tombe fraîchement creusée, donc de la mort ; mais le passage passe aussi par cette tombe qui, comme un puits sans fonds, nous appelle ; et qui nous dit que la solide porte de pierre apportera une autre lumière, un autre espoir ? Les arbres, derrière, sont décharnés par l’hiver, sans savoir s’il s’agit d’arbres morts ou d’arbres endormis dans les torpeur du froid qui n’attendent qu’un rayon de soleil pour reverdir et continuer le cycle de la vie.

QUAND LES MORTS SE LEVENT
Pour cela, ceux qui se cachent devant les immenses piliers dans l’Entrée du cimetière (Friedhofseingang – 1825) attendent ; ils se cachent. Ont-ils peur ? Sont-ils curieux ? Comme si le cimetière dans la brume pouvait bouger, comme si les morts allaient se lever, comme s’ils étaient appelés et espéraient retarder un peu le moment du départ. Ils sont dans la vie ; un pas de plus et où seront-ils ?

CET INFINI QUI S’OFFRE A NOUS
La porte n’est pas nécessairement aussi solide et linéaire. Un arc-en-ciel fera l’affaire. La lumière rayant le tableau marque la séparation du tableau, mais surtout la séparation de deux sphères temporelles. Avant et après la pluie, la tempête, la catastrophe. Dans le Paysage de montagne avec arc-en-ciel (Landschaft mit Regenbogen, vers 1810), l’homme en admiration, stupéfaction, en étonnement ou en sidération, s’accoste au rocher, dépassé par cet infini qui s’offre, l’espace d’un instant, à lui, à nous.

Dans l’œuvre de Friedrich la matière a une double consistance : lourde et massive d’un côté et évanescente, immatérielle, vaporeuse aussi. Les deux états s’interpénètrent constamment, comme la vie et la mort.

Artgitato Landschaft mit Regenbogen Paysage de Montagne avec arc-en-ciel Caspar David Friedrich vers 1810

FRANCHIR LE PALIER
La frontière quand elle se pose, et elle se pose toujours, ne délimite pas les deux états, gazeux et solide, mais se tient dans une limite indéfinie et divine. Les montagnes sortent des nuages et la brume floute notre vision nous empêchant de suivre le chemin qui s’arrête là. Quelque chose se cache en se montrant.

Le tableau n’est plus qu’un prétexte, un rituel devant l’au-delà. Comme une prière. Friedrich ouvre une fenêtre dans un autre temps, une autre dimension dépassant l’infini de l’humain.

Le pas es avancé et le palier franchi. Et le son, toujours lui, nous inonde et nous porte. Loin dans les brumes.

Jacky Lavauzelle