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LE SANG à LA TÊTE (Grangier) LE BONHEUR SE PAIE COMPTANT !

Gilles Grangier
Le sang à la tête
(1956)

Le Sang à la tête Gilles Grangier Artgitato
Le bonheur se paie
comptant !

Cardinaud est un homme respectable.  Respecté au-dehors, pas tout-à-fait, mais envié. Non par ce qu’il pense ou ce qu’il dit. François Cardinaud  (Jean Gabin) parle peu et n’aime pas discourir pour rien. Il s’est construit lentement avec ses mains et avec sa tête. Il vient du bas de l’échelle, débardeur à La Rochelle, aujourd’hui on dirait docker, à cette époque encore où l’ascenseur social n’était pas en panne. Toute la ville de La Rochelle le sait. Mais il en a un peu trop. L’homme est ainsi fait qu’il n’aime ni ceux qui ne sortent pas du lot, ni ceux qui en sortent.

C’est un homme simple avant tout. Avec des épaules comme ça.  Il n’a pas des solutions pour tout. Il essaie de faire au mieux. De vivre au jour le jour le moins mal possible. Quand la gouvernante lui demande ce qu’il fera quand Madame rentrera de son escapade à Niort, Cardinaud respire à fond. Les épaules se rabaissent : « je ferai mon possible. » Il sort. Fondu au noir.  

LE LOUP SE LEVE A SIX HEURES

Les Rochelais, il les connaît tous et toutes. Il connaît toutes ces vies. Mais reste encore étonné de cette méchanceté gratuite et implacable.  Son pouvoir n’a pas été construit arbitrairement lors d’une élection provinciale avec distribution de tracts le dimanche après la messe ou le samedi sur la place du marché, avec le sourire de connivence. Ni par héritage. Ni par des tractations occultes. Mais en se levant le matin et en prenant les moins mauvaises décisions. « C’est pas le tout, mais le loup se lève à six heures. Il faut que j’aille à Lapalisse et il y a un chalutier qui a pété son arbre, il faut que j’aille chercher l’expert … Je déposerai le gosse à l’école, c’est sur mon chemin.»

PERSONNE NE SE GÊNE, ALLEZ-Y DONC !

Certes, il habite une maison un peu plus cossue, sans être un château, il a des domestiques et une Mademoiselle comme gouvernante pour ses enfants. Mais il arpente toujours les mêmes rues, les mêmes cafés, la même église, les mêmes boutiques. Tout le monde lui parle directement. « – Voulez-vous que je vous parle franchement ? – Personne ne se gêne, allez-y donc ! »

SANS LA DECOUVERTE DES SULFAMIDES, ELLE VEROLAIT LA CHARENTE !

Les Rochelais sont comme les autres, ils sont jaloux des réussites trop belles. Cardinaud par ci, Cardinaud par là. Pour cet homme qui n’a pas de défaut, qui n’a pas de vices, le savoir cocu, rend un peu plus gai leur quotidien. Il faut bien s’amuser un peu. Quand Cardinaud se demande où il en est, il a la réponse sur les marchés aux poissons de la ville : « à la halle, ce matin, on m’a traité de cocu, tout simplement.  Je me demandais justement où j’en étais ; Madame Babin (Georgette Anys) a trouvé le mot. Madame Babin, c’est Titine, vous ne la connaissez pas, mais c’est un drôle de personnage. Sans la découverte des sulfamides, elle vérolait toute la Charente. »

ON VOUS CRAINT, ON VOUS DETESTE !

Plus que jaloux, les rochelais ont l’air satisfait de ce qui se passe chez les Cardinaud. C’est une manière  de redescendre à leur niveau. « Ils sont ravis ! – Et vous vous trouvez ça normal ?- On dit qu’il y a vingt ans, vous étiez débardeur sur le port. – Et alors ? – Aujourd’hui, ce même port vous appartient ou presque. On vous craint. On vous déteste.  On dit que vous n’avez réussi qu’à coup de crocs et de griffes, un peu à la manière des loups… 

Vous devriez être ravi d’être exécré, c’est ça la réussite !

…On exagère sans doute, mais savez-vous ce qu’on dit encore ? Que de la gare maritime à l’écluse, il n’y a que l’eau qui ne vous appartient pas ! Parce qu’elle n’est à personne. Sans ça, vous l’auriez prise. – J’y ai pensé ! Qu’est-ce  qu’ils disent encore ? … ils m’en veulent salement, mais de quoi, bon dieu ? – Mais de tout. Comment voulez-vous que ceux qui vous ont connu débardeur et qui le sont restés vous pardonnent de ne plus l’être. Et ceux qui vous ont employé et dont aujourd’hui vous êtes le patron, vous voudriez qu’ils vous adorent. Vous êtes insatiable ! Vous devriez être ravi d’être exécré, c’est ça la réussite ! »

Toute la longue scène est dite alors que Cardinaud pèle d’un seul trait sa pomme, sans lever les yeux. Cardinaud reste sur son chemin, il ne dévie pas. Il reste concentré.

LE TEMPS EST DOUTEUX

Cardinaud est respecté tout autant dans sa maison, par sa femme Marthe (Monique Mélinand) qui le cocufie avec un ancien ami de jeunnesse, petit truand à la semaine, le jeune Mimile Badin (José Quaglio) revenu avec ses problèmes et sa poisse ordinaire de Port-Gentil au Gabon.

Même Mademoiselle (Renée Faure) aime prendre ses aises avec Cardinaud, elle sent la place chaude à prendre.
« Le temps est douteux ! » c’est Mademoiselle qui le dit » et aime à commander et à régenter la maison. «Si vous n’y voyez pas d’inconvénients, Jeannot dînera dans sa chambre, il est rentré avec un zéro de conduite, il est puni. »   Depuis le départ de Madame avec son amant,  Mademoiselle prend ses aises. Se moule dans une belle robe claire échancrée à souhait. Et habille François avec soin et volupté. C’est Cardinaud qui recadre. Toujours avec courtoisie, comme l’aurait dit Lino (L’homme de la Pampa…dans les Tontons Flingueurs).

QUAND JE DIS NIORT, C’EST NIORT !

Mais Cardinaud n’est pas un faible. Il en est tout le contraire. Il en impose. Naturellement. « Mademoiselle, ma mère a ses idées et vous vous avez les vôtres ! Mes vos idées, je m’en fous ! Quand je dis Niort, ça veut dire Niort ! C’est comme ça ! En tout cas, ici, ce sera comme ça. C’est compris ?»

Quand son fils a un zéro de conduite, il va voir son fils tranquillement. S’assoit à côté  : « est-ce que tu ne pourrais pas copiner avec des moins voyous de temps en temps ? » et ça finit par une aide sur les devoirs.

La femme de ton frère a épousé un imbécile, elle s’est retrouvée avec un crétin !

Cardinaud se fout des racontars et des bobards. Il veut récupérer sa femme. Les baffes, ils les réservent pour son vieil ami Drouin (Paul Frankeur) attiré par la vengeance et le sang. Il comprend par son père  (Paul Faivre) que Marthe n’est pas réellement heureuse avec son Mimile. « -Il me semble que j’ai tout fait  tout de même ! – Tu en as peut-être trop fait !  – Trop fait, trop fait. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? – ça veut dire que tu t’es jamais demandé si ça amusait ta femme de te regarder grandir. La femme de ton frère a épousé un imbécile, elle s’est retrouvée avec un crétin. Ça ne l’a pas dépaysée. Mais Marthe a épousé François, tu es devenu Cardinaud. Alors, c’est un peu comme si tu l’avais quitté après un ou deux ans de mariage. – Alors comme ça, c’est moi qui ai  quitté Marthe… – Elles aiment bien nous soigner les femmes. Es-tu déjà tombé une seule fois malade ? – On peut pas penser à tout ! – Elle avait épousé un petit gars des Minimes, voilà qu’elle se retrouve avec une compagnie de chalutiers. C’est bien gentil de grimper haut, mais y’a des gens à qui ça fout le tournis. Qu’est-ce que tu veux, elle a trouvé quelqu’un qui a besoin d’elle. Elle ne l’aime pas, elle ne l’aimera jamais, mais il a besoin d’elle»

LE TABLEAU DANS LE CADRE ET VOUS DANS VOTRE BLOUSE

Cardinaud se retourne. Il connaît un autre jeu qui se joue à deux, comme le couple, c’est la bataille. Tout va reprendre sa place. La première à être au courant, c’est Mademoiselle. « Quand je reviendrai, je veux tout trouver à sa place. Le tableau dans son cadre et vous dans votre blouse. Pourquoi croyez-vous donc que je vous paie ? – Pour m’occuper des enfants ! – Nous sommes d’accord et pas pour vous en faire un ! »

ON VA REFAIRE LE PARCOURS ENSEMBLE

Cardinaud met les points sur les i. Il peut partir récupérer Marthe. Sans effusion. « Le bonheur ça  se paye comptant. Pendant douze ans, on a fait chambre commune et rêves à part. C’est de ma faute. J’ai tout loupé. Je t’ai laissé en chemin. Maintenant qu’on connaît le parcours, on va le refaire ensemble. Mais peinard, comme si on avait passé le permis.»

Jacky Lavauzelle