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ATSUSHI Nakajima – CONFUSION & DISLOCATION

Nakajima Atsushi

中島敦
Atolls – Le Mal du Loup
Paysage avec agent de police

Nakajima Atsushi Les Etres disloqués Artgitato
La Confusion
des êtres disloqués

Une douleur dans l’explosion.

L’être d’Atsushi se répand, s’étale et se morcelle. Il ouvre une gueule béante dans le savoir du monde. Il est submergé, par Voltaire ou par Montaigne, même si les ouvrages «prennent tristement la poussière», il aime se référer à l’Ethique de Spinoza, souhaitant « faire un traité de géométrie en réunissant les théorèmes cyniques assortis de corollaires sur le comportement des étudiantes », il évoque les Guanacos d’Amérique du Sud à la recherche de cet indispensable refuge, il invoque les vomissements de Vitellius dans son désir insatiable de nourritures terrestres, il écoute les derniers quatuors de Beethoven « au complet ».

Ces références le noient, l’entraînent dans le flux interminables des questions, tout au fond de la pensée des hommes, dans les nimbes des intrications des peuples, et des histoires de conquête et de force de ce Japon dominateur et sûr de lui-même.

L’être d’Atsushi est un être de passion, de dévouement et de compréhension. Mais dans son désir d’atteindre l’autre dans sa différence, il éclate. Comme il aurait été incapable de vivre là, dans ce lieu précis, japonais, à géographie fixe, limitée et bornée.

UN LENT ET LONG GLISSEMENT

L’être se froisse ;  il glisse. Le froissement et le glissement du sable de Palaos sur le dos de l’auteur d’Atolls se transforme en un glissement de l’être, en un lent et long effritement. L’être devient sable. Il en prend sa complète consistance. Enfermé dans un semblant de sablier, à filer entre les doigts, à filer vers son extinction, à se lover vers son inéluctable implosion.

Ils sont apparemment structurés, en éveil, pleins des cultures coréennes, chinoises, japonaises bien entendu, mais aussi européenne, et surtout classique. Comme Vitellius, les personnages gloutons avalent et ingurgitent. Ils vomissent aussi. L’ensemble s’entremêle. Ils n’ont pas appris à se contenter d’une finitude. Ils dévorent sans savoir encore que ces molécules s’entrechoqueront et se briseront comme des atomes en fusion.

TOUTES SORTES DE TYPES BIZARRES
COHABITENT EN MOI

Tous ces êtres se retrouvent dans Atsushi, à se répondre, à se parler. Mais la parole est rapidement inaudible qui laisse vaciller l’être dans sa fondation. La guerre n’est plus très loin. L’incompréhension y règne, voire la haine. « On dirait en tout cas que toutes sortes de types bizarres cohabitent en moi, entremêlées les uns aux autres. Des types ignobles aussi, qui ne méritent même pas qu’on leur crache dessus. » (Atolls).Les êtres sont présents, tels des japonais dans une Corée occupée. Un rien peut allumer la mèche. Un être s’oppose à un autre dans le même personnage. Au mieux, ils se narguent : «Or voici que pour une fois, tandis qu’il marche le long de la rive, le petit maigrichon sensé que Sanzô abritait en lui se moque de toutes ces sottises qui vont contre le sens commun. Il lui fait la leçon : « Non mais sans blague, à ton âge tu en es encore là ? » (Le  mal du loup)

Mais si ce n’est pas la multitude qui vient troubler la quiétude de l’unité, c’est l’incertitude. La non maîtrise de la vie et la force du hasard finissent par désagréger ce qui reste des miettes de l’être. Ballotés, sans repères, les êtres sont désaxés. « Sanzô a senti une mystérieuse angoisse longtemps oubliée, qui soudain s’était de nouveau insinuée en lui, pendant qu’il regardait. Elle venait de très loin…Il se demandait s’il n’aurait pas pu naître parmi eux. Et ces derniers temps, il pensait : certainement, oui… Ces pensées sur l’incertitude du destin angoissaient  étrangement Sanzô… Qui peut dire que cela ne me serait pas arrivé, si cette chose que nous appelons HASARD , avec un sentiment de terreur parce que nous ne savons pas trop ce qu’elle est, avait dévié d’un pouce, rien que d’un pouce ? Et combien d’objets invisibles, inaudibles ou impensables à présent aurais-je pu voir alors, et entendre, et penser, si j’étais né dans ces  autres existences (Le  mal du loup)…« Les pensées de Sanzô retournent à « l’incertitude de l’être ». Il était encore collégien quand il avait ressenti pour la première fois cette angoisse. Justement, les signes écrits commençaient à lui paraître bizarres… «  (Le mal du loup)

LES PRODUCTIONS INFINIES DU HASARD

L’être d’Atsushi n’a peut-être pas assez écouté Valéry qui soulignait à propos du pouvoir infernal de ce hasard : « il ne faut pas oublier que les hommes ne savent pas ce qu’ils font, pas plus qu’ils ne savent ni ne peuvent savoir ce qu’ils sont, et qu’il suffit de regarder les développements de l’acte le plus réfléchi, et même le plus heureux, pour pouvoir et devoir le ranger parmi les productions du « hasard » (Paul Valéry – Mauvaises pensées et autres)

 L’être d’Atsushi ne se pose ni dans sa relation à autrui, ni dans ses recherches, ni dans ses voyages aux confins de l’Océan. La confusion de la période dans Le Mal du Loup, ressurgit dans Paysage avec agent de police se mêle à la confusion des climats, comme dans Atolls « On sentait réellement dans cette ville de Koror – c’est là que j’ai séjourné le plus longtemps- une sorte de confusion des valeurs : on était en zone tropicale et cependant s’imposaient des critères de zone tempérée. Cela ne m’avait pas frappé au premier abord, mais plus tard… »

LE RETOUR DANS LA CONFUSION

Pour finir avec un Atsushi, désorienté, qui ne comprend plus tout à fait sa propre culture japonaise dans son dernier écrit : « Après plusieurs mois je suis reparti pour Tokyo. Tout était si différent d’un seul coup, le climat, l’air ambiant, j’étais totalement désorienté…j’ignorais le jargon et les quelques mots clés qu’il faut évidemment connaître…je parvenais à saisir confusément. »

Le centre se décentre et l’être a comme racines quelques particules en flottement. Proche du néant et des chaos infernaux. L’être comme saoul, désarticulé marche dans la peur et l’effroi. La compréhension du monde devient l’incompréhension de soi. La dérive des formes, sans fonds, sans être même une idée. Une presque négation.

Le salut viendra surement des choses simples, des bruits de tous les jours, d’une simple odeur, assurément d’une lumière. « Tout périt, tout gèle, rien n’a de sens », pensée véritablement effroyable qui lui donnait des sueurs froides et le forçait à s’arrêter un instant. Et il se ressaisissait tout à coup, autour de lui les gens allaient et venaient, bien sûr les lumières scintillaient, les trains fonctionnaient, les automobiles roulaient. Tant mieux ! Il était soulagé. Tout était comme d’habitude. (Le mal du loup)

 

Jacky Lavauzelle

 (trad des textes d’Atsushi : Véronique Perrin, coll. Allia)