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LUMIERE D’ETE de GREMILLON

Jean GREMILLON

Lumière d'été Jean Grémillion Artgitato 1943
LUMIERE D’ETE
1943
Le Bal des solitudes

 Trois hommes, trois statuts et trois moments. Michèle reste l’élément neutre du groupe où, autour, gravitent Patrice, Roland et Julien dans Lumière d’Été de Grémillon.

« TU DEVRAIS LE SAVOIR AVEC LE TEMPS »

Patrice (Paul Bernard), le noble, représente le passé, le temps long, celui des catastrophes, des drames, des meurtres, et des souvenirs lancinants. Il est le mal.

A la question de Cri-Cri qui cherche à savoir si celui-ci l’aime encore, il répond : « tu devrais le savoir depuis le temps !». Il sourit et semble heureux quand Cri-Cri lui montre son bureau avec des vielles photos, les lettres, des fleurs séchées, un vieux ticket de métro, des anciens articles, des programmes du premier soir de celle qui s’appelait encore Christiane. Ce carrefour des rencontres, des possibles et des excitations, des attentes où Patrice vivait encore. D’ailleurs son visage s’illumine déjà. La rupture avec Marie-Hélène, les vacances au Touquet, les premiers regards, « être seuls au monde ». A ce moment encore, ils vivaient, respiraient l’air du temps, puis vint la jalousie, le meurtre et les regrets si lourds à porter.

UNE IDEE N’ATTEND PAS !

Roland (Pierre Brasseur), l’artiste, le passionné, le futur, dans un mouvement continuel et effréné qui n’a peur que du repos et de la pause, en somme de l’ennui. « Une idée n’attend pas ! » lance t-il à Patrice dans son château.

C’EST PAS MAL, TU SAIS, LA SINCERITE !

Il n’est ni bon ni mauvais. Il s’efforce de dire la vérité, de l’incarner. « Je pensais à toi tout le temps, dit-il à Michèle, en venant sur la route, je me disais : il faut que je lui dise la vérité, elle le mérite. Je n’ai pas le droit de me taire… C’est pas mal, tu sais, la lucidité, la sincérité ! Rien dans les mains, rien dans les poches.»

Roland, est l’homme, mi démon déchu, mi génie, fatigué de s’être agité sans fin dans une création impossible afin de fuir sa véritable crainte : l’ennui. « Je ne suis pas malheureux, je suis abimé, usé, lessivé, foutu, liquidé, vidé et fatigué » Il n’a pas peur du malheur, ça occupe le malheur, il l’attend même, l’a souhaité ; mais même ce malheur n’a pas suffit ! : « C’est pas terrible le malheur ! Ce qui est terrible, c’est l’ennui ! ».

FONCE DEDANS ! TAPE LE PREMIER !

Le bonheur, le malheur, ça lui rappelle son père : « un marrant, mon père, dans son genre. Lui qui était malheureux comme des pierres, tu l’aurais vu se débattre, donner des conseils, surtout quand il avait bu un peu :surtout fait attention quand tu verras le malheur arriver, n’aie pas peur, ne perds pas de temps ! Le laisse pas placer un mot ! Fonce dedans ! Tape le premier ! Et il s’en ira sur la pointe des pieds !Eh bien, moi, quand le malheur est arrivé, je lui ai ouvert ma porte et je lui ai dit ‘entrez donc ! Vous êtes chez vous ! Ne vous gênez pas ! Faîtes voir un peu la gueule que vous avez ! Bah ! On s’en fait un monde ! Ce n’est pas terrible le malheur ! Ce qui est terrible : c’est l’ennui ! Oh l’ennui ! Mon dieu ! L’ennui ! ».

LA VISION DU BONHEUR DES ARTISTES

« L’ennui sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler… Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision du bonheur des artistes et des philosophes. » (Nietzsche Humain, trop humain, I, § 611, Bouquins I, p. 680)

UN PETIT PAYSAGE SORDIDE
AU FOND DU PLACARD

Pour vaincre cette mort temporel, il fait. « Il fait tout», souligne Michèle, comme dans son ballet, «le décor, les costumes, il a même trouvé le titre : le Bal des Ardents». Il peint une salle du Château en blanc, complètement blanc. Comme pour donner un sens à cette maison du Bon-Dieu « ouverte à tous».Mais le blanc lui-même ne trompera pas, il sera terrifiant, affreux. Ce sera le blanc du rejet et de la peur : « Tout en blanc. Rien que du blanc. La pièce sera tellement blanche que personne n’osera y rentrer. Pour mon mécène, je peindrai, tout de même, un petit paysage sordide et désolé, là-dedans, dans ce placard, en pénitence, dans le cabinet noir. Vous seul aurez la clé ! »

MORT DE RAGE !
MORT DE HONTE !
MORT D’HUMILIATION !

Il y a l’ennui, mais aussi l’échec. L’ennui est terrible, mais ce qui peut arriver de pire, c’est l’échec, car l’échec et l’indifférence c’est la mort. Après le fiasco de son ballet, Roland dit à Michèle qu’il «  était mort ! » et après un temps, il continue : « mort de rage, mort de honte  et d’humiliation !  Un désastre ! Nous avons sombré ! Même pas dans le ridicule, mais dans l’indifférence ! Ils sont tous partis au milieu du spectacle, les uns après les autres, sur la pointe des pieds. Je suis resté seul sur un strapontin !»

Il voudrait toutefois que Michèle soit heureuse. Mais il n’a pas le temps de l’aimer. C’est au-dessus de ses forces. « Ce qu’il y a de plus tristes, c’est que je t’aime pas assez » reconnaît-il à Michèle.

DANS LA MONTAGNE AVEC MICHELE

Julien, l’ouvrier, raisonné et calme, le présent, l’innocence, le dévouement. Il est clair que le cœur de Grémillon est du côté de Julien. Au bord de la fontaine quand son visage rencontre celui de Michèle, les deux ne font plus qu’un. Ils sont comme frère et sœur. Il est le lisse, livide, presque transparent. Ils sont peu nombreux à le voir, il passe. Sa beauté est quasi-informelle, intemporelle. Il en est presque raide, rigide, même quand il descend bras dessus, bras dessous dans la montagne avec Michèle, dans un plan final.

C’EST UN PAYS PERDU !

Michèle en débarquant dans ce coin des Alpes de Hautes-Provence découvre cette montagne que l’on transforme, que l’on désintègre et pulvérise, qu’on atomise. Cette unité éclate en de multiples petits rochers qui dévalent vers le bas. La hauteur est magnifiée, comme le génie de la Bastille ou la Grande-Roue de Paris. Comme ce bloc, les humains autour de Michèle vont se désintégrer en voulant ou en croyant s’unir à elle.

Pas d’arbres mais des rochers et des lignes de crêtes, pour mettre en valeur autant les personnages que les caractères.
Comme le dit Cri-Cri (Madeleine Renaud) à Michèle, « c’est un pays perdu ». Les gens le sont aussi en arrivant ici. Être sauvé s’est partir, à Paris par exemple, où s’attacher à Michèle, sorte de radeau navigant dans un des cercles de l’Enfer.

J’insiste sur ce point, le détail !
L’imagination, ce n’est rien, c’est du vent ! 

Jean Grémillon a commencé par le documentaire avec des sujets aussi divers que le revêtement des routes (1923), l’étirage des ampoules électriques, le roulement à billes ou la fabrication du ciment artificiel (1924).
Le premier plan commence donc par une vision de la montagne, une trompette avec des coups rapides, puis deux, nouvelle rafale, deux coups et un long. La caméra s’arrête nette sur le panneau « Attention aux Mines – Danger de Mort ». Nous sommes prévenus, nous aurons du sang, du sensationnel, des meurtres et des explosions de toutes sortes. Vient l’explosion, comme si la montagne partait en fusion, se réveillait. Un grand nuage blanc, suivi d’une multitude de galets roulants au fond du ravin. Chaque fragment qui tombe est important, il est cette montagne.
La  diatribe de Marcel Lévesque sur la force du détail qui balaye cette imagination qui n’est en fait « que du vent ». « Ce qui compte, c’est la documentation, le détail. J’insiste sur ce point, le détail ! »

UN ANGE DANS LA MAISON DU BON DIEU

Michèle Lagarde (Madeleine Robinson), descend du bus comme si elle descendait du ciel,  absorbée par la montagne magnétique, comme s’il s’agissait de sa création, que seules les cloches de la calèche feront sortir de son émerveillement. C’est l’Archange Gabriel tombé du ciel, que le malin emportera ! La pureté et la blancheur, l’innocence et l’Amour. Elle se dirigera d’abord avec Patrice, nouveau Méphistophélès à l’auberge-volière, l’Ange Gardien et ensuite au Château de Cabrière, la « Maison du Bon-Dieu » (Patrice). Pour enfin, lors du bal endiablé, sous l’air du Veau d’Or du Faust de Gounod, retrouver son nouvel amant Julien.

LE MAL EST DANS LE BAL

Le bal débridé comme l’ultime tentative du diable pour posséder l’ange. La danse dans sa tentation, dans son relâchement des corps, que la raison ne contrôle plus : « les danses sont toujours dangereuses ; c’est pourquoi les confesseurs doivent, autant qu’il est en leur pouvoir, en éloigner les paroissiens…Les prêtres ne peuvent jamais approuver d’une manière positive ce genre de divertissement ni s’y livrer ou y assister » (le Manuel du Confesseur, les danses et les bals). Cette danse, de plus, n’est pas n’importe laquelle, c’est celle du Veau d’Or, sans retenue, débridée, totalement. Plus aucune croyance. Tout ce vaut.

TU NE SERAS JAMAIS
COMBIEN JE T’AIME !

Si Michèle semble tomber du ciel, elle ressemble au mouton que l’aigle veut prendre dans ses griffes, et dont on parle tout au long du film. Cet aigle démoniaque, ici Paul, qui fascine et terrorise en même temps. Les êtres sont ses proies. Il a tué déjà pour assouvir son amour dans un épisode qui a fait la une des journaux à scandale. Il est prêt à tuer encore pour conquérir Michèle en utilisant Cri-Cri (Madeleine Renaud), en mettant en joue Julien (Georges Marchal) dans le parc du château, en embauchant Roland (Pierre Brasseur) afin que celui-ci amène Michèle dans sa tanière de Cabrière.

DES PIERRES, DU VENT, DU SOLEIL
ET DE LA NEIGE EN HIVER !

Cri-Cri, transie devant Paul, n’est qu’un esclave. Elle attend et ne vit que pour Paul. Elle a tout abandonné pour lui : son métier de danseuse reconnue à Paris, son avenir en l’attendant à l’Ange Gardien, en lui donnant son âme et son amour exclusif. « Tu ne seras jamais combien je t’aime !». Elle a perdu depuis sa joie. Le temps lui semble long dans cette interminable attente et ce qu’elle acceptait auparavant commence à devenir une plainte : « des pierres, toujours des pierres,… et du vent,…du soleil,…la neige l’hiver,…Ah oui ! C’est sauvage ! » Elle se réfugie dans ce reste d’amour, dans sa volière, dans son attente et dans les cartes de son tarot qu’elle fait parler en énumérant ce qui fait son univers : «  le ciel, la terre, eau, ruisseau, murmure, poudre : poussière et cendre (pour le barrage que les ouvriers construisent), ténèbres : absence, perfidie (pour Paul), le ciel, la terre, les éclairs, la foudre, etc. »

LA VERITE EST SORTIE DU PUITS !

Roland reste dans la tourmente d’une création qui le dépasse et qu’il ne peut maîtriser. Il est possédé lui-aussi, mais par ce qu’il lui échappe ! Même quand celui-ci le possède !
Roland ne veut plus de Michèle qui l’attend patiemment. Il est l’homme, perdu : « Moi ! Un jour, je peindrai un grand désert sur une toute petite toile et tout le monde aura peur ! La vérité est sortie du puits, elle se secoue ! Elle nous éclabousse ! Nous sommes trompés, perdus tous les deux »

OUI, JE T’AIME ! MAIS JE ME PREFERE !

Perdu aussi par son égoïsme absolu : «  Ce qu’il y a de plus triste, c’est que je ne t’aime pas assez ! Oui, je t’aime ! Mais, je me préfère ! »

Ne plus savoir ce qu’aimer veut dire

Michèle en descendant du bus, reste portée dans ce nuage d’un amour absolu, puis déçu, puis fataliste.
L’amour est d’abord sa vérité, sa vie. Aveugle, elle embrasse avec passion Julien qui se trompe de chambre sans attendre la lumière. Ça ne peut être que lui. Elle aime « toutes les fleurs, surtout les tournesols ».
Elle attend Roland, sa première question : « Monsieur Roland Maillard est-il arrivé ? », se ruer vers ce téléphone qui sonne et qui ne peut être que pour elle, bien-sûr. Dès qu’elle le voit, son cœur s’emballe : « je suis si heureuse ! Pourquoi ne m’as-tu pas donnée signe de vie ? », « tu m’as dit soit sage et attends-moi ! J’ai été sage ! Pourquoi es-tu méchant avec moi ? »… Pour finir Roland lui lance : «  Je t’assure, si tu m’aimes vraiment, tu devrais me quitter ! »

Jacky Lavauzelle