Archives par mot-clé : mozzarella

BELLA E PERDUTA Pietro Marcello : LA SOLITUDE DU SAGE (2015)




CINEMA ITALIEN
BELLA E PERDUTA
PIETRO MARCELLO
2015
**

BELLA E PERDUTA
PIETRO MARCELLO

 

LA SOLITUDE DU SAGE

 

LES OEUVRES DES HOMMES NE SONT PAS BONNES
« [Et la lumière est arrivée sur le monde] et les hommes préférèrent les ténèbres plus que la lumière, [car leurs œuvres n’étaient pas bonnes] » (Evangile de Jésus-Christ selon saint Jean Chapitre 3 -19), c’est cette citation que met en exergue Leopardi dans son poème LA GINESTRA O FIORE DEL DESERTO (le Genêt ou La Fleur du désert) où il évoque le Vésuve. Vésuve d’où sortira, dans Bella e Perduta, notre Polichinelle.
Non, les œuvres des hommes ne sont pas bonnes…

L’HISTOIRE ENTIERE DES HOMMES
« L’histoire de Polichinelle, c’est, hélas ! l’histoire entière de l’homme, avec tout ce qu’il a d’aveugles croyances, d’aveugles passions, d’aveugles folies, et d’aveugles joies. Le cœur se brise sur l’histoire de Polichinelle : Sunt lacrymæ rerum ! » raconte Charles Nodier en 1831 dans son Polichinelle. Et l’histoire est dure à porter et c’est cette histoire que nous déroule Pietro Marcello dans Bella e Perduta autour des restes de la propriété royale de Carditello (Reale tenuta di Carditello – Reggia di Carditello) dans la région de Naples : la société de consommation, le traitement des animaux, le pouvoir mafieux de la Camorra, la corruption des politiques, les décharges illégales, la violence…







LA DERNIERE FLEUR
Mais il y a Polichinelle, joué par Sergio Vitolo, notre agriculteur, dans son propre rôle, l’ange-gardien de Carditello, Tommaso Cestrone, et le bufflon recueilli par Tommaso, Sarchiapone. Les trois éléments du monde : le monde souterrain d’où sort Polichinelle, terrestre de notre bufflon et aérien de l’ange-gardien. La poésie du film s’axera sur ce triptyque qui nous permettra de prendre de la distance avec le vulgaire. Ajoutons la musique, la peinture et les poèmes de Leopardi…

Polichinelle sort du Vésuve… « Sterminator Vesevo, La qual null’altro allegra arbor nè fiore, Tuoi cespi solitari intorno spargi, » (Exterminateur Vésuve, Qui ne rend joyeux aucun autre arbre, ni aucune fleur, Tu atomises ces plantes solitaires,…) Notre monde est atomisé. Sans fleur aucune. Si ce n’est Tommaso, la dernière dans son genre… Pure et Belle. Qui pousse sur les immondices et les poubelles.

ODI PROFANUM VULGUS
Polichinelle traverse le monde pour rejoindre Tommaso et rapporter Sarchiapone. Il regarde le monde, sa banalité, son étrangeté, sa cruauté. Sans jamais tomber dans le vulgaire. « Polichinelle qui a pour devise l’Odi profanum vulgus, a senti que les positions solennelles exigeaient une grande réserve, et qu’elles perdaient progressivement de leur autorité, en s’abaissant à des rapports trop vulgaires. Polichinelle a pensé comme Pascal, si ce n’est Pascal qui l’a pensé comme Polichinelle, que le côté faible des plus hautes célébrités de l’histoire, c’est qu’elles touchaient à la terre par les pieds… » (Charles Nodier)

LE MONDE EST UNE BOUE
Il y a tellement de choses dans le film de Pietro Marcello qui sont dites si simplement, si tranquillement, presque de manière anodine. Carditello, c’est Naples, mais aussi l’Italie, mais aussi l’Europe et le monde. C’est le passé et notre présent. Carditello, c’est le « délice royale », la Reale Delizia, où l’utile, la ferme modèle conçue pour nouvelle production industrielle de la mozzarella, et l’agréable, le séjour du roi venu apprécier avec sa cour, le repos de cet environnement giboyant. Les délices se sont transformés en ordures pestilentielles et pneumatiques de la Camorra napolitaine. Les ronces, la boue, la honte, les voleurs, les petits et les grands malfrats. « Non val cosa nessuna I moti tuoi, nè di sospiri è degna La terra. Amaro e La terra. Amaro e noia La vita, altro mai nulla; e fango è il mondo T’acqueta omai. Dispera L’ultima volta. Al gener nostro il fato Non donò che il morire. Omai disprezza Te, la natura, il brutto   Poter che, ascoso, a comun danno impera E l’infinita vanità del tutto » (elle ne vaut aucun de tes mouvements, elle n’est digne de soupirs la terre. Amertume et ennui La vie, n’a jamais rien été d’autre ; et le monde une boue Qui t’apaise désormais. Disparaît Une dernière fois. Ce que donne le destin N’est que le don de mourir. Désormais méprise Toi-même, la nature, le laid Qui ordonne, caché, le mal Et la vanité infinie de tout. – A se stesso GIACOMO LEOPARDI Mon cœur épuisé 1836 Trad. J Lavauzelle)

Et tout semble fait, tout s’allie pour que tout disparaisse. Que le beau, du moins, disparaisse. L’un vol une statue, l’autre une cheminée, l’un fait exploser la grille de l’entrée, un autre menace de mort…



L’INDUBITABLE ETERNITE DE POLICHINELLE
Ce qui plane sur ce monde, c’est cette mort constamment présente. Celle qui tourne autour de notre berger, de notre bufflon que tous veulent conduire à l’abattoir, puisqu’il ne peut donner du lait, il ne sert donc à rien dans la production de la mozzarella, de la propriété royale, de notre société minée par le consumérisme, la corruption, la défaillance des institutions et de l’état. Bien sûr, Tommaso Cestrone, Sarchiapone, les manifestants venus soutenir le berger, ne sont pas assez puissants pour freiner cette mécanique infernale de destruction massive de l’homme et de sa culture. Et tous iront vers leur destinée. C’est Polichinelle qui revient en mission pour sauver, un temps, notre bufflon. C’est en un sens, revenir à l’origine de Polichinelle, à son «indubitable éternité », que Charles Nodier avait noté en le comparant avec Isis, la déesse funéraire de l’Egypte antique,: « Le secret de Polichinelle, qu’on cherche depuis si longtemps, consiste à se cacher à propos sous un rideau qui ne doit être soulevé que par son compère, comme celui d’Isis ; à se couvrir d’un voile qui ne s’ouvre que devant ses prêtres ; et il y a plus de rapport qu’on ne pense entre les compères d’Isis et le grand-prêtre de Polichinelle. Sa puissance est dans son mystère, comme celle de ces talismans qui perdent toute leur vertu quand on en livre le mot. Polichinelle palpable aux sens de l’homme comme Apollonius de Tyane, comme Saint-Simon, comme Déburau, n’aurait peut-être été qu’un philosophe, un funambule ou un prophète. Polichinelle idéal et fantastique occupe le point culminant de la société moderne. Il y brille au zénith de la civilisation, ou plutôt l’expression actuelle de la civilisation perfectionnée est tout entière dans Polichinelle ; et si elle n’y était pas, je voudrais bien savoir où elle est. » D’Isis aux étrusques. De la mort aux vivants. Polichinelle est un messager. Il est celui qui peut comprendre le bufflon. Par la volonté de Tommaso. « Il sottoscritto Tommaso Cestrone chiede che a Sarchiapone venga concesso il dono della parola affinché possa raccontare la propria storia e quella della Reggia bella e perduta che gracie a me fu ritrovata. In fede Tommaso Cestrone (Je soussigné, Tommaso Cestrone, demanqe qu »à Sarchiapone soit accordé le don de la parole afin qu’il raconte son histoire et celle de la Reggia belle et perdue, qui grâce à moi fut retrouvée. En toute bonne foi, Tommaso Cestrone. » Polichinelle parlera donc à Sarchiapone.

POLICHINELLE ET SON COMPERE L’OGRE
Un messager porté par la langue. Cette langue que le bufflon partage avec Polichinelle. Charles Nodier souligne que « c’est qu’au milieu de cette multitude qui afflue au bruit de sa voix, Polichinelle s’est fait la solitude du sage, et reste étranger aux sympathies qu’il excite de toutes parts, lui dont le cœur, éteint par l’expérience ou par le malheur, ne sympathise plus avec personne, si ce n’est peut-être avec son compère dont je parlerai une autre fois. » Son compère, « compere »,  sera l’ogre Gesuino. Il sera joué par Gesuino Pittalis, immense, jupitérien. Avant la première raconte, le voilà, contant qu’ «en 1900, un matin, je suis allé à Selvapiana et j’ai mangé trois bœufs et une vache sept moutons avec toute leur laine… » Un ogre gentil qui n’effraie plus les enfants. Les ogres ont changé de camp, creusant sous terre et admirant des derniers vestiges étrusques sauvés des maraudeurs.

Mais Sarchiapone nous conduit vers le final. Inexorablement. Lourd et massif. Mais si léger devant la cruauté des hommes. Avec, dans les yeux, ce qui reste de notre humanité.

Jacky Lavauzelle

****************

Bella e Perduta