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HANA-BI (Kitano) …au bord de la mort

Takeshi KITANO
北野 武
HANA-BI
はなび
1997

Hana Bi Kitano Takeshi Artgitato
Une lumière
au bord de la mort

 LA RENAISSANCE DE NISHI

Une étrange solitude pèse sur Les êtres. Qu’ils soient flics ou yakusa. La solitude est aussi sur la ville. Nishi (Takeshi Kitano) perd sa fille. Il va perdre sa femme. Son ami est perdu ; sur un fauteuil roulant, lui aussi lui parle de solitude. Il comprend, il l’écoute : « même quand on est mari et femme, chacun ne pense qu’à soi. Quand je suis revenu chez moi, ma femme et ma fille m’avaient tourné le dos. La lumière n’était même pas allumée. Elles m’ont juste dit adieu ! Je n’étais plus qu’une épave. Elles sont parties sans hésiter. En fait, c’est peut-être mieux comme ça. Mais je n’ai rien à faire. Ma mère m’a dit de me trouver un passe-temps. Elle voudrait m’inscrire à un club de poésie. A croire qu’elle se moque de moi. Je n’ai rien fait d’autre que bosser. Comme j’habite au bord de la mer, je pourrais essayer de peindre. Mais, je n’ai jamais rien peint, je ne sais pas par où commencer. Et puis, le matériel coûte cher. Mais, t’en fais pas ! Tu y es pour rien ! Je vais m’acheter un béret d’artiste. »
 Il va commencer par la fin et se laisser submerger par la mer, le fauteuil ensablé. Nous commençons aussi par la fin. Mais tout s’emboite comme les casse-tête fait tout au long du film. Hana-bi est composé sous cette forme et non celle du puzzle. Dans le puzzle, chaque pièce a une place et une seule. Unique. Tout est pré déterminé. Le casse-tête se réfléchit en fonction d’un objectif, d’un but. Et chaque pièce vivra dans plusieurs figures, pleinement. Chaque pièce a plusieurs vies, comme Nishi.

L’être lui-même est un casse-tête. En fonction de son rapport à la vie, il se donnera, ou non, un destin différent.

L’être ne redevient humain, chez Kitano, qu’après une catastrophe. Comme ceux qui, après avoir touché la mort dans un grave accident, se mettent à dévorer la vie. En face de la mort, Nishi redécouvre la sienne et retrouve sa femme dans d’intenses moments, entre jeux et partages. Il redevient lui-même. Il se retrouve enfant, jouant aux casse-tête, au cerf-volant, aux feux d’artifice, à faire sonner la cloche, qu’on venait d’interdire à un garçon quelques secondes auparavant. Son ami, lui, découvre la peinture. Un colis de tubes, un béret ; une peinture naïve et pointilliste qui illumine l’écran. Des yeux-fleurs, des têtes-fleurs. Des fleurs et des mots sur la neige : « Neige », « Lumière », « Suicide ». Rouge sur blanc. Parfois, trop de vie si vite…

Ces collègues policiers sont, comme nous, témoins de cette renaissance et s’en émerveille : « Sa femme n’en a plus pour très longtemps. Mais, en un sens, il est plus heureux que moi !». Ou à la fin, le constat net : « je ne saurai jamais vivre comme ça! »

Sa femme, dans cette spirale de bonheur, oublie sa souffrance. Un sourire trône sur ses lèvres. Plus que la vie, il s’agit d’un fluide, d’une énergie. Pourquoi des fleurs séchées ne pourraient-elles donc pas repartir aussi ? « Pourquoi vous leur donnez de l’eau ? Elles sont fanées ! Dites donc, ça ne sert à rien d’arroser des fleurs mortes ! Ton mec t’a plaquée et ça t’a rendue zinzin ! » Malheureusement son « mec », c’est Nishi qui clôturera rapidement cette discussion.

Deux phrases. « Merci ! » « Merci pour tout ! »…

…Deux balles. La musique s’arrête. Revient le bruit des vagues.

本当にありがとうございます

Jacky Lavauzelle

Cervantes et Dante – L’El Medio et La Paura

Cervantes et Dante
LA PEUR et L’ACTION

Dante & Cervantes La Peur Artgitato Divine Comédie et le Quichotte

L’EL MIEDO du QUICHOTTE
et
L
A PAURA DE LA
DIVINE COMEDIE

El Miedo, source d’inaction

L’ingénieux Don Quichotte, l’intrépide, une fois lectures et imaginaires amassés, veut agir. Il est homme d’action. « Hechas pues estas prevenciones, no quiso aguardar mas tiempo a poner en efeto su pensamiento, apretandole a ello la falta que el pensaba que hacia en el mundo su tardanza, … » (chapitre 2).

Devant la continuelle peur de Sancho, Quichotte va droit devant, se riant de la peur de son écuyer. A chaque combat, Sancho liquéfié donne encore plus de courage à notre chevalier. Lors de l’attaque des moulins ? Quichotte lui dit : « ellos son gigantes, y si tienes miedo quitate de ahi y ponte en oracion en el espacio que yo voy a entrar con ellos en fiera y desigual batalla. »(chapitre 8).

Une autre aventure (Chapitre 18), fait apparaître à Quichotte des moutons comme étant des chevaux hennissants prêts au combat. « El miedo que tienes, dijo don Quijote, te hace, Sancho, que ni veas ni oyas a derechas, porque uno de los efectos del miedo es turbar los sentidos, y hacer que las cosas no parezcan lo que son… ». Le livre est plein de ces moments de rencontres hardies et directes où la peur ne fait que ralentir ou annuler l’action (chapitre 23…).

Elle est contre-productive. Quichotte inverse la folie. Trop de peur floute le réel.

  • La Paura ou la connaissance pétrifiée

L’opposition avec Dante est totale. Avant son entrée en Enfer, celui-ci est pétrifié. La peur, la « paura » n’est plus l’  « el miedo » du Quichotte. C’est le mot qui revient le plus souvent dans le premier livre de l’Enfer. Dante se retrouve dès les premiers vers perdu dans une vallée profonde, dans une forêt obscure après une nuit d’angoisse, de « paura » : « Nel mezzo del camin di nostra vita, Mi ritrovai per una selva oscura, Que la diritta via era smaritta. Ahi quanto a dir quel era è cosa dura Esta selva selvaggia e aspra e forte Che nel pensier rinova la paura. La “paura” est le mot qui, dès le début du poème, revient le plus souvent : « Che m’aeva di paura il cor compunto…Allor fu la paura un poco queta…ma non si che paura non mi desse« . Apparition de trois bêtes : une panthère « leggera et presta molto », Dante a peur :  « ch’i fui ritornar piu volte volto »Puis un lion : « ma non si che paura non mi disse, la vista che m’apparve d’un leone ». Puis une louve “che di tutte brame sembiave carca ne la sua magrezza, e molte genti fé gia viver grame”. Cette “paura” omniprésente sera affaiblie (« parea fioco« ) par la venue de Virgile.

A TE CONVIEN TENERE ALTRO VIAGGIO

D’abord Virgile apparaît comme une figure étrange, Dante l’apostrophe : « Miserere di me , gridai a lui, qual che tu sii, od ombra od omo certo !” Virgile répond : “Non omo, omo gia fui”Il ne se présente pas comme Virgile, mais comme une énigme : « Nacqui sub…poeta fui…”Et lui pose la question : « ma tu perché ritornai a tanta noia ? » Mais pourquoi retournes-tu à tant d’angoisse ?

Puis suit une déclaration d’admiration, « bello stilo che m’ha fatto onore », de Dante à Virgile et la peur s’analyse, s’étudie « aiutami de lei, famoso saggio » …

« A te convien tenere altro viaggio ».

Jacky Lavauzelle

SPIRITUS d’Ismail KADARE

Ismail Kadaré SPIRITUS

Ismail Kadare Spiritus Artgitato

ENTENDRE L’INAUDIBLE

Dans Spiritus, Ismail Kadaré utilise les mouvements qui vont vers l’intérieur, qu’est-ce que la chose, qui est l’être en face de moi, est-il mon ennemi ? Et ces mouvements qui vont vers le bas, vers ce qui est enfoui, caché. Nous rentrons en Albanie, quand le Guide encore montrait le chemin. Chacun regarde chacun. « Depuis les villas gouvernementales, des dizaines de regards suivaient à coup sûr leur promenade. Avec des jumelles, si ce n’était à l’œil nu, on pouvait se rendre compte de leur silence ».

  • L’ART DE LA PENETRATION
    DU DEHORS VERS LE DEDANS

Pénétrer dans un des pays les plus fermés du monde, « nous pénétrâmes sur le sol albanais par la frontière orientale »

Pénétrer dans l’une des langues les plus complexes et atypiques d’Europe. « L’angoisse de la langue albanaise cherchant à se protéger de la tourmente » ; « Nous pensions qu’il n’aurait jamais osé s’attaquer au difficile parler des Albanais…Dieu sait où il avait débusqué certaines locutions intraduisibles et surtout un mode verbal qui les sous-tendait et n’avait cours qu’en albanais, peut-être aussi en grec ancien. D’après lui, ce mode servait à charger les verbes albanais d’une intention, autrement dit à leur conférer un pouvoir soit bénéfique, soit maléfique »

LES OREILLES DU PARTI

Pénétrer l’intimité de l’autre par les écoutes par la pose des princes, « réussir à percer leurs intentions ». Les ennemis sont partout. Tout le monde peut être coupable. Une dotation pour les « oreilles du Parti » des « princes », des « frelons », écouteurs nouvelle génération sont arrivés. « La pression des ennemis du dehors et du dedans s’accentuaient ».

RIEN N’EST OUVERT

Pénétrer car tout est difficile d’accès, le pays, les âmes, le brouillard, « tout était enveloppé d’un épais brouillard. La tombe même de Shpend Guraziu était restée inaccessible … ». On ne peut rentrer facilement nulle part. Rien n’est ouvert. Le regard scrute partout.

Pénétrer dans le noir, dans la nuit, dans les tréfonds de la Terre.

L’ART DE LA DESCENTE
DU HAUT VERS LE BAS, LA STRUCTURE DE LA PHRASE

 « CETTE NEIGE EST BON SIGNE. JE CROIS AUX BIENFAITS DE TOUT CE QUI VIENT DU CIEL »

Le mouvement vers le bas, les morts, parti d’en haut, du ciel, domaine des esprits. C’est la structure même de la phrase de Kadaré dans Spiritius. On écoute les esprits pour savoir ce que les morts cachent et ce qu’il y a à connaître chez les vivants.

PAREIL A UN DEMON

Toujours un mouvement de haut en bas, de droite à gauche (ils rentrent en Albanie par la frontière Orientale, donc de l’Est vers l’Ouest, de la droite vers la gauche), de l’extérieur vers l’intérieur (il faut rentrer dans, pénétrer, quand, parfois, il se fait vers l’extérieur, il y a malaise : « Tout en parlant, il remarqua que la plupart de ces auditeurs ne le regardaient pas en face. Leur position, la tête plutôt penchée, le regard tourné vers l’extérieur, lui parut tout aussi bizarre »), parfois un arrêt au centre, puis, pour finir, une impossibilité, une impuissance, une interdiction, une séparation, un inaccessible infini, voire la mort : « Quiconque descend aux enfers, là où tout est différent, où les formes, les sons, les mots mêmes sont transfigurés. Pareil à un démon, il parcourait ces espaces pied à pied… Sans doute émanait-elle de la zone interdite ».

ENTENDRE L’INAUDIBLE

Ou encore : « Il allait être amené à descendre dans les abîmes de la vie. Là où il faisait si froid, si noir. Il entendrait l’inaudible, les turpitudes, les râles amoureux, les prières secrètes à des saints depuis longtemps interdits ».

A L’EXTERIEUR DE L’ECORCE

Ou : « Nous étions encore en haut, tout en haut, à la surface de la Terre, alors que le mystère, lui, était tapi en bas, au-dessous d’horribles et infranchissables crevasses. Nous étions, si l’on peut dire, à l’extérieur de l’écorce qui enveloppait l’évènement, et des couches entières de boue, de pierraille, de craie, peut-être aussi de charbon, nous en séparaient… »

DECOUVRIR LA FAILLE

Ou « Nous sentions bien qu’il nous manquait peu de chose pour découvrir la faille par laquelle nous pourrions nous glisser sous l’écorce terrestre. Peut-être un flair analogue à celui des chevaux pour deviner un mort enfoui sous terre, ou celui des rats pour pressentir les secousses, un sixième sens dont le Créateur n’avaient pas équipé les humains pour une raison qu’Il était seul à connaître »

Ou « Un mystère qui concernait une sphère supérieure, donc à eux inaccessible. Leur pouvoir s’arrêtait ici-bas. …Alors que les forces du Mal qui le poursuivaient restaient à terre. Eux aussi, hagards, demeuraient au bord de l’infini ».

Ou  « si les avions avaient pour précurseur le tapis volant, la télévision, le miroir magique des contes permettant de voir chaque recoin du globe, et, ainsi de suite, ces répugnants frelons, eux, ne pouvaient avoir été préfigurés que par les voix des fantômes et des esprits, l’occultisme, la magie noire, le spiritisme, tous ces vestiges poussiéreux de ce vieux monde ».

UN SUSPECT ENTERRE VIVANT

L’envol, la magie, les fantômes, la poussière, la terre. « L’un des plus éminents avait perdu l’ouïe en espionnant des aviateurs là où ceux-ci s’étaient justement sentis le plus en sûreté : à proximité du moteur en marche. Près de lui se trouvait Lulla Bella qui avait consenti à se couler dans une fosse, à côté d’un suspect enterré vivant. »

 L’ART DE L’ECLAIRAGE 
DU NOIR, DU NOIR ET UN PEU DE LUMIERE LUGUBRE

L’affaire est « ténébreuse », l’histoire « vraiment obscure », « la nuit semblait avoir avalé le rai de lumière qui avait tout juste filtré », « cette nuit terrible, inoubliable dans laquelle son esprit s’était englué », « les sombres capotes des sentinelles de la cour », « le visage de l’homme s’était assombri »…

AU COEUR DES TENEBRES

…Le noir, constamment. Même la lumière reste noire, « les rares lampadaires paraissaient osciller tristement », « l’escalier faiblement éclairé par une ampoule unique », « les petites flammes des bougies tremblotaient comme apeurées », « l’obscurité tomba lugubrement, quasiment comme un coup, jusqu’à ce qu’au cœur des ténèbres une fraction de la lumière perdue ne réapparût encore que très faiblement »

Jusqu’au Guide suprême qui rentre peu à peu dans le noir, « Le Guide devenait aveugle…Jamais il n’aurait imaginé entendre prononcer la condamnation de sa vue ».

UNE CELEBRATION FUNEBRE

La mort, donc n’est jamais loin et se tapisse partout, dans chaque intervalle. « A nouveau il revit, comme pour une célébration funèbre, les princes étendus sur leur velours rouge. Ce n’était pas pour rien qu’ils paraissaient avoir été placés dans un cercueil. Ils allaient bel et bien répandre la mort », « l’atmosphère était si lugubre qu’un mort inhumé depuis trois ans avait réussi à envoyer un message sur terre » ; « la peur immémoriale, primaire, celle des fantômes, de l’enfer, de la mort » ; « les dents, les orbites, tout cela baignant dans l’ombre de la mort », « à voix feutrées comme pour une visite de condoléances »,

UN MOT ENTERRE

Le noir et la mort, puis l’oubli. La peur du Chaos pour remonter comme le noyé qui remonte vers la lumière d’un seul coup de pied. Le noir et la mort, puis le silence. « Au fond ce qu’on cherche, c’est avant tout à empêcher les gens de parler », « ce mot depuis si longtemps enterré, tombé en désuétude »

LE CHAOS TOURNOYANT

Les mouvements, l’arrière et l’avant, L’avant et l’après (« Notre erreur avait été de ne pas avoir fait la distinction entre l’avant et l’après »),  le noir. C’est donc un aller-retour entre ombres et lumières noircies. Entre le chaos et la révélation avortée et banale, incertaine encore. « Le chaos tournoyant qui se déployait devant nous paraissait parfois s’apaiser, mais pour bientôt s’exaspérer, enfler à nouveau »

LA RECHERCHE DE LA VERITE

Bien sûr il y a le chaud, le lumineux, le clair. Mais il fait mal. Il pénètre dans notre chair. Il nous ouvre. « Chaque fois qu’il y pensait, une bouffée de chaleur l’envahissait, comme traversée par un poignard»

Bien sûr, il y a parfois la vérité. Mais comment est-elle ? Il y a si longtemps, que pour l’heure, elle fait peur. « A l’évidence, nous cherchions la vérité et la redoutions tout autant »

Jacky Lavauzelle

ALIAS THE DOCTOR- La Force du destin

Michael CURTIZ & Llyod BACON

Lloyd Bacon & Michael Curtiz Alias the doctor Artgitato
ALIAS THE DOCTOR
(1932)

LA FORCE DU DESTIN

 LE MALHEUR IMMINENT

Le passage de l’enfance à l’âge adulte, de la nature au monde urbain, de la ruralité à la modernité, de l’enracinement des valeurs traditionnelles aux turpitudes et aux excès de la nuit s’opère sur deux images. La première, une roue en bois, qui laisse la place à la roue fumante de la locomotive. Yorik, le crâne affublé d’une casquette annonce à plusieurs reprises une mort ou un malheur imminent. La salle d’interrogatoire après le décès de la copine de Stephan, son frère, se trouve barrée par une immense grille oblique métallique qui scelle le sort de notre héros, Karl Brenner (Richard Barthelmess), et qui le conduira à la prison.

AU SON DES ORGUES

La remise des diplômes a lieu au son d’un orgue qui semble sortir des diplômes superposés les uns contre les autres. Comme si la musique sentencieuse sortait des parchemins. Ceux-ci scelleront la vie d’étudiant, les plongeant dans le sérieux des carrières médicales. Pendant que Stephan reçoit son diplôme, passe le convoi pénitentiaire de Karl. La même musique conduira Karl jusqu’au cœur de la prison annonçant donc la reprise prochaine de son activité médicale.

L’AVENIR SEMBLE RADIEUX

A sa sortie, Karl se retrouve dans la ferme de son enfance ; sa nostalgie est renforcée par la musique enfantine qui s’installe et les rayons du soleil qui traversent la pièce. Il sourit. Ses meilleurs souvenirs sont ici. Il se pose.
De suite, le crâne à casquette.
La lumière baisse.
Karl se met à pleurer.

Huit ans avant le Dictateur de Charlie Chaplin, Karl et Stephan, avant la reconnaissance officielle et la remise des titres, jouent avec le globe terrestre au bowling avec des bouteilles vides. Stephan fait un strike. L’avenir semble radieux et le monde à leurs portées.

LA FORCE DU DESTIN

Le passé demeure un moment révolu. Jamais, il ne sera possible de retrouver cette paix et cette quiétude. Une fois le mouvement commencé, rien ne l’arrêtera.

Lotte qui l’attend dans sa ferme, y croit. Elle pense que le retour est possible. Que l’on est libre de reprendre sa route où elle s’était interrompue. « -Quand tu seras chirurgien, tu t’y remettras – Ce sera différent. J’aurai changé. J’aurai la tête farcie de sciences. – Tu penseras au pays. Si célèbre sois-tu, tu reviendras là. – Tu crois posséder la réussite, c’est la réussite qui te possède ».

Alors que Karl, major de sa promotion, répète son discours d’intronisation : «il est peu probable que ce groupe se reconstitue jamais, au grand jamais. Nous acceptons une lourde charge. Certains seront chirurgiens. D’autres, médecins… Devant vos visages familiers, une pensée m’attriste… ». Arrive Stéphan, qui va briser sa carrière.

DE L’AUDACE

Karl, conscient de ce qui lui arrive, subit tout le temps son destin. Il endosse l’accident de son frère, puis purge cinq ans sous les verrous. Il est prisonnier de ses capacités : « Un homme de votre valeur, égaré dans la campagne…Vous n’allez pas vous défiler ? La nature vous a comblé. L’humanité doit en bénéficier…Préparez-vous et suivez-moi. Vous n’avez pas le choix ! » (Le chirurgien). Propos relayés par sa mère : « Tu l’as entendu comme moi : ‘la nature t’a comblé. L’humanité doit en bénéficier’. Si tu as commis un crime hier soir, recommence ! Récidive !…Tiens, tu t’appelles Stéphan et tu y vas…Tu dérobes à ton devoir…Courage. De l’audace. Ne crains rien. »

LA TERRE COMME UN REFUGE OU UN LIEU D’OUBLI ET DE MORT

La première scène rattrape la dernière. Karl trace son sillon. « C’est ton dernier sillon » lui dit Lotte au début du film. Cette terre qui l’appelle et sur laquelle il ne peut se fixer. Elle le chasse et l’attire. Quand il revient, il a « hâte d’empoigner une charrue ». Le chirurgien l’attire à nouveau vers la ville : «  un homme de votre valeur égaré dans la campagne ».  Sa mère rajoute : « Il est venu tout droit ici. Il aime la vie à la ferme. Quel gâchis ! Ici ! ». Quand épuisé par la ville, il songe à tout quitter et repartir vers sa terre. « Je voulais te voir seule. Lotte, je vais démissionner. Je le veux depuis longtemps. Je suis épuisé, Lotte. A bout. Je n’en peux plus, sans toi ! – Mais la carrière ? – Il y a plus important dans la vie – Mais ta tâche n’est pas finie…- J’ai fait ma part. Vingt-cinq ans de bagne en cinq ans.».

NOUS SOMMES VOUES A LA TERRE

C’est la terre qui l’aide à vivre et à supporter la prison. «  L’idée de retrouver les champs m’a fait supporter la prison ».

La terre qui tue aussi. C’est celle qui a tué le père : « quand j’ai épousé ton père, il avait ton âge à peu près, il rêvait d’être un grand chirurgien, quand il est tombé raide à côté de sa charrue. Il voulait payer ses études pour qu’enfin nous cessions d’être des forçats de la terre »

Après sa sortie de prison, Karl est accueilli par sa mère : «  J’ai eu tort, je voulais t’arracher à la ferme. Je suis punie de mon égoïsme…Nous sommes voués à la terre, nous ne pouvons pas la quitter. La main de Dieu nous retient ici. Mais ce n’est pas juste ! »

UNE CONFUSION DANS LES PERSONNAGES

Karl est le fils adoptif de Martha Brenner. Il se substitue au vrai fils, qui boit et s’amuse pendant ses études. Voilà comment Martha parle à son vrai fils, Stéphan : «Tu es mon fils, malgré tout… Tu ne vaux pas mieux qu’un paysan ! Pas fichu d’être un médecin de campagne convenable ! » .

Karl est amoureux de Lotte, la fille de Martha. Quand il se substitue à Stéphan, il devient son frère. Son amour devient incestueux et impossible. « Désormais, il sera mon frère. Uniquement. »

TON PROJET N’EST QUE CHIMERE

La scène d’amour entre Karl et Lotte est suivie immédiatement d’une scène de rupture. De la rupture des lieux se substituent la rupture des sentiments. Une scène avant, Lotte : « J’ai l’impression de vivre un rêve ». Suivi juste après par : «  Il m’a fallu t’oublier. Ton projet n’est que chimère. J’ai le devoir de t’oublier. »

Deux scènes se suivent entre Lotte et Martha, sa mère. Les rôles sont diamétralement inversés dans les deux. La première, Martha domine Lotte. « Veux-tu te taire ! Voyons ! Tu n’épouseras pas Karl…Hors mariage ? Tu n’oseras pas ! Honte à toi ! Tu ne partiras pas ! ». On passe juste après à : « On s’en fait une montagne. Pourquoi ne pas l’épouser ?  Qu’importe à ces médecins qu’il soit Karl ou Stéphan ? Il est meilleur qu’eux tous. Ils passeront sur un acte commis à ses tout débuts. Tu vois, tout peut s’arranger pour Karl et toi, finalement ! », nous dit la même mère.

ET LA MORT QUI TOUJOURS RODE…

Dans la ferme, comme dans la loge d’étudiant, dans les couloirs de l’hôpital, rode la mort. Elle prend les traits de Yorik, le crâne à casquette, ou celui « du type de l’autopsie », à qui il ne manque plus que la faux et qui apparaît dans l’embrasure des portes dès que le fil de la vie se coupe.

VOUS RAMPERIEZ !

La plus belle scène est celle où Karl opère sa mère. Après le plaidoyer auprès des administratifs et autres collègues où il implore qu’on lui laisse faire sa dernière opération. « Mon sort m’importe peu. J’admets tout. Je reconnais tout ! Mais il s’agit de ma mère…Elle n’a confiance qu’en moi. Qui prendra cette responsabilité ? Vous ? Vous  … Si c’était votre mère, vous me supplieriez d’opérer…Vous ramperiez ! Messieurs, accordez-moi une chance de la sauver ! Imaginez son désarroi si je ne revenais pas ! Ne me retenez pas ! C’est inhumain ! Mettez-moi en prison après ! Mais laissez-moi l’opérer ! ». Viens l’opération, moment émouvant et magique. C’est le soufflet qui rythme la respiration qui est filmé. Le ballon se dégonfle. Le type de l’autopsie qui arrive. Qui tend la main au porte-manteau. Des regards entre infirmières. Des gouttes. Le ballon s’arrête de bouger. Et tout repart. « Il a réussi ! »

« Je suis fier de vous ! »

Jacky Lavauzelle

André Maurois – La lente dérive vers la mer

André MAUROIS
AndreMaurois 2
 La lente dérive
vers la mer

C’est le destin, maître de tout qui dirige le mouvement. Sans libération avec lassitude, oubli, parfois résignation attendue et sereine, toujours dans l’abandon de toute volonté :

« The weariest river, répétait-elle souvent, la rivière la plus lasse, j’aime bien ça…C’est moi, Dickie, la rivière la plus lasse… Et je m’en vais tout doucement vers la mer. » (Climats)

« Maintenant nous irons à pied. Je veux vous montrer la petite chapelle ancienne, celle où s’agenouille le torero avant de tuer ou d’être tué. Vous aimé les corridas, maestro ? No ? Je vous les ferai aimer. Mais d’abord il faut aimer la Mort. Nous autres, Espagnols, pensons tout le temps à notre mort. Nous la voulons honorable et belle. Ce qui nous plaît dans les courses de taureaux, c’est une grâce souriante, face aux cornes meurtrières…Nuestra vidas son los rios – Que van dar a la ma, – Que es el morir…Vous comprenez ? « Nos vies sont les ruisseaux – Qui vont se jeter dans la mer, – Qui est la Mort.» (Les Roses de septembre)

Notre monde lui-même n’est pas brillant, la chute est là d’une mort à l’autre : « Qu’espères-tu de ce monde mort ? As-tu si grande hâte de mourir toi-même ? »  (Le Cercle de Famille)

Aussi, même sans le sentiment d’un avenir radieux de l’au-delà, la mort conserve t’elle quelques attraits : «Elle avait beaucoup aimé son père, mais elle pensait que pour lui la mort était une délivrance et aussi qu’il fallait être dure. » (Le Cercle de Famille)

« J’ai peur de la torpeur morale où je te vois tomber. Tes plaisirs ne sont plus les vrais plaisirs, tes joies ne sont plus les vraies joies et je ne puis croire que ta résignation nonchalante soit la vraie sagesse » (Le Cercle de Famille)

La grâce n’apparaît pas, même dans au dernier moment. Lassitude, réduction et disparition. La nuit est là dans un repos silencieux : « Ils dorment tous. C’est bien. La journée a été rude. Cela doit être bon de dormir » (Anouilh, Antigone)

André Maurois ou la lente dérive vers la mer
Jacky Lavauzelle

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Hommage à Théophile Viau

Hommage à Théophile de Viau

enfer Dante Doré

La Balade
aux Enfers

Echantillon et composition libre à partir des poèmes de Théophile de Viau

Chacun à son plaisir doit gouverner son âme et sa peine.
Moi, j’ai vécu longtemps par le feu animal
Je vivais de poison et je distillais mon mal
Un jour, enfin, j’ai su échafauder la feinte
Et de ce triste vallon ouvrir la nuit à des milliers de plaintes
Y laissant à jamais et la poudre et la haine.

Maintenant mon cœur se chauffe au devant de la gloire
Quand, hier, épuisé, il se consumait encore.
Sur mes pas languissaient les pluies de la mort
Sans forces plombé d’une voûte large et noire
Ne respirant brutal que la flamme et le fer,
Je croyais alors que mon ombre étonnerait l’enfer,
Employant au carnage, et le sang, et les charmes.
Je n’étais qu’un pantin sans fortune ni armes.

Hier encore je m’engourdissais dans l’idolâtrie
Depuis longtemps déjà j’oubliais ma patrie
Sans plus se souvenir de ce que j’étais jadis,
Je croyais fermement que ce sort résumait ma vie
Mon esprit enragé y voulait voir la guerre
Pour son contentement, et le Ciel, et la terre,
Plongés dans la froidure des tréfonds du Chaos
Quand des flèches plantées rougissaient tout mon dos
Dans cet entonnoir que je croyais narguer,
Je me voulais régent, je n’étais que laquais.

De ce monde tout entier j’en attendais la ruine.
De cette histoire ici je souhaite vous conter
Sans amitiés dans cette tempête que j’ai su dompter.
Du désordre comment j’ai bifurqué par la voie divine.

J’ai joui toute la nuit et j’ai joué tout le jour,
M’admirant du plus près dans des actes délictueux,
Mais n’étais-je point dans le sombre tombeau sinueux
En croyant aimer sous un épais voile, aveuglé pour toujours.

C’est alors enfin que je descendis voir la vicieuse Créature
Qui en ces lieux régnait sans feux ni habits
Qui fit pis que m’arracher les couleurs de la vie
Se pavanant sous les lustres de frénétiques peintures.

Je traînais mille fois ma prison, la glace dans mes os mutilés
Ce nid m’enchaînait et mon âme toute déchirée
N’avait pas encore goûté ni usé aux joies fécondes
En tournant sans cesse dans la funeste ronde.

Ô mort, si vous le voulez je suis prêt à partir ;
J’étais à ce point démuni de raison pour pouvoir réussir
Assuré que si je mourrai je ne perdrai qu’un cœur éméché, 
Abîmes ! Vous savez mal ce qu’est un cœur asséché
Quand dépouillé, dévidé, il ne reste que la bile.

Les pas qui me portaient toutefois tremblaient malhabiles.

Le monstre devenu noir pressait sans cesse mon mal,
La douleur d’alors d’un seul coup par miracle s’en alla.
A force de pression plus un cri ne sortit par ce poing brutal

 

Une porte alors s’ouvrit, un rayon, l’au-delà.
Je sentis alors un feu enfin me prendre, me soulever
Je jurais, chavirais et tremblait de toute mon âme diminuée,
Par cette flèche d’or que vous m’aviez tirée.
Le Mal s’acharnait, gesticulait fort encore
Jamais dans sa poigne je ne sentis autant la mort

Par le renfort de ses sbires assoiffés en nuées.
Poussé par une délicieuse ardeur je frémissais
Bien loin encore du port où le glas s’éteignait
Ce vent rejetait et ce voile et la nuit mise à bas
Je m’élevais abandonnant un peu plus les sévères frimas.
Et les doigts du Malin desserrant ses filets
Ne purent que se résoudre à ouvrir les collets.

Aux accents apeurés et tremblants de ma voix
J’ai vu alors et les fleuves et les bois
Des couleurs en nombre et des étoiles partout
Mes yeux riaient dansaient croyant m’en rendre fou
Mon corps s’embrasait comme l’avait fait mon âme.
Le lieu sombre cacha sous la lune son venin et sa lame.

Ce nouveau Ciel de son plus doux flambeau
Inspira dans son sein ce qu’il a de plus beau.
Mes sens retrouvèrent leur raison et ma vie la joie,
Enfin si libre sans devoir une fois encore me lever dans l’effroi.
D’une chute si longue aux tourments sans visages
J’ai trouvé depuis la grâce aux traits si doux et sages.

Jacky LAVAUZELLE

LES AMOURS DE MINUIT (Genina & M. Allégret) : L’ATTRACTION DES OMBRES

Marc Allégret, augusto genina, les amours de minuit,88,daniele parola

Augusto GENINA & Marc ALLEGRET

Marc Allégret, augusto genina, les amours de minuit,80,daniele parola

LES AMOURS DE MINUIT
(1930)

Marc Allégret, augusto genina, les amours de minuit,83,daniele parola


 L’Attraction
des ombres

Marc Allégret, augusto genina, les amours de minuit,86,daniele parola


 Au commencement étaient la voie et la ligne. La voie chaotique et la ligne fugitive. Des traits par-dessus-tout et au-dessus la vapeur d’une locomotive plaintive.

Il est certain que dans nos wagons, des êtres sommeillent. D’autres, ballotés par la ferraille en marche, ruminent les méfaits de la veille et fuient. Les ombres de la nuit s’appellent et s’interpellent, se croisent.

La lumière timide de la cabine semble vouloir s’étirer, se perdre dans le rideau. C’est Marcel. Marcel dans le temps qui s’enfuit à travers les lignes massives des rails, qui fonce chapeau bas, vers le port où un bateau l’attend, un continent nouveau aussi. Le chapeau impeccable. Une déchirure dans sa conscience brise le rêve et amène à chaque instant le regard fuyant et bas. Le reflet dans la glace pourrait le terroriser comme l’effraie l’homme, debout, raide qui contemple déjà sa proie, mais

nous y reviendrons. Nous sommes dans l’espace de la cabine, trop grande, beaucoup trop grande pour cet homme si seul. Le travail est un trésor dit la fable du laboureur. Le trésor dans la poche, c’est son travail qui se fait la malle. Un trésor est caché dans le wagon, dans la cabine, dans le veston. Qui pourra le retrouver ?

Pour le moment, Marcel est seul contre la glace a ne rien voir parce qu’il fait nuit et qu’il ne voit que son reflet, que son visage et sa faute.

La douceur de ses traits le trahit. Il demande pardon. Déjà, il pourrait tout rendre et tout excuser, demander le pardon pour cette faute imbécile. La première et la dernière. Un coup de tête. Une folie passagère. 

Lui-même n’a pas compris son geste et quand tout a commencé à décrocher. Et comment cette idée, qui n’était qu’une idée, devenait plus forte un peu plus chaque jour, chaque instant plus prégnante. Là, toujours là, toujours présente et continue. Qui frappait à l’empêcher de fermer l’œil. Avouer ses erreurs et demander pardon. C’était trop pour lui. Insurmontable. Il ne s’en sentait pas capable. Totalement perdu dans cette unique catastrophe. Mais quel séisme !

 

 

La montre tant regardée ne fait pas passer plus vite les secondes interminables. La montre ne le sauvera pas et déjà les griffes au-dessus de lui se referment. Avant que le soleil du jour ne se lève, l’homme sera dépouillé, vidé, lessivé.Mais re venons à Gaston que nous avons laissé.  Le chapeau tombant laisse planer une ombre masquant son regard.  Cette ombre l’accompagnera encore, plus tard, un peu plus dans le profond de la nuit, où les angoisses pourront se libérer, parcourir les rues et planer sur les têtes.

 De multiples combinaisons et une seule fin possible. Il est fait comme un rat.

 

Pourtant l’autre veut jouer. Se laisser le temps, que lui-même n’a pas, de tourner et de retourner sa victime. Le serpent s’enroule et étouffe et la souris ne tue pas de suite. Le plaisir vient de la douleur et de la durée.

L’homme qui s’assied devant lui s’appelle Gaston. Gaston n’est pas un tendre. C’est un dur, l’homme de tous les mauvais coups. S’il baisse la tête, remonte le col, rabaisse la visière de son chapeau, s’est pour mieux se camoufler, et ne pas se faire reprendre. Ses dents sont carnassières. Il est d’un autre milieu. 

La femme qui boit au café, c’est Georgette. Elle est blonde platine et avale, énervée, ses verres de vin rouge, dans ce café bondé de la gare. Elle est solaire. Elle illumine le monde de la nuit, de ce lieu bondé, de ce train ensommeillé, par sa blancheur virginale.

Le portefeuille de Marcel est lourd, qui recrache 200 francs au contrôleur méticuleux et consciencieux. Les autres billets attendent, nombreux, que la main de Gaston ne vienne les caresser. L’œil aiguisé aussi prête attention, n’oublie rien. Tous les sens de Gaston souhaitent le délester de ce poids mort attendu à d’autres destinées.

 

La descente du train se fera en deux temps. Le temps de l’esquive et celui des retrouvailles. Il couvre son visage d’une ombre. Mais au camouflage s’ensuit le subterfuge. C’est alors que l’anguille se faufile au-travers des portes et des voies et évite le filet de l’épuisette. Ce coup si, encore, ils ne l’auront pas dans la poche et repartiront bredouilles.

 Gaston domine Georgette de ses yeux perçants et de ses mains puissantes. La voix grave écrase ses mutineries naissantes des sanglots. Elle-même, qui le connaît, semble médusée d’être si près de ce loup sauvage.

 Bloquée dans le tourniquet de la porte tambour, elle semble prise dans une toile ou dans un piège. Il sourit. Ressortent ses dents, blanches, scintillantes, prêtent à livrer l’assaut, à rentrer dans la bataille. C’est elle qui a répondu à ce télégramme et qui maintenant se donne, nue.

Jacky Lavauzelle

STILL WALKING – A L’ORIGINE DE LA SOUFFRANCE (Hirokazu Kore-Eda)

Hirokazu Kore-Eda
裕和 是枝
STILL WALKING
2008


A L’ORIGINE DE LA SOUFFRANCE

Hirokazu Kore-Eda, still walking, 2008, 18

 Nous vivons dans le trajet du fils (Hiroshi Abe), sa compagne (Kazuva Takahashi) et son fils d’un premier mariage (Shohei Tanaka), un retour aux origines.

A l’origine fœtale de sa naissance. Là où tout a commencé, dans son quartier, dans sa ville, Yokohama,  dans la maison de son enfance. A  l’origine du deuil surtout  qui a frappé les membres de cette famille : la mort du fils aîné, Junpei.

Ce fils qui revient prend sur lui pour affronter, une fois encore, les démons qui l’assaillent : la mort, son père, son échec professionnel. Le fils rentre dans la maison, crevasse matricielle, avec méfiance et réticence, moins effrayé par le souvenir de l’accident que par l’adoration du père pour ce frère disparu. Ceux qui « marchent encore » (still walking) sont-ils ceux qui habitent la maison de Yokohama ? La barre installée dans la baignoire souligne le temps qui passe et fait basculer vers ces âmes qui s’envolent le soir d’un unique battement d’ailes de papillon.

Still walking semble revêtir le kimono d’un haïku en trois mots : nature, corps et mort. Eux trois sont constamment présents et rythment le retour. A dépouiller les personnages, nous ne voyons souvent que des mains, des pieds et des dos. Les mains tentent de toucher les fleurs, râpent les légumes. Les dos nous montrent tout ce que l’individu a porté depuis tant d’années. Ils nous montrent tout ce que le visage ne veut ou ne peut exprimer. Ils cachent les traits et les rides, les émotions qui pourraient se libérer. Le corps dans ce puzzle parle. Même ainsi. Il dit le refus et la lâcheté en remplaçant des mots remplis de regrets, trop lourds à porter.

Ensuite, la caméra laisse passer les corps, dans les pièces ou sur la route menant au cimetière, et reste à filmer la nature.

« Seule, dans la chambre
Où il n’y a plus personne,
Une pivoine »
(haïku de Buson)

 L’image est dépouillée et tranquille comme la surface d’une eau plane. Comme ce bus qui transporte la famille au pèlerinage annuel. Vers la maison paternelle. Aller voir ce  père hirsute, « si peu aimable », qui s’enferme dans sa pièce de travail, tourne le dos à sa famille comme à ses invités, ou encore qui s’énerve sur ces enfants qui touchent à ses fleurs. La surface n’est  pas si douce. Rien n’est dit ou ne se dit vraiment. On regarde les photos et l’on parle de recettes qui ne feront jamais…

… Le fils (Hiroshi Abe) ne parle pas de la perte de son emploi. Le sujet est l’autre. L’autre fils. Celui qui devait remplacer le père et devenir médecin, prendre le cabinet…celui qui est mort en sauvant un enfant de la noyade. « Les grands arbres avalent beaucoup de vent » (proverbes japonais). Et ce fils prend beaucoup de place pour ces vivants qui étouffent.

Il rappelle qu’il n’est que le cadet. Il ne sera jamais l’aîné. Le père n’est plus docteur, mais il veut rester « Monsieur le Docteur » et souhaite ne pas être vu avec un sac de supérette, dégradant pour sa condition. Le fils ne dit rien, surtout ne parle pas de lui : « je n’ai rien à leur dire. Mon père croit que je suis toujours fan de base-ball »

Le temps s’est figé à l’heure du deuil. C’est une éternelle journée sans fin… L’eau qui coule sur la pierre tombale rafraîchit le mort, le papillon qui franchit la porte symbolise l’âme du défunt fils, le tourne-disque plonge la famille dans la nostalgie, « on a tous une musique qu’on écoute en cachette. » Mais le fond reste âcre. Il faudrait blanchir la famille, comme l’on blanchit les radis : « ça leur enlève leur âcreté ! »

La maison et le cimetière. Et tout au long, un chemin. Difficile et pentu. Lourd déjà pour le jeune couple qui monte, harassé par la fournaise d’un soleil brûlant, ou pour ce vieux couple qui remonte lentement, marche après marche. Ce chemin est le pont qui relie les vivants des morts et permet aux uns de visiter les autres. « Il est entré dans la pièce. Tu nous as suivis depuis le cimetière, hein ? N’ouvre pas ! C’est peut-être Junpei. »

Tout est répétition palingénésique. Comme un rite. La visite annuelle, l’enfant sauvé que l’on fait souffrir tous les ans, et que l’on s’amuse à constater un peu plus gros chaque fois, la visite du cimetière.

Le fils aîné est là. C’est lui qui est le plus présent dans le film, qui pèse dans le film. Chaque image est pleine de son absence. Fragile comme un papillon et lourd comme un passé qui ne passe pas.

« La vie humaine est une rosée passagère » (proverbe japonais)

Jacky Lavauzelle

FOERSTER : L’EFFROI DE LA BANDE-DESSINEE – du malheur à la terreur

BD
FOERSTER

Foerster La petite maison dans la clairière FG260_Insectes détailDu Malheur…
…A la Terreur

Foerster Momie G225 détail avec la mort

 

 

 

 

 

 

 

 

La métamorphose
d’une vengeance

Foerster la planque FG130 Saturne dévorant son fils (2)

LE CYCLE DES MALEDICTIONS

Les métamorphoses de Foerster ne sont pas des camouflages. Pas de volonté de tromper
a
utrui. Ils peuvent comme les dieux se faire passer pour un autre en substituant les formes et les apparences. Les Dieux se transformaient pour séduire et tromper les êtres à conquérir. Dans Foerster, la séduction n’existe pas ! Dans La Planque, Saturne prend la place du Christ en croix, non pour séduire mais pour se cacher et dévorer sa progéniture. Il ne se métamorphose pas, il se planque. Il est là, Saturne dans sa nature divine déchue. L’histoire reste monstrueuse. Mais souvent dans Foerster, la vie n’est qu’une lutte atroce, à l’écart des autres, prise dans un cycle de malédictions.

Foerster La forteresse volante FG292 L'ogre
Par contre, Foerster n’aurait rien contre placer ses personnages dans une des cercles de l’Enfer. Car tous ces faussaires qui singeaient le monde (‘com’io fui di natura buona scimia’ (« Comme je fus bon singe de la nature »

– Dante, l’Enfer, XXIX, 139, trad. Jacqueline Risset)), la ‘Mira scellerata’, ‘l’anima trista de Guido’, ‘falso Sinon greco di Troia’, se retrouvent ‘par febbre aguta gittan tanto leppo’ (« par fièvre aiguë, ils fument en puant » XXX, 98), dans ce lieu où ils s’entredéchirent : ‘e in sul nodo del collo l’assanno, si che, tirando, grattar li fece il ventre al fondo sodo’ (« Et lui planta ses crocs au nœud du cou, si fort qu’elle lui fit gratter le sol avec le ventre » (XXX, 28-30). Cette anthropophagie a tout d’une description foersterienne.

UN DELUGE D’ATROCITES

Ces personnages sont déjà déformés dès le commencement de l’histoire : les yeux, les dents, le haut du crâne sont amplifiés, exorbitants. La métamorphose n’a pourtant pas commencé. Elle n’en sera que plus marquante. Le challenge est de faire d’une situation glauque et malheureuse un véritable enfer avec un déluge d’atrocités.

Pourtant dans autant de laideurs, la beauté existe. Dans La Planque (Fluide Glacial 130), la mère dans son ravissement devant tant de créatures merveilleusement laides, les compare : « Ah !…Mon petit Eugène ! Que tu es dodu ! Que tu es beau !…Potelé à souhait ! Une vraie merveille ! Papa

Foerster La Planque FG130 personnages

sera ravi !! Vous deux aussi !…Mais c’est Eugène le plus beau !! Et le plus laid, c’est toujours toi, Alphonse…Toujours aussi maigre ! ». Bien sûr les enfants sont élevés comme des cochons pour être mangés, mais par le Père, un Saturne qui prend les pauses du Christ afin de ne pas être découvert par les humains, comme Jupiter « qui se cache dans une centrale électrique…Quant à Vénus, je ne te dis pas ce qu’elle fait ce serait indécent…Neptune a trouvé une cachette au Musée de la Marine…Il y est déguisé en figure de proue… »

BIENVENUE AU MUSEE DES HORREURS

Les personnages de Foerster sont, avant la métamorphose, dans le sommeil, possédant une imagination forte, délirante et débridée, dans un cadre sordide et répugnant, carcéral. Souvent une rencontre inquiétante, un endroit isolé, un sorcier rencontré, une magie ancestrale, une histoire de famille mal cicatrisée, des rapports haineux…. Ces univers nous plongent dans des vengeances, toujours plus terribles chez Foerster, implacables, multiplicatrices, exponentielles. La haine et la rancœur  se nourrissant elles-mêmes des fureurs engendrées.
Le pouvoir magique ou maléfique est à peine sous contrôle au départ. Puis tout déraille, laissant le mouvement s’accélérer et arriver une absence de contrôle, tel un train partant de la gare et accélérant toujours plus pour enfin exploser et se désintégrer.

Foerster La Maladie de la Mouche Folle FG253 (2)

La transformation subie immédiate comme celle de Grégoire Samsa en bousier un matin dans sa chambre arrive dans La Maladie de la Mouche Folle (Fluide Glacial 253). Une transformation sans raison apparente. L’homme s’est couché comme tous les soirs. Ce matin là tout a changé sans raisons ni causes. Grégoire est là avec sa transformation achevée, grotesque dans ce lieu inapproprié. C’est cette métamorphose qui ouvre le roman.

 « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine…les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps, papillotaient devant ses yeux…Ce n’était pourtant pas un rêve … Il avait beau essayer de se jeter violemment sur le flanc, il revenait toujours sur le dos avec un petit mouvement de balançoire. Il essaya bien cent fois, en fermant les yeux pour ne pas voir les vibrations de ses jambes, et n’abandonna la partie qu’en ressentant au côté une sorte de douleur sourde qu’il n’avait jamais éprouvée. » (Franz Kafka, La Métarmophose). Kafka nous place dans ce comique de situation qui dédramatise d’emblée l’histoire. Les mouvements répétés de cette balançoire disproportionnée et déplacée dans cette chambre précède le traumatisme de la douleur et la découverte des sensations intimes de Grégoire. Chez Foerster, une identique dérision de l’horreur devant le cri strident de sa femme : « Oh, ça va, on le sait que j’ai mauvaise haleine au réveil ! »

 

Foerster Le Jour où Charlotte plut FG211, le retour des limaces

Foerster Le Jour où Charlotte plut FG211, transformationEXTRAIT PUANT DE
FLATULENCE DE CAFARD !

Dans Le jour où Charlotte plut (Fluide Glacial n°211), Charlotte a ingurgité « une potion qui, d’après lui (un sorcier indien), lui garantissait que la mort n’aurait de prise sur elle ». D’abord, l’enfant qu’il a avec Charlotte, Josiane. Elle finit par ressembler tellement à sa mère que Maurice s’aperçoit que Josiane et Charlotte sont une seule et même personne .
Maurice, le mari en est certain : « Josiane n’était pas ma fille. C’était Charlotte elle-même !! Cette idée m’était insupportable…J’en arrivai à la seule solution envisageable… ». Après avoir été découpée, trempée dans l’acide, son squelette suspendu dans le placard,  Charlotte se remet à vivre.
N
ouvelle apparition, nouveau découpage, acide double dose.
A nouveau Maurice « reprend sa besogne de boucher. »
Rien n’y fait, elle revient de plus en plus déformée, effrayante, vengeresse sous forme de milliers de limaces gorgées de l’acide ingéré, qui finiront par tuer Maurice qui laissera son squelette dans l’armoire.
« Sacré Charlotte toujours le dernier mot !!! »

Jojo, le petit enfant d’Œil pour Œil (Fluide Glacial n°213) est terrorisé dans son lit. Pour ses parents, bien entendu, il ne peut s’agir que d’un cauchemar, « Jojo ! Sois sage ! Si on te dit qu’il n’y a rien, c’est qu’il n’y a rien ! Un point c’est tout !!…Fais de beaux rêves ! ».Jojo terrorisé voit apparaître un œil avec un lambeau de peau.

Foerster Oeil pour Oeil FG 213 le départ de l'oeil


C’est certain, il est en plein mauvais rêve!

Sa mère nous confie alors le terrible secret de famille que le père semble avoir confiné dans un coin sombre de sa mémoire :
« tu sais bien…que son jumeau a encore survécu quelques heures après leur naissance…parce qu’il était doté d’un 
minuscule résidu d’organisme qui le lui permettait…S’il avait survécu !? »
C’est certain, nous sommes dans une nouvelle réalité.
L’œil vient se venger sur Jojo qui l’a

Foerster Oeil pour Oeil FG 213 Final

abandonné. Jojo et l’œil : « Mais j’y peux rien, moi ! J’étais un bébé !!…J’ai besoin de compagnie. Frérot ! Faudra m’excuser si ça fait un peu mal !! ».

Jojo meurt.
Le bruit réveille les parents. Les deux yeux font la révérence devant les deux parents médusés :

« Fallait pas vous déranger pour moi ! Je fais que passer ! J’avais juste un truc à prendre !… Que la nuit vous apporte de beaux rêves !»

TU SOUFFRIRAS MILLE MORTS !

La femme, battue par un mari qui « voulait voir personne… (et) vivre dans l’ancien temps », de Mille Morts (Fluide Glacial 217) a aussi eu un carnet par une sorcière, sa mère elle-même, « J’étudie chaque jour en cachette…Et un d’ces quat’, tu verras que je saurai m’y prendre, moi aussi ! Alors, ton père, il verra ce que je peux faire…Il n’osera plus m’ toucher…’Encore un peu de patience’ elle disait…Mais en attendant, elle prenait dérouillée sur dérouillée…Et, un jour, se réserve de patience se trouva épuisée… »…elle se pendit.Elle laisse une lettre de vengeance

Foerster Mille Morts FG 217 les pendus P'pas (2)

ferme et terrible : « Jeannot, t’as jamais été qu’un immonde salopard ingrat…Mais tu paieras…Tu souffriras mille morts. On te le promet, moi, la mémé et ses amis de derrière les choses !! » et c’est maintenant au tour du fils de prendre les fortes trempées du père… « en attendant, c’est sûr que les rossées, maintenant c’est pour moi… » Puis plein de petits arbustes se mettent à pousser dans la clairière autour de la maison… « En quelques jours, ils sont devenus très grands…de vrais arbres c’est dev’nu…avec des sortes de lianes…C’est au bout d’la semaine qu’on a pigé… » Les lianes tendent des pièges au pépé qui est maintenant le chassé. Un jour arriva… « Avec P’pa qui s’balançait…Puis les p’tits oiseaux sont arrivés… » Du pendu au squelette. Le petit, seul, l’enterre avec une croix fabriqué avec des vieilles branches pourries. Mais la croix se transforme en un arbre puissant et fort qui portera bientôt des fruits qui seront autant de papis par centaines… « Bientôt, tous ces P’pas se sont mis à gigoter et à faire toutes sortes de bruits pour que je les détache…Nan ! j’vous touch’rai pas, saletés ! ». Ces fruits se feront becqueter par les oiseaux…jusqu’à l’année prochaine…indéfiniment…la vengeance sera éternelle.

LA REALITE TE RATTRAPERA TOUJOURS !

Popol, (Fluide Glacial n°220) est un petit garçon « d’un naturel rêveur mais aussi craintif que peu énergique », est le souffre-douleur des

Foerster Popol FG 220 les dents

autres garçons bagarreurs. Une petite fille lui propose une sucette magique « suce-là deux fois en pensant très fort à deux dents …et à ce que te dit ton papa !!! » Arrivé à la maison, son papa lui dit : « je vais devoir te répéter le même refrain : c’est de toi et de toi seul que peut venir la réaction…la réalité te rattrapera toujours… » Les dents de Popol se mirent à pousser, devenant de vraies défenses d’éléphants. Les autres enfants, bien entendu, se moquent de ce bébé-éléphant. Il se rebiffe en fonçant tête-bêche…et tuant l’un d’entre eux… Il revient dans la maison où l’avait emmené la petite fille. Il rencontre son père, devant le porche d’une maison abandonnée en ruine :  « Popol, voyons. Il n’y a jamais eu de Jocelyne ici…t’as toujours eu beaucoup trop d’imagination, fiston ! Tu prends tes désirs pour des réalités !! » Popol se cache dans cette maison avec sens dents qui ne cessent de pousser, de pousser. « Notre joie fut de courte durée…les dents continuaient de pousser…toujours et toujours…Popol se mettait dans l’incapacité de nuire…Il s’incarcérait lui-même…Popol un petit garçon qui avait une dent contre lui-même… »

Foerster Histoire Belge FG236 arbre

 

Foerster Histoire Belge FG236 maison

Foerster La forteresse volante FG292 L'ogre et la lune (2)

Foerster La petite maison dans la clairière FG260_Insectes le phasme

Foerster Pub! FG318 _lapin

VERS L’ETERNELLE MALEDICTION DANS D’ATROCES SOUFFRANCES

Le personnage foerstien dans sa métamorphose, et cela est vrai de toutes les métamorphoses, un autre avec la même identité, révèle sa véritable entité par la révélation de l’atrocité qui l’empêche d’être réellement.
La différence dans la continuité.
Mais la vengeance entraînera tout. Et le malheur qui ouvre l’histoire finira  dans la terreur et la désolation.

Notre métamorphose est une dégradation de l’individu qui en appelle à ses instincts les plus profonds et refoulés.
L’homme devient insecte, œil, lambeau, vers, limace.

Le filtre qui aidera le personnage dans sa vengeance, le poison, la dent, etc. le possédera à son tour.

TANT BIEN QUE MAL

Il y aura souvent la mort, mais une mort renouvelée et incessante au bout du bout. Ta dernière seconde sera sans cesse vécue, encore et encore.

Foerster utilisera le monde végétal et encore plus souvent le monde animal, les insectes notamment. Foerster 13 002

Périr, souffrir, manger, être manger. Un cadre de violence et d’instinct de la famille ou de l’intime, par nature sécurisant…

 Les personnages tentent de faire, de se faire, justice, avec les moyens du bord, tant bien que mal.  

« Ca paraît un peu bébête si on ne se donne pas la peine d’approfondir. Ca veut dire la justice mais c’est plutôt que tous se mangent les uns les autres. Et en fin de compte c’est la vie ni plus ni moins. C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Il a des yeux au bout des doigts. » (James Joyce, Ulysse, trad. Auguste Morel)

Jacky Lavauzelle

LOULOU de Pabst – Louise Brooks,une libellule dans l’épaisseur du monde

Georg Wilhelm Pabst
LOULOU
Die Büchse der Pandora
1929

Loulou Pabst Artgitato  Louise Brook,
Une libellule
dans l’épaisseur
du monde

Le film Loulou, de Pabst, est filmé comme s’il s’agissait d’un film parlant, mais c’est un film volant, avec  un OVTI, un objet volant totalement identifié, Louise Brooks, qui se passe bien de parler. Un papillon, une abeille ne parlent pas. Il vole ou il butine. Louise Brooks n’en fait pas davantage. Ces yeux sont d’une telle détermination, son sourire surtout, et le silence qui plane après son passage semble sortir d’une expérience d’hypnose et d’envoûtement ; moment de calme suivi par un tsunami de réactions, de passions et de drames.

Capable de transformer n’importe quel homme en statue, en meurtrier, et de transformer en agneau les plus grands des criminels. L’ermite peut bien avoir beaucoup de maîtrise sur lui-même, se posant en deçà de sa pensée, qu’il deviendrait chèvre ou haricot sauteur rien qu’en regardant passer ce phénomène. Le flot menaçant inonde le vide. Les hommes, désarçonnés, cherchent alors à briser le sort, en la vendant, la tuant, la menaçant. Le Jack l’éventreur devra attendre le temps du sommeil, pour que se réveillent ses angoisses, sa menace et l’accomplissement de son sombre destin.

Les êtres traversés rentrent en catatonie : une première étape de passivité, laissons passer l’orage, que m’arrive-t-il ? Rêve-je ? La première phase tout à fait normale en somme d’une acceptation passive ; c’est le non-réel qui s’affiche et se présente à moi, d’accord et je n’ai donc plus qu’à l’accepter ou à  fuir ! Les raideurs sont généralisées en l’absence totale de réactions. Des accès d’agitation débridée ne sont alors plus maîtrisables et contrôlables…

Wedekind, écrivain à l’origine du personnage, Die Büchse der Pandora, repris par Pabst et Berg,  écrit à propos de Lulu : « J’ai cherché à présenter un superbe spécimen de femme, un de ceux qui naissent lorsqu’une créature richement dotée par la nature, même sortie du ruisseau, accède à un épanouissement sans limites au milieu d’hommes qu’elle surpasse largement... » Brooks est ce spécimen incarné.

Elle, la séductrice destructrice, est d’une légèreté telle qu’elle semble, pour reprendre les mots de Wedekind, surpasser  ces hommes si lourds, pris dans leurs jeux de pouvoirs et d’argent, de muscles et de représentations. Loulou n’est jamais en représentation, elle est Loulou. Elle virevolte autour des humains, les faisant tomber un à un, homme comme femme. Elle empreinte la grâce et l’allure féline, déstabilise le réel, et les apporte là, au point de rupture, à une feuille du précipice, aux portes mêmes de l’enfer.

Marlène Dietrich, prévue aussi pour ce rôle, n’aurait jamais pu apporter une telle finesse de jeu et cette fluidité. Rien n’est ici exagéré dans son jeu. Elle bouillonne et brille comme une pépite. Les mouvements des yeux, des épaules, des cheveux sont fluides. Ils n’appuient jamais. Ne viennent jamais renforcer un effet. Mais apporte à chaque fois de la profondeur.

Car la grâce de Loulou ne vient ni de sa coupe, très masculine, ni de ses formes trop plates. La grâce vient de la légèreté. Elle arrive, comme rarement dans une œuvre, à en devenir, plus que l’icône, la réussite. Elle dépasse l’œuvre qu’elle a, année après année, complétement finie par dévorer. Oubliée Pandore, soufflé Pabst. C’est Brooks qui gagne, à chaque vision un peu plus. Sans elle, le film ne serait pas rien, mais beaucoup moins, un presque rien, une curiosité.

Tout ce qu’elle touche se détruit, jusqu’à la détruire elle-même. Personne ne peut la posséder, « personne ne peut épouser une fille comme ça, c’est du suicide » avoue de docteur Schön.  « Mais, si tu veux te libérer de moi tu devras me tuer »  lui répond-elle. La relation ne peut que mal se terminer. Elle brûle les hommes. Elle brûle aussi son auteur et pulvérise Wedeking. La créature a survécu à son premier et à son second créateur. Elle est rentrée dans l’histoire.

La première apparition de Loulou :  elle marche la tête baissée, les yeux dans le porte-monnaie. Le rapport à l’argent est immédiat. Loulou sans l’argent, n’est rien. C’est aussi ce qui l’a fait avancer dans la vie. Mais quand elle lève la tête, ses dents resplendissent. Elle commence déjà à dévorer la pellicule.

Jacky Lavauzelle