Gao Xingjian
高行健
LA MONTAGNE DE L’ÂME
Une canne-à-pêche pour mon grand-père
Le Calme
de la goutte
au-dessus de la ville
L’EQUILIBRE ECOLOGIQUE
dans LA MONTAGNE DE L’ÂME de Gao Xingjian
Dans les nouvelles et les romans de Gao Xingjian, la dégradation est là, présente. Le vivant se dégrade. Les forêts, les cours d’eau, les villes, les ports. Le temps travaille à coeur ouvert. La blessure ne se fige pas dans le temps. Elle s’ouvre un peu plus, à chaque instant. Pas de cris, juste le tumulte.
La destruction s’amplifie. Nous entendons déjà le bruit des pelleteuses et des toupies à béton. La nature s’en va. Un peu plus chaque jour. La ville est là qui s’installe et prend ses aises. Le changement s’accélère pour faire de chaque rue une avenue toujours plus grande, démesurée et terrifiante.
TU NE PEUX PLUS TE FIER QU’A TA MEMOIRE
L’homme se perd dans ce monde. Un monde sans repères. Continuellement en évolution. Il ne peut se fier qu’à sa mémoire, qu’à des émotions restantes, des sensations fugitives. « Le pont a été démoli et reconstruit en béton armé, j’ai compris, j’ai tout compris, je ne retrouverai rien de ce qui était là à l’origine. Il est clair que cela n’a aucun sens de demander le nom et le numéro de l’ancienne rue. Tu ne peux plus te fier qu’à ta mémoire. » (Une canne à pêche pour mon grand-père).
TU N’AS PLUS RIEN TROUVE !
L’origine, le point d’origine n’existe plus ou tend à disparaître. Souvent les personnages se retrouvent perdus dans la ville même de leur enfance. « Tu es revenu dans les lieux anciens, mais tu n’as plus rien trouvé. La place couverte de gravats, le petit bâtiment la grande et lourde porte noire avec un anneau de fer, la petite rue tranquille passant devant, tout avait disparu, et même la cour avec son mur écran. A leur place, peut-être, a été ouverte une route goudronnée où circulent des camions aux klaxons stridents, chargés de marchandises, faisant voler la poussière et les papiers de bâtonnets de glace, des cars long-courrier aux vitres déglinguées…Le sol jonché de graines de pastèque et d’écorces de canne à sucre crachées depuis les fenêtres. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 54)
TOUS IDENTIQUES !
Gao Xingjian ne parle pas d’écologie, mais d’équilibre écologique. Il constate seulement ce long et rapide de travail sur cette nature martyrisée. Tristement. En plus de changer, tout fini par se ressembler. S’uniformise. Dans les formes de paysages comme dans les têtes. « Mais ce pays natal a tellement changé que tu n’arrives même plus à le reconnaître, la route poussiéreuse a été goudronnée, les immeubles sont faits d’éléments préfabriqués, tous identiques, les femmes dans la rue, jeunes ou vieilles, portent toutes un soutien-gorge, elles ont des tenues si légères qu’on dirait qu’elles veulent absolument montrer leurs sous-vêtements, et tous les toits sont équipés d’une antenne de télévision. Les maisons qui n’en ont pas semblent frappées d’une anomalie congénitale, tout le monde regarde bien sûr les mêmes programmes, les informations nationales de sept heures à sept heures et demie, les informations internationales de sept heures et demie à huit heures… » (Une canne à pêche pour mon grand-père)
UN TORRENT QUI A ROMPU SES VANNES
Les villes sont toutes surpeuplées et les gens se choquent, s’entrechoquent continuellement. « Dans cette rue pleine de monde, j’ai peur de passer pour un handicapé. » … « J’arrive dans une ville bruyante, inondée de lumière. Et ce sont à nouveau les rues noires de monde, la circulation ininterrompue des voitures, le clignotement des feux tricolores, les myriades de bicyclettes s’écoulant comme un torrent qui a rompu ses vannes… » (Chapitre 55)
PENETRER DANS LE GRAND CYCLE DE LA NATURE
Il faut être un équilibriste pour passer sans encombre dans une rue chinoise. Le héros de La Montagne de l’Âme cherche toujours à partir le plus rapidement possible de ces lieux infernaux et cauchemardesques. La montagne et la hauteur sont des lieux salvateurs. Il ne s’agit pas seulement de retrouver ce refuge intérieur, cette montagne où, symboliquement, se niche l’intériorité de l’être, il s’agit de sauver simplement sa peau. Survivre. « Blanches comme la neige, luisantes comme le jade, les azalées se succèdent de loin en loin, isolées, fondues dans la forêt de sapins élancés, tels d’inlassables oiseaux invisibles qui attirent toujours plus loin l’âme des hommes. Je respire profondément l’air pur de la forêt. Je suis essoufflé, mais je ne dépense pas d’énergie. Mais poumons semblent avoir été purifiés, l’air pénètre jusqu’à la plante de mes pieds. Mon corps et mon esprit sont entrés dans le grand cycle de la nature, je suis dans un état de sérénité que je n’avais jamais connu auparavant. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 10)
VOYAGER EST PLUS DIFFICILE
QUE DE MONTER AUX CIEUX
Les villes, les ports, les bus et les trains sont surpeuplés, endroits clos où l’homme est prisonnier, condamné à économiser son oxygène et son calme. Ce monde urbain est une ruche où chacun doit connaître les codes pour s’en sortir. « Le couloir du wagon étouffant était bondé et, pour gagner la sortie, il fallait se glisser entre les voyageurs. Il faudrait transpirer plusieurs minutes pour y parvenir. J’avais eu la chance de trouver une place près d’une fenêtre, au centre du wagon…Les trains qui parcourent ce pays sont bondés, de jour comme de nuit. Dans la moindre gare, on se presse pour monter, on se presse pour descendre. Les gens se hâtent, sans que l’on sache pourquoi. Je ne peux m’empêcher de transformer le vers de Li Bai : ‘Voyager est plus difficile que de monter aux cieux.’ » (La Montagne de l’Âme, chapitre 63)
LA PEUR DE SOI-MÊME
La nature et la montagne dans l’apaisement de leur immobilité contrastent avec la frénésie urbaine. Mais l’homme dans son activisme forcené, brise le calme et entaille la forêt. Elle se transforme jusqu’à devenir effrayante et vengeresse. Elle devient miroir de notre être. Et nous renvoie ce que notre âme renferme de plus sombre. « Je devais me calmer, ce n’était après tout qu’une forêt d’arbres à laque. Les montagnards qui avaient récolté la laque avaient laissé des entailles sur les troncs des arbres. Ils poussaient dans cet état, créant un paysage infernal. Je pourrais dire aussi qu’il ne s’agissait que d’une illusion due à ma peur intérieure ; mon âme noire m’épiait, ces yeux multiples, c’était en fait moi-même qui m’observais. J’ai toujours eu l’impression d’être continuellement espionné, ce qui a sans cesse gêné mes mouvements. En réalité, il s’agit seulement de la peur que j’ai de moi-même. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 65)
LA MER DE CHINE, UN IMMENSE DESERT DE SABLE
Plus la ville est grande, moins elle présente d’intérêt et plus il faut trouver un stratagème pour se sauver le plus rapidement possible. La traversée d’une ville se fait presque en apnée. D’un souffle unique. Les pires choses sont possibles. La vision est agressée continuellement. Le pire, c’est Shanghai et Pékin. Pour la première : « Cette ville immense où s’entassent plus de dix millions d’habitants n’a plus aucun intérêt à mes yeux… Autrefois j’étais allé à l’embouchure du Yangzi…on ne voyait que des rives boueuses couvertes de roseaux, sans cesse battues par les vagues. Le limon s’y dépose inexorablement, jusqu’au jour où toute la mer de Chine ne sera plus qu’un immense désert de sable. Je me souviens que, lorsque j’étais petit, l’eau du Yangzi était pure par tous les temps.» (La Montagne de l’Âme, chapitre 75). Pékin ne s’en sort pas mieux. « Les gens sont trop nombreux, on y vit trop serrés. Au moindre moment d’inattention, tu as quelqu’un qui te marche sur les talons. » (Chapitre 63)
LA NATURE FINIRA PAR SE VENGER !
Trouver ce qui reste de la forêt primaire, primitive et vierge de l’homme, trouver un hêtre gigantesque niché au cœur d’une forêt d’érables et de tilleuls. Les forêts sont ouvertes, comme des plaies béantes, par la hache de l’homme, son avidité. « Ils abattent les arbres précieux pour en faire des matériaux. » Des constructions insensées, pharaoniques voient le jour comme par enchantement maléfique « Si jamais ça provoque un grand tremblement de terre, les centaines de millions d’habitants qui vivent dans le cours inférieur et moyen du fleuve seront transformés en tortues ! Bien sûr, personne ne risque d’écouter les paroles d’un vieux comme moi. L’homme pille la nature, mais la nature finira par se venger ! » (La Montagne de l’Âme, chapitre 8)
RETROUVER LE SOUFFLE VITAL DE L’HUMANITE
L’espoir n’est décidément pas dans l’homme. La mémoire reste un refuge bien précaire et chancelant. Mais, même avec ce triste constat accablant, l’homme a besoin de retrouver son semblable. Comme un mal nécessaire. A vouloir monter trop haut, le calme est parfois déstabilisant, voire insupportable. Comme descendre aux fonds des océans. Des paliers sont à respecter. « Le sommet des monts Wuling, aux confins des quatre provinces des Guizhou, Sichuan, Hubei et Hunan, est hostile et glacial. Je dois retourner parmi les hommes, retrouver le soleil et la chaleur, la joie, la foule, le tumulte ; quels que soient les tourments qu’ils me font endurer, ils sont le souffle vital de l’humanité. » (Chapitre 39)
Textes et Photos Jacky Lavauzelle
(Traduction de La Montagne de l’Âme et d’Une canne à pêche pour mon grand-père par Noël et Liliane Dutrait, Editions du Seuil)