Archives par mot-clé : Mady Christians

Letter from an Unknown Woman Max OPHÜLS : JUSTE AU BORD DE LA MEMOIRE (Lettre d’une inconnue 1948 )

MAX OPHÜLS
LETTRE D’UNE INCONNUE
Letter from an Unknown Woman
(1948)

  max ophuls Lettre d'une inconnue 1948

 

JUSTE AU BORD

DE LA MEMOIRE

 Comme pour ce vin de Valpolicella, dans la chaleur de la Vénétie,  ce « premier vignoble en descendant des Alpes », « les italiens le disent si bon avec les  vignes, les racines dans la vallée qui regardent la montagne», Max Ophüls  vendangera la vie d’un être sensible, à fleur de peau. Un être  amoureux éperdument, aveuglément de la montagne Brand. Une vendange dans une fixité ou une accélération vertigineuse du temps au bord du précipice. Dans le monde entier sans pour autant partir de Vienne. Le film s’enfoncera dans les ombres du passé, dans la nuit de Vienne. Une Vienne désertée où erre une âme qui a perdu sa montagne.  La lumière éclatante des premières images de l’enfance laissera, peu à peu, la nuit envahir l’écran et les cœurs.  

Carol Yorke et Joan FontaineStephan Brand (Louis Jourdan) en décachetant la lettre de  Lisa Berndle (Joan Fontaine) se lave le visage. Il ne sait pas encore ce qu’il a fait. Il va découvrir l’étendue du désastre causé par sa frivolité et sa vie débridée. Il fuit. Il fuit devant ses responsabilités comme il fuit le duel qui l’attend à l’aube : «L’honneur est un luxe réservé aux gentlemen…Je sortirai par derrière » Il n’a pas fui que son adversaire, il a  fui la femme qui l’a aimé toute sa vie, qu’il a marqué à jamais une inconnue, il a fui sa vie. Il va bientôt apprendre qu’il vient de tout perdre.  « Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte. J’ai tant de choses à vous dire et peut-être si peu de temps…Je dois trouver la force d’écrire. Quand j’écrirai, il apparaîtra peut-être  que ce qui nous est arrivé avait une raison dépassant notre entendement. Si vous recevez cette lettre, vous saurez comment j’ai été à vous, quand vous ne saviez ni qui j’étais, ni même que j’existais. Je crois que nous avons deux naissances, le jour de notre naissance et quand commence notre conscience. Rien n’existe réellement dans mémoire avant ce jour de printemps où je vis une voiture de déménagement devant chez nous. »

Leo B Pessin et Joan Fontaine

Mais Lisa pense encore qu’il n’existe que deux naissances ; elle ignore encore  la troisième naissance, l’ultime naissance.

La première, celle de l’enfance, est un jardin clôturé d’une haute muraille. Des sons, des couleurs, des formes, des odeurs le parcourent. A force de longer cette cloison, nous y découvrons, un jour, une faille, la faille. C’est une ouverture qui bientôt se refermera derrière nous, définitivement. Nous la prenons inconsciemment, comme poussés. Lisa découvre la faille de son jardin d’enfance dans le déménagement de Stephan.  Le jardin est oublié quand, parfois, le chant d’un oiseau ou l’odeur d’une fleur échappée de la muraille nous feront revivre, éternelle madeleine, quelque chose de notre de nos origines.

 A qui peuvent bien appartenir de si jolis objets et de si somptueux mobiliers ? Qui peut jouer du piano aussi divinement ? L’enfance n’existe plus, d’ailleurs Max Ophüls ne la filme pas. Ce qui nous structure fondamentalement dans nos premières années est subitement balayé par quelques notes de piano et de douces dorures sur un meuble. Le temps ne compte plus, c’est l’instant qui est important. Nous sommes vers 1900. Le temps indiqué lui-même est incertain. Qu’importe. Ce n’est pas important. Par contre, le temps de la répétition de musique est attendu. Ce miracle qui illumine l’âme. C’est Le moment de la journée. Celui qui donne son sens à l’attente, à la journée, à la vie. En se balançant dans le jardin, elle tourne la tête rayonnante afin de voir la fenêtre d’où vient la douce mélodie. Il est dans sa musique, dans sa carrière, dans son prochain récital. Elle n’est plus, déjà, qu’à lui. Chaque legato lui coupe le souffle et chaque note appuie sur une zone précédemment vierge de son âme.

Lettre d'une inconnue Max Ophuls 1948 (1)Quand il termine brutalement son morceau, mécontent de lui, elle sursaute de sa balançoire comme si le coup entrait dans la chair. Elle rembarre son amie Marie (Carol Yorke) énervée de ce bruit musical. Cette amie, toujours dans le jardin avec ses jeux d’enfant, parle encore des garçons qui la taquinent à l’école. Peu importe l’âge que cet homme peut bien avoir, pour le moment, « il doit être vieux, je suppose ». Car de cette écoute, qui cristallise déjà l’ensemble des attentes et des désirs,  jaillira un feu d’artifice en découvrant l’inconnu, jeune et beau. Le mur de l’enfance s’est définitivement refermé.

Lettre d'une inconnue Max Ophuls 1948 (5)

Dans l’attente de la première vision, des bruits d’oiseaux envahissent la petite cour. Ces bruits, c’est son âme joyeuse, tellement excitée et survoltée,  qui envahit l’espace environnant ; un espace qui devient mélodieux et rallonge un peu plus le plaisir du piano. Le bonheur ne doit pas s’arrêter là. Un sourire, un merci et un bonjour et la pauvre Lisa est lardée de plaisir. Elle voudrait garder à jamais cette position et tenir pour toujours la poignée de porte entre ses doigts tremblants.

Cette deuxième naissance sera la plus belle et la plus douloureuse. C’est celle de l’attente et de l’espoir. Celle aussi où les déconvenues et les chagrins la marqueront à jamais. Sans jamais perdre patiente, Lisa attendra sous la pluie, dans la neige, son bien aimé. Elle a trouvé son dieu.

Voir son amant deviendra son unique obsession. Préparer ses tenues, repasser, apprendre à danser, apprendre les bonnes manières, connaître la musique et l’histoire des musiciens,  toutes les actions n’auront que ce seul et unique but. Être prête pour le grand jour de la prochaine rencontre. Lisa n’est même pas jalouse des conquêtes de Stephan. 

Elle est déjà au-delà. Presque dans un rêve. Et quand sa mère lui demande continuellement « Où es-tu, Lisa ? » Elle n’est déjà plus dans la pièce depuis ce tout premier jour de la rencontre. « En réalité, je vivais pour ces soirs où vous étiez seul et où je me disais que vous jouiez seulement  pour moi. » La rencontre est des plus intimes, sans la présence des corps. La musique relie les doigts à l’âme et pour Lisa, ce sont  « les heures plus heureuses de (sa) vie ».

Tout se résume à une question : comment faire pour le voir ? Le jeudi, c’est le jour du grand ménage, le jour des tapis. La poussière doit sortir des moindres mailles de la plus petite carpette. Tout le monde s’y met, sauf Stephan, absent pour la journée. Trouver le moyen de rentrer, de pénétrer dans ce paradis de la musique et de l’amour. Le tapis devient la clé d’entrée. Ce tapis enroulé devient magnifique et sublime quand son amie n’y voit qu’un simple tapis lourd et poussiéreux.

A son premier grand départ, celui pour Linz, avec le remariage de sa mère (Mady Christians) avec Monsieur Kastner  (Howard Freeman), ressemble à un véritable coup de tonnerre. Elle se sauve de la gare et revient en courant dans son immeuble, comme asphyxiée, à la dérive. Elle a perdu son oxygène, sa raison de vivre. Elle reste devant sa porte, couchée comme un chien qui attend son maître. Stephan arrive avec une nouvelle conquête. Vaincue, elle partira.
« Il ne me restait rien. J’allai à Linz ».

 

Lettre d'une inconnue

Quand un prétendant de Linz, jeune militaire promis à une grande carrière militaire, lui demande sa main, elle refuse. Elle n’est pas libre. « J’ai seulement dit la vérité. J’ai dit que je n’étais pas libre. »  Lisa a déjà officialisé sa liaison platonique viennoise. Ses rêves sont devenus si forts qu’ils en deviennent réels. « Mes pauvres parents, pour eux c’était la fin, pour moi, c’était un nouveau commencement. » Le retour à Vienne, le retour vers Stephan, « c’était notre ville », la ville hors du temps, la ville de ses rêves et de ses phantasmes. Le retour s’annonce donc lumineux et glorieux, nécessairement.

Mannequin chez Madame Spitzer (Sonja Bryden), elle donnera corps à sa féminité, toujours dans « l’apprentissage » afin de devenir la femme parfaite qui séduira Stephan.  Elle attire les hommes, mais elle se réserve pour le grand jour, elle se réserve pour l’homme de sa vie. Et le grand soir arrive. Seule dans l’attente, dans le froid et la neige. « Je vous ai déjà vue avant. Il y a quelques soirs. » Sa mémoire ne va pas plus loin, mais elle s’en moque. C’est déjà ça. Elle est tellement heureuse de passer ces minutes avec sa divinité.  Il veut se présenter, elle l’arrête. Elle le connaît tellement, si profondément. Depuis le temps. Il se dit que, tôt ou tard, il faudra bien savoir où aller, se donner un but ; mais elle, elle s’en moque. Peu importe le lieu, elle baigne dans l’ivresse de sa présence. Qu’ils soient là ou ailleurs, tant qu’ils sont liés. 

Être à ses côtés, être l’objet de toutes ses attentions. Lisa est au Paradis et elle réalise ses rêves les plus fous. « Je n’arrive jamais où je veux aller » lui lâche-t-il, bateau perdu dans la multitude de ses désirs et de ses amours. Elle, elle sait qu’elle est arrivée au port. Elle compte bien s’y arrimer longtemps. Le plus longtemps possible. Tout est si simple pour elle.  Stephan doit décommander sa soirée, élaborer les mensonges pour une certaine Lili, la femme de sa soirée, reporter un rendez-vous. Il reporte au lendemain, élabore des scénarios quand elle, toujours près de la porte, attend le cœur battant. Le temps déjà, pour elle, s’est arrêté.

Quand il lui demande si elle est libre le lundi, elle lui répond qu’elle n’a aucun rendez-vous prévu. Lui non plus.  Il se confie et devient enfin lui-même. Tout a commencé très vite, « trop vite, peut-être » avouera-t-il.  Il ne s’aime pas vraiment, non plus : « il est plus facile à plaire aux autres qu’à soi-même ». Elle a trouvé sa faille. Il n’a toujours pas trouvé ce qu’il cherchait. Elle a touché le point sensible. « Depuis quand êtes-vous dans mon piano ? Ne dites rien. Vous devez être une sorcière, qui peut se faire toute petite. »

La fleur qu’il lui donne sera, comme Vienne est devenue sa ville, sa fleur. Tout ce qu’il touche ou qu’il donne devient, de facto, sacré. Dans la fête foraine, désertée et froide, elle lui avoue préférer l’hiver, parce qu’  « au printemps il n’y a rien à imaginer ». C’est le manque qui donne de la présence, comme cet amour qui s’est forgé dans l’attente.

Le voyage immobile dans la fête foraine s’arrête bien entendu à Venise, la Sérénissime, capitale des Amoureux, puis en Suisse voir le « Matterhorn », le Cervin. Pour elle, « il n’y a jamais eu de voyages… », pas plus à Vera Cruz qu’à Rio, « pas plus qu’au soleil de minuit». Les villes, elle les connait par les prospectus illustrés de son père, qu’il rapportait de son agence de voyage, et par les programmes musicaux des villes où Stephan jouait.

Les voyages par les publicités, la gare en carton, les figures de cire, voilà ce qui compose l’univers de Lisa. Mais elle est comblée, peu importe si tout cela est factice puisque son amour est réel, authentique. Au contraire, il n’apparaît que plus solide, plus dur dans ce monde improbable. Quand, le soir, son père, mettait son habit de voyage, ils partaient tous, en rêve.  Elle s’étonne encore de tout. Lisa, petite fille de Vienne, n’a toujours pas grandi.

Elle ouvre les yeux devant ce bonheur qu’elle attendait depuis si longtemps. Gravir une montagne comme le Matterhorn ? Pour quoi faire ? « Pourquoi aimez-vous l’alpinisme ? » Pourquoi chercher si haut ce qu’il y a à côté de nous et qui nous tend les mains ? « Sans doute parce qu’il y a toujours une montagne plus haute que les autres ». Comme il y a toujours une dame plus belle que les autres et toujours un cœur solitaire à prendre et à consoler. Tous les pays sont visités ; alors, la machine repart. « Revoyons les décors de notre jeunesse ». Le temps et l’espace se réduisent à un lieu, le wagon, à cet unique point. Le monde tourne autour d’eux. Et le temps ne semble plus avancer. Il s’est arrêté. Lisa, blottie dans le creux de son wagonnet est la plus heureuse du monde. Le temps s’est tellement dilaté qu’ils n’en ont même plus conscience. La danse qui suivra épuisera tous les musiciens. « Comment pourrions-nous danser ainsi, sans avoir jamais dansé avant ». Ils tournent dans la félicité. Ils sont dans leur monde et, donc, en dehors du monde.

Pour que cet état dure encore, qu’il ne s’agisse pas que d’un rêve, il lui fera promettre de ne pas disparaître. Elle se colle contre le piano et le regarde tendrement. Elle se couche aux pieds du piano, comme elle se couchait devant sa porte. Elle regarde ses doigts parcourir à toute vitesse le clavier. Elle est heureuse.

Elle aura sa revanche. La femme qui monte les escaliers avec Stephan, c’est elle, enfin elle. Oubliées les autres.  Il n’y a plus qu’elle. Elle est Sa femme qui va bientôt s’abandonner dans ses bras.  Le mouvement de la caméra fait la même rotation au-dessus de l’escalier, comme avant quand elle l’attendait, cachée dans le couloir, pour  observer les différentes dames.

Le départ de Stephan pour un spectacle à la Scala de Milan est annoncé et l’absence ne durera  que  deux semaines. Ce ne sera pas long. Pour elle, c’est d’une éternité qu’il s’agit. Un espace infini.  « Je serai là à votre retour » lui lâche-t-elle sur le quai. C’est entendu, où pourrait-elle aller et que pourrait-elle faire sans lui. Sinon attendre son retour et compter les secondes qui les séparent. Elle ne parle plus que dans le souffle, le nom répété de Stephan s’étouffe dans sa gorge et comme si l’air venait à manquer.

Deux semaines ! Stephan lui crie sur le quai, deux semaines ! Elle le sait déjà : « ce train vous faisait sortir de ma vie ! »  Viendront la nouvelle solitude et l’espoir. Viendra l’accouchement d’un petit garçon. « Je voulais être une femme qui ne vous ait rien demandé ». Elle ne veut que donner. Donner son temps, son corps et son cœur, sa vie.

Pour faire vivre son fils, elle se marie avec  Johann Stauffer (Marcel Journet). Mais neuf années s’écoulent entre la naissance et le mariage. Pas une image, quelques photos de l’enfant que Stephan regarde à la loupe, à la fin du film. Le temps sans Stephan ne compte plus, ne vaut rien. Pas un seul plan, pas un seul raccourci. Comme si le temps repartait le jour du bal, où les deux amants se rencontrent à nouveau.  « Je le sais maintenant, rien n’arrive par hasard. Chaque instant est mesuré et chaque pas est compté »

« Je vous ai vue quelque part, je le sais. Je vous ai observée dans votre loge.» Il ne l’a pas oubliée totalement. Mais dans la somme de ses conquêtes, qui est-elle ? Dans quel concert ? A Vienne ? Il y a si longtemps. Il sait qu’elle peut l’aider. Il cherche, il fait défiler les visages, ceux qui sont « juste au bord de la mémoire. » Elle ne le laisse pas indifférent. Il sait qu’elle est différente des autres, « Qui êtes-vous ? » Il sait qu’elle est importante pour lui, mais en guise d’aide, il la remet en danger dans son couple. «Vous avez une volonté, LisaVous pouvez faire ce qui est juste ou détruire votre vie» lui prévient son mari. Mais Lisa n’a pas de volonté quand il s’agit de Stephan, elle est à lui comme la balle est au fusil. « Je n’ai de volonté que la sienne ! » lui répondra-t-elle.

Quand son fils doit partir, il prend la même gare que Stephan et doit, lui aussi, partir pour deux semaines. Comme elle a perdu Stephan, elle perdra son fils. Celui-ci mourra d’une épidémie de typhus, pour avoir pris, par erreur, un wagon en quarantaine à cause de cette infection. La boucle du temps se referme. « Deux semaines, deux semaines », lui crie son fils. Comme Stephan dix ans plus tôt.  En se retournant, les grilles de la gare semblent l’emprisonner dans son destin, ou l’empaler dans sa peine.

Elle revient dans le même café et rachète les mêmes fleurs blanches. Comme un rituel. Le temps dans sa boucle s’arrêtera-t-il à nouveau. En reprenant les fils, ses pas la conduiront à lui. Il suffit d’y croire et de fermer les yeux. De rentrer dans le flux et se laisser bercer par les vagues. Le corps reviendra sur la plage et le bateau retrouvera son port. Quand elle rentre dans l’appartement de Stephan, la porte grince. Toujours le même grincement, le même que le premier jour ; ce jour où elle est entrée, seule, pour découvrir l’appartement. Rien de plus rassurant. Et l’émotion la saisie quand elle retrouve, d’un coup, toutes les odeurs et les bruits d’avant, quand elle peut toucher à nouveau le piano.

« Vous êtes ici, et le temps pour moi vient de s’arrêter » et c’est Stephan qui parle. La boucle du temps vient de les reprendre ; ils sont synchros. Ils sortent du temps, tous les deux. Une statue grecque que Lisa regarde fait dire à Stephan que « les Grecs vénéraient un dieu inconnu en espérant sa venue. Le mien est une déesse. ..Pendant des années, je ne me réveillais pas sans me dire : ‘peut-être aujourd’hui, ma vie commencera vraimentParfois cela semblait si proche. Je suis plus âgé et je comprends mieux »  Mais il ne comprend pas que la solution est à ses côtés. Il est encore à la limite. Il est à deux doigts de résoudre le problème qui le mine. Et Lisa attend, son souffle pousse comme pour lui donner la solution. Mais rien ne vient. Désespérément.  Et c’est toujours elle qui, mal à l’aise, change de sujet, détourne la conversation. La révélation est reportée. Sans cesse. Lui, voit la beauté de la femme qui lui fait face, sa robe magnifique.

Les mots vont sortir. Elle n’en peut plus. Il faut qu’ils sortent. « Je suis venue ici pour vous dire…de nous ! » « Nous ne pouvons pas être sérieux si tôt.» Les mots ne sortiront pas, ni ce soir, ni jamais. Ils n’ont jamais été si près. La limite de la limite.  Et la question du voyage reprend : « Vous voyagez beaucoup ? » La musique mélodieuse devient inquiétante. Le temps vient de se réenclencher. La boucle est repartie comme dans un manège infernal. Elle sait que tout est perdu. Définitivement. Quand il assure qu’il « a pensé à elle toute la journée », elle n’en peut plus, elle qui pense à lui depuis tant d’années, nuit et jour.  Ses yeux se referment. Elle a mal, mais lui continue sans se rendre compte du désastre. « Vous vous sentez seule ? » Toutes les questions sont autant de poignards qui plongent dans son cœur et son ventre. Il l’assassine à petit feu.

« J’étais venue vous parler de vous. Vous offrir toute ma vie. Vous ne me reconnaissiez même pas » écrira-t-elle.  Les fleurs posées sur la table, resteront là. Mortes. « Je ne sais plus où je suis allée. Le temps est passé devant moi. Ni en heures, ni en jours, mais dans la distance entre nous» Le temps s’est accéléré qui emporte son amour, son fils et sa vie. Son fils meurt sans savoir qu’elle était là. Mais seul son corps était là. Elle n’était déjà plus de son monde. Elle avait lâchée prise. La partie était finie. … « Si vous aviez reconnu ce qui vous avez toujours appartenu ? Trouvé ce qui n’était jamais perdu. Si seulement… »

Stephan a compris. Enfin. Le valet de Stephan, John (Art Smith), muet, regarde, fidèle, ce maître aveugle à l’amour qui s’offre à lui. John pourrait dire tant de choses.  Il est la bonne conscience muette de son maître. C’est lui qui écrira le nom de Lisa à son maître. La limite vient d’être dépassée. Mais l’histoire ne se terminera que dans l’au-delà.

La troisième naissance viendra par la mort de Lisa. Elle prendra vie dans l’esprit de Stephan. En se retournant, au petit matin du duel qui l’emporte vers une mort certaine, il voit la jeune Lisa, comme au premier jour. Souriante et timide, lui tenant la porte, se cachant presque derrière. Il sourit. Il sait que maintenant il va la retrouver, que maintenant il la comprend. Il sait que Lisa est l’amour de sa vie. « Nous ne possédons éternellement que ce que nous avons perdu » (Ibsen) Stephan part vers sa mort, mais désormais il sait qu’il ne lui manque rien.

 

Jacky Lavauzelle

Lettre d’une Inconnue Max Ophuls
Letter from an unknown woman Ophuls