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FEU LA MERE de MADAME (Feydeau) L’ART DES DERAPAGES CONTRÔLES

Georges Feydeau
Feu la Mère de Madame
(1908 Comédie Royale)

Georges Feydeau BNF Gallica

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ART DES
DERAPAGES
CONTRÔLES

Un Feydeau c’est comme une course de Formule 1. Nous sommes dans les tribunes et nous savons déjà que nous ne serons pas déçus. Nous savons aussi que Feydeau a toujours réalisé des dépassements brillants et impeccables. La belle mécanique est là, devant nous.

La stratégie de course est toujours la bonne. Il n’attaque pas fort d’emblée, il sait ménager son matériel et ses effets afin d’attaquer dans le milieu du circuit. Sans arrêt au stand. Le Feu la Mère de Madame se passe en un acte. Le circuit sera rapide et les ingrédients seront conséquents : une histoire de couple + la relation avec la belle-mère. Ça pourrait faire cliché, et ça fait cliché. Feydeau  assume totalement. Il a une réputation à tenir. Elle ne faiblira pas. Il faut aller au bout en tenant la pole position, sans relais et sans temps mort.

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140 Les Personnages

Au départ, rien ne se passe et tout se place. Les voitures sont là en plein soleil à se regarder de côté. La situation banale, n’est presque pas théâtrale ou sportive. Il l’emmagasine la banalité, la normalité. Le modeste succède au modeste. Georges Feydeau entame une précision diabolique et chaque objet a son importance comme chaque pièce métallique a la sienne dans la réussite de la course. « Intérieur modeste…luxe à bon marché, bibelots gentils mais sans valeur…une chaise…un jupon…une boite d’allumettes et une veilleuse-réchaud…les pantoufles d’Yvonne…les pantoufles de Lucien… » Tout est décrit, ce qui repose sur le lit, à côté du lit, de l’autre côté du lit, près de la cheminée, sur la cheminée…

 

Georges Feydeau par Carolus Duran

Une normalité, mais une normalité bourgeoise où chacun a son domestique. Un domestique ou plutôt un quasi esclave. Domestique que le couple s’évertuera à faire travailler selon ses envies et ses humeurs.  La nôtre se nomme Annette, la bonne allemande à tout faire, à toutes les heures. Pour parler des seins de Madame, question existentielle et fondamentale, c’est le branle-bas de combat. C’est seulement sur un ton ironique que Lucien fait constater à sa femme Yvonne : «  c’est pour lui raconter que tu fais lever la bonne ? » Si elle se permet, ose, la scélérate,  rouspéter, car réveiller en plein sommeil pour des broutilles, les bourgeois s’esclaffent et s’insurgent: « – Quoi « encore » ? Oui « encore » ! Qu’ça veut dire ça, « encore » ? …Et faites de la camomille à monsieur ! » (Yvonne), « (après un moment et sur un ton de ricane) – Ah non ! …ce que tu peux embêter cette fille ! » . Les bourgeois ont un peu de pouvoir, ils en abusent. Quand Annette se permet une remarque sur le mal de ventre de monsieur, « si moussié n’était pas allé faire le bôlichinelle dehors… ! », Lucien, « s’emballant », lui répond sèchement : » Ah ! non ! non ! vous n’allez pas aussi vous mettre de la partie, vous, hein ?…Allez-vous coucher ! … (furieux) Je parle à madame…Ah ! non ! … si les domestiques s’en mêlent à présent ! » Lucien l’appelle, se croyant drôle et grand artiste en devenir, « La Joconde« …

 

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140

Les rapports qu’entretiennent les bourgeois avec la pauvre Annette nous les rendre encore plus antipathiques. Lucien est mauvais coucheur, va oublier ses clés, réveiller sa femme, comparer les seins de sa femme avec ceux d’un modèle, réveiller la bonne,… 

Comme une voiture mal préparée sur une mécanique trop bien huilée, Georges Feydeau va introduire de légers défauts de réglages, des petites confusions avec des décalages temporels, linguistiques, de situation, esthétiques, corporels, sociaux. Et la machine n’attendra plus que l’incident, le quiproquo pour chauffer, s’emballer et enfin exploser. Elle arrivera au bout, mais quand le drapeau à damier s’agitera, la voiture n’aura plus, après moultes sorties de route et de dérapages, fière allure. Pourtant les dérapages sont tous contrôlés.

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140 Lacoste Marcel Simon Mlle Cassive

Robert de Beauplan le note dans le numéro de l’illustration du 7 avril 1923, le numéro 140 : « si l’on cherche à démêler ce qui fait l’inimitable originalité de ces œuvres, on trouvera sans doute ceci : empruntant une situation à la vie domestique la plus banale, la plus prosaïque, Feydeau en tire l’occasion d’une énorme bouffonnerie, où jaillit l’intarissable drôlerie du dialogue ; ou bien il imagine comme dans Feu la mère de Madame, un quiproquo qui nous laisse quelque temps dans l’incertitude entre le drame macabre et la farce, pour s’épanouir dans un feu d’artifice de gaîté. Georges Feydeau est un implacable logicien : il applique sa logique à l’être le plus illogique de tous, qui est la femme. Il nous la montre conséquente dans ses propos et inconséquente dans ses actes, et de ce contraste, il fait ressortir, en pince-sans-rire, la plus perspicace des philosophes. »

Mais l’être le plus illogique de la pièce n’est certainement pas Yvonne qui supporte les affres et les fadaises de son mari. Mais tous les deux apportent leurs lots d’incohérences et poussent leurs décalages dans le vaudeville débridé.

En décalant, l’intrigue s’en trouve déstabilisée, presque surréaliste. C’est dans ce déséquilibre qu’une situation en amène une autre, encore plus bancale, et que la recherche de l’équilibre ne se réalisera jamais tout à fait.  Nous avons vu le décalage social entre ce couple qui veut jouer aux riches avec un intérieur désepérément modeste. Lucien refusera de rentrer dans le lit où a dormi la bonne. Quel horreur !

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140 G Feydeau avec Marcel Simon et Mlle Cassive

Le décalage sur un mode temporel aussi avec la montre qui n’est pas à l’heure et qui retarde de dix minutes, tous les protagonistes sont réveillés en pleine nuit, Lucien est déguisé en Louis XIV… Il est aussi sémantique, avec la bonne allemande qui  prend le sel pour les sels et qui appelle le waterproof, le  Vatfairepouf, le vrai devient du frais… L’amphitrite, la Néréide,  devient l’entérite, la déesse pour l’inflammation de l’intestin. Le ciel se retrouve sublimé dans le cabinet de toilette. Décalage esthétique, artistique avec une discussion sur ce qui est de l’art et sur ce qui ne l’est pas, le peintre devient le peintre en bâtiment qui repeint les baignoires. Décalage des situations avec la cheminée éteinte qui réchauffe subjectivement le mari trempé qui retrouve l’illusion du feu, décalage des convenances, ce qui se fait et ce qui est à proscrire…

Comme un objet légèrement déséquilibré se mettra à rouler, de plus en plus vite, la pièce prendra son essor. Et elle grossit, grossit comme le crapaud qui, à la fin, explose.

Même si Feydeau utilise le gros fil de la belle-mère et de l’erreur d’adresse, chacun occupe son rôle pleinement. Les difficultés de monsieur sont désormais balayées et les lettres aux créanciers aussitôt envoyées. La joie à peine cachée et difficilement contenue de Lucien fera contrepoint avec la peine réelle  de sa femme. Nous sommes dans le quotidien et Feydeau frôle à chaque instant avec la vulgarité sans y tomber : « Prendre ses personnages parmi les gens d’une bourgeoisie moyenne et terre à terre, choisir des situations vulgaires – mais d’une irrésistible vérité – animer d’une verve folle des conversations extrêmement prosaïques, tirer le fond même du comique, non pas de l’intrigue, mais d’une observation minutieuse, trouver les mots pleins et robustes qui peignent les caractères ; mettre en relief et en pleine lumière d’humbles et quotidiennes vérité ; négliger tout dilettantisme littéraire et tout snobisme mondain pour ne rendre que la vie la plus plate, la plus commune, et la plus déshabillée, n’est-ce pas faire œuvre de réaliste ? » (Robert de Flers, Le Figaro)

Plus rien ne sera comme avant et nous laissons le couple seul, déchiré. La femme se retrouve joyeuse, ce n’est plus elle qui vient de perdre sa mère, mais la voisine. Le mari se désole de n’avoir pas pu régler enfin ses problèmes financiers.

 « Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître. » (Marguerite Yourcenar) Mais avec Feydeau, il nous tarde de revoir encore une nouvelle pièce pour que tout enfin redémarre sur les chapeaux de roue.

Texte paru dans La Petite Illustration n°140 du 7 avril 1923

Jacky Lavauzelle