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L’HOMME NU – LE STYLE DE TCHEKHOV par BORIS DE SCHLOEZER (NRF-1922)

TCHEKHOV

русская литература
Littérature Russe

 

 

Anton Pavlovitch Tchekhov
Антон Павлович Чехов
1860-1904

России театр
Théâtre Russe




——–


ANTON TCHEKHOV
par
BORIS DE SCHLOEZER
(1889-1969)

L’HOMME NU

 

Борис Фёдорович Шлёцер

 

La Nouvelle Revue Française
NRF
1922
Tome XIX

BEAUCOUP DE CHOSES OBSCURES
Il ne faudrait pas chercher en ces quelques pages un effort pour caractériser d’une façon générale et complète l’œuvre d’Anton Tchékhov : toute étude de ce genre exigerait une analyse extrêmement détaillée et fouillée et me mettrait dans l’obligation de citer longuement des ouvrages que le public français ne connaît pas encore. Et pourtant, je ne parviendrais certainement pas à donner au lecteur français une idée exacte à la fois et suffisamment claire de la personnalité artistique de Tchékhov, car même pour nous autres, Russes, qui connaissons ses livres, je pourrais dire presque par cœur, il y a en cet écrivain d’une forme si claire, si facile, semble-t-il, beaucoup de choses obscures encore que nous ne parvenons pas à saisir, bien qu’elles agissent sur nous directement et avec force…

L’ENIGME TCHEKHOV
Tchékhov est encore une énigme. Peut-être le sera-t-il toujours. La critique s’est beaucoup occupée de son œuvre, mais n’a su jusqu’ici que la réduire à quelques formules portatives, rapidement devenues des lieux communs et qui ont déjà perdu toute valeur, aux yeux même de ceux qui les emploient encore à défaut de mieux. Le succès a été néfaste à Tchékhov sous ce rapport : le voilà déjà classé et catalogué, avant même d’avoir été compris.

LE CHANTRE DES ÂMES CREPUSCULAIRES
Tchékhov, a-t-on proclamé, c’est le chantre des âmes crépusculaires, des petites gens, de la vie mesquine et plate, l’historien des drames insignifiants, du lent enlisement des âmes débiles ; c’est un pessimiste, mais un tendre en même temps et un résigné, dont le regard aigu se voile souvent de pitié ; son art élégant et doux est tout de nuances. Conformément aux doctrines esthétiques jadis à la mode, on a rattaché aussi Tchékhov à son époque, à son milieu : son œuvre reflète les tendances, les sentiments de la société russe pendant la longue période de réaction qui marqua les règnes d’Alexandre III et de Nicolas II ; les intellectuels russes, désespérant de l’avenir, impuissants, rongés de doutes et d’inquiétudes, étaient plongés dans le découragement, l’apathie. L’œuvre de Tchékhov est justement le produit de cet état d’esprit « crépusculaire ». Tel est le portrait que la critique russe a tracé de l’auteur de la Mouette.

Si ce portrait était exact, si Tchékhov n’était que cela, quel intérêt, quelle valeur présenterait-il pour nous aujourd’hui, pour nous qui avons vécu la guerre et traversé la tourmente révolutionnaire ? Quel intérêt présenterait-il aussi pour les étrangers qui ne peuvent le connaître qu’à travers des traductions, lesquelles, si fidèles qu’elles soient, affaiblissent encore sa signification ?

Dans les lieux communs qui se débitent généralement sur le compte de Tchékhov et que je viens de résumer, il y a certainement un côté de vérité : oui, Tchékhov est un peintre des mœurs et de l’état des esprits de la société russe au cours des vingt dernières années du siècle passé ; et c’est ainsi que certaines choses ont déjà fortement vieilli en Tchékhov : la description d’une existence qui nous paraît aujourd’hui, après la révolution bolcheviste, aussi différente de la nôtre que celle des Grecs ou des Romains. Lorsque nous lisons maintenant ses scènes de la vie des paysans, des ouvriers, des propriétaires terriens, des petits bourgeois, il nous semble que ce ne sont là que contes de nourrice.

L’HERITIER DES GRANDS GENIES
Mais il y a aussi en lui quelque chose de très vivant encore ; je dirai même plus : quelque chose d’extrêmement important et qui, répondant très subtilement à certaines de nos tendances, de nos préoccupations actuelles, à nous autres Russes, ne peut être bien saisi et compris qu’aujourd’hui. Cet élément impérissable, Tchékhov l’a eu en commun avec ses aînés, Gogol, Dostoïevski, Tolstoï. Eux aussi, — pour autant qu’ils décrivaient en réalistes la vie de leur temps, les mœurs, la structure sociale — ils ont quelque peu vieilli, il faut oser le dire. Mais qui donc songerait à ne voir dans La Guerre et la Paix qu’un roman historique, à ne considérer les Frères Karamazov que comme un tableau de la vie provinciale ! Tchékhov sous ce rapport est bien l’héritier des grands génies qui l’ont précédé, et on a pu très justement dire de lui : si ce n’est pas le Roi, c’est en tout cas le Dauphin. Il est de sang royal, de la race de ceux que je viens de nommer et marche dans la voie qu’ils ont tracée.

UNE EXTRÊME SIMPLICITE
S’il me fallait caractériser d’un seul mot l’art de Tchékhov, je ne pourrais souligner autre chose que son extrême simplicité. Je dirais même que si « art » signifiait un certain arrangement, une réorganisation de la réalité, il faudrait alors admettre qu’il n’y a pas d’art du tout en Tchékhov ou, ce qui serait évidemment plus exact, que tout l’art de Tchékhov consiste justement à faire naître l’impression d’une absolue spontanéité, d’une sincérité naïve, d’une complète absence de tout apprêt, de tout artifice. A ce point de vue Tchékhov occupe une place unique dans la littérature européenne.

LE STYLE DE TCHEKHOV
Si le lecteur n’est pas prévenu, jamais l’idée ne lui viendra de prêter la moindre attention au style de Tchékhov ou bien au développement de ses récits — car cette simplicité, cette pauvreté des moyens dont use l’auteur, caractérisent aussi bien son style que sa composition. Il y a des écrivains qui nous frappent dès l’abord par l’excellence de leur métier littéraire, par la beauté de leur langue, par la perfection et l’élégance de leur composition. Mais jamais on ne songe à ces choses en lisant Tchékhov et il faut faire un violent effort sur soi-même, si l’on veut se détacher de ce qu’il nous dit pour porter son attention sur la manière dont il le dit. Ivan Bounine, par exemple, est un grand maître du verbe ; ses nouvelles sont de merveilleux joyaux : Tchékhov ne produit jamais cette impression et n’éveille aucune image de ce genre. On trouverait certainement chez lui de très belles phrases, mais à la lecture elles n’accrochent pas.

TCHEKHOV NE PEINT PAS, IL DESSINE PLUTÔT
Quel est son style ? Si l’on est amené pour une raison ou pour une autre à se poser cette question, on s’aperçoit que la langue de Tchékhov possède un charme particulier : qu’elle est très précise, gracieuse et facile, sans tension, sans effort aucun. Ce style se rapproche du langage parlé ; il en conserve toutes les caractéristiques : la liberté d’allure, le laisser-aller même, qui pourrait passer pour de l’incorrection, la légèreté. Ce style n’est pas très coloré : Tchékhov ne peint pas ; il dessine plutôt ; et son dessin, très fin, n’est jamais trop appuyé, trop riche en jeux d’ombres et de lumières. Aussi, quand il lui arrive parfois de souligner un détail quelconque, sans paraître y attacher une impor- tance particulière, cela produit toujours un très grand effet.

VERS LA FORME LACONIQUE ET CONCENTREE DU RECIT
Ses goûts, ses habitudes (il débuta en collaborant à des journaux quotidiens) et aussi la conscience très nette qu’il avait des limites de ses propres forces le portaient tout naturellement vers la forme laconique et concentrée du récit, de la nouvelle plus ou moins développée. Il établissait toujours ses plans très minutieusement, mais le récit chez lui se développe si naturellement, si librement que le lecteur peut s’imaginer que l’auteur prend tout autant de plaisir à raconter que lui-même à lire. Presque toujours il entre immédiatement et de plain-pied dans son sujet, sans nulle préparation, avec une audace tranquille qui souvent déconcerte. Le début de VoJodia est très caractéristique à cet égard : Tchékhov indique que les pensées de son héros suivent trois directions différentes, puis il les suit une à une dans leurs méandres avec une sèche précision qui pourrait passer pour de la gaucherie ; mais dès ce début le lecteur est conquis : il est persuadé.

L’ILLUSION DE L’ABSENCE DE TOUT ART
Cet art extraordinaire qui consiste justement à créer l’illusion de l’absence de tout art, de toute forme, présente, me semble-t-il, de grandes analogies avec certaines trouvailles de Moussorgski : celui-ci découvre intuitivement une forme d’art telle que la vie qu’il y enclot conserve sa tiédeur, sa souplesse et un indéfinissable parfum de fraîcheur. La forme de Moussorgski (je prends ce mot de « forme » dans son acception la plus large), parfaitement pure et transparente, ne se laisse pas apercevoir et paraît nous mettre en rapport direct, en contact immédiat avec la réalité vivante, encore toute palpitante, que nous découvre l’artiste. Je songe surtout, en ce moment, à la Chambre d’Enfants, à la scène de l’auberge de Boris. Il en est de même de Tchékhov dans ses meilleures nouvelles. S’il nous donne l’illusion de la vie, ce n’est pas en accumulant des détails réalistes ou des peintures éclatantes, mais en conservant à son récit cette allure souple, cette démarche quelque peu incertaine, sans but précis, « au hasard » que nous présente la réalité.

LA CRITIQUE DE LEON SCHESTOV
[Léon Chestov Лев Исаа́кович Шесто́в 
1868-1936]
La critique russe, disais-je, ne put comprendre Tchékhov, ce qui ne l’a pas empêchée de le couvrir de rieurs. Il y a une exception pourtant : c’est l’admirable étude de Léon Schestov : La création ex nihilo, qui porte en épigraphe ce vers de Baudelaire :

Résigne-toi, mon cœur, dors ton sommeil de brute.

Schestov voit en Tchékhov le chantre « de la désespérance » : au cours de sa longue carrière littéraire Tchékhov n’a jamais fait que tuer les espoirs humains ; il faisait cela bien mieux que Maupassant, insiste Schestov : des mains de Maupassant la victime réussissait parfois à s’échapper, froissée, brisée, mais encore vivante. Entre les mains de Tchékhov, tout mourait.

LA PERTE DES VÊTEMENTS SOCIAUX
Il y a du vrai dans ce terrible jugement que Schestov développe longuement et avec de nombreux exemples à l’appui. Mais je voudrais y introduire une correction qui en modifierait considérablement la portée. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’épuiser l’œuvre de Tchékhov en une seule formule; je voudrais souligner seulement une des tendances dominantes de cette œuvre, celle qui me paraît présenter actuellement une signification toute particulière.
LE LENT DEPOUILLEMENT PAR L’HOMME DE SA PERSONNALITE SOCIALE
Tchékhov tue les espoirs humains, mais « humains » doit signifier ici « sociaux » ; Tchékhov enlève à l’homme tout ce qui ne lui appartient pas en propre, ses vêtements sociaux. Tchékhov déshabille la personnalité humaine que son regard perçant découvre sous les somptueux habits ou les sales oripeaux dont elle est toujours revêtue. Il n’a pas, semble-t-il, de plus grande joie que de faire tomber un à un les voiles dont l’homme recouvre sa nudité et qui la défendent contre ses propres regards et ceux d’autrui. Son pessimisme, ses railleries, son ironie ne sont jamais dirigés contre l’homme, mais contre les contingences qui l’enserrent et déterminent son action. Ses meilleurs récits, comme cette Ennuyeuse Histoire qu’il fit paraître quand il n’avait encore que vingt-sept ans, racontent justement le lent dépouillement par l’homme de sa personnalité sociale et la découverte inattendue de son propre moi, du moi réel.

LE CONTRASTE ENTRE L’EXISTENCE SOCIALE DE L’HOMME ET SA VIE INTIME
Tel est aussi le thème de la Dame au petit chien, un de ses chefs-d’œuvre, où le contraste entre l’existence sociale de l’homme et sa vie intime est rendu d’autant plus frappant que les héros du récit sont des êtres parfaitement quelconques et leurs aventures très ordinaires :
Il parlait, et songeait en même temps qu’il allait à un rendez-vous et que pas une âme vivante ne le savait et ne le saurait sans doute jamais. Il vivait deux existences : l’une, évidente, que voyaient et constataient tous ceux qui le devaient, remplie de vérités partielles et de mensonges partiels, parfaitement semblable à la vie de ses amis et connaissances, et l’autre secrète. Et par un étrange concours de circonstances, peut-être fortuit, tout ce qui était pour lui important, intéressant, indispensable, ce qu’il vivait sincèrement et sans se mentir à lui-même, ce qui constituait le noyau même de son existence se déroulait secrètement, tandis que son mensonge, la carapace dans laquelle il se relirait pour cacher la vérité, comme par exemple : ses occupations à la banque, ses discussions au club, ses théories sur les femmes, les anniversaires qu’il fêtait — tout cela se passait aux yeux de tous.
SOUS LE VOILE DU MYSTERE
Et il jugeait des autres d’après soi, ne croyait pas à ce qu’il constatait et supposait toujours que la vraie vie de chacun, sa vie la plus intéressante se déroulait sous le voile du mystère, comme sous le voile de la nuit. Toute existence individuelle est bâtie sur le mystère et c’est en partie à cause de cela, peut-être, que l’homme civilisé insiste avec tant de nervosité sur le respect dû à la vie privée.

REVOLTE CONTRE CET ENVAHISSEMENT DE SON ÊTRE
Très souvent, et c’est là que le pessimisme de Tchékhov confine au désespoir, l’écrivain, après avoir patiemment épluché son héros et mis à nu les enveloppes successives qui recouvraient sa personnalité véritable, ne trouve plus rien, aucun résidu : la personnalité a péri, étouffée sous le vêtement qui s’est incrusté peu à peu dans sa chair. Parfois l’homme lutte, se révolte contre cet envahissement de son être. Dans son premier drame, Ivanov, par exemple (écrit vers 1889), c’est la révolte contre les idées morales et sociales transformées en principes abstraits et prétendant à régir la vie que décrit Tchékhov. Le plus souvent cette révolte n’aboutit pas, la défaite du héros est complète ; mais, dans sa défaite même, il réussit à se retrouver lui-même, ne fût-ce que pour un instant.

Nul romantisme avec cela, nulle déclamation, nulle pose ; les choses se passent toujours très simplement, vulgairement, dirais-je même. Absence complète aussi de toute tendance moralisatrice, de théories philosophiques ou sociales.

L’HOMME NU
André Gide faisait très justement remarquer à propos de Dostoïevski que la littérature russe s’occupe plus des rapports entre la personnalité humaine et Dieu, que des liens sociaux. On peut en dire tout autant de Tchékhov : ses descriptions du milieu social, ses scènes de mœurs ne sont pour lui qu’un moyen d’atteindre le moi intime de l’homme. L’homme nu — tel est le véritable problème pour Tchékhov.

LENTEMENT VERS L’ABÎME
Mais la carapace sociale est solide ; elle résiste à tous les coups, à toutes les secousses ; seule la maladie, la mort peuvent en avoir parfois raison. Aussi Tchékhov est-il impitoyable pour ses héros : il les pousse lentement vers l’abîme, il suit attentivement toutes leurs convulsions, il les fait souffrir tant qu’il peut, car ce n’est que lorsqu’ils auront tout perdu qu’ils retrouveront parfois un dernier espoir, inexprimable.

C’est de cette même source, de cette vision de l’homme nu que découle l’humour de Tchékhov, léger, naïf dans ses premières œuvres, plus tard mélancolique et ironique : le rire est toujours déclenché ici par le contraste entre les vêtements de l’homme et le corps que Tchékhov voit transparaître au travers de ces vêtements.

L’homme nu — c’est aussi d’une certaine façon le problème de Tolstoï, de Dostoïevski. L’Ennuyeuse Histoire ne fait-elle pas songer à la Mort d’Ivan Ilitch ? Je parlais ici dernièrement de Bounine et rappelais aussi à propos du Monsieur de San Francisco le chef-d’œuvre de Tolstoï.

UN ESPRIT LIBRE ET INQUIET
C’est justement ce qui nous rend Tchékhov si actuel aujourd’hui, tout comme ses aînés que nous comprenons autrement et mieux qu’auparavant. Si, sous certains rapports, Tchékhov semble avoir reculé dans le temps, sous d’autres il s’est rapproché de nous, il est devenu notre contemporain et nous sommes pour lui de bien meilleurs lecteurs que ces gens de la fin du xix e siècle et du début du siècle présent dont les pieds reposaient sur un sol ferme et qui n’imaginaient même pas que la terre pût un jour manquer sous leurs pas. Nous autres, qui nous trouvons sur un terrain mouvant, qui avons vu se désagréger une immense société presque en quelques mois et avons assisté à la rupture de tous les liens sociaux, nous avons acquis au moins une liberté d’esprit, une passion du risque, une soif d’aventures que ne connaissaient pas nos pères, et aussi un dégoût profond pour toutes les formules, toutes les théories générales, tout ce qui tend à enclore la vie, à la limiter. Tchékhov, cet esprit libre et inquiet, est un des nôtres, car à nous aussi la nudité de l’homme est apparue, brusquement dépouillée dans la catastrophe russe de ses linges sociaux. Certes, il n’est pas beau, l’homme nu : il est même hideux, très souvent et parfois pitoyable, mais c’est peut-être parce qu’il se cachait toujours honteusement.

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LE STYLE DE TCHEKHOV
par
BORIS DE SCHLOEZER