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La MAISON DANSANTE = LA MAISON DE KAFKA (Tančící dům 1996)








Vlado Milunić & Frank Gehry

LA MAISON DANSANTE
(Tančící dům 1996)

 La maison dansante Kafka

 

 LA MAISON
DE KAFKA

Il fallait à Prague un immeuble qui nous parle de la ville et de son avenir, qui nous fasse oublier un passé douloureux, mais surtout qui nous parle avant tout de Kafka, de sa présence. Qui nous parle de lui, et parle surtout de son œuvre, avec sa logique interne, les balancements et les pertes d’équilibre. Bref, il fallait un immeuble qui parle de position, de fondation, de normalité, de changements de proportions, d’étrangeté. Bref, enfin un immeuble qui parle de nous.

C’est un immeuble au premier abord étrange et curieux. Un peu comme dans La Colonie Pénitentiaire (In der Strafkolonie), sans la même finalité ni le même usage. Mais la curiosité fait partie de l’âme tchèque et surtout de l’âme praguoise.

 

La maison dansante toit

 

Dans le Terrier (Der Bau), Kafka fait parler un narrateur seul qui calcule les avantages et les inconvénients de sa demeure idéale. La perfection reste sa perfection. Comment se protéger du monde et des ennemis qui cherchent à l’en déloger. Un narrateur qui recherche les sorties idéales et maximalise sa sécurité. « Je me trouve dehors et recherche comment y pénétrer ; j’aurai besoin, à cet instant, de mes architectures. » L’architecture doit donc répondre d’abord à des besoins. Elle se doit d’être fonctionnelle avant même que d’être belle. Mais nous ne sommes pas dans un terrier et nous n’avons pas à nous protéger autant du monde extérieur.

Plaque bronze Prague Kafka

L’œuvre de Kafka a toujours une logique interne massive. Les personnages s’y déplacent naturellement. Et dans cette logique l’ordinaire et l’extraordinaire se mélangent. En arrivant du quai Rašín (Rašínovo nabřeží), de la rue Resslova, de la place Jirásek (Jiráskovo náměstí), ou du quai Masaryk (Masarykovo nabřeží), l’immeuble appelle notre regard. Mais celui-ci ne paraît pas venir comme une pièce rapportée. Il s’inscrit totalement dans l’ensemble architectural de ce quartier du second arrondissement de Prague. Il  s’est positionné comme une pierre sur sa monture. Naturellement.

Il est vrai aussi qu’à Prague chaque immeuble possède son originalité. Une originalité qui ne vient pas de la hauteur de la bâtisse, mais de sa structure, de ses détails décoratifs et de sa couleur. Et dans les rues de Prague, les couleurs chantent et dansent continuellement et le regard swingue sur l’ensemble des sculptures, des dorures et autres bas-reliefs. Et dans une rue, une ou deux bâtisses conduisent toujours le bal. Plus décorées, plus imposantes ou plus frêles, plus sombres ou plus éclatantes.  « Il en va de l’érotisme comme de la danse : l’un des partenaires se charge toujours de conduire l’autre ». (Milan Kundera L’immortalité) Et dans notre cas à l’adresse Rašínovo nábřeží, Nové Město, Praha 2, c’est le Tančící dům, la maison qui danse, qui amène le groupe de maisons à partir vers le centre. Vlado Milunić et Frank Gehry, les deux architectes, ont plié le premier bâtiment comme si le reste allez partir sur la vieille ville, Staroměstská, et son fameux Pont Charles, le Karlův most.

Statue Kafka Prague

Et dans son mouvement, l’immeuble de bureaux qui se plie, Ginger, le versant féminin, se resserre en son centre et forme un K inversé. Un K comme Kafka ou comme le personnage K  dans Le Château (Das Schloß). Ce K, comme une marque de fabrique de la ville tout entière, renvoie vers la ville, vers l’histoire, mais aussi vers sa nouveauté, sa modernité, dans la Nouvelle Ville, Nové Město.

Il y a le premier bâtiment dans son évident déséquilibre, mais il y a l’autre, Fred, cylindre qui s’élargit vers le ciel. C’est le couple qui danse en premier comme souvent dans la danse. On pourrait s’arrêter là. Car « La danse n’a plus rien à raconter : elle a beaucoup à dire ! … La danse, un minimum d’explication, un minimum d’anecdotes, et un maximum de sensations. » (Maurice Béjart, Un Instant dans la vie d’autrui) Mais nous ne sommes pas que dans la danse avec sa temporalité courte et son concentré d’émotions. Nous sommes dans la vie, dans la ville, de l’aube au crépuscule, dans une autre temporalité. Une modernité qui chasse la vision linéaire de la construction communiste. Une modernité qui s’ouvre vers l’ouest avec la participation du canadien Frank Ghery. Franz Kafka, lui-même, originaire de Prague, était tourné vers l’Allemagne par la langue et la culture.

 

La maison dansante Vue du Pont La Place et Le quai

 

Mais l’ancrage est là. Par le second bâtiment, Fred,  mais surtout par un troisième, continuité linéaire de Fred, qui se mêle et s’intègre un peu plus aux autres bâtiments historiques. Mais les deux bâtiments verticaux ne sont pas si immobiles. Ginger possède des ouvertures linéaires afin de ne pas perturber le pli de l’immeuble. Mais les autres, par la suite du mouvement, suit par un décalage de l’ensemble des fenêtres. Fred est là, planté sur ses appuis, en soutien à la grâce virevoltante de Ginger.

Et si Ginger possède de longues jambes, piliers incurvés multiples et si Fred semble être affublé d’une coiffure hirsute, nous repensons au premier chapitre de La Métamorphose (Die Verwandlung) quand Gregor Samsa, sur le dos, lors de son réveil découvre son nouveau corps et ses nouvelles pattes qui s’agitent incessamment. « Ses multiples pattes, qui, au regard de son corps massif, apparaissaient fragiles et frêles et s’agitaient continuellement devant lui » Et si nous regardons le dessus de l’immeuble Fred, ce sont les pattes de Samsa qui s’agitent au-dessus de ce corps puissant et massif.

Tančící dům (1996 Rašínovo nábřeží, Nové Město, Prague 2)

Jacky Lavauzelle