Allemagne
Deutschland
Германия – 德国 – ドイツ
LADENBURG
Altstadt Domhofplatz
Karl Ulrich Nuss
—-
Sculptures Allemandes
Deutsch Bildhauer
Karl Ulrich Nuss
né en 1943
——
Photo Jacky Lavauzelle
*
der römische Soldat
Le Soldat Romain
Karl Ulrich Nuss
Karl Ulrich Nuss
Karl Ulrich Nuss
Karl Ulrich Nuss
Karl Ulrich Nuss
Karl Ulrich Nuss
*****
MARC-AURÈLE CHEZ LES QUADES
LE LIVRE DES PENSÉES.
L’expédition mal concertée de Varus (an 10 de J.-C.) et le vide éternel qu’elle laissa dans les numéros des légions furent comme un épouvantail qui détourna la pensée romaine de la grande Germanie. Tacite, seul, vit l’importance de cette région pour l’équilibre du monde. Mais l’état de division où étaient les tribus germaniques endormait les inquiétudes que les esprits sagaces auraient dû concevoir. Tandis que ces peuplades, en effet, plus portées vers l’indépendance locale que vers la centralisation, ne formaient pas d’agrégat militaire, elles donnaient peu à craindre. Mais leurs confédérations étaient redoutables. On sait quelles conséquences eut celle qui se forma, au iiie siècle, sur la rive droite du Rhin, sous le nom de Francs. Vers l’an 166, une ligue puissante se forma en Bohême, en Moravie et dans le nord de la Hongrie actuelle. Les noms d’une foule de peuplades, qui devaient plus tard remplir le monde, furent entendus pour la première fois. La grande poussée des barbares commençait ; les Germains, jusque-là inattaquables, attaquaient. La digue crevait sur le Danube, dans la région de l’Autriche et de la Hongrie, vers Presbourg, Comorn et Gran. Tous les peuples germains et slaves, depuis la Gaule jusqu’au Don, Marcomans, Quades, Narisques, Hermundures, Suèves, Sarmates, Victovales, Roxolans, Bastarnes, Costoboques, Alains, Peucins, Vandales, Jazyges, semblèrent d’accord pour forcer la frontière et inonder l’empire. La pression venait de plus loin. Refoulés par les barbares septentrionaux, probablement par les Goths, toute la masse slave et germanique semblait en mouvement ; ces barbares avec leurs femmes et leurs enfants, voulaient qu’on les reçût dans l’empire, qu’on leur donnât des terres ou de l’argent, offrant en retour leurs bras pour n’importe quel service militaire. Ce fut un véritable cataclysme humain. La ligne du Danube fut enfoncée. Les Vandales et les Marcomans s’établirent en Pannonie ; la Dacie fut piétinée par vingt peuples ; les Costoboques coururent jusqu’en Grèce ; la Rhétie et le Norique se virent envahis ; les Marcomans passèrent les Alpes Juliennes, mirent le siège devant Aquilée, saccagèrent tout jusqu’à la Piave. Devant ce choc épouvantable, l’armée romaine plia ; le nombre des captifs emmenés par les barbares fut énorme ; l’alarme fut vive en Italie ; on déclara que, depuis le temps des guerres puniques, Rome n’avait pas eu à soutenir une attaque aussi furieuse.
C’est une vérité bien constatée que le progrès philosophique des lois ne répond pas toujours à un progrès dans la force de l’État. La guerre est chose brutale ; elle veut des brutaux ; souvent il arrive ainsi que les améliorations morales et sociales entraînent un affaiblissement militaire. L’armée est un reste de barbarie, que l’homme de progrès conserve comme un mal nécessaire ; or, il est rare qu’on fasse avec succès ce qu’on fait comme un pis aller. Antonin avait déjà une forte aversion pour l’emploi des armes ; sous son règne, les mœurs des camps s’amollirent beaucoup]. On ne peut nier que l’armée romaine n’eût perdu sous Marc-Aurèle une partie de sa discipline et de sa vigueur]. Le recrutement se faisait difficilement ; le remplacement et l’enrôlement des barbares avaient entièrement changé le caractère de la légion ; sans doute le christianisme soutirait déjà le meilleur des forces de l’État. Quand on songe qu’à côté de cette décrépitude s’agitaient des bandes sans patrie, paresseuses au travail de la terre, n’aimant qu’à tuer, ne cherchant que bataille, fût-ce contre leurs congénères, il était clair qu’une grande substitution de races aurait lieu. L’humanité civilisée n’avait pas encore assez dompté le mal pour pouvoir s’abandonner au rêve du progrès par la paix et la moralité.
Marc-Aurèle, devant cet assaut colossal de toute la barbarie, fut vraiment admirable. Il n’aimait pas la guerre et ne la faisait que malgré lui ; mais, quand il fallut, il la fit bien ; il fut grand capitaine par devoir. Une effroyable peste se joignait à la guerre. Ainsi éprouvée, la société romaine fit appel à toutes ses traditions, à tous les rites ; il y eut, comme d’ordinaire à la suite des fléaux, une réaction en faveur de la religion nationale. Marc-Aurèle s’y prêta. On vit le bon empereur présider lui-même en qualité de grand pontife aux sacrifices, prendre un fer de javelot dans le temple de Mars, le plonger dans le sang, le lancer vers le point du ciel où était l’ennemi. On arma tout, esclaves, gladiateurs, bandits, diogmites (agents de police) ; on soudoya des bandes germaniques contre les Germains ; on fit argent des objets précieux du garde-meuble impérial, pour éviter d’établir de nouveaux impôts.
La vie de Marc-Aurèle presque entière se passa désormais dans la région du Danube, à Carnonte près de Vienne, ou à Vienne même, sur les bords du Gran, en Hongrie, parfois à Sirmium. Son ennui était immense ; mais il savait vaincre son ennui. Ces insipides campagnes contre les Quades et les Marcomans furent très bien conduites ; le dégoût qu’il en éprouvait ne l’empêchait pas d’y mettre l’application la plus consciencieuse. L’armée l’aimait et fit parfaitement son devoir. Modéré même envers les ennemis, il préféra un plan de campagne long, mais sûr, à des coups foudroyants ; il délivra complètement la Pannonie, repoussa tous les barbares sur la rive gauche du Danube, fit même de grandes pointes au-delà de ce fleuve, et pratiqua prudemment la tactique, dont on abusa plus tard, d’opposer les barbares aux barbares.
Paternel et philosophe avec ces hordes à demi sauvages, il s’obstinait, par respect pour lui-même, à conserver envers elles des égards qu’elles ne comprenaient pas, à la façon d’un gentilhomme qui, par gageure de dignité personnelle, traiterait des Peaux-Rouges comme des gens bien élevés. Il leur prêchait naïvement la raison et la justice, et il finit par leur inspirer du respect. Peut-être, sans la révolte d’Avidius Cassius, eût-il réussi à faire une province de Marcomannie (Bohême), une autre de Sarmatie (Galicie) et à sauver l’avenir. Il admit sur une large échelle le soldat germain dans les légions ; il accorda des terres en Dacie, en Pannonie, en Mésie, dans la Germanie romaine, à ceux qui voulaient travailler, mais maintint très ferme la limite militaire, établit une rigoureuse police sur le Danube et ne laissa pas une seule fois le prestige de l’empire souffrir des concessions que lui arrachaient la politique et l’humanité.
Ce fut dans le cours d’une de ces expéditions que, campé sur les bords du Gran, au milieu des plaines monotones de la Hongrie, il écrivit les plus belles pages du livre exquis qui nous a révélé son âme tout entière. Ce qui coûtait le plus à Marc-Aurèle dans ces lointaines guerres, c’était d’être privé de sa compagnie ordinaire de savants et de philosophes. Presque tous avaient reculé devant les fatigues et étaient restés à Rome. Occupé tout le jour aux exercices militaires, il passait les soirées dans sa tente, seul avec lui-même. Là, il se débarrassait de la contrainte que ses devoirs lui imposaient ; il faisait son examen de conscience et songeait à l’inutilité de la lutte qu’il soutenait vaillamment. Sceptique sur la guerre, même en la faisant, il se détachait de tout, et, se plongeant dans la contemplation de l’universelle vanité, il doutait de la légitimité de ses propres victoires : « L’araignée est fière de prendre une mouche, écrivait-il ; tel est fier de prendre un levraut ; tel, de prendre une sardine ; tel, de prendre des sangliers ; tel, des Sarmates. Au point de vue des principes, tous brigands. » Les Entretiens d’Épictète, par Arrien, étaient le livre préféré de l’empereur ; il les lisait avec délices et, sans le vouloir, il était amené à les imiter. Telle fut l’origine de ces pensées détachées, formant douze cahiers, qu’on réunit après sa mort sous ce titre : Au sujet de lui-même.
Il est probable que, de bonne heure, Marc tint un journal intime de son état intérieur. Il y inscrivait, en grec, les maximes auxquelles il recourait pour se fortifier, les réminiscences de ses auteurs favoris, les passages des moralistes qui lui parlaient le plus, les principes qui, dans la journée, l’avaient soutenu, parfois les reproches que sa conscience scrupuleuse croyait avoir à s’adresser.
On se cherche des retraites solitaires, chaumières rustiques, rivages des mers, montagnes ; comme les autres, tu aimes à rêver tout cela. Quelle naïveté, puisqu’il t’est permis, à chaque heure, de te retirer en ton âme ? Nulle part l’homme n’a de retraite plus tranquille, surtout s’il possède en lui-même de ces choses dont la contemplation suffit pour rendre le calme. Sache donc jouir de cette retraite, et là renouvelle tes forces. Qu’il y ait là de ces maximes courtes, fondamentales, qui tout d’abord rendront la sérénité à ton âme et te remettront en état de supporter avec résignation le monde où tu dois revenir.
Pendant les tristes hivers du Nord, cette consolation lui devint encore plus nécessaire. Il avait passé cinquante ans ; la vieillesse était chez lui prématurée. Un soir, toutes les images de sa pieuse jeunesse remontèrent en son souvenir, et il passa quelques heures délicieuses à supputer ce qu’il devait à chacun des êtres bons qui l’avaient entouré.
Ernest Renan
Marc-Aurèle et la Fin du monde antique
Calmann-Lévy, 1882 pp. 249-272