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LA PLACE ROYALE ACTE V CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE V CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
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     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

ACTE V

LA PLACE ROYALE ACTE V CORNEILLE

***

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène première

CLEANDRE & PHYLIS

CLEANDRE

Accordez-moi ma grâce avant qu’entrer chez vous.

PHYLIS

Vous voulez donc enfin d’un bien commun à tous ?

Craignez-vous qu’à vos feux ma flamme ne réponde ?

Et puis-je vous haïr, si j’aime tout le monde ?

CLEANDRE

Votre bel esprit raille, et pour moi seul cruel,

Du rang de vos amants sépare un criminel:

Toutefois mon amour n’est pas moins légitime,

Et mon erreur du moins me rend vers vous sans crime.

Soyez, quoi qu’il en soit, d’un naturel plus doux:

L’amour a pris le soin de me punir pour vous ;

Les traits que cette nuit il trempait de vos larmes

Ont triomphé d’un cœur invincible à vos charmes.

PHYLIS

Puisque vous ne m’aimez que par punition,

Vous m’obligez fort peu de cette affection.

CLEANDRE

Après votre beauté sans raison négligée,

Il me punit bien moins qu’il ne vous a vengée.

Avez-vous jamais vu dessein plus renversé ?

Quand j’ai la force en main, je me trouve forcé ;

Je crois prendre une fille, et suis pris par une autre ;

J’ai tout pouvoir sur vous, et me remets au vôtre.

Angélique me perd, quand je crois l’acquérir ;

Je gagne un nouveau mal, quand je pense guérir.

Dans un enlèvement je hais la violence ;

Je suis respectueux après cette insolence ;

Je commets un forfait, et n’en saurais user ;

Je ne suis criminel que pour m’en accuser.

Je m’expose à ma peine ; et négligeant ma fuite,

Aux vôtres offensés j’épargne la poursuite.

Ce que j’ai pu ravir, je viens le demander ;

Et pour vous devoir tout, je veux tout hasarder.

PHYLIS

Vous ne me devrez rien, du moins si j’en suis crue ;

Et si mes propres yeux vous donnent dans la vue,

Si votre propre cœur soupire après ma main,

Vous courez grand hasard de soupirer en vain.

Toutefois, après tout, mon humeur est si bonne

Que je ne puis jamais désespérer personne.

Sachez que mes désirs, toujours indifférents,

Iront sans résistance au gré de mes parents ;

Leur choix sera le mien: c’est vous parler sans feinte.

CLEANDRE

Je vois de leur côté mêmes sujets de crainte ;

Si vous me refusez, m’écouteront-ils mieux ?

PHYLIS

Le monde vous croit riche, et mes parents sont vieux.

CLEANDRE

Puis-je sur cet espoir…

PHYLIS

C’est assez vous en dire.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène II

ALIDOR, CLEANDRE & PHYLIS

ALIDOR

Cléandre a-t-il enfin ce que son cœur désire ?

Et ses amours, changés par un heureux hasard,

De celui de Phylis ont-ils pris quelque part ?

Cléandre

Cette nuit tu l’as vue en un mépris extrême,

Et maintenant, ami, c’est encore elle-même:

Son orgueil se redouble étant en liberté,

Et devient plus hardi d’agir en sûreté.

J’espère toutefois, à quelque point qu’il monte,

Qu’à la fin…

Phylis

Cependant que vous lui rendrez conte

Je vais voir mes parents, que ce coup de malheur

À mon occasion accable de douleur.

Je n’ai tardé que trop à les tirer de peine.

Alidor, retenant Cléandre qui la veut suivre.

Est-ce donc tout de bon qu’elle t’est inhumaine ?

Cléandre

Il la faut suivre. Adieu. Je te puis assurer

Que je n’ai pas sujet de me désespérer.

Va voir ton Angélique, et la compte pour tienne,

Si tu la vois d’humeur qui ressemble à la sienne.

Alidor

Tu me la rends enfin ?

Cléandre

Doraste tient sa foi ;

Tu possèdes son cœur: qu’aurait-elle pour moi ?

Quelques charmants appas qui soient sur son visage,

Je n’y saurais avoir qu’un fort mauvais partage:

Peut-être elle croirait qu’il lui serait permis

De ne me rien garder, ne m’ayant rien promis ;

Il vaut mieux que ma flamme à son tour te la cède.

Mais, derechef, adieu.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène III

ALIDOR

Ainsi tout me succède ;

Ses plus ardents désirs se règlent sur mes vœux:

Il accepte Angélique, et la rend quand je veux ;

Quand je tâche à la perdre, il meurt de m’en défaire ;

Quand je l’aime, elle cesse aussitôt de lui plaire.

Mon cœur prêt à guérir, le sien se trouve atteint ;

Et mon feu rallumé, le sien se trouve éteint:

Il aime quand je quitte, il quitte alors que j’aime ;

Et sans être rivaux, nous aimons en lieu même.

C’en est fait, Angélique, et je ne saurais plus

Rendre contre tes yeux des combats superflus.

De ton affection cette preuve dernière

Reprend sur tous mes sens une puissance entière.

Les ombres de la nuit m’ont redonné le jour:

Que j’eus de perfidie, et que je vis d’amour !

Quand je sus que Cléandre avait manqué sa proie,

Que j’en eus de regret, et que j’en ai de joie !

Plus je t’étais ingrat, plus tu me chérissais ;

Et ton ardeur croissait plus je te trahissais.

Aussi j’en fus honteux, et confus dans mon âme,

La honte et le remords rallumèrent ma flamme.

Que l’amour pour nous vaincre a de chemins divers !

Et que malaisément on rompt de si beaux fers !

C’est en vain qu’on résiste aux traits d’un beau visage ;

En vain, à son pouvoir refusant son courage,

On veut éteindre un feu par ses yeux allumé,

Et ne le point aimer quand on s’en voit aimé:

Sous ce dernier appas l’amour a trop de force ;

Il jette dans nos cœurs une trop douce amorce,

Et ce tyran secret de nos affections

Saisit trop puissamment nos inclinations.

Aussi ma liberté n’a plus rien qui me flatte ;

Le grand soin que j’en eus partait d’une âme ingrate,

Et mes desseins, d’accord avecque mes désirs,

À servir Angélique ont mis tous mes plaisirs.

Mais, hélas ! ma raison est-elle assez hardie

Pour croire qu’on me souffre après ma perfidie ?

Quelque secret instinct, à mon bonheur fatal,

Ne la porte-t-il point à me vouloir du mal ?

Que de mes trahisons elle serait vengée,

Si, comme mon humeur, la sienne était changée !

Mais qui la changerait, puisqu’elle ignore encor

Tous les lâches complots du rebelle Alidor ?

Que dis-je, malheureux ? Ah ! c’est trop me méprendre,

Elle en a trop appris du billet de Cléandre ;

Son nom au lieu du mien en ce papier souscrit

Ne lui montre que trop le fond de mon esprit.

Sur ma foi toutefois elle le prit sans lire ;

Et si le ciel vengeur contre moi ne conspire,

Elle s’y fie assez pour n’en avoir rien lu.

Entrons, quoi qu’il en soit, d’un esprit résolu ;

Dérobons à ses yeux le témoin de mon crime ;

Et si pour l’avoir lu sa colère s’anime,

Et qu’elle veuille user d’une juste rigueur,

Nous savons les moyens de regagner son cœur.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène IV

DORASTE & LYCANTE

DORASTE

Ne sollicite plus mon âme refroidie.

Je méprise Angélique après sa perfidie ;

Mon cœur s’est révolté contre ses lâches traits,

Et qui n’a point de foi n’a point pour moi d’attraits.

Veux-tu qu’on me trahisse, et que mon amour dure ?

J’ai souffert sa rigueur, mais je hais son parjure,

Et tiens sa trahison indigne à l’avenir

D’occuper aucun lieu dedans mon souvenir.

Qu’Alidor la possède ; il est traître comme elle:

Jamais pour ce sujet nous n’aurons de querelle.

Pourrais-je avec raison lui vouloir quelque mal

De m’avoir délivré d’un esprit déloyal ?

Ma colère l’épargne, et n’en veut qu’à Cléandre:

Il verra que son pire était de se méprendre ;

Et si je puis jamais trouver ce ravisseur,

Il me rendra soudain et la vie et ma sœur.

LYCANTE

Faites mieux: puisqu’à peine elle pourrait prétendre

Une fortune égale à celle de Cléandre,

En faveur de ses biens calmez votre courroux,

Et de son ravisseur faites-en son époux.

Bien qu’il eût fait dessein sur une autre personne,

Faites-lui retenir ce qu’un hasard lui donne ;

Je crois que cet hymen pour satisfaction

Plaira mieux à Phylis que sa punition.

DORASTE

Nous consultons en vain, ma poursuite étant vaine.

LYCANTE

Nous le rencontrerons, n’en soyez point en peine:

Où que soit sa retraite, il n’est pas toujours nuit ;

Et ce qu’un jour nous cache, un autre le produit.

Mais, dieux ! voilà Phylis qu’il a déjà rendue.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène V

DORASTE, PHYLIS & LYCANTE

DORASTE

Ma sœur, je te retrouve après t’avoir perdue !

Et de grâce, quel lieu me cache le voleur

Qui, pour s’être mépris, a causé ton malheur ?

Que son trépas…

PHYLIS

Tout beau ; peut-être ta colère,

Au lieu de ton rival, en veut à ton beau-frère.

En un mot, tu sauras qu’en cet enlèvement

Mes larmes m’ont acquis Cléandre pour amant:

Son cœur m’est demeuré pour peine de son crime,

Et veut changer un rapt en amour légitime.

Il fait tous ses efforts pour gagner mes parents,

Et s’il les peut fléchir, quant à moi, je me rends ;

Non, à dire le vrai, que son objet me tente ;

Mais mon père content, je dois être contente.

Tandis, par la fenêtre ayant vu ton retour,

Je t’ai voulu sur l’heure apprendre cet amour,

Pour te tirer de peine et rompre ta colère.

DORASTE

Crois-tu que cet hymen puisse me satisfaire ?

PHYLIS

Si tu n’es ennemi de mes contentements,

Ne prends mes intérêts que dans mes sentiments ;

Ne fais point le mauvais, si je ne suis mauvaise,

Et ne condamne rien à moins qu’il me déplaise.

En cette occasion, si tu me veux du bien,

C’est à toi de régler ton esprit sur le mien.

Je respecte mon père, et le tiens assez sage

Pour ne résoudre rien à mon désavantage.

Si Cléandre le gagne, et m’en peut obtenir,

Je crois de mon devoir…

LYCANTE

Je l’aperçois venir.

Résolvez-vous, monsieur, à ce qu’elle désire.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène VI

DORASTE, CLEANDRE, PHYLIS & LYCANTE

CLEANDRE

Si vous n’êtes d’humeur, madame, à vous dédire,

Tout me rit désormais, j’ai leur consentement.

Mais excusez, monsieur, le transport d’un amant ;

Et souffrez qu’un rival, confus de son offense,

Pour en perdre le nom entre en votre alliance,

Ne me refusez point un oubli du passé ;

Et son ressouvenir à jamais effacé,

Bannissant toute aigreur, recevez un beau-frère

Que votre sœur accepte après l’aveu d’un père.

DORASTE

Quand j’aurais sur ce point des avis différents,

Je ne puis contredire au choix de mes parents ;

Mais outre leur pouvoir, votre âme généreuse,

Et ce franc procédé qui rend ma sœur heureuse,

Vous acquièrent les biens qu’ils vous ont accordés,

Et me font souhaiter ce que vous demandez.

Vous m’avez obligé de m’ôter Angélique ;

Rien de ce qui la touche à présent ne me pique:

Je n’y prends plus de part, après sa trahison.

Je l’aimai par malheur, et la hais par raison.

Mais la voici qui vient, de son amant suivie.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène VII

ALIDOR, ANGELIQUE, DORASTE, CLEANDRE, PHYLIS & LYCANTE

ALIDOR

Finissez vos mépris, ou m’arrachez la vie.

ANGELIQUE

Ne m’importune plus, infidèle. Ah, ma sœur !

Comme as-tu pu sitôt tromper ton ravisseur ?

PHYLIS
 à Angélique

Il n’en a plus le nom ; et son feu légitime,

Autorisé des miens, en efface le crime ;

Le hasard me le donne, et changeant ses desseins,

Il m’a mise en son cœur aussi bien qu’en ses mains.

Son erreur fut soudain de son amour suivie ;

Et je ne l’ai ravi qu’après qu’il m’a ravie.

Jusque-là tes beautés ont possédé ses vœux ;

Mais l’amour d’Alidor faisait taire ses feux.

De peur de l’offenser te cachant son martyre,

Il me venait conter ce qu’il ne t’osait dire ;

Mais nous changeons de sort par cet enlèvement:

Tu perds un serviteur, et j’y gagne un amant.

DORASTE
à Phylis

Dis-lui qu’elle en perd deux ; mais qu’elle s’en console,

Puisque avec Alidor je lui rends sa parole.

A Angélique

Satisfaites sans crainte à vos intentions ;

Je ne mets plus d’obstacle à vos affections.

Si vous faussez déjà la parole donnée,

Que ne feriez-vous point après notre hyménée ?

Pour moi, malaisément on me trompe deux fois:

Vous l’aimez, j’y consens, et lui cède mes droits.

ALIDOR

Puisque vous me pouvez accepter sans parjure,

Pouvez-vous consentir que votre rigueur dure ?

Vos yeux sont-ils changés, vos feux sont-ils éteints ?

Et quand mon amour croît, produit-il vos dédains ?

Voulez-vous…

ANGELIQUE

Déloyal, cesse de me poursuivre ;

Si je t’aime jamais, je veux cesser de vivre.

Quel espoir mal conçu te rapproche de moi ?

Aurais-je de l’amour pour qui n’a point de foi ?

DORASTE

Quoi ! le bannissez-vous parce qu’il vous ressemble ?

Cette union d’humeurs vous doit unir ensemble.

Pour ce manque de foi c’est trop le rejeter:

Il ne l’a pratiqué que pour vous imiter.

ANGELIQUE

Cessez de reprocher à mon âme troublée

La faute où la porta son ardeur aveuglée.

Vous seul avez ma foi, vous seul à l’avenir

Pouvez à votre gré me la faire tenir:

Si toutefois, après ce que j’ai pu commettre,

Vous me pouvez haïr jusqu’à me la remettre,

Un cloître désormais bornera mes desseins.

C’est là que je prendrai des mouvements plus sains ;

C’est là que, loin du monde et de sa vaine pompe,

Je n’aurai qui tromper, non plus que qui me trompe.

ALIDOR

Mon souci !

ANGELIQUE

Tes soucis doivent tourner ailleurs.

PHYLIS
 à Angélique

De grâce, prends pour lui des sentiments meilleurs.

DORASTE
à Phylis

Nous leur nuisons, ma sœur, hors de notre présence

Elle se porterait à plus de complaisance ;

L’amour seul, assez fort pour la persuader,

Ne veut point d’autres tiers à les raccommoder.

CLEANDRE
à Doraste

Mon amour, ennuyé des yeux de tant de monde,

Adore la raison où votre avis se fonde.

Adieu, belle Angélique, adieu ; c’est justement

Que votre ravisseur vous cède à votre amant.

DORASTE
à Angélique

Je vous eus par dépit, lui seul il vous mérite ;

Ne lui refusez point ma part que je lui quitte.

PHYLIS

Si tu m’aimes, ma sœur, fais-en autant que moi,

Et laisse à tes parents à disposer de toi.

Ce sont des jugements imparfaits que les nôtres:

Le cloître a ses douceurs, mais le monde en a d’autres

Qui pour avoir un peu moins de solidité,

N’accommodent que mieux notre instabilité.

Je crois qu’un bon dessein dans le cloître te porte ;

Mais un dépit d’amour n’en est pas bien la porte,

Et l’on court grand hasard d’un cuisant repentir

De se voir en prison sans espoir d’en sortir.

CLEANDRE
à Phylis

N’achèverez-vous point ?

PHYLIS

J’ai fait, et vous vais suivre.

Adieu. Par mon exemple apprend comme il faut vivre,

Et prends pour Alidor un naturel plus doux.

Cléandre, Doraste, Phylis et Lycante rentrent

ANGELIQUE

Rien ne rompra le coup à quoi je me résous:

Je me veux exempter de ce honteux commerce

Où la déloyauté si pleinement s’exerce ;

Un cloître est désormais l’objet de mes désirs:

L’âme ne goûte point ailleurs de vrais plaisirs.

Ma foi qu’avait Doraste engageait ma franchise ;

Et je ne vois plus rien, puisqu’il me l’a remise,

Qui me retienne au monde, ou m’arrête en ce lieu:

Cherche une autre à trahir ; et pour jamais adieu.

LA PLACE ROYALE ACTE V
Scène VIII

ALIDOR

Que par cette retraite elle me favorise !

Alors que mes desseins cèdent à mes amours,

Et qu’ils ne sauraient plus défendre ma franchise,

Sa haine et ses refus viennent à leur secours.

J’avais beau la trahir, une secrète amorce

Rallumait dans mon cœur l’amour par la pitié ;

Mes feux en recevaient une nouvelle force,

Et toujours leur ardeur en croissait de moitié.

Ce que cherchait par là mon âme peu rusée,

De contraires moyens me l’ont fait obtenir ;

Je suis libre à présent qu’elle est désabusée,

Et je ne l’abusais que pour le devenir.

Impuissant ennemi de mon indifférence:

Je brave, vain Amour, ton débile pouvoir,

Ta force ne venait que de mon espérance,

Et c’est ce qu’aujourd’hui m’ôte son désespoir.

Je cesse d’espérer et commence de vivre ;

Je vis dorénavant, puisque je vis à moi ;

Et quelques doux assauts qu’un autre objet me livre,

C’est de moi seulement que je prendrai la loi.

Beautés, ne pensez point à rallumer ma flamme ;

Vos regards ne sauraient asservir ma raison ;

Et ce sera beaucoup emporté sur mon âme,

S’ils me font curieux d’apprendre votre nom.

Nous feindrons toutefois, pour nous donner carrière,

Et pour mieux déguiser nous en prendrons un peu ;

Mais nous saurons toujours rebrousser en arrière,

Et quand il nous plaira nous retirer du jeu.

Cependant Angélique enfermant dans un cloître

Ses yeux dont nous craignions la fatale clarté,

Les murs qui garderont ces tyrans de paroître

Serviront de remparts à notre liberté.

Je suis hors de péril qu’après son mariage

Le bonheur d’un jaloux augmente mon ennui,

Et ne serai jamais sujet à cette rage

Qui naît de voir son bien entre les mains d’autrui.

Ravi qu’aucun n’en ait ce que j’ai pu prétendre,

Puisqu’elle dit au monde un éternel adieu,

Comme je la donnais sans regret à Cléandre,

Je verrai sans regret qu’elle se donne à Dieu.

******

LA PLACE ROYALE ACTE V

LA PLACE ROYALE ACTE II CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE II CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
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     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

ACTE II

LA PLACE ROYALE ACTE II

***

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène première

ANGELIQUE & POLYMAS

ANGELIQUE
tenant une lettre ouverte

De cette trahison ton maître est donc l’auteur ?

POLYMAS

Assez imprudemment il m’en fait le porteur.

Comme il se rend par là digne qu’on le prévienne,

Je veux bien en faire une en haine de la sienne ;

Et mon devoir, mal propre à de si lâches coups,

Manque aussitôt vers lui que son amour vers vous.

ANGELIQUE

Contre ce que je vois le mien encor s’obstine.

Qu’Alidor ait écrit cette lettre à Clarine !

Et qu’ainsi d’Angélique il se voulût jouer !

POLYMAS

Il n’aura pas le front de le désavouer.

Opposez-lui ces traits, battez-le de ses armes ;

Pour s’en pouvoir défendre il lui faudrait des charmes ;

Mais surtout cachez-lui ce que je fais pour vous,

Et ne m’exposez point aux traits de son courroux ;

Que je vous puisse encor trahir son artifice,

Et pour mieux vous servir, rester à son service.

ANGELIQUE

Rien ne m’échappera qui te puisse toucher ;

Je sais ce qu’il faut dire, et ce qu’il faut cacher.

POLYMAS

Feignez d’avoir reçu ce billet de Clarine,

Et que…

ANGELIQUE

Ne m’instruis point, et va, qu’il ne devine.

POLYMAS

Mais…

ANGELIQUE

Ne réplique plus, et va-t’en.

POLYMAS

J’obéis.

ANGELIQUE
Seule

Mes feux, il est donc vrai que l’on vous a trahis ?

Et ceux dont Alidor montrait son âme atteinte

Ne sont plus que fumée, ou n’étaient qu’une feinte ?

Que la foi des amants est un gage pipeur !

Que leurs serments sont vains, et notre espoir trompeur !

Qu’on est peu dans leur cœur pour être dans leur bouche !

Et que malaisément on sait ce qui les touche !

Mais voici l’infidèle. Ah ! qu’il se contraint bien !

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène II

ALIDOR & ANGELIQUE

ALIDOR

Puis-je avoir un moment de ton cher entretien ?

Mais j’appelle un moment, de même qu’une année

Passe entre deux amants pour moins qu’une journée.

ANGELIQUE

Avec de tels discours oses-tu m’aborder,

Perfide, et sans rougir peux-tu me regarder ?

As-tu cru que le ciel consentît à ma perte,

Jusqu’à souffrir encor ta lâcheté couverte ?

Apprends, perfide, apprends que je suis hors d’erreur ;

Tes yeux ne me sont plus que des objets d’horreur.

Je ne suis plus charmée ; et mon âme, plus saine,

N’eût jamais tant d’amour qu’elle a pour toi de haine.

ALIDOR

Voilà me recevoir avec des compliments

Qui seraient pour tout autre un peu moins que charmants.

Quel en est le sujet ?

ANGELIQUE

Le sujet ? lis, parjure ;

Et puis accuse-moi de te faire une injure !

ALIDOR
lit la lettre entre les mains d’Angélique.
Lettre supposée d’Alidor à Clarine.

Clarine, je suis tout à vous ;

Ma liberté vous rend les armes:

Angélique n’a point de charmes

Pour me défendre de vos coups ;

Ce n’est qu’une idole mouvante ;

Ses yeux sont sans vigueur, sa bouche sans appas:

Alors que je l’aimais, je ne la connus pas ;

Et de quelques attraits que ce monde vous vante,

Vous devez mes affections

Autant à ses défauts qu’à vos perfections.

ANGELIQUE

Eh bien, ta perfidie est-elle en évidence ?

ALIDOR

Est-ce là tant de quoi ?

ANGELIQUE

Tant de quoi ? l’impudence !

Après mille serments il me manque de foi,

Et me demande encor si c’est là tant de quoi !

Change, si tu le veux ; je n’y perds qu’un volage:

Mais en m’abandonnant, laisse en paix mon visage ;

Oublie avec ta foi ce que j’ai de défauts ;

N’établis point tes feux sur le peu que je vaux ;

Fais que, sans m’y mêler, ton compliment s’explique,

Et ne le grossis point du mépris d’Angélique.

ALIDOR

Deux mots de vérité vous mettent bien aux champs.

ANGELIQUE

Ciel, tu ne punis point des hommes si méchants !

Ce traître vit encore, il me voit, il respire,

Il m’affronte, il l’avoue, il rit quand je soupire.

ALIDOR

Vraiment le ciel a tort de ne vous pas donner,

Lorsque vous tempêtez, sa foudre à gouverner ;

Il devrait avec vous être d’intelligence.

ANGELIQUE
déchire la lettre et en jette les morceaux,

et ALIDOR
continue

Le digne et grand objet d’une haute vengeance !

Vous traitez du papier avec trop de rigueur.

ANGELIQUE

Que n’en puis-je autant faire à ton perfide cœur !

ALIDOR

Qui ne vous flatte point puissamment vous irrite.

Pour dire franchement votre peu de mérite,

Commet-on des forfaits si grands et si nouveaux

Qu’on doive tout à l’heure être mis en morceaux ?

Si ce crime autrement ne saurait se remettre,

Il lui présente aux yeux un miroir qu’elle porte à sa ceinture

Cassez ; ceci vous dit encor pis que ma lettre.

ANGELIQUE

S’il me dit mes défauts autant ou plus que toi,

Déloyal, pour le moins il n’en dit rien qu’à moi:

C’est dedans son cristal que je les étudie ;

Mais après il s’en tait, et moi j’y remédie.

Il m’en donne un avis sans me les reprocher,

Et, me les découvrant, il m’aide à les cacher.

ALIDOR

Vous êtes en colère, et vous dites des pointes ?

Ne présumiez-vous point que j’irais, à mains jointes,

Les yeux enflés de pleurs et le cœur de soupirs,

Vous faire offre à genoux de mille repentirs ?

Que vous êtes à plaindre, étant si fort déçue !

ANGELIQUE

Insolent ! ôte-toi pour jamais de ma vue.

ALIDOR

Me défendre vos yeux après mon changement,

Appelez-vous cela du nom de châtiment ?

Ce n’est que me bannir du lieu de mon supplice ;

Et ce commandement est si plein de justice,

Que, bien que je renonce à vivre sous vos lois,

Je vais vous obéir pour la dernière fois.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène III

ANGELIQUE

Commandement honteux, où ton obéissance

N’est qu’un signe trop clair de mon peu de puissance,

Où ton bannissement a pour toi des appas,

Et me devient cruel de ne te l’être pas !

À quoi se résoudra désormais ma colère,

Si ta punition te tient lieu de salaire ?

Que mon pouvoir me nuit ! et qu’il m’est cher vendu !

Voilà ce que me vaut d’avoir trop attendu:

Je devais prévenir ton outrageux caprice ;

Mon bonheur dépendait de te faire injustice.

Je chasse un fugitif avec trop de raison,

Et lui donne les champs quand il rompt sa prison.

Ah ! que n’ai-je eu des bras à suivre mon courage !

Qu’il m’eût bien autrement réparé cet outrage !

Que j’eusse retranché de ses propos railleurs !

Le traître n’eût jamais porté son cœur ailleurs ;

Puisqu’il m’était donné, je m’en fusse saisie ;

Et sans prendre conseil que de ma jalousie,

Puisqu’un autre portrait en efface le mien,

Cent coups auraient chassé ce voleur de mon bien.

Vains projets, vains discours, vaine et fausse allégeance !

Et mes bras et son cœur manquent à ma vengeance !

Ciel, qui m’en vois donner de si justes sujets,

Donne-m’en des moyens, donne-m’en des objets.

Où me dois-je adresser ? qui doit porter sa peine ?

Qui doit à son défaut m’éprouver inhumaine ?

De mille désespoirs mon cœur est assailli ;

Je suis seule punie, et je n’ai point failli.

Mais j’ose faire au ciel une injuste querelle ;

Je n’ai que trop failli d’aimer un infidèle,

De recevoir un traître, un ingrat, sous ma loi,

Et trouver du mérite en qui manquait de foi.

Ciel, encore une fois, écoute mon envie:

Ote-m’en la mémoire, ou le prive de vie ;

Fais que de mon esprit je puisse le bannir,

Ou ne l’avoir que mort dedans mon souvenir !

Que je m’anime en vain contre un objet aimable !

Tout criminel qu’il est, il me semble adorable ;

Et mes souhaits, qu’étouffe un soudain repentir,

En demandant sa mort n’y sauraient consentir.

Restes impertinents d’une flamme insensée,

Ennemis de mon heur, sortez de ma pensée,

Ou si vous m’en peignez encore quelques traits,

Laissez là ses vertus, peignez-moi ses forfaits.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène IV

ANGELIQUE & PHYLIS

ANGELIQUE

Le croirais-tu, Phylis ? Alidor m’abandonne.

PHYLIS

Pourquoi non ? Je n’y vois rien du tout qui m’étonne,

Rien qui ne soit possible, et de plus fort commun.

La constance est un bien qu’on ne voit en pas un.

Tout change sous les cieux, mais partout bon remède.

ANGELIQUE

Le ciel n’en a point fait au mal qui me possède.

PHYLIS

Choisis de mes amants, sans t’affliger si fort,

Et n’appréhende pas de me faire grand tort ;

J’en pourrais, au besoin, fournir toute la ville,

Qu’il m’en demeurerait encor plus de deux mille.

ANGELIQUE

Tu me ferais mourir avec de tels propos ;

Ah ! laisse-moi plutôt soupirer en repos,

Ma sœur.

PHYLIS

Plût au bon Dieu que tu voulusses l’être !

ANGELIQUE

Eh quoi ! tu ris encor ! C’est bien faire paraître…

PHYLIS

Que je ne saurais voir d’un visage affligé

Ta cruauté punie, et mon frère vengé.

Après tout, je connais quelle est ta maladie:

Tu vois comme Alidor est plein de perfidie ;

Mais je mets dans deux jours ma tête à l’abandon

Au cas qu’un repentir n’obtienne son pardon.

ANGELIQUE

Après que cet ingrat me quitte pour Clarine ?

PHYLIS

De le garder longtemps elle n’a pas la mine ;

Et j’estime si peu ces nouvelles amours,

Que je te pleige encor son retour dans deux jours ;

Et lors ne pense pas, quoi que tu te proposes,

Que de tes volontés devant lui tu disposes.

Prépare tes dédains, arme-toi de rigueur,

Une larme, un soupir te percera le cœur ;

Et je serai ravie alors de voir vos flammes

Brûler mieux que devant, et rejoindre vos âmes.

Mais j’en crains un succès à ta confusion:

Qui change une fois change à toute occasion ;

Et nous verrons toujours, si Dieu le laisse vivre,

Un change, un repentir, un pardon, s’entre-suivre.

Ce dernier est souvent l’amorce d’un forfait,

Et l’on cesse de craindre un courroux sans effet.

ANGELIQUE

Sa faute a trop d’excès pour être rémissible,

Ma sœur ; je ne suis pas de la sorte insensible:

Et si je présumais que mon trop de bonté

Pût jamais se résoudre à cette lâcheté,

Qu’un si honteux pardon pût suivre cette offense,

J’en préviendrais le coup, m’en ôtant la puissance.

Adieu: dans la colère où je suis aujourd’hui,

J’accepterais plutôt un barbare que lui.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène V

PHYLIS & DORASTE

PHYLIS

Il faut donc se hâter qu’elle ne refroidisse.

Elle frappe du pied à la porte de son logis et fait sortir son frère

Frère, quelque inconnu t’a fait un bon office:

Il ne tiendra qu’à toi d’être un second Médor ;

On a fait qu’Angélique…

DORASTE

Eh bien ?

PHYLIS

Hait Alidor.

DORASTE

Elle hait Alidor ! Angélique !

PHYLIS

Angélique.

DORASTE

D’où lui vient cette humeur ? qui les a mis en pique ?

PHYLIS

Si tu prends bien ton temps, il y fait bon pour toi.

Va, ne t’amuse point à savoir le pourquoi ;

Parle au père d’abord ; tu sais qu’il te souhaite ;

Et s’il ne s’en dédit, tiens l’affaire pour faite.

DORASTE

Bien qu’un si bon avis ne soit à mépriser,

Je crains…

PHYLIS

Lysis m’aborde, et tu me veux causer !

Entre chez Angélique, et pousse ta fortune:

Quand je vois un amant, un frère m’importune.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène VI

LYSIS & PHYLIS

LYSIS

Comme vous le chassez !

PHYLIS

Qu’eût-il fait avec nous ?

Mon entretien sans lui te semblera plus doux ;

Tu pourras t’expliquer avec moins de contrainte,

Me conter de quels feux tu te sens l’âme atteinte,

Et ce que tu croiras propre à te soulager.

Regarde maintenant si je sais t’obliger.

LYSIS

Cette obligation serait bien plus extrême,

Si vous vouliez traiter tous mes rivaux de même ;

Et vous feriez bien plus pour mon contentement,

De souffrir avec vous vingt frères qu’un amant.

PHYLIS

Nous sommes donc, Lysis, d’une humeur bien contraire:

J’y souffrirais plutôt cinquante amants qu’un frère ;

Et puisque nos esprits ont si peu de rapport,

Je m’étonne comment nous nous aimons si fort.

LYSIS

Vous êtes ma maîtresse, et mes flammes discrètes

Doivent un tel respect aux lois que vous me faites,

Que pour leur obéir mes sentiments domptés

N’osent plus se régler que sur vos volontés.

PHYLIS

J’aime des serviteurs qui pour une maîtresse

Souffrent ce qui leur nuit, aiment ce qui les blesse.

Si tu vois quelque jour tes feux récompensés,

Souviens-toi… Qu’est-ce-ci ? Cléandre, vous passez ?

Cléandre va pour entrer chez Angélique, et Phylis l’arrête

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène VII

CLEANDRE, PHYLIS & LYSIS

CLEANDRE

Il me faut bien passer, puisque la place est prise.

PHYLIS

Venez ; cette raison est de mauvaise mise.

D’un million d’amants je puis flatter les vœux,

Et n’aurais pas l’esprit d’en entretenir deux ?

Sortez de cette erreur, et souffrant ce partage,

Ne faites pas ici l’entendu davantage.

CLEANDRE

Le moyen que je sois insensible à ce point ?

PHYLIS

Quoi ! pour l’entretenir, ne vous aimé-je point ?

CLEANDRE

Encor que votre ardeur à la mienne réponde,

Je ne veux plus d’un bien commun à tout le monde.

PHYLIS

Si vous nommez ma flamme un bien commun à tous,

Je n’aime, pour le moins, personne plus que vous ;

Cela vous doit suffire.

CLEANDRE

Oui bien, à des volages

Qui peuvent en un jour adorer cent visages ;

Mais ceux dont un objet possède tous les soins,

Se donnant tous entiers, n’en méritent pas moins.

PHYLIS

De vrai, si vous valiez beaucoup plus que les autres,

Je devrais dédaigner leurs vœux auprès des vôtres ;

Mais mille aussi bien faits ne sont pas mieux traités,

Et ne murmurent point contre mes volontés.

Est-ce à moi, s’il vous plaît, de vivre à votre mode ?

Votre amour, en ce cas, serait fort incommode:

Loin de la recevoir, vous me feriez la loi.

Qui m’aime de la sorte, il s’aime, et non pas moi.

LYSIS
à Cléandre

Persiste en ton humeur, je te prie, et conseille

À tous nos concurrents d’en prendre une pareille.

CLEANDRE

Tu seras bientôt seul, s’ils veulent m’imiter.

Quoi donc ! c’est tout de bon que tu me veux quitter ?

Tu ne dis mot, rêveur, et pour toute réplique,

Tu tournes tes regards du côté d’Angélique:

Est-elle donc l’objet de tes légèretés ?

Veux-tu faire d’un coup deux infidélités,

Et que dans mon offense Alidor s’intéresse ?

Cléandre, c’est assez de trahir ta maîtresse ;

Dans ta nouvelle flamme épargne tes amis,

Et ne l’adresse point en lieu qui soit promis.

De la part d’Alidor je vais voir cette belle ;

Laisse-m’en avec lui démêler la querelle,

Et ne t’informe point de mes intentions.

PHYLIS

Puisqu’il me faut résoudre en mes afflictions,

Et que pour te garder j’ai trop peu de mérite,

Du moins, avant l’adieu, demeurons quitte à quitte ;

Que ce que j’ai du tien je te le rende ici:

Tu m’as offert des vœux, que je t’en offre aussi,

Et faisons entre nous toutes choses égales.

LYSIS

Et moi, durant ce temps, je garderai les balles ?

PHYLIS

Je te donne congé d’une heure, si tu veux.

LYSIS

Je l’accepte, au hasard de le prendre pour deux.

PHYLIS

Pour deux, pour quatre, soit ; ne crains pas qu’il m’ennuie.

LA PLACE ROYALE ACTE II
Scène VIII

CLEANDRE & PHYLIS

PHYLIS
arrête Cléandre, qui tâche de s’échapper pour entrer chez Angélique

Mais je ne consens pas cependant qu’on me fuie ;

Tu perds temps d’y tâcher, si tu n’as mon congé.

Inhumain ! est-ce ainsi que je t’ai négligé ?

Quand tu m’offrais des vœux, prenais-je ainsi la fuite,

Et rends-tu la pareille à ma juste poursuite ?

Avec tant de douceur tu te vis écouter,

Et tu tournes le dos quand je t’en veux conter !

CLEANDRE

Va te jouer d’un autre avec tes railleries ;

J’ai l’oreille mal faite à ces galanteries:

Ou cesse de m’aimer, ou n’aime plus que moi.

PHYLIS

Je ne t’impose pas une si dure loi ;

Avec moi, si tu veux, aime toute la terre,

Sans craindre que jamais je t’en fasse la guerre.

Je reconnais assez mes imperfections ;

Et quelque part que j’aie en tes affections,

C’est encor trop pour moi ; seulement ne rejette

La parfaite amitié d’une fille imparfaite.

CLEANDRE

Qui te rend obstinée à me persécuter ?

PHYLIS

Qui te rend si cruel que de me rebuter ?

CLEANDRE

Il faut que de tes mains un adieu me délivre.

PHYLIS

Si tu sais t’en aller, je saurai bien te suivre ;

Et quelque occasion qui t’amène en ces lieux,

Tu ne lui diras pas grand secret à mes yeux.

Je suis plus incommode encor qu’il ne te semble.

Parlons plutôt d’accord, et composons ensemble.

Hier un peintre excellent m’apporta mon portrait:

Tandis qu’il t’en demeure encore quelque trait,

Qu’encor tu me connais, et que de ta pensée

Mon image n’est pas tout à fait effacée,

Ne m’en refuse point ton petit jugement.

CLEANDRE

Je le tiens pour bien fait.

PHYLIS

Plains-tu tant un moment ?

Et m’attachant à toi, si je te désespère,

À ce prix trouves-tu ta liberté trop chère ?

CLEANDRE

Allons, puisque autrement je ne te puis quitter,

À tel prix que ce soit il me faut racheter.

********

LA PLACE ROYALE ACTE II CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE I CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE I CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
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     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

ACTE I

LA PLACE ROYALE ACTE I

***

 

ACTE PREMIER
Scène première

PHYLIS & ANGELIQUE

ANGELIQUE

Ton frère, je l’avoue, a beaucoup de mérite ;

Mais souffre qu’envers lui cet éloge m’acquitte,

Et ne m’entretiens plus des feux qu’il a pour moi.

PHYLIS

C’est me vouloir prescrire une trop dure loi.

Puis-je, sans étouffer la voix de la nature,

Dénier mon secours aux tourments qu’il endure ?

Quoi ! tu m’aimes, il meurt, et tu peux le guérir ;

Et sans t’importuner je le verrais périr !

Ne me diras-tu point que j’ai tort de le plaindre ?

ANGELIQUE

C’est un mal bien léger qu’un feu qu’on peut éteindre.

PHYLIS

Je sais qu’il le devrait ; mais avec tant d’appas,

Le moyen qu’il te voie et ne t’adore pas ?

Ses yeux ne souffrent point que son cœur soit de glace ;

On ne pourrait aussi m’y résoudre, en sa place ;

Et tes regards, sur moi plus forts que tes mépris,

Te sauraient conserver ce que tu m’aurais pris.

ANGELIQUE

S’il veut garder encor cette humeur obstinée,

Je puis bien m’empêcher d’en être importunée ;

Feindre un peu de migraine, ou me faire celer,

C’est un moyen bien court de ne lui plus parler:

Mais ce qui m’en déplaît, et qui me désespère,

C’est de perdre la sœur pour éviter le frère,

Et me violenter à fuir ton entretien,

Puisque te voir encor c’est m’exposer au sien.

Du moins, s’il faut quitter cette douce pratique,

Ne mets point en oubli l’amitié d’Angélique,

Et crois que ses effets auront leur premier cours

Aussitôt que ton frère aura d’autres amours.

PHYLIS

Tu vis d’un air étrange, et presque insupportable.

ANGELIQUE

Que toi-même pourtant dois trouver équitable ;

Mais la raison sur toi ne saurait l’emporter ;

Dans l’intérêt d’un frère on ne peut l’écouter.

PHYLIS

Et par quelle raison négliger son martyre ?

ANGELIQUE

Vois-tu, j’aime Alidor, et c’est assez te dire.

Le reste des mortels pourrait m’offrir des vœux,

Je suis aveugle, sourde, insensible pour eux ;

La pitié de leurs maux ne peut toucher mon âme

Que par des sentiments dérobés à ma flamme.

On ne doit point avoir des amants par quartier ;

Alidor a mon cœur, et l’aura tout entier ;

En aimer deux, c’est être à tous deux infidèle.

PHYLIS

Qu’Alidor seul te rende à tout autre cruelle,

C’est avoir pour le reste un cœur trop endurci.

ANGELIQUE

Pour aimer comme il faut, il faut aimer ainsi.

PHYLIS

Dans l’obstination où je te vois réduite,

J’admire ton amour, et ris de ta conduite.

Fasse état qui voudra de ta fidélité,

Je ne me pique point de cette vanité ;

Et l’exemple d’autrui m’a trop fait reconnaître

Qu’au lieu d’un serviteur c’est accepter un maître.

Quand on n’en souffre qu’un, qu’on ne pense qu’à lui,

Tous autres entretiens nous donnent de l’ennui,

Il nous faut de tout point vivre à sa fantaisie,

Souffrir de son humeur, craindre sa jalousie,

Et de peur que le temps n’emporte ses ferveurs,

Le combler chaque jour de nouvelles faveurs:

Notre âme, s’il s’éloigne, est chagrine, abattue ;

Sa mort nous désespère, et son change nous tue.

Et de quelque douceur que nos feux soient suivis,

On dispose de nous sans prendre notre avis ;

C’est rarement qu’un père à nos goûts s’accommode ;

Et lors, juge quels fruits on a de ta méthode.

Pour moi, j’aime un chacun, et sans rien négliger,

Le premier qui m’en conte a de quoi m’engager:

Ainsi tout contribue à ma bonne fortune ;

Tout le monde me plaît et rien ne m’importune.

De mille que je rends l’un de l’autre jaloux,

Mon cœur n’est à pas un, et se promet à tous ;

Ainsi tous à l’envi s’efforcent à me plaire ;

Tous vivent d’espérance, et briguent leur salaire ;

L’éloignement d’aucun ne saurait m’affliger,

Mille encore présents m’empêchent d’y songer.

Je n’en crains point la mort, je n’en crains point le change

Un monde m’en console aussitôt, ou m’en venge.

Le moyen que de tant et de si différents

Quelqu’un n’ait assez d’heur pour plaire à mes parents ?

Et si quelque inconnu m’obtient d’eux pour maîtresse,

Ne crois pas que j’en tombe en profonde tristesse ;

Il aura quelques traits de tant que je chéris,

Et je puis avec joie accepter tous maris.

ANGELIQUE

Voilà fort plaisamment tailler cette matière,

Et donner à ta langue une libre carrière ;

Ce grand flux de raisons dont tu viens m’attaquer

Est bon à faire rire, et non à pratiquer.

Simple ! tu ne sais pas ce que c’est que tu blâmes,

Et ce qu’a de douceurs l’union de deux âmes ;

Tu n’éprouvas jamais de quels contentements

Se nourrissent les feux des fidèles amants.

Qui peut en avoir mille en est plus estimée ;

Mais qui les aime tous de pas un n’est aimée ;

Elle voit leur amour soudain se dissiper.

Qui veut tout retenir laisse tout échapper.

PHYLIS

Défais-toi, défais-toi de tes fausses maximes ;

Ou si ces vieux abus te semblent légitimes,

Si le seul Alidor te plaît dessous les cieux,

Conserve-lui ton cœur, mais partage tes yeux:

De mon frère par là soulage un peu les plaies ;

Accorde un faux remède à des douleurs si vraies ;

Feins, déguise avec lui, trompe-le par pitié,

Ou du moins par vengeance et par inimitié.

ANGELIQUE

Le beau prix qu’il aurait de m’avoir tant chérie,

Si je ne le payais que d’une tromperie !

Pour salaire des maux qu’il endure en m’aimant,

Il aura qu’avec lui je vivrai franchement.

PHYLIS

Franchement, c’est-à-dire avec mille rudesses

Le mépriser, le fuir, et par quelques adresses

Qu’il tâche d’adoucir… Quoi, me quitter ainsi

Et sans me dire adieu ! le sujet ?

LA PLACE ROYALE ACTE I
Scène II

DORASTE, PHYLIS

DORASTE

Le voici.

Ma sœur, ne cherche plus une chose trouvée:

Sa fuite n’est l’effet que de mon arrivée ;

Ma présence la chasse, et son muet départ

A presque devancé son dédaigneux regard.

PHYLIS

Juge par là quels fruits produit mon entremise.

Je m’acquitte des mieux de la charge commise ;

Je te fais plus parfait mille fois que tu n’es:

Ton feu ne peut aller au point où je le mets ;

J’invente des raisons à combattre sa haine ;

Je blâme, flatte, prie, et perds toujours ma peine,

En grand péril d’y perdre encor son amitié,

Et d’être en tes malheurs avec toi de moitié.

DORASTE

Ah ! tu ris de mes maux.

PHYLIS

Que veux-tu que je fasse ?

Ris des miens, si jamais tu me vois en ta place.

Que serviraient mes pleurs ? Veux-tu qu’à tes tourments

J’ajoute la pitié de mes ressentiments ?

Après mille mépris qu’a reçus ta folie,

Tu n’es que trop chargé de ta mélancolie ;

Si j’y joignais la mienne, elle t’accablerait,

Et de mon déplaisir le tien redoublerait ;

Contraindre mon humeur me serait un supplice

Qui me rendrait moins propre à te faire service.

Vois-tu ? par tous moyens je te veux soulager ;

Mais j’ai bien plus d’esprit que de m’en affliger.

Il n’est point de douleur si forte en un courage

Qui ne perde sa force auprès de mon visage ;

C’est toujours de tes maux autant de rabattu:

Confesse, ont-ils encor le pouvoir qu’ils ont eu ?

Ne sens-tu point déjà ton âme un peu plus gaie ?

DORASTE

Tu me forces à rire en dépit que j’en aie.

Je souffre tout de toi, mais à condition

D’employer tous tes soins à mon affection.

Dis-moi par quelle ruse il faut…

PHYLIS

Rentrons, mon frère:

Un de mes amants vient, qui pourrait nous distraire.

LA PLACE ROYALE ACTE I
Scène III

CLEANDRE

Que je dois bien faire pitié

De souffrir les rigueurs d’un sort si tyrannique !

J’aime Alidor, j’aime Angélique ;

Mais l’amour cède à l’amitié,

Et jamais on n’a vu sous les lois d’une belle

D’amant si malheureux, ni d’ami si fidèle.

Ma bouche ignore mes désirs,

Et de peur de se voir trahi par imprudence,

Mon cœur n’a point de confidence

Avec mes yeux ni mes soupirs:

Tous mes vœux sont muets, et l’ardeur de ma flamme

S’enferme tout entière au-dedans de mon âme.

Je feins d’aimer en d’autres lieux ;

Et pour en quelque sorte alléger mon supplice,

Je porte du moins mon service

À celle qu’elle aime le mieux.

Phylis, à qui j’en conte, a beau faire la fine ;

Son plus charmant appas, c’est d’être sa voisine.

Esclave d’un oeil si puissant,

Jusque-là seulement me laisse aller ma chaîne,

Trop récompensé, dans ma peine,

D’un de ses regards en passant.

Je n’en veux à Phylis que pour voir Angélique,

Et mon feu, qui vient d’elle, auprès d’elle s’explique.

Ami, mieux aimé mille fois,

Faut-il, pour m’accabler de douleurs infinies,

Que nos volontés soient unies

Jusqu’à faire le même choix ?

Viens quereller mon cœur d’avoir tant de faiblesse

Que de se laisser prendre au même oeil qui te blesse.

Mais plutôt vois te préférer

À celle que le tien préfère à tout le monde,

Et ton amitié sans seconde

N’aura plus de quoi murmurer.

Ainsi je veux punir ma flamme déloyale ;

Ainsi…

LA PLACE ROYALE ACTE I
Scène IV

ALIDOR, CLEANDRE

ALIDOR

Te rencontrer dans la place Royale,

Solitaire, et si près de ta douce prison,

Montre bien que Phylis n’est pas à la maison.

CLEANDRE

Mais voir de ce côté ta démarche avancée

Montre bien qu’Angélique est fort dans ta pensée.

ALIDOR

Hélas ! c’est mon malheur ! son objet trop charmant,

Quoi que je puisse faire, y règne absolument.

CLEANDRE

De ce pouvoir peut-être elle use en inhumaine ?

ALIDOR

Rien moins, et c’est par là que redouble ma peine:

Ce n’est qu’en m’aimant trop qu’elle me fait mourir ;

Un moment de froideur, et je pourrais guérir ;

Une mauvaise œillade, un peu de jalousie,

Et j’en aurais soudain passé ma fantaisie:

Mais las ! elle est parfaite, et sa perfection

N’approche point encor de son affection ;

Point de refus pour moi, point d’heures inégales ;

Accablé de faveurs à mon repos fatales,

Sitôt qu’elle voit jour à d’innocents plaisirs,

Je vois qu’elle devine et prévient mes désirs ;

Et si j’ai des rivaux, sa dédaigneuse vue

Les désespère autant que son ardeur me tue.

CLEANDRE

Vit-on jamais amant de la sorte enflammé,

Qui se tînt malheureux pour être trop aimé ?

ALIDOR

Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ?

Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ?

Les règles que je suis ont un air tout divers ;

Je veux la liberté dans le milieu des fers.

Il ne faut point servir d’objet qui nous possède ;

Il ne faut point nourrir d’amour qui ne nous cède ;

Je le hais, s’il me force: et quand j’aime, je veux

Que de ma volonté dépendent tous mes vœux ;

Que mon feu m’obéisse, au lieu de me contraindre ;

Que je puisse à mon gré l’enflammer et l’éteindre,

Et toujours en état de disposer de moi,

Donner, quand il me plaît, et retirer ma foi.

Pour vivre de la sorte Angélique est trop belle:

Mes pensers ne sauraient m’entretenir que d’elle ;

Je sens de ses regards mes plaisirs se borner ;

Mes pas d’autre côté n’oseraient se tourner,

Et de tous mes soucis la liberté bannie

Me soumet en esclave à trop de tyrannie.

J’ai honte de souffrir les maux dont je me plains,

Et d’éprouver ses yeux plus forts que mes desseins.

Je n’ai que trop langui sous de si rudes gênes ;

À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes,

De crainte qu’un hymen, m’en ôtant le pouvoir,

Fît d’un amour par force un amour par devoir.

CLEANDRE

Crains-tu de posséder un objet qui te charme ?

ALIDOR

Ne parle point d’un nœud dont le seul nom m’alarme.

J’idolâtre Angélique: elle est belle aujourd’hui,

Mais sa beauté peut-elle autant durer que lui ?

Et pour peu qu’elle dure, aucun me peut-il dire

Si je pourrai l’aimer jusqu’à ce qu’elle expire ?

Du temps, qui change tout, les révolutions

Ne changent-elles pas nos résolutions ?

Est-ce une humeur égale et ferme que la nôtre ?

N’a-t-on point d’autres goûts en un âge qu’en l’autre ?

Juge alors le tourment que c’est d’être attaché,

Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.

Cependant Angélique, à force de me plaire,

Me flatte doucement de l’espoir du contraire ;

Et si d’autre façon je ne me sais garder,

Je sens que ses attraits m’en vont persuader.

Mais puisque son amour me donne tant de peine,

Je la veux offenser pour acquérir sa haine,

Et mériter enfin un doux commandement

Qui prononce l’arrêt de mon bannissement.

Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire:

Puisqu’elle me plaît trop, il me faut lui déplaire.

Tant que j’aurai chez elle encor le moindre accès,

Mes desseins de guérir n’auront point de succès.

CLEANDRE

Etrange humeur d’amant !

ALIDOR

Etrange, mais utile.

Je me procure un mal pour en éviter mille.

CLEANDRE

Tu ne prévois donc pas ce qui t’attend de maux,

Quand un rival aura le fruit de tes travaux ?

Pour se venger de toi, cette belle offensée

Sous les lois d’un mari sera bientôt passée ;

Et lors, que de soupirs et de pleurs répandus

Ne te rendront aucun de tant de biens perdus !

ALIDOR

Dis mieux, que pour rentrer dans mon indifférence,

Je perdrai mon amour avec mon espérance,

Et qu’y trouvant alors sujet d’aversion,

Ma liberté naîtra de ma punition.

CLEANDRE

Après cette assurance, ami, je me déclare.

Amoureux dès longtemps d’une beauté si rare,

Toi seul de la servir me pouvais empêcher ;

Et je n’aimais Phylis que pour m’en approcher.

Souffre donc maintenant que pour mon allégeance,

Je prenne, si je puis, le temps de sa vengeance ;

Que des ressentiments qu’elle aura contre toi

Je tire un avantage en lui portant ma foi,

Et que cette colère en son âme conçue

Puisse de mes désirs faciliter l’issue.

ALIDOR

Si ce joug inhumain, ce passage trompeur,

Ce supplice éternel, ne te fait point de peur,

À moi ne tiendra pas que la beauté que j’aime

Ne me quitte bientôt pour un autre moi-même.

Tu portes en bon lieu tes désirs amoureux ;

Mais songe que l’hymen fait bien des malheureux.

CLEANDRE

J’en veux bien faire essai ; mais d’ailleurs, quand j’y pense,

Peut-être seulement le nom d’époux t’offense,

Et tu voudrais qu’un autre…

ALIDOR

Ami, que me dis-tu ?

Connais mieux Angélique et sa haute vertu ;

Et sache qu’une fille a beau toucher mon âme,

Je ne la connais plus dès l’heure qu’elle est femme.

De mille qu’autrefois tu m’as vu caresser,

En pas une un mari pouvait-il s’offenser ?

J’évite l’apparence autant comme le crime ;

Je fuis un compliment qui semble illégitime ;

Et le jeu m’en déplaît, quand on fait à tous coups

Causer un médisant, et rêver un jaloux.

Encor que dans mon feu mon cœur ne s’intéresse,

Je veux pouvoir prétendre où ma bouche l’adresse,

Et garder, si je puis, parmi ces fictions,

Un renom aussi pur que mes intentions.

Ami, soupçon à part, et sans plus de réplique,

Si tu veux en ma place être aimé d’Angélique,

Allons tout de ce pas ensemble imaginer

Les moyens de la perdre et de te la donner,

Et quelle invention sera la plus aisée.

CLEANDRE

Allons. Ce que j’ai dit n’était que par risée.

*****

Fin LA PLACE ROYALE ACTE I

LA PLACE ROYALE CORNEILLE COMEDIE EN CINQ ACTES

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Le Théâtre de Corneillle






     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

LA PLACE ROYALE CORNEILLE

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À Monsieur ***

Monsieur,

J’observe religieusement la loi que vous m’avez prescrite, et vous rends mes devoirs avec le même secret que je traiterais un amour, si j’étais homme à bonne fortune. Il me suffit que vous sachiez que je m’acquitte, sans le faire connaître à tout le monde, et sans que par cette publication je vous mette en mauvaise odeur auprès d’un sexe dont vous conservez les bonnes grâces avec tant de soin. Le héros de cette pièce ne traite pas bien les dames, et tâche d’établir des maximes qui leur sont trop désavantageuses, pour nommer son protecteur ; elles s’imagineraient que vous ne pourriez l’approuver sans avoir grande part à ses sentiments, et que toute sa morale serait plutôt un portrait de votre conduite qu’un effort de mon imagination ; et véritablement, Monsieur, cette possession de vous-même, que vous conservez si parfaite parmi tant d’intrigues où vous semblez embarrassé, en approche beaucoup. C’est de vous que j’ai appris que l’amour d’un honnête homme doit être toujours volontaire ; qu’on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas ; que si on en vient jusque-là, c’est une tyrannie dont il faut secouer le joug ; et qu’enfin la personne aimée nous a beaucoup plus d’obligation de notre amour, alors qu’elle est toujours l’effet de notre choix et de son mérite, que quand elle vient d’une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant de naissance à qui nous ne pouvons résister. Nous ne sommes point redevables à celui de qui nous recevons un bienfait par contrainte, et on ne nous donne point ce qu’on ne saurait nous refuser. Mais je vais trop avant pour une épître: il semblerait que j’entreprendrais la justification de mon Alidor ; et ce n’est pas mon dessein de mériter par cette défense la haine de la plus belle moitié du monde, et qui domine si puissamment sur les volontés de l’autre. Un poète n’est jamais garant des fantaisies qu’il donne à ses acteurs ; et si les dames trouvent ici quelques discours qui les blessent, je les supplie de se souvenir que j’appelle extravagant celui dont ils partent et que par d’autres poèmes, j’ai assez relevé leur gloire et soutenu leur pouvoir, pour effacer les mauvaises idées que celui-ci leur pourra faire concevoir de mon esprit. Trouvez bon que j’achève par là et que je n’ajoute à cette prière que je leur fais que la protestation d’être éternellement,

Monsieur,
Votre très humble et très fidèle serviteur,
Corneille.

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Examen

Je ne puis dire tant de bien de celle-ci que de la précédente. Les vers en sont plus forts ; mais il y a manifestement une duplicité d’action. Alidor, dont l’esprit extravagant se trouve incommodé d’un amour qui l’attache trop, veut faire en sorte qu’Angélique sa maîtresse se donne à son ami Cléandre ; et c’est pour cela qu’il lui fait rendre une fausse lettre qui le convainc de légèreté, et qu’il joint à cette supposition des mépris assez piquants pour l’obliger dans sa colère à accepter les affections d’un autre. Ce dessein avorte, et la donne à Doraste contre son intention ; et cela l’oblige à en faire un nouveau pour la porter à un enlèvement. Ces deux desseins, formés ainsi l’un après l’autre, font deux actions, et donnent deux âmes au poème, qui d’ailleurs finit assez mal par un mariage de deux personnes épisodiques, qui ne tiennent que le second rang dans la pièce. Les premiers acteurs y achèvent bizarrement, et tout ce qui les regarde fait languir le cinquième acte, où ils ne paraissent plus, à le bien prendre, que comme seconds acteurs. L’épilogue d’Alidor n’a pas la grâce de celui de la Suivante, qui ayant été très intéressée dans l’action principale, et demeurant enfin sans amant, n’ose expliquer ses sentiments en la présence de sa maîtresse et de son père, qui ont tous deux leur compte, et les laisse rentrer pour pester en liberté contre eux et contre sa mauvaise fortune, dont elle se plaint en elle-même, et fait par là connaître au spectateur l’assiette de son esprit après un effet si contraire à ses souhaits.

Alidor est sans doute trop bon ami pour être si mauvais amant. Puisque sa passion l’importune tellement qu’il veut bien outrager sa maîtresse pour s’en défaire, il devrait se contenter de ce premier effort, qui la fait obtenir à Doraste, sans s’embarrasser de nouveau pour l’intérêt d’un ami, et hasarder en sa considération un repos qui lui est si précieux. Cet amour de son repos n’empêche point qu’au cinquième acte il ne se montre encore passionné pour cette maîtresse, malgré la résolution qu’il avait prise de s’en défaire, et les trahisons qu’il lui a faites: de sorte qu’il semble ne commencer à l’aimer véritablement que quand il lui a donné sujet de le haïr. Cela fait une inégalité de mœurs qui est vicieuse.

Le caractère d’Angélique sort de la bienséance, en ce qu’elle est trop amoureuse, et se résout trop tôt à se faire enlever par un homme qui lui doit être suspect. Cet enlèvement lui réussit mal ; et il a été bon de lui donner un mauvais succès, bien qu’il ne soit pas besoin que les grands crimes soient punis dans la tragédie, parce que leur peinture imprime assez d’horreur pour en détourner les spectateurs. Il n’en est pas de même des fautes de cette nature, et elles pourraient engager un esprit jeune et amoureux à les imiter, si l’on voyait que ceux qui les commettent vinssent à bout, par ce mauvais moyen, de ce qu’ils désirent.

Malgré cet abus, introduit par la nécessité et légitimé par l’usage, de faire dire dans la rue à nos amantes de comédie ce que vraisemblablement elles diraient dans leur chambre, je n’ai osé y placer Angélique durant la réflexion douloureuse qu’elle fait sur la promptitude et l’imprudence de ses ressentiments, qui la font consentir à épouser l’objet de sa haine: j’ai mieux aimé rompre la liaison des scènes, et l’unité de lieu qui se trouve assez exacte en ce poème à cela près, afin de la faire soupirer dans son cabinet avec plus de bienséance pour elle, et plus de sûreté pour l’entretien d’Alidor. Phylis, qui le voit sortir de chez elle, en aurait trop vu si elle les avait aperçus tous deux sur le théâtre ; et au lieu du soupçon de quelque intelligence renouée entre eux qui la porte à l’observer durant le bal, elle aurait eu sujet d’en prendre une entière certitude, et d’y donner un ordre qui eût rompu tout le nouveau dessein d’Alidor et l’intrigue de la pièce.

En voilà assez sur celle-ci ; je passe aux deux qui restent dans ce volume.

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Acteurs

 

Alidor, amant d’Angélique
Cléandre, ami d’Alidor
Doraste, amoureux d’Angélique
Lysis, amoureux de Phylis
Angélique, maîtresse d’Alidor et de Doraste
Phylis, sœur de Doraste
Polymas, domestique d’Alidor
Lycante, domestique de Doraste

La scène est à Paris dans la place Royale

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ACTE I

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ACTE II

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ACTE III

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ACTE IV

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ACTE V