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LA PLACE ROYALE ACTE III CORNEILLE

LA PLACE ROYALE ACTE III CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
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     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

ACTE III

LA PLACE ROYALE ACTE III

***

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène première

PHYLIS & CLEANDRE

CLEANDRE

En ce point il ressemble à ton humeur volage,

Qu’il reçoit tout le monde avec même visage ;

Mais d’ailleurs ce portrait ne te ressemble pas,

En ce qu’il ne dit mot et ne suit point mes pas.

PHYLIS

En quoi que désormais ma présence te nuise,

La civilité veut que je te reconduise.

CLEANDRE

Mets enfin quelque borne à ta civilité,

Et suivant notre accord me laisse en liberté.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène II

DORASTE, PHYLIS & CLEANDRE

DORASTE
 sort de chez Angélique

Tout est gagné, ma sœur ; la belle m’est acquise:

Jamais occasion ne se trouva mieux prise ;

Je possède Angélique.

CLEANDRE

Angélique ?

DORASTE

Oui, tu peux

Avertir Alidor du succès de mes vœux,

Et qu’au sortir du bal, que je donne chez elle,

Demain un sacré nœud m’unit à cette belle ;

Dis-lui qu’il s’en console. Adieu: je vais pourvoir

À tout ce qu’il me faut préparer pour ce soir.

PHYLIS

Ce soir j’ai bien la mine, en dépit de ta glace,

D’en trouver là cinquante à qui donner ta place.

Va-t’en, si bon te semble, ou demeure en ces lieux ;

Je ne t’arrêtais pas ici pour tes beaux yeux ;

Mais jusqu’à maintenant j’ai voulu te distraire,

De peur que ton abord interrompît mon frère.

Quelque fin que tu sois, tiens-toi pour affiné.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène III

CLEANDRE

Ciel ! à tant de malheurs m’aviez-vous destiné ?

Faut-il que d’un dessein si juste que le nôtre

La peine soit pour nous, et les fruits pour un autre ?

Et que notre artifice ait si mal succédé,

Qu’il me dérobe un bien qu’Alidor m’a cédé ?

Officieux ami d’un amant déplorable,

Que tu m’offres en vain cet objet adorable !

Qu’en vain de m’en saisir ton adresse entreprend !

Ce que tu m’as donné, Doraste le surprend.

Tandis qu’il me supplante, une sœur me cajole ;

Elle me tient les mains cependant qu’il me vole.

On me joue, on me brave, on me tue, on s’en rit.

L’un me vante son heur, l’autre son trait d’esprit.

L’un et l’autre à la fois me perd, me désespère,

Et je puis épargner ou la sœur ou le frère !

Etre sans Angélique, et sans ressentiment !

Avec si peu de cœur aimer si puissamment !

Cléandre, est-ce un forfait que l’ardeur qui te presse ?

Craignais-tu d’avouer une telle maîtresse ?

Et cachais-tu l’excès de ton affection

Par honte, par dépit, ou par discrétion ?

Pouvais-tu désirer occasion plus belle

Que le nom d’Alidor à venger ta querelle ?

Si pour tes feux cachés tu n’oses t’émouvoir,

Laisse leurs intérêts ; suis ceux de ton devoir.

On supplante Alidor, du moins en apparence,

Et sans ressentiment tu souffres cette offense !

Ton courage est muet, et ton bras endormi !

Pour être amant discret, tu parais lâche ami !

C’est trop abandonner ta renommée au blâme ;

Il faut sauver d’un coup ton honneur et ta flamme,

Et l’un et l’autre ici marchent d’un pas égal:

Soutenant un ami, tu t’ôtes un rival.

Ne diffère donc plus ce que l’honneur commande,

Et lui gagne Angélique, afin qu’il te la rende.

Il faut…

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène IV

ALIDOR & CLEANDRE

ALIDOR

Eh bien, Cléandre, ai-je su t’obliger ?

CLEANDRE

Pour m’avoir obligé, que je vais t’affliger !

Doraste a pris le temps des dépits d’Angélique.

ALIDOR

Après ?

CLEANDRE

Après cela tu veux que je m’explique ?

ALIDOR

Qu’en a-t-il obtenu ?

CLEANDRE

Par-delà son espoir ;

Il l’épouse demain, lui donne bal ce soir,

Juge, juge par là si mon mal est extrême.

ALIDOR

En es-tu bien certain ?

CLEANDRE

J’ai tout su de lui-même.

ALIDOR

Que je serais heureux si je ne t’aimais point !

Ton malheur aurait mis mon bonheur à son point ;

La prison d’Angélique aurait rompu la mienne.

Quelque empire sur moi que son visage obtienne,

Ma passion fût morte avec sa liberté ;

Et trop vain pour souffrir qu’en sa captivité

Les restes d’un rival m’eussent enchaîné l’âme,

Les feux de son hymen auraient éteint ma flamme.

Pour forcer sa colère à de si doux effets,

Quels efforts, cher ami, ne me suis-je point faits !

Malgré tout mon amour, prendre un orgueil farouche,

L’adorer dans le cœur, et l’outrager de bouche ;

J’ai souffert ce supplice, et me suis feint léger,

De honte et de dépit de ne pouvoir changer.

Et je vois, près du but où je voulais prétendre,

Les fruits de mon travail n’être pas pour Cléandre !

À ces conditions mon bonheur me déplaît.

Je ne puis être heureux, si Cléandre ne l’est.

Ce que je t’ai promis ne peut être à personne ;

Il faut que je périsse, ou que je te le donne.

J’aurais trop de moyens de te garder ma foi ;

Et malgré les destins Angélique est à toi.

CLEANDRE

Ne trouble point pour moi le repos de ton âme ;

Il t’en coûterait trop pour avancer ma flamme.

Sans que ton amitié fasse un second effort,

Voici de qui j’aurai ma maîtresse ou la mort.

Si Doraste a du cœur, il faut qu’il la défende,

Et que l’épée au poing il la gagne ou la rende.

ALIDOR

Simple ! par le chemin que tu penses tenir,

Tu la lui peux ôter, mais non pas l’obtenir.

La suite des duels ne fut jamais plaisante:

C’était, ces jours passés, ce que disait Théante.

Je veux prendre un moyen et plus court et plus seur,

Et sans aucun péril t’en rendre possesseur.

Va-t’en donc, et me laisse auprès de ta maîtresse

De mon reste d’amour faire jouer l’adresse.

CLEANDRE

Cher ami…

ALIDOR

Va-t’en, dis-je, et par tes compliments

Cesse de t’opposer à tes contentements ;

Désormais en ces lieux tu ne fais que me nuire.

CLEANDRE

Je vais donc te laisser ma fortune à conduire.

Adieu. Puissé-je avoir les moyens à mon tour

De faire autant pour toi que toi pour mon amour !

ALIDOR
seul

Que pour ton amitié je vais souffrir de peine !

Déjà presque échappé, je rentre dans ma chaîne.

Il faut encore un coup, m’exposant à ses yeux,

Reprendre de l’amour, afin d’en donner mieux.

Mais reprendre un amour dont je veux me défaire,

Qu’est-ce qu’à mes desseins un chemin tout contraire ?

Allons-y toutefois, puisque je l’ai promis:

Et que la peine est douce à qui sert ses amis.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène V

ANGELIQUE
dans son cabinet

Quel malheur partout m’accompagne !

Qu’un indiscret hymen me venge à mes dépens !

Que de pleurs en vain je répands,

Moins pour ce que je perds que pour ce que je gagne !

L’un m’est plus doux que l’autre, et j’ai moins de tourment

Du crime d’Alidor que de son châtiment.

Ce traître alluma donc ma flamme !

Je puis donc consentir à ces tristes accords !

Hélas ! par quelques vains efforts

Que je me fasse jour jusqu’au fond de mon âme,

J’y trouve seulement, afin de me punir,

Le dépit du passé, l’horreur de l’avenir.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène VI

ANGELIQUE & ALIDOR

ANGELIQUE

Où viens-tu, déloyal ? avec quelle impudence

Oses-tu redoubler mes maux par ta présence ?

Qui te donne le front de surprendre mes pleurs ?

Cherches-tu de la joie à même mes douleurs ?

Et peux-tu conserver une âme assez hardie

Pour voir ce qu’à mon cœur coûte ta perfidie ?

Après que tu m’as fait un insolent aveu

De n’avoir plus pour moi ni de foi ni de feu,

Tu te mets à genoux, et tu veux, misérable,

Que ton feint repentir m’en donne un véritable ?

Va, va, n’espère rien de tes submissions ;

Porte-les à l’objet de tes affections ;

Ne me présente plus les traits qui m’ont déçue ;

N’attaque point mon cœur en me blessant la vue.

Penses-tu que je sois, après ton changement,

Ou sans ressouvenir, ou sans ressentiment ?

S’il te souvient encor de ton brutal caprice,

Dis-moi, que viens-tu faire au lieu de ton supplice ?

Garde un exil si cher à tes légèretés.

Je ne veux plus savoir de toi mes vérités.

Quoi ! tu ne me dis mot ! Crois-tu que ton silence

Puisse de tes discours réparer l’insolence ?

Des pleurs effacent-ils un mépris si cuisant ?

Et ne t’en dédis-tu, traître, qu’en te taisant ?

Pour triompher de moi veux-tu, pour toutes armes,

Employer des soupirs et de muettes larmes ?

Sur notre amour passé c’est trop te confier ;

Du moins dis quelque chose à te justifier ;

Demande le pardon que tes regards m’arrachent ;

Explique leurs discours, dis-moi ce qu’ils me cachent.

Que mon courroux est faible ! et que leurs traits puissants

Rendent des criminels aisément innocents !

Je n’y puis résister, quelque effort que je fasse ;

Et de peur de me rendre, il faut quitter la place.

Alidor la retient, comme elle veut s’en aller.

Quoi ! votre amour renaît, et vous m’abandonnez !

C’est bien là me punir quand vous me pardonnez.

Je sais ce que j’ai fait, et qu’après tant d’audace

Je ne mérite pas de jouir de ma grâce ;

Mais demeurez du moins, tant que vous ayez su

Que par un feint mépris votre amour fut déçu,

Que je vous fus fidèle en dépit de ma lettre ;

Qu’en vos mains seulement on la devait remettre ;

Que mon dessein n’allait qu’à voir vos mouvements

Et juger de vos feux par vos ressentiments.

Dites, quand je la vis entre vos mains remise,

Changeai-je de couleur ? eus-je quelque surprise ?

Ma parole plus ferme et mon port assuré

Ne vous montraient-ils pas un esprit préparé ?

Que Clarine vous die, à la première vue,

Si jamais de mon change elle s’est aperçue.

Ce mauvais compliment flattait mal ses appas ;

Il vous faisait outrage, et ne l’obligeait pas ;

Et ses termes piquants, mal conçus pour lui plaire,

Au lieu de son amour, cherchaient votre colère.

ANGELIQUE

Cesse de m’éclaircir sur ce triste secret ;

En te montrant fidèle, il accroît mon regret:

Je perds moins, si je crois ne perdre qu’un volage,

Et je ne puis sortir d’erreur qu’à mon dommage.

Que me sert de savoir que tes vœux sont constants ?

Que te sert d’être aimé, quand il n’en est plus temps ?

ALIDOR

Aussi je ne viens pas pour regagner votre âme:

Préférez-moi Doraste, et devenez sa femme.

Je vous viens, par ma mort, en donner le pouvoir:

Moi vivant, votre foi ne le peut recevoir.

Elle m’est engagée, et quoi que l’on vous die,

Sans crime elle ne peut durer moins que ma vie.

Mais voici qui vous rend l’une et l’autre à la fois.

ANGELIQUE

Ah ! ce cruel discours me réduit aux abois.

Ma colère a rendu ma perte inévitable,

Et je déteste en vain ma faute irréparable.

ALIDOR

Si vous avez du cœur, on la peut réparer.

ANGELIQUE

On nous doit dès demain pour jamais séparer.

Que puis-je à de tels maux appliquer pour remède ?

ALIDOR

Ce qu’ordonne l’amour aux âmes qu’il possède.

Si vous m’aimez encor, vous saurez dès ce soir

Rompre les noirs effets d’un juste désespoir.

Quittez avec le bal vos malheurs pour me suivre,

Ou soudain à vos yeux je vais cesser de vivre.

Mettrez-vous en ma mort votre contentement ?

ANGELIQUE

Non ; mais que dira-t-on d’un tel emportement ?

ALIDOR

Est-ce là donc le prix de vous avoir servie ?

Il y va de votre heur, il y va de ma vie ;

Et vous vous arrêtez à ce qu’on en dira !

Mais faites désormais tout ce qu’il vous plaira:

Puisque vous consentez plutôt à vos supplices

Qu’à l’unique moyen de payer mes services,

Ma mort va me venger de votre peu d’amour ;

Si vous n’êtes à moi, je ne veux plus du jour.

ANGELIQUE

Retiens ce coup fatal ; me voilà résolue:

Use sur tout mon cœur de puissance absolue:

Puisqu’il est tout à toi, tu peux tout commander ;

Et contre nos malheurs j’ose tout hasarder.

Cet éclat du dehors n’a rien qui m’embarrasse ;

Mon honneur seulement te demande une grâce ;

Accorde à ma pudeur que deux mots de ta main

Puissent justifier ma fuite et ton dessein ;

Que mes parents surpris trouvent ici ce gage

Qui les rende assurés d’un heureux mariage,

Et que je sauve ainsi ma réputation

Par la sincérité de ton intention.

Ma faute en sera moindre, et mon trop de constance

Paraîtra seulement fuir une violence.

ALIDOR

Enfin par ce dessein vous me ressuscitez:

Agissez pleinement dessus mes volontés.

J’avais pour votre honneur la même inquiétude,

Et ne pourrais d’ailleurs qu’avec ingratitude,

Voyant ce que pour moi votre flamme résout,

Dénier quelque chose à qui m’accorde tout.

Donnez-moi ; sur-le-champ je vous veux satisfaire.

ANGELIQUE

Il vaut mieux que l’effet à tantôt se diffère.

Je manque ici de tout, et j’ai le cœur transi

De crainte que quelqu’un ne te découvre ici.

Mon dessein généreux fait naître cette crainte ;

Depuis qu’il est formé, j’en ai senti l’atteinte.

Quitte-moi, je te prie, et coule-toi sans bruit.

ALIDOR

Puisque vous le voulez, adieu, jusqu’à minuit.

Alidor s’en va, et Angélique continue

ANGELIQUE

Que promets-tu, pauvre aveuglée ?

À quoi t’engage ici ta folle passion ?

Et de quelle indiscrétion

Ne s’accompagne point ton ardeur déréglée ?

Tu cours à ta ruine, et vas tout hasarder

Sur la foi d’un amant qui n’en saurait garder.

Je me trompe, il n’est point volage:

J’ai vu sa fermeté, j’en ai cru ses soupirs ;

Et si je flatte mes désirs,

Une si douce erreur n’est qu’à mon avantage.

Me manquât-il de foi, je la lui dois garder,

Et pour perdre Doraste il faut tout hasarder.

Alidor, sortant de la porte d’Angélique, et repassant sur le théâtre.

Cléandre, elle est à toi ; j’ai fléchi son courage.

Que ne peut l’artifice, et le fard du langage ?

Et si pour un ami ces effets je produis,

Lorsque j’agis pour moi, qu’est-ce que je ne puis ?

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène VII

PHYLIS

Alidor à mes yeux sort de chez Angélique,

Comme s’il y gardait encor quelque pratique ;

Et même, à son visage, il semble assez content.

Aurait-il regagné cet esprit inconstant ?

Oh ! qu’il ferait bon voir que cette humeur volage

Deux fois en moins d’une heure eût changé de courage !

Que mon frère en tiendrait, s’ils s’étaient mis d’accord !

Il faut qu’à le savoir je fasse mon effort.

Ce soir, je sonderai les secrets de son âme ;

Et si son entretien ne me trahit sa flamme,

J’aurai l’oeil de si près dessus ses actions,

Que je m’éclaircirai de ses intentions.

LA PLACE ROYALE ACTE III
Scène VIII

PHYLIS & LYSIS

PHYLIS

Quoi ? Lysis, ta retraite est de peu de durée !

LYSIS

L’heure de mon congé n’est qu’à peine expirée ;

Mais vous voyant ici sans frère et sans amant…

PHYLIS

N’en présume pas mieux pour ton contentement.

LYSIS

Et d’où vient à Phylis une humeur si nouvelle ?

PHYLIS

Vois-tu, je ne sais quoi me brouille la cervelle.

Va, ne me conte rien de ton affection ;

Elle en aurait fort peu de satisfaction.

LYSIS

Cependant sans parler il faut que je soupire ?

PHYLIS

Réserve pour le bal ce que tu me veux dire.

LYSIS

Le bal, où le tient-on ?

PHYLIS

Là-dedans.

LYSIS

Il suffit ;

De votre bon avis je ferai mon profit.

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LA PLACE ROYALE ACTE III