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Les Affaires sont les affaires Octave Mirbeau & Dreville

LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES Octave Mirbeau
Pièce de 1903




Film de Jean DREVILLE
(Film de 1942)

Argent-Kupka-01
 Les affaires sont
les affaires




LA MANIE DE LA DESTRUCTION

La pièce d’Octave Mirbeau est montée en 1903.
Jean Dréville reprend la pièce en 1942 sans l’appauvrir. Lechat restera à jamais l’archétype de l’affairiste sans peur et sans scrupule.

LES NOUVEAUX RICHES AU POUVOIR !

Lechat décrit par sa femme : «  Ton père est vaniteux, gaspilleur, menteur. C’est entendu, il renie souvent sa parole, même à tromper les gens. Dame ! Dans les affaires ! Mais c’est un honnête homme entends-tu ? Quand bien même il ne le serait pas, ce n’est pas à toi d’en juger.  Sache que, sa fortune, il ne la doit à personne. Il l’a gagnée en travaillant. S’il a fait deux fois faillite, n’a-t-il pas eu son concordat ? S’il a été en prison, ne l’a-t-on pas acquitté ? Alors ? Regarde où il en est. Il a fondé un grand journal ; lui qui savait à peine écrire ».

  • « J’AURAI DETRUIT TOUS LES OISEAUX DE FRANCE »

M Lechat ne veut pas d’enfant, pas d’oiseaux, plus d’agriculture à l’ancienne.

 « Trois moineaux, une mésange et un rouge-gorge : 3 francs. Alors Monsieur Isidore Lechat s’est mis dans la tête de détruire tous les oiseaux – Monsieur Lechat protège l’agriculture. Au printemps prochain, il paiera cinq francs n’importe quel nid avec les œufs dedans  – Pour les détruire tous ! Il n’est pas le bon dieu ! »



LES OISEAUX, LES PIRES ENNEMIS DE L’AGRICULTURE

M Lechat inaugure l’ère des techniciens, l’ère des pesticides, avant que n’apparaissent certains cancers,  l’infertilité galopante, des abeilles déboussolées. « Il ne parle que de révolutionner l’agriculture, maintenant…Plus de blé, plus d’avoine, plus de betteraves,…Il prétend que c’est usé…Que ce n’est plus moderne ». Il veut initier « sa grande réforme agronomique ». La pièce de Mirbeau est encore plus précise : « Tu ne sais pas que les oiseaux sont les pires ennemis de l’agriculture ? Des vandales…Mais je suis plus malin qu’eux…Je les fais tous tuer. Je paye deux sous le moineau mort, trois sous le rouge-gorge et le verdier…cinq sous la fauvette…six sous le chardonneret et le rossignol…car ils sont très rares…Au printemps, je donne vingt sous d’un nid avec ses œufs…Ils m’arrivent de plus de dix lieues…à la ronde…Si cela se propage…dans quelques années, j’aurai détruit tous les oiseaux de France…(Il se frotte les mains) Vous allez en voir des choses, mes gaillards. » Isidore quand il ne s’enrichit pas, détruit. Il détruit pour produire. Après moi, le déluge !

AGRONOME, ECONOMISTE ET SOCIALISTE

L’agriculture ne nourrit plus, elle rapporte d’abord. Les besoins sont secondaires, prime d’abord le cours de bourse. On peut donc concentrer l’élevage, le rationaliser, l’optimiser. On doit donc mécaniser. Grossir et faire grossir notre consommateur. Peu importe si un milliard d’hommes et de femmes ont faim, il est nécessaire de faire progresser le bénéfice. Tant pis pour la surproduction. A l’époque d’Octave Mirbeau, où le mot même d’écologie n’existait pas, nous étions déjà dans cette logique du toujours plus jusqu’à l’entropie de notre système. Une crise, puis deux. Dans l’attente d’une troisième à venir.

Il ne veut plus de relatif. Il domine, exige de l’absolu.



Dans la pièce, il se dit même socialiste : « Le progrès marche, sapristi ! Les besoins augmentent et se transforment…Et ce n’est pas une raison parce que le monde est arriéré et routinier, pour que moi, Isidore Lechat, agronome socialiste…économiste révolutionnaire…Je le sois aussi… » 

  • DES ENFANTS COMME VALEUR CHANGEANTE DE SPECULATION

Le jardinier est licencié parce que sa femme est enceinte : « monsieur ne veut pas d’enfants chez lui…Toutes réflexions faites, qu’il m’a dit, ce matin…, pas d’enfants…pas d’enfants dans la maison…ça abîme les pelouses…ça salit les allées… » . L’enfant n’a pas d’utilité immédiate. Il perturbe les rouages du système. Il est incontrôlable. Il crie, pleure, casse des carreaux. Bref, il ne produit rien et détruit beaucoup. Notre société doit optimiser l’ensemble de nos actes, elle rend insupportable les enfants, surtout ceux des autres. Les nôtres sont notre continuité et à ce titre sont forcément plus supportables. « Avec sa manie de toujours me marier. Pour lui, je suis devenue une valeur changeante de spéculation, mieux que cela, une prime, quelquefois »(Germaine). 

  • PAS DE PRINCIPES DANS LES AFFAIRES

Il faut aller droit au but. Pas de forfanteries. Le tutoiement est de rigueur. Le film ne parle pas de la valeur directe du tutoiement contrairement à la pièce : « J’aime qu’on se tutoie…Nous ne sommes pas des gens de l’ancien régime…nous autres…des contes…des ducs…Nous sommes de francs démocrates…pas vrai ?…des travailleurs…J’ai cinquante millions…moi…Et le duc ? …A peine s’il en a deux…Un pouilleux…Ah ! Elle en voit de dures avec moi, la noblesse. » Tout se vaut.

Pourvu que l’argent rentre. La bourgeoise se substitue à la noblesse, les principes en moins. « Vous êtes un homme à grand principe, vous êtes attaché à des préjugés qui n’ont plus cours aujourd’hui. C’est bien dommage ! Chevaleresque, mais pas pratique ! » (Isidore Lechat) – « Être resté peu pratique dans une société qui l’est devenue beaucoup trop, c’est la raison de la noblesse, Monsieur Lechat, et c’est aussi sa gloire ! » (Le marquis de Porcellet) –« C’est sa mort ! » – « Tant pis ! Chez nous, l’honneur passe devant l’intérêt…Non pas que je condamne toute espèce de progrès… » 

  • « SALAUD DE PAUVRE ! » (Jean Gabin dans la Traversée de Paris)

Le pauvre est pauvre parce qu’il le veut bien. « Les pauvres ? Je n’ai jamais vu un pays où il y avait autant de pauvres ! Nous n’y pouvons rien. S’ils travaillaient ils le seraient moins ! »

Il se veut moderne en opposition au marquis : « vous êtes un homme à principes…à grands principes…Vous n’êtes pas, du tout, dans le mouvement moderne…Vous restez attaché aux vieilles idées du passé.» 

  • MADAME LECHAT, UNE DECROISSANTE ?

L’ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR : GERMAINE S’ENNUIE ET SA MERE RÊVE D’UN BONHEUR BEAUCOUP PLUS SIMPLE

Les médias (le journal, Le Chant du Coq), l’immobilier (le château de Vauperdu), la technologie, Mme Lechat (Germaine Charley) est mal à l’aise devant ces portraits immenses qui semblent la transpercer de part en part. Elle ne se plaît pas dans ce grand château, dans cette grande voiture : « Toute seule dans cette grande auto, je ne me sens pas à mon aise. J’ai honte ! »

 QUAND ON A UN COEUR COMME LE VÔTRE !

Germaine Lechat s’ennuie. « Pourquoi ne parles-tu pas ? – C’est sans doute que je n’ai rien à dire. – Tu as assez lu… – Je ne lis pas. – Tu rêves ? – Je ne rêve pas…-Alors…, qu’est-ce que tu fais ? – Rien…, je m’ennuie… ». Le jardinier qui quitte le château le voit bien :« Mademoiselle Germaine…, vous non plus…vous n’êtes guère heureuse…Je vous connais bien,…quand on a un cœur comme le vôtre…on ne peut pas être heureux ici »  



Elle se retrouve à la fin seule, son fils est mort et sa fille a quitté le domaine pour vivre avec Lucien.  Cette maison qui lui semblait trop grande, lui fait maintenant peur. Elle regrette le temps de la simplicité : « Qu’est ce que tu veux que je devienne dans cette maison, toute seule ? Si nous avions vécu dans une petite maison, rien de tout cela ne serait arrivé. Ce château, ce luxe, tout cet argent… Tu ne vas pas me laisser ? »

Jacky Lavauzelle

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Les affaires sont les affaires Octave Mirbeau

LE PRESIDENT -Verneuil- L’Europe de la Finance contre l’Europe du Travail

HENRI VERNEUIL
LE PRESIDENT
1961

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L’Europe de la finance
contre l’Europe du travail

Un film sur le politique, la politique, la morale en politique. Sur la montée de la finance et des lobbies de l’argent. Un film aussi sur un destin, celui d’un président du Conseil qui mouille le maillot pour ses idées, et qui persévère jusqu’à l’affrontement brutal du tout contre un homme. On ne vient pas dans ce film pour des artifices. Mais pour la parole. Franche et directe. Jamais simplette. Toujours belle. Celle de Verneuil. Celle d’Audiard.

  • UNE SEULE MAÎTRESSE : LA FRANCE

Un homme solide comme la maison qui trône au milieu du parc, fidèle dans ses idées comme dans ses amitiés. Un homme sans Rolex, bien dans ses baskets contre vents et marées. Une seule passion : la France. C’est le politicien que l’on regarde avec nostalgie, comme un concept.  « Je n’ai eu qu’une maîtresse, la France. Pour le reste, je me suis toujours adressé aux maisons closes et aux théâtres subventionnés…Envoyez donc la photo où je suis au gala des petits lits blancs avec le président Doumer et les Dolly Sisters ». Il se fout de la morale bourgeoise, mais pas de la morale en politique, un anticlérical, « un mélange d’anarchiste et de conservateur ».

  • « DES VOYOUS QUI NE SAVENT PAS FAIRE POUSSER DES RADIS »

Deux politiques s’affrontent, deux hommes les incarnent : l’ancien président du conseil, Jean Gabin et Chalamont, Bernard Blier, politicien, directeur de cabinet, qui monte, qui monte… Chalamont est le rusé, l’intelligent, le diplômé, celui qui fait marcher ses relations, qui a fait un beau mariage avec l’une des plus grosses fortunes, qui a « épousé une banque ». Jean Gabin, c’est l’honnête, le terrien, celui qui a su garder ses racines, être proche de son village, de ses anciens amis, celui qui a une vision. A son vieil ami agriculteur, qu’il croise pendant les labours et qui lui dit que « les lascars, les voyous qui fixent le prix des betteraves ne savent même pas faire pousser des radis », il reconnaît, en souriant, qu’il «  aurait refusé le portefeuille de l’agriculture pour ne pas se brouiller avec lui ».

  • « L’EUPOPE DE LA FORTUNE CONTRE CELLE DU TRAVAIL

La politique que Verneuil dénonce déjà c’est celle de la financiarisation de notre politique. Il dénonce « l’Europe de la fortune contre celle du travail ». Et il passe alors en revue le pédigrée de chaque député, par ordre alphabétique, devant une assemblée hors d’elle. Passent les présidents, les directeurs de groupe financier, passent les administrateurs de société et les fondés de pouvoir. « Les  partis ne sont plus que des syndicats d’intérêt.» En fait, c’est déjà « une constitution de trusts horizontaux et verticaux et de groupes de pression qui maintiendront sous leur contrôle non seulement le produit du travail, mais les travailleurs eux-mêmes. On ne vous demandera plus de soutenir un ministère, mais d’appuyer un gigantesque conseil d’administration ».

  • « LA POLITIQUE, AMORTISSABLE EN QUATRE ANS »

Que devrait être la politique ? « Une vocation! Mais pour le plus grand nombre, elle est un métier, un métier qui ne rapporte pas aussi vite que beaucoup le souhaiteraient et qui nécessite de grosses mises de fonds. Une campagne électorale coûte cher, mais pour certaines grosses sociétés, c’est un placement amortissable en quatre ans ; et pour peu que le protégé se hisse à la présidence du conseil, alors là !, le placement devient inespéré… Il vaut mieux régner à Matignon que dans l’Ougandi et que de fabriquer un député coûtait moins cher que de dédommager un roi nègre ! » Il parle de l’intérêt financier des colonies. Nous sommes en 1961 !

La politique deviendra donc exclusivement le langage des chiffres « qui a ceci de commun avec le langage des fleurs qu’on lui fait dire ce qu’on veut ».

Vinrent les stock-options et les paradis fiscaux.

Jacky Lavauzelle

 

GAS-OIL de Gilles GRANGIER – L’ODEUR DU CAFE & DE L’ANDOUILLETTE

GILLES GRANGIER
GAS-OIL
1955

Gas-Oil Gille Grangier Artgitato

L’ODEUR DU CAFE ET DE L’ANDOUILLETTE

« Or l’amitié exige que l’on soit au moins deux à l’éprouver et l’on ne saurait donner longtemps la sienne à qui ne vous la rend pas. C’est un échange qui par la même requiert un lieu. Quand je pense à un ami, je ne puis rester dans l’abstraction, j’évoque des situations, donc des cadres » (Antoine Blondin, Ma vie entre des lignes). Le lieu ici est le cœur de la France, près de Montjoie. Le cadre, le cœur des camionneurs.

LE SON DE LA GAZINIERE ET L’ODEUR DE L’ANDOUILLETTE

L’odeur est là. Pas celle du gas-oil et du moteur. L’odeur de l’école, de l’alcool du barbier. L’odeur des casquettes, des bretelles, du cuir des blousons et des grands pardessus, des chaussons à l’arrière retourné, des pyjamas fermés jusqu’au dernier bouton. L’odeur de la cour de récréation. L’odeur de ces repas en daube venue d’un temps ante-cholestérol, celui des sandwichs aux andouillettes, aux civets de lapin et de l’omelette aux lards.

FAUT LA CHATOUILLER POUR AVOIR L’ADDITION

Le son est là. De la cloche qui dit la rentrée aux boutons de la gazinière qui font clac. Le gros bruit du réveil au gros ronronnement du moteur de la Willeme bien ajusté. Les prénoms qui sonnent, c’est l’Ancien, c’est Jojo, Lulu ou Emile, quand ce n’est pas le Gros Robert. Le son des phrases que l’on entend plus : « envoyer la soudure », « faut la chatouiller pour avoir son addition ?», « J’en connais un qui serait bien resté dans les plumes », « La route ça creuse, c’est comme l’amour. Si je vous disais qu’à moi, ça me donne une vraie fringale l’amour. Y en a, aussitôt fini, c’est une cigarette, moi, faut que je mange ». Le son des enfants qui se lèvent quand l’institutrice rentre et du son de sa voix quand elle punit l’enfant qui s’est retourné pendant la dictée, et qui, pour la peine, fera un problème.

LE GROS GENTIL LOUP ET L’AGNEAU ROMANTIQUE

Quand Jeanne se déshabille, elle devient papillon. Et elle papillonne devant son Jean lisant le Loup et l’Agneau. Elle est légère, sort de sa chrysalide, papillonne. Lui, montre ses atours. Lui, plein, lourd, semble être son père. Il souhaite qu’elle vienne chez lui car « on mangerait mieux ». Bien sûr, Jeanne le reprend « ce qui est fou avec toi, c’est ton côté romantique, la poésie. T’es plein de mystère! ». Aujourd’hui, elle n’aurait même pas le temps d’essayer sa nouvelle robe, que l’on suivrait les ébats sur le parquet, dans une symphonie de râle en Rut majeur, la tête de madame dans le lavabo. Non, là, Jean parle de la femme moderne : « Elle est bachelière, elle est indépendante. Mademoiselle est de son époque. Aujourd’hui, elle vote et elle lit la Série Noire ». Et avant de s’endormir, il met le réveil car il sait qu’il « doit prendre des endives avant cinq heures chez Berthier ». Jeanne dans un éclair de lucidité se demande bien avant de se coucher pourquoi elle l’aime. « Parce que je suis beau même dans le noir ».

L’AMITIE PAR TOUS LES VENTS

Les amis sont soudés et prennent le temps de vivre comme de travailler. Le temps d’une sieste au bord de la route, le temps du beaujolais, le temps de s’arrêter à la moindre panne d’un routier. « T’as besoin d’un coup de main ? » Ils sont solidaires. Même le lapin est meilleur entre ami. « Permettez-moi de vous dire que du lièvre comme ça, vous n’en mangerez pas souvent. Faut pas seulement des herbes et des champignons. Il faut aussi de l’amitié. Ce qui compte dans la vie, c’est d’abord l’amitié. – L’amitié ? L’amitié ? L’amitié et le beaujolais, oui ! »

J’IRAIS LES CHERCHER DANS LE CHARBON, DANS LE CAMBOUIS, DANS LA MERDE !

Pour les truands, les petites-frappes, c’est le chef qui compte. « N’oublie pas que c’est toi qui tiens le volant, mais c’est moi qui conduit ». Les autres ne sont rien. « J’étais seule, une impression affreuse ». « Il est vrai qu’Antoine, il est déjà pas mal oublié ». Rien ne compte plus que de gagner de l’argent. Être riche et vite. Peu importe comment. « Ah ! Pourquoi ? Il vous faut du confort ? Cinquante briques, moi je les attendrais à quatre pattes dans la neige. J’irais les chercher dans le charbon, dans le cambouis, dans la merde.  Seulement, j’étais formé par une génération qu’avait le respect de l’osier. Alors, dites-vous bien que je suis aussi pressé que vous et que le camionneur, j’aime mieux ne pas être dans sa peau! »

LE FOND DE NOTRE COEUR

Les truands comme une verrue pleine de pus seront expurgés. L’Ancien sera soigné par un bon coup de gnole et partira se faire soigner dans un camion à bestiaux. L’amitié est là jusqu’au bout. Ils en parlent et au besoin font parler le cœur.

« Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre Le fond de notre cœur dans nos discours se montre, Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments Ne se masquent jamais sous de vains compliments. »  (Molière, Le Misanthrope)

Jacky Lavauzelle

LE SANG à LA TÊTE (Grangier) LE BONHEUR SE PAIE COMPTANT !

Gilles Grangier
Le sang à la tête
(1956)

Le Sang à la tête Gilles Grangier Artgitato
Le bonheur se paie
comptant !

Cardinaud est un homme respectable.  Respecté au-dehors, pas tout-à-fait, mais envié. Non par ce qu’il pense ou ce qu’il dit. François Cardinaud  (Jean Gabin) parle peu et n’aime pas discourir pour rien. Il s’est construit lentement avec ses mains et avec sa tête. Il vient du bas de l’échelle, débardeur à La Rochelle, aujourd’hui on dirait docker, à cette époque encore où l’ascenseur social n’était pas en panne. Toute la ville de La Rochelle le sait. Mais il en a un peu trop. L’homme est ainsi fait qu’il n’aime ni ceux qui ne sortent pas du lot, ni ceux qui en sortent.

C’est un homme simple avant tout. Avec des épaules comme ça.  Il n’a pas des solutions pour tout. Il essaie de faire au mieux. De vivre au jour le jour le moins mal possible. Quand la gouvernante lui demande ce qu’il fera quand Madame rentrera de son escapade à Niort, Cardinaud respire à fond. Les épaules se rabaissent : « je ferai mon possible. » Il sort. Fondu au noir.  

LE LOUP SE LEVE A SIX HEURES

Les Rochelais, il les connaît tous et toutes. Il connaît toutes ces vies. Mais reste encore étonné de cette méchanceté gratuite et implacable.  Son pouvoir n’a pas été construit arbitrairement lors d’une élection provinciale avec distribution de tracts le dimanche après la messe ou le samedi sur la place du marché, avec le sourire de connivence. Ni par héritage. Ni par des tractations occultes. Mais en se levant le matin et en prenant les moins mauvaises décisions. « C’est pas le tout, mais le loup se lève à six heures. Il faut que j’aille à Lapalisse et il y a un chalutier qui a pété son arbre, il faut que j’aille chercher l’expert … Je déposerai le gosse à l’école, c’est sur mon chemin.»

PERSONNE NE SE GÊNE, ALLEZ-Y DONC !

Certes, il habite une maison un peu plus cossue, sans être un château, il a des domestiques et une Mademoiselle comme gouvernante pour ses enfants. Mais il arpente toujours les mêmes rues, les mêmes cafés, la même église, les mêmes boutiques. Tout le monde lui parle directement. « – Voulez-vous que je vous parle franchement ? – Personne ne se gêne, allez-y donc ! »

SANS LA DECOUVERTE DES SULFAMIDES, ELLE VEROLAIT LA CHARENTE !

Les Rochelais sont comme les autres, ils sont jaloux des réussites trop belles. Cardinaud par ci, Cardinaud par là. Pour cet homme qui n’a pas de défaut, qui n’a pas de vices, le savoir cocu, rend un peu plus gai leur quotidien. Il faut bien s’amuser un peu. Quand Cardinaud se demande où il en est, il a la réponse sur les marchés aux poissons de la ville : « à la halle, ce matin, on m’a traité de cocu, tout simplement.  Je me demandais justement où j’en étais ; Madame Babin (Georgette Anys) a trouvé le mot. Madame Babin, c’est Titine, vous ne la connaissez pas, mais c’est un drôle de personnage. Sans la découverte des sulfamides, elle vérolait toute la Charente. »

ON VOUS CRAINT, ON VOUS DETESTE !

Plus que jaloux, les rochelais ont l’air satisfait de ce qui se passe chez les Cardinaud. C’est une manière  de redescendre à leur niveau. « Ils sont ravis ! – Et vous vous trouvez ça normal ?- On dit qu’il y a vingt ans, vous étiez débardeur sur le port. – Et alors ? – Aujourd’hui, ce même port vous appartient ou presque. On vous craint. On vous déteste.  On dit que vous n’avez réussi qu’à coup de crocs et de griffes, un peu à la manière des loups… 

Vous devriez être ravi d’être exécré, c’est ça la réussite !

…On exagère sans doute, mais savez-vous ce qu’on dit encore ? Que de la gare maritime à l’écluse, il n’y a que l’eau qui ne vous appartient pas ! Parce qu’elle n’est à personne. Sans ça, vous l’auriez prise. – J’y ai pensé ! Qu’est-ce  qu’ils disent encore ? … ils m’en veulent salement, mais de quoi, bon dieu ? – Mais de tout. Comment voulez-vous que ceux qui vous ont connu débardeur et qui le sont restés vous pardonnent de ne plus l’être. Et ceux qui vous ont employé et dont aujourd’hui vous êtes le patron, vous voudriez qu’ils vous adorent. Vous êtes insatiable ! Vous devriez être ravi d’être exécré, c’est ça la réussite ! »

Toute la longue scène est dite alors que Cardinaud pèle d’un seul trait sa pomme, sans lever les yeux. Cardinaud reste sur son chemin, il ne dévie pas. Il reste concentré.

LE TEMPS EST DOUTEUX

Cardinaud est respecté tout autant dans sa maison, par sa femme Marthe (Monique Mélinand) qui le cocufie avec un ancien ami de jeunnesse, petit truand à la semaine, le jeune Mimile Badin (José Quaglio) revenu avec ses problèmes et sa poisse ordinaire de Port-Gentil au Gabon.

Même Mademoiselle (Renée Faure) aime prendre ses aises avec Cardinaud, elle sent la place chaude à prendre.
« Le temps est douteux ! » c’est Mademoiselle qui le dit » et aime à commander et à régenter la maison. «Si vous n’y voyez pas d’inconvénients, Jeannot dînera dans sa chambre, il est rentré avec un zéro de conduite, il est puni. »   Depuis le départ de Madame avec son amant,  Mademoiselle prend ses aises. Se moule dans une belle robe claire échancrée à souhait. Et habille François avec soin et volupté. C’est Cardinaud qui recadre. Toujours avec courtoisie, comme l’aurait dit Lino (L’homme de la Pampa…dans les Tontons Flingueurs).

QUAND JE DIS NIORT, C’EST NIORT !

Mais Cardinaud n’est pas un faible. Il en est tout le contraire. Il en impose. Naturellement. « Mademoiselle, ma mère a ses idées et vous vous avez les vôtres ! Mes vos idées, je m’en fous ! Quand je dis Niort, ça veut dire Niort ! C’est comme ça ! En tout cas, ici, ce sera comme ça. C’est compris ?»

Quand son fils a un zéro de conduite, il va voir son fils tranquillement. S’assoit à côté  : « est-ce que tu ne pourrais pas copiner avec des moins voyous de temps en temps ? » et ça finit par une aide sur les devoirs.

La femme de ton frère a épousé un imbécile, elle s’est retrouvée avec un crétin !

Cardinaud se fout des racontars et des bobards. Il veut récupérer sa femme. Les baffes, ils les réservent pour son vieil ami Drouin (Paul Frankeur) attiré par la vengeance et le sang. Il comprend par son père  (Paul Faivre) que Marthe n’est pas réellement heureuse avec son Mimile. « -Il me semble que j’ai tout fait  tout de même ! – Tu en as peut-être trop fait !  – Trop fait, trop fait. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? – ça veut dire que tu t’es jamais demandé si ça amusait ta femme de te regarder grandir. La femme de ton frère a épousé un imbécile, elle s’est retrouvée avec un crétin. Ça ne l’a pas dépaysée. Mais Marthe a épousé François, tu es devenu Cardinaud. Alors, c’est un peu comme si tu l’avais quitté après un ou deux ans de mariage. – Alors comme ça, c’est moi qui ai  quitté Marthe… – Elles aiment bien nous soigner les femmes. Es-tu déjà tombé une seule fois malade ? – On peut pas penser à tout ! – Elle avait épousé un petit gars des Minimes, voilà qu’elle se retrouve avec une compagnie de chalutiers. C’est bien gentil de grimper haut, mais y’a des gens à qui ça fout le tournis. Qu’est-ce que tu veux, elle a trouvé quelqu’un qui a besoin d’elle. Elle ne l’aime pas, elle ne l’aimera jamais, mais il a besoin d’elle»

LE TABLEAU DANS LE CADRE ET VOUS DANS VOTRE BLOUSE

Cardinaud se retourne. Il connaît un autre jeu qui se joue à deux, comme le couple, c’est la bataille. Tout va reprendre sa place. La première à être au courant, c’est Mademoiselle. « Quand je reviendrai, je veux tout trouver à sa place. Le tableau dans son cadre et vous dans votre blouse. Pourquoi croyez-vous donc que je vous paie ? – Pour m’occuper des enfants ! – Nous sommes d’accord et pas pour vous en faire un ! »

ON VA REFAIRE LE PARCOURS ENSEMBLE

Cardinaud met les points sur les i. Il peut partir récupérer Marthe. Sans effusion. « Le bonheur ça  se paye comptant. Pendant douze ans, on a fait chambre commune et rêves à part. C’est de ma faute. J’ai tout loupé. Je t’ai laissé en chemin. Maintenant qu’on connaît le parcours, on va le refaire ensemble. Mais peinard, comme si on avait passé le permis.»

Jacky Lavauzelle