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Ivan BUNIN – La triste et ennuyeuse valse des oisifs

Ivan Bunin (Bounine)
Иван Алексеевич Бунин

LE SACREMENT DE L’AMOUR
(L’Amour de Mitia)

  à partir du Portrait de Bounine par Tourjanski

La triste valse
des oisifs

Ivan Bunin n’aimait pas Dostoïevski : «  tous ces détraqués qui peuplent les romans de Dostoïevski, ces bavards prétentieux, ces inventeurs d’idées fausses, je les ai en horreur…Mais ses tableaux sur la misère humaine sont saisissants. Pour vous faire voir la laideur et la tristesse des décors de la vie, Dostoïevski n’a pas son pareil. »

LES ROMANS DE DOSTOÏEVSKI MAL ECRITS !!!!!

« C’était sa bête noire et sans se lasser il revenait à ses romans pour s’efforcer de démontrer à quel point ils étaient mal écrits, mal pensés, mal faits. » souligne encore George Adamovitch (La vie et l’œuvre de Ivan Bunin).

En effet, Bunin n’est pas Dostoïevski. Le combat est déloyal. Une sardine peut-elle avaler l’océan ou le brin d’herbe fouetter le chêne centenaire. Une phrase de Dostoïevski  nous plonge dans l’histoire de l’homme, dans ce qu’il cache et ce qui l’obsède et le torture au quotidien. Il parle de l’homme et de ses faiblesses. Il parle dans chaque phrase à la terre entière. Il nous parle à nous.  A qui parle Bunin ?

LA PASSION ET L’ENNUI

Dans Le Sacrement de l’amour, Bunin conte la rencontre amoureuse entre Katia, actrice polonaise, et Mitia, jeune noble. Un amour de deux oisifs qui se torturent, du départ de Mitia dans sa propriété familiale et de la cristallisation de cet amour, et de son attente, une interminable absence que Bunin, dans sa passion va arriver à nous rendre passionnante.

Ces êtres sont dans l’immobilité et l’oisiveté. Ils vivent dans leur ‘passion’, comme étant leur unique souci. Ils se pâment, enragent, attendent. Mitia passe plus de temps à contempler le crépuscule qu’à regarder les gens vivre autour de lui. Dans une grandiloquence affectée. Bunin veut positionner cet amoureux éconduit dans la sphère dramatique. Il utilise alors un mélange d’âme, la belle âme, et de corps, de longs corps dans l’attente, eux aussi.

ET L’AMOUR, ET LE CORPS, ET L’ÂME …

Alouette, gentille alouette

L’épisode du baiser sur le gant et des fragrances qui restent encore sur les lèvres de Mitia, se résume à : « le parfum de ce gant, n’est –ce pas aussi Katia, l’amour, l’âme, le corps ? …  tout cela est amour, tout cela est âme –et tout cela est torture- et tout cela est joie ineffable ! »Nous sommes si loin, à quelques milliers de galaxies, d’une description fine et chirurgicale d’un Proust, qui aurait fait de cette expérience, une sensation unique.  Bunin devait avoir des frissons en écrivant de telles phrases. Frissons qu’il aime affubler à son héros, Mitia. En fait, l’analyse des sentiments se fait à travers des descriptions de sa peau, il frémit, il frissonne.

A l’intérieur, ça semble assez inoccupé en fait. Avec des réactions toujours exacerbées : je t’aime, tu m’aimes, je te quitte, je te tue. Comme souvent dans cette littérature, le pistolet permet de résoudre finement la problématique de ces sentiments courroucés. Dans le Journal d’un écrivain, les odeurs sont autrement décrites par Dostoïevski : « J’ai accompagné le corps jusqu’au cimetière. On s’est écarté de moi : on trouvait, sans doute, ma tenue trop peu luxueuse. — Au fait, il y avait bien vingt-cinq ans que je n’avais mis le pied dans un cimetière ; ce sont des endroits déplaisants. D’abord, il y a l’odeur ! … On a porté à ce cimetière, ce jour-là, une quinzaine de morts. Il y a eu des enterrements de toutes classes ; j’ai même pu admirer deux beaux corbillards : l’un amenait un général, l’autre une dame quelconque. J’ai aperçu beaucoup de figures tristes, d’autres qui affectaient la tristesse et surtout une quantité de visages franchement gais. Le clergé aura fait une bonne journée. Mais l’odeur, l’odeur ! … Je ne voudrais pas être prêtre et avoir toujours affaire dans ce cimetière-là. »

LA BOUEE MITIA NOUS EMPORTE DANS LE NAUFRAGE

En fait, en lisant Bunin, nous aimerions qu’il s’attarde sur cette vie qui grouille, tout autour, à Moscou, dans la gare de Koursk, car « pourtant, il y avait beaucoup de monde et d’animation », cette foule « immense et laide qui assiégeait le train, parmi les porteurs qui, avec des cris avertisseurs, poussaient bruyamment leurs chariots chargés de bagages. » Mais Bunin est un fieffé coquin, il retourne à Mitia comme le noyé retourne à sa bouée.  Un conseil : ne pas lire Bunin d’une seule traite, en apnée. Prenez avec vous quelques phrases de l’Idiot ou des Frères.

Mais Bunin est noir ou blanc. Il manque de gris et le gris, dans toutes ces nuances, c’est la vie. Il s’attarde aux sautes d’humeur de Kitia, à sa dualité,« Il lui semblait qu’il y avait deux Katia », « un mélange de pureté angélique et de perversité »,  à la jalousie, « il était jaloux de tout et de tous », et bien entendu, à la haine, « alors, il éprouvait pour Katia une haine violente et une répulsion presque physique ». C’est classique. Ça pourrait être efficace. Ça ne l’est pas !

UNE LENTEUR EXASPERANTE !

Mais le plus énervant, c’est ce Mitia. Il décide, fatigué, « perdu de douleur » qu’il est de disserter sur l’incompréhension de son amour, de se retirer dans la propriété familiale, à la campagne. Notre grand escogriffe, avec sa « sensibilité infaillible des natures jalouses » passe son temps à faire le chemin entre sa chambre et la poste où il attend la lettre de sa tendre et chère. Le moindre mouvement le fatigue, même s’il se permet de trouver que le cocher, qui le conduit, a « une lenteur exaspérante. » C’est notre Mitia qui est exaspérant, totalement.

MAIS QUAND LA LETTRE ARRIVERA-T-ELLE ?

« A la campagne la vie débuta par des jours paisibles et délicieux », et le roman continue dans cette excitation indescriptible, … »et « les jours passaient, se succédaient, mais il n’arrivait point de lettre. ‘Elle arrivera, elle arrivera !’ se disait Mitia, mais elle n’arrivait toujours pas », …  « et souvent, pendant des heures entières, il ne sortait pas du calme ensoleillé de la bibliothèque, restant assis immobile dans un fauteuil, près de l’armoire ouverte, et se torturait délicieusement à lire et à relire »…  « un jour, ayant fait sa sieste après le dîner, – on dînait à midi, – Mitia sortit de la maison et alla, sans se presser, dans le jardin »… « il avait trop honte de rester chaque matin, sur la terrasse ou au milieu de la cour à attendre vainement… »…. « le jour, il dormait, puis se rendait à cheval au village où il y avait une gare et un bureau de poste. Les journées continuaient à être belles ». Ça c’est du scoop, du grandiose, et en plus quel suspense. Bien entendu, il y a des moments où Bunin nous surprend. Il va jusqu’à la folie descriptive et délirante : « le lendemain, il se leva très tard. Après le dîner il resta sur la terrasse, tenant un livre sur ses genoux ; il regardait les pages couvertes de lettres et pensait confusément. » Et à quelle question existentielle pensait donc notre héros ? A celle-ci : « Faut-il aller ou non à la poste ? ». Ce n’est pas du « Être ou ne pas être ». Mais là, respect, Bunin a fait un effort surhumain. Et quelle question ! Je n’en dors toujours pas !

LE VISAGE CONTRE L’OREILLER.
Bunin a osé !

Bunin apporte toutefois de la précision scientifique dans ce non-livre. Car la question que nous nous posons, c’est à quelle heure se déplaçait-il enfin, dans ces escapades incessantes ? « Vers onze heures, il alla dans le jardin, à pas lents, essayant de prendre l’air un peu ennuyé de quelqu’un qui se promène par désœuvrement. » Ah !

Mais que fait-il donc après son si dur labeur. Cette escapade n’est-elle pas trop épuisante ? Et si ! « Rentré à la maison, Mitia alla dans sa chambre et se coucha, le visage contre l’oreiller. » Bien entendu, tout est dans la position du visage. Pensez-vous ! Contre l’oreiller… Cachait-il sa honte, sa faute ????

Et nous le suivons, suivons…du lit à la cour, de la cour au jardin, du jardin à la poste et de la poste au lit. Et même pendant sa toilette. Moment émouvant, la toilette. « Sans se presser, il fit sa toilette, s’habilla, but un verre de thé et alla à la messe. » Ouf ! Tout ça ! D’un seul coup d’un seul. S’en remettra-t-il ?

Bien sûr qu’il y a une histoire. A la fin, Mitia, enfin !, se demande s’il doit continuer son périple postal. Là, c’est le dur du roman. Il faut se tenir et s’y tenir, ce n’est pas le moment de flancher, et ne pas être trop sensible, surtout, (âme sensible s’abstenir) : « après le dîner, il resta sur le balcon, étendu sur un canapé de paille, les yeux fermés…à côté de cela une autre question le tourmentait : fallait-il, oui ou non, violer sa ferme décision de ne plus aller à la poste ? S’il y allait encore aujourd’hui, pour la dernière fois ? »

Et là, là je me suis mis à crier, en nage, totalement désespéré : -vas-y ! Retournes-y ! Si tu n’y va plus, tu vas rester au lit, grand fainéant ! Et je vais me faire ch… !

On s’inquiète de son état, autour de lui. Pensez donc au milieu des paysans travaillant toute la journée. Les filles s’interrogent elles aussi : « Vous venez donc de vous lever ? Vous avez donc fait un si beau rêve ? Vous n’avez pas entendu le rossignol chanter sous votre fenêtre ? », …« tu sembles t’ennuyer ces derniers temps. Pourquoi n’irais-tu pas voir des voisins ? » Impressionnant, nous sommes au bord de l’évanouissement. Apportez les sels !

UNE REFLEXION APRES L’AMOUR : le prix du porc

Nous sommes en pleine description passionnante et délirante des platitudes conventionnelles. Rien, il n’arrive rien. Si, notre Mitia, se soulage en payant quelques roubles dans une cabane au fond du jardin, et l’on découvre qu’en plus d’être inintéressant, il a l’éjaculation plutôt précoce. L’expérience est si troublante et si émouvante, qu’en se rhabillant, lui, Mitia, est « complétement bouleversé par la désillusion » (nous, nos illusions, elles sont parties depuis longtemps !)…  « elle demanda au jeune homme, comme une intime, comme une amante, en arrangeant son fichu et en se recoiffant : – on dit que vous êtes allé à Soubbotino. Il paraît que le curé n’y vend pas cher de petits porcs. C’est vrai ? »

Ce qui est vrai, c’est que Dostoïevski peut veiller tranquille encore plusieurs siècles sans être dérangé par de tels freluquets. Et le pire dans tout ça, c’est que notre jury du Nobel 1933 a hésité avec Maxime Gorki ! Encore des visionnaires !

Jacky Lavauzelle

(trad Bunin par Dumesnil de Gramont et trad. de Dostoïevski par G. Arout)