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PAUL ADAM LETTRES DE MALAISIE HUITIEME LETTRE 1896

MALAISIE – MALAYSIA
PAUL ADAM LETTRES DE MALAISIE


D’après une photo de Nadar et le portrait de Félix Valloton




PAUL ADAM
1862 – 1920

LETTRES DE MALAISIE
1896
HUITIEME LETTRE

Texte paru dans La Revue Blanche
Paris
1898 

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Portrait de Paul Adam
Félix Vallotton paru
Le Livre des masques de Remy de Gourmont
1896

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HUITIEME LETTRE DE MALAISIE

Camp de la Forêt Rouge

Nous avons quitté la voie ferrée depuis trois jours. Il a fallu laisser hier les automobiles, les routes finissant. Nous voilà dans la brousse, étendue de plantes épineuses rousses et vertes où les canons enfoncent jusqu’aux moyeux. Et là dessus pèse un ciel chargé d’orage, un air fade. Devant, la cavalerie incendie les herbes et le taillis pour frayer la route aux caissons, aux colonnes. On chevauche sur des cendres chaudes. Parfois des étincelles se lèvent si le vent vient à souffler. Au-dessus de nos têtes les escadres aériennes bruissent en volant. Les grandes ailes des nefs nous couvrent d’ombre. On les voit qui s’inclinent, qui fendent l’air épais du profil de leur voilure grise. Les chapelets de torpilles luisent sous la passerelle inférieure. Une roue de trois mètres de diamètre tourne à l’arrière, avec une vélocité qui fait disparaître l’image des rayons. Ce volant pareil à un halo entoure la singulière apparition lorsqu’elle vous dépasse.

Je sollicite de prendre place sur l’une de ces machines. Il a fallu demander l’autorisation à Jupiter. J’attends la réponse. Parties en avant, les escadres aériennes vont bombarder les bois, les villages où l’ennemi se tient. Les infanteries et les cavaleries n’opèrent qu’à la suite pour occuper les positions et achever la victoire.

Jusqu’au plus loin, les casques noirs des régiments progressent. Le silence absolu qu’enjoint une rigoureuse discipline ne révèle rien de cette marche. Les femmes de l’artillerie elles-mêmes ne jacassent pas. Assises sur les banquettes des prolonges qui suivent les pièces, elles demeurent muettes, sages, la jugulaire au menton, les mains sur les genoux de leurs larges braies de toile pareilles à celles de vos zouaves.

À la halte, tout ce monde s’éparpille, étale contre terre ses vastes pèlerines en caoutchouc, s’assied et cuisine.

Dans chaque escouade deux hommes portent un bidon de pétrole chacun, sur le sac. Quand on dévisse le couvercle du cylindre, il apparaît trois grosses mèches qu’on allume. Des ressorts redressent un cercle de métal. C’est le fourneau. Sur le cercle on place une gamelle pleine d’eau.

Le sac du soldat n’est pas comme celui de son collègue européen une lourde et formidable chose destinée à réduire sa prestesse et à combler sa fatigue, à le rendre inutile et las. Cette poche de mince caoutchouc contient plusieurs petits paquets de riz tassé, une boîte en copeau renfermant une sorte de liebig, un uniforme de toile roulée, un étui à brosses et à aiguilles. C’est tout. À l’extérieur on n’y voit point attaché la pesante batterie de cuisine du militaire européen. L’intendance fait cuire les viandes et les légumes, en arrière des lignes. Au cantonnement, si l’intendance a pu rejoindre, et c’est la majorité des cas, le soldat trouve sa ration préparée, assaisonnée. Il peut la remettre au feu, ou la manger telle. Ainsi les viandes n’arrivent pas empuanties par l’empilement dans des fourgons, ni bleuies par une corruption commencée. Si l’intendance ne peut réussir à joindre le cantonnement, le soldat confectionne son riz à l’extrait de viande sur le bivouac. L’un des cylindres à pétrole aide cette cuisson. L’autre sert à chauffer l’eau dans laquelle on verse l’essence de café remplissant les doses d’un flacon métallique.

Le soldat porte encore deux musettes en caoutchouc. L’une garde le pain, celle de gauche ; l’autre garde les cartouches, celle de droite. Dans la gourde il y a de l’eau légèrement alcoolisée à la menthe. Tout le poids ne charge donc pas le dos seul ; et l’homme peut marcher droit, courir, se défendre sans cette bosse chère aux états-majors d’Europe.

Le fusil soutient, sur la longueur du canon, un autre cylindre de celluloïd qui est seulement le tube d’une longue vue, allant de la crosse au point de mire. Cette lunette rapproche énormément la silhouette de l’ennemi et permet un tir juste. Le mécanisme de la hausse la soulève ou l’abaisse. Les pièces d’artillerie sont pourvues d’un télescope analogue, dont la puissance étonne.

Le miracle de cet équipement, c’est le manteau. Imaginez une pèlerine semblable à celle des officiers de cavalerie. Léger, enduit de caoutchouc, le tissu garantit contre les pluies tropicales. Il couvre le soldat depuis le casque sous lequel le collet s’emboîte, jusqu’aux guêtres. Là il s’évase, et la pluie coule comme de la pente d’un toit. Au campement, on étale le manteau à terre. C’est un tapis rond qui protège le dormeur contre l’humidité du sol et le miasme paludéen, Le camarade dresse le sien comme une tente dont un fusil planté par la bayonnette forme le support. Tapis et tente constituent un abri imperméable, chaud, où deux hommes peuvent se reposer à l’aise. On y ferait difficilement de la gymnastique, mais on peut s’y tenir assis ou couché. Des dispositions ingénieuses, ferment hermétiquement la hutte, ou la laissent entr’ouverte, selon les caprices du ciel.

Autre avantage. Ces huttes basses, grises, semblent à peu près invisibles dans la brousse. Dix mille hommes campent, sans qu’on puisse s’en apercevoir avant de rencontrer les sentinelles. Les lueurs des cylindres à pétrole ne brillent point de façon à dénoncer, à trois lieues à la ronde, comme nos feux de bivouac et leurs fumées, la présence des troupes. Il était indispensable, pour une armée ayant à faire campagne, dans des régions sans villages, de posséder un système de campement discret.

Vaste et souple, le manteau ne gêne pas les mouvements du tireur si, en étant revêtu, il aborde l’ennemi. Deux larges fentes à la hauteur des épaules permettent de passer les bras et de les mouvoir librement. Je pense à vos pauvres troupes françaises de 1870, que les prussiens surprirent si souvent occupées à faire sécher leurs capotes chargées d’eau pluviale, et qui durent réendosser des uniformes humides, alourdis, rêches, pour se battre. Ici, jamais un soldat ne se trouve atteint par une goutte de pluie. Sous la pèlerine, il reste dispos et alerte.

Le premier soir de marche, nous campâmes au fond d’une vallée que protégeait un plateau couvert par les patrouilles et les lignes de sentinelles. La cavalerie à dix-huit kilomètres en avant, sondait les bois. La sécurité était donc absolue. Le repas fini, comme descendait sur nous la fraîcheur des nuits tropicales, les soldats organisèrent des danses afin de se réchauffer. Cela finit, dans ce pays immoral, par une galanterie de gaillards venus en visite aux cantonnements de l’artillerie et du service sanitaire où les femmes sont le nombre. Rien ne se passa avec bruit ou fureurs ; mais familialement.

— Comment, dis-je à Pythie, la discipline n’interdit-elle pas ces satisfactions ? Les malheureuses pourraient devenir enceintes au cours de la campagne, par hasard, et cela diminuerait les effectifs.

— Enceintes !.. Mais tous ces gens sont stériles. Dès que les groupes désignent l’un ou l’une d’entre eux pour être incorporé, on dirige le nouveau militaire sur l’hôpital de Mars. Là, le fauteur de disharmonie sociale est anesthésié par les chirurgiens. On accomplit l’ablation des ovaires, ou l’on provoque l’atrophie d’un testicule, suivant le sexe. Ainsi, l’atavisme ne pourra perpétuer leur tendance à la destruction dans les temps futurs. Ils sont voués à la stérilité définitive. Nous préservons la race contre la honte de détruire.

— Ces opérations ne sont-elles pas dangereuses ? et n’est-il pas des patients pour rester entre les mains des docteurs ?

— Peu, répondit Théa. Notre chirurgie est fort experte sur ce point, parce que, dès l’installation des villes, Jérôme le fondateur, obligea nos gynécologues à perfectionner sérieusement ce genre d’intervention. Quiconque a pêché par haine ou par convoitise ne se reproduira plus.

— C’est terrible, dis-je. Que faites-vous de la liberté, de la personnalité ? Vous créez une race de numéros sans caractère, sans passions.

— De purs esprits.

— Si l’intelligence n’est pas précisément la résultante des conflits entre les passions et l’altruisme, entre les instincts et la pitié, ou de spectacle de ces conflits…

— Qui sait ? fit Pythie. Il fallait bien tenter l’expérience…

D’ailleurs si la personnalité de chacun s’efface, le caractère de la race ne conquiert-il pas l’unité la plus admirable. Le but d’un effort pareil au nôtre est précisément de substituer la personne de la race à la personne de l’individu. Celle-là se heurtera contre les caractères des autres nations, contemplera les luttes des autres nations ; et son intelligence collective augmentera en bloc, par le spectacle de ces conflits à la suite de ces conflits, à mesure que diminuera l’initiative individuelle.

Nous serons le seul corps de sept, dix, trente millions d’âmes semblables, et ce corps croîtra en puissance, comme la puissance d’une batterie électrique croît en raison de la parité et du nombre de ses éléments.

— Soit. Mais alors, cette race ayant à lutter contre les appétits simples des autres races, qui sont l’extension de la propriété et le désir de vaincre, se trouvera bientôt, par la nécessité de combattre avec armes égales, revenue à l’état purement guerrier, c’est-à-dire brutal, à l’égoïsme pur, c’est-à-dire à la qualité contraire de celle où vous prétendez attendre… Ah !

Pythie accueillit du sourire, mon objection.

— Nous n’aurons pas à lutter avec des armes égales, puisque les nôtres sont supérieures…

À ce moment un coup de tonnerre fracassa les airs. Puis de formidables détonations rebondirent d’écho en écho à travers l’étendue.

— Les nefs aériennes commencent la pose des torpilles, dit Théa…

Dès lors, il fut impossible de s’entendre. Le ciel tombant sur la terre, se cassait, s’écrasait. Tout ce qui dormait s’éveilla. Les chevaux hennirent et ruèrent. Il fallut courir à eux afin de les calmer. Douloureusement les ondes vibratoires frappaient les tempes et les os du crâne. Les soldats se coiffèrent de leurs casques qui portent des petits coussins. La jugulaire les colle aux oreilles.

Presque aussitôt l’ordre vint de reprendre la marche, les tentes furent défaites ; les manteaux roulés et mis en bandoulière, les guêtres bouclées, les dolmans rajustés, les rangs formés, et dans l’intervalle des explosions nous entendîmes la morsure contre le taillis des faux et des grandes herses que poussent en avant des colonnes de fluettes locomobiles, afin d’achever l’œuvre de l’incendie, d’aplanir les pistes.

L’armée s’ébranla vers la nuit de la forêt…

(À suivre.)

Paul Adam