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FERDINAND BARDAMU et CHVEÏK : ENQUÊTE SUR UNE PATERNITE NON DECLAREE

 

Jaroslav Hašek
&
Louis-Ferdinand Céline

apprentissage de la vie de tranchée

LE BRAVE SOLDAT CHVEÏK
(Dobrý voják Švejk)
VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT

 Enquête sur une paternité non déclarée

 BARDAMU & CHVEÏK
VOYAGE AU COEUR DE LA GUERRE

8 juin 18 contre-attaque de la brigade marine américaine L'Illustration

CONSONANCES ET RESSEMBLANCES

Du moins dans le relatif. Ce n’est pas une procédure spécifique, j’entends. Je ne pense pas non plus qu’il en existe en la matière. Il faudrait réaliser pour cela un test de paternité. Déjà qu’en France, il est illégal, sans décision judiciaire, sans ordonnance d’un juge… Rien de compliqué pourtant dans un test de paternité classique afin de contourner ce problème : un envoi de prélèvement dans un labo en Suisse par la poste. Dans notre cas, c’est plus simple, nous nous contenterons d’un test ADN, Analogie dans une Détente Neuronale, sans accusé ni condamnation, un parcours de consonances et de ressemblances. Un bout de Bardamu par ici et un autre de Chvéïk par là.

8 juin 18 contre-attaque de la brigade marine américaine L'Illustration2

UNE EVIDENCE LITTERAIRE

En lisant les premières pages du Brave Soldat Chvéïk, le choc est toujours violent. Il y a une évidence. Une ‘evidence’ aussi dans le sens anglo-saxon  de preuve. Nous sommes dans cette évidence de pensée. Dans ces rapprochements de style, qui nous font dire, dans une terrible immédiateté, si ce n’est lui c’est donc son père. Ou son fils, ça dépend où vous vous situez.

 

30 03 18 Parc du plessis-de-roye L'Illustration

Il aurait fallu un entretien. Une note, une confidence, un voyage. Le voyage est celui noté que l’on trouve dans chacun des mots, dans chaque réflexion ou insulte. Le célinisme chez Hasek suinte dans chaque revers, chaque inspiration courte et saccadée. Ou le hasekisme dans Céline.  Les dangers de la vérité aux conséquences dévastatrices, il n’y en a pas, puisqu’aucune vérité totale. Les deux auteurs n’en ont pas besoin. Les œuvres suivent des cours magistraux, même s’il est possible qu’elles viennent du même lit.

31 7 17 passage du Canal de l'Yser L'Illustration

 

La première audience constatera le contexte. Un des premiers buts de l’enquête est d’étudier à fond nos deux ouvertures littéraires afin que toute suspicion soit écartée ou prouvée. Les audiences se feront dans l’immédiateté, elles ne pourraient durer plus d’une journée. C’est sous  cette  contrainte temporaire que des écarts, des oublis, des fausses notes existeront. Mais nous ferons notre possible afin de rester dans la droite ligne de nos propos. Le tout étant de faire jaillir un questionnement. Juste ça. Ce n’est déjà pas si mal.

DU CALICE A LA PLACE CLICHY 

600 cadavres Tunnel de Cornillet

Les lieux du drame : deux capitales, deux bars. Prague et Paris. Un Café, Place Clichy et le bar, Au Calice à Prague. C’est simple. Ça part fort. Dans les deux cas. Il faut s’attacher. Les auteurs rentrent dans le vif, il n’y a pas de temps à perdre, nous verrons ça plus bas.

A l'Ouvrier de la Victoire ! Merci ! Dessin de L Sabattier L'Illustration

 

Les témoins ne sont pas nombreux, « Au Calice il n’y avait qu’un seul client. C’était Bretschneider, un agent en bourgeois. Le propriétaire, M. Palivec, rinçait les soucoupes. » Sur la terrasse du café, Place Clichy, il y a certainement beaucoup plus de monde. Les protagonistes de notre affaire, Ferdinand et Arthur sont dehors à « regarder les dames du café » ; mais ce sont surtout des passants pressés, un régiment aussi… Du monde, oui,  mais beaucoup d’anonymes.

 

Août 1918 Entre Ancre et Somme Prisonniers allemands L'Illustration

artillerie de campagne britannique L'Illustration

 

attaque 31 7 17 fantassins britanniques L'Illustration

 

 

attaque du 31 juillet 1917 L'Illustration

ça sent la guerre …

Ecoutons les conversations rapportées. Nous sommes dans les deux cas au début de cette première guerre. Pour ce brave soldat Chvéïk, l’action débute  le jour de l’assassinat de l’archiduc Ferdinand, qui servi de déclencheur à cette première guerre mondiale.  Nous sommes en amont, juste en amont Dans Chvéïk, nous trouvons des propos sur l’assassinat de l’archiduc François, et nous sommes au bord du précipice, là où le temps, toujours lui, d’un simple coup de pouce, va nous faire dévaler. Donc Hasek nous place d’emblée dans une urgence : mais  comment donc  l’assassin a-t-il pu tirer ses balles, comment a-t-il procédé. Cette urgence s’assaisonne de pensées sur les Serbes et des Turcs, « ces chiens de païens »,  d’ordre et de guerre inévitable, «la guerre est certaine. Et dans c’te guerre, la Serbie et la Russie vont nous aider. Ça va barder la guerre qui arrive ». Dans Le Voyage, nous avons au menu : des propos sur le Président Poincaré, sur les besoins de la race française, les opinions politiques, l’ordre, la guerre, « justement la guerre approchait »,  et au bout du bout Ferdinand qui s’engage en courant, «-  J’vais voir si c’est ainsi ! »

Café de la Paix L Sabattier L'Illustration

 

Ce que les allemands laissent derrière eux L'Illustration

 

Charge d'une auto-mitrailleuse de la cavalerie française L'Illustration

 

Charge d'une auto-mitrailleuse de la cavalerie française L'Illustration2

 

Charges des tanks rapides britanniques L'Illustration

 

                                                                                                                                       Les deux, sont enthousiastes dans des discours enfiévrés. Ils s’emballent. Chvéïk et Ferdinand boivent copieusement, le discours s’en ressent, en prenant pour ce dernier plus des bocks que des cafés-crème, pendant que Chvéïk, « vida consciencieusement son verre ».

artilleurs allemands surpris par un tank L'IllustrationQUAND LA LUMIERE JAILLIT  

Et ces boissons ont un effet évident sur ces discours passionnés. Nos protagonistes deviennent des héros. Le discours seul les transforme à les rendre beau et désirable.  « Au moment où il proférait ses prophéties, Chvéïk était réellement beau. Sa face naïve, souriante comme la lune en son plein, brillait d’enthousiasme. Tout lui paraissait lumineux. » Ferdinand, après sa diatribe, lui aussi, ne fit « qu’un bond d’enthousiasme ». Il est vrai que l’alcool aide tellement à s’engager et à agir avec envie et optimisme : «Saoulez-vous, faites-vous jouer l’hymne autrichien et vous verrez comme vous vous y mettrez. »

Rive droite de l'Oise L'Illustration

 

Saint Gervais Cardinal Amette archevêque de Paris L'Illustration

 

The Sphere 16 janv 1915 L'Illustration

 

Tranchée française Vallée de la Piave L'Illustration

 

troupes d'assaut allemandes fauchées par nos mitrailleuses L'Illustration

 

                                                         

D’ABORD DE LA DISCIPLINE 

Les deux premiers abordent des idées politiques, sur l’ordre, l’anarchisme, l’engagement. Bardamu, l’anarchiste,   « tu l’as dit bouffi, je suis un anarchiste… j’ai composé une manière de prière vengeresse et sociale » et Arthur pour l’ordre établi, « j’en suis moi pour l’ordre établi et je n’aime pas la politique. Et d’ailleurs le jour où la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien sûr, et pas fainéant », prêt à le donner. » Et Chvéïk de son côté : « Notre colonel Makovec nous disait toujours : « la discipline, tas d’abrutis, il la faut parce que sans elle, vous grimperiez aux arbres comme des singes, mais le service militaire fait de vous, espèces d’andouilles, des membres de la société humaine ! »

 

L'Illustrirte Zeitung Illustration Le'Grand Soir' en Allemagne

 

L'Illustrirte Zeitung L'Illustration 'Si

 

L'Illustrirte Zeitung L'Illustration

 

L'Illustrirte Zeitung Page de couv

 

offensive de l'Yser 31 7 17 L'Illustration

 

 

 SIECLE DE VITESSE
ça commence à s’emballer
   

Mais aussi sur des idées générales, la vitesse par exemple. Tout va plus vite avec le déclenchement des hostilités ou cet assassinat.  Dans Le Voyage, les propos au café s’ouvrent sur ce thème. La langue n’attend pas, non plus. Les phrases sont courtes, rapides, comme si l’auteur venait de courir. Et il court, « C’est ainsi ! Siècle de vitesse ! Qu’ils disent ! ». Chvéïk ne dit pas autre chose, qui sent déjà l’histoire s’emballer : « -Parbleu ! On va vite dans ces affaires-là, m’ame Muller. La vitesse, c’est tout…Un browning, vous pouvez tuer en deux minutes une vingtaine d’archiducs »

Les allemands après la bataille Les Leurs L'Illustration

 

Les français après la bataille L'Illustration

 

Les sapeurs téléphonistes après un bombardement L'Illustration

 

Zeppelin attaqué par des avions alliés L'Illustration

 

Zeppelin le poste de commandement L'Illustration

 

                                                                                                                                                                         ‘CUL’, ‘MERDE’ et autres gentillesses

Bien sûr, il y a le style. C’est là que réside la force essentielle de ces deux romans. Le Voyage a créé une polémique à sa sortie sur son style, mélange d’argot et de langue parlée. Mais encore faut-il saisir l’impression qu’a pu susciter notre Brave Soldat Chvéïk sorti dix ans plus tôt, trois ans après la fin de cette guerre. D’un côté le « ça a débuté comme ça. Moi, j’avais rien dit. Rien. » De l’autre : « c’est du propre ! m’sieur le patron. » Il suffit de lire les lignes suivantes, pour comprendre que Céline n’était pas le premier à utiliser un langage fleuri dans ce début de siècle : « Palivec était connu pour la verdeur de son langage, et il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans dire « cul » ou « merde »… » celui qui vient m’emmerder avec des conneries pareilles, je l’envoie chier »

 

La 4ème Armée française Strasbourg 22 nov 18 Par G Scott 2L'Illustration

 

La 4ème Armée française Strasbourg 22 nov 18 par G ScottL'Illustration

 

La corvée de soupe L'Illustration

 

La faction du 4è hiver Les veilleurs du petit poste L'Illustration

 

La Joie de Paris dessin de L Sabattier L'Illustration

 

Quant à la parution du Brave soldat Chvéïik, entre 1921et 1923 à Prague, elle se situe en octobre 1926, l’hebdo-franco tchèque l’Europe Centrale présente le héros Chvéïk à ses lecteurs, suivie d’une parution en 54 épisodes  en France à partir du 24 février 193. Le Voyage, lui, sortira en 1932.

Jacky Lavauzelle

 

L’IDIOTIE EN LITTERATURE : HASEK, CERVANTES & DOSTOÏEVSKI

L’IDIOTIE en
littérature

 

Regards croisés de

CHVEÏK, du QUICHOTTE
& du Prince MYCHKINE

Cervantes Quichotte par G Doré 1

Bienvenue dans le monde des « pauvres d’esprit » !

 

PAYS DE SINCERITE ET DE SIMPLICITE

Nous voilà en pleine Idiotie, pays de la sincérité et de la simplicité. Un pays sans contours au milieu du monde. Ce pays se visite avec la raison officielle, estampillée ‘Raison’ par les autorités médicales, psychiatrique,… Ils sont, à l’image de Baptiste, dans les Enfants du Paradis, curiosités de cirque, placés sur la scène du monde. Les images ici se courbent et se lâchent. Là-bas, d’autres s’arrondissent et éclatent. Elles sont là pourtant, toujours à côté, tout contre. Elles reviennent en boomerang sur nos têtes. Elles prennent aussi le chemin de l’enfance, de la poésie. Ces impressions parlent de nous. Ce sont nos images. Elles sont des miroirs que notre esprit traverse. Ce monde est bien habité en tous cas, nous y sommes ! En fait, ce pays a les contours du monde. Il est le monde. Nous y rencontrons des êtres fins, élancés, passionnés, attardés ou en avance sur notre temps. En tout cas, ils montrent la différence, nos différences. Allons-y ! Ils nous attendent !

Cervantes Quichotte par G Doré 2LE SENS DE LA VISITE

Nous passerons voir notre soldat Chvéïk qui doit attendre sa Pilsen fraîche Au Calice.  A trois lieues de ce vallon est un hameau, nous y trouverons don Quichotte qui a encore, je crois, aux dernières nouvelles, des démêlés, encore, il n’arrête pas celui-là,  avec un chevrier.  Puis nous rentrerons dans le château, dans l’antichambre où nous attend patiemment avec un regard aiguisé et sarcastique, notre prince Mychkine. Ces chemins s’entrecroiseront bien entendu. Pour revenir un peu plus sur notre soldat tchèque. Il y aura des retours, des impasses, bref un cheminement à l’aveugle, comme notre Brancaleone se battant seul contre un arbre, les yeux bandés.

 

Cervantes Quichotte par G Doré 3LE TRIANGLE DE L’IDIOTIE

Le prince Mychkine, Chvéïk et don Quichotte sont les trois côtés du triangle de l’idiotie dans la littérature. Le premier représente l’angle tragique, le second comique et le Quichotte la face poétique.

Les trois sont bons et ‘complétement’ sincères dans leurs aventures.

Cervantes Quichotte par G Doré 5

 

Ils ont des yeux d’enfants grands ouverts sur ce monde qui ne leur ressemble pas. Cette sincérité leur apporte moquerie et opposition, car ils disent ce qu’ils ressentent, sans détours, ni faux-semblants, ne se souciant jamais des conséquences : « que c’est sinistre ! Tu t’es sinistrement terré ici, dit le prince en examinant la pièce » souligne Mychkine dans sa visite à Parfione. Plus coquin, Chvéïk joue avec cette sincérité, « en jouant son va-tout, confesse avoir sérieusement pleuré par blague. J’ai voulu vous faire vraiment plaisir et vous prouver qu’il y a avait encore des gens bien au monde ».

Ils sont dans la vérité absolue : « Tu sais bien toi-même que je ne te trompe pas, parce que j’ai toujours été franc avec toi. Je ne t’avais jamais caché ce que je pensais » précise Mychkine à Parfione.

 

Cervantes Quichotte par G Doré 7VOULOIR APPARTENIR AU MONDE

Mychkine est le timide du groupe, il est souvent « hésitant et embarrassé ». Le jugement n’est pas évident, il lui faut du temps : « durant le trajet, il aurait le temps de prendre une décision définitive. » Il est débordé par des passions qu’il ne maîtrise pas : « il s’étonna lui-même de l’extraordinaire émotion qu’il éprouvait ; il ne s’attendait pas à ce que son cœur battît si douloureusement. » Sa timidité, sa différence le font être loin des autres, malgré son désir d’être dans le monde, de participer à son histoire. Il est seul. « Un silence général se fit. Tous regardaient le prince comme s’ils ne le comprenaient pas et ne voulaient pas le comprendre. »

Cervantes Quichotte par G Doré 8

LA FOLIE DE LA DEMESURE DU QUICHOTTE

Don quichotte, le fougueux et téméraire hidalgo, en est le parfait contraire. Il est dans le grand, dans l’immense, la démesure. Le monde est trop petit pour lui. Il fonce, s’engage, se bat. Tout est dans la rapidité et l’urgence : « j’ai livré au géant la plus démesurée et la plus épouvantable bataille que je pense jamais avoir à soutenir en tous les jours de ma vie ; et d’un revers, crac, je lui ai fait voler la tête, et le sang a jailli en telle abondance, que les ruisseaux en coulaient par terre comme si c’eût été de l’eau. » L’action est sa passion. Il se jette dans tous les combats chevaleresques, et ils sont nombreux.

 

Cervantes Quichotte par G Doré 10UNE SI SAINE INTELLIGENCE DANS CET ESPRIT PERDU

Si fougueux, qu’il passe son temps, quand il entre dans sa transe diabolique,  à traiter les autres d’anormaux et d’idiots. Il se pense le sauveur de l’humanité. « Eh bien ! Sancho, reprit don Quichotte, je dis seulement que tu es un imbécile : pardonne-moi et n’en parlons plus. » Même si, par son raisonnement et sa logique, dès qu’il s’apaise, il arrive à impressionner son auditoire : « don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et en si bons termes, qu’il forçait alors tous ceux qui l’entendaient à ne plus le prendre pour un fou ; au contraire, comme ils étaient, pour la plupart, des gentilshommes destinés par la naissance à l’état des armes, ils l’écoutaient avec beaucoup de plaisir. » Mais son argumentation se perd, et ses thèses sont si farfelues et alambiqués, que son fidèle auditoire s’en fatigue ou se moque de lui. « Toute cette longue harangue, don Quichotte la débita pendant que les autres soupaient…Quant à ceux qui l’avaient écouté, ils éprouvèrent une nouvelle compassion en voyant qu’un homme d’une si saine intelligence, et qui discourait si bien sur tous les sujets, eût perdu l’esprit sans ressource à propos de sa maudite et fatale chevalerie. »

Cervantes Quichotte par G Doré 11

QUAND LA RAISON S’Y PERD

Car la force du Quichotte est aussi sa réflexion. Sa force et sa faiblesse. Il est un esprit fin, si fin que la raison s’y perd. Il possède une vision du monde. Il a son explication. Il a construit, tel un philosophe, son système. « On peut réduire à quatre espèces toutes les races et familles qu’il y a dans le monde : les unes, parties d’un humble commencement, se sont étendues et agrandies jusqu’à atteindre une élévation extrêmes ; d’autres… »

Le prince Mychkine est un esprit moins cultivé que le Quichotte. Malgré son analyse fine, son éducation n’est pas complètement terminée : « pour moi, c’est tout au plus si j’ai reçu quelques bribes d’instruction, fit le prince, comme pour s’excuser. En raison de mon état de santé, on n’a pas jugé possible de me faire faire des études suivies. » Il veut rattraper son retard. Il revient en Russie pour participer à l’ébullition des pensées.

 

Cervantes Quichotte par G Doré 12COMMENT TUER UNE VINGTAINE D’ARCHIDUCS

Chvéïk par rapport à ces deux ovnis extrêmes, est humain, simplement humain. Ni prince, ni chevalier. Il est l’homme dans ce qu’il a de commun placé dans un événement extraordinaire. Il brille par sa normalité. Il se rapporte aux autres. Il se voudrait tellement comme les autres.  Il se fait même une règle de rapporter tous les éléments étranges et loufoques à des choses normales et tout à fait naturelles. « Ah ! Je suis très modeste, moi, répliqua Chvéïk…sérieusement, je ne comprendrai jamais pourquoi les fous se fâchent d’être si bien placés… » Jusqu’à se mettre dans la peau de l’assassin de l’archiduc Ferdinand : « Moi, en pareil cas, je m’achèterais un browning. Ça a l’air de rien, c’est petit comme un bibelot, mais avec ça vous pouvez tuer en deux minutes une vingtaine d’archiducs, qu’ils soient gros ou maigres. »

Mychkine est un être de douleur, quasi christique, « comme si dans la visite du prince il voyait quelque chose d’impossible et de presque miraculeux. »

Cervantes Quichotte par G Doré 13

UNE COMMISSION SPECIALE

POUR REFORMER LES IDIOTS

Mais Chvéïk n’est-il que ça, n’est-il au fond qu’un profond crétin ?  Il se dit crétin d’office, « – Je vous déclare avec obéissance, mon colonel, que je suis idiot ». Du moins, les autres le cataloguent ainsi : « Dites donc, ne faites pas l’idiot, hein !   – Ce n’est pas faute, répondit gravement Chvéïk : j’ai été réformé pour idiotie et reconnu par une commission spéciale comme étant idiot. Je suis un crétin d’office. » Est-il un simulateur ou est-il idiot ? Il est soit l’un, soit l’autre. Mais en tout cas, totalement.

A L’ASILE, LES PLUS BEAUX JOURS DE MA VIE !

La période ne passe pas pour être une des plus tolérantes et des plus spirituelles. Tout semble tellement dérisoire que l’esprit lui-même semble s’être fait la malle en désertant par la petite porte de derrière. Pour avoir de la tranquillité, il vaut mieux se trouver à l’arrière des lignes et des tranchées ou, s’il l’on n’a pas le choix, se retrouver avec les fous. Là, l’être est libre, totalement. « Comme je vous le dis, on y est très bien, et les quelques jours que j’ai passés dans l’asile de fous sont les plus beaux jours de ma vie… Sérieusement, je ne comprendrai jamais pourquoi les fous se fâchent d’être si bien placés. C’est une maison où on peut se promener tout nu, hurler comme un chacal, être furieux à discrétion et mordre autant qu’on veut et tout ce qu’on veut. Si on osait se conduire comme ça dans la rue, tout le monde serait affolé, mais, là-bas, rien de plus naturel. Il y à dedans une telle liberté que les socialistes n’ont rien rêvé d’aussi beau. On peut s’y faire passer pour le Bon Dieu, pour la Sainte Vierge, pour le pape ou pour le roi d’Angleterre, ou bien pour un empereur quelconque, ou encore pour saint Vanceslas. »

 

Cervantes Quichotte par G Doré 14MAIS NOUS SOMMES COMPLETEMENT IDIOTS !

Jusqu’aux aéroplanes ennemis. « Il passa aussitôt martyr, tandis que les aéroplanes autrichiens faisaient de leur mieux pour procurer cette même béatitude immortelle à des aumoniers de l’autre côté du front. »

En fait, l’idiotie est ce qui est le mieux partagé : « Jésus Maria, Chvéïk ! gémit le Feldkurat en se bourrant le front de coups de poing, mais nous sommes complétement idiots. »

Chvéïk réutilise les informations contradictoires qu’on lui donne et mais en évidence l’imbécillité de la demande : « Le médecin-major principal vint tout près de Chvéïk et lui dit : -Je voudrais bien savoir, cochon maritime, à quoi vous êtes en train de penser.  – Je vous déclare avec obéissance que je ne pense pas du tout. -…Et pourquoi, espèce d’éléphant siamois, ne pensez-vous pas, dites un peu, pourquoi ?- je vous déclare avec obéissance que c’est parce qu’il est défendu aux soldats de penser ».

Il est un miroir de l’idiotie ambiante. Il est renvoie la totalité des contours, en en faisant sa marque de fabrique. En assumant cette idiotie, d’abord il se protège et, surtout, il se promène dans cette guerre en tout optimisme. En tant que miroir, il ne peut pas voir ce qu’il fait. Tout est devenu profondément idiot. Comment pourrait-il s’apercevoir d’une quelconque action de sa part insensée : « – Veuillez me croire, s’il vous plaît : je ne me rends compte d’aucune bêtise que j’aurais faite ».

Cervantes Quichotte par G Doré 16

QUELLE CHOSE MAGNIFIQUE QUAND NOUS TOMBERONS ENSEMBLE !

Les épreuves passent sans le toucher. A chaque chose, même la plus horrible, il y trouve quelque chose de grand, de beau, voire de magnifique et de grandiose : « je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis excessivement content, répondit le brave soldat Chvéïk ; ce sera quelque chose de magnifique quand nous tomberons ensemble sur le champ de bataille pour Sa Majesté l’empereur et son auguste famille impériale et royale… »

Il réalise des petites choses étonnantes qui laissent les autres pantois, comme la réalisation du parfait grog : « Le Feldkurat en fut enchanté. « Où avez-vous appris à faire des choses aussi épatantes ? – En voyageant, répondit Chvéïk ; c’est à Brême qu’un vieux cochon de matelot m’a appris. »

La bêtise, qui lui sert de costume, le protège. C’est sa carapace, sa protection. Son bouclier. Les autres, ceux des champs de bataille, sont nus et donc, le plus souvent, condamnés à mourir ou à perdre la raison à leur retour dans la vie civile.

 

Cervantes Quichotte par G Doré4ON SE SENT COMME CHEZ SOI ! 

Ainsi a-t-il fait de l’ordre et de la propreté ses deux chevaux de batailles. Dans ce monde de désordre, rien qui ne tranquillise plus l’esprit qu’un excellent ordonnancement « En tout on voit le progrès. Il n’y a que le bureau du commissaire d’instruction, qui est un peu loin, c’est vrai ; il faut traverser trois corridors et monter un étage, mais, par contre, les couloirs sont propres et pleins de monde. Ici, on amène quelqu’un d’un côté, un autre de l’autre, et on en voit de toutes les couleurs : jeunes, vieux et de tous les sexes. A voir ça, on a du plaisir, on ne se sent pas tout seul. Et tout ça va sans se faire de bile… Il faut le dire, notre situation à nous autres prisonniers d’aujourd’hui n’est pas la même du tout. On ne veut que notre bien. » « La Cour territoriale du Royaume de Bohème, faisant office de tribunal criminel, comporte aujourd’hui comme du temps de Chvéïk une série de petites chambres proprettes où l’on se sent comme chez soi. Aussi firent-elles sur Chvéïk une impression des plus favorables. Il contemplait avec plaisir les murs fraîchement blanchis à la chaux, les grilles peintes en noir et le gros gardien en chef attaché à la détention préventive, M Demartini paré de revers et de galons violets. »

Nous sommes dans des sphères, toutes gérées par l’autorité militaire. C’est dans le profond respect des ordres qu’il s’attire les fureurs de ceux qui devraient l’en féliciter : « – Tiens, il y a une mouche dans l’encrier. C’est malheureux, même en hiver de voir les mouches dans un encrier. Quel manque d’ordre ! ». « Détours de la conversation » qui auront pour effet d’irriter encore plus le lieutenant.

Simulation et détour, voilà ce que pense la hiérarchie militaire de l’ordre et de la propreté de notre soldat. Comme s’ils n’étaient même pas sûrs eux-mêmes des obligations et du respect des consignes. Qu’un simple soldat puisse les rappeler, ça ne peut être que par dérision. Personne ne pourrait croire à de telles stupidités.

AUTREFOIS, C’ETAIT BIEN PIRE !

Pourtant, Chvéïk raisonne et analyse l’ensemble des situations. Il est un homme essentiellement curieux de tout et ouvert sur le monde, «  je suis curieux de savoir, dit Chvéïk, comment serons maintenant les enterrements militaires. » Il argumente chacune de ses pensées. Bien entendu, un ordre est un ordre, il ne le discute pas, évidemment. Il n’y a pas lieu. Sinon, chaque situation lui rappelle un événement, une personne, une anecdote. Elles sont toutes finement analysées et servent de références, et fournissent le cœur de ses démonstrations. Là, un type de Zhor, ou un certain Pivonka de Chotebor, l’histoire du marchand de charbon qui habitait sa rue. Là, une histoire de voyage. Ou encore un livre : «  autrefois, c’était bien pire. J’ai lu une fois un livre sur la question qu’administrait aux torturés le tortionnaire ou bourreau. » La politique aussi est une question d’hommes, non de discours abstraits ou utopiques. Connaît-il des anarchistes ? « Chvéïk répondit qu’en fait d’anarchistes, il en connaissait un seul qui lui avait acheté une fois un ‘Léonberg’ pour cent couronnes, en oubliant de faire le dernier paiement ».

Chvéïk ne se contente jamais d’une impression ou d’une évidence, d’un lieu commun. En cela, il est fondamentalement différent des autres. Chvéïk passe son temps à analyser, à comprendre. En cela, il est réellement différent.

Il est donc idiot dans le sens grec, ἴδιος, ce qui est propre et particulier. Il n’est certainement idiot au sens latin d’idiota pour un homme sans éducation, sot, exclu de la vie de la cité. Il en est simplement tout le contraire.

Il n’est pas rentré dans le monde des adultes et a su garder une âme d’enfant. « Chvéïk considérait la commission avec le calme béat d’un petit enfant ». Si son discours est construit, sa face n’est pas en concordance avec ses propos. Il a les yeux de l’ange de un monde de démons. Dans cette laideur, il apporte de la grâce, il est presque, parfois, christique, et semble rejoindre, en partie, le prince Mychkine : « Au moment où il proférait ses prophéties, Chvéïk était réellement beau. Sa face naïve, souriante comme la lune en son plein, brillait d’enthousiasme. Tout lui paraissait lumineux. »…

 

 Jacky Lavauzelle