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Gao Xingjian – LA MONTAGNE DE L’ÂME : LES RELENTS FETIDES DE LA REVOLUTION ANTI-CULTURELLE

Gao Xingjian
高行健

LA MONTAGNE DE L’ÂME

 LES RELENTS FETIDES
de la REVOLUTION
ANTI-CULTURELLE

 Affiche chinoise

Alors que brillait la grandeur de la pensée qui allait sauver les masses du grand marasme bourgeois et aristocratique, de nombreux intellectuels de gauche levaient, à bout de bras, le petit livre rouge et les pensées profondes du Président Mao. Ils nous éclairaient. On reconnaissait tous les grands philosophes, donneurs de leçons, penseurs progressistes, Humanistes. Tiens un Philippe Sollers, un André Gluksmann, un Alain Badiou (Médiapart 19 février 2012 : « Oui, la Révolution culturelle est l’équivalent, dans les conditions bureaucratiques de l’État socialiste, de la Commune de Paris : un soulèvement qui indique ce que pourrait être une figure de masse de l’appropriation des idées communistes quand ce n’est pas l’État, ni l’aristocratie dirigeante qui commande tout, mais quand peuvent se libérer les conditions d’une action politique de masse. »), un Jean-Luc Godard, des Gérard Miller, Alain Finkielkraut, BHL avant son départ en Lybie, Olivier Rolin, Serge July, etc.  Ils continuent à nous éclairer de leurs grandeurs de vues. C’est réconfortant. Et à nous dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Encore maintenant. C’est fantastique !

Affiche La Chine de Antonioni

L’HOMME CAPABLE DE TOUT INVENTER

Le plus étonnant, c’est que tous ces « penseurs » du petit matin auraient été les premières victimes de cette purge à grande échelle, jugés comme « laquais de la clique noire des contre-révolutionnaires ».  Au mieux, ils auraient participé à augmenter la production agricole d’une ferme du Sichuan ou d’ailleurs, ou auraient participé à des campagnes de rééducation idéologique. « La troisième fois, c’est quand on m’a dénoncé, accusé d’être ‘droitiste’ et envoyé en rééducation dans une ferme. Pendant la période de catastrophes naturelles, il n’y avait plus rien à manger, mon corps était couvert d’œdèmes et j’ai failli mourir. Jeune homme, la nature n’est pas effrayante, c’est l’homme qui est effrayant. Il te suffira de te familiariser avec la nature et elle se rapprochera de toi. L’homme, lui, s’il est intelligent bien sûr, est capable de tout inventer, depuis les calomnies jusqu’aux bébés-éprouvettes, mais en même temps il extermine chaque jour deux à trois espèces dans le monde. Voilà la supercherie humaine. » (La Montagne de l’Âme)

LE FONDEMENT DE LA THEORIE, C’EST LA PRATIQUE

Puisque, comme disait Mao Zedong : «  le fondement de la théorie, c’est la pratique ». Rien ne vaut qu’une bonne cure d’austérité mentale et sentir le foin et le purin. Et tous ces intellectuels, qui, pour la plupart, n’ont jamais planté un arbre dans leur vie, auraient cultivé le riz et creusé des tranchées afin de repenser la politique autrement. Et l’air de la campagne, c’est tellement bon. Ça ne peut être qu’excellent pour un cerveau nourrit dans la pollution Rive Gauche à Paris.

Gao Xinjiang, moins théoricien, au travers de ses romans nous distillent l’horreur cette révolution anti-culturelle et jusqu’au-boutiste. Les condamnations, les fouilles, les exécutions sommaires,  les déportations à la campagne, y compris des personnes malades, les vexations, les brimades d’un petit chef local du Parti.

IL EN AVAIT PERDU SES INCISIVES

Se retrouver transporté sur un quai de gare, « rempli de sentinelles…sur le quai, on emmenait sous escorte un groupe de détenus des camps de travail. Tels  des mendiants en haillons, vieillards, hommes et femmes, chacun avec un paquetage de couvertures, un gobelet et un bol à la main, ils chantaient à tue-tête : ‘Reconnaître ses crimes têtes baissées, c’est la sagesse, refuser de s’amender, c’est l’impasse.’» (La Montagne de l’Âme, chapitre  32)

Bien entendu, il y en a qui apprécie. Et qui ne voit rien à redire aux séances de torture affligées même à des proches. « Tout le monde aimait jouer avec elle, c’était la période la plus heureuse de sa vie. Elle adorait l’Ecole des cadres, bien qu’elle ait vu l’oncle Liang sang subir une séance de critique. Jeté en bas de son banc, battu jusqu’au sang, il en avait perdu ses incisives. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 32)

DES HOMMES QUI SE DEBATTENT COMME DES POISSONS !

Mais la description la plus horrible se situe au Chapitre 75. Notamment les noyades orchestrées par les enfants du peuple à Wanxian : « c’étaient bien des hommes que l’on tuait, pas des poissons. Trois par trois, attachés par les poignets à l’aide d’un fil de fer, ils étaient poussés vers le fleuve par des tirs de mitrailleuses. Dès que l’un d’eux était touché, ils entraînaient les autres dans l’eau et il les avait vus se débattre tels des poissons pris à l’hameçon avant de dériver au fil du courant comme des chiens crevés. Ce qui est curieux, c’est que plus on tue les hommes, plus ils sont nombreux, alors que les poissons, plus on en pêche, plus ils deviennent rares. Il vaudrait mieux que ce soit le contraire… »

LA BOUSE DES VACHES EST PLUS UTILE QUE LES DOGMES

Mais comme le disait le Grand Timonier : « « Il n’est pas difficile à un homme de faire quelques bonnes actions ; ce qui est difficile, c’est d’agir bien toute sa vie, sans jamais rien faire de mal.  »

Penser n’est pas agir. Alors les fautes sont pardonnées. En fait ils ont fait un gros caca intellectuel de gauche. Encore une fois. Et « La bouse de la vache est plus utile que les dogmes : on peut en faire de l’engrais.  »

Et nous revenons aux champs.  La boucle est bouclée.       

              Jacky Lavauzelle

(Extraits de La Montagne de l’Âme, Editions du Seuil, traduction de Noël et Liliane Dutrait)  

Gao Xingjian – LE CALME DE LA GOUTTE AU-DESSUS DE LA VILLE

Gao Xingjian
高行健
 LA MONTAGNE DE L’ÂME
Une canne-à-pêche pour mon grand-père

 Photos Montagne Jacky Lavauzelle (14)

 Le Calme
de la goutte
au-dessus de la ville

Photos Montagne Jacky Lavauzelle (4)
L’EQUILIBRE ECOLOGIQUE

 

dans LA MONTAGNE DE L’ÂME de Gao Xingjian 

Dans les nouvelles et les romans de Gao Xingjian, la dégradation est là, présente. Le vivant se dégrade. Les forêts, les cours d’eau, les villes, les ports. Le temps travaille à coeur ouvert. La blessure ne se fige pas dans le temps. Elle s’ouvre un peu plus, à chaque instant. Pas de cris, juste le tumulte.

 La destruction s’amplifie. Nous entendons déjà le bruit des pelleteuses et des toupies à béton. La nature s’en va. Un peu plus chaque jour. La ville est là qui s’installe et prend ses aises. Le changement s’accélère pour faire de chaque rue une avenue toujours plus grande, démesurée et terrifiante.

TU NE PEUX PLUS TE FIER QU’A TA MEMOIRE

L’homme se perd dans ce monde. Un monde sans repères. Continuellement en évolution. Il ne peut se fier qu’à sa mémoire, qu’à des émotions restantes, des sensations fugitives. « Le pont a été démoli et reconstruit en béton armé, j’ai compris, j’ai tout compris, je ne retrouverai rien de ce qui était là à l’origine. Il est clair que cela n’a aucun sens de demander le nom et le numéro de l’ancienne rue. Tu ne peux plus te fier qu’à ta mémoire. » (Une canne à pêche pour mon grand-père).

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TU N’AS PLUS RIEN TROUVE !

L’origine, le point d’origine n’existe plus ou tend à disparaître. Souvent les personnages se retrouvent perdus dans la ville même de leur enfance. « Tu es revenu dans les lieux anciens, mais tu n’as plus rien trouvé. La place couverte de gravats, le petit bâtiment la grande et lourde porte noire avec un anneau de fer, la petite rue tranquille passant devant, tout avait disparu, et même la cour avec son mur écran. A leur place, peut-être, a été ouverte une route goudronnée où circulent des camions aux klaxons stridents, chargés de marchandises, faisant voler la poussière et les papiers de bâtonnets de glace, des cars long-courrier aux vitres déglinguées…Le sol jonché de graines de pastèque et d’écorces de canne à sucre crachées depuis les fenêtres. »  (La Montagne de l’Âme, chapitre 54)

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TOUS IDENTIQUES !

Gao Xingjian ne parle pas d’écologie, mais d’équilibre écologique. Il constate seulement ce long et rapide de travail sur cette nature martyrisée.  Tristement. En plus de changer, tout fini par se ressembler. S’uniformise. Dans les formes de paysages comme dans les têtes. « Mais ce pays natal a tellement changé que tu n’arrives même plus à le reconnaître, la route poussiéreuse a été goudronnée, les immeubles sont faits d’éléments préfabriqués, tous identiques, les femmes dans la rue, jeunes ou vieilles, portent toutes un soutien-gorge, elles ont des tenues si légères qu’on dirait qu’elles veulent absolument montrer leurs sous-vêtements, et tous les toits sont équipés d’une antenne de télévision. Les maisons qui n’en ont pas semblent frappées d’une anomalie congénitale, tout le monde regarde bien sûr les mêmes programmes, les informations nationales de sept heures à sept heures et demie, les informations internationales de sept heures et demie à huit heures… »  (Une canne à pêche pour mon grand-père)

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UN TORRENT QUI A ROMPU SES VANNES

Les villes sont toutes surpeuplées et les gens se choquent, s’entrechoquent continuellement. « Dans cette rue pleine de monde, j’ai peur de passer pour un handicapé. » … « J’arrive dans une ville bruyante, inondée de lumière. Et ce sont à nouveau les rues noires de monde, la circulation ininterrompue des voitures, le clignotement des feux tricolores, les myriades de bicyclettes s’écoulant comme un torrent qui a rompu ses vannes… »  (Chapitre 55)

PENETRER DANS LE GRAND CYCLE DE LA NATURE

Il faut être un équilibriste pour passer sans encombre dans une rue chinoise. Le héros de La Montagne de l’Âme cherche toujours à partir le plus rapidement possible de ces lieux infernaux et cauchemardesques. La montagne et la hauteur sont des lieux salvateurs. Il ne s’agit pas seulement de retrouver ce refuge intérieur, cette montagne où, symboliquement, se niche l’intériorité de l’être, il s’agit de sauver simplement sa peau. Survivre. « Blanches comme la neige, luisantes comme le jade, les azalées se succèdent de loin en loin, isolées, fondues dans la forêt de sapins élancés, tels d’inlassables oiseaux invisibles qui attirent toujours plus loin l’âme des hommes. Je respire profondément l’air pur de la forêt. Je suis essoufflé, mais je ne dépense pas d’énergie. Mais poumons semblent avoir été purifiés, l’air pénètre jusqu’à la plante de mes pieds. Mon corps et mon esprit sont entrés dans le grand cycle de la nature, je suis dans un état de sérénité que je n’avais jamais connu auparavant. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 10)

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VOYAGER EST PLUS DIFFICILE

QUE DE MONTER AUX CIEUX

Les villes, les ports, les bus et les trains sont surpeuplés, endroits clos où l’homme est prisonnier, condamné à économiser son oxygène et son calme. Ce monde urbain est une ruche où chacun doit connaître les codes pour s’en sortir. « Le couloir du wagon étouffant était bondé et, pour gagner la sortie, il fallait se glisser entre les voyageurs. Il faudrait transpirer plusieurs minutes pour y parvenir. J’avais eu la chance de trouver une place près d’une fenêtre, au centre du wagon…Les trains qui parcourent ce pays sont bondés, de jour comme de nuit. Dans la moindre gare, on se presse pour monter, on se presse pour descendre. Les gens se hâtent, sans que l’on sache pourquoi. Je ne peux m’empêcher de transformer le vers de Li Bai : ‘Voyager est plus difficile que de monter aux cieux.’ » (La Montagne de l’Âme, chapitre 63)

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LA PEUR DE SOI-MÊME

La nature et la montagne dans l’apaisement de leur immobilité contrastent avec la frénésie urbaine. Mais l’homme dans son activisme forcené, brise le calme et entaille la forêt. Elle se transforme jusqu’à devenir effrayante et vengeresse. Elle devient miroir de notre être. Et nous renvoie ce que notre âme renferme de plus sombre. « Je devais me calmer, ce n’était après tout qu’une forêt d’arbres à laque. Les montagnards qui avaient récolté la laque avaient laissé des entailles sur les troncs des arbres. Ils poussaient dans cet état, créant un paysage infernal. Je pourrais dire aussi qu’il ne s’agissait que d’une illusion due à ma peur intérieure ; mon âme noire m’épiait, ces yeux multiples, c’était en fait moi-même qui m’observais. J’ai toujours eu l’impression d’être continuellement espionné, ce qui a sans cesse gêné mes mouvements. En réalité, il s’agit seulement de la peur que j’ai de moi-même. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 65)

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LA MER DE CHINE, UN IMMENSE DESERT DE SABLE

Plus la ville est grande, moins elle présente d’intérêt et plus il faut trouver un stratagème pour se sauver le plus rapidement possible. La traversée d’une ville se fait presque en apnée. D’un souffle unique. Les pires choses sont possibles. La vision est agressée continuellement. Le pire, c’est Shanghai et Pékin. Pour la première :  « Cette ville immense où s’entassent plus de dix millions d’habitants n’a plus aucun intérêt à mes yeux… Autrefois j’étais allé à l’embouchure du Yangzi…on ne voyait que des rives boueuses couvertes de roseaux, sans cesse battues par les vagues. Le limon s’y dépose inexorablement, jusqu’au jour où toute la mer de Chine ne sera plus qu’un immense désert de sable. Je me souviens que, lorsque j’étais petit, l’eau du Yangzi était pure par tous les temps.» (La Montagne de l’Âme, chapitre 75). Pékin ne s’en sort pas mieux. « Les gens sont trop nombreux, on y vit trop serrés. Au moindre moment d’inattention, tu as quelqu’un qui te marche sur les talons. » (Chapitre 63)

Photos Montagne Jacky Lavauzelle (8)

LA NATURE FINIRA PAR SE VENGER !

Trouver ce qui reste de la forêt primaire, primitive et vierge de l’homme, trouver un hêtre gigantesque niché au cœur d’une forêt d’érables et de tilleuls. Les forêts sont ouvertes, comme des plaies béantes, par la hache de l’homme, son avidité. « Ils  abattent les arbres précieux pour en faire des matériaux. » Des constructions insensées, pharaoniques voient le jour comme par enchantement maléfique « Si jamais ça provoque un grand tremblement de terre, les centaines de millions d’habitants qui vivent dans le cours inférieur et moyen du fleuve seront transformés en tortues ! Bien sûr, personne ne risque d’écouter les paroles d’un vieux comme moi. L’homme pille la nature, mais la nature finira par se venger ! » (La Montagne de l’Âme, chapitre 8)

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RETROUVER LE SOUFFLE VITAL DE L’HUMANITE

L’espoir n’est décidément pas dans l’homme. La mémoire reste un refuge bien précaire et chancelant. Mais, même avec ce triste constat accablant, l’homme a besoin de retrouver son semblable. Comme un mal nécessaire. A vouloir monter trop haut, le calme est parfois déstabilisant, voire insupportable. Comme descendre aux fonds des océans. Des paliers sont à respecter. « Le sommet des monts Wuling, aux confins des quatre provinces des Guizhou, Sichuan, Hubei et Hunan, est hostile et glacial. Je dois retourner parmi les hommes, retrouver le soleil et la chaleur, la joie, la foule, le tumulte ; quels que soient les tourments qu’ils me font endurer, ils sont le souffle vital de l’humanité. » (Chapitre 39)

Textes et Photos Jacky Lavauzelle

 (Traduction de La Montagne de l’Âme et d’Une canne à pêche pour mon grand-père par Noël et Liliane Dutrait, Editions du Seuil)

 

Gao Xingjian – L’IMMOBILITE DE LA TUILE DANS L’ATTENTE DE SA CHUTE

photo jacky lavauzelle 0

 

 

 

 

Gao Xingjian
高行健

 L’Immobilité de la
tuile dans l’attente
de la chute

La fragilité dans les nouvelles de GAO XINGJIAN

Le monde est là, multitude de solitudes posée-là dans l’attente. Tout peut se briser dans l’éclair de l’instant pendant que l’homme s’acharne continuellement dans de folles illusions chaque fois renouvelées.  La fragilité est là aussi au cœur du monde et des choses, au cœur de l’homme à chaque pas et pas seulement au bout de son chemin. Elle attend son heure. Patiemment.

C’EST COMME S’IL AVAIT ETE ELEVE POUR RIEN

Cet enfant, pour cette fraction de seconde d’inattention se retrouve orphelin. « Ça empire de génération en génération. Cet enfant, c’est comme s’il avait été élevé pour rien. » (L’Accident). Tout est là, perdu. A quoi bon ? à quoi bon toutes ces énergies, ces espoirs, ces appréhensions, ces rêves ? Quand tout peut partir, en un claquement de doigts. Et même avec beaucoup moins que ça.

photo Jacky Lavauzelle 2

LE SILENCE TOUT AUTOUR

Après, notre esprit analyse et veut comprendre. «Voici ce qui s’est passé. » La frayeur, la peur devant cette immensité du vide. Si proche. « Sur les trottoirs, les passants restaient figés de stupeur et les cyclistes avaient tous mis pied à terre. Le silence s’était abattu alentour. » (L’Accident)

CELA N’AVAIT RIEN D’INEVITABLE !

Il ne fallait rien, mais rien, pour que le pire soit évité. Une seconde. « Peut-être était-il préoccupé par quelque chose qui le taraudait. Il était donc condamné à son triste sort. Pourtant, s’il était sorti de chez lui un peu plus tard ou s’il s’était mis en route un peu plus tôt, ou même si, après avoir récupéré son enfant, il avait pédalé un tout petit peu plus vite ou lentement, ou bien encore si, au jardin d’enfants, la nounou lui avait dit deux mots, ou si en route il avait rencontré une connaissance qui l’aurait interpellé, il n’aurait pas été confronté à cette catastrophe. Cela n’avait rien d’inévitable. »

Cela n’avait rien d’inévitable avec des si. Et avec des si, on mettrait Shanghai dans un bol …

Photo jacky lavauzelle 3

 UN MOMENT D’INATTENTION …

La fragilité dans cette seconde où le pas part de côté et tout se brise. Le souffle s’arrête. Un instant. Impossible de recommencer. La chute, la canne à pêche, la vie, un destin, des espoirs, tant de temps pour construire ce morceau de vie. Le hasard est à l’origine de la vie, mais ce hasard qui joue avec les probabilités, incessamment, enlève, dépossède dans un souffle, un seul. « Je me souviens que c’est moi, en trébuchant, qui ai cassé sa canne préférée. Nous allions à la pêche et je m’étais proposé pour la porter. Je courais devant lui, canne à l’épaule, quand je suis tombé dans un moment d’inattention. La canne fut projetée contre la fenêtre d’une maison. Mon grand-père a failli en pleurer de chagrin. Il caressait sa canne à pêche cassée de la même manière que ma grand-mère caressait sa vieille natte de bambou déchirée, cette natte de bambou tressée, sur laquelle on dormait chez nous… »  (Une canne à pêche pour mon grand-père).

IMMOBILE DEPUIS DES ANNEES

La tuile, comme la vie, reste là, comme la vie du cycliste, comme l’enfant à la canne à pêche, dans l’attente de sa chute. Et le temps dure parfois longtemps pour cette fulgurance. Le vent violent passe et la pluie. La tempête qui forte, ce matin, soufflait ne l’a pas fait bouger d’un pouce. Et vient à la tombée du soir, ce petit air. Il vient et passe. Personne ne le ressent. Mais il passe et frôle le coin de la tuile. Presqu’une caresse. Cet air qui par-dessous touche et coule et provoque l’éclatement, les l’éparpillement.  « L’encorbellement du toit se dessinait sur le ciel bleu, un nuage blanc passait, donnant l’impression que l’univers penchait. A l’extrémité de l’encorbellement, une tuile était prête à tomber. Elle était peut-être là depuis des années, immobile. » (Le Temple)

Ce monde est là d’un côté, puis de l’autre. Il tient sur ce fil invisible. Et le monde avance. « Il se mit à tanguer, puis se restabilisa rapidement. » (La Crampe) A se demander comment il avance. En appui.  Un moment sur de fragile béquille  « Il vit que la jeune fille debout près des bicyclettes était appuyée sur des béquilles. » (La Crampe) L’équilibre comme cette somme de tous les déséquilibres successifs.     

LA FRAGILITE, UN COMPAGNON DE LA VIE

Photo Jacky Lavauzelle

Cette fragilité détoure notre solitude. Un point, une ligne. Un souffle, un cri.  «  Le point noir, au loin derrière lui, était-ce un petit bateau ou quelque objet flottant qui se serait détaché du bord ? Et de toute façon, qui risquait de prêter attention à cet objet ? Il ne pouvait plus compter que sur lui-même. Il aurait pu crier, mais en entendant le bruit continu et monotone des vagues, un profond sentiment de solitude, comme jamais il n’en avait éprouvé, s’empara de lui. Il se mit à tanguer, puis se restabilisa rapidement. » (La Crampe)

Mais comme disait Lao-Tseu : « « Dureté et rigidité sont compagnons de la mort. Fragilité et souplesse sont compagnons de la vie. »

Textes et Photos Jacky Lavauzelle

 

(Extraits des nouvelles de Gao Xingjian : La Crampe, l’Accident, Une canne à pêche pour mon grand-père, le Temple – traduction Noël et Liliane Dutrait -Editions du Seuil)

 

Gao Xingjian – LA MONTAGNE DE L’ÂME : « TU » N’EST PAS UN AUTRE

Gao Xingjian
高行健

La Montagne de l’Âme

  La Montagne de l'Âme Photo Jacky Lavauzelle 'TU'est un Autre (1)

 

 

 


« TU »  n’est pas
un autre

Des personnages hantent La Montagne de l’Âme qui sont un peu nous-mêmes, un peu l’auteur. Cette mixité d’abord nous gêne et nous dérange. L’auteur n’est pas seul. Nous non plus. Quelqu’un nous parle et nous habite. Une intrusion dans notre être.

La Montagne de l’Âme qui s’ouvre sur cette phrase : « tu es monté dans un autobus long-courrier », nous fait mettre un pied sur la première marche du bus. Nous sommes à la toute première phrase. Et nous pouvons refermer le tout. C’est une fuite, mais ne nous a-t-on pas dit de ne pas monter avec des inconnus. De faire attention. Nous ne nous connaissons pas.

Le poids du livre est comme un appel. Toutes ces choses, ces voyages enfermés dans cette multitude de chapitres. Ça ne peut pas être que du vent. Nous voulons savoir. Et le bus est là. Qui attend. Notre esprit nous pousse. Toujours lui. Nous montons.

 

La Montagne de l'Âme Photo Jacky Lavauzelle 'TU'est un Autre (2)

LE DESEQUILIBRE DE L’HOMME QUI AVANCE

Déjà nous sommes en déséquilibre. Un pied levé, l’autre en appui. Un rien nous ferait tomber, flancher, mettre à terre. Mais tout tient. C’est plus qu’une invitation. La main est prise. Et quelqu’un nous pousse dans le dos.

C’est un peu aussi comme si nous étions amnésiques, comme si nous avions oublié nos actes et qu’une voix nous rappelle. Comme si une main nous prenait la nôtre. Comme si nous étions un enfant trop jeune ou un être sénile, et que l’on nous aidait à traverser la route. Tu sais bien, souviens-toi, tu étais-là, devant le bus, qui s’est arrêté à ton niveau. Et tu es monté.

EN ROUTE DANS L’ODYSSEE DE GAO

Alors montons dans le bus. Montons dans l’histoire et parcourons l’odyssée de Gao Xingjian et parcourons ensemble les flancs du Yangzi et les montagnes du Sichuan. Parcourons l’histoire de la Chine et le parfum d’une littérature et d’une poésie répandues au fil des pages.

Le « JE », le « TU » et le « ELLE ». Trois pronoms et trois chapitres. Le premier, le vingt-six et le soixante-douze. Trois respirations. Trois explications. Enfin presque. Plutôt qu’une explication, un éclairage, une luminosité dans la pénombre. Une porte entrouverte devant la réalité. Ou dedans. Ou derrière. En face, un moment. Peut-être. Mais si on veut. Pas d’obligation. Le roman se laisse porter sans. C’est un plus. Est-ce réellement un plus ? Gao Xingjian nous le dit à la fin du vingt-sixième chapitre, oui mais alors, à quoi bon : « Ce chapitre on peut le lire, on peut ne pas le lire, mais puisque c’est fait, autant le lire. »

T’ACQUITTER SANS TE PRESSER DE TA TÂCHE

La Montagne de l'Âme Photo Jacky Lavauzelle 'TU'est un Autre (3)

« Tu retournes », « tu arrives », « tu finis », « tu sors à reculons », «tu descends la moustiquaire ». Comme si on nous donnait des ordres. Comme si nous étions une marionnette. Voilà ce que tu dois faire. N’oublie pas ! « Arrivé à l’âge mûr, ne devrais-tu pas vivre tranquillement, t’acquitter sans te presser de ta tâche à un poste ni trop bas, ni trop élevé, jouer ton rôle de mari et de père, t’installer un nid douillet, garder à la banque un peu d’argent qui fructifierait au fil des mois et qui te laisserait un peu de bien une fois retirés les frais pour la retraite » (Chapitre 1)

Nous, lecteurs, sommes-nous un autre ? Et le « Tu » une médiation entre l’auteur et le lecteur ? Nous nous retrouvons à mi-chemin dans ce tutoiement.  Et c’est justement par ce « mi-chemin » que s’ouvre le deuxième chapitre entre les hauts plateaux et le bassin du Sichuan. Un mi-chemin aussi entre l’action de notre écrivain à la recherche de la Montagne de l’Âme et la réflexion du lecteur assis dans son salon à la recherche de l’Âme chinoise.

Et les chapitres, deux par deux, alternent avec le « Je » et le « Tu ». D’abord le  « Tu » occupe les chapitres impairs. Logique, puisqu’il a investi le tout premier d’entre eux. Les 1, 3, 5, 7, etc.

CETTE CHOSE ETRANGE QU’EST LE MOI

Arrive le chapitre 26, et un changement s’opère. Le « Tu » migre sur les chapitres pairs jusqu’à la fin. Et ce chapitre commence par : «  Je ne sais pas si tu as déjà réfléchi à cette chose étrange qu’est le moi. Il change au fur et à mesure qu’on l’observe, comme lorsque tu fixes ton regard sur les nuages dans le ciel, couché dans l’herbe. Au début, ils ressemblent à un chameau, puis à une femme, enfin ils se transforment en vieillard à longue barbe. Rien n’est fixe cependant, puisqu’en un clin d’œil ils changent encore de forme. »

La Montagne de l'Âme Photo Jacky Lavauzelle 'TU'est un Autre (4)

Le « Tu » migre vers le « Je » qui change. Poussé par « Elle« . Et inversement. Nous sommes dans les nuages. Un océan de nuages où se perdent les pronoms. Ou ils s’interpénètrent. Au gré du vent. De sa force. Comme il en est de la force des sentiments.

Et nous arrivons au chapitre suivant, le vingt-sept, le chapitre du passage, à la litanie des « Elle ». Comme un mantra, une psalmodie qui répéterait le même couplet. « Elle dit qu’elle », « elle dit que », « elle dit encore »

Le vingt-huitième sera celui du « Il ». « Il a dit », « il a grimpé », « il avait commis beaucoup de crimes, dit-elle ».

Et le « Il » et le « Elle » se conjuguent. Sans pudeur aucune.

DES PRONOMS PERSONNELS COMME DES PERSONNAGES ?

L’auteur nous parle de tous ces personnages, parsemés dans le livre. Il faut se reporter au chapitre soixante-douze. A la question : « – « Je », « tu, « elle » et « il » dans mon livre ne sont-ils pas des personnages ? demande-t-il. – Mais ce ne sont que des pronoms personnels. Utiliser différentes approches de description ne dispense pas de faire le portrait des personnages eux-mêmes.  Même si vous considérer ces pronoms personnels comme des personnages, votre livre ne comporte aucune figure nette. Et l’on ne peut pas parler de descriptions non plus. »

Photo Jacky Lavauzelle

Pas de figure nette et pas descriptions. Plutôt des impressions. Comme dans une chanson. Comme pour se persuader de notre existence. En répétant. Encore et encore. Comme dans le vingt-huitième chapitre : « toi, tu continues à gravir les montagnes…Mais quand tu parviens au sommet, tu ne découvres aucune de ces merveilles, tu ne découvres que le vent solitaire…

Tu t’adaptes à ta solitude…tu racontes …tu racontes…tu racontes… »

Tu n’as pas fini. Mais le bus vient d’arriver. Il te ramène. Et déjà la porte s’ouvre. Ce pied qui descend la marche n’est pas plus sûr que tout à l’heure. Mais tu ressens le poids. Le poids de ces histoires. De ton être. Mais surtout tu ressens la vie. Sa lourdeur. Et sa fragilité aussi.

Jacky Lavauzelle

(Extraits de La Montagne de l’Âme, Editions du Seuil, traduction de Noël et Liliane Dutrait)
Photos Jacky Lavauzelle