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LA FILLE AUX ALLUMETTES (Kaurismäki)

AKI KAURISMÄKI
LA FILLE AUX ALLUMETTES

KATI OUTINEN, UNE IRIS PRISONNIERE DE LA TERRE

LA FILLE AUX ALLUMETTES d’Aki Kaurismäki

« Le malheur est l’état poétique par excellence » (Cioran, Le Crépuscule des pensées)

  • L’HISTOIRE, L’AVENTURE ET LA PASSION

C’est une citation d’Angélique qui ouvre le film. Une citation à contre-pieds du sentimentalisme de la série : « Ils doivent être morts de froids et de faims au milieu de la forêt ». Presque lugubre. Le noir aussi est dans le rose. L’histoire, l’aventure et la passion : ce sont les trois piliers des Angélique. Mais Iris, elle n’a ni histoires, ni aventures et pas de passion non plus.

  • IRIS, UN FANTÔME DANS LA NUIT FINLANDAISE

Avec son grand manteau blanc, son visage presque translucide, Iris va dans la ville. Elle n’est pas laide, mais elle ne brille pas. Il ne faudrait pas grand-chose pour qu’elle devienne vivante, visible. Elle est là et personne ne la voit. Le blanc sur fond noir n’y suffit pas. « Mais bientôt sur pieds, tout ce grand corps évolue à l’étroit parmi le pavois utile à toutes hauteurs des carrés blancs de linge » (Francis Ponge, la Jeune mère). Au bal, les plus jeunes, les plus vieilles trouvent un cavalier. Elle, non. Et les verres s’entassent sous le banc. Iris, n’existe pas, parce qu’elle est triste. « La tristesse est l’indéfinissable qui s’interpose entre moi et la vie. Et comme l’indéfinissable est une approximation fragile de l’infini… » (Cioran, Le Crépuscule des pensées). Les hommes autour veulent du fini, du concret. Elle n’a déjà plus accès à la vie.

    • OU SONT LES VIVANTS ?

La machine que l’on voit dans la scierie, coupe et transforme des arbres majestueux de la forêt en de petites et identiques allumettes. La majesté vivante de la nature fragmentée en de millions d’unités identiques. La force est là qui plie et qui casse. Qui lisse. Un long tapis blanc de bois sort comme la langue de la machine. L’être humain, pas moins que les autres, est formaté. Tous, vont et viennent, seuls. Chacun est devenu une petite allumette qui tient dans cette boite qu’est la ville. Les mots sont rares et souvent sans phrases : « à boire ! » « Mange ! » « Des glaçons ! » « Hello ! – C’est pour quoi ?- On peut se voir ?». Il vaut presque mieux. Quand la phrase se forme, ça donne : « Prépare-toi à te débarrasser du têtard » « Si tu t’imagines qu’il y a quelque chose entre nous, tu te trompes ; rien ne me touche moins que ton affection. Fiche le camp ! »

    • LA VILLE, L’USINE, LA MAISON

La ville enferme l’individu dans son gris tenace. Iris habite dans la ville. L’usine enferme le corps dans son mouvement répété à l’infini. Iris habite Rue de l’Usine, 44, côté cour. La famille enferme Iris. Le premier mot que lui décochera son père : « Putain ! ».  Sa mère :« Rapporte-là »

  • LA TELEVISION, COMPTABLE DES MASSACRES

La télévision continuellement informe du nombre de morts au rythme des conflits mondiaux. Les nombres s’enchaînent d’un pays à l’autre. Ici, l’armée chinoise qui brise la résistance des étudiants, bilan : des centaines de morts, là, une explosion en Russie, bilan : 2 morts et 700 victimes, là-bas, la mort de l’Ayatollah Khomeiny. Nous sommes dans l’information quantifiée. Jamais aucune analyse n’est proposée. Voici les morts ! Voici les désastres auxquels vous avez échappés. C’est pire ailleurs, donc notre vie n’est pas si mal. Le vomi qui sort de l’écran s’avale quotidiennement, jusqu’à l’endormissement du père dans le fauteuil.

  • « MÊME SI TU N’ES PAS EXEMPLAIRE, TU AS UN TRUC INEXPLICABLE »

La Radio diffuse des chansons sur la nécessaire présence « le plus important est surtout ta présence, les autres te trouvent impossible, mais même si tu n’es pas exemplaire, tu as un truc inexplicable ».

Les chansons touchent l’âme d’Iris et marque un peu plus sa solitude. Elle, n’a même pas de présence autour d’elle. Il y a bien un là-bas.

Combien est beau l’ailleurs ; on le sait, Iris le sait, la chanson lui dit : « De l’autre côté de la mer, quelque part, il existe un pays où les vagues clapotent sur le rivage du bonheur, où les plus belles fleurs brillent de tout leur éclat. Là-bas, on peut oublier tous ses soucis. O, si un jour je pouvais me rendre dans ce pays fabuleux, j’y resterai à jamais, comme un oiseau. Mais sans ailes, je ne peux pas voler. Je suis un prisonnier de la terre, ce n’est qu’en pensée que je peux m’y rendre. » Iris malgré son grand manteau blanc ne réussit pas à prendre son envol dans les grandes allées. Il y a longtemps qu’on lui a coupé les ailes. Elle restera prisonnière.

IRIS EN MANQUE DE TENDRESSE

Mais elle se sait qu’elle vit encore. Qu’il reste une faible lueur intérieure qui n’est pas encore éteinte. Même le vent fort que l’on entend au début ne peut pas l’atteindre. Ses doigts sur les paquets d’allumettes caressent chaque paquet avec une grande attention.

Elle glisse sur son travail. Sa tête est ailleurs. Et ses doigts suivent la courbe des rêves. « Merci d’être, sans jamais te casser, Iris, ma fleur de gravité » (René Char, Lettera Amorosa). Elle fond en torrents de pleurs au cinéma où trônent des photos de Lauren Bacall et d’Humphrey Bogart. Elle range à chaque anniversaire sur son étagère une nouvelle aventure d’Angélique. Elle est prête à recevoir tout l’amour qu’elle entrevoit. Le réceptacle attend l’homme providentiel.

  • LA PRINCESSE A BESOIN D’UNE ROBE

L’argent qu’elle prend de son travail pour acheter la robe rouge convoitée se fera dans la honte. Mais il lui faut ! Elle n’a pas le choix. Sans la robe, c’est la mort définitive à coup sûr. Toute princesse ne peut séduire qu’en robe magnifique son prince charmant. Et la rencontre primordiale à toujours lieu pendant le bal. Cendrillon ou Peau d’Âne étaient pauvres aussi…

  • LE BAL, ENFIN.

Le moment est important et passe d’abord par la douche. Comme tout acte de sacrifice. Elle va donner son corps à l’être élu. Un homme s’assoit à ses côtés. Enfin. Ce sera lui. C’est certain.

Elle sourit timide. Il lui prend la main. Ils dansent. Lui, sans expressions. Elle se blottit lors du slow contre lui, couche sa tête sur son épaule. Elle sourit, heureuse. Elle se donne à lui. Le lendemain, lui, rajuste sa cravate. Il la regarde. Imperturbable. Sort un billet. S’en va.

  • LES JEUX SONT FAITS.  « – QUELS SONT LES EFFETS ? – ÇA TUE ! »

Le désespoir est proportionnel à tous les espoirs mis dans cette rencontre. Il était l’Homme, l’Amour, la Vie, l’Espoir. Il la refuse. Ils la refusent. Même ses parents. Avant de décider de tuer, Iris est face à une table de billard.

Les trois dernières boules sont là, sans mouvements. La queue est posée sur la table. Les jeux sont faits. Rien ne l’arrêtera plus. Dans les romans d’Angélique aussi il est souvent question de mort et de poison : « Il se peut que nous soyons des gueux, dit Angélique à voix très haute et très distinctement, mais nous ou moins, nous ne cherchons pas à empoisonner le roi ! » (Serge et Anne Golon, Angélique, Marquise des anges).

Le poison sera la dernière touche romantique digne des héros d’aventures. La mort, ici, est tellement ordinaire, tellement commune. La vie de tous les jours distillent cette mort continuellement. La ville aussi se meurt. Les rues sont délabrées. Les murs s’effritent. Les portes grincent et ne ferment pas.

Personne ne sourit. Quand elle rentre dans la pharmacie pour demander la mort-aux-rats, la vendeuse ne s’étonne pas et demande seulement comme précision : « une grande boite ». Le mot « MORTE » s’affiche au milieu de l’écran. A la question : « Quels sont les effets ? », une réponse tranchante « ça tue ». « Bien ».

« Quand je me réveille, il fait noir : toujours » (Jacques Roubaud, Quelque chose noir). « Je voudrais mourir, mais je n’ai plus de place à cause de tant de mort » (Cioran, Le Crépuscule des pensées, IX)

Jacky Lavauzelle