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LES ENFANTS DU PARADIS de Marcel CARNE : LA FRAGILITE DU DEVOILEMENT INTERIEUR

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Marcel CARNE

LES ENFANTS DU PARADIS

1945

 

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LA
FRAGILITÉ
DU DÉVOILEMENT 
INTÉRIEUR

Jacky Lavauzelle

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  • VOUS Y PENSEREZ LE JOUR ET VOUS EN RÊVEREZ LA NUIT !

La caméra qui suit la foule sur le boulevard du crime, passe les haltérophiles, les funambules et les singes.
C’est la vie grouillante et populeuse qui se touche, qui s’entrechoque. La caméra s’arrête au porte du rideau, là où le voile cache. Les gens y rentrent les uns après les autres. Nous sommes dans un espace religieux. Le calme précède le spectacle. Il prépare notre vision à l’unique, au surnaturel. La beauté n’est pas un bien commun. On y va en pèlerinage. « Quand vous l’aurez vu, vous y penserez le jour, vous en rêverez la nuit…On ne paie qu’en sortant ». Les gens paieront, c’est sûr. Ils oublieront leur pingrerie. Assommés encore de tant de beauté.
Quelque chose brillera plus dans le cœur que quelques pièces de monnaie dans la poche.

  • LA VERITE JUSQU’AUX EPAULES

La vérité n’est pas dans la rue, la vérité est ailleurs.
Dans la rue, il n’y a que des moments de vérité. Quant à la vérité de la beauté, elle est dans son bain. La vérité n’est pas entière. Mais qui pourrait supporter toute la vérité, rien que la vérité.  « Le puits ? N’en parlons plus ! C’est fini ! La clientèle devenait trop difficile. Vous comprenez, la vérité jusqu’aux épaules, ils étaient déçus (Garance-Arletty) – Bien sûr, les braves gens davantage. Rien que la vérité, toute la vérité, comme je les comprends ! Le costume vous allez à ravir ! (Pierre-François Lacenaire – Marcel Herrand) – Peut-être, mais c’est toujours le même ! – Quelle modestie et quelle pudeur ! – Oh ! Ce n’est pas ça, mais ils sont vraiment trop laids ! – Oh c’est vrai qu’ils sont trop laids ! ».

  • LA BEAUTE, UNE INSULTE A LA LAIDEUR DU MONDE

La vérité et la beauté, dans le même sac, fermé jusqu’à bonne hauteur.
Le comte Édouard de Montray (Louis Salou) ne dira rien d’autre. Le dévoilement, c’est ce qu’on permet aux autres de voir, ce qu’on leur donne à voir du plus profond de notre être et que l’on a enfoui là, tout au fond de nous-mêmes. L’autre, ne peut en saisir qu’une infime partie. Trop lui donner à voir, c’est risquer l’incompréhension, voire la peur et donc la haine. Le Comte de Montray le sait bien, qui s’entoure des plus belles femmes aux parures étincelantes :   « Vous êtes trop belle pour qu’on vous aime vraiment. La beauté est une exception. Une insulte au monde qui est laid. Rarement les hommes aiment la beauté. Ils la pourchassent, simplement pour ne plus y penser, pour l’effacer, pour l’oublier».

  • PUBLIC, JE VOUS AIME !

Parfois, le petit plus de ce que l’on montre peut être l’origine d’une grande faille ou d’un gigantesque désordre. C’est le « Baptiste ! » crié une fois, rien qu’une, en intensité, au théâtre des funambules par Nathalie (Maria Casarès). Quand Baptiste se montre gai, c’est parce qu’il est trop plein de cet amour qui le subjugue, qui l’inonde à le noyer. Alors, il sourit. Il «brille ». Parfois, le petit plus qu’on donne permet à celui qui donne et à celui qui reçoit de retrouver de la sérénité : (Frédéric Lemaître-Pierre Brasseur) « Quand je joue, je suis éperdument amoureux et quand le rideau tombe, le public s’en va avec mon amour. Vous comprenez, je lui en fais cadeau au public, de mon amour. Il est bien content et moi aussi. Je redeviens sage, calme, libre. Tranquille comme Baptiste ». On lui donne en pâture quelques miettes.

  • APPARITION ! DISPARITION !

Ce qui se cache, bouillonne, vit à tout rompre. Comme Garance, volcanique, comme le théâtre des funambules où les deux familles s’affrontent jusqu’à se battre devant son public. On se cache et l’on montre, même quand on ne montre rien d’autre que la vie, la vie du public. Le directeur des Funambules (énorme Marcel Pérès) : « La comédie ? La comédie ? Mais mon pauvre ami, vous vous trompez de théâtre ! Ici, on ne joue pas ! Nous n’avons pas le droit de jouer la comédie! Nous devons entrer sur scène en marchant sur les mains. Et pourquoi ? Parce qu’on nous aime ! Et pourquoi ? Parce qu’on nous craint ! Si on jouait la comédie, ici, ils n’auraient plus qu’à mettre la clé sous la porte, les autres, les grands, les nobles théâtres. Chez eux, le public s’ennuie à crever ! Leurs pièces de musée, leurs tragédies, leurs péplums. Ils s’égosillent sans bouger. Tandis qu’ici, aux Funambules, c’est vivant, ça saute, ça remue! La vie quoi ! Apparition. Disparition. Exactement comme dans la vie. Pan ! La savate ! Comme dans la vie ! Et quel public ! Il est pauvre, bien sûr, mais il est en or mon public. Tenez ! Regardez-les ! Là-haut au paradis ! »

  • ME LAISSER SEUL AVEC MOI-MÊME. QUELLE INCONSEQUENCE !

Comme Lacenaire…Lacenaire qui se cache des autres. Ecrivain public le jour et malfrat la nuit. Lui, se cache en lui, là où les autres ont voulu qu’il se cache : « Quand j’étais enfant, j’étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres. Ils ne me l’ont pas pardonné !  Ils voulaient que je sois comme eux. Levez la tête Pierre-François ! Regardez-moi ! Baissez les yeux ! Et ils m’ont meublé l’esprit de force avec de vieux livres. Tant de poussière dans une tête d’enfant…Ma mère, qui préférait mon imbécile de frère, et mon directeur de conscience me répétaient sans cesse : ‘Vous êtes trop fier, mon cher. Il faut rentrer en vous-même’. Alors, je suis rentré en moi-même. Je n’ai jamais pu en sortir. Les imprudents ! Me laisser seul avec moi-même ! Et ils me défendaient les mauvaises fréquentations. Quelle inconséquence ! N’aimer personne. Être seul. N’être aimé de personne. Être livre ! »

  • QUAND J’ETAIS MALHEUREUX, JE RÊVAIS

L’autre dans sa globalité est monstrueux. Laid et haineux. Il se contente de l’apparence du bonheur ou de la beauté, d’un rayon ou deux. Baptiste l’a compris : « Ce n’est pas triste un enterrement ! Il suffit qu’il y ait un peu de soleil et tout le monde est content ».  Le masque est donc nécessaire pour vivre son intériorité pleinement. C’est celui du mime qu’a pris Baptiste pour affronter ou résister au monde, la face blanche et immobile, pour ne rien laisser paraître de son visage, juste singer l’autre, qui rit en se voyant : « Quand j’étais malheureux, je dormais, je rêvais. Les gens n’aiment pas qu’on rêve. Ils vous cognent dessus, histoire de vous réveiller un peu. Heureusement, j’avais le sommeil dur. Je leur échappais en dormant. J’espérais, j’attendais. C’est peut-être vous que j’attendais ! »

  • NOS PETITES LUEURS VACILLANTES

L’autre, c’est nous, aussi. Il n’est pas irrécupérable. « Regardez ! Les petites lueurs ! Les petites lumières de Ménilmontant. Les gens s’endorment et s’éveillent. Ils ont chacun cette lueur qui s’allume et qui s’éteint. C’est peu de chose tout ça ». C’est peu, mais l’on a que ça, pour espérer. C’est peu et c’est toujours mieux que rien. Mais dès qu’elles s’éteignent, ces lueurs, chacun remet son masque. Tout le monde possède un sac, un masque ou un voile. Il ne cache pas toujours la vérité ou la beauté, mais souvent des déchirures de l’enfance, profondes et lointaines, comme Lacenaire ou Baptiste. A travers des identités multiples, comme Jéricho (Pierre Renoir) « à cause de la trompette, dit Le Jugement dernier, dit Jupiter, dit La Méduse, dit Marchand de sable,… ». A travers la cécité comme l’aveugle qui cache sa vision dans la rue et la retrouve au troquet.

 Jacky Lavauzelle

LA CHUTE – Les derniers soubresauts du mal

Olivier HIRSCHBIEGEL
LA CHUTE
Der Untergang
2004
 

La Chute Der Untergang Artitato Les derniers soubresauts du mal

Les derniers
soubresauts du Mal

« Une heureuse prédestination m’a fait naître à Braunau-am-Inn, bourgade située précisément à la frontière de ces deux États allemands dont la nouvelle fusion nous apparaît comme la tâche essentielle de notre vie, à poursuivre par tous les moyens ». 

Cette citation ouvre Mein Kampf. Qu’un des livres les plus noirs de l’humanité s’ouvre en racontant cette « heureuse prédestination » fait déjà froid dans le dos. Déjà cette première phrase marque sa détermination absolue. Tout être, même le plus ignoble, peut redevenir humain, surtout à quelques heures de sa mort. Mais lui reste encore l’ombre du führer. Nous dépassons le problème politique, que lui-même ne supporte plus : « Je ne m’occupe plus de politique, c’est répugnant la politique ! Vous aurez bien assez à faire de politique quand je serai mort »(Hitler). Nous dépassons la politique seule et rentrons dans la morale.

Au cœur de la barbarie que nous voyons s’éteindre : « Les races nobles, ce sont elles qui ont laissé le concept ‘barbare’ sur leurs traces partout où elles ont passé » (Nietzsche, Contribution à la généalogie de la morale). Le chaos total n’est pas passé loin de l’homme.

  • LE DERNIER CERCLE CONCENTRIQUE

Le film raconte deux mouvements. Un premier mouvement circulaire. Un cercle concentrique se rétrécissant autour du bunker du führer à Berlin. Un second descendant vers un abîme. Les deux sont inéluctables.

Nous les suivons aux rythmes des canons et des explosions. La pression croît sur le dernier pré-carré de SS les plus convaincus et fanatisés. Et les bombardements tassent le bunker vers un fond qu’il n’aurait jamais dû quitter. 

  • « LES LARMES DE LA GUERRE PREPARERONT LES MOISSONS DU MONDE FUTUR » (Mein Kampf)

Même dans ce marasme, Hitler voit la victoire, des grands projets pour le monde, pour l’Allemagne. Même ces bombardements, ces ruines sont une bonne chose en fait.

Ne faut-il pas tout détruire pour mieux reconstruire.

Tout pourra être reconstruit autour du centre :« Voyez-vous Speer, les bombardements qui détruisent nos villes ont tous de bons côtés. Il est beaucoup plus facile de déblayer des gravats que d’avoir à tout raser soi-même. Je suis sûr qu’après la victoire, la reconstruction du pays pourra se refaire en un rien de temps. Vous êtes un architecte de génie, Speer ! Si, si, vous et moi, sommes les seuls à savoir que le Troisième Reich ne peut pas vivre que de ces magasins, de ces usines. Il ne peut pas être fait uniquement de gratte-ciels et de grands hôtels. Non ! Le troisième Reich sera le temple des arts et de la culture qui perdureront pendant des millénaires. Voyez les villes de l’antiquité, l’Acropole. Voyez les villes du moyen âge avec leurs cathédrales et ainsi de quoi a besoin l’humanité : de centre de gravité. Oui, Speer ! Telle a toujours été ma vision et elle est intacte, cher ami ». 

De toujours, les destructions de la guerre, pour Hitler, ont permis de faire avancer son nouvel ordre du monde et d’atteindre la réalisation d’un monde façonné par lui. Un nouveau monde au-delà même des souffrances du peuple allemand incapable lui aussi de porter ces projets pharaoniques.Toute dictature a besoin d’un centre de convergence.

L’Allemagne, l’Italie, l’Albanie ont toutes étaient morcelées avant l’apparition d’un maître.« Dieu, quelle confusion, quel embrouillamini ! Avant même de voir le jour, l’Etat albanais était devenu un fouillis inextricable. On ne savait même pas si cet Etat existait pour de bon ? On n’en connaissait pas la capitale, car un jour une ville s’avisait de se proclamer telle, et le lendemain, c’était le tour d’une autre » (Milan Kundera, L’Année Noire)

  • QUAND LA FAUX DE LA SVASTIKA S’ARRÊTE DE BROYER LE MONDE

Au cœur du Monde, l’Allemagne. Au cœur de l’Allemagne : Berlin. Au cœur de Berlin : le bunker. Au cœur du bunker : Hitler. Le cœur d’Hitler : sa main. Elle bouge au rythme des bombardements.

Comme le gouvernail d’un sous-marin du Mal. Elle bouge et frappe encore. La bête n’est pas morte. Le serpent venimeux, affaibli, peut encore mordre. Du venin sort toujours de sa bouche.  

Un dernier mouvement sur la gâchette. Un dernier mouvement, pour qu’enfin tout puisse repartir. Cette main qui a su se lever plus haut que la tête, qui a su rabaisser l’esprit au rang de matière.Le symbole même du nazisme : la svastika.

Elle met en scène le mouvement perpétuel de rotation autour d’un point fixe, l’origine du Mal. Ce point, ici Berlin, va devenir le centre d’une croix morte au mouvement décélérant petit à petit, jusqu’à s’arrêter. Puis plus qu’un point. Puis plus rien. Qu’une large tache indélébile.

Ce vieil homme courbé et tremblant, celui-même qui fit courber et trembler le monde, s’achemine vers sa mort. La saoulerie, les corps qui s’entassent, les alertes sont les derniers soubresauts de cet enfer, les corps qui s’entassent, des pantins décorant des morts-vivants, des enfants jusqu’après la capitulation… 

  • « LA, L’EMPEREUR DU REGNE DE DOULEUR SORTAIT A MI-POITRINE DE LA GLACE » (Dante, l’Enfer, trad. J Richet)

Le Mal ne mangera plus d’âmes. Les pales de la faux de la Svastika se sont enfin immobilisées. Come quando una grossa nebbia spira // o quando l’emisperio nostra annotta // par di lungi un molin che’l vento gira” (L’Enfer de Dante, Chapitre XXXIV). Dante pouvait s’abriter des vents derrière “al duca mio” et voir Lucifer broyer le monde de ses dents. Nous, nous sentons encore cet air fétide, même après la mort de la bête.

La nuit vint. Puis le matin. Ce fut le premier jour…

Jacky Lavauzelle

SONATINE (Kitano) ou Comment embellir le réel

Takeshi KITANO
北野 武
SONATINE, Mélodie mortelle
ソナチネ
1993

Sonatine mélodie mortelle Kitano Artgitato

COMMENT EMBELLIR LE REEL

VAINCRE D’ABORD L’ESPRIT AVANT
DE VAINCRE LE CORPS

LE CORPS DE KITANO : LUNE ET SOLEIL

Un visage aux lunettes noires et rondes. Des tics et puis plus rien. Une chemise déboutonnée d’un bouton seulement, souvent blanche. Un costume ouvert. Un visage au sourire énigmatique, plus Joconde que Bouddha.

Une démarche chaloupée. Qui tangue. Le corps entier sur un pied, puis l’autre. Une tête en avant. Les épaules aussi. Un corps balourd. Des pieds qui partent vers l’extérieur. Mi-charlot. Mi-Keaton.

Alain Delon à sa sortie en France soulignait que Kitano n’était pas un acteur et qu’il n’avait que deux expressions. C’est vrai. Mais c’est deux là sont le plein et le vide. Face lunaire. Face solaire. Tantôt absent. Tantôt rieur et gaffeur.

JOUER LE REEL, C’EST D’ABORD L’EMBELLIR

Le combat se prépare. On l’attend sans l’attendre. Puisque le jeu se substitue au réel. Est le réel. L’anticipe souvent. Le jeu des attaques aux feux d’artifice renvoie à l’illumination finale.  La violence n’est pas ordinaire. Elle est naturelle. Comme la mort. On ne s’attarde pas sur de telles banalités. « Il est mort. Tant pis. Faites le ménage ! » « Quand as-tu tué pour la première fois ? – Quand j’étais au lycée. – C’était qui ? – Mon père ! – Pourquoi ? – Il voulait m’empêcher de baiser. » Quand son rival meurt, carbonisé dans la voiture, il constate : « plus de voiture ! il va falloir rentrer à pied !» et se retourne pour voir la beauté du noir dans le bleu du ciel.

Le combat se prépare. Dans la fixité du serpent avant sa frappe. L’espace alors n’a plus aucune importance. Que l’on soit dans le désert ou à sept dans un ascenseur. Droit, sans raideur, le tireur tire. Il touche. Et s’en va.

LE KI DE KITANO : LE COMBAT INVISIBLE

Cette immobilité et fulgurance est celle du KI : « les spectateurs non avertis seront ennuyés par une apparente immobilité qui se prolonge, tandis que les adeptes apprécieront profondément l’échange virtuel d’attaque et de défense : le combat de ki » (BUDÔ, le KI et le sens du combat de Kenji Tokitsu).

Son flegme déstabilise les autres. Il est roc. « Il ne s’agit pas de chercher à vaincre en portant un coup à tout prix, mais de porter le coup avec certitude. Pour un adepte, il ne s’agit d’une victoire que s’il frappe après avoir gagné le combat de kizeme, c’est-à-dire troublé l’adversaire à tel point que celui-ci devienne vulnérable. De même, celui qui a atteint un niveau avancé sentira qu’il a perdu avant de recevoir un coup » (BUDÔ).

LA FROUSSE EN PERMANENCE

Pourtant la peur est là. Toujours. « C’est super de pouvoir flinguer quelqu’un comme ça. Ne pas avoir peur de le faire, ça veut dire ne pas avoir peur de mourir ? (Il rigole) T’es un dur. J’aime bien les durs. – Si j’en étais un, j’aurais besoin d’un flingue. – Mais tu tires vite. – Parce que j’ai vite la frousse. – Oui, mais t’as pas peur de mourir. – Quand t’as la frousse en permanence, t’en arrives à préférer la mort. – Je comprends pas bien ».

La mort délivre de ses peurs et de ses angoisses. Pourquoi en avoir peur ?

Jacky Lavauzelle

  

HANA-BI (Kitano) …au bord de la mort

Takeshi KITANO
北野 武
HANA-BI
はなび
1997

Hana Bi Kitano Takeshi Artgitato
Une lumière
au bord de la mort

 LA RENAISSANCE DE NISHI

Une étrange solitude pèse sur Les êtres. Qu’ils soient flics ou yakusa. La solitude est aussi sur la ville. Nishi (Takeshi Kitano) perd sa fille. Il va perdre sa femme. Son ami est perdu ; sur un fauteuil roulant, lui aussi lui parle de solitude. Il comprend, il l’écoute : « même quand on est mari et femme, chacun ne pense qu’à soi. Quand je suis revenu chez moi, ma femme et ma fille m’avaient tourné le dos. La lumière n’était même pas allumée. Elles m’ont juste dit adieu ! Je n’étais plus qu’une épave. Elles sont parties sans hésiter. En fait, c’est peut-être mieux comme ça. Mais je n’ai rien à faire. Ma mère m’a dit de me trouver un passe-temps. Elle voudrait m’inscrire à un club de poésie. A croire qu’elle se moque de moi. Je n’ai rien fait d’autre que bosser. Comme j’habite au bord de la mer, je pourrais essayer de peindre. Mais, je n’ai jamais rien peint, je ne sais pas par où commencer. Et puis, le matériel coûte cher. Mais, t’en fais pas ! Tu y es pour rien ! Je vais m’acheter un béret d’artiste. »
 Il va commencer par la fin et se laisser submerger par la mer, le fauteuil ensablé. Nous commençons aussi par la fin. Mais tout s’emboite comme les casse-tête fait tout au long du film. Hana-bi est composé sous cette forme et non celle du puzzle. Dans le puzzle, chaque pièce a une place et une seule. Unique. Tout est pré déterminé. Le casse-tête se réfléchit en fonction d’un objectif, d’un but. Et chaque pièce vivra dans plusieurs figures, pleinement. Chaque pièce a plusieurs vies, comme Nishi.

L’être lui-même est un casse-tête. En fonction de son rapport à la vie, il se donnera, ou non, un destin différent.

L’être ne redevient humain, chez Kitano, qu’après une catastrophe. Comme ceux qui, après avoir touché la mort dans un grave accident, se mettent à dévorer la vie. En face de la mort, Nishi redécouvre la sienne et retrouve sa femme dans d’intenses moments, entre jeux et partages. Il redevient lui-même. Il se retrouve enfant, jouant aux casse-tête, au cerf-volant, aux feux d’artifice, à faire sonner la cloche, qu’on venait d’interdire à un garçon quelques secondes auparavant. Son ami, lui, découvre la peinture. Un colis de tubes, un béret ; une peinture naïve et pointilliste qui illumine l’écran. Des yeux-fleurs, des têtes-fleurs. Des fleurs et des mots sur la neige : « Neige », « Lumière », « Suicide ». Rouge sur blanc. Parfois, trop de vie si vite…

Ces collègues policiers sont, comme nous, témoins de cette renaissance et s’en émerveille : « Sa femme n’en a plus pour très longtemps. Mais, en un sens, il est plus heureux que moi !». Ou à la fin, le constat net : « je ne saurai jamais vivre comme ça! »

Sa femme, dans cette spirale de bonheur, oublie sa souffrance. Un sourire trône sur ses lèvres. Plus que la vie, il s’agit d’un fluide, d’une énergie. Pourquoi des fleurs séchées ne pourraient-elles donc pas repartir aussi ? « Pourquoi vous leur donnez de l’eau ? Elles sont fanées ! Dites donc, ça ne sert à rien d’arroser des fleurs mortes ! Ton mec t’a plaquée et ça t’a rendue zinzin ! » Malheureusement son « mec », c’est Nishi qui clôturera rapidement cette discussion.

Deux phrases. « Merci ! » « Merci pour tout ! »…

…Deux balles. La musique s’arrête. Revient le bruit des vagues.

本当にありがとうございます

Jacky Lavauzelle

LE PRESIDENT -Verneuil- L’Europe de la Finance contre l’Europe du Travail

HENRI VERNEUIL
LE PRESIDENT
1961

1
L’Europe de la finance
contre l’Europe du travail

Un film sur le politique, la politique, la morale en politique. Sur la montée de la finance et des lobbies de l’argent. Un film aussi sur un destin, celui d’un président du Conseil qui mouille le maillot pour ses idées, et qui persévère jusqu’à l’affrontement brutal du tout contre un homme. On ne vient pas dans ce film pour des artifices. Mais pour la parole. Franche et directe. Jamais simplette. Toujours belle. Celle de Verneuil. Celle d’Audiard.

  • UNE SEULE MAÎTRESSE : LA FRANCE

Un homme solide comme la maison qui trône au milieu du parc, fidèle dans ses idées comme dans ses amitiés. Un homme sans Rolex, bien dans ses baskets contre vents et marées. Une seule passion : la France. C’est le politicien que l’on regarde avec nostalgie, comme un concept.  « Je n’ai eu qu’une maîtresse, la France. Pour le reste, je me suis toujours adressé aux maisons closes et aux théâtres subventionnés…Envoyez donc la photo où je suis au gala des petits lits blancs avec le président Doumer et les Dolly Sisters ». Il se fout de la morale bourgeoise, mais pas de la morale en politique, un anticlérical, « un mélange d’anarchiste et de conservateur ».

  • « DES VOYOUS QUI NE SAVENT PAS FAIRE POUSSER DES RADIS »

Deux politiques s’affrontent, deux hommes les incarnent : l’ancien président du conseil, Jean Gabin et Chalamont, Bernard Blier, politicien, directeur de cabinet, qui monte, qui monte… Chalamont est le rusé, l’intelligent, le diplômé, celui qui fait marcher ses relations, qui a fait un beau mariage avec l’une des plus grosses fortunes, qui a « épousé une banque ». Jean Gabin, c’est l’honnête, le terrien, celui qui a su garder ses racines, être proche de son village, de ses anciens amis, celui qui a une vision. A son vieil ami agriculteur, qu’il croise pendant les labours et qui lui dit que « les lascars, les voyous qui fixent le prix des betteraves ne savent même pas faire pousser des radis », il reconnaît, en souriant, qu’il «  aurait refusé le portefeuille de l’agriculture pour ne pas se brouiller avec lui ».

  • « L’EUPOPE DE LA FORTUNE CONTRE CELLE DU TRAVAIL

La politique que Verneuil dénonce déjà c’est celle de la financiarisation de notre politique. Il dénonce « l’Europe de la fortune contre celle du travail ». Et il passe alors en revue le pédigrée de chaque député, par ordre alphabétique, devant une assemblée hors d’elle. Passent les présidents, les directeurs de groupe financier, passent les administrateurs de société et les fondés de pouvoir. « Les  partis ne sont plus que des syndicats d’intérêt.» En fait, c’est déjà « une constitution de trusts horizontaux et verticaux et de groupes de pression qui maintiendront sous leur contrôle non seulement le produit du travail, mais les travailleurs eux-mêmes. On ne vous demandera plus de soutenir un ministère, mais d’appuyer un gigantesque conseil d’administration ».

  • « LA POLITIQUE, AMORTISSABLE EN QUATRE ANS »

Que devrait être la politique ? « Une vocation! Mais pour le plus grand nombre, elle est un métier, un métier qui ne rapporte pas aussi vite que beaucoup le souhaiteraient et qui nécessite de grosses mises de fonds. Une campagne électorale coûte cher, mais pour certaines grosses sociétés, c’est un placement amortissable en quatre ans ; et pour peu que le protégé se hisse à la présidence du conseil, alors là !, le placement devient inespéré… Il vaut mieux régner à Matignon que dans l’Ougandi et que de fabriquer un député coûtait moins cher que de dédommager un roi nègre ! » Il parle de l’intérêt financier des colonies. Nous sommes en 1961 !

La politique deviendra donc exclusivement le langage des chiffres « qui a ceci de commun avec le langage des fleurs qu’on lui fait dire ce qu’on veut ».

Vinrent les stock-options et les paradis fiscaux.

Jacky Lavauzelle

 

GAS-OIL de Gilles GRANGIER – L’ODEUR DU CAFE & DE L’ANDOUILLETTE

GILLES GRANGIER
GAS-OIL
1955

Gas-Oil Gille Grangier Artgitato

L’ODEUR DU CAFE ET DE L’ANDOUILLETTE

« Or l’amitié exige que l’on soit au moins deux à l’éprouver et l’on ne saurait donner longtemps la sienne à qui ne vous la rend pas. C’est un échange qui par la même requiert un lieu. Quand je pense à un ami, je ne puis rester dans l’abstraction, j’évoque des situations, donc des cadres » (Antoine Blondin, Ma vie entre des lignes). Le lieu ici est le cœur de la France, près de Montjoie. Le cadre, le cœur des camionneurs.

LE SON DE LA GAZINIERE ET L’ODEUR DE L’ANDOUILLETTE

L’odeur est là. Pas celle du gas-oil et du moteur. L’odeur de l’école, de l’alcool du barbier. L’odeur des casquettes, des bretelles, du cuir des blousons et des grands pardessus, des chaussons à l’arrière retourné, des pyjamas fermés jusqu’au dernier bouton. L’odeur de la cour de récréation. L’odeur de ces repas en daube venue d’un temps ante-cholestérol, celui des sandwichs aux andouillettes, aux civets de lapin et de l’omelette aux lards.

FAUT LA CHATOUILLER POUR AVOIR L’ADDITION

Le son est là. De la cloche qui dit la rentrée aux boutons de la gazinière qui font clac. Le gros bruit du réveil au gros ronronnement du moteur de la Willeme bien ajusté. Les prénoms qui sonnent, c’est l’Ancien, c’est Jojo, Lulu ou Emile, quand ce n’est pas le Gros Robert. Le son des phrases que l’on entend plus : « envoyer la soudure », « faut la chatouiller pour avoir son addition ?», « J’en connais un qui serait bien resté dans les plumes », « La route ça creuse, c’est comme l’amour. Si je vous disais qu’à moi, ça me donne une vraie fringale l’amour. Y en a, aussitôt fini, c’est une cigarette, moi, faut que je mange ». Le son des enfants qui se lèvent quand l’institutrice rentre et du son de sa voix quand elle punit l’enfant qui s’est retourné pendant la dictée, et qui, pour la peine, fera un problème.

LE GROS GENTIL LOUP ET L’AGNEAU ROMANTIQUE

Quand Jeanne se déshabille, elle devient papillon. Et elle papillonne devant son Jean lisant le Loup et l’Agneau. Elle est légère, sort de sa chrysalide, papillonne. Lui, montre ses atours. Lui, plein, lourd, semble être son père. Il souhaite qu’elle vienne chez lui car « on mangerait mieux ». Bien sûr, Jeanne le reprend « ce qui est fou avec toi, c’est ton côté romantique, la poésie. T’es plein de mystère! ». Aujourd’hui, elle n’aurait même pas le temps d’essayer sa nouvelle robe, que l’on suivrait les ébats sur le parquet, dans une symphonie de râle en Rut majeur, la tête de madame dans le lavabo. Non, là, Jean parle de la femme moderne : « Elle est bachelière, elle est indépendante. Mademoiselle est de son époque. Aujourd’hui, elle vote et elle lit la Série Noire ». Et avant de s’endormir, il met le réveil car il sait qu’il « doit prendre des endives avant cinq heures chez Berthier ». Jeanne dans un éclair de lucidité se demande bien avant de se coucher pourquoi elle l’aime. « Parce que je suis beau même dans le noir ».

L’AMITIE PAR TOUS LES VENTS

Les amis sont soudés et prennent le temps de vivre comme de travailler. Le temps d’une sieste au bord de la route, le temps du beaujolais, le temps de s’arrêter à la moindre panne d’un routier. « T’as besoin d’un coup de main ? » Ils sont solidaires. Même le lapin est meilleur entre ami. « Permettez-moi de vous dire que du lièvre comme ça, vous n’en mangerez pas souvent. Faut pas seulement des herbes et des champignons. Il faut aussi de l’amitié. Ce qui compte dans la vie, c’est d’abord l’amitié. – L’amitié ? L’amitié ? L’amitié et le beaujolais, oui ! »

J’IRAIS LES CHERCHER DANS LE CHARBON, DANS LE CAMBOUIS, DANS LA MERDE !

Pour les truands, les petites-frappes, c’est le chef qui compte. « N’oublie pas que c’est toi qui tiens le volant, mais c’est moi qui conduit ». Les autres ne sont rien. « J’étais seule, une impression affreuse ». « Il est vrai qu’Antoine, il est déjà pas mal oublié ». Rien ne compte plus que de gagner de l’argent. Être riche et vite. Peu importe comment. « Ah ! Pourquoi ? Il vous faut du confort ? Cinquante briques, moi je les attendrais à quatre pattes dans la neige. J’irais les chercher dans le charbon, dans le cambouis, dans la merde.  Seulement, j’étais formé par une génération qu’avait le respect de l’osier. Alors, dites-vous bien que je suis aussi pressé que vous et que le camionneur, j’aime mieux ne pas être dans sa peau! »

LE FOND DE NOTRE COEUR

Les truands comme une verrue pleine de pus seront expurgés. L’Ancien sera soigné par un bon coup de gnole et partira se faire soigner dans un camion à bestiaux. L’amitié est là jusqu’au bout. Ils en parlent et au besoin font parler le cœur.

« Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre Le fond de notre cœur dans nos discours se montre, Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments Ne se masquent jamais sous de vains compliments. »  (Molière, Le Misanthrope)

Jacky Lavauzelle

LA METAMORPHOSE DES CLOPORTES

Pierre Granier-Deferre
LA METAMORPHOSE DES CLOPORTES
(1965)

La Métamorphose des cloportes Granier Deferre 1965 Artgitato Le Rappel des vieilles amitiés

LE RAPPEL DES VIEILLES AMITIES

 LA METAMORPHOSE DES CLOPORTES – L’amitié, ça eût payé, mais ça paye plus ! A quoi bon ? Quand tu n’as pas besoin, les amis s’agglutinent, se massent, se ruent, te couvrent de baisers, de bons mots, de trucs pas trop cher, quand même ! Tu fais une fête ? pas de problèmes ! Tu invites au restaurant ? Ok, ça marche ! Tu payes une tournée ? Pourquoi pas, j’ai cinq minutes. Bien volontiers !

FAUT PAS S’Y FIER, J’AI DES GROS OS !

C’est Charles Aznavour qui se dévoue pour aller voir le Lino . Bien assis, bien reconnu, avec sa poulette, à manger des huitres, à regarder d’autres poulettes picorer du blé aux vieux coqs assis et avachis en cercle, la crête bourgeoise et un peu flasque. On le cherche le Lino. On a besoin de lui. Pas chaud d’abord, il se laisse tenter. C’est normal, c’est un tendre. C’est un sensible, une fleur dans un corps gros comme ça. « Faut pas vous y fier, j’ai des gros os, mais ils sont friables ; j’ai pas de force ! »

ANQUETIL S’EN MÊLE

Pendant ce temps, « Anquetil remporte le Tour de France »…

Et c’est au rythme des Tour de France remportés par le Grand Jacques, que Lino file ses années. Le problème, c’est que Jacques, il en a remporté cinq de Tour de France ! Alors, c’est gentil, mais les nerfs de Lino commence à peloter, que le gilet il est déjà fait pour l’hiver, du genre suédois.

Alors pendant que les nerfs se mettent à démanger, Lino se rappelle ses vieilles amitiés, de celles un peu timides qui s’échappent au premier courant d’air.

Pendant ce temps, « l’homme essaie de la dernière attache : l’apesanteur »…

JE LUI REDUIS LA TRANCHE, JE LE MINIATURISE ?
JE LE DISSOUS

Alors, Lino fait le tour de ses potes, l’un après l’autre. Pas consciencieux, ils ont oublié les petits colis par la Poste et Lino, lui, c’est des choses auxquelles il est attaché. C’est bête, mais un petit geste par ci, par là, ça fait toujours du bien au moral. C’est donc normal qu’il baisse son moral. Ce n’est pas grave. Lino, il pense bien à eux quand même. C’est pour compenser. Et il compense. « Pas un mot, pas un colis, pas un mandat, rien ! C’est drôle quand vous êtes en forme : ils sont toujours là. Ça s’appelle des amis et dès que le temps se couvre, ils disparaissent sous les portes et dans le trou des murs, fuyants, furtifs, des cafards, des cloportes! Mais dès que je suis dehors, Monsieur Tonton, je lui réduis la tranche, je le miniaturise, je le dissous…Dans deux ans, la quille, je fonce et je l’emplâtre. Je lui mets la tête en bas, je lui fais vomir ses friandises et j’envoie sa nana se faire bronzer à Dakar. L’Arthur, c’est simple, je lui fais bouffer son passe-montagne. Je le plonge dans l’eau glacé et j’attends que ça gonfle. Quant à Edmond, mon ami Edmond, j’sais pas encore ce que je lui ferai, mais j’veux que ça fasse date ! Jacques Clément, 1589 ! Ravaillac, 1610 ! François Damien, 1757 ! Edmond Claude, 1965 ! »

L’ÂME D’UN MAÎTRE-NAGEUR ?

Alors quand on annonce qu’il est enfin libre, libre, libre, libre, on croit entendre le prisonnier crier : «Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! ». Et pendant que la caméra passe les grilles de la prison, des hommes s’apprêtent à faire la planche longtemps sur la Seine.

Malgré sa tendance à l’idéalisation, Lino ne se sent pas encore l’âme de devenir maître-nageur…

 

Jacky Lavauzelle

 

LA DUCHESSE DE LANGEAIS VS NE TOUCHEZ PAS A LA HACHE – L’Energie Balzacienne découpée à la hache de Rivette

BALZAC  &  Jacques RIVETTE

LA DUCHESSE DE LANGEAIS
& NE TOUCHEZ PAS A LA HACHE  (2007)

BALZAC RIVETTE La Duchesse de Langeais Artgitato peinture-ingres-la-grande-odalisque

L’ENERGIE BALZACIENNE
DECAPITEE PAR LA HACHE DE RIVETTE

Ne Touchez pas à la Hache de Rivette reprend le livre de Balzac paru d’abord sous ce titre en 1833 dans l’Echo de la Jeune France.

Comment Rivette a t-il pu faire d’un des plus beaux romans d’amour un film pesant et ennuyeux ?

Essayons de comprendre pourquoi les ingrédients prennent chez Balzac et pourquoi la sauce semble si lourde dans l’autre cas.

  • LA FRAGILITE ET L’INVULNERABILITE

Ce qui marque d’abord dans la Duchesse de Langeais c’est cette impression d’équilibre. La présentation du couvent de l’île de Majorque : «  Les tempêtes de tout genre qui agitèrent les quinze premières années du dix-neuvième siècle se brisèrent donc devant ce rocher…Une rigidité conventuelle que rien n’avait altérée recommandait cet asile dans toutes les mémoires du monde catholique …Nul couvent n’était d’ailleurs plus favorable au détachement complet des choses d’ici-bas exigé par la vie religieuse». « Nous sommes dans le lieu hors d’atteinte, hors du temps, hors des hommes, « ce roc est protégé de toute atteinte »

Ce qui marque d’abord dans le film de Rivette, c’est sa faille, sa fragilité (que l’on retrouve après dans Balzac), son déséquilibre, marqué par la jambe en bois du Général Arnaud de Montriveau (Guillaume Depardieu) ; alors que la voix du chœur pendant la messe le submerge, il sort, claudiquant, le bruit de la jambe sur le dallage, et se remet face à la mer. Je pense que c’est le meilleur moment du film.

  • L’ENERGIE DU CONTRASTE BALZACIEN CONTRE LA SIMILITUDE MOLLE DE RIVETTE

Balzac agrémente son récit d’oppositions et de différences constantes.  Ce sont celles-ci qui dynamisent le récit : « de la femme, il savait tout ; mais de l’amour, il ne savait rien », « A Paris, tous les hommes doivent avoir aimé. Aucune femme n’y veut de ce dont aucune n’a voulu », « Semblable à tous les gens réellement forts, il était doux dans son parler », « Il voyait d’un côté l’enfer des sables, et de l’autre le paradis terrestre de la plus belle oasis qui fut en ces déserts », « Cette velléité de grandeur, cette réalité de petitesse, ses sentiments froids et ces élans chaleureux », « Et se voyant tous égaux par leur faiblesse, ils se crurent tous supérieurs », « Leurs calculs ne se rencontrent jamais, les uns sont la recette et l’autre est la dépense. De là des mœurs diamétralement opposées ». Reprendre la Duchesse de Langeais sans reprendre ces oppositions, c’est ne pas reprendre la vie du texte, c’est un peu l’amoindrir.

Dans le film, les deux acteurs qui jouent la duchesse et le Général se ressemblent. Ils ont l’air frère et sœur. Nous sommes dans le drame bourgeois triste. Ce qui fait la force des personnages balzaciens c’est déjà de les inscrire dans une histoire, pour le Général, celle des guerres napoléoniennes, la Restauration, la disgrâce, le retour en grâce et pour la duchesse, son histoire familiale, celle du faubourg Saint-Germain, de la mode. La rencontre est toute dans ces oppositions. C’est ce qui en fait la force.

Qui est le général ? Comment est-il ? « Il était petit, large de buste, musculeux comme un lion. Quand il marchait, sa pose, sa démarche, le moindre geste trahissait et je ne sais quelle sécurité de force qui imposait et quelque chose de despotique ». Tout le contraire de la duchesse, plongée dans la frénésie de la mode et des bals et de l’apparence. « Elle vivait dans une sorte de fièvre de vanité, de perpétuelle jouissance qui l’étourdissait. Elle allait assez loin en conversation, elle écoutait tout, et se dépravait à la surface du cœur ». « Elle était coquette, aimable, séduisante jusqu’à la fin de la fête, du bal » Comment un tel animal et une beauté coquette, comment cette Belle et cette Bête ont pu tomber amoureux ? Certainement pas comme dans le film de Rivette, avec la discussion sur le canapé et le rendez-vous à son domicile, ce qui n’est pas réellement passionnant. Dans la Belle et la Bête, comme dans Balzac, nous sommes dans l’effroi : « Elle sentit en le voyant une émotion assez semblable à celle de la peur ».

La rencontre pour la duchesse est préparée, anticipée. Dans le film, une rencontre, un récit à l’écart, des séries de rendez-vous, je t’aime mais tu ne m’aimes pas, renversement des rôles…

  • LA STRUCTURE DES TRIANGLES DANS BALZAC

Des triangles structurants de Balzac, un seul est cité au début du film et le cinéaste ne jouera que de celui-ci. Le récit n’a plus de force, ni de présence. Il devient plat.

LE TRIANGLE DIVIN
C’est celui qui est repris chez Rivette : « La religion, l’amour et la musique ne sont-ils pas la triple expression d’un même fait, le besoin d’expansion dont est travaillée toute âme noble ? Ces trois poésies vont toutes à Dieu, qui dénoue toutes les émotions terrestres. Ainsi cette sainte trinité humaine participe-t-elle des grandeurs infinies de Dieu, que nous ne configurons jamais sans l’entourer des feux de l’amour, des sistres d’or de la musique, de lumière et d’harmonie. N’est-il pas le principe et la fin de nos œuvres ? »

LE TRIANGLE SOCIAL
Ce triangle, qui donne du fond à la lecture et du corps aux personnages. « L’art, la science et l’argent forment le triangle social où s’inscrit l’écu du pouvoir, et d’où doit procéder la moderne aristocratie. Un beau théorème vaut un grand nom. Les Rothschild, ces Fugger modernes, sont princes de fait. Un grand artiste est réellement un oligarque, il représente tout un siècle, et devient presque toujours une loi »

LE TRIANGLE MORAL DU GENERAL
«  Quel homme, en quelque rang que le sort l’ait placé, n’a pas senti dans son âme une jouissance indéfinissable, en rencontrant chez une femme qu’il choisit, même rêveusement, pour sienne, les triples perfections morales, physiques et sociales qui lui permettent de toujours voir en elle tous ses souhaits accomplis ? Si ce n’est pas une cause d’amour, cette flatteuse réunion est sans contredit un des plus grands véhicules du sentiment. Sans la vanité, disait un profond moraliste, l’amour est un convalescent. »

LE TRIANGLE DU PARAÎTRE DE LA DUCHESSE

La coquetterie de la mode (« Une coquetterie naturelle »), le jeu de la représentation (« Elle paraissait devoir être la plus délicieuse des maîtresses en déposant son corset et l’attirail de sa représentation » ; « Sans qu’elle n’est eût l’air de jouer » ; « Elle déploya cette chatterie de paroles, cette fine envie de plaire » ; « N’était-ce pas chez une femme de cette nature un délicieux présage d’amusement » ; « La duchesse de Langeais avait reçu de la nature les qualités nécessaires pour jouer les rôles de coquette »  et le bal (« Depuis dix-huit mois, la duchesse de Langeais menait cette vie creuse, exclusivement remplie par le bal, par des triomphes sans objet, par des passions éphémères, nées et mortes pendant une soirée »)

La rencontre se fait sur une base guerrière et stratégique. Sur la base du jeu et du paraître pour la duchesse.

« Il y eût un moment où elle comprit que la créature aimée était la seule dont la beauté, dont l’esprit pussent être universellement reconnus » ; « Un amant est le constant programme de ses perfections personnelles. Madame de Langeais apprit, jeune encore, qu’une femme pouvait se laisser aimer ostensiblement sans être complice de l’amour, sans l’approuver, sans le contenter autrement que par les plus maigres redevances de l’amour, et plus d’une sainte-nitouche lui révéla les moyens de jouer ces dangereuses comédies » Lui, le général, est aussi dans la conquête guerrière, plus naturelle pour lui, quoique « de l’amour, il ne savait rien ». « Cette difficile, cette illustre conquête… Ces niaiseries flattèrent, à son insu, le général… » « J’aurai pour maîtresse madame de Langeais »

La suite, la rencontre, les jeux, les feux et les dangers de l’amour, c’est en reprenant le livre que vous aurez des émotions réelles.

Dans Rivette, j’ai senti l’ennui, la lourdeur, la nuit. Ce que je ressens en reprenant Balzac, c’est ce regard sur la vie, cette analyse dans le temps donc hors du temps, intemporelle et toujours belle. Dire vite ce que la vie met longtemps à nous dire. Chaque page est belle. Et il y a quelque chose dans chaque phrase, dans chaque respiration de la phrase. Il y a une pensée en action, qui regarde, qui analyse, qui structure.

Il faudrait reprendre le cheminement de la voix de la Duchesse dans le couvent et le jeu, toujours le jeu, entre les ombres et les lumières, entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui s’entend et ce qui se laisse voir, pour devenir certitude. La certitude que c’est elle, bien elle, uniquement elle. « Cette voix, légèrement altérée par un tremblement qui lui donnait toutes les grâces que prête aux filles leur timidité pudique, tranchait sur la masse du chant, comme celle d’une prima donna sur l’harmonie d’un final ». Comment filmer cette impression dite en une phrase : « La musique, passant du majeur au mineur, sut instruire son auditeur de la situation présente ».

« Il n’y a que le dernier amour d’une femme qui satisfasse le premier amour d’un homme »

Jacky Lavauzelle

CORALINE : LE PUITS ET LE TUNNEL

Henry SELICK
CORALINE
2009

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LE PUITS ET LE TUNNEL
Les rites du passage

 Coraline n’est plus une enfant. Elle est dans ce début d’adolescence où l’on évoque les tensions, les fossés qui se creusent. Des volontés d’émancipation. Des désirs d’ailleurs.  Coraline veut élargir son horizon. D’abord avec le puits, le grand saut, puis par la traversée du tunnel, plus progressif. Sera-t-il moins dangereux ?

LE MOUVEMENT  VERS LE BAS
Dès que Coraline arrive dans sa nouvelle demeure, elle se met à la recherche d’un puits. Le puits est le lieu le plus obscur et le plus terrifiant. La solution est extrême ; elle est à la mesure de l’attente de changement de Coraline.

Elle doit le localiser, savoir où il est, pour enfin développer son imaginaire. Le puits doit se contourner. Il ne se pénètre pas. C’est le mouvement vers le bas. Tomber dans le puits, c’est tomber dans l’oubli, dans le néant. On ne remonte pas du puits. C’est notre dernière expérience. Le lieu où naissent de très nombreux cauchemars. Le puits s’entoure de maléfice. Rien qu’à son approche, Coraline est entourée d’une baguette de sorcier de sumac vénéneux, d’un monstrueux cavalier masqué, en plein orage.

UN CIEL ETOILE AU-DESSUS DE NOS TÊTES

Armée pour trouver le puits, Coraline est à deux doigts de tomber dedans. « Si tu ne fais pas attention, tu vas tomber dedans. Il est si profond que si on tombe dedans et qu’on regarde en haut, on voit un ciel étoilé même en pleine journée » lui raconte Wyborne, son voisin.
Cette scène est reprise de Tarkovski dans l’Enfance d’Ivan où la mère du jeune Ivan, regardant le fond du puits, dit : « – Quand un puits est profond, on peut voir une étoile en plein jour« . « – Quelle étoile ? » demande Ivan. « – N’importe laquelle » lui répond-elle. Le visage d’Ivan s’éclaire : « J’en vois une, maman ! Pourquoi brille-t-elle ?« . Parce que « C’est la nuit, pour elle, en ce moment. Elle brille comme dans la nuit« . Mais alors que le soleil brille dans un ciel sans nuage, le petit Ivan s’étonne : « on n’est pas dans la nuit, on est en plein jour ! » La mère avec un sourire lui répond : « Pour toi, c’est le jour, pour moi aussi. Pour elle, c’est la nuit. »
Ivan essaie de la toucher, touche la surface de l’eau, en douceur. Il se retrouve au fond du puits. Le seau remonte. La mère est seule en haut.

J’AI FAILLI MOURIR ! – C’EST BIEN !

Revenons à Coraline. Elle l’évite et peut rentrer chez elle raconter sa frayeur à sa mère inattentive : « J’ai failli tomber dans un puits hier, j’ai failli mourir ». « C’est bien ! », lui répond sa mère. Sa peur n’est pas celle de sa mère, beaucoup plus ennuyée quand elle lui parle de sortir par une pluie battante et donc de rentrer sale.

Le puits localisé, Coraline pense avoir fait le plus dur et le plus risqué. C’est sans compter sur le tunnel.

Le tunnel ne se cherche pas. Il arrive par hasard lors des fouilles minutieuses de Coraline qui s’ennuie. Le tunnel, à la différence du puits, symbolise le passage, d’un lieu à un autre, d’un temps ou d’une représentation à autres choses. Il se pénètre et laisse toujours la possibilité du retour. Le tunnel ne se contourne pas, on s’engouffre dedans, espérant trouver quelques secrets. L’herbe est toujours plus verte ailleurs.

ON GARDERA UN OEIL SUR CORALINE

Coraline, de l’autre côté, trouve la famille idéale, attentionnée, gaie, cuisinant tout ce qu’elle aime. C’est le lieu du même et de l’autre. Du même en mieux. Les mêmes parents, mais différents. On garde le meilleur et on y met tous ses désirs. « Elle est chouette, adorable, c’est une bonne copine. Elle est mignonne comme un chou. On le répète partout…C’est ce que pensent tous ceux qui ont vu Coraline. Quand elle vient explorer, maman et moi n’allons jamais l’ennuyer. On gardera un œil sur Coraline ».

BIENTÔT, TU VERRAS LES CHOSES COMME NOUS !

Le tunnel, cet incontournable lieu de passage et d’échange de l’enfant. La perfection qu’on lui promet, « tu pourrais rester ici pour toujours si tu voulais. On chantera et on jouera à des jeux. Maman cuisinera tes plats préférés », n’est rien au regard de sa liberté.

Au « bientôt tu verras les choses comme nous », Coraline crie : « Jamais ! On ne me coudera pas de boutons à la place des yeux ! ».

Du passage dans le tunnel, ce n’est pas l’aller le plus difficile…

Jacky Lavauzelle

ALIAS THE DOCTOR- La Force du destin

Michael CURTIZ & Llyod BACON

Lloyd Bacon & Michael Curtiz Alias the doctor Artgitato
ALIAS THE DOCTOR
(1932)

LA FORCE DU DESTIN

 LE MALHEUR IMMINENT

Le passage de l’enfance à l’âge adulte, de la nature au monde urbain, de la ruralité à la modernité, de l’enracinement des valeurs traditionnelles aux turpitudes et aux excès de la nuit s’opère sur deux images. La première, une roue en bois, qui laisse la place à la roue fumante de la locomotive. Yorik, le crâne affublé d’une casquette annonce à plusieurs reprises une mort ou un malheur imminent. La salle d’interrogatoire après le décès de la copine de Stephan, son frère, se trouve barrée par une immense grille oblique métallique qui scelle le sort de notre héros, Karl Brenner (Richard Barthelmess), et qui le conduira à la prison.

AU SON DES ORGUES

La remise des diplômes a lieu au son d’un orgue qui semble sortir des diplômes superposés les uns contre les autres. Comme si la musique sentencieuse sortait des parchemins. Ceux-ci scelleront la vie d’étudiant, les plongeant dans le sérieux des carrières médicales. Pendant que Stephan reçoit son diplôme, passe le convoi pénitentiaire de Karl. La même musique conduira Karl jusqu’au cœur de la prison annonçant donc la reprise prochaine de son activité médicale.

L’AVENIR SEMBLE RADIEUX

A sa sortie, Karl se retrouve dans la ferme de son enfance ; sa nostalgie est renforcée par la musique enfantine qui s’installe et les rayons du soleil qui traversent la pièce. Il sourit. Ses meilleurs souvenirs sont ici. Il se pose.
De suite, le crâne à casquette.
La lumière baisse.
Karl se met à pleurer.

Huit ans avant le Dictateur de Charlie Chaplin, Karl et Stephan, avant la reconnaissance officielle et la remise des titres, jouent avec le globe terrestre au bowling avec des bouteilles vides. Stephan fait un strike. L’avenir semble radieux et le monde à leurs portées.

LA FORCE DU DESTIN

Le passé demeure un moment révolu. Jamais, il ne sera possible de retrouver cette paix et cette quiétude. Une fois le mouvement commencé, rien ne l’arrêtera.

Lotte qui l’attend dans sa ferme, y croit. Elle pense que le retour est possible. Que l’on est libre de reprendre sa route où elle s’était interrompue. « -Quand tu seras chirurgien, tu t’y remettras – Ce sera différent. J’aurai changé. J’aurai la tête farcie de sciences. – Tu penseras au pays. Si célèbre sois-tu, tu reviendras là. – Tu crois posséder la réussite, c’est la réussite qui te possède ».

Alors que Karl, major de sa promotion, répète son discours d’intronisation : «il est peu probable que ce groupe se reconstitue jamais, au grand jamais. Nous acceptons une lourde charge. Certains seront chirurgiens. D’autres, médecins… Devant vos visages familiers, une pensée m’attriste… ». Arrive Stéphan, qui va briser sa carrière.

DE L’AUDACE

Karl, conscient de ce qui lui arrive, subit tout le temps son destin. Il endosse l’accident de son frère, puis purge cinq ans sous les verrous. Il est prisonnier de ses capacités : « Un homme de votre valeur, égaré dans la campagne…Vous n’allez pas vous défiler ? La nature vous a comblé. L’humanité doit en bénéficier…Préparez-vous et suivez-moi. Vous n’avez pas le choix ! » (Le chirurgien). Propos relayés par sa mère : « Tu l’as entendu comme moi : ‘la nature t’a comblé. L’humanité doit en bénéficier’. Si tu as commis un crime hier soir, recommence ! Récidive !…Tiens, tu t’appelles Stéphan et tu y vas…Tu dérobes à ton devoir…Courage. De l’audace. Ne crains rien. »

LA TERRE COMME UN REFUGE OU UN LIEU D’OUBLI ET DE MORT

La première scène rattrape la dernière. Karl trace son sillon. « C’est ton dernier sillon » lui dit Lotte au début du film. Cette terre qui l’appelle et sur laquelle il ne peut se fixer. Elle le chasse et l’attire. Quand il revient, il a « hâte d’empoigner une charrue ». Le chirurgien l’attire à nouveau vers la ville : «  un homme de votre valeur égaré dans la campagne ».  Sa mère rajoute : « Il est venu tout droit ici. Il aime la vie à la ferme. Quel gâchis ! Ici ! ». Quand épuisé par la ville, il songe à tout quitter et repartir vers sa terre. « Je voulais te voir seule. Lotte, je vais démissionner. Je le veux depuis longtemps. Je suis épuisé, Lotte. A bout. Je n’en peux plus, sans toi ! – Mais la carrière ? – Il y a plus important dans la vie – Mais ta tâche n’est pas finie…- J’ai fait ma part. Vingt-cinq ans de bagne en cinq ans.».

NOUS SOMMES VOUES A LA TERRE

C’est la terre qui l’aide à vivre et à supporter la prison. «  L’idée de retrouver les champs m’a fait supporter la prison ».

La terre qui tue aussi. C’est celle qui a tué le père : « quand j’ai épousé ton père, il avait ton âge à peu près, il rêvait d’être un grand chirurgien, quand il est tombé raide à côté de sa charrue. Il voulait payer ses études pour qu’enfin nous cessions d’être des forçats de la terre »

Après sa sortie de prison, Karl est accueilli par sa mère : «  J’ai eu tort, je voulais t’arracher à la ferme. Je suis punie de mon égoïsme…Nous sommes voués à la terre, nous ne pouvons pas la quitter. La main de Dieu nous retient ici. Mais ce n’est pas juste ! »

UNE CONFUSION DANS LES PERSONNAGES

Karl est le fils adoptif de Martha Brenner. Il se substitue au vrai fils, qui boit et s’amuse pendant ses études. Voilà comment Martha parle à son vrai fils, Stéphan : «Tu es mon fils, malgré tout… Tu ne vaux pas mieux qu’un paysan ! Pas fichu d’être un médecin de campagne convenable ! » .

Karl est amoureux de Lotte, la fille de Martha. Quand il se substitue à Stéphan, il devient son frère. Son amour devient incestueux et impossible. « Désormais, il sera mon frère. Uniquement. »

TON PROJET N’EST QUE CHIMERE

La scène d’amour entre Karl et Lotte est suivie immédiatement d’une scène de rupture. De la rupture des lieux se substituent la rupture des sentiments. Une scène avant, Lotte : « J’ai l’impression de vivre un rêve ». Suivi juste après par : «  Il m’a fallu t’oublier. Ton projet n’est que chimère. J’ai le devoir de t’oublier. »

Deux scènes se suivent entre Lotte et Martha, sa mère. Les rôles sont diamétralement inversés dans les deux. La première, Martha domine Lotte. « Veux-tu te taire ! Voyons ! Tu n’épouseras pas Karl…Hors mariage ? Tu n’oseras pas ! Honte à toi ! Tu ne partiras pas ! ». On passe juste après à : « On s’en fait une montagne. Pourquoi ne pas l’épouser ?  Qu’importe à ces médecins qu’il soit Karl ou Stéphan ? Il est meilleur qu’eux tous. Ils passeront sur un acte commis à ses tout débuts. Tu vois, tout peut s’arranger pour Karl et toi, finalement ! », nous dit la même mère.

ET LA MORT QUI TOUJOURS RODE…

Dans la ferme, comme dans la loge d’étudiant, dans les couloirs de l’hôpital, rode la mort. Elle prend les traits de Yorik, le crâne à casquette, ou celui « du type de l’autopsie », à qui il ne manque plus que la faux et qui apparaît dans l’embrasure des portes dès que le fil de la vie se coupe.

VOUS RAMPERIEZ !

La plus belle scène est celle où Karl opère sa mère. Après le plaidoyer auprès des administratifs et autres collègues où il implore qu’on lui laisse faire sa dernière opération. « Mon sort m’importe peu. J’admets tout. Je reconnais tout ! Mais il s’agit de ma mère…Elle n’a confiance qu’en moi. Qui prendra cette responsabilité ? Vous ? Vous  … Si c’était votre mère, vous me supplieriez d’opérer…Vous ramperiez ! Messieurs, accordez-moi une chance de la sauver ! Imaginez son désarroi si je ne revenais pas ! Ne me retenez pas ! C’est inhumain ! Mettez-moi en prison après ! Mais laissez-moi l’opérer ! ». Viens l’opération, moment émouvant et magique. C’est le soufflet qui rythme la respiration qui est filmé. Le ballon se dégonfle. Le type de l’autopsie qui arrive. Qui tend la main au porte-manteau. Des regards entre infirmières. Des gouttes. Le ballon s’arrête de bouger. Et tout repart. « Il a réussi ! »

« Je suis fier de vous ! »

Jacky Lavauzelle