Rainer Maria Rilke
Tendres impôts à la France
Tendres impôts à la France
Ecrits en Français
LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur
Gedichte – Poèmes
RAINER MARIA RILKE
1875-1926
Portrait de Rainer Maria Rilke
1906
Par Paula Modersohn-Becker
*
Tendres impôts à la France
de Rainer Maria Rilke
–
Gedicht von Rainer Maria Rilke
*
Paul Klee
Le Cirque ambulant
vers 1940
Musée d’Art de São Paulo
*
TENDRES IMPÔTS A LA FRANCE
LE DORMEUR
Laissez-moi dormir, encore…C’est la trêve
pendant de longs combats promise au dormeur;
je guette dans mon coeur la lune qui se lève,
bientôt il ne fera plus si sombre dans mon coeur.
Ô mort provisoire, douceur qui nous achève,
mesure de mes cimes, très juste profondeur,
limbes de tout mon sang, et innocence des sèves,
dans toi, à sa racine, ma peur même n’est pas peur.
Mon doux seigneur Sommeil, ne faites pas que je rêve,
et mêlez en moi mes ris avec mes pleurs ;
laissez-moi diffus, pour que l’interne Ève
ne sorte de mon flanc en son hostile ardeur.
*
PEGASE
Cheval ardent et blanc, fier et clair Pégase,
après ta course -, ah! que ton arrête est beau!
Sous toi, cabré soudain, le sol que tu écrases
avale l’étincelle et donne de l’eau !
La source qui jaillit sous ton sabot dompteur,
à nous, qui l’attendons, est d’un secours suprême ;
sens-tu que sa douceur impose à toi-même ?
Car ton cou vigoureux apprend la courbe des fleurs.
*
DEVENIR DIEU
Qu’est-ce que les Rois Mages
ont-ils pu apporter ?
Un petit oiseau dans sa cage,
une énorme Clef
de leur lointain royaume, –
et le troisième du baume
que sa mère avait préparé
d’une étrange lavande
de chez eux.
Faut pas médire de si peu,
puisque ça a suffi à l’enfant
pour devenir Dieu.
*
A UNE AMIE
Combien coeur de Marie est exposé,
non seulement au soleil et à la rosée:
tous les sept glaives l’ont trouvé.
Combien coeur de Marie est exposé.
Ton coeur pourtant me semble plus à l’abri,
malgré le malheur qui en a tant envie,
il est moins exposé que le cœur de Marie.
Le corps de Marie ne fut point une chose;
ta poitrine sur ton cœur est beaucoup plus close,
et même si ta douleur veut qu’il s’expose :
il n’est jamais plus exposé qu’une rose.
*
L’INDIFFERENT
(Watteau)
Ô naître ardent et triste,
mais, à la vie assiste,
tendre et bien habillé,
à la multiple surprise
qui ne vous engage point,
et, bien mis, à la bien mise
sourire de très loin.
*
PRIERE DE LA TROP PEU INDIFFERENTE
Prière de la trop peu indifférente
Aidez les coeurs, si soumis et si tendres, –
tout cela blesse !
Qui saurait bien la tendresse défendre
de la tendresse.
Pourtant la lune, clémente déesse,
ne blesse aucune.
Ah, de nos pleurs où elle tombe sans cesse,
sauvez la lune !
*
L’ANGE A TA TABLE
Reste tranquille, si soudain
l’Ange à ta table se décide;
efface doucement les quelques rides
que fait la nappe sous ton pain.
Tu offriras ta rude nourriture
pour qu’il en goûte à son tour,
et qu’il soulève à sa lèvre pure
un simple verre de tous les jours.
Ingénuement, en ouvrier céleste,
il prête à tout une calme attention ;
il mange bien en imitant ton geste,
pour bien bátir à ta maison.
*
LES CORDES MELODIEUSES
Il faut croire que tout est bien, si tant
de calme suit à tant d’inquiétude ;
la vie, à nous, se passe en prélude,
mais parfois le chant qui nous surprend
nous appartient, comme à son instrument.
Main inconnue …. Au moins est-elle heureuse,
lorsqu’elle parvient à rendre mélodieuses
nos cordes? – Ou l’a-t-on forcée
de mêler même aux sons de la berceuse
tous les adieux inavoués ?
*
FAIRE CHANTER LES ANGES
Ce soir mon cœur fait chanter
des anges qui se souviennent…
Une voix, presque mienne,
par trop de silence tentée,
monte et se décide
à ne plus revenir ;
tendre et intrépide,
à quoi va-t-elle s’unir ?
*
LAMPE DU SOIR
Lampe du soir, ma calme confidente,
mon coeur n’est point par toi dévoilé ;
on s’y perdrait peut-être; mais sa pente
du côté sud est doucement éclairée.
C’est encore toi, ô lampe d’étudiant,
qui veut que le liseur de temps en temps
s’arrête étonné et se dérange
sur son bouquin, te regardant.
(Et ta simplicité supprime un Ange.)
*
LES INVISIBLES PERSEVERANCES
Parfois les amants ou ceux qui écrivent
trouvent des mots qui, bien qu’ils s’effacent,
laissent dans un cœur une place heureuse
à jamais pensive…
Car il en naît sous tout ce qui passe
d’invisibles persévérances ;
sans qu’ils creusent aucune trace
quelques-uns restent des pas de la danse.
*
LE RUBAN FLOTTANT
L’aurai-je exprimé, avant de m’en aller,
ce coeur qui, tourmenté, consent à être ?
Étonnement sans fin, qui fus mon maître,
jusqu’à la fin t’aurai-je imité ?
Mais tout surpasse comme un jour d’été
le tendre geste qui trop tard admire ;
dans nos paroles écloses, qui respire
le pur parfum d’identité ?
Et cette belle qui s’en va, comment
la ferait-on passer par une image ?
Son doux ruban flottant vit davantage
que cette ligne qui s’éprend.
*
TOMBEAU
(dans un parc)
Dors au fond de l’allée,
tendre enfant, sous la dalle ;
on fera le chant de l’été
autour de ton intervalle.
Si une blanche colombe
passait au vol là-haut,
je n’offrirais à ton tombeau
que son ombre qui tombe.
*
L’UNIQUE UNIVERSEL
De quelle attente, de quel
regret sommes-nous les victimes,
nous qui cherchons des rimes
à l’unique universel ?
Nous poursuivons notre tort
en obstinés que nous sommes ;
mais entre les torts des hommes
c’est un tort tout en or.