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Léon DAUDET : LA METAPHYSIQUE DES FAILLES ET DES EQUILIBRES

Léon DAUDET

FIEVRES DE CAMARGUE
(1938)

Léon Daudet

 La Métaphysique
des failles
&
des équilibres

Certains cherchent le général, d’autres le différent, certains trouvent l’absolu. L’être et la pensée se rejoignent dans l’immédiateté de la vérité.  Léon Daudet nous prend la main et nous conduit à ce lieu, à ce point unique, où l’homme se condense à en perdre sa couverture, sa carapace et à ne garder que sa nécessité. L’évidence n’est pas intellectuelle, elle est de l’ordre de l’émotion et du sentiment. Mais c’est à partir de ce chemin que nous rentrons dans le chemin de l’être et que nous parvenons au principe de l’être. Les êtres se retrouvent en eux-mêmes par les amis, la nature, la musique. Comme Dante, pénétrant dans sa forêt obscure, nous rentrons avec Daudet dans des vents intérieurs des passions.

Léon Daudet (1)

Et quand le feu de la passion ou celui du tourment sont trop forts, ces êtres en appellent à la vengeance ou à la musique. Pas n’importe laquelle. Celle qui ,comme le paysage, entre dans l’âme. Il n’y en a pas beaucoup. Comme il y a peu de lieux qui ressemblent à cette Camargue. « – J’allais vous le nommer. Il est le grand sédatif par excellence. Presque tout Beethoven, l’apaisement, an die ferne geliebte, les sonates, les symphonies ont, dans le cas de brutalisation sexuelle, une influence apaisante…- Ce que vous dites-là ne me surprend pas, maître. Je considère Beethoven comme un médecin de l’âme et, quand je suis tourmentée, j’ai recours à lui. »

L’IMAGE DE LA PURETE PROVENCALE

La Camargue comme lieu de la révélation des êtres. Des êtres mis dans un état d’évidence et d’ouverture par rapport à la nature. Des êtres plongés dans un état intact. Sans savoir qui de la nature ou de l’homme imite l’autre.  Il est impossible de les séparer et de regarder l’un sans que l’autre ne soit celui que l’on regarde. « Magali était, à ses yeux et à son cœur, l’image de la pureté provençale, aujourd’hui souillée par une brute, une merveilleuse porcelaine brisée, un chef d’œuvre détruit. »

UN CIEL CLAIR QUI SECOUAIT LA BOURRASQUE

Léon Daudet (2)

Nous entrons dans l’organique. L’organique des lieux et des corps. Des instants de paix et d’autres déchaînés. « Le ciel était clair comme du cristal, un cristal fluide et doré, qui secouait la bourrasque. » Le beau temps n’est pas synonyme d’apaisement et de candeur. Le soleil laisse passer ce vent à décorner les taureaux égarés. Rien ne s’ajoute et rien ne se retranche. Le vent uniquement. Mais pas n’importe lequel. Une tramontane qui met en déroute l’être autant que le non-être.  « La période de tramontane n’avait pas cessé. Cette diablesse bouffait tant qu’elle pouvait, secouant les arbres à les briser, ployant les roseaux jusqu’au sol et vidant les routes, chemins et sentiers, les « bravi gens » ne se hasardant plus au dehors que pour les travaux les plus urgents. «  Un vent à se coucher par terre » dit la langue populaire. »

NOS INSTINCTS ET NOS PASSIONS APPARTIENNENT A LA VIE ORGANIQUE

Léon Daudet (3)

Les règles de la physique ne semblent pas avoir de prise sur ce morceau de France. Nous sommes au-delà. Dans un domaine où les êtres et les choses ont leurs propres règles, leurs évolutions et convolutions particulières. C’est pour cela que le paysage ne peut se décrire qu’en métaphysicien. Le Krach boursier qui arrive n’est rien en comparaison avec ce krach des lieux et des hommes. Une anecdote, tout au plus. « Par la radio, par les cours du dollar. C’est le krach, l’épouvantable krach. Que je vous amuse ! Mes amis sont partis aussitôt, par peur que je leur emprunte de l’argent. » A quoi bon l’argent de cette Camargo, américaine perdue sur cette terre loin des contraintes et des attentes ordinaires.

Les secondes se suivent sur un fil comme des équilibristes. Il ne faut rien. Un détail et la bascule d’un temps calme et apaisé à un temps de frimas et de tension. Nous entrons dans une sorte de principe de contradiction ou d’opposition. Sur cette ligne se pose l’équilibre. Ténu et donc si beau. Les êtres peuvent basculer d’un côté ou d’un autre. « A la vie organique appartiennent nos instincts et nos passions. Les ruptures d’équilibre de cette vie déchaînent les troubles et les vices, ainsi que les maladies qui en découlent. »

Léon Daudet (4)

LA CAMARGUE PARFOIS PLUS TRAGIQUE QU’UN FILM

Dans le plat camarguais couve la passion, couve l’orage et le tonnerre, gronde le ciel. Les couteaux sont tirés, les fusils astiqués. Le coup peut partir maintenant ou jamais. Le calme n’est pas là où l’on croit. « Je me suis aperçue, retirée en Camargue, que cette pays, qui a l’air si calme, avec ses flamands, ses canards et ses taureaux est plus animé et parfois tragique qu’un film et qu’on peut y voir des crimes affreux. C’est une pampa, avec des habitants plus intéressants et plus nobles que ceux de la pampa. Votre amitié m’a mise au courant de bien des choses, et je ne cesserai, Margaï, de penser à vous et à votre entourage. »

LES CATARACTES DU CIEL S’OUVRIRENT

Léon Daudet (5)

La Camargue n’est pas sujette aux éléments et aux passions extrêmes. Elle est la passion. Elle s’habille de contrastes. La nature qui s’emballe, les meurtres, les vendettas, les taureaux égarés, les viols, les mariages multiples, les décès romanesques, les repas pantagruéliques, les luttes communautaires. Les passions sont exacerbées. Mais quand la planète ou les armes parlent, on s’installe comme au spectacle. « Tout le monde l’imita, mais, au même moment, les cataractes du ciel s’ouvrirent et une véritable tornade s’abattit sur la Camargue avec un vacarme étourdissant. On monta aux étages supérieurs pour jouir, par les fenêtres bien closes, du spectacle… Ceux qui s’activaient ainsi en plein orage, hommes et femmes, jeunes et bien portants, donnaient l’impression de ces fresques antiques découvertes sur les murs ensevelis de Pompéi. »

UNE CENDRE TIEDE COMME LE PAYS DES MORTS

Léon Daudet (7)

Tout semble éternel et ne pas avoir changé. La main de l’homme ne semble pas avoir modifiée ce  territoire. Et pourtant. Beaucoup s’y sont laissé prendre. Et des plus célèbres. « Car il paraît que Debussy, à la veille de disparaître, songeait à un opéra sur la Provence. Il la voyait comme une cendre tiède, comme le pays des morts. C’est une vision exacte à certaines heures, mais qui, à d’autres, ne l’est plus du tout. »

La raison n’est pas de ce pays. La beauté y est si primaire, si évidente que les sens sont tendus, telles les cordes de l’arc. « – La raison, ma chère amie, est un équilibre, le plus délicat, de notre intelligence et que la brutalité peut détruire instantanément chez la vierge. Je dois rétablir cet équilibre. »

L’être le plus fort et le plus respecté peut avoir son moment de faiblesse. Il n’y a pas mort d’homme. Il suffit d’être un peu patient pour que la passion ravage la couche. « Elle fut prise d’une forte envie de rire devant cet Hercule désarmé, et lui qui avait envie de pleurer, laissant échapper ce simple mot de regret : « Ah par ezemple ! » Impuissant, il était impuissant, quand quelques minutes auparavant… ! »

LES MILLE REFLETS DU MARECAGE

Léon Daudet (8)

Ou l’être le plus puissant peut sombrer en un éclair dans ce sol mouvant. « Dans cette région difficile, où le sol enfonce, où l’enlisement est fréquent… » Lentement, le sol appelle, la terre reprend. Elle sait attendre en sachant que l’heure viendra, lors d’un instant d’inattention, de vengeance, de vendetta, de précipitation. « C’est à ce moment que germa, dans l’esprit ardent du gibbous, la pensée de supprimer l’amant du Margaï, par le moyen du marécage, qui luisait alors de mille reflets. » Et cet enlisement n’est autre qu’une complète disparition comme si l’être n’avait jamais existé, comme si la terre et la mère ne l’avait jamais porté.

LE SUAVE CREPUSCULE AUX SAINTES-MARIES

Et quand l’homme de ce pays si inquiet, se retrouve le soir, une nouvelle teinte apparaît. Même en plein jour, les contrastes sont si puissants, que les ombres englobent malgré la chaleur accablante. Et quand vient le soir, les ombres danses et s’érotisent, habillent les corps encore chaud de la journée. En jouant avec les corps, la nuit s’amuse avec les âmes. Ces âmes qui glissent sur les lignes des ombres. « Alors on entendit la fraîche voix, pimentée d’anglicisme, de la Camargo : « Je suis, moi, pour le crépuscule, comme nous disons le twilight. C’est l’heure indécise où l’on veut et où l’on ne veut pas, où l’on sait et où l’on ne sait pas, où l’on croit qu’on va tout comprendre et où l’on ne comprend pas. Les souvenirs se délient, ceux qui font peine et ceux qui font joie. Nulle part je n’ai vu le crépuscule aussi suave qu’aux Saintes-Maries, si ce n’est en Ecosse, à Inversnaid, où tout est comme des ombres. »

Les souvenirs et les langues se délient. Elles se délieront jusqu’à l’aube. Et encore… N’entendez-vous pas ces chuchotements et ces éclats de rire. Ils préparent les grandes actions et les grands moments de ce lendemain déjà bien entamé. « Que restera-t-il à faire quand il n’y aura plus rien à dire ? » (Mistral)

Et le Logos se prend les pates dans les plantes de l’étang des êtres. Ce logos qui plonge, au fond, dans l’étang du Vaccarès et qui prend les choses et les relient sans cesse aux êtres. Indéfiniment.

Jacky Lavauzelle

EUGENE DABIT : ÂMES DE VAINCUS DEBOUT ! (AU PONT-TOURNANT )

Eugène DABIT
AU PONT-TOURNANT
(1932)

 Âmes de vaincus

DEBOUT !

 Dans le premier acte règnent les habitudes. Les habitudes du samedi. Celles du dimanche et celles des autres jours. Tout semble si bien huilé. « Ça fait un bail que j’y vis ».  « C’est samedi, voyons ! Les clients ne tarderont pas à venir faire leur manille. » Comme tous les samedis ! Tout pourrait ainsi continuer. Jusqu’à la mort pour les uns, jusqu’à la retraite pour les autres. « Qu’est-ce qu’il nous resterait si on n’avait plus d’endroits où bavarder, jouer la manille, rêver en sirotant un petit verre ?»

VERS LE PRECIPICE, TOUT EN DOUCEUR

Pendant que le bar s’endort dans le courant lisse, les murs se fendillent. « Les camions l’ébranlent déjà assez ! Au premier dans la façade, j’ai une fente longue comme le bras. » Mais dans les rituels, personne ne se rend compte de rien. Et pourtant certains êtres, François, le fils des patrons, et Pierre, jeune électricien, se lézardent déjà par rapport à cette petite communauté du Pont-Tournant. Ils vont vers le précipice, mais en douceur, tranquillement. Comme si tout était normal.

ILS SONT CRAMPONS LE SAMEDI !

Et les êtres sont pris dans ce cercle de ce siphon. Ce n’est pas pour rien que cet hôtel se nomme le Pont-Tournant. Ils ne sont ni sur une rive, ni sur une autre. Et ils se cramponnent au pont, comme ils se cramponnent au comptoir ou à la manille. Comme ils se cramponnent au samedi où la soirée peut se prolonger plus longtemps pour cause de lendemain non travaillé. Ils résistent. « Ils sont crampons le samedi. (Un coup d’œil à la pendule.) Eux s’en foutent si j’écope une contravention… »

FAUDRA SE DEBROUILLER !

Dans ces régularités habitent les débrouilles, les démerdes et les systèmes D. « Il a su se débrouiller au début, un Parisien de la rue Saint-Maur ? ». Ce système qui guidera presque tous les personnages jusqu’au troisième acte. « Tiens, François, la même histoire qu’au régiment et que pendant la guerre : le système D » (Acte III) « Quel grabuge alors, les copains ! Faudra se débrouiller. » (Acte III)

JE NE VAIS NULLE PART

Mais ce tout premier  acte est celui des impasses. Des impasses circulaires, où l’on ne sort jamais. Un peu comme le sketch de Raymond Devos sur l’automobiliste pris dans l’absurdité d’un rond-point et ne pouvant sortir. Des chemins qui ne mènent nulle part. Ils vont en boucle. Et l’animal se mord la queue. « Je ne vais nulle part » dit le père Chassin, le vieil imprimeur. Et personne ne va ailleurs que dans la routine. Au pire, le système débrouille entraîne-t-il dans la vadrouille. Marie ne dit pas mieux : « Vous avez vadrouillé ce mois-ci. D’un temps pareil vous n’êtes pas plus tranquille au Pont-Tournant. »

LE DEVOIR : C’EST DE RESTER Où L’ON EST

C’est tout cela que refuse François. Il veut sortir de ces sables mouvants qui l’entraînent toujours plus bas. Même si Lucienne, amoureuse, lui répète à l’envi de rester parmi eux. Pourquoi partir, puisque la paix se trouve ici. « Le devoir, c’est de rester où l’on est…, de ne jamais trahir personne…, de ne pas m’abandonner. »

IL Y EN A TANT QUI COULENT LENTEMENT VERS LE FOND

Mais François n’en démord pas. Il n’y a pas que le canal tout proche qui happe les gens et les engloutit, il y a cette foutue habitude qui colle à la peau. L’explication se fera dans sa longue tirade de la scène VII : « On me connaît trop dans le quartier, on m’y a vu jeune homme. Moi-même, si je n’y prenais garde, je serais vite emporté, mangé par les habitudes, la vie agréable. J’ouvre l’œil. Il y en a tant qui s’endorment sans savoir, qui coulent lentement vers le fond, comme une barque pourrie par les vers. J’ai peut-être plus peur de cette déchéance que de la mort, et, quelquefois les parents, une femme, manger à sa faim, être heureux, poussent vers elle. Si ce n’est pas la déchéance, c’est une sorte de diminution… »  

Le départ est inéluctable. Ce sera le second acte. Et l’ensemble qui paraissait harmonieux explosera jusqu’à la bataille générale. Personne, à part Pierre et Lucienne, ne l’a vu venir. Comme si un élément en moins et tout ce bel édifice s’en trouvait fragilisé. Entre le départ de François, la tentative de suicide de Lucienne, le vol des deux mille francs du père Maleplane, tout part en éclat.

SI ON S’ARRÊTE, ALORS ON SENT LA FATIGUE

Ce sera l’occasion d’un grand nettoyage. Faire partir tous ces clients importuns. Mais ce sera l’occasion de se réveiller de cet interminable sommeil. Les êtres se révèlent et se réveillent. Marie, la mère, change radicalement. Elle pousse tous les autres. « On ne va pas se laisser abattre…lutter. » Et lutter malgré tout ce temps qui a coulé sous le Pont-Tournant. Malgré la fatigue. « A notre âge, tant que ça marche, ça va ; si, pour une raison ou une autre, subitement on s’arrête, alors on sent la fatigue… Au fond, toi, ça t’amuse d’être au comptoir, de voir du monde, de discuter ; moi, je suis lasse de vos discours, de vos cris, de vos allées et venues. » Il n’est que trop temps de quitter les lieux, de vendre, de changer, à l’image de François. Même si c’est, peut-être pour se retrouver seul. Qu’importe ! «On ne vivra pas tellement vieux, je le souhaite. Rester, parce que nous voyons du monde ? Je n’ai pas peur de vivre seule, Adrien. »

Et vient le dernier acte. Le troisième. Celui de l’enfant prodigue. Le fils perdu enfin est de retour. Après une longue absence…d’une semaine. Mais cette semaine, si courte dans le temps a révélé les véritables failles et les attentes de tous. François revient avec les idées claires. Pierre repart avec de véritables motivations. Les parents vendent l’affaire pour refaire leurs vies. L’argent n’a pas une importance considérable. « On ne s’en va pas avec une fortune. A notre page, il ne nous faut pas grand’chose pour vivre. Et nous serons seuls, nous pourrons même faire des économies, mais pas comme le père Maleplane. »

NOUS AVONS EU ETERNELLEMENT DES ÂMES DE VAINCUS

Il n’y a plus de système D. Chacun a sa route. Même s’il ne s’agit pas d’une autoroute. Même si c’est un petit chemin vicinal, une petite route de campagne. Tant que ce chemin permet d’avancer. Même si le pas n’est pas un pas de géant. Qu’importe !  « Pour les débrouillards, la partie sera perdue d’avance. S’unir. Combattre. Ce n’est pas nous qui avons souhaité la bataille, tous les témoignages sont là pour dire que nous avons eu éternellement des âmes de vaincus. Mais, mort pour mort, mieux vaut que nous tombions pour notre cause que pour celle de nos maîtres. »

ET MAINTENANT, VOUS AVEZ DES HOMMES

Il suffisait de s’unir. Mais pas s’unir pour vivre de broutilles et d’embrouilles. Les êtres se lèvent. Ils sont désormais debout. La tête haute. Ils pourront désormais voir plus loin. « Au lieu d’avoir devant vous des gaillards qui ne songent qu’à boire, crénom, vous avez des hommes ! »

Il faut changer de lieu, changer de vie. Même les verres. C’est mieux pour changer le présent et préparer l’avenir : «  Donne des verres propres, qu’on boive à notre avenir à tous ! »

Santé !

Jacky Lavauzelle