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PAUL HEYSE ou LE BALANCEMENT DES HUMEURS (L’ARRABBIATA, LE GARDE-VIGNES, RESURRECTION)

PAUL HEYSE (1830-1914)

L’ARRABBIATA (1855)
LE GARDE-VIGNES (1855)

RESURRECTION (1855)

Heyse Artgitato

Le balancement des humeurs

Paul Heyse saisit des êtres,

dans la nouvelle, courte et condensée, qui possèdent en eux des cassures certaines.

LE BALANCEMENT DES CULTURES

Il les place dans des univers que parfois tout oppose. Mais ces divergences n’en sont jamais vraiment tout à fait. Une harmonie tend à régner et à cicatriser. Il faut chercher dans le parcours et dans la vie de Heyse, ce goût pour les brusques changements de braquet.

Depuis son enfance, il jongle entre sud et nord de l’Europe. Allemand du nord, originaire de Berlin, il travaille à la Cour de Bavière, voyageant à de multiples reprises en Italie, Naples, Venise, le lac de Garde, traduisant Leopardi et d’autres poètes italiens.

Pour l’Italie, la lumière franche, la vélocité et l’énergie, à l’image de Laurella qui descend des hauteurs de Sorrente, « On pouvait apercevoir, en haut, une jeune fille svelte, qui descendait rapidement les escaliers et faisait signe avec un mouchoir…elle avait seulement une façon distinguée, quoique un peu sauvage, de jeter la tête en arrière, et les noires tresses qu’elle portait enroulées sur son front, lui faisaient comme un diadème» (L’Arrabbiata).

Pour l’Allemagne, ou l’Autriche, la réflexion, la gravité, la lenteur et la profondeur, « Les derniers bruits de la ville où le travail cessait de bonne heure, les derniers sons des cloches s’éteignaient doucement ; bientôt on ne distingua plus que le bruissement rapide des eaux qui descendaient de la montagne…vers onze heures, le silence devint plus profond encore, et la nuit noire, lourde, sans étoiles, sans le moindre souffle d’air, étendit ses vapeurs humides et chaudes sur la terre… » (Le Garde-vignes)

LE BALANCEMENT DES COULEURS


Paul Heyse aime animer ses nouvelles par des bouleversements rapides des sentiments des personnages, à travers une palette de noir, de rouge et de blanc, et de temps en temps de gris. Les couleurs sont franches comme les sentiments. Le fade n’existe pas. Il ne convient pas à la structure même de ses nouvelles.

C’est l’occasion, dans le rouge du sang et le noir des humeurs, de faire saisir le manque. Dans ce manque, les personnages trouveront la possibilité d’agir, même s’il faut passer par la crise d’un épisode tragique.

LE BALANCEMENT DES COEURS

Il ne dépeint donc que des hommes et des femmes à la limite, avec une fracture, une énigme. « Le prêtre s’aperçut qu’il avait mis le doigt sur une blessure profonde. »  (Le garde-vignes). Ils se retrouvent dans une nécessité qui relègue le libre-arbitre un peu plus loin. Ils suivent leur destin, les saltners…, « Le jour et la nuit, sans repos ni trêve, sans que le dimanche même leur apporte une heure de liberté, les saltners, ces épouvantails vivants des oiseaux, parcourent chacun le district qui lui est assigné » (Le Garde-vignes),  …comme les travailleurs de Capri, comme Taddeo qui garde la Citadelle et qui accueille Eugène, l’officier, « La souffrance et une sorte de colère sourde contre le destin donnaient à la physionomie quelque chose de sinistre. » (Résurrection).

Mais cette tragédie ne dure pas si longtemps, et elle est contrebalancée elle-aussi par une fin le plus souvent heureuse. Toujours ce mouvement de balancier que Heyse propulse dans son récit« Mais bientôt sa voix retentit pleine et joyeuse dans la vaste nef, et quand l’orgue se fit entendre, il leva ses regards vers le ciel, invoquant avec ferveur les bénédictions d’en haut sur la tête d’Anna et sur celle des deux jeunes gens qui se tenait à ses côtés. » (Le Garde-vignes).

Pour les dépeindre, il les place donc dans des lieux magnifiques mais inquiétants, la mer qui sépare Sorrente de

ET PARTOUT DES VAPEURS

Capri, les montagnes du Tyrol. Le danger est latent, il plane, s’engouffre, envahit. Les êtres y sont plongés, ne pouvant rejeter le lent cheminement de la tragédie.  « Au sud du Tyrol, à l’endroit où le lac de Garde prolonge jusque dans les montagnes ses rives pittoresques, un vieux château se dresse fièrement sur une pointe du rocher, pareil à un nid de mouettes accroché à un écueil. » (Résurrection). L’Arrabbiata s’ouvre sur la terrible protection du Vésuve, « Une large couche de vapeurs grisâtres s’allongeait sur le Vésuve en descendant de Naples, et mettait dans l’ombre les petites villes de cette partie de la côte. » Dans le Garde-vigne, les vignobles sont généreux, les ceps magnifiques. Tout est pour le mieux, le Saltner veille, les raisins attendent les mains prochaines des vendangeurs… mais la chaleur est là, enveloppante et étouffante, menaçante, « aucun souffle n’agitait l’air sous ces voûtes de feuillage, aussi la chaleur y était-elle énervante, et si, pour respirer plus librement, on s’approchait des petits escaliers de pierre brute, qui conduisent d’une pièce de vigne à l’autre, on sentait une mer de vapeurs embrasés vous peser lourdement sur la tête et la poitrine. »  La vapeur est partout, remplit les hommes et l’espace, elle n’aura plus qu’à laisser le temps la dissiper au large…

DES CHANGEMENTS BRUSQUES EN OPPOSITION

Dans ces espaces, les sentiments sont compressés par la vapeur comme par le récit court de la nouvelle. L’action va vite, les changements sont brusques et soudains. Dans ces poèmes déjà, Paul Heyse évoque ces ruptures.

« Une nouvelle vie commence, un nouvel amour, un nouvel enfant :
J’étais si vieux déjà – me revoici tout jeune…
J’étais muet déjà – et je chante à voix claire…
J’étais déjà cynique – et me voici pieux… »

Ou encore :

« Cime et bas-fonds ont leurs joies et leurs peines,
Repousse l’envie insensée :
A d’autres maux sont liées d’autres joies. »

Et enfin :

Ah, l’amour et le bonheur
Passé comme un rêve!
Attention, attention,
Donc, les choses sont en cours d’exécution:
Fleurs et blessures

LA FAILLE TOUJOURS PROCHE

L’éruption est toujours proche. Le cœur palpite et la tempête s’installe dans le cœur du bel Antonino. « Mais lui la battait que le cœur m’en brisait… Mais quand il la voyait à terre, il changeait tout à coup, la relevait l’embrassait tant qu’il l’étouffait presque. »  (L’Arrabbiata). Les hommes d’église, comme le curé de Capri ou le vicaire de Méran, connaissent ses tranformations mieux que quiconque. « Le vicaire continua sa route…mais l’habitude d’assister aux tempêtes de l’âme. » (Le garde-vignes)
La nature est aussi annonciatrice des évènements à venir. La montagne que l’ont gravie apaise, « Barberine voulait-elle l’attirer sur la montagne pour soulager son cœur ? » (Résurrection), La mer ou les nuages dans le ciel sont le signe d’une prochaine tempête, qui en fait se produira sur le bateau, « Il a dit à l’hôtesse de l’Osterie que le temps l’inquiétait, quoiqu’il fût clair ; qu’il connaissait cette couleur du ciel et de la mer. Ils avaient cette apparence avant la dernière grande tempête pendant laquelle il avait eu tant de peine à ramener à terre cette famille anglaise. …Ils étaient assis dans le bateau comme des ennemis acharnés. Le cœur leur tremblait terriblement fort. La figure, tout à l’heure bienveillante d’Antonio, était très rouge. Il frappait sur l’eau si fort que l’écume le couvrait, ses lèvres tremblaient comme s’il murmurait de mauvaises paroles. » (L’Arrabbiata)

LE CALME APRES LA TEMPÊTE

La tempête des sentiments se calme tout aussi rapidement qu’elle a commencé. Les nuages partent comme par enchantement. Les coups donnés à la mère sont suivis par les regrets du père. « Il faisait des yeux comme mon père quand il demandait pardon à ma mère, et voulait la prendre dans ses bras pour lui dire des bonnes paroles. Je connais ces yeux là. Celui-là aussi sait les faire, qui a le cœur de battre la femme qui ne lui a jamais fait de mal. » (L’Arrabbiata)

« Qui aurait pensé, se disait-il, que Dieu saurait émouvoir si vite cet incroyable cœur ? Je me faisais des reproches de n’avoir pas combattu plus vivement le démon en courant vers elle ; mais les yeux ont la vue courte pour les chemins du ciel. » (L’Arrabbiata)

« La crise à laquelle avait succédé un repos rafraîchissant, exempt de souvenirs, se manifestait encore par le battement plus précipité des artères, et la vue de ce visage plein de calme et d’innocence augmentait le trouble du jeune homme. » (Le garde-vignes)

« Mais, cette nuit-là, un éclat extraordinaire les animait : le visage de la tante Anna semblait rajeuni, ses joues s’étaient colorées, et elle marchait d’un pas si rapide que Rosine avait peine à la suivre. »(Le garde-vignes)

Un regard, un mot peuvent être à l’origine du bouleversement ; des paroles peuvent calmer aussi. « Ces paroles produisirent sur Moïdi une impression profonde. Depuis ce moment, elle parut complètement changée… A vrai dire, Moïdi était assez noire pour deux, et les ombres de son teint pouvaient contrebalancer l’éclat trop vif de celui de son fiancé.» (Le garde-vignes)

« La tendresse impétueuse que sa fille témoignait au pauvre déshérité avec toute la fougue de son caractère, parut augmenter la colère de Moïdi et faire naître dans son âme une jalousie sombre et mauvaise. » (Le garde-vignes)

« Oui, souvent quand elle était saisie d’une émotion soudaine, son rire joyeux se changeait en une contraction nerveuse qui se terminait par une crise violente …André n’avait pas eu à se reprocher d’être cause de ces terribles accès ; on le faisait venir au contraire pour chasser le mauvais esprit. » (Le garde-vignes)

« Une métamorphose complète semblait s’opérer sur lui, son visage avait pris une animation soudaine, la vigueur et l’éclat de la jeunesse brillaient de nouveau sur ses traits. » (Le garde-vignes)

« Après son départ, je me mis à sangloter, puis à chanter si fort que l’on aurait dû m’entendre de Méran. » (Le garde-vignes)

LA CONGRUENCE DES LIEUX ET DES ÊTRES

Les personnages de Heyse sont de véritables caméléons. Ils ressemblent à leur paysage. A ne plus savoir, si le paysage les a forgés, ou s’ils ont trouvé le lieu qui convenait le mieux à leur caractère. Cette congruence entre les lieux et les êtres est constitutive du roman ; elle se retrouve à chaque instant,  « au lieu de descendre dans le jardin, la jeune femme se tenait debout, pareille à une statue, sur les marches de pierre. » (Résurrection)

Le changement peut suivre les méandres d’un chemin, d’une voie. La pensée se fait à la nature des lieux. Les ornières de Résurrection sont autant celles qui parsèment le chemin que celles qu’il devra éviter dans le château.

« Voyant que son compagnon était décidé à n’en pas dire davantage, l’étranger cessa de lui adresser aucune question ; il marchait le long du chemin sillonné d’ornières profondes, réfléchissant aux conséquences probables de la démarche qu’il allait faire…Le château avait un aspect sombre et menaçant ; ses rares fenêtres étaient fermées par d’épais volets, comme si les habitants eussent voulu rompre avec le monde extérieur… » (Résurrection)

« Il ne tarda pas à s’en apercevoir, et continua lentement sa marche, l’esprit préoccupé de la sombre énigme de la nuit. Arrivé au sommet de la chaîne de collines qui enserre la vallée, il s’arrêta et porta ses regards sur le chemin qu’il venait de parcourir. A une centaine de pieds au-dessus de lui, le château dressait ses murailles grisâtres ; du point où Eugène était placé, il pouvait embrasser l’ensemble de l’édifice et plonger son regard dans le petit jardin qui, malgré ses rosiers en fleur, éveillait des pensées lugubres comme la tombe. … Avant de n’avoir pas à se reprocher de négliger entièrement sa mission officielle, il suivit le lit desséché du ruisseau dans la direction du nord, sautant de rocher en rocher, prenant note des divers accidents du terrain, sans parvenir à calmer par le travail les pensées qui agitaient son esprit. Quelques heures plus part, il fit halte dans une maisonnette en ruines dont l’aspect suspect annonçait qu’elle devait servir d’abri aux contrebandiers plutôt qu’à d’honnêtes voyageurs. Une femme en haillons lui offrit du pain de maïs, un morceau de fromage et un verre de mauvaise piquette. Quand il eut terminé ce maigre repas, il s’enfonça dans le taillis, marchant à l’aventure et suivant d’un œil pensif les capricieuses spirales de la fumée de son cigare. » (Résurrection)

La nouvelle Résurrection s’achève avec la mort symbolique de la montre. Celle qui fut trouvée au bord du chemin cassée, Eugène a perdu Giovanna. Celle qui fut jetée dans le lac, l’histoire est finie.

« Il tira brusquement la montre et la jeta dans l’eau profonde. » (Résurrection)

Les lieux nous parlent des êtres, et les choses, du temps qui passe.

Jacky Lavauzelle

Karen BRAMSON – Le Professeur Klenow : LA LAIDEUR DE L’AMOUR

Karen BRAMSON
 Le Professeur Klenow
(1923)

Karen Bramson Le Professeur Klenow 1923 (1)

 

 

 

 


L
A LAIDEUR DE L’AMOUR 

 Dans le Temps du 31 août 1917, en pleine guerre, entre des articles sur Verdun, la situation militaire, un Hommage à l’armée de Verdun, la colonne centrale est occupée par un écrivain danois. Alors que la bataille de Verdun vient de s’engager menée par Général Guillaumat depuis une dizaine de jours focalisant l’attention des lecteurs, un critique s’intéresse à la sortie de la traduction d’Une Femme libre, le livre d’une femme, Karen Bramson.

Pour qu’un tel livre fasse la Une dans de telles conditions, il faut vraiment qu’il s’agisse d’une femme d’exception. « Mme Karen Bramson est une femme de lettres danoise, qui a donné des témoignages publics de sympathie à la cause de la France et des alliés. Elle ne fait nul mystère de ses sentiments dans son roman : Une femme libre, qui a eu grand succès dans les pays scandinaves, et qui vient d’être traduit en français ? A de bien rares exceptions près, et qui ont fait scandale, les représentants de l’intelligence, en quelque pays que ce soit, n’en ont point avec l’ennemi. Mme Karen Bramson est aussi une féministe ardente, ce qui n’est nullement incompatible avec la faculté de juger sainement la grande guerre européenne. »  

 La pièce, Le Professeur Klenow, en trois actes, est présentée le 18 avril 1923 au Théâtre de l’Odéon. Un autre journaliste du Temps, André Rivoire, accueille cette nouvelle production de Karen Bramson : « Ce drame poignant met en scène avec une rare puissance une sorte de Quasimodo intellectuel…Sobrement et fortement exposé, puis conduit par l’auteur jusqu’au dénouement avec une sûreté aussi impitoyable que celle du principal personnage. » Le personnage principal, le Professeur, est joué spécialement par Paul Reumert, un acteur du Théâtre Royal à Copenhague, « le plus réputé parmi les acteurs actuels du Danemark » (Robert de Beauplan, la Pte Illustration n°148).

 Ce critique émet alors une critique de fond sur l’œuvre : «  L’œuvre de Mme Karen Bramson s’élève fort au-dessus des productions courantes de notre théâtre. Elle ferait honneur à nos meilleurs dramaturges. Il semble, d’ailleurs, qu’elle se rattache par certains côtés, à notre tradition romantique. Ce n’est pas sans raison qu’elle a évoqué un rapprochement avec Quasimodo. Nous retrouvons en Klenow l’antithèse de la hideur physique et de la passion. Au dénouement, Klenow cesse presque d’être horrible pour atteindre à une certaine sublimité. Son amour exclusif jusqu’à la plus atroce cruauté a vaincu tous les obstacles, il a triomphé même de la Beauté. Le monstre peut provoquer son absolution tragique : « Créateur, je te pardonne ! » Mais aussi, une influence nietzschéenne se fait sentir dans la pensée de Mme Karen Bramson. Si la douce et tendre Elise est condamnée à mourir, c’est qu’elle a eu pitié. La pitié est une faiblesse qui entre en conflit avec les lois inéluctables de la nature. Klenow, dont l’égoïsme « surhumain » ignore ma pitié, reste vainqueur. Est-ce à dire que Mme Karen Bramson condamne la bonté ? Non. Mais elle ne se fait pas d’illusion sur le sort qui l’attend. Et c’est précisément ce sacrifice volontaire qui fait la grandeur d’Elise. »

Karen Bramson Le Professeur Klenow 1923 (2)

 

D’autres critiques relèvent le rapprochement évident au premier abord avec Quasimodo. C’est le cas d’André Antoine (L’Information) : « Ce qui fait la valeur de ce drame, ce que nous avons admiré, c’est la force, la profondeur et l’analyse des sentiments de Klenow, sa progressive descente vers une odieuse cruauté, l’infernale ingéniosité de la torture imposée à sa victime. Ce moderne Quasimodo apparaît aussi pitoyable et magnifique que l’autre.»

 L’œuvre présente deux personnages attachants, car mouvants : le Professeur Klenow et Forsberg, le père d’Elise (Mlle Clervanne), joué par Firmin Gémier. Elise, la fille protégée par le Professeur et le sculpteur Eric Wedel, joué par Jacquin, sont les éléments stables de la pièce, donc prévisibles. Ces deux derniers sont beaux et jeunes ; ils s’aiment. Elise et Eric sont mis en relief par les deux personnalités fortes que sont le Professeur et Forsberg. Par exemple, la description de la belle et tendre Elise se transforme dans la bouche du père en un personnage beaucoup plus complexe : « Et puis elle ressemble à sa mère, la misérable. Ce n’est pas cela qui pouvait améliorer les choses ! La même bouche vicieuse…Les mêmes yeux de colombe innocente…La mère est morte, mais elle revit dans la fille, qui doit expier. » 

Karen Bramson Le Professeur Klenow 1923 (3)

La pièce s’articule sur l’opposition des deux hommes et sur l’ascendant du Professeur sur Eric, son meilleur ami, au moins au début de la pièce, et Elise, qu’il a sauvé des mains et de la maltraitance de son père.

 Regardons de plus près ce Professeur et Forsberg. Le professeur Klenow est un homme réputé dans son Université ; philosophe, il écrit sur les femmes.   Son livre, la Philosophie de la femme, élabore une théorie sur la femme : «Le mensonge est l’élément le plus puissant de tout ce qui constitue l’être féminin. Il en est le parfum, la couleur, la splendeur et l’essence même. C’est l’étincelle qui enflamme le désir du mâle. » (Cité par Forsber à l’acte I). Cette philosophie est appliquée dans la vie et dans son raisonnement : « –Vous pensez que j’ai menti ? » (Elise)  « –Tu es femme, mon enfant. » (Klenow, Acte I)

Le reste de ses théories sont basiques comme par exemple : « C’est la loi de l’univers même. Tout est lutte entre le plus fort et le moins fort. Les faibles ont la petite consolation de croire, quand ils sont vaincus, qu’ils s’inclinent par générosité ou par pitié. » (Acte III)

 Karen Bramson Le Professeur Klenow 1923 (4)

C’est justement le mensonge, qu’il attribue à la femme dans son être-même, qui constitue le personnage de Klenow. Sa parole change du premier au troisième acte, et dans les actes eux-mêmes. Il manie l’ironie et il est très difficile de savoir ce qu’il pense. Présenté comme l’être aimant par excellence au début de la pièce, il deviendra un tortionnaire, jouant sur sa force de persuasion. La seule à lui garder de l’admiration sera sa bonne, Marie, jouée par Madame Theray. « Heureusement, monsieur ne pense pas un mot de ce qu’il dit ! » (Marie, Acte I). Il ne prend pas de gants avec elle, elle s’en offusque souvent : « C’est un peu fort, tout de même, de me dire ça à moi, qui ne pense que du bien de monsieur et à l’honneur de monsieur … Jamais personne ne m’a parlé ainsi. Trahir ! C’est beau de tenir de tels propos après tout mon dévouement…» (Acte III) Elle lui trouvera toujours des excuses, même le jour où elle se retrouve mise à la porte par le Professeur. En fait, c’est la seule qui l’aime réellement, éperdument : « Alors, c’est sérieux ? Monsieur me donne congé…après tant d’années…et tant de…affections ? » (Acte III) Cet amour de Marie pour Klenow, Elise, seule le verra : « Est-ce que j’ai détruit pour vous …un espoir ? » Cette Marie, la bonne, femme de ménage, et la bonne et honnête femme du premier acte, changera de comportements et d’attitudes dans le second acte pour accompagner Klenow, pour ne pas le perdre, jusque dans sa méchanceté : « il y a longtemps que je me suis jurée de ne jamais abandonner monsieur…le pauvre homme ! J’ai bien vu son frère qui était aveugle, lui aussi…J’ai été sûre que ce malheur épouvantable arriverait aussi un jour à monsieur. C’était la même sorte d’yeux, tout rouge…et la même façon de regarder et de clignoter. J’ai fait semblant de ne pas le croire, mais je m’y attendais tout le temps. Le pauvre cher homme. »  Et Elise de réponde : « il aurait été moins malheureux avec vous, Marie. » (Acte III)

 Klenow a une obsession : la beauté, posséder la beauté. Il est la laideur personnifiée. Il est capable de tout pour l’accaparer, payer, mentir, mourir. La beauté, dit-il est éternelle, y compris celle des corps. Lui est le corps qui se décompose, il est la finitude du réel « Une jolie femme ne devrait jamais mourir. Toute beauté devrait être éternelle, c’est la création sublime…Regarde-toi ! Tourne-toi de tous les côtés…et dis-moi si ton cœur ne va pas éclater de joie en comprenant que tu es un chef-d’œuvre de la nature, le modèle parfait du corps féminin. » (Klenow, Acte I)

 Cette beauté peut faire exploser l’ordre qui entoure si bien le professeur. Il se veut un grand théoricien et logicien de la vie. Il travaille dans une pièce « meublée avec un goût sévère, des livres et des papiers partout. » (I)… « Vous savez combien j’aime avoir tout en ordre. J’achète toujours deux parapluies à la fois, pour le cas où j’en oublierais un dans le tramway… » (Acte I) « Je veux qu’on exécute mes ordres. Si cela ne te convient pas, tu peux t’en aller. » (Klenow à Elise, Acte I). Il a ses habitudes : « Je lui ai dit cent fois qu’elle devait être là quand je rentre. » (Klenow, Acte I)

 Il manie donc le double discours et l’ironie, et, en bon philosophe détestant la laideur qu’il incarne, surtout sur lui-même. Il se moque de son corps, de ses yeux malades et apprécie les caricatures sur son personnage : « Regardez ! C’est drôle…hein. Je n’ai jamais vu une chose plus ressemblante. Voyez ces jambes tordues, ce dos de travers et cette tête en boule…Quel magnifique bouffon je fais ! Ah ! la la ! (riant amèrement.) C’est tout à fait ma délicieuse silhouette quand je descends l’escalier de l’Université, le cou dans les épaules et les doigts de pied en l’air… Le brûler ! Vous êtes folle ! C’est une œuvre d’art de tout premier ordre ! Quelques traits de crayon démontrent que je suis la créature la plus ridicule sur terre. C’est le grand art ! Je n’arrive pas dans mon plus gros livre à ridiculiser mes semblables avec une telle force.» (Acte I)  …. « Du reste, pour admirer passionnément la beauté humaine, tu n’as qu’à me regarder, moi ! » (Klenow, Acte I). Son ironie va jusqu’à la pensée de sa mort : «je m’achétera à l’avance un confortable et coquet cercueil capitonné de soie, et je me composerai une épitaphe pleine de tendres éloges…pour que tout soit prêt à temps. » (Acte I). Il sait qu’il n’est pas bon mais intéressé. En fait, les autres pensent qu’il en rajoute : « Je ne suis pas bon. Je fais ce qui me plaît, voilà tout. Si quelqu’un en bénéficie du même coup, tant mieux. » (Klenow, Acte I)

 Cette laideur met donc en relief la beauté du corps d’Elise. Il réunit les contraires. Il se joue des oppositions. Comme dans son discours qu’il aime voir affronter par d’autres esprits. Et c’est avec Forsberg qu’il s’en donnera à cœur joie.

 Leur rencontre s’opère dans le premier acte. Intéressé fondamentalement par l’argent, la présentation qui en est faite ne trompe pas : «C’est un homme de cinquante ans, pauvrement habillé ; son attitude révèle une certaine éducation, mais on lit sur son visage les traces de toutes les bassesses qu’engendre la poursuite incessante de l’argent. Il s’incline profondément devant Klenow », Forsberg se présentera comme détaché des choses si matérielles : «Je déteste l’argent, cette idoles des canailles, qui nous piétinent, nous autres grandes âmes ! … «Je comprends votre étonnement. Sous ce veston misérable vous ne pouvez deviner la chrysalide qui enveloppe un penseur mille fois supérieur à ceux qui se font habiller chez un penseur à la mode…Je sais l’impression que je fais. »  (Acte I) « Mon idole à moi, c’est la Sagesse ! » (Acte I) « Je m’incline, quoique je me sente votre égal. » (Acte I)

Voilà comment il se présenterait s’il avait une carte de visite : « ‘Théodore de Forsberg, âme noble râtée, génie philosophique avorté.’ Et en dessous…deux points…  ‘Par suite des lamentables nécessités terrestres, petit marchand de vins, mais, grâce à son sens pratique de grande envergure, fraudeur en gros…’ Car, en vertu des lois de l’instinct de conservation, je me permets de bien baptiser mon vin avec de l’eau de source. » (Acte I)

« Je veux donner à mon fils une situation importante et enviable dans la société maudite qui m’a exclu du festin. Je veux lui préparer le magnifique spectacle des dos obséquieux, courbés, tremblants devant son pouvoir de faire du mal…Ah ! Quel doux rêve ! Voilà mon secret, monsieur le professeur…voilà ce que vaut ma cupidité, mon avarice et tout le reste. » (Acte I)

 Et Klenow n’est pas mieux. L’argent pour lui, c’est Elise. Son désir, la posséder. Non pas dans sa chair, mais dans son âme. Qu’elle soit là, à côté de lui. « J’ai réussi à déchirer le voile qui enveloppait ton esprit. Je t’ai fait entrevoir ce qu’il y a de plus puissant au monde : la grande passion, celle qui ne craint rien, qui ne s’arrête devant rien, qui suit sa voie jusqu’à la mort. Prouve que ton amour est plus puissant que le mien…et tu auras le droit de me quitter. Mais tu es encore là, devant moi…Aujourd’hui, encore tu n’oses pas suivre ton désir. » (Acte III)

Karen Bramson (6)

 Mais Elise ne veut pas mourir. Elle veut vivre avec son Erik Wedel. Mais elle est prisonnière. Prisonnière physiquement, dans le même appartement. Prisonnière dans la pensée d’absolu de Kleenow. Si elle part, il se tuera. Elle aura sa mort sur la conscience éternellement. « Tant que je serai vivant, il ne t’aura pas ! » (Acte III) Elle aura tué l’homme qui l’a sortie des griffes de son père. Si elle reste, elle devra attendre les derniers jours de ce professeur qui se dit mourant. Mais l’amour possessif de Klenow le garde en vie, le stimule : « je reste encore attaché à cette existence lamentable, je supporte encore de vivre comme une misérable épave humaine, pour être près de toi, pour entendre le son de ta voix. » (Acte III)

 Mais le choix de Klenow enferme Elise, qui n’accepte ni l’un ni l’autre. Son amour pour Erik ne se sera pas rendu possible dans la mort d’un homme. Vivre avec Klenow, montre d’égoïsme, n’est pas possible non plus. « Je comprends votre force, égoïste cruel. Vous appelez cela amour, de me voler mon bonheur…de me menacer…me torturer…Il avait raison…une telle vie …est pire que la mort. » (Acte III)

 C’est donc la mort qu’Elise choisit, sa mort. Klenow regarde ce corps sans vie et murmure : « Elle est à moi…je l’ai prise…La beauté m’a été sacrifiée…Créateur…je te pardonne. »

 Sa folie des grandeurs va jusqu’à ce pardon qu’il donne au Créateur lui-même. Ce n’est plus le Pardonnez-moi ! Il prend la place du divin qui vient de recevoir sa victime en offrande. « C’est trop fou pour ne pas être vrai. » disait Klenow dans le premier acte, mais si « la Raison c’est la folie du plus fort. La raison du moins fort c’est de la folie.» (Eugène Ionesco, Journal en miettes)

 Klenow n’était ni le plus doué, ni le plus intelligent, mais le plus acharné et le plus impitoyable. Il croyait aimer. Mais à trop étreindre, il a étouffé et enchaîné l’amour pur qui naissait dans son nid. Il est désormais seul, aveugle et fou. Il n’aura plus « la petite pression amicale des doigts » mais la « main inerte ». Il ne lui reste plus, dans sa folie, que son imagination. Il faudra qu’elle soit puissante et forte pour l’emmener loin, comme dans ce début du troisième acte où il disait à Elise : « Je savoure des imaginations magnifiques ! La laideur des réalités n’a plus de prise sur moi. Je suis devenu poète, Elise. J’aborde avec avidité les impressions extérieures…je les devine…et j’en tire secrètement de superbes images. Toi, je te vois partout. Et partout tu m’accompagnes avec un tendre sourire. N’est-ce pas, je suis heureux ? Je vois tes cheveux de soie…tes yeux, ces deux saphirs…ta peau pâle comme une fleur de pommier, les lignes de ton corps sculpté comme un marbre. Tu es la dernière chose vivante que j’ai vue. Je voulais que tu fusses la dernière. L’avare veut garder ses richesses dans la tombe !… »

 Ce tendre sourire a disparu. S’il est encore là, sur ses lèvres mortes, il est pour un autre. Lui, l’avare de l’amour, n’emportera dans le tombeau que son corps mutilé, sa folie et son âme malade.

Jacky Lavauzelle

 

La Petite illustration n°148 du 9 juin 1923

Pièce représentée pour la première fois au Théâtre de l’Odéon le 18 avril 1923