Archives par mot-clé : dostoievski

L’IDIOTIE EN LITTERATURE : HASEK, CERVANTES & DOSTOÏEVSKI

L’IDIOTIE en
littérature

 

Regards croisés de

CHVEÏK, du QUICHOTTE
& du Prince MYCHKINE

Cervantes Quichotte par G Doré 1

Bienvenue dans le monde des « pauvres d’esprit » !

 

PAYS DE SINCERITE ET DE SIMPLICITE

Nous voilà en pleine Idiotie, pays de la sincérité et de la simplicité. Un pays sans contours au milieu du monde. Ce pays se visite avec la raison officielle, estampillée ‘Raison’ par les autorités médicales, psychiatrique,… Ils sont, à l’image de Baptiste, dans les Enfants du Paradis, curiosités de cirque, placés sur la scène du monde. Les images ici se courbent et se lâchent. Là-bas, d’autres s’arrondissent et éclatent. Elles sont là pourtant, toujours à côté, tout contre. Elles reviennent en boomerang sur nos têtes. Elles prennent aussi le chemin de l’enfance, de la poésie. Ces impressions parlent de nous. Ce sont nos images. Elles sont des miroirs que notre esprit traverse. Ce monde est bien habité en tous cas, nous y sommes ! En fait, ce pays a les contours du monde. Il est le monde. Nous y rencontrons des êtres fins, élancés, passionnés, attardés ou en avance sur notre temps. En tout cas, ils montrent la différence, nos différences. Allons-y ! Ils nous attendent !

Cervantes Quichotte par G Doré 2LE SENS DE LA VISITE

Nous passerons voir notre soldat Chvéïk qui doit attendre sa Pilsen fraîche Au Calice.  A trois lieues de ce vallon est un hameau, nous y trouverons don Quichotte qui a encore, je crois, aux dernières nouvelles, des démêlés, encore, il n’arrête pas celui-là,  avec un chevrier.  Puis nous rentrerons dans le château, dans l’antichambre où nous attend patiemment avec un regard aiguisé et sarcastique, notre prince Mychkine. Ces chemins s’entrecroiseront bien entendu. Pour revenir un peu plus sur notre soldat tchèque. Il y aura des retours, des impasses, bref un cheminement à l’aveugle, comme notre Brancaleone se battant seul contre un arbre, les yeux bandés.

 

Cervantes Quichotte par G Doré 3LE TRIANGLE DE L’IDIOTIE

Le prince Mychkine, Chvéïk et don Quichotte sont les trois côtés du triangle de l’idiotie dans la littérature. Le premier représente l’angle tragique, le second comique et le Quichotte la face poétique.

Les trois sont bons et ‘complétement’ sincères dans leurs aventures.

Cervantes Quichotte par G Doré 5

 

Ils ont des yeux d’enfants grands ouverts sur ce monde qui ne leur ressemble pas. Cette sincérité leur apporte moquerie et opposition, car ils disent ce qu’ils ressentent, sans détours, ni faux-semblants, ne se souciant jamais des conséquences : « que c’est sinistre ! Tu t’es sinistrement terré ici, dit le prince en examinant la pièce » souligne Mychkine dans sa visite à Parfione. Plus coquin, Chvéïk joue avec cette sincérité, « en jouant son va-tout, confesse avoir sérieusement pleuré par blague. J’ai voulu vous faire vraiment plaisir et vous prouver qu’il y a avait encore des gens bien au monde ».

Ils sont dans la vérité absolue : « Tu sais bien toi-même que je ne te trompe pas, parce que j’ai toujours été franc avec toi. Je ne t’avais jamais caché ce que je pensais » précise Mychkine à Parfione.

 

Cervantes Quichotte par G Doré 7VOULOIR APPARTENIR AU MONDE

Mychkine est le timide du groupe, il est souvent « hésitant et embarrassé ». Le jugement n’est pas évident, il lui faut du temps : « durant le trajet, il aurait le temps de prendre une décision définitive. » Il est débordé par des passions qu’il ne maîtrise pas : « il s’étonna lui-même de l’extraordinaire émotion qu’il éprouvait ; il ne s’attendait pas à ce que son cœur battît si douloureusement. » Sa timidité, sa différence le font être loin des autres, malgré son désir d’être dans le monde, de participer à son histoire. Il est seul. « Un silence général se fit. Tous regardaient le prince comme s’ils ne le comprenaient pas et ne voulaient pas le comprendre. »

Cervantes Quichotte par G Doré 8

LA FOLIE DE LA DEMESURE DU QUICHOTTE

Don quichotte, le fougueux et téméraire hidalgo, en est le parfait contraire. Il est dans le grand, dans l’immense, la démesure. Le monde est trop petit pour lui. Il fonce, s’engage, se bat. Tout est dans la rapidité et l’urgence : « j’ai livré au géant la plus démesurée et la plus épouvantable bataille que je pense jamais avoir à soutenir en tous les jours de ma vie ; et d’un revers, crac, je lui ai fait voler la tête, et le sang a jailli en telle abondance, que les ruisseaux en coulaient par terre comme si c’eût été de l’eau. » L’action est sa passion. Il se jette dans tous les combats chevaleresques, et ils sont nombreux.

 

Cervantes Quichotte par G Doré 10UNE SI SAINE INTELLIGENCE DANS CET ESPRIT PERDU

Si fougueux, qu’il passe son temps, quand il entre dans sa transe diabolique,  à traiter les autres d’anormaux et d’idiots. Il se pense le sauveur de l’humanité. « Eh bien ! Sancho, reprit don Quichotte, je dis seulement que tu es un imbécile : pardonne-moi et n’en parlons plus. » Même si, par son raisonnement et sa logique, dès qu’il s’apaise, il arrive à impressionner son auditoire : « don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et en si bons termes, qu’il forçait alors tous ceux qui l’entendaient à ne plus le prendre pour un fou ; au contraire, comme ils étaient, pour la plupart, des gentilshommes destinés par la naissance à l’état des armes, ils l’écoutaient avec beaucoup de plaisir. » Mais son argumentation se perd, et ses thèses sont si farfelues et alambiqués, que son fidèle auditoire s’en fatigue ou se moque de lui. « Toute cette longue harangue, don Quichotte la débita pendant que les autres soupaient…Quant à ceux qui l’avaient écouté, ils éprouvèrent une nouvelle compassion en voyant qu’un homme d’une si saine intelligence, et qui discourait si bien sur tous les sujets, eût perdu l’esprit sans ressource à propos de sa maudite et fatale chevalerie. »

Cervantes Quichotte par G Doré 11

QUAND LA RAISON S’Y PERD

Car la force du Quichotte est aussi sa réflexion. Sa force et sa faiblesse. Il est un esprit fin, si fin que la raison s’y perd. Il possède une vision du monde. Il a son explication. Il a construit, tel un philosophe, son système. « On peut réduire à quatre espèces toutes les races et familles qu’il y a dans le monde : les unes, parties d’un humble commencement, se sont étendues et agrandies jusqu’à atteindre une élévation extrêmes ; d’autres… »

Le prince Mychkine est un esprit moins cultivé que le Quichotte. Malgré son analyse fine, son éducation n’est pas complètement terminée : « pour moi, c’est tout au plus si j’ai reçu quelques bribes d’instruction, fit le prince, comme pour s’excuser. En raison de mon état de santé, on n’a pas jugé possible de me faire faire des études suivies. » Il veut rattraper son retard. Il revient en Russie pour participer à l’ébullition des pensées.

 

Cervantes Quichotte par G Doré 12COMMENT TUER UNE VINGTAINE D’ARCHIDUCS

Chvéïk par rapport à ces deux ovnis extrêmes, est humain, simplement humain. Ni prince, ni chevalier. Il est l’homme dans ce qu’il a de commun placé dans un événement extraordinaire. Il brille par sa normalité. Il se rapporte aux autres. Il se voudrait tellement comme les autres.  Il se fait même une règle de rapporter tous les éléments étranges et loufoques à des choses normales et tout à fait naturelles. « Ah ! Je suis très modeste, moi, répliqua Chvéïk…sérieusement, je ne comprendrai jamais pourquoi les fous se fâchent d’être si bien placés… » Jusqu’à se mettre dans la peau de l’assassin de l’archiduc Ferdinand : « Moi, en pareil cas, je m’achèterais un browning. Ça a l’air de rien, c’est petit comme un bibelot, mais avec ça vous pouvez tuer en deux minutes une vingtaine d’archiducs, qu’ils soient gros ou maigres. »

Mychkine est un être de douleur, quasi christique, « comme si dans la visite du prince il voyait quelque chose d’impossible et de presque miraculeux. »

Cervantes Quichotte par G Doré 13

UNE COMMISSION SPECIALE

POUR REFORMER LES IDIOTS

Mais Chvéïk n’est-il que ça, n’est-il au fond qu’un profond crétin ?  Il se dit crétin d’office, « – Je vous déclare avec obéissance, mon colonel, que je suis idiot ». Du moins, les autres le cataloguent ainsi : « Dites donc, ne faites pas l’idiot, hein !   – Ce n’est pas faute, répondit gravement Chvéïk : j’ai été réformé pour idiotie et reconnu par une commission spéciale comme étant idiot. Je suis un crétin d’office. » Est-il un simulateur ou est-il idiot ? Il est soit l’un, soit l’autre. Mais en tout cas, totalement.

A L’ASILE, LES PLUS BEAUX JOURS DE MA VIE !

La période ne passe pas pour être une des plus tolérantes et des plus spirituelles. Tout semble tellement dérisoire que l’esprit lui-même semble s’être fait la malle en désertant par la petite porte de derrière. Pour avoir de la tranquillité, il vaut mieux se trouver à l’arrière des lignes et des tranchées ou, s’il l’on n’a pas le choix, se retrouver avec les fous. Là, l’être est libre, totalement. « Comme je vous le dis, on y est très bien, et les quelques jours que j’ai passés dans l’asile de fous sont les plus beaux jours de ma vie… Sérieusement, je ne comprendrai jamais pourquoi les fous se fâchent d’être si bien placés. C’est une maison où on peut se promener tout nu, hurler comme un chacal, être furieux à discrétion et mordre autant qu’on veut et tout ce qu’on veut. Si on osait se conduire comme ça dans la rue, tout le monde serait affolé, mais, là-bas, rien de plus naturel. Il y à dedans une telle liberté que les socialistes n’ont rien rêvé d’aussi beau. On peut s’y faire passer pour le Bon Dieu, pour la Sainte Vierge, pour le pape ou pour le roi d’Angleterre, ou bien pour un empereur quelconque, ou encore pour saint Vanceslas. »

 

Cervantes Quichotte par G Doré 14MAIS NOUS SOMMES COMPLETEMENT IDIOTS !

Jusqu’aux aéroplanes ennemis. « Il passa aussitôt martyr, tandis que les aéroplanes autrichiens faisaient de leur mieux pour procurer cette même béatitude immortelle à des aumoniers de l’autre côté du front. »

En fait, l’idiotie est ce qui est le mieux partagé : « Jésus Maria, Chvéïk ! gémit le Feldkurat en se bourrant le front de coups de poing, mais nous sommes complétement idiots. »

Chvéïk réutilise les informations contradictoires qu’on lui donne et mais en évidence l’imbécillité de la demande : « Le médecin-major principal vint tout près de Chvéïk et lui dit : -Je voudrais bien savoir, cochon maritime, à quoi vous êtes en train de penser.  – Je vous déclare avec obéissance que je ne pense pas du tout. -…Et pourquoi, espèce d’éléphant siamois, ne pensez-vous pas, dites un peu, pourquoi ?- je vous déclare avec obéissance que c’est parce qu’il est défendu aux soldats de penser ».

Il est un miroir de l’idiotie ambiante. Il est renvoie la totalité des contours, en en faisant sa marque de fabrique. En assumant cette idiotie, d’abord il se protège et, surtout, il se promène dans cette guerre en tout optimisme. En tant que miroir, il ne peut pas voir ce qu’il fait. Tout est devenu profondément idiot. Comment pourrait-il s’apercevoir d’une quelconque action de sa part insensée : « – Veuillez me croire, s’il vous plaît : je ne me rends compte d’aucune bêtise que j’aurais faite ».

Cervantes Quichotte par G Doré 16

QUELLE CHOSE MAGNIFIQUE QUAND NOUS TOMBERONS ENSEMBLE !

Les épreuves passent sans le toucher. A chaque chose, même la plus horrible, il y trouve quelque chose de grand, de beau, voire de magnifique et de grandiose : « je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis excessivement content, répondit le brave soldat Chvéïk ; ce sera quelque chose de magnifique quand nous tomberons ensemble sur le champ de bataille pour Sa Majesté l’empereur et son auguste famille impériale et royale… »

Il réalise des petites choses étonnantes qui laissent les autres pantois, comme la réalisation du parfait grog : « Le Feldkurat en fut enchanté. « Où avez-vous appris à faire des choses aussi épatantes ? – En voyageant, répondit Chvéïk ; c’est à Brême qu’un vieux cochon de matelot m’a appris. »

La bêtise, qui lui sert de costume, le protège. C’est sa carapace, sa protection. Son bouclier. Les autres, ceux des champs de bataille, sont nus et donc, le plus souvent, condamnés à mourir ou à perdre la raison à leur retour dans la vie civile.

 

Cervantes Quichotte par G Doré4ON SE SENT COMME CHEZ SOI ! 

Ainsi a-t-il fait de l’ordre et de la propreté ses deux chevaux de batailles. Dans ce monde de désordre, rien qui ne tranquillise plus l’esprit qu’un excellent ordonnancement « En tout on voit le progrès. Il n’y a que le bureau du commissaire d’instruction, qui est un peu loin, c’est vrai ; il faut traverser trois corridors et monter un étage, mais, par contre, les couloirs sont propres et pleins de monde. Ici, on amène quelqu’un d’un côté, un autre de l’autre, et on en voit de toutes les couleurs : jeunes, vieux et de tous les sexes. A voir ça, on a du plaisir, on ne se sent pas tout seul. Et tout ça va sans se faire de bile… Il faut le dire, notre situation à nous autres prisonniers d’aujourd’hui n’est pas la même du tout. On ne veut que notre bien. » « La Cour territoriale du Royaume de Bohème, faisant office de tribunal criminel, comporte aujourd’hui comme du temps de Chvéïk une série de petites chambres proprettes où l’on se sent comme chez soi. Aussi firent-elles sur Chvéïk une impression des plus favorables. Il contemplait avec plaisir les murs fraîchement blanchis à la chaux, les grilles peintes en noir et le gros gardien en chef attaché à la détention préventive, M Demartini paré de revers et de galons violets. »

Nous sommes dans des sphères, toutes gérées par l’autorité militaire. C’est dans le profond respect des ordres qu’il s’attire les fureurs de ceux qui devraient l’en féliciter : « – Tiens, il y a une mouche dans l’encrier. C’est malheureux, même en hiver de voir les mouches dans un encrier. Quel manque d’ordre ! ». « Détours de la conversation » qui auront pour effet d’irriter encore plus le lieutenant.

Simulation et détour, voilà ce que pense la hiérarchie militaire de l’ordre et de la propreté de notre soldat. Comme s’ils n’étaient même pas sûrs eux-mêmes des obligations et du respect des consignes. Qu’un simple soldat puisse les rappeler, ça ne peut être que par dérision. Personne ne pourrait croire à de telles stupidités.

AUTREFOIS, C’ETAIT BIEN PIRE !

Pourtant, Chvéïk raisonne et analyse l’ensemble des situations. Il est un homme essentiellement curieux de tout et ouvert sur le monde, «  je suis curieux de savoir, dit Chvéïk, comment serons maintenant les enterrements militaires. » Il argumente chacune de ses pensées. Bien entendu, un ordre est un ordre, il ne le discute pas, évidemment. Il n’y a pas lieu. Sinon, chaque situation lui rappelle un événement, une personne, une anecdote. Elles sont toutes finement analysées et servent de références, et fournissent le cœur de ses démonstrations. Là, un type de Zhor, ou un certain Pivonka de Chotebor, l’histoire du marchand de charbon qui habitait sa rue. Là, une histoire de voyage. Ou encore un livre : «  autrefois, c’était bien pire. J’ai lu une fois un livre sur la question qu’administrait aux torturés le tortionnaire ou bourreau. » La politique aussi est une question d’hommes, non de discours abstraits ou utopiques. Connaît-il des anarchistes ? « Chvéïk répondit qu’en fait d’anarchistes, il en connaissait un seul qui lui avait acheté une fois un ‘Léonberg’ pour cent couronnes, en oubliant de faire le dernier paiement ».

Chvéïk ne se contente jamais d’une impression ou d’une évidence, d’un lieu commun. En cela, il est fondamentalement différent des autres. Chvéïk passe son temps à analyser, à comprendre. En cela, il est réellement différent.

Il est donc idiot dans le sens grec, ἴδιος, ce qui est propre et particulier. Il n’est certainement idiot au sens latin d’idiota pour un homme sans éducation, sot, exclu de la vie de la cité. Il en est simplement tout le contraire.

Il n’est pas rentré dans le monde des adultes et a su garder une âme d’enfant. « Chvéïk considérait la commission avec le calme béat d’un petit enfant ». Si son discours est construit, sa face n’est pas en concordance avec ses propos. Il a les yeux de l’ange de un monde de démons. Dans cette laideur, il apporte de la grâce, il est presque, parfois, christique, et semble rejoindre, en partie, le prince Mychkine : « Au moment où il proférait ses prophéties, Chvéïk était réellement beau. Sa face naïve, souriante comme la lune en son plein, brillait d’enthousiasme. Tout lui paraissait lumineux. »…

 

 Jacky Lavauzelle

Philippe Maliavine L’IVRESSE DU ROUGE Филипп Андреевич Малявин


PHILIPPE MALIAVINE
Филипп Андреевич Малявин
800px-Filipp_Maliavin_by_Filipp_Maliavin_(1869-1940)
1869—1940
L’Ivresse du Rouge

 

L’Ivresse du ROUGE

Maliavine 1906 détail

Un moment avec Philippe Maliavine, c’est un instant dans l’âme russe, dans le rouge de l’âme, dans la passion qui explose au milieu des fêtes enfiévrées, sublimant le grenat de sentiments exacerbés.

LA CHASSE A L’HOMME

Des cris dans les vapeurs d’excès, les pleurs aussi qui illuminent les lumières de la nuit. Les femmes sont là, entre elles. Elles rient déjà de la bêtise des hommes qui sont là à attendre.

“Elles connaissent le manière d’attirer les hommes pour elles, de même que pour leurs filles. Car

maliavine 6

nous, les hommes, ne savons pas et cela parce que nous ne voulons pas savoir. Le sentiment le plus désintéressé, le plus poétique, que nous nommons l’amour, dépend, non point des qualités morales, mais d’une intimité physique, d’une coiffure, d’une couleur ou de la coupe d’une robe. Elles ne pensent qu’à cela, c’est leur seule occupation. Le plus horrible, c’est de voir toutes les jeunes filles s’occuper de cette chasse à l’homme.” (Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, VI & VIII, trad. Ivan Slobodskoy)

UN ETALAGE DE PRODUITS GASTRONOMIQUES

Oublions les gris, les rouges timides et les tons pâles des Kuindzhi, Terk, Harlamoff, Bilibine, Musatov, Repine. Seuls Andréi Lanskoy ou Abraham Arkhipov, soutiennent la ferveur des couleurs et des tons larges, somptueux et généreux. Mais retournons à la fête. Tout dépend donc d’une couleur. Il s’agit de ne pas se tromper. Prenons donc celle de la passion, de la vie, du désir. Evidemment, nous prendrons le rouge…

“Les hommes font naître en moi une curiosité malsaine…et très vive. Je suis jolie, voilà mon malheur ! Au lycée, en seconde, les professeurs me gratifiaient déjà de tels regards que j’en avais honte et que je rougissais, ce qui semblait leur faire grand plaisir : ils souriaient comme des gourmets devant un étalage de produits gastronomiques. » (Maxime Gorki, Les Estivants, Acte III, trad. Genia Cannac)

Maliavine Jeunes Paysannes

A S’EN PEINTURLURER L’ÂME

Mettons du rouge, sur les lèvres et sur la table, sur nos joues et sur nos robes. « Elle a l’habitude de se mettre du rouge sur la gueule…et elle veut s’en peinturlurer aussi l’âme…y mettre un peu de fard. » (Maxime Gorki, Les Bas Fonds, Acte III, trad. Genia Cannac)

Les filles sont là, toutes là, devant nous, franches. Elles ne détournent pas la tête, ni ne baissent le regard. Pas de temps à perdre ! Elles ont mis le rouge, du rouge avant tout. Tout ce soir captera la lumière et les yeux. Il n’y en aura que pour elles. Loin le travail du jour et des champs. Loin le froid de cet hiver qui jamais ne finit. Ce soir, elles le savent, ce sera le bon soir.

 “Le malheureux ne savait où donner de la tête pour dénicher les camélias en vue du bal d’Anfissa Alexéïevna… Pour faire son effet, Anfissa Alexéïevna désirait des camélias rouges.” (Dostoïevski, L’Idiot, I, XIV, trad. A. Mousset)

VERS LE DOULOUREUX TREPAS

Peu importe, si la luxure est un vice, Dante ne la décrit-il pas qu’au début de l’Enfer, qu’au deuxième cercle seulement. Satan est bien loin, au fond de ce cône. Il peut attendre, nous ne risquons pas grand chose. Peut-être, seulement sentir quelques relents de son haleine fétide.  Rions et profitons. Oublions, tant qu’à l’heure, belles encore nous sommes.  “Poète, volontiers je parlerais à ces deux-ci qui vont ensemble, et qui semblent si légers dans le vent…Si fort fut mon cri affectueux. O créature gracieuse et bienveillante…Hélas, que de douces pensées, et quel désir les ont menés au douloureux trépas !” (Dante, L’Enfer, Chant V, trad. J. Risset)

Maliavine Le cri 1925

Mais au diable les tourments et que nous importe demain. La fête bat son plein. Les serveurs et les danseurs nous attendent. Pensons à cet instant suave et joyeux. Les copines attendent. La fête ne fait que commencer. La nuit sera longue. N’entendez-vous pas la musique ? Laissez-vous emporter, prenez le ruban rouge et laissez-vous guider !

TE CEINDRE DE MON RUBAN ROUGE

Oustienka était une jolie fillette, petite, grassouillette,

Maliavine Le Peintemps 1927

vermeille avec de petits yeux bleus, joyeux, un perpétuel sourire sur ses lèvres rouges, perpétuellement en train de rire et de bavarder.” (Léon Tolstoï, Les Cosaques, XXV, trad. Pierre Pascal)…” Puis, clignant des yeux, haussant les épaules et esquissant un pas de danse, il chanta : je t’embrasserai, t’enlacerai, je te ceindrai d’un ruban rouge. Je t’appellerai : cher espoir !” (XXVIII)

Au diable les mots ! Rentrons dans la danse !

Jacky Lavauzelle

**************
Philippe Maliavine

Ivan BUNIN – La triste et ennuyeuse valse des oisifs

Ivan Bunin (Bounine)
Иван Алексеевич Бунин

LE SACREMENT DE L’AMOUR
(L’Amour de Mitia)

  à partir du Portrait de Bounine par Tourjanski

La triste valse
des oisifs

Ivan Bunin n’aimait pas Dostoïevski : «  tous ces détraqués qui peuplent les romans de Dostoïevski, ces bavards prétentieux, ces inventeurs d’idées fausses, je les ai en horreur…Mais ses tableaux sur la misère humaine sont saisissants. Pour vous faire voir la laideur et la tristesse des décors de la vie, Dostoïevski n’a pas son pareil. »

LES ROMANS DE DOSTOÏEVSKI MAL ECRITS !!!!!

« C’était sa bête noire et sans se lasser il revenait à ses romans pour s’efforcer de démontrer à quel point ils étaient mal écrits, mal pensés, mal faits. » souligne encore George Adamovitch (La vie et l’œuvre de Ivan Bunin).

En effet, Bunin n’est pas Dostoïevski. Le combat est déloyal. Une sardine peut-elle avaler l’océan ou le brin d’herbe fouetter le chêne centenaire. Une phrase de Dostoïevski  nous plonge dans l’histoire de l’homme, dans ce qu’il cache et ce qui l’obsède et le torture au quotidien. Il parle de l’homme et de ses faiblesses. Il parle dans chaque phrase à la terre entière. Il nous parle à nous.  A qui parle Bunin ?

LA PASSION ET L’ENNUI

Dans Le Sacrement de l’amour, Bunin conte la rencontre amoureuse entre Katia, actrice polonaise, et Mitia, jeune noble. Un amour de deux oisifs qui se torturent, du départ de Mitia dans sa propriété familiale et de la cristallisation de cet amour, et de son attente, une interminable absence que Bunin, dans sa passion va arriver à nous rendre passionnante.

Ces êtres sont dans l’immobilité et l’oisiveté. Ils vivent dans leur ‘passion’, comme étant leur unique souci. Ils se pâment, enragent, attendent. Mitia passe plus de temps à contempler le crépuscule qu’à regarder les gens vivre autour de lui. Dans une grandiloquence affectée. Bunin veut positionner cet amoureux éconduit dans la sphère dramatique. Il utilise alors un mélange d’âme, la belle âme, et de corps, de longs corps dans l’attente, eux aussi.

ET L’AMOUR, ET LE CORPS, ET L’ÂME …

Alouette, gentille alouette

L’épisode du baiser sur le gant et des fragrances qui restent encore sur les lèvres de Mitia, se résume à : « le parfum de ce gant, n’est –ce pas aussi Katia, l’amour, l’âme, le corps ? …  tout cela est amour, tout cela est âme –et tout cela est torture- et tout cela est joie ineffable ! »Nous sommes si loin, à quelques milliers de galaxies, d’une description fine et chirurgicale d’un Proust, qui aurait fait de cette expérience, une sensation unique.  Bunin devait avoir des frissons en écrivant de telles phrases. Frissons qu’il aime affubler à son héros, Mitia. En fait, l’analyse des sentiments se fait à travers des descriptions de sa peau, il frémit, il frissonne.

A l’intérieur, ça semble assez inoccupé en fait. Avec des réactions toujours exacerbées : je t’aime, tu m’aimes, je te quitte, je te tue. Comme souvent dans cette littérature, le pistolet permet de résoudre finement la problématique de ces sentiments courroucés. Dans le Journal d’un écrivain, les odeurs sont autrement décrites par Dostoïevski : « J’ai accompagné le corps jusqu’au cimetière. On s’est écarté de moi : on trouvait, sans doute, ma tenue trop peu luxueuse. — Au fait, il y avait bien vingt-cinq ans que je n’avais mis le pied dans un cimetière ; ce sont des endroits déplaisants. D’abord, il y a l’odeur ! … On a porté à ce cimetière, ce jour-là, une quinzaine de morts. Il y a eu des enterrements de toutes classes ; j’ai même pu admirer deux beaux corbillards : l’un amenait un général, l’autre une dame quelconque. J’ai aperçu beaucoup de figures tristes, d’autres qui affectaient la tristesse et surtout une quantité de visages franchement gais. Le clergé aura fait une bonne journée. Mais l’odeur, l’odeur ! … Je ne voudrais pas être prêtre et avoir toujours affaire dans ce cimetière-là. »

LA BOUEE MITIA NOUS EMPORTE DANS LE NAUFRAGE

En fait, en lisant Bunin, nous aimerions qu’il s’attarde sur cette vie qui grouille, tout autour, à Moscou, dans la gare de Koursk, car « pourtant, il y avait beaucoup de monde et d’animation », cette foule « immense et laide qui assiégeait le train, parmi les porteurs qui, avec des cris avertisseurs, poussaient bruyamment leurs chariots chargés de bagages. » Mais Bunin est un fieffé coquin, il retourne à Mitia comme le noyé retourne à sa bouée.  Un conseil : ne pas lire Bunin d’une seule traite, en apnée. Prenez avec vous quelques phrases de l’Idiot ou des Frères.

Mais Bunin est noir ou blanc. Il manque de gris et le gris, dans toutes ces nuances, c’est la vie. Il s’attarde aux sautes d’humeur de Kitia, à sa dualité,« Il lui semblait qu’il y avait deux Katia », « un mélange de pureté angélique et de perversité »,  à la jalousie, « il était jaloux de tout et de tous », et bien entendu, à la haine, « alors, il éprouvait pour Katia une haine violente et une répulsion presque physique ». C’est classique. Ça pourrait être efficace. Ça ne l’est pas !

UNE LENTEUR EXASPERANTE !

Mais le plus énervant, c’est ce Mitia. Il décide, fatigué, « perdu de douleur » qu’il est de disserter sur l’incompréhension de son amour, de se retirer dans la propriété familiale, à la campagne. Notre grand escogriffe, avec sa « sensibilité infaillible des natures jalouses » passe son temps à faire le chemin entre sa chambre et la poste où il attend la lettre de sa tendre et chère. Le moindre mouvement le fatigue, même s’il se permet de trouver que le cocher, qui le conduit, a « une lenteur exaspérante. » C’est notre Mitia qui est exaspérant, totalement.

MAIS QUAND LA LETTRE ARRIVERA-T-ELLE ?

« A la campagne la vie débuta par des jours paisibles et délicieux », et le roman continue dans cette excitation indescriptible, … »et « les jours passaient, se succédaient, mais il n’arrivait point de lettre. ‘Elle arrivera, elle arrivera !’ se disait Mitia, mais elle n’arrivait toujours pas », …  « et souvent, pendant des heures entières, il ne sortait pas du calme ensoleillé de la bibliothèque, restant assis immobile dans un fauteuil, près de l’armoire ouverte, et se torturait délicieusement à lire et à relire »…  « un jour, ayant fait sa sieste après le dîner, – on dînait à midi, – Mitia sortit de la maison et alla, sans se presser, dans le jardin »… « il avait trop honte de rester chaque matin, sur la terrasse ou au milieu de la cour à attendre vainement… »…. « le jour, il dormait, puis se rendait à cheval au village où il y avait une gare et un bureau de poste. Les journées continuaient à être belles ». Ça c’est du scoop, du grandiose, et en plus quel suspense. Bien entendu, il y a des moments où Bunin nous surprend. Il va jusqu’à la folie descriptive et délirante : « le lendemain, il se leva très tard. Après le dîner il resta sur la terrasse, tenant un livre sur ses genoux ; il regardait les pages couvertes de lettres et pensait confusément. » Et à quelle question existentielle pensait donc notre héros ? A celle-ci : « Faut-il aller ou non à la poste ? ». Ce n’est pas du « Être ou ne pas être ». Mais là, respect, Bunin a fait un effort surhumain. Et quelle question ! Je n’en dors toujours pas !

LE VISAGE CONTRE L’OREILLER.
Bunin a osé !

Bunin apporte toutefois de la précision scientifique dans ce non-livre. Car la question que nous nous posons, c’est à quelle heure se déplaçait-il enfin, dans ces escapades incessantes ? « Vers onze heures, il alla dans le jardin, à pas lents, essayant de prendre l’air un peu ennuyé de quelqu’un qui se promène par désœuvrement. » Ah !

Mais que fait-il donc après son si dur labeur. Cette escapade n’est-elle pas trop épuisante ? Et si ! « Rentré à la maison, Mitia alla dans sa chambre et se coucha, le visage contre l’oreiller. » Bien entendu, tout est dans la position du visage. Pensez-vous ! Contre l’oreiller… Cachait-il sa honte, sa faute ????

Et nous le suivons, suivons…du lit à la cour, de la cour au jardin, du jardin à la poste et de la poste au lit. Et même pendant sa toilette. Moment émouvant, la toilette. « Sans se presser, il fit sa toilette, s’habilla, but un verre de thé et alla à la messe. » Ouf ! Tout ça ! D’un seul coup d’un seul. S’en remettra-t-il ?

Bien sûr qu’il y a une histoire. A la fin, Mitia, enfin !, se demande s’il doit continuer son périple postal. Là, c’est le dur du roman. Il faut se tenir et s’y tenir, ce n’est pas le moment de flancher, et ne pas être trop sensible, surtout, (âme sensible s’abstenir) : « après le dîner, il resta sur le balcon, étendu sur un canapé de paille, les yeux fermés…à côté de cela une autre question le tourmentait : fallait-il, oui ou non, violer sa ferme décision de ne plus aller à la poste ? S’il y allait encore aujourd’hui, pour la dernière fois ? »

Et là, là je me suis mis à crier, en nage, totalement désespéré : -vas-y ! Retournes-y ! Si tu n’y va plus, tu vas rester au lit, grand fainéant ! Et je vais me faire ch… !

On s’inquiète de son état, autour de lui. Pensez donc au milieu des paysans travaillant toute la journée. Les filles s’interrogent elles aussi : « Vous venez donc de vous lever ? Vous avez donc fait un si beau rêve ? Vous n’avez pas entendu le rossignol chanter sous votre fenêtre ? », …« tu sembles t’ennuyer ces derniers temps. Pourquoi n’irais-tu pas voir des voisins ? » Impressionnant, nous sommes au bord de l’évanouissement. Apportez les sels !

UNE REFLEXION APRES L’AMOUR : le prix du porc

Nous sommes en pleine description passionnante et délirante des platitudes conventionnelles. Rien, il n’arrive rien. Si, notre Mitia, se soulage en payant quelques roubles dans une cabane au fond du jardin, et l’on découvre qu’en plus d’être inintéressant, il a l’éjaculation plutôt précoce. L’expérience est si troublante et si émouvante, qu’en se rhabillant, lui, Mitia, est « complétement bouleversé par la désillusion » (nous, nos illusions, elles sont parties depuis longtemps !)…  « elle demanda au jeune homme, comme une intime, comme une amante, en arrangeant son fichu et en se recoiffant : – on dit que vous êtes allé à Soubbotino. Il paraît que le curé n’y vend pas cher de petits porcs. C’est vrai ? »

Ce qui est vrai, c’est que Dostoïevski peut veiller tranquille encore plusieurs siècles sans être dérangé par de tels freluquets. Et le pire dans tout ça, c’est que notre jury du Nobel 1933 a hésité avec Maxime Gorki ! Encore des visionnaires !

Jacky Lavauzelle

(trad Bunin par Dumesnil de Gramont et trad. de Dostoïevski par G. Arout)