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LA VIE DE LUIS DE CAMOES par CHARLES MAGNIN en 1832

LA VIE DE LUIS DE CAMOES PAR CHARLES MAGNIN
LITTERATURE PORTUGAISE

Luis de Camoes Oeuvres obras Artgitato

literatura português
Luis de Camões
[1525-1580]

Luis de Camoes Les Lusiades
 
LA VIE DE LUIS DE CAMOES
Charles Magnin
la Revue des Deux Mondes
LA VIE DE LUIS DE CAMOES
LUIZ DE CAMOENS
par Charles Magnin
Revue des Deux Mondes
1832
Agora toma a espada, agora a penna.
CAMOENS
sonnet 192

La Vie de Luis de Camoes par CHARLES MAGNIN Artgitato1832
Photo
Jacky Lavauzelle – Cascais – Portugal

 On s’est proposé deux objets en composant cette notice. Le premier est purement biographique. Quoique la vie de Camoens ait été plusieurs fois écrite, elle ne l’a pas encore été d’une manière complètement satisfaisante. Dom José Maria de Souza Botelho et John Adamson ont publié, il y a douze ou quinze ans, l’un en portugais, l’autre en anglais, deux bons ouvrages sur ce grand poète ; mais, depuis cette époque, de nouvelles recherches ont été tentées. Il a paru notamment, dans le recueil de l’académie royale des sciences de Lisbonne, un savant mémoire de M. Fr. Alex. Lobo, qui, bien que composé dans un système évident de malveillance et de réaction contre Camoens, contient néanmoins des aperçus ingénieux, des documents neufs et un certain nombre de faits inédits. On a donc pensé qu’il y avait lieu d’écrire une nouvelle notice sur Camoens, en profitant des travaux récents, en recourant diligemment aux sources anciennes et surtout en interrogeant les œuvres du poète.
Outre ce but de curiosité érudite, on en a eu un autre de pure fantaisie. On a désiré montrer ce qu’était la vie d’un homme de lettres en Portugal pendant le beau siècle de ce royaume.
Rien ne diffère plus d’un siècle à l’autre et de peuple à peuple, que ce qu’on appelle la vie d’homme de lettres. Aujourd’hui, en France, un homme de lettres est un homme de plaisirs ou d’affaires, qui, s’il n’a pas d’ambition, cherche à devenir chef de division dans un ministère, ou directeur de l’imprimerie royale. Le titre d’homme de lettres est un écriteau de disponibilité administrative. Dans le dix-huitième siècle, la vie des gens de lettres était une vie à-la-fois laborieuse et sensuelle: tout son mouvement se passait entre l’académie, l’opéra, les salons ou le café Procope. Dans le siècle précédent, c’était quelque chose de plus à part, de plus rangé, de plus frugal, et qui avait reçu de Port-Royal quelques-unes des habitudes du cloître. Si nous remontons au-delà, l’aspect est encore plus sévère ; l’homme de lettres est un être nécessairement vieux, podagre, portant manteau, calotte et besicles, et toujours cloué dans un grand fauteuil noir.
Un fauteuil, en effet, c’est bien là ce qui s’associe le mieux dans notre esprit à l’idée d’homme de lettres : un fauteuil d’études un fauteuil d’académie, un fauteuil de chef de division. Ce mot dit tout: repos, veilles, vie courbée et inactive, résidence à Paris, que sais-je ? lésion ou suspension des facultés locomotives. Le peuple qui, chez nous, joint toujours l’image à l’idée, a traduit celle-ci par culs de plomb.
Cette définition populaire, généralement assez exacte en France, serait une étrange contre-vérité, si on l’appliquait toujours et partout. Il s’est rencontré en Europe une petite nation chez qui l’idée d’homme de lettres a répondu longtemps à celle de voyages, de guerres, de captivités chez les Maures, de naufrages au Brésil, d’exils aux Moluques. Il n’y eut pas chez elle durant cette période, un poète qui n’eût fait ses mille ou deux mille lieues en mer, combattu en Afrique, en Amérique ou dans l’Inde. Cette nation eut une littérature et pas de littérateurs ; elle eut de beaux ouvrages et pas d’hommes de lettres, de Grands poètes et rien qui ressemblât à une classe à part, sédentaire inactive, payée et patentée pour écrire.
Et cela n’était ainsi ni par choix, ni par système : cela était par nécessité. On n’avait pas alors en Portugal le temps de ne faire qu’une chose, de se renfermer dans une seule besogne. L’état était emporté au-dehors par un mouvement si précipité il était entraîné dans un courant de conquêtes et de grandeur si rapide, que, comme sur le pont d’un vaisseau qui force ses voiles, tous les bras étaient nécessaires à la manœuvre.
Pour nous, grandes nations continentales, sans colonies, sans goût pour la mer, sans amour des contrées lointaines, peuple depuis longtemps assis, puissant par le sol, par la population, par l’industrie, qui vivons clos, chez nous ou dans le voisinage, devers le Rhin ou les Alpes, nous pouvons à peine comprendre ce qu’il a fallu d’efforts, de contention, d’activité, de sacrifices, de dépenses de forces individuelles, pour qu’à un moment donné, un petit peuple de hardis marins, comme celui de Portugal, ait pu fonder des capitales à deux mille lieues de ses foyers, et conserver, pendant près d’un siècle, un empire qui fut un moment plus vaste que l’empire romain. La gloire de ce petit coin de terre, prédestiné par sa position géographique à la découverte de l’Océan et des mers de l’Inde, est de n’avoir pas failli à sa mission ; d’avoir, avec d’aussi faibles ressources que les siennes, changé les voies du commerce, reculé les bornes de la civilisation, projeté l’Europe dans l’Amérique et dans l’Inde : météore de puissance et de gloire aussi merveilleux, aussi brillant, aussi passager que celui qui a tant illustré la Grèce.
Et puis, pour qu’un royaume ait des gens de lettres, il lui faut de l’argent pour les pensionner. Le Portugal, qui épuisait son épargne en flottes, en armées, en constructions de citadelles, ne pouvait avoir dans son budget un chapitre d’encouragements aux lettres et aux arts. Bientôt même l’état ruiné par ses conquêtes, obéré par la victoire, n’eut plus de quoi suffire aux besoins de ses armées : il finit par ne pouvoir plus nourrir ceux qui l’avaient servi. Camoens mourut à l’hôpital, ou à-peu-près ; mais ce ne fut pas comme poète ; ce ne fut pas comme Gilbert et Maifilâtre à côté d’autres écrivains largement rentes: ce fut comme un vétéran dont la solde manque, ou dont la pension de retraite est suspendue.il mourut comme beaucoup de ses compagnons d’armes, comme mouraient les vice-rois eux-mêmes, qui n’avaient pas toujours (témoin dom Joâo de Castro) de quoi acheter une poule dans leur dernière maladie.
Je ne prétends pas que cette vie de privations, de voyages, de périls, soit précisément le régime le plus favorable à la culture poétique de l’esprit et à la production du beau ; je repousse, avec M. de Chateaubriand, le sophisme cruel qui fait du malheur une des conditions du génie ; je n’établis qu’un fait. Le Portugal au milieu de cette tourmente de gloire eut une littérature ; depuis lors il n’en a plus eu, ni n’en aura.
En cherchant à montrer la différence qui sépare la vie aventureuse et active des écrivains portugais, notamment celle de Camoens, de la vie casanière et posée de la plupart de nos gens de lettres, je ne prétends pas élever par-là les œuvres des uns, ni déprimer les productions des autres. Je n’en crois pas les élégies de Camoens plus touchantes parce qu’elles sont datées d’Afrique, de la Chine et de l’Inde ; je n’en estime pas Polyeucte et Cinna moins admirables, parce que le grand Corneille n’a guère fait de plus longues pérégrinations que le voyage de Paris à Rouen. Je ne conseille à personne de louer un cabinet d’étude à Macao ; mais je crois que, généralement, si les ouvrages écrits au milieu des traverses et au feu des périls ne sont pas plus beaux, les vies de leurs auteurs sont plus belles. Indépendamment de la variété des aventures, on y trouve plus d’enseignements. J’admire et j’honore infiniment La Fontaine et Molière, mais j’honore et j’admire encore plus, comme hommes, Cervantès et Camoens. A mérite de rédaction égal, une histoire littéraire du Portugal serait un meilleur et plus beau livre qu’une histoire littéraire de notre dix-septième ou dix-huitième siècle. C’est une chose bonne et sainte que la lecture de ces vies d’épreuves, que ces passions douloureuses des hommes de génie, Je ne sache rien de plus capable de retremper le cœur. C’est pour cela que dans ce temps de souffrances oisives, de désappointements frivoles, de molles contrariétés et de petites douleurs, j’ai cru bon d’écrire l’étude suivante sur la vie de Luiz de Camoens.
Si nous remontons aux temps héroïques et fabuleux de la famille de Camoens, nous trouvons ses ancêtres établis en Galice, où ils possédaient dix-sept paroisses. On fait dériver leur nom patronymique d’un château situé près du cap Finistère, et appelé Caamaños, Camôes ou Cadmon ; château si ancien, qu’il est mentionné dans la chronique de Saint-Maxime. D’autres préfèrent une étymologie plus merveilleuse : ils disent que les Camoens tirent leur nom d’un oiseau nommé Camâo, qui mourait, comme le Porphyrio des anciens, aussitôt qu’il se commettait dans le logis de ses maîtres la plus légère infraction à la fidélité conjugale. Pendant plusieurs siècles, toute maison bien réglée dans la Péninsule eut son Camâo: mais enfin, là comme ailleurs, l’espèce s’en est peu à peu éteinte. Une dame de la maison de Cadmon, en butte aux mauvais propos, en appela à ce singulier juge. L’honneur de la dame fut rétabli : et, par reconnaissance, le mari voulut garder le nom de Camâo. Il y a des redondilhas de Camoens sur cette merveille.
Une querelle qui s’éleva entre les Camoens et les Castera, et qui coûta la vie à un de ceux-ci, contraignit Vasco Pires, trisaïeul de Camoens, d’abandonner la Galice en 1370, et de se retirer en Portugal. Le roi dom Fernando le combla de terres et d’honneurs ; mais, après la mort de ce prince, ayant suivi le parti de la reine doña Léonor, il combattit sous le drapeau de Castille à Aljubarrota, fut fait prisonnier et perdit presque tous ses biens, sauf celui d’Evora, que ses descendants ont érigé depuis en un fief appelé par le peuple Camoeyra.
Sarmiento a découvert que Vasco Pires fut un des poètes les plus renommés de son temps. La famille du marquis de Santillana conservait des vers de lui dans un ancien cancionero dont nous avons encore la table, mais dont le texte ne nous est pas parvenu.
C’est de João Vaz, second fils de Vasco Pires, que descend notre Camoens. Ce João porta le titre, alors très illustre, de vassal de dom Afonso V. Il servit ce prince en Afrique et en Castille. Il a un magnifique mausolée dans le cloître de la cathédrale de Coïmbre ; mais dès longtemps avant 1624, le cintre de cette chapelle était muré, dit Severim, parce qu’il n’y avait plus personne pour en prendre soin.
On ne sait rien d’Antonio Vaz, son fils, si ce n’est qu’il épousa Guiomar da Gama. Il eut pour fils Simâo Vaz, qui épousa Anna de Sà e Macedo, de Santarem, et fut le père du prince des poètes de son temps ; Lisbonne, Coïmbre et Santarem se sont disputé l’honneur de l’avoir vu naître. Les plus fortes présomptions sont pour Lisbonne. Deux des contemporains de Camoens, Pedro de Mariz et Correa, nous apprennent que son père était né dans cette ville, et nous savons qu’il l’habitait encore en 1550. Si nous cherchons des preuves dans les vers du poète, nous trouvons qu’il appelle à tout instant le Tage, meu Tejo ; et ses Nymphes, Nymphas ininhas, expressions caressantes et filiales qu’il n’a jamais employées pour d’autres fleuves, même pour le Mondego. Enfin, quand on l’exila à Santarem, il se compara dans sa troisième élégie, O Sulmonense Ovidio desterrado, à Ovide exilé de sa patrie. Il ne semble pas qu’il pût reconnaître plus formellement Lisbonne pour sa ville natale.
Il ne s’est pas élevé moins de controverses sur l’année de sa naissance. Severim, son plus ancien biographe après Pedro de Mariz,le fait naître en 1517,et Faria e Sousa (dans sa seconde vie) en 1524. La preuve apportée par Faria e Sousa est un extrait des registres de la maison des Indes de Lisbonne, pour l’année 1550, ainsi conçu :
«Luiz de Camoens, fils de Simâo Vaz et de Anna de Sà, demeurant à Lisbonne, en la Mouraria (quartier des Maures), écuyer, âgé de vingt-cinq ans, de barbe rousse, a donné son père pour répondant. Il y a dans le vaisseau le Sào Pedro dos Burgalezes, sur lequel le vice-roi dom Afonso de Noronha passe aux Indes, »
Si, comme le dit cet acte, Camoens était âgé de vingt-cinq ans en 1550, il est né en 1525 ou 1524.
Cependant comme, malgré cette preuve, qui semble péremptoire, l’opinion de Severim a été suivie dans ces derniers temps par plusieurs personnes, et notamment par madame de Staël dans la Biographie universelle, il faut examiner sur quel fondement elle repose. Severim ne cite d’autre autorité que celle de Correa, qui fut l’ami et comme le Brossette de Camoens. Or, Correa, au lieu indiqué, ne parle ni de l’année 1517, ni d’aucune autre date. Loin de là, en y regardant de plus près, on trouve dans Correa l’opinion adverse. Il note sur la stance 9 du ch. X, que Camoens avait quarante ans et plus quand il l’écrivit, et plus loin (stance 119) que le chant fut composé en 1570. Or, si Camoens était né en 1517, il aurait eu non pas quarante ans, mais cinquante ans et plus en 1570. Enfin, pour conclure, Severim lui-même ne persévère pas dans son avis. Il fait mourir Camoens à l’âge de cinquante-cinq ans, ce qui revient à le faire naître en 1524.
Si l’on en croyait une tradition accréditée par Pedro de Mariz, les malheurs de Camoens auraient commencé presque avec sa vie. L’année même de sa naissance, son père Simâo Vaz, capitaine de vaisseau, allant aux Indes, aurait échoué sur des bas-fonds en vue de Goa, et, ayant gagné la terre, serait mort quelque temps après dans cette ville. Ce fait est formellement démenti par l’extrait des registres de la maison des Indes, que nous avons cité plus haut, et dans lequel on voit Simâo Vaz figurer comme répondant de son fils en 1550. Toutefois, comme il arrive rarement à une tradition d’avoir tout-à-fait tort, je pense qu’il faut conserver de celle-ci le plus possible. J’estime donc que ce fut l’aïeul de Camoens, Antonio Vaz, probablement de même profession que son fils, qui a été le héros de cette tragique aventure. Peut-être notre poète fait-il allusion à cette catastrophe, quand il appelle l’Inde « cette terre éloignée, sépulture «de tout pauvre homme d’honneur. »
Nous ne savons rien de Camoens avant son entrée à Coïmbre. Il est probable qu’il perdit sa mère étant encore en bas âge, et que son père, obligé par sa profession à de fréquentes et longues absences, le confia aux soins de quelques personnes étrangères. Camoens n’a pas un seul souvenir de famille ; sa mémoire d’enfant ne remonte pas au-delà de l’université de Coïmbre, et déjà l’adolescence lui ôte une partie de sa pureté sereine et de sa naïve candeur. Il ne connaît rien de plus reposé, de plus calme, de plus pur que les eaux du Mondego qui parlent d’Inez. C’est là qu’il vient chercher de l’ombre et du frais quand le feu de ses passions s’allume et que leur ardeur le dévore. Voyez la Cançâo IV : Vao as serenas agoas.
Vers l’âge de treize ans, on l’envoya achever ses études à l’université qui venait d’être transférée de Lisbonne à Coïmbre. Il y fit toutes ses classes, jusques et y compris la philosophie. J. Adamson a présumé que Govea, Teive et l’illustre poète écossais Buchanan, appelés à professer dans cette ville par dom João III, avaient dû exercer une heureuse influence sur le développement du génie poétique de Camoens, supposition ingénieuse qui n’est pas confirmée par les dates. Cette petite colonie savante n’arriva à Coïmbre qu’en 1547 ; Camoens avait alors vingt-trois ans, et il était déjà depuis deux ans au moins à Lisbonne.
La grande idée de Camoens, comme poète, a été de créer en Portugal la langue épique. L’épopée moderne avec la forme antique, tel fut le monde qu’il chercha, et il ne mourut pas sans l’avoir trouvé. Mais il cultiva, chemin faisant, tous les genres de poésies usités exclusivement jusque-là par ses compatriotes, l’églogue à la manière de Virgile, le sonnet et la cançâo à la mode de Pétrarque et de Bembo. Nous le voyons dès cette époque adresser des sonnets à dom Theodosio, duc de Bragance, à dom Manoel de Portugal, lui-même poète distingué, au vice-roi dom João de Castro, aux mânes de son fils dom Fernando, et dédier deux églogues au duc d’Aveiro. Nous retrouvons parmi ses Rimas des sonnets à l’adresse de doña Francisca de Aragâo et de dona Guiomar de Blasfé. Nous remarquons même qu’il était assez familier avec cette dame pour lui adresser une volta sur une brûlure qu’une bougie lui avait faite au visage. C’est ici le lieu de relever une erreur répétée dans les diverses vies anglaises et françaises de Camoens. Elles nous disent toutes qu’il ne fit qu’un pas de Coïmbre à la cour. Ceux qui ont emprunté les premiers ce fait aux biographies portugaises n’ont pas songé que a corte signifie simplement à Lisbonne. Camoens, issu d’une branche cadettte et non titrée, n’a jamais été à la cour : ao paço.
La multitude de poésie légères et galantes recueillies dans ses œuvres prouve combien il se livrait à la vie du monde, et surtout à la société des femmes. Tantôt c’est une volta en réponse à trois dames qui lui disaient qu’elles l’aimaient ; tantôt ce sont des redondilhas à de jolis yeux qui ne voulaient pas le regarder ; une autre fois ce sont des couplets à une certaine espiègle qui l’avait appelé diable, et à laquelle il propose cavalièrement de se donner à lui. Toutes ces faciles bagatelles prouvent la délicatesse de son esprit, sans accuser l’inconstance de son cœur ; mais, pour ne rien taire, parmi ses sonnets et ses cançoes, il en est de fort tendres à des adresses fort diverses. C’est Violente, puis Natercia, Dinamene, Belisa, Gracia, Beatrix, Inez, Orithya, que sais-je ? nous en pourrions dérouler une liste aussi longue que celle des maîtresses de don Juan. Les commentateurs, qui ont tous la manie des assimilations et qui ont décidé de faire de Camoens le tome second de Pétrarque, homo unius fœminœ, ont trouvé un biais merveilleux pour ramener ces noms divers à l’unité: ils ont découvert un certain jour, en lisant une certaine églogue, que toutes ces appellations s’appliquent à une seule et même personne. Cela est possible ; cependant ils auraient été, suivant moi, plus près de la vérité, s’ils avaient dit que la plupart de ces pièces ont été composées avant que Camoens eût fait la rencontre de celle qui a été depuis l’occupation et la pensée de toute sa vie ; et même encore faut-il avouer que, pendant le cours de ce long et malheureux attachement, il lui est arrivé de tomber dans des distractions bien singulières. Les endechas adressées dans l’Inde à sa jeune esclave noire Barbara, sont un monument bizarre de la fragilité humaine. Au reste, Camoens a tant aimé, il a si bien et si longtemps célébré celle qu’il préféra, que, s’il eût vécu au temps des cours d’amour, il n’aurait pu manquer d’être absous par elles.
On croit que ce fut un vendredi saint et dans une église, comme Pétrarque, qu’il devint amoureux. Lope de Vega, qui ne nomme jamais Camoens que l’excellent, et qui, au dire de Faria e Sousa dont il était l’ami, rafraîchissait souvent sa pensée par la lecture de ce grand poète, appuie cette tradition, fondée sur le soixante-dix-septième sonnet de Camoens. Faria e Sousa, en rapprochant cette pièce d’un passage de la septième cançao, a été jusqu’à vouloir prouver astronomiquement que la première entrevue de Camoens et de sa maîtresse eut lieu le 11 avril 1542, apparemment quand il était encore au collège. Plus tard, dans une note de Cintra, Faria e Sousa se contente d’assurer que la rencontre se fit dans l’église das Chagas de Lisbonne [22]. Quant à moi, j’ai grand’peur que le sonnet LXXVII ne soit tout simplement une traduction des fameux vers de Pétrarque ;
Era ‘l giorno ch’ al sol si scolararo…..
comme il est arrivé à Camoens d’en faire quelques-unes. Il nous serait plus aisé de peindre la maîtresse de notre poète que de dire son nom. Camoens a tracé bien des portraits d’elle et il ne l’a jamais nommée.
Pedro de Mariz nous apprend seulement qu’elle était dame du palais et qu’elle mourut fort jeune. Faria e Sousa s’est signalé dans la recherche de son nom. Les nombreuses variations de cet écrivain sur ce sujet attestent au moins sa bonne foi. Il pensa d’abord, sur l’autorité de J. Pinto Ribeiro, que cette dame était dona Catarina de Almeyda, parente de Camoens. Plus tard il crut découvrir que ce fut dona Catarina de Atayde, fille de dom Antonio de Atayde, favori de dom João III, et cette opinion a prévalu. Ceux qui y ajoutent une foi entière ne savent probablement pas que, dans les notes 7 et 9 de Cintra, Faria e Sousa est venu à penser que ce pourrait bien avoir été une certaine Isabel ; souvent chantée par Camoens sous l’anagramme de Belisa.
On voit que ce mystère est impénétrable. Pour moi, je trouve qu’il y a dans ce secret si bien gardé et qui défie toutes les recherches, quelque chose de délicat et de pudique qu’il faut respecter. Je n’imiterai donc point l’indiscrète curiosité de mes devanciers : j’appellerai tout simplement cette belle inconnue celle qu’il aima.
Les poésies de Camoens qui se rapportent à ces premiers temps d’amour, sont pleines de passion et de délire. En voici un échantillon:
SONNET IX. «Je suis en proie à un état indéfinissable ; je frissonne et je brûle à-la-fois ; je pleure et ris au même instant, sans en savoir la cause. J’embrasse le monde entier et je ne puis rien étreindre. Toutes mes facultés sont bouleversées : mon âme exhale un feu terrible ; des ruisseaux de larmes coulent de mes yeux. Tantôt j’espère, tantôt je me décourage ; quelquefois je délire, d’autres fois ma raison revient. Je suis sur la terre et ma pensée traverse l’espace. En une heure je vis une année ; en mille années je n’en puis trouver une qui me satisfasse. Si quelqu’un me demande pourquoi je suis ainsi, je répondrai que je l’ignore. Je soupçonne cependant, madame, que c’est pour vous avoir vue. »
Une passion si violente et si ingénieuse à-la-fois dut être payée de retour ; mais le rang et la fortune élevaient entre les deux amants une barrière infranchissable. Les parents de sa maîtresse, puissants à la cour, intervinrent, et un ordre d’exil éloigna Camoens de Lisbonne.
La date de ce premier malheur est incertaine. Le poète exhala ses plaintes dans sa troisième élégie :
O sulmonense Ovidio desterrado,
dans laquelle il se représente suivant tristement de l’œil les barques qui sillonnent le Tage. Et, comme ce fleuve, à la hauteur de Santarem, ne peut porter que des bateaux, on en a conclu qu’il fut exilé à Santarem. Cette induction est précipitée. Les vers du poète peuvent désigner une foule d’autres lieux du Ribatejo.
Pendant les deux années que dura son exil, il composa plusieurs sonnets, dont quelques-uns sur les peines de l’absence, et trois comédies, El Rey Seleuco, Filodemo et les Amphitrioes. Il écrivit même dès-lors plusieurs chants des Lusiades, ce poème auquel il rêvait depuis son enfance.
Il obtint en 1549 la liberté de revenir à Lisbonne. Peut-être son éloignement n’était-il plus nécessaire à la tranquillité de sa maîtresse ; nous le croyons, et nous pensons que c’est à cette époque qu’il faut rapporter plusieurs sonnets où il se plaint de l’inconstance et du manque de foi. Il avait vingt-cinq ans ; on se battait en Afrique, au Brésil et dans l’Inde ; il résolut de s’embarquer pour Goa. Le registre de la maison des Indes, que nous avons déjà cité, porte en 1550 son nom parmi ceux des volontaires inscrits pour le départ. Cependant un reste d’espoir lui fit préférer de passer en Afrique, où commandait dom Pedro de Meneses, oncle du jeune dom Antonio son ami. On peut lire ses adieux au Tage dans son cent-huitième sonnet : Brandas agoas de Tejo.
Dès cette première campagne Camoens se conduisit en brave. Aussi a-t-il pu dire plus tard sans qu’on le taxât de forfanterie : « Ma peau a le privilège de celle d’Achille, qui n’était vulnérable que par le talon. Personne n’a vu les miens, et j’ai vu ceux de bien des gens. »
Il se signala particulièrement dans un combat naval où il reçut un coup de feu dont il perdit l’œil droit. Il a fait plusieurs fois allusion à cet accident, notamment dans des vers à une dame qui le raillait de cette infirmité. Il reçut, dit-on, cette blessure en combattant auprès de son père, Simâo Vaz, capitaine du vaisseau sur lequel il servait comme volontaire. C’est la dernière fois qu’il sera question de Simâo Vaz : il est probable qu’il mourut peu après, et que sa mort fut au nombre des causes qui décidèrent notre poète à partir pour l’Inde.
Pendant son séjour en Afrique, la plume de Camoens fut aussi active que son épée. Il y composa sa seconde élégie : Aquelle que de amor, et les tristes et belles stances sur le désordre du monde: Quem pode ser no mundo tâo quieto. On croit qu’il les envoya d’Afrique à son ami dom Antonio de Noronha. C’était un présent bien austère pour un jeune homme de quinze ou seize ans.
Camoens, attiré sans doute par l’espoir, revint à Lisbonne en 1552. L’accueil qu’il y reçut lui prouva qu’il s’était trompé. D’autre part, les fleurs de sa muse, comme dit Severim, ne rapportaient point de fruits ; ses services militaires ne recevaient nulle récompense. De plus, dom Antonio avait quitté Lisbonne. Le père de ce jeune homme, dom Francisco de Noronha, second comte de Linhares, s’étant aperçu de l’amour de son fils pour dona Margarida da Sylva, petite-fille du comte d’Abrantes, l’avait envoyé à Ceuta près de son oncle, pour le distraire de cette passion qu’il désapprouvait. Tout manquait à-la-fois à Camoens. Il résolut de partir et de mettre deux mille lieues entre son amour et lui.
On trouve dans ses Esparsas plusieurs pièces qui expriment les douleurs de l’absence et les tourments de l’amour dédaigné. Nous ne pouvons-nous défendre de citer un sonnet que nous croyons écrit à l’époque où nous sommes arrivés. Il peint bien, ce nous semble, ce que le poète dut souffrir avant de s’expatrier. On comprendra mieux, après l’avoir lu, comment, pour consommer ce sacrifice, il fut obligé de s’y prendre à deux fois.
SONNET XLIII.
« Le cygne, quand il sent approcher l’heure qui met un terme à sa vie, élève sur la rive solitaire une voix plus mélancolique et des chants plus harmonieux. Il voudrait voir son existence se prolonger ; il pleure son pénible départ ; il célèbre douloureusement la fin de son triste voyage. Ainsi, madame, quand je vis la triste fin de mes amours et me sentis arrivé à la dernière crise, je déplorai, avec une plus suave harmonie, vos rigueurs, votre manque de foi et mon amour. »
Le dernier vers de ce sonnet est en espagnol. Camoens marie ainsi souvent les deux langues. Il dit dans sa seconde lettre écrite de l’Inde, à propos de quelques strophes ainsi mélangées, qu’elles ont un pied portugais et un pied castillan. Il a fait plusieurs sonnets tout espagnols et deux en patois galicien. Les motifs du départ de Camoens pour l’Inde ne venaient pas tous de son amour. Les derniers mots qu’il prononça sur le vaisseau qui l’emportait loin de Lisbonne ne s’adressaient pas à sa maîtresse. Il nous apprend lui-même qu’il s’écria comme Scipion : ingrata patria, non ossa mea possidebis. Il est vrai que peu après il se plaint « d’avoir vu son lierre bien-aimé séparé de lui et attaché à un autre mur. » Ce qui pourrait très raisonnablement faire supposer que sa maîtresse était mariée.
Il mit à la voile au mois de mars 1553. On lit dans un état des troupes de la maison des Indes pour cette année : « Fernando Casado, fils de Manoel Casado et de Branca Queymada, demeurant à Lisbonne, écuyer ; Luiz de Camoens, fils de Simâo Vaz et de Anna de Sà, écuyer, partit à sa place ; il a reçu 2,400 reis (environ 15 fr.) comme les autres. »
Camoens s’embarqua sur le Sâo Bento ; l’un des quatre navires que Fernando Alvares Cabrai conduisait dans l’Inde. A la hauteur du cap de Bonne-Espérance, ils furent assaillis d’une si violente tempête, que trois des bâtiments jetés hors de route ne purent arriver à Goa que l’année suivante. Le Sâo Bento y aborda seul en septembre 1553. Ce fut peut-être l’unique occasion où Camoens ait eu à se louer de la fortune.
A son arrivée, il trouva le vice-roi dom Afonso de Noronha occupé de préparer une expédition contre le roi de Pimenta ou de Chembè, qui avait pris plusieurs îles sur ceux de Cochin et de Porca, alliés du Portugal. Il obtint d’être admis sur la flotte, qui mit à la voile en novembre 1553.
Cette campagne, la seconde que faisait Camoens, eut un plein succès. Il y fait modestement allusion dans un passage de sa première élégie: O poeta Simonides. Il était de retour à Goa à la fin de 1554.
Ce ne fut qu’à cette époque qu’il apprit la mort de son ami dom Antonio de Noronha, tué devant Ceuta avec son oncle Pedro de Meneses, le 1 8 avril 1553, dans une expédition mal concertée contre les Maures de Tétuan. Ce jeune ami de Camoens n’avait que dix-sept ans, comme on le peut voir sur son tombeau dans le monastère de Sâo Bento de Xabregas, où il repose avec quatre de ses frères, tués, deux en Afrique, et deux dans l’Inde. Camoens a déploré cette perte d’abord dans la belle églogue de Umbrano e Frondelio et le douzième sonnet, et plus tard dans le deux cent vingt-neuvième et dans la cançâo dix-septième, si toutefois cette dernière pièce est bien de lui.
Dom Afonso, qui avait pu juger de sa bravoure dans la campagne contre le roi de Chembè, fut rappelé et remplacé par dom Pedro Mascarenhas, lequel prit le gouvernement en septembre 1554. A cette époque, Camoens écrivit à Lisbonne une lettre, dont nous avons déjà cité quelques fragments, et dont nous allons extraire de plus longs passages, qui donneront une idée des mœurs de Goa et jetteront lui jour tout nouveau sur l’humeur à-la-fois enjouée et caustique de Camoens.
Il commence par prémunir son correspondant contre les illusions que l’on était porté à se faire en Portugal sur le séjour de l’Inde. Il a éprouvé que là, comme à Lisbonne, on est sous l’empire de méchantes fées : « La ville de Goa est une excellente mère pour les méchantes gens, mais elle est la marâtre des gens « de bien : ceux qui viennent y chercher de l’argent se soutiennent comme des vessies sur l’eau ; les braves seuls sont réduits à sécher sur pied. » Après avoir cité en preuve quelques noms propres, il ajoute : « Quant à Manoel Serrâo, qui, sicut et nos, cloche d’un œil, il s’est assez bien conduit depuis son arrivée. Je puis en parler, car j’ai été pris pour arbitre de certaines paroles sur lesquelles il a fait revenir un militaire qui ne manque pas ici d’autorité. » Ce passage prouve que Camoens joignait à la bravoure du champ de bataille une susceptibilité d’honneur qui ne lui permettait pas, comme il le dit au même endroit, de refuser jamais certaines conversations auxquelles les lâches donnent un mauvais nom, aimant mieux se venger avec la langue qu’avec le bras. « Si vous voulez à présent, continue-t-il, que je vous parle des femmes, sachez que toutes les Portugaises que nous avons ici sont terriblement mûres. » Compliment qu’il fait suivre d’un commentaire encore plus soldatesque. « Et quant aux femmes du pays, outre qu’elles sont de couleur bise, faites-moi la grâce de les courtiser à la manière de Pétrarque ou de Boscan, et elles vous répondent dans un langage mêlé d’ivraie qui s’arrête dans le gosier de l’intelligence et jette de l’eau sur le brasier le plus ardent. Jugez ce que doit éprouver un homme habitué à soutenir les agaceries du petit minois rose et blanc d’une dame de Lisbonne, toujours prête à soupirer comme un pucarinho qui reçoit l’eau pour la première fois. En se voyant au milieu d’objets si peu capables d’inspirer de l’amour, comment ne pleurerait-on pas sur ses souvenirs ? Dites, pour l’amour de moi, aux dames de votre connaissance, que, si elles veulent monter en grade et voir leur entrée annoncée par des fanfares, il leur faut ne pas redouter six mois de traversée un peu pénibles. Nous irons tous au-devant d’elles en procession et la bannière en tête. Nos dames leur porteront les clefs de la ville, comme leur âge les y oblige. Je vous envoie un sonnet sur la mort de dom Antonio de Noronha. Vous y verrez quel chagrin cette perte m’a causé. J’ai fait encore une églogue sur ce sujet, et j’y ai joint quelque chose sur la mort du prince. C’est, à mon avis, la meilleure que j’aie faite. Je voulais vous l’envoyer pour que vous la montrassiez à Miguel Diaz qui, à cause de l’amitié qu’il portait à dom Antonio, aurait été bien aise de la voir ; mais j’ai eu beaucoup de lettres à écrire pour le Portugal et le temps m’a manqué. Je me propose de répondre à Luiz de Lemos. Si ma lettre ne lui parvient pas, qu’il sache que la faute en est à la traversée dans laquelle tout se perd. Vale. »
La première mesure importante que prit le nouveau vice-roi, fut l’armement d’une flotte qui devait aller croiser à l’entrée de la mer Rouge pour fermer ce détroit aux Maures.
Avant que Gama eût découvert la route de l’Inde par l’Océan, le commerce de l’Europe avec les contrées orientales se faisait par la Méditerranée et la mer Rouge. Les Vénitiens, facteurs de l’Europe, allaient prendre à l’entrepôt d’Alexandrie les denrées que les Maures, facteurs du Levant, allaient chercher sur les côtes de Malabar. La découverte de la route de l’Inde par le cap de Bonne-Espérance ruina ce commerce et entraîna la mort de Venise. Aussi quand, de nos jours, Napoléon heurta cette reine de l’Adriatique, il se trouva que ce n’était plus qu’un cadavre.
En 1555, les choses n’en étaient pas arrivées à ce point : les Vénitiens et les Maures cherchaient à soutenir la concurrence des Portugais. L’Egypte envoyait encore tous les ans une flotte dans les mers de l’Inde. Dom Pedro Mascarenhas résolut d’en fermer l’entrée. Le commandement de cette expédition fut confié à dom Manoel de Vasconcellos ; Camoens en fît partie. La flotte appareilla en février 1555.
L’issue n’en fut pas heureuse. Les Portugais ne purent rencontrer les Maures. Après plusieurs mois de croisière inutile il fallut aller passer la mousson d’hiver à Ormuz. Ce fut pendant la durée de cette longue station, en face du cap Guardafu, au milieu d’une mer souvent agitée et à la vue des âpres cimes du mont Félix, que Camoens, reportant ses pensées vers l’Europe, composa son admirable cançao dixième :
Junto de hum secco, dura, esterd monte.
En voici quelques strophes :
« Si du moins de tant de fatigues je retirais seulement l’avantage de savoir avec certitude qu’une heure viendra où les yeux que je voyais se souviendront de moi. Si cette triste voix, en s’exhalant, frappait les oreilles de l’ange en présence de qui je vivais ; si, revenant sur le passé, elle se reportait à ce temps déjà écoulé de mes douces erreurs, de mes maux pleins de charmes et des fureurs que je cherchais, que je souffrais pour elle ; si, quoique bien tard, devenue compatissante, elle éprouvait un peu de regret et s’accusait elle-même de cruauté ; cela seul, si je le savais, pourrait être un repos pour ce qui me reste de vie et adoucirait mes souffrances. Ah ! ma dame, madame, vous êtes donc bien riche, puisque, loin, comme je le suis, de toute joie, votre pensée peut me soutenir »
« Je demande de vos nouvelles, madame, aux vents amoureux qui soufflent de la contrée où vous habitez ; je demande aux oiseaux qui volent au-dessus de moi, s’ils vous ont vue, ce que vous faisiez, ce que vous disiez, où ? comment ? avec qui ? quel jour ? à quelle heure ? Ici ma vie fatiguée s’améliore : elle reprend de nouvelles forces pour vaincre la fortune et les chagrins. »
N’y a-t-il pas dans cet amour d’Europe, dont les blessures se rouvrent et saignent à la vue des rochers sauvages de Bab-el-Mandeb, quelque chose des sentiments que nous retrouvons dans la lettre de saint Preux écrite des rochers de Meillerie ?
Camoens revint à Goa au mois d’octobre 1555. Depuis le 16 juin, le vieux vice-roi dom Pedro Mascarenhas n’existait plus. Francisco Barreto venait de lui succéder avec le titre de gouverneur.
L’installation de ce nouveau dignitaire donna lieu, à ce qu’il paraît, à des fêtes qui ne furent pas du goût de tous les habitants de Goa. Il se répandit, à cette occasion, une satire eu prose mêlée de vers, qui porte, dans les œuvres de Camoens, le titre suivant : Plaisanteries sur quelques hommes qui ne sont pas ennemis du vin. Ce titre est suivi d’une espèce d’argument ainsi conçu : « L’auteur feint qu’à Goa, dans les fêtes données pour l’installation du gouverneur, de certains galants se présentent pour jouer au jeu des cannes ; ils ont sur leurs banderoles des devises et des couplets qui font connaître leur caractère et leurs intentions. » .Cette plaisanterie, attribuée à tort ou à raison à Camoens, lui fit un ennemi mortel du gouverneur.
Camoens composa, vers cette époque, son écrit mémorable intitulé Disparates na India (Sottises dans l’Inde). Il stigmatisa dans cette pièce, avec une vertueuse indignation, la cupidité, la rapine, les mœurs dissolues et tous les vices dans lesquels se plongeaient ses concitoyens dans l’Inde. Cette pièce, écrite avec la verve âpre et sévère qu’il déploie si souvent dans les Lusiades, est le digne pendant des stances sur le Désordre du monde.
Il n’y avait pas dans les Disparates un seul nom propre, pas une personnalité ; mais Francisco Barreto, qui ne cherchait qu’un prétexte, voulut y voir une attaque à son autorité. Camoens fut mis en prison ; et, comme il partit peu après de Goa des vaisseaux pour la Chine, le gouverneur le fit embarquer, avec ordre de rester aux Moluques : c’était mettre douze cents lieues de plus entre Camoens et sa patrie.
Quelques vers du poète nous apprennent combien profondément il ressentit cette injustice. « Puisse, a-t-il dit, le souvenir de cet exil demeurer sculpté sur le fer et sur la pierre ! « Ce vœu fut toute sa vengeance. Soit générosité, soit dédain, il ne nomma pas son persécuteur. Les vaisseaux qui l’emmenèrent vers le sud, mirent à la voile au commencement de 1556.
On n’a que des notions peu précises sur ce que fit Camoens pendant les trois premières années de son exil. On croit qu’il fut déposé à Malaca, d’où il se rendit aux Moluques. Nous avons la preuve qu’il visita l’île de Ternate, dont il a décrit le volcan dans sa sixième cançao. Nous croyons qu’il dut passer la majeure partie de ces trois années dans l’île de Timor ou de Tidor, qui étaient les lieux d’exil ordinaires des Portugais dans l’Inde. Ce fut dans cette pénible situation, à l’extrémité du monde connu, à trois mille lieues de Lisbonne, qu’il reçut la seule nouvelle qui pût aggraver ses peines : celle qu’il aimait n’existait plus.
Nous pouvons juger de la force et de la durée de sa douleur par le nombre des poésies dans lesquelles il a déploré cette perte. Six de ses sonnets, une églogue et deux de ses sixtines nous ont transmis ses regrets. Toutes ces pièces sont empreintes de la douleur la plus vive, de l’abattement le plus profond.
Dom José Maria de Souza, celui des biographes de Camoens qui a le plus attentivement étudié cette partie de l’histoire de notre poète, pense qu’il ne reçut cette nouvelle que longtemps après son départ des Moluques et seulement en 1564 -Voici nos raisons pour la placer ici.
Nous ne savons avec certitude que deux choses sur la maîtresse de Camoens, qu’elle était dame du palais et qu’elle mourut jeune. Cette dernière circonstance a fait penser à plusieurs biographes qu’elle était morte avant le départ du poète pour Goa. On ne peut admettre cette supposition, contredite par plusieurs pièces de vers évidemment composées dans l’Inde, et qui sont toutes pleines d’elle. On doit, pour accorder les faits avec la tradition, n’éloigner sa mort que le moins possible de l’arrivée de Camoens dans l’Inde. La dernière pièce qui lui soit adressée est la cançâo sixième, écrite à Ternate et qui peut être datée de 1557. Nous croyons donc que cette jeune femme mourut vers 1555, car il fallut bien deux ans pour que ce malheur allât trouver Camoens à l’extrémité du monde.
Dans sa résignation douloureuse à ses malheurs passés et dans l’attente de nouvelles peines, Camoens écrivit le sonnet suivant aux Moluques.
SONNET LXXXIX.
« Que pourrais-je donc demander encore au monde, lorsque dans l’objet où j’ai placé un si grand amour je n’ai vu que les rigueurs, l’indifférence et enfin la mort que rien ne peut surpasser ? Puisque je ne suis pas encore rassasié de la vie ; puisque je sais déjà qu’une grande douleur ne tue pas, s’il existe une chose qui cause de plus grandes angoisses, je la verrai ; car je puis tout voir. La mort, pour mon malheur, m’a déjà mis en sûreté contre tous les maux. J’ai déjà perdu ce qui m’avait enseigné à perdre la crainte. Je n’ai vu dans la vie que le manque d’amour ; je n’ai vu dans la mort que la grande douleur qui m’est restée. Il semble que pour cela seul je sois né. »
Ces pressentiments, qui annonçaient à Camoens d’autres infortunes, ne furent pas trompés ; cependant, pour quelque temps, sa position s’améliora. Francisco Barreto fut remplacé, le 3 septembre 1558, par dom Constantin de Bragance, frère de dom Theodosio, qui avait montré à Lisbonne de l’estime pour Camoens. Ce vice-roi se hâta de réparer les torts de son prédécesseur, et nomma Camoens curateur des successions vacantes à Macao. M. Fr. Alex. Lobo, apologiste-juré de tous les ennemis de notre poète, veut qu’il ait dû cette faveur à Barreto ; mais cette supposition est contredite par tous les témoignages. Barreto n’était que gouverneur, et ceux des historiens qui rapportent ce fait sans nommer dom Constantin, attribuent unanimement cet acte de justice au vice-roi.
Camoens se rendit à son poste à Macao en 1559. Cette jolie ville, demi portugaise et demi chinoise, ne faisait que de naître. Notre poète put jouir pendant dix-huit mois, dans ce séjour, d’un de ces intervalles de tranquillité et d’aisance qui ont été si rares dans sa vie. C’est là, dit-on, qu’il termina en partie ses Lusiades.
On montre encore aujourd’hui à Macao une grotte qui a conservé le nom de Camoens. Une tradition reçue dans la ville raconte qu’il se retirait souvent dans cet endroit solitaire pour travailler à son poème. Ce lieu, que les gens du pays nomment aussi la Grotte de Patané, est situé à peu de distance de la ville. Plusieurs voyageurs, notamment Eyles Irwin et plus récemment M. Rienzi, en ont donné des descriptions et des dessins. La grotte proprement dite occupe la partie inférieure d’un roc élevé, qui est aujourd’hui enclavé dans un vaste jardin. On pénètre dans ce réduit par une haute et large ouverture pratiquée entre deux montants de pierre, sur lesquels s’appuie à angles droits un énorme bloc granitique. Une ouverture cintrée, infiniment plus haute et plus étroite que la première, est pratiquée d’un des côtés du roc et permet de monter au sommet. De cette espèce de belvédère naturel, surmonté d’un kiosque et orné de fleurs et d’arbustes, la vue s’étend au loin sur la mer et les îles voisines. M. Rienzi a laissé gravée sur ce rocher une double inscription française et chinoise, destinée à perpétuer dans ces lieux le souvenir de Camoens.
Le vice-roi dom Constantin ne s’arrêta pas à ce premier bienfait. En 1560, il rappela Camoens à Goa ; mais un nouveau malheur l’attendait en route. Sur les côtes de la Cochinchine, dans le voisinage de la baie de Camboge, son vaisseau toucha sur un écueil et fut mis en pièces. Grâce au calme de la mer, Camoens parvint à gagner les bords du fleuve Mécom, ne sauvant de ce naufrage que ses Lusiades. Je lis dans un seul auteur qu’il eut un compagnon de salut : c’était cet esclave de Java qui le servit jusqu’à sa mort. Ce détail est pour moi d’un grand prix. J’aime à voir commencer par cette communauté de périls l’affection si touchante du Javanais et de son maître ; j’aime à penser qu’ils se durent mutuellement la vie, et que c’est peut-être aux efforts de ce pauvre serviteur inconnu, que l’Europe est redevable de la conservation des Lusiades.
Nicéron, ou plutôt l’auteur portugais de l’article inséré dans ses Mémoires, nomme Jean, cet esclave auquel Pedro de Mariz et la commune renommée ont attribué le nom d’Antonio.
Les deux naufragés furent reçus avec hospitalité par les familles chinoises établies au bord du fleuve Mécom. Il paraît que ce fut sur cette rive étrangère que Camoens composa ces Redondilhas merveilleuses, selon l’expression de Lope de Vega, belle et touchante périphrase du psaume 136, Super flumina. Il a fait en outre deux sonnets (les deux cent trente-deuxième et deux cent trente-neuvième) sur le même texte.
Camoens, à peine remis et séché de son naufrage, se confia de nouveau à la mer : il passa d’abord à Malaca, où les occasions pour Goa étaient fréquentes ; enfin il arriva dans cette ville en 1561.
Il s’acquitta généreusement de ce qu’il devait au vice-roi, en lui adressant ces fameuses stances: Como nos vossos hombros, imitées de l’épître d’Horace à Auguste. En louant l’administration de dom Constantin, il trouva moyen de régler ses comptes avec celle de Barreto.
Ce fut dans ce temps de demi-prospérité que Camoens donna l’agréable festin poétique dont le menu nous a été conservé dans ses œuvres. Il invita plusieurs amis, dont nous savons les noms: dom Francisco d’Almeyda, dom Vasco de Atayde, Heitor da Sylveira, surnommé Draco, Joâo Lopes Leytâo et Francisco de Mello. Il les reçut dans une salle disposée avec élégance, et les fit asseoir devant une table bien servie ; puis, quand on découvrit les plats, chaque convive, au lieu de mets, trouva une petite pièce de vers à son adresse. Nous les avons toutes avec les réponses qui leur furent faites.
Le 17 septembre de cette même année, dom Constantin fut rappelé et reçut pour successeur dom Francisco Coutinho, comte de Redondo. La politique de ce nouveau vice-roi rendit de l’influence aux partisans de l’ancien gouverneur, Francisco Barreto. Les ennemis de Camoens se réveillèrent. Ne sachant comment l’attaquer, on l’accusa de malversation dans l’exercice de sa charge à Macao. On l’emprisonna ; mais l’examen de sa conduite ne pouvait qu’apporter la preuve de sa probité. Elle fut reconnue. Alors une des créatures de Barreto, Miguel Rodrigues, surnommé, soit à cause de son avarice, soit à cause de sa dureté, Fois seccos (fils secs), le fît retenir en prison sous prétexte d’une dette de 200 creuzades. Nous trouvons dans Diogo do Couto un fait qui explique, sans l’excuser, la mauvaise humeur de Fios Seccos. Cet homme avait eu, sous l’administration de Barreto, le commandement de dix vaisseaux de guerre, et il était loin de jouir du même crédit auprès du vice-roi.
Camoens prit cette persécution du côté plaisant : il adressa au comte de Redondo un placet comique où il jouait, à chaque vers, sur le sobriquet de Fios Seccos : c’est, je crois, la seule épigramme nominale qui soit échappée à Camoens. Il terminait ces Trovas en priant le vice-roi, qui était prêt à s’embarquer pour une expédition, de vouloir bien le désembarquer, pour qu’il pût le suivre. Cette plaisanterie eut son effet. Il recouvra sa liberté.
Ou a dit que Camoens ne s’adressa que cette seule fois à la bourse des grands. Je crois que, dans cette occasion même, il s’adressa beaucoup plus à l’autorité qu’à la bourse du vice-roi. Ce qui a causé la méprise de dom José Maria de Souza, c’est qu’une autre requête, écrite par Heitor da Sylveira, a été insérée dans les œuvres de Camoens. Celle-ci s’adresse effectivement à la bourse de Coutinho. Camoens a mis au bas cette apostille amicale :
« De doctes livres nous apprennent que la colère du grand Achille donna la mort à l’Hector troyen. Voilà maintenant que « la faim va tuer notre Hector lusitanien. Il court risque d’être accablé par son adversaire, si votre main secourable ne s’interpose et ne met les combattants hors de lice. »
Il nous reste une autre preuve du noble emploi que Camoens faisait de son crédit. C’est une ode où il réclame l’intérêt de dom Francisco pour un savant peu fortuné, le naturaliste Garcia de Orta, auteur d’un bon ouvrage sur les plantes de l’Inde. En comparant cette ode, imprimée à Goa (1563), avec celle que nous avons dans ses Rimas, on peut juger, par les variantes, du soin que Camoens donnait à la correction de ses ouvrages.
Depuis son retour de la Chine jusqu’à son départ de l’Inde, Camoens, tous les étés, s’embarquait régulièrement sur les flottes de l’état et revenait hiverner à Goa, se reposant, en faisant des vers, de la fatigue de ses expéditions maritimes. On peut rapporter aussi à cette époque ses derniers amours. Il est probable que ce fut alors qu’il adressa à sa belle esclave Barbara les vers où il lui disait que « la douceur de ses yeux calmait ses peines, et qu’il trouvait en elle la lin de tous ses maux. »
Le comte de Redondo, qui aimait assez la poésie pour fournir à Camoens les mates de ses voltas , mourut le 19 février 1564-Son successeur fut dom Antonio de Noronha.
Camoens devait s’attendre à trouver un protecteur dans un homme de ce nom : il ne paraît pas qu’il ait eu à se plaindre de lui ; cependant ce fut la troisième année de son administration, vers la fin de 1567, que notre poète, contre le serment qu’il avait fait à son départ, résolut de retourner à Lisbonne.
Comme il manquait d’argent pour le voyage, un certain Pedro Barreto, qui allait à Sofala prendre le commandement de cette place, charmé de la conversation de Camoens, et désirant passionnément sa compagnie, lui offrit de le conduire jusqu’à cette ville, où il trouverait des occasions faciles de retourner en Portugal. Notre poète le crut ; mais il ne tarda pas à se repentir de son marché. Pedro Barreto se conduisit bientôt envers lui en maître exigeant. Ai-rivé à Sofala, il mit tout en œuvre pour le retenir malgré ses promesses. Je crois que la seconde lettre que nous avons de Camoens peut avoir été écrite à cette époque, ou peut-être dans les derniers temps de son séjour à Goa. On y lit :
« Ceux qui sont princes à-la-fois de condition et de race sont plus à charge que la pauvreté ; ils nous vexent tant avec leur noblesse, que nous finissons par creuser celle de leurs ancêtres, et il n’y a pas de blé si bien vanné où l’on ne rencontre un peu d’ivraie. Vous savez qu’il suffit d’un mauvais moine pour faire parler tout un couvent.
« On ne peut pas avoir de patience avec celui qui veut qu’on lui fasse ce que lui-même ne veut pas faire. Le peu de reconnaissance qu’on montre pour nos services, nous ôte la volonté d’en rendre à des amis qui tiennent plus de compte de leur intérêt que de l’amitié ; riez pour lui, car il est de ceux dont je parle.
« Il est bien pénible de se composer un visage gai quand le cœur est triste : c’est une étoffe qui ne prend jamais bien cette teinture ; car la lune reçoit sa clarté du soleil et le visage reçoit la sienne du cœur. En vérité, ce n’est rien donner que de ne pas mêler l’honneur à ses dons. Il n’est dû de remercîments qu’à ceux qui suivent ce procédé : car c’est une chose trop chèrement payée que celle qu’il faut acheter de son honneur. »
Il y eut bientôt rupture ouverte entre Camoens et Barreto. Abandonné à ses faibles ressources, Camoens tomba dans la pauvreté la plus complète. Manquant de tout, il était, dit Diogo de Couto, réduit à vivre de dons. Serait-ce alors que se composant, comme il dit, un visage gai, il réclama poétiquement de dom Antonio de Cascaes le complément des six poules farcies dont celui-ci ne lui avait envoyé qu’une seule moitié pour à-compte, ou qu’il rappelait par un quatrain la promesse d’une chemise qu’un autre fidalgue lui avait faite ? Il s’offrit enfin à lui une occasion de délivrance. Le Santa Fé et quelques autres navires venant de Goa et allant à Lisbonne, relâchèrent à Sofala. Il se trouvait à leur bord plusieurs amis de Camoens, Duarte de Abreu, Antonio Cabrai, Luiz da Veyga, Antonio Serrâo, Diogo do Couto qui a consigné ces détails dans ses Décades, et Heitor da Sylveira, que nous avons vu figurer au banquet poétique. Camoens se réjouissait de quitter avec eux Mozambique, lorsque l’inique Barreto réclama de lui vingt mille reis pour prix de son passage à Sofala. Comment payer cette somme ? Heitor Sylveira, plus riche apparemment qu’au temps de son placet au comte de Redondo, y pourvut ; ou, selon d’autres, les gentilshommes que nous venons de nommer, remirent à Barreto les vingt mille reis. A ce vil prix, dit Faria e Sousa, furent achetés la liberté de Camoens et l’honneur de Pedro Barreto.
Diogo de Couto fit la connaissance intime de Camoens pendant cette relâche à Sofala. Cet écrivain a consigné dans son histoire un fait bien propre à exciter nos regrets. « Cet excellent poète, dit-il, pendant l’hiver qu’il séjourna à Mozambique, s’occupait de préparer les Lusiades pour l’impression. Je le vis de plus travailler avec ardeur à un livre intitulé le Parnasse de Luiz de Camoens. C’était un ouvrage rempli d’érudition, de savoir et de philosophie ; on le lui vola. »
Je ne sais sur quelle autorité Faria e Sousa pense que c’est lui-même qui l’a détruit.
Ce fut sans doute à cette époque (1568) qu’il composa le sonnet deux cent vingt-huitième, sur la belle défense de Malaca par dom Leoniz Pereira. La nouvelle de ce fait d’armes dut lui être apportée par les vaisseaux venus de Goa.
Camoens s’embarqua sur le Santa Fé ; la flottille fut en vue de Lisbonne à la fin de 1569 ; mais il ne put sitôt prendre terre. Le Portugal, était en proie à une peste si terrible, qu’elle en a conservé le nom de grande. On lit dans la chronique de Sâo Domingos qu’il y eut à Lisbonne six cents morts en un seul jour du mois d’août 1569, et qu’il mourut, en tout, soixante-et-dix mille personnes. Camoens trouva donc les eaux du Tage fermées et défendues avec beaucoup de rigueur. Pendant cette quarantaine qui dura plusieurs mois, il vit son ami Heitor da Sylveira tomber malade et mourir en vue de Cintra. Enfin Diogo do Conto, qui était dans le Santa Clara, parvint à débarquer seul (avril 1570), et obtint de la cour qu’on permît à la flottille l’entrée du port. Ce fut vers le mois de mai 1570, dix-sept ans, deux mois et quelques jours après son départ, que Luiz de Camoens rentra dans Lisbonne. Il avait alors quarante-six ans.
Il trouva cette ville dans un état bien différent de celui dans lequel il l’avait laissée. La peste avait décimé toutes les familles ; les intrigues inséparables d’une régence avaient tout brouillé. Le roi, majeur depuis deux ans, gouverné comme notre Louis XIII par de jeunes favoris et par des prêtres, brave comme lui de sa personne et méditant déjà sa malheureuse expédition d’Afrique, répandait sa tristesse mystique sur sa cour et sur le royaume. Ce n’étaient plus cette joie, cette urbanité, ces fêtes qui prouvaient la vigueur et la santé de l’état ; tout lui parut attristé, rapetissé, penchant vers la tombe: ce fut sans doute à la vue de cette décadence et de ce marasme, que se rappelant le passé, il composa cette magnifique épitaphe pour le tombeau de dom Joao III.
SONNET LXIX.
« Qui gît dans ce grand sépulcre ? Quel est celui que désignent les illustres armoiries de ce massif écusson ? rien ! car c’est à cela qu’arrive toute chose ; mais ce fut autrefois un être qui eut tout et qui put tout.
« Il fut roi et il remplit tous les devoirs d’un roi ; il fit avec un soin égal la paix et la guerre. Que la terre lui soit aussi légère à cette heure qu’il fut autrefois pesant au Maure.
« Serait-ce Alexandre ? personne ne s’y trompe : on estime plus celui qui sait conserver que celui qui n’a su que conquérir. Serait-ce Adrien, ce puissant maître du monde ?
« Il observa mieux les lois d’en haut. C’est donc Numa ? Non ; mais c’est João III de Portugal, et il restera sans second. »
Dès les premiers temps de son retour à Lisbonne, Camoens se lia d’amitié avec un écrivain distingué, le licencié Manoel Correa, curé de Saint-Sébastien, dans la Mouraria, et examinateur synodal de l’archevêché de Lisbonne. C’est à ce savant homme que nous devons de connaître les traits de Camoens : il fit faire un portrait de l’auteur des Lusiades, portrait que Faria e Sousa a fait depuis graver en regard du sien, dans son Commentaire (1639). Déjà Severim avait publié un buste de Camoens dans ses Discursos variio e politicos, en nous apprenant seulement que l’original appartenait à son neveu Gaspard Severim. Ces deux portraits diffèrent assez peu pour qu’on puisse les regarder comme les copies d’un même modèle. Dans l’un et l’autre les traits sont nobles et d’une expression sévère. Nous savons d’ailleurs par Severim que Camoens était de taille moyenne, qu’il avait le visage plein, le front proéminent, le nez fort, la barbe et les cheveux d’un blond qui tirait sur le safran. « Quant à son humeur, dit le même écrivain, elle était gaie et facile ; mais, avec l’âge, il devint un peu mélancolique ». On aurait pu le devenir à moins.
Cependant Camoens était au moment d’avoir achevé son œuvre. Les Lusiades, cette première épopée moderne, allait enfin voir le jour. Camoens l’avait rêvée à Coïmbre, commencée à Santarem, travaillée à Ceuta ; il en avait presque terminé six chants avant son départ pour l’Inde ; il l’avait reprise à Goa, presque achevée à Macao, revue à Sofala. En 1670, il récrivit le dixième chant à Lisbonne et ajouta une dédicace et un épilogue où il adressait au jeune roi de mâles et sévères conseils. Le 24 septembre 1571 (et non le 4, comme le dit M. F. Alex. Lobo), il obtient le real alvara qui lui permettait d’imprimer. Enfin, en 1572, parurent les Lusiades.
Le succès fut très grand, puisque, chose presque inouïe en Portugal, il fut publié une seconde édition dans la même année.
Pedro de Mariz et Diogo Barbosa racontent qu’un certain P. da Costa Perestrello, qui avait composé un poème sur le même sujet, renonça à le faire paraître. De nos jours, M. J. Agost. de Macedo a été moins modeste. Le succès des Lusiades ne se démentit pas : en 1813, il s’en était déjà vendu douze mille exemplaires, et vingt mille en 1624. Le Tasse, qui n’avait pas encore publié la Jérusalem, adressa un beau sonnet à celui qu’il regardait comme son maître et son rival.
La pension que Camoens obtint pour ses seize années de services militaires (car je ne pense pas que son poème ait été porté en ligne de compte) fut de 15,000 reis, 100 fr. environ, ce qui représente à peu-près 500 fr. d’aujourd’hui. Une clause du brevet lui enjoignait de résider à Lisbonne, na corte, et de le faire réviser tous les trois ans. Cette somme, toute modique qu’elle fût, lui était inexactement payée ; aussi disait-il quelquefois eu riant qu’il voulait demander au roi de changer ses quinze mille reis en quinze mille coups de fouet pour ses ministres.
Camoens ne fit plus que très peu de vers après la publication des Lusiades. Peut-être est-ce à cette époque qu’il composa la requête qu’on lui attribue, et dans laquelle il justifie une jeune femme, emprisonnée dans le Limoeiro de Lisbonne, pour avoir été infidèle à son mari qui voyageait dans l’Inde. En 1575, il adressa des stances à dom Sébastien, à l’occasion d’une flèche que le pape lui avait envoyée pour l’exciter contre les Maures. Deux ans après, il fit un sonnet en l’honneur de dom Luiz de Atayde nommé, pour la seconde lois, vice-roi de l’Inde.
Malgré la célébrité que lui avait donnée son poème, il vivait dans la retraite, car sa pauvreté était extrême. Il habitait une petite chambre dans une maison attenant l’église du couvent de Santa Anna des religieuses franciscaines, au bout d’une petite rue qui conduisait à la maison des jésuites.
Sa verve poétique, jusque-là si abondante et si facile, commença à tarir. Pedro de Mariz rapporte qu’un homme riche et de qualité, dom Ruy Dias da Camara (Faria e Sousa l’appelle dom Ruv Gonçales), lui commanda une traduction des psaumes de la pénitence. La besogne n’avançait pas. L’acheteur s’en plaignit durement au poète, qui lui répondit avec douceur : « Quand je faisais des vers, j’étais jeune, bien portant, amoureux, entouré de l’affection de beaucoup d’amis et de la faveur des dames ; cela me réchauffait et animait ma verve. Aujourd’hui je n’ai plus d’esprit, je n’ai plus cœur à rien. Voici mon Javanais qui me demande deux moedas pour avoir du charbon, et je ne puis les lui donner. »
Cependant il trouva encore un chant funèbre pour dona Maria, fille du roi dom Manoel, princesse belle et savante, qui mourut en 1578. Le sonnet quatre-vingt-trois, contient probablement les derniers vers qu’il ait composés. Peut-être perdait-il à la mort de cette dame la dernière de ses protectrices. Bientôt il en fut réduit à vivre d’aumônes. Antonio, le Javanais qu’il avait amené de la Chine, allait la nuit dans les carrefours mendier pour sa nourriture et celle de son maître.
C’est par une exagération qu’il a sans doute crue poétique que le dernier traducteur anglais des Lusiades ; M. Mickle, a supposé que Camoens se plaçait sur le pont d’Alcantara, aussi écarté que notre pont d’Austerlitz, pour demander lui-même l’aumône aux passans. En vérité, les malheurs de Camoens n’ont pas besoin qu’on les exagère.
Faria e Sousa raconte qu’une mulâtresse, nommée Barbara marchande dans les rues de Lisbonne, donnait très souvent à Camoens ou à son Javanais vin plat de ce qu’elle vendait et quelquefois un peu d’argent. La seule consolation qu’il eût alors était d’aller le soir au couvent de Saint-Dominique, dont sa demeure était voisine, et de s’entretenir avec quelques religieux, entre autres, avec les pères Foreiro et Luiz de Granada. Il allait aussi souvent dans ce monastère entendre les leçons du professeur de philosophie morale. Si le Poème de la création de l’homme ne lui était pas, comme je pense, faussement attribué, il faudrait en rapporter la composition à cette époque.
Enfin un cruel, un dernier malheur vint le frapper : il vit mourir son Javanais. Alors tout fut terminé : il ne se pouvait plus, dit Pedro de Mariz, que Camoens vécût après la mort de celui-là seul qui le faisait vivre.
Il tomba gravement malade et fut porté à l’hôpital des pauvres.
Conservant cette résignation demi-sardonique que nous lui avons déjà vue, il écrivit de cet asile une lettre dont il nous est parvenu ce fragment : « Qui pourra jamais dire que, sur un aussi étroit théâtre que ce misérable grabat, la fortune se soit plu à représenter d’aussi grandes infortunes ? Et moi, loin d’accuser la cruauté du sort, je me range de son parti contre moi-même ; car il y aurait une sorte d’impudence à vouloir tenir tête à tant de maux. »
Cette lettre, adressée, selon quelques-uns, à dom Francisco d’Almeyda, ou plutôt, comme je le suppose, au comte de Vimioso, dom Francisco de Portugal, ne le trouva pas sans pitié. Camoens sortit du refuge des pauvres. Je n’ignore pas que, suivant une autre tradition très accréditée, Camoens serait mort à l’hôpital même. Plusieurs raisons peuvent permettre d’en douter. La première, c’est qu’il est prouvé que Camoens ne fut pas enterré dans le cimetière de l’hôpital, mais dans un coin de l’église de Santa Anna, sa paroisse ; la seconde, c’est que dom Francisco de Portugal envoya à son logis un drap pour l’ensevelir. Enfin Manoel Correa, énumérant (ch. X, oct. 23) les hommes recommandables morts dans l’asile de la charité, ne parle pas de Camoens.
L’opinion contraire, appuyée sur l’autorité de Diogo Barbosa, est confirmée par une note écrite de la main d’un pieux missionnaire, José Indio, sur un exemplaire des Lusiades que possède aujourd’hui lord Holland. Cette note est ainsi conçue:
« Qu’y a-t-il de plus déplorable que de voir un si grand génie si mal récompensé ? Je l’ai vu mourir dans un hôpital de Lisbonne, sans avoir un drap pour se couvrir, lui qui avait si bravement combattu dans l’Inde orientale et qui avait fait cinq mille cinq cents lieues en mer. Grande leçon pour ceux qui se fatiguent à travailler nuit et jour et aussi vainement que l’araignée qui ourdit sa toile pour y prendre des mouches. »
Il peut résulter de cette apostille que José Indio a vu Camoens à l’hôpital, sans qu’il faille prendre à la lettre les mots je l’ai vu mourir.
Ce fut dans ces circonstances que le désastre d’AIkacer Kébir (4 août 1578) frappa de mort le Portugal. Il restait encore à Camoens une larme pour sa patrie : Ah ! s’écria-t-il, du moins je meurs avec elle ! Il répéta la même pensée dans la dernière lettre qu’il ait écrite. « Enfin, disait-il, je vais sortir de la vie, et il sera manifeste à tous que j’ai tant aimé ma patrie, que non-seulement je me trouve heureux de mourir dans son sein, mais encore de mourir avec elle. »
Il ne survécut que peu de mois à ce désastre, et mourut au commencement de 1579, à l’âge de cinquante-cinq ans.
Il fut enterré très pauvrement dans l’église de Santa Anna, dit Pedro de Mariz, à gauche en entrant et sans que rien indiquât sa sépulture. Ses malheurs firent une impression si profonde, que personne ne voulut plus occuper la maison qu’il avait habitée. Elle est restée vide depuis sa mort. Les prévisions de Camoens ne tardèrent pas à s’accomplir. Le Portugal, ce royaume né d’une victoire et mort dans une défaite, tomba bientôt sous le joug de Philippe II. Ce monarque visitant ses nouvelles provinces, s’informa du poète, et, en apprenant qu’il n’existait plus, il témoigna un vif regret.
Pedro de Mariz raconte qu’un noble Allemand écrivit à son correspondant de Lisbonne de chercher la place où Camoens était enterré, et, si ce grand poète n’avait pas un tombeau digne de lui, il le chargeait de s’arranger avec la ville pour obtenir la permission de lui envoyer ses os avec toute la décence et le respect qui leur étaient dus. Ce généreux Allemand s’engageait à élever à l’Homère portugais un mausolée comparable à ceux des anciens les plus illustres.
Ce fut peut-être cette démarche faite par un étranger qui rappela aux compatriotes de Camoens que l’auteur des Lusiades n’avait pas de tombe. Seize ans après sa mort, un ami des lettres qui peut-être était absent quand il mourut, dom Gonçalo Coutinho, fit chercher sa sépulture et la rétablit dans un endroit voisin du chœur des religieuses. Il la couvrit d’une simple pierre presque au niveau du sol, sur laquelle il inscrivit cette épitaphe :
Ci gît Luiz de Camoens, le prince des poètes de son temps ; il vécut pauvre et misérablement et mourut de même, l’an 1579.
Et plus bas :
Cette tombe a été construite aux frais de dom Gonçalo Coutinho. Que personne n’y soit plus enterré.
C’est un beau résumé de la vie de Camoens que cette simple ligne :
Il vécut pauvre et misérablement et mourut de même.
On ne pouvait dire moins de celui qui avait souffert tant de traverses, combattu à tant de batailles, et, comme dit Jose Indio, fait cinq mille cinq cents lieues sur mer. Je ne connais pas l’épitaphe de notre bonhomme Chapelain, lequel mourut pour s’être mouillé les jambes dans le ruisseau de la rue Saint-Honoré, de peur de perdre son jeton à l’académie, mais je m’offre à parier qu’elle était plus longue et plus pompeuse.
Relisons celle de Boileau, telle que messieurs de l’académie des inscriptions et belles-lettres l’ont refaite en 1815. La voici ; elle est placée dans la chapelle Saint-Paul, le long du chœur de l’église de Saint-Germain-des-Prés:
Hic. sub. Titulo Fatis. Diu. Jactati  In. omoe. sevum. tandem, compusiti  Jacent. Cineres  Nicolai. Boileau. Despreaux etc.
Vous ne savez pas peut-être ce que Messieurs de l’académie ont voulu dire par cette expression, Cineres fatis diu jactati, qu’on pourrait à peine appliquer aux cendres de Napoléon, si on les rapportait de Sainte-Hélène ? Ils ont voulu dire que les cendres de Nicolas Boileau d’abord placées dans la Sainte-Chapelle au-dessous du Lutrin qu’il a si bien chanté, ont été transférées, en 1793, au musée des Petits-Augustins, puis de là déposées pour l’éternité dans l’église voisine de Saint-Germain-des-Prés. C’est une belle chose que la rhétorique.
Je préfère l’épitaphe de Camoens. — Il est vrai qu’on en a ajouté depuis de bien longues et de bien mauvaises.
Martini Gonsalves da Caméra, qui avait été premier ministre du roi dom Sébastien, et qu’on peut difficilement compter parmi les protecteurs de Camoens, fit composer pour sa tombe, par le jésuite Mattheos Cardoso, professeur à l’université d’Evora, quelques distiques latins d’une emphase et d’une érudition tout-à-fait scolastiques :
Naso elegis, Flaccus lyricis, epigrammate Marcus, etc.
De son côté, dom Gonçalo Coutinho, comme pour expier ce que sa première inscription paraissait avoir de trop simple, en fît faire une autre en vers latins par dom Manoel de Souza Coutinho, depuis Frey Luiz de Souza ; c’est un dialogue entre le tombeau du poète et un passant : Quod Maro sublimi, etc. Elle est imprimée dans la première édition des Rimas (1595) et depuis répétée partout. Cette édition des Poésies diverses de Camoens, alors éparses et inédites, est un monument tout autrement splendide élevé par le même dom Gonçalo Coutinho à la gloire de Camoens.
Ces mots incroyables placés dans l’épitaphe de Boileau, in omne œvum ; vae rappellent la dernière chose qu’il me reste à dire de Camoens.
Comme s’il était dans sa destinée de n’avoir pas même de repos au fond du sépulcre, l’église de Santa Anna fut renversée par le tremblement de terre qui détruisit presque entièrement Lisbonne en 1755.
L’église a été rebâtie ; mais personne, que je sache, n’a cherché à recueillir au milieu des décombres les restes du grand poète et du grand citoyen.

 CHARLES MAGNIN

Revue des Deux Mondes
1832

Tome 6
Littérature étrangère – Luiz de Camoëns