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PAUL ADAM DEUXIEME LETTRE DE MALAISIE 1896 LETTRES DE MALAISIE

MALAISIE – MALAYSIA
LETTRES DE MALAISIE


D’après une photo de Nadar et du portrait de Félix Valloton




PAUL ADAM
1862 – 1920

LETTRES DE MALAISIE
1896
DEUXIEME LETTRE

Texte paru dans La Revue Blanche
Paris
1898 

*****

Portrait de Paul Adam
Félix Vallotton paru
Le Livre des masques de Remy de Gourmont
1896

***

Deuxième Lettre de Malaisie

Minerve. Septembre 1896.
Palais des Voyageurs
Mon cher ami,

Je comptais que des nouvelles sur mon incursion dans ce pays vous parviendraient par la voie des gazettes. De Manille une correspondance officielle m’arrive qui indique les desseins de mon gouvernement. Ils s’opposent à la révélation de la découverte. Or, vous le savez : les intérêts d’État primant tout, il pourrait advenir qu’un malheur privât nos contemporains de ma présence, lors du retour en pays ami. Au prestige des Pouvoirs d’Europe, l’exemple serait funeste d’une communauté ayant prospéré grâce à l’entière abolition de la famille, du capital, de la concurrence, de l’amour… et de la liberté.

Rappelez-vous ce soir de Biarritz où nous imaginâmes la future tyrannie du marxisme imposant à des millions d’agriculteurs, de savants, d’artistes, les lois utiles à la seule aise de la minorité ouvrière. Les plus rigoureuses de nos prédictions se trouvent ici dépassées. Or, comme le leurre de la liberté sanctifie tout le système européen, je gage que les monarques et les démagogues s’allieront pour mettre une dalle de silence sur mon récit avant même, peut-être, que j’aie réussi à le publier. Donc, je vous sacre dépositaire de mon secret, afin que son immédiate divulgation puisse, bien que partielle, rendre inutiles les mesures de force.

Cela vous expose à l’envoi de plusieurs manuscrits. Je vous prie de me pardonner.

J’aurais bien voulu user, pour cela, du moyen de correspondance qui satisfait la gent de cette nation-ci, mais je pense à toute la peine que vous auriez pour découvrir à Paris un phonographe, aux sommes qu’il faudrait débourser pour l’acquérir, et aux défectuosités probables de l’appareil. Je préfère me servir d’encre.

Au Palais des Voyageurs, dans cette ville de Minerve, chaque chambre possède son phonographe, ses lampes électriques, ses robinets d’eau chaude et de froide. Plusieurs plaques de fer encastrées dans le mur rougissent si l’on tourne un bouton qui dispense de forts courants électriques. La chaleur se répand selon le nombre de tours imprimés au bouton, et un thermomètre indique la somme de degrés obtenus par cette manœuvre. La pièce où je vous écris a des murs de faïence orangée, un parquet de verre opaque, une coupole de stuc, une fenêtre cintrée ouverte sur les perspectives à grandes courbes des rues. J’aperçois la ville, et ses maisons bleues, cramoisies, jaunes, dorées, argentées couleur de fer. Il pleut. L’eau du ciel fait reluire l’émail des façades. Les tramways glissent vertigineusement sous les passerelles légères que franchissent les piétons encapuchonnés de caoutchouc gris. Aucun bruit de marteau, aucune chanson, aucun pas de cheval ne troublent le murmure uniforme des passants chaussés de semelles sourdes et qui se suivent sous les arcades jaillies de tous les rez-de-chaussée. Entre les colonnes qui se succèdent à la place où se montreraient chez nous les devantures des magasins, des tables soutiennent des boissons dans la composition desquelles n’entre aucun alcool. Cafés, bières, thés, crèmes, sorbets, glaces, chocolats régalent le repos du promeneur momentanément étendu dans son rocking, et qui prête une oreille distraite aux chroniques que lui récite le phonographe où un acteur souffla les intonations. Ce peuple-ci n’a plus à prendre la peine de lire. On enferme dans une sorte de piano mécanique, des albums échancrés de trous divers qui s’emboîtent sur les pointes d’engrenage de grosseur correspondant à la capacité et au dessin du trou. Plus forte que la voix normale, une voix avertit des accidents, de la température, déclame une chronique ou un conte. Rien de plus bizarre que d’entendre ces mille phonographes sous les arcades. Chacune des « stations » porte une enseigne indiquant la nature du récit. Les amateurs de nouvelles s’arrêtent sous la « Voix des Evénements ». Les gens épris de littérature sirotent du thé sous la « Voix des Poètes ». Ceux qui aiment revivre selon les temps anciens boivent à portée de la « Voix de l’Inde », de la « Voix de Rome », de la « Voix de la Grèce ». Le murmure marin de ces voix confondues donne une sorte d’angoisse.

Depuis les inscriptions chaldéennes, celles des stèles égyptiaques jusqu’aux imaginations modernes, le témoignage de la vieille humanité pleure dans la ville. On écoute l’Idée, l’Idée Une, l’Idée Mère, bruire en ses transformations merveilleuses. Cela plane sur les innombrables coupoles de faïences multicolores, sur le bruit des hautes gerbes d’eau qui jaillissent décorativement aux coins des avenues, dépassent le faîte des maisons et couronnent la cité de splendides panaches liquides.

Voilà ce que j’entends de cette chambre, ce que je vois de cette fenêtre.

Songez au total de travaux, d’efforts, d’activités qu’il fallut pour ce résultat !

Dès le crépuscule, ce sont des musiques. Les sons s’engouffrent dans la ville, s’élèvent, planent. Des orgues crient. Des orchestres invisibles s’évertuent. Tantôt c’est une messe de Palestrina, tantôt une œuvre de César Franck, tantôt du Wagner, du Beethoven, du Gluck, du Chopin. La seule mécanique remplace les virtuoses. On perçoit bien une roideur d’exécution quelque peu fâcheuse ; mais seulement à certains passages. La sensation est brève. Un essor d’harmonies parfaites noie la note pénible.

J’ai obtenu de pouvoir connaître ces choses en donnant au sénéchal d’Amphitrite ma parole d’honneur d’observer certaines conventions. Ainsi je ne dois, durant mon voyage, ni acheter ni vendre. On m’a fait remettre aux bureaux d’Amphitrite toutes mes valeurs. On m’a prévenu qu’accueilli comme hôte de la Dictature, je n’aurais nulle dépense à compter. Il m’est interdit de faire des cadeaux ou d’en recevoir. Toute circulation de monnaie, tout échange commercial est proscrit sur le territoire de la Dictature ; et pour me prémunir contre la faiblesse humaine, on m’a conduit dans un magasin, on m’a revêtu d’un habit pareil à celui du sénéchal, en sorte de soie sombre, d’une culotte semblable à celles de nos cyclistes, de bottines et de molletières en cuir crû. Sur ma tête on adapta un chapeau de feutre. Dans une valise on plia tout un trousseau ; et je fus confié aux soins de deux personnes que leurs intonations seules dénoncèrent pour des femmes, leur costume ne les différenciant pas des hommes, non plus que leurs cheveux coupés en rond jusqu’aux oreilles, et rabattus sur le front comme ceux des pages au quatorzième siècle.

En vain je demandai la permission d’emporter ma boîte à cigares. Mes gardiennes déclarèrent que l’alcool et le tabac n’avaient point droit de cité dans le pays. Je ressens avec malaise cette privation.

Le train qui nous conduisit d’Amphitrite à Minerve, en cinq heures, marche avec une rapidité vingt-cinq ou trente fois plus grande que celle de nos express. Les wagons sont des salles vastes, munies de larges baies de verre où défile toute la perspective du pays équatorial embu de vapeurs lourdes qui s’élèvent sur les régions marécageuses. Des divans profonds garnissent les parois. Le système d’éclairage et de chauffage par les plaques rougies à l’électricité rend confortables les heures. Aux gares, les gens montent sans contrôle. Ils sont vêtus de façon pareille. Ils parlent très peu ; s’entendent par signes. Ils semblent recueillis, graves. Les femmes sont virilisées presque entièrement. Les mains dans les poches de l’habit, les jambes croisées elles rêvent. De temps à autre la voix du phonographe annonce une nouvelle ; le conducteur du train prenant à chaque gare une série de plaques qu’il glisse dans l’appareil. Comme à Londres, les femmes et les hommes ne semblent pas se désirer. Ils ne se déshabillent point du regard. Leurs yeux ne marquent pas de connivences. Les femmes mettent plus de sucre dans leur tasse à thé ; les hommes crachent dans leurs mouchoirs avec plus de bruit. Ni distinction de gestes, ni grossièreté de manières ne placent en évidence l’une ou l’autre. Égaux par l’éducation, aussi bien que par l’habit, on ne peut dire s’il est parmi eux des inférieurs. Le fort s’efface devant le faible, le grand devant le petit, l’homme mûr devant la femme, l’enfant, le vieillard. C’est tout.

Au conducteur du train, aux employées, personne ne parle avec impatience, mais au contraire avec des formules de politesse très humbles. Mes compagnes, au dîner, aidèrent la fille de service par une complaisance toute fraternelle ; et celle-ci les traita familièrement, leur dit des choses drôles. Mes manières différentes parurent choquer autour de moi surtout lorsque je priai la fille de ramasser la serviette. Elle rougit extrêmement, m’obéit et se détourna non sans évidence de son mépris, de son indignation. Mes compagnes m’excusèrent sur ma qualité d’étranger.

On ne voit ni gros, ni maigres, ni infirmes, ni vieillards trop âgés, ni enfants trop jeunes, ni mères accompagnées de progéniture remuante, ni malades toussoteux et hâves. Comme je m’en étonnai, les viriles compagnes me renseignèrent. Elles dirent que les premiers efforts de Jérôme le Fondateur, visèrent l’installation des gymnases. À peine eût-il refoulé les tribus malaises et découvert sur le Haut-Plateau les espaces fertiles, sains, à peine les eut-il protégés d’un circuit de forts, qu’il fit construire sur les bords de la rivière Coti, neuf grands édifices de bois : la Maternité, la Nursery, l’École, le Collège, le Lycée, l’Université, le Presbytère, l’Hôpital.

Séparés par des distances de trente kilomètres environ, ces bâtiments reçurent aussitôt leurs pensionnaires.

Chaque femme reconnue enceinte fut conduite à la Maternité. Des soins de toutes sortes la comblèrent. On lui réserva les meilleurs gibiers des chasses, les plus belles étoffes, les sièges les plus commodes, tous les honneurs. Rien de cela n’a disparu des mœurs depuis cinquante ans. La mère reste par dessus tous, le personnage sacré. À la place des primitives bâtisses en bois, d’admirables palais s’élèvent, remplis de statues, de tableaux. Elle y vit, dispensée de travail pendant la période entière de la grossesse, celle de l’allaitement, et de la première éducation du bébé. Pour elle des cuisiniers chinois d’une science considérable préparent les festins exquis ; des chœurs de jeunes filles chantent, et font de la musique ; les meilleures troupes d’acteurs représentent les chefs-d’œuvre des littératures connues ; des jardiniers complètent de merveilleux parterres, les allées de parcs munis.

— C’est me dit, la compagne, une année de triomphe royal. On n’accorde rien de pareil à nos inventeurs ni à nos médecins, qui sont cependant honorés à l’instar des empereurs historiques. Jérôme le Fondateur a jugé que rien n’est plus beau que produire un être pensant. Vous verrez sans doute défiler les cortèges de matrones dans leurs litières faites d’ivoire et d’argent. La loi oblige à se prosterner devant elles. Nos héros, nos inventeurs, nos docteurs, se vautrent dans la boue à leur passage, tandis qu’un sénéchal ou le dictateur lui-même ne sont pas salués de la foule qui s’affirme leur égale.

— Avez-vous déjà joui de ces honneurs, demandai-je.

— Deux fois, répondit-elle ; à quatorze ans et demi et à vingt ans. Voyez, pour cela, je porte a la boutonnière deux plaques d’or.

— Et vos enfants ?

— J’eus de leurs nouvelles il y a dix jours. L’aînée qui compte aujourd’hui treize ans finit ses études chorégraphiques. On m’a montré de sa peinture. Elle collabore au grand tableau qui ornera le Temple du Fer. Ce tableau représente le triomphe de nos nefs aériennes, le jour où elles purent enfin prendre essor, après quinze années de tentatives infructueuses. En ce moment ma fille doit être dans la campagne pour les semailles d’automne. Le labeur physique lui fait grand bien. L’an dernier, après le sarclage des betteraves, elle s’est vue définitivement débarrassée de ses migraines… Je compte bien que les docteurs la jugeront assez forte pour être transférée dans la ville de Diane, l’an prochain. Car il vaut mieux approcher le mâle de bonne heure. On évite ainsi l’épuisement des imaginations inassouvies.

Je savais que la famille et le mariage n’existaient plus parmi cette nation ; cependant j’eus beaucoup de peine à entendre discourir ainsi cette jeune mère, qui, les jambes croisées, et les mains frêles, choisissait des pastilles pour sa bouche. Elle reprit.

— Mon second, un fils, a huit ans. Il est un peu en retard, pour son âge. Je crois bien que c’est ma faute. Son père, autant que je le puis établir, était un pauvre vieillard venu jeune, de France, avec l’exode de Jérôme le Fondateur. Encore victime de vos illusions sur le sentiment, il m’aima, comme vous dites. J’étais alors une gaillarde de vingt années. Il parut si malheureux, que je ne lui refusai pas mon corps. Il faut compatir n’est-ce pas, à toutes les faiblesses. J’imaginais que sa semence serait infertile. Le contraire arriva. L’enfant parait chétif, un peu imbécile. On a dû l’inscrire dans la section des instituteurs. On le gavera, par des procédés mnémotechniques, de grammaire, d’histoire, de géographie ; et il passera sans doute sa vie à réciter cela dans les phonographes scolaires.

— Et maintenant, dis-je, n’espérez-vous pas une autre maternité ?

— Vous pensez qu’en ce pays, l’espoir de bien des femmes est la grossesse. Il y en a d’heureuses qui ne passent pas dix mois hors du Palais des Mères. Tout baiser les féconde. Mais pour le plus grand nombre, la facilité de l’amour les rend bréhaignes. Ainsi, moi, je fus prise à quatorze ans, après la deuxième embrassade. Il en arrive de même à la plupart. Les conditions de ces premières rencontres sont si spéciales ! À la sortie de l’Université, quand nous sommes vraiment femmes, on nous transfère dans la ville de Diane. Là nous habitons les palais des Vierges. Tout le jour nous répétons des danses ; nous essayons de somptueux costumes propres à faire saillir notre beauté ; nous écoutons les phonographes réciter des poèmes et des contes érotiques. Au bout de quelques semaines on donne une grande fête à laquelle sont conviés des mâles de trente ans, élus comme les beaux et les robustes. Ils viennent là en maillots de soie. Le matin il y a un service dans la Basilique. Les archevêques défilent à la tête des processions. On s’enivre d’encens et au son des orgues. Ensuite c’est le cortège admirable des Mères qui passent en litières à grands pans d’étoffes précieuses. Un festin réunit les sexes. Ils s’assortissent. Après cela, revêtues de costumes de ballet, les vierges dansent devant l’assemblée des hommes certaines danses très belles, longues, pour lesquelles on nous éduque dès l’âge de six ans au collège, pour lesquelles on nous perfectionne au lycée et au gymnase. Les danses finies, chacune accepte un breuvage qui enivre, et va s’étendre dans sa loge parmi les fleurs, sur des coussins. L’homme entre. Deux semaines on se livre à la reproduction, soit avec le même mâle, soit avec un autre, plusieurs. Les fêtes se prolongent. Presque toutes, le mois suivant, se trouvent mères, et quittent la ville de Diane.

— Elles n’y retournent jamais.

— Jamais. Il y a une autre ville : Vénus. Il s’y passe des cérémonies semblables, pour celles qui sortent du Palais des Mères, après le sevrage de leur petit. Sans doute vous assisterez à l’une de ces Fêtes de la Reproduction… Auparavant, nous aurons la grande fête de la Locomotion, au Temple du Fer, dans la ville qu’on nomme Vulcain. Elle marque tous les printemps, à l’anniversaire du jour où, pour la première fois, les nefs aériennes purent se soutenir dans la transparence de l’espace. Une semaine après, c’est la fête de la Nutrition, la fête de la Terre, un peu avant la saison des pluies. Ces trois grandes fêtes marquent, pour notre calendrier, la fin du travail annuel ; à l’époque de votre solstice d’Hiver.

— Mais, repris-je, excité par la description des fêtes de Diane, en dehors des cérémonies amoureuses dont vous me parlez le goût des choses passionnelles ne séduit-il pas les âmes ?

— Le goût de ce passe-temps a perdu bien de son prestige si vous le considérez avec vos illusions d’Europe. Ici une femme ne refuse pas plus à un homme sa chair, que chez vous elle ne refuse de rendre un salut. C’est une politesse que nous octroyons bien gracieusement, et sans y attacher d’autre importance.

— Mais si un vieillard, vous sollicite, ou un homme déplaisant ?

— D’abord les vieillards vivent dans les Presbytères, pour la plupart. On y entre dès l’âge de cinquante-cinq ans. Les difformes ne fréquentent pas au milieu des beaux ni des sains. Ils habitent certains lieux voués à leur détresse. Donc nous ne rencontrons que des personnages de figure et de taille admissibles. Et puis, pour accomplir cette fonction toute simple, nous n’avons pas besoin de tant de choix ou d’ambages. Rien dans les lois ni dans les habitudes ne contrarie l’exercice d’un instinct utile à l’expansion de la race. On se reproduit quand on a l’envie, et avec qui vous le propose, comme on mange en face du passant, au réfectoire du train, ou l’on se promène dans la voiture d’un mécanicien quelconque.

— Et l’idéal ! fis-je.

Mes deux compagnes sourirent.

Je les considérai. Brunes, évidemment empreintes du sang de Malaisie, elles avaient des yeux languides, sous de grands cils, et des paupières mates, des attaches fines. Leur nez légèrement aplati ne déparait point le sens triste du visage barré de bouches soigneuses. Aux plis des vestes de soie, leurs gorges libres ne disparaissaient pas tant qu’on ne les devinât solides et pleines. Elles avaient aussi des hanches larges sous les vastes basques de l’habit, et, dans les guêtres, de sveltes mollets, des pieds pointus. La plus loquace des deux se nommait Théa, et l’autre, qui jusqu’alors n’avait rien dit que par sourires, s’appelait Pythie. Bien qu’elle fût plus jeune, trois médailles indiquaient le nombre de ses enfants. Je la complimentai sur la grâce de sa taille, après plusieurs couches.

— C’est aux doctoresses, répondit-elle, de recevoir ces flatteries. L’art de l’obstétrique est parvenu a une haute perfection ; car les plus grandes récompenses sont réservées à ceux et à celles qui découvrent les moyens d’embellir et d’ennoblir la maternité.

— Quelles récompenses ?

— L’exemption de travail, pour un, deux, trois ans, pour la vie. Ainsi, trois fois mère je suis dispensée de travail pour neuf années. Je ne vous accompagne point par fonction, mais par amitié envers Théa, afin d’aider sa tâche. Au reste, je me déclare doublement heureuse de cette amitié qui m’offre la joie de vous connaître, Monsieur.

Je saluai. Cette Pythie sembla très charmante. Elle feignit même de me lancer une œillade. Quelque chose comme un rai d’or fauve borda sa prunelle, illumina ses cils épais. Je regardai les globes de sa poitrine assez fixement. Elle s’en aperçut, sourit, et se tournant vers moi, elle déboutonna sa veste, de telle sorte que j’aperçus une peau brune que la respiration gonflait.

— Merci, murmurai-je.

— Cette gratitude est sincère, dit Théa dont la main s’insinuait pour une constatation naturelle vers l’endroit le plus ému de ma chair.

Je ressentis quelque honte, à ce geste non dissimulé. Mais les trois autres voyageurs du salon, ne semblèrent pas y prendre garde.

« À Lucine, deux enfants mâles viennent de naître. Bien constitués », cria en ce moment la voix aigre du phonographe ; elle continua : « Quatre nefs sont parties pour la province de Cavite. Les troupes espagnoles ont été battues à Luçao. Nos alliés incendient les plantations d’Altavila, de Notre-Dame del Pilar… Le compte de la récolte est clos. Les réserves paraissent assez fournies pour qu’on puisse espérer une diminution de travail agraire de cinq heures à la semaine, pendant les travaux de l’an prochain… L’ingénieur Marius a terminé les expériences de la machine à souffler le verre. On pense que la fabrication des bouteilles cessera de nécessiter le souffle humain, dans six semaines… » Un coup de sifflet marqua la fin de la communication phonographique.

— Voilà une conquête heureuse sur la matière, dit à sa voisine, le voyageur assis en face de nous. Je m’en réjouis, car je souffle le verre depuis quatre ans ; et cela m’épuise un peu.

— Vous avez, répondit-elle, des épaules larges qui dénotent des poumons capables de supporter cette fatigue.

— Certes, mais je m’accommoderai fort bien d’une autre besogne ; et je vous avoue que je profite avec joie de mon congé trimestriel.

— Vous allez à Minerve ?

— Oui, j’ai entrepris un travail fort attachant sur les variations des idiomes aryens. À Minerve seulement, les bibliothèques sont assez fournies pour me permettre de mener à bien cette curiosité.

— Comment pouvez-vous, Monsieur, demandai-je réussir à vous intéresser à la philologie, tout en soufflant le verre.

— Mon Dieu, c’est facile. Ma section travaille de six heures du matin à midi. À quatre heures du soir je me suis promené suffisamment. Il faut bien tuer les heures jusqu’au coucher. Par chance, mes camarades ont des goûts à peu près pareils. L’un opère sur les langues chaldéennes, l’autre sur les égyptiennes, deux autres sur les celtiques. Nous avons ainsi un sujet commun pour grouper nos esprits et nos conversations.

— Monsieur est Européen, et visite la Dictature, comme hôte du Conseil, dit Théa.

— Eh bien, Monsieur, je suis aise de vous souhaiter la bienvenue, reprit le souffleur de bouteilles. Le phonographe nous avait appris votre voyage. Je comprends qu’il vous étonne d’entendre de tels propos. Mais quoi ? N’avez-vous pas le service militaire obligatoire, en Europe ? Ne vous faut-il pas, à certains moments, faire le cavalier de 2e classe dans une caserne ? Garde d’écurie, vous nettoyez les crottins, vous astiquez les selles et les brides, vous décrassez le cheval. Cela ne vous empêche point, le soir, de lire une revue littéraire. Nous faisons du service social pendant vingt années, comme vous faites du service militaire pendant trois années. Voilà tout. Ce n’est pas plus abrutissant, et l’art de Produire élève l’esprit tandis que l’art de Détruire l’abaisse. Tous les trimestres nous jouissons d’un congé de quinze jours. Je vais utiliser ce loisir à Minerve.

— Je vous admire, dis-je, un peu stupéfait.

— Ne m’admirez pas. Je suis un parmi quinze millions d’humains. Pensez que dès l’âge de sept ans, au collège, j’ai appris, en même temps que mes déclinaisons latines, les mystères de la verrerie ; que j’ai su, le même mois, traduire Sophocle à livre ouvert, et souffler une bouteille de deux tiers de litre ; qu’au lycée j’ai appris la transformation calorique du sable en verre, les raisons chimiques et physiques de cette transformation, à l’époque même où l’on m’initiait au sanscrit, à la trigonométrie, et aux règles du canotage sur fleuve ; qu’au gymnase je connus l’histoire de l’industrie verrière concurremment à celle des philosophies, et à l’équitation ; qu’à l’Université les adaptations sociales du verre aux serres de culture ; au pavage des intérieurs, à la construction des lentilles télescopiques me furent enseignées par les mêmes professeurs me prêchant les principes de l’astronomie, les théorèmes de l’économie générale, et la psychologie des foules, sans que, pour cela, il me fût permis de délaisser les écoles de tir, ni la manœuvre de la voile sur les fleuves, ni les initiations amoureuses que les jeunes mères rétablies dispensent aux adolescents, dans notre ville de Vénus.

— Voilà une éducation complète !

— Heu, heu ! Ce n’est pas encore divin, mais, en cinquante ans, le pays est parvenu à installer dans les mœurs cette vérité, que le plaisir c’est Savoir, que l’honneur c’est Produire, que la honte c’est Détruire. Nous avons fait quelques pas.

— Ces dames reçurent-elles la même instruction ?

— Pas absolument, répondit Théa. Nos connaissances littéraires et esthétiques sont développées surtout au détriment des sciences pures. Nous savons peindre, sculpter, construire le plan d’un édifice, écrire une symphonie sans faute, jouer la comédie, la tragédie, danser selon les traditions, antiques, et l’art du ballet moderne. Nous possédons mieux que les hommes les langues mortes. Les beaux arts nous sont dévolus.

— Apprenez-vous des métiers ?

— Oh oui. Notre service social comprend la bureaucratie. Il n’y a pas d’homme bureaucrate. Nous avons encore la direction de l’esthétique nationale. Les femmes composent le décor des villes, s’occupent aussi d’agriculture, de jardinage, selon leurs aptitudes.

— Mais, déclara Pythie, il y a beaucoup de fonctions mixtes où les hommes et les femmes rivalisent : la médecine, par exemple ; l’agriculture aussi, et le jardinage. L’un et l’autre se confondent. Nous sommes tisseuses, téléphonistes et télégraphistes. Il y a des hommes tisseurs, téléphonistes et télégraphistes. En étudiant la philologie, monsieur empiète sur notre domaine ; et il ne serait interdit à aucune d’entre nous de se préoccuper de mécanique ou d’artillerie, encore que ces champs d’investigations soient plutôt réservés aux hommes.

— Et la justice ? demandai-je.

— Chaque groupe de travail, répondit Théa, juge la faute d’un de ses membres. Le condamné peut en appeler au verdict d’autres groupes. S’il est convaincu de crime, on le punit.

— Quels sont les châtiments ?

— Il n’y en a qu’un. Il n’est qu’un crime : contrevenir à la loi de Travail. Que l’homme tue ou qu’il refuse de travailler consciencieusement, le crime est le même, le châtiment pareil. On enrôle le condamné dans un régiment, pour la vie. Ayant voulu détruire l’Harmonie sociale, il est voué à la destruction et au meurtre perpétuellement. Si les mères qui produisent la vie, sont comblées d’honneur, les soldats sont comblés d’opprobre. On se détourne lorsqu’ils passent.

— Ainsi vous punissez de même le vol d’un pain et le meurtre de dix personnes ?

— Nul ne vole de pain. Celui qui a faim entre dans un réfectoire et mange à son appétit, boit à sa soif, autant qu’il le veut, quarante fois par jour s’il lui plaît. Avec les moyens de la culture intensive, nous faisons rendre au territoire quatre fois et demie ce qu’il conviendrait pour étouffer de nourriture tout le peuple.

— En Europe, dit le souffleur de bouteilles, vous pourriez nourrir cinq fois votre population, si, au lieu de laisser vos rustres écorcher leurs champs misérables avec des instruments de sauvages, vous usiez de la culture commune, et des moyens scientifiques d’amender le sol, de labourer, d’ensemencer. Votre but n’est pas de nourrir, mais de posséder, de surproduire et, de vendre. Ici, nous ne vendons rien ; nous consommons tout. Il n’y a pas de pauvre, ni de voleur de pain.

— Ni de voleur d’or, puisqu’il ne pourrait rien faire de l’or, nul ne pouvant acheter.

— Et s’il voulait en faire cadeau ?

— Personne ne peut rien posséder. Quand nos habits se salissent on nous les change. Notre linge même ne demeure pas entre nos mains ; et nous ne savons jamais si nous coucherons le soir dans la même chambre que la veille.

— Je soupçonne qu’un espionnage perpétuel vous guette.

— Oui, mais il ne nous incommode pas. Personne n’a rien à dissimuler. On porte, comme Bias, toute sa fortune sur son dos. Voudrait-on voler, qu’il n’y a rien à voler, tout appartenant à tous.

— Quels sont donc les criminels ?

— Les colériques qui tuent on tentent de tuer dans une querelle, ou injurient gravement le contradicteur. Les paresseux qui refusent le travail. Les contrebandiers qui essaient d’introduire de l’alcool ou du tabac. Voilà les criminels principaux. La masse de l’armée se compose de gens qui calomnièrent, injurièrent, ou firent violence à une femme.

— Et ces hommes armés, vous ne craignez pas leur révolte ?

— Non. Parce que sur leurs camps, sur leurs colonnes en marche plane toujours la nef aérienne et ses torpilles.

— Ce ne sont pas des soldats qui forment les équipages d’aéronautes ?

— Non ; mais des savants.

La conversation tomba. Le train filait dans l’ombre humide de forêts infinies, avec cette vitesse folle obtenue, non par la vapeur ou l’électricité, mais par l’explosion continue d’un gaz détonant. Nous roulions sur un tonnerre assourdi.

Théa s’endormait. La nuit allait venir. Le souffleur de bouteilles tourna le piton des lumières qui s’obscurcirent ; et il s’arrangea pour le sommeil. Déjà des voisines soufflaient. Pythie se rapprocha de ma fièvre, elle saisit ma main, et m’entraîna par le couloir à soufflets dans un autre compartiment du train. C’était une petite loge capitonnée de soie ponceau. Le tapis parut une chose moelleuse comme un édredon ; et il n’y avait pas d’autre siège.

— Vous devez, me dit-on, avoir des trésors de fougue amoureuse, et non pas être blasé comme les hommes d’ici dont nos corps ne séduisent plus la satiété.

Sans autres précautions oratoires elle éleva ses lèvres vers mes lèvres ; la vipère de sa langue glissa entre mes dents. Ses mains habiles et pleines d’intentions me dévêtirent à demi. L’effet de sa caresse se manifestant, elle frémit de toute l’échine à s’en apercevoir. Jetant, son habit, dépouillant sa veste, élargissant la fente de sa chemise, elle me remplit les mains de sa gorge, puis me força, silencieuse, à m’agenouiller, à m’étendre ; bientôt nos deux nudités s’enlacèrent ardemment.

Ainsi je gagnai la ville de Minerve, en quelques heures voluptueuses.

Paul Adam
LETTRES DE MALAISIE