DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana
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DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne
chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail
Traduction Traduzione Jacky Lavauzelle
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DANTE ALIGHIERI
LA VITA NUOVA
1292
III
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III
Poi che furono passati tanti die, che appunto erano compiuti li nove anni appresso l’apparimento soprascritto di questa gentilissima, ne l’ultimo di questi die avvenne che questa mirabile donna apparve a me vestita di colore bianchissimo, in mezzo a due gentili donne, le quali erano di più lunga etade;
Après que furent passés ces jours, exactement neuf ans après l’apparition de ce doux visage, je vis cette femme admirable, vêtue de couleur blanche, entre deux nobles dames, plus âgées ;
e passando per una via, volse li occhi verso quella parte ov’io era molto pauroso, e per la sua ineffabile cortesia, la quale è oggi meritata nel grande secolo, mi salutoe molto virtuosamente, tanto che me parve allora vedere tutti li termini de la beatitudine.
elle passait par une rue, tourna ses yeux de mon côté, effrayée, et d’une exquise courtoisie, récompensée aujourd’hui dans un autre siècle, très vertueusement, me salua, de sorte que je flottais en pleine béatitude.
L’ora che lo suo dolcissimo salutare mi giunse, era fermamente nona di quello giorno;
L’heure où cette si douce salutation me parvint, était exactement la neuvième de la journée ;
e però che quella fu la prima volta che le sue parole si mossero per venire a li miei orecchi, presi tanta dolcezza, che come inebriato mi partio da le genti, e ricorsi a lo solingo luogo d’una mia camera, e puòsimi a pensare di questa cortesissima.
et comme ce fut la première fois que ses paroles atteignirent mes oreilles, je fus inondé de douceur, et je fus si enivré, que je dus quitter tous ces gens et me réfugier dans la solitude de ma propre chambre, afin de me laisser rêver à cette courtoise apparition.
E pensando di lei mi sopragiunse uno soave sonno, ne lo quale m’apparve una maravigliosa visione, che me parea vedere ne la mia camera una nèbula di colore di fuoco, dentro a la quale io discernea una figura d’uno segnore di pauroso aspetto a chi la guardasse;
Et la pensée se baladant dans ce doux sommeil, il me sembla voir dans ma chambre une nébuleuse couleur de feu, à l’intérieur de laquelle je remarquai la figure d’un homme au regard effrayant qui la regardait ;
e pareami con tanta letizia, quanto a sé, che mirabile cosa era;
mais il semblait si joyeux ;
e ne le sue parole dicea molte cose, le quali io non intendea se non poche;
et de ses mots, il disait tellement de choses ; je n’en entendis qu’une partie ;
tra le quali intendea queste:
parmi elles, celle-ci :
«Ego dominus tuus».
« Je suis ton maître« .
Ne le sue braccia mi parea vedere una persona dormire nuda, salvo che involta mi parea in uno drappo sanguigno leggeramente;
Dans ses bras, il me semblait voir une personne qui dormait, nue, sauf qu’elle me semblait enveloppée dans un tissu légèrement teinté de sang ;
la quale io riguardando molto intentivamente, conobbi ch’era la donna de la salute, la quale m’avea lo giorno dinanzi degnato di salutare.
en regardant plus précisément, je reconnus la dame du salut, c’était celle qui avait daigné la veille me saluer.
E ne l’una de le mani mi parea che questi tenesse una cosa, la quale ardesse tutta;
Et une de ses mains semblait tenir une chose qui brûlait ;
e pareami che mi dicesse queste parole:
et il semblait me dire ces mots :
«Vide cor tuum».
« Vois ton cœur »
E quando elli era stato alquanto, pareami che disvegliasse questa che dormia;
Et après quelques instants, il me semblait qu’il voulait réveiller la belle endormie ;
e tanto si sforzava per suo ingegno, che la facea mangiare questa cosa che in mano li ardea, la quale ella mangiava dubitosamente.
et, ingénieusement, il lui faisait manger cette chose qu’il avait dans la main, mais qu’elle mangeait suspicieuse.
Appresso ciò, poco dimorava che la sua letizia si convertia in amarissimo pianto;
Après ça, sa joie se transforma en d’amères larmes ;
e così piangendo, si ricogliea questa donna ne le sue braccia, e con essa mi parea che si ne gisse verso lo cielo;
il la saisit dans ses bras, puis il me semblait qu’ils volaient tous deux vers le ciel ;
onde io sostenea sì grande angoscia, che lo mio deboletto sonno non poteo sostenere, anzi si ruppe e fui disvegliato.
de sorte que je fus saisi d’une si grande angoisse que ce sommeil agité, ne pouvant plus s’éterniser, me réveilla.
E mantenente cominciai a pensare, e trovai che l’ora ne la quale m’era questa visione apparita, era la quarta de la notte stata;
Et dans ma réflexion, je constatai que l’heure de l’apparition de ma vision, était la quatrième heure de la nuit ;
sì che appare manifestamente ch’ella fue la prima ora de le nove ultime ore de la notte.
donc, manifestement, la première heure des neuf dernières heures de la nuit.
Pensando io a ciò che m’era apparuto, propuosi di farlo sentire a molti, li quali erano famosi trovatori in quello tempo:
Et, toujours plongé dans les souvenirs récents, je me proposai de la conter à des célèbres troubadours en ce moment-là :
e con ciò fosse cosa che io avesse già veduto per me medesimo l’arte del dire parole per rima, propuosi di fare uno sonetto, ne lo quale io salutasse tutti li fedeli d’Amore;
et je me risquai dans l’art de dire des mots avec les rimes, choisissant de faire un sonnet, où je saluerais tous les fidèles de l’Amour ;
e pregandoli che giudicassero la mia visione, scrissi a loro ciò che io avea nel mio sonno veduto.
et je demanderais leurs avis sur ma vision ; j’écrivis alors ce que j’avais vu dans mon sommeil.
E cominciai allora questo sonetto, lo quale comincia:
Et ce sonnet commençait ainsi :
A ciascun’alma presa.
A toute âme prise.
A ciascun’alma presa, e gentil core,
A tout âme et noble cœur épris,
nel cui cospetto ven lo dir presente,
à qui ce que je dis parlera,
in ciò che mi rescrivan suo parvente
qu’ils me retournent leur pensée,
salute in lor segnor, cioè Amore.
salut dans leur seigneur : l’Amour.
Già eran quasi che atterzate l’ore
Déjà, s’étaient presqu’écoulées les heures
del tempo che onne stella n’è lucente,
du temps où les étoiles brillent intensément,
quando m’apparve Amor subitamente
quand soudain m’apparut Amour
cui essenza membrar mi dà orrore.
dont l’essence me fait horreur.
Allegro mi sembrava Amor tenendo
L’Amour joyeux semblait prendre
meo core in mano, e ne le braccia avea
mon cœur dans sa main, et il avait dans ses bras
madonna involta in un drappo dormendo.
une femme assoupie, enveloppée dans un drap.
Poi la svegliava, e d’esto core ardendo
Puis il la réveilla et ce cœur ardent
lei paventosa umilmente pascea:
elle le dévora, apeurée :
appresso gir lo ne vedea piangendo.
je le regardais enfin partir en pleurant.
Questo sonetto si divide in due parti;
Ce sonnet se divise en deux parties ;
che la prima parte saluto e domando risponsione, ne la seconda significo a che si dee rispondere.
que la première montre le salut à l’Amour, l’émerveillement et l’étonnement, la seconde précise ce qui est arrivé.
La seconda parte comincia quivi: Già eran.
La deuxième partie commence ici: Déjà, s’étaient.
A questo sonetto fue risposto da molti e di diverse sentenzie;
A ce sonnet plusieurs répondirent et différentes opinions s’exprimèrent ;
tra li quali fue risponditore quelli cui io chiamo primo de li miei amici, e disse allora uno sonetto, lo quale comincia:
parmi elles, celle que je nomme le premier de mes amis, et qui me fit parvenir un sonnet qui commence ainsi :
Vedesti al mio parere onne valore.
Il me paraît qu’une chose de valeur t’est apparue.
E questo fue quasi lo principio de l’amistà tra lui e me, quando elli seppe che io era quelli che li avea ciò mandato.
Et ce fut presque les débuts d’une amitié entre lui et moi, quand il apprit que j’étais à l’origine de cet envoi.
Lo verace giudicio del detto sogno non fue veduto allora per alcuno, ma ora è manifestissimo a li più semplici.
Le vrai jugement de ce rêve ne fut alors saisi par personne, mais, désormais, il est entendu par tous, y compris des plus simples.
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DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA
III
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LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier
La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.
La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :
Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.
La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.
Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.
Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.
Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856