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CLITANDRE CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES 1631

Clitandre Corneille
Clitandre, ou l’Innocence persécutée

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Quelque revers d’amour vous conduit en ces lieux ;
N’est-il pas vrai, monsieur ? et même cette aiguille
Sent assez les faveurs de quelque belle fille
Clitandre Corneille Acte III Scène V









     Clitandre CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

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CLITANDRE
ou
L’Innocence persécutée

Clitandre Corneille

1631

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ADRESSE

À Monseigneur le duc de Longueville

MONSEIGNEUR,

Je prends avantage de ma témérité ; et quelque défiance que j’aie de Clitandre, je ne puis croire qu’on s’en promette rien de mauvais, après avoir vu la hardiesse que j’ai de vous l’offrir. Il est impossible qu’on s’imagine qu’à des personnes de votre rang, et à des esprits de l’excellence du vôtre, on présente rien qui ne soit de mise, puisqu’il est tout vrai que vous avez un tel dégoût des mauvaises choses, et les savez si nettement démêler d’avec les bonnes, qu’on fait paraître plus de manque de jugement à vous les présenter qu’à les concevoir. Cette vérité est si généralement reconnue, qu’il faudrait n’être pas du monde pour ignorer que votre condition vous relève encore moins par-dessus le reste des hommes que votre esprit, et que les belles parties qui ont accompagné la splendeur de votre naissance n’ont reçu d’elle que ce qui leur était dû : c’est ce qui fait dire aux plus honnêtes gens de notre siècle qu’il semble que le ciel ne vous a fait naître prince qu’afin d’ôter au roi la gloire de choisir votre personne, et d’établir votre grandeur sur la seule reconnaissance de vos vertus : aussi, MONSEIGNEUR, ces considérations m’auraient intimidé, et ce cavalier n’eût jamais osé vous aller entretenir de ma part, si votre permission ne l’en eût autorisé, et comme assuré que vous l’aviez en quelque sorte d’estime, vu qu’il ne vous était pas tout à fait inconnu. C’est le même qui, par vos commandements, vous fut conter, il y a quelque temps, une partie de ses aventures, autant qu’en pouvaient contenir deux actes de ce poème encore tout informes et qui n’étaient qu’à peine ébauchés. Le malheur ne persécutait point encore son innocence, et ses contentements devaient être en un haut degré, puisque l’affection, la promesse et l’autorité de son prince lui rendaient la possession de sa maîtresse presque infaillible ; ses faveurs toutefois ne lui étaient point si chères que celles qu’il recevait de vous ; et jamais il ne se fût plaint de sa prison, s’il y eût trouvé autant de douceur qu’en votre cabinet. Il a couru de grands périls durant sa vie, et n’en court pas de moindres à présent que je tâche à le faire revivre. Son prince le préserva des premiers ; il espère que vous le garantirez des autres, et que, comme il l’arracha du supplice qui l’allait perdre, vous le défendrez de l’envie, qui a déjà fait une partie de ses efforts à l’étouffer. C’est, MONSEIGNEUR, dont vous supplie très humblement celui qui n’est pas moins, par la force de son inclination que par les obligations de son devoir,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

CORNEILLE.

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Préface




Pour peu de souvenir qu’on ait de Mélite, il sera fort aisé de juger, après la lecture de ce poème, que peut-être jamais deux pièces ne partirent d’une même main plus différentes et d’invention et de style. Il ne faut pas moins d’adresse à réduire un grand sujet qu’à en déduire un petit ; et si je m’étais aussi dignement acquitté de celui-ci qu’heureusement de l’autre, j’estimerais avoir, en quelque façon, approché de ce que demande Horace au poète qu’il instruit, quand il veut qu’il possède tellement ses sujets, qu’il en demeure toujours le maître, et les asservisse à soi-même, sans se laisser emporter par eux. Ceux qui ont blâmé l’autre de peu d’effets auront ici de quoi se satisfaire si toutefois ils ont l’esprit assez tendu pour me suivre au théâtre, et si la quantité d’intriques et de rencontres n’accable et ne confond leur mémoire. Que si cela leur arrive, je les supplie de prendre ma justification chez le libraire, et de reconnaître par la lecture que ce n’est pas ma faute. Il faut néanmoins que j’avoue que ceux qui n’ayant vu représenter Clitandre qu’une fois, ne le comprendront pas nettement, seront fort excusables, vu que les narrations qui doivent donner le jour au reste y sont si courtes, que le moindre défaut, ou d’attention du spectateur, ou de mémoire de l’acteur, laisse une obscurité perpétuelle en la suite, et ôte presque l’entière intelligence de ces grands mouvements dont les pensées ne s’égarent point du fait, et ne sont que des raisonnements continus sur ce qui s’est passé. Que si j’ai renfermé cette pièce dans la règle d’un jour, ce n’est pas que je me repente de n’y avoir point mis Mélite, ou que je me sois résolu à m’y attacher dorénavant. Aujourd’hui, quelques-uns adorent cette règle ; beaucoup la méprisent : pour moi, j’ai voulu seulement montrer que si je m’en éloigne, ce n’est pas faute de la connaître. Il est vrai qu’on pourra m’imputer que m’étant proposé de suivre la règle des anciens, j’ai renversé leur ordre, vu qu’au lieu des messagers qu’ils introduisent à chaque bout de champ pour raconter les choses merveilleuses qui arrivent à leurs personnages, j’ai mis les accidents mêmes sur la scène. Cette nouveauté pourra plaire à quelques-uns ; et quiconque voudra bien peser l’avantage que l’action a sur ces longs et ennuyeux récits, ne trouvera pas étrange que j’aie mieux aimé divertir les yeux qu’importuner les oreilles, et que me tenant dans la contrainte de cette méthode, j’en aie pris la beauté, sans tomber dans les incommodités que les Grecs et les Latins, qui l’ont suivie, n’ont su d’ordinaire, ou du moins n’ont osé éviter. Je me donne ici quelque sorte de liberté de choquer les anciens, d’autant qu’ils ne sont plus en état de me répondre, et que je ne veux engager personne en la recherche de mes défauts. Puisque les sciences et les arts ne sont jamais à leur période, il m’est permis de croire qu’ils n’ont pas tout su, et que de leurs instructions on peut tirer les lumières qu’ils n’ont pas eues. Je leur porte du respect comme à des gens qui nous ont frayé le chemin, et qui, après avoir défriché un pays fort rude, nous ont laissés à le cultiver. J’honore les modernes sans les envier, et n’attribuerai jamais au hasard ce qu’ils auront fait par science, ou par des règles particulières qu’ils se seront eux-mêmes prescrites ; outre que c’est ce qui ne me tombera jamais en la pensée, qu’une pièce de si longue haleine, où il faut coucher l’esprit à tant de reprises, et s’imprimer tant de contraires mouvements, se puisse faire par aventure. Il n’en va pas de la comédie comme d’un songe qui saisit notre imagination tumultuairement et sans notre aveu, ou comme d’un sonnet ou d’une ode, qu’une chaleur extraordinaire peut pousser par boutade, et sans lever la plume. Aussi l’antiquité nous parle bien de l’écume d’un cheval qu’une éponge jetée par dépit sur un tableau exprima parfaitement, après que l’industrie du peintre n’en avait su venir à bout ; mais il ne se lit point que jamais un tableau tout entier ait été produit de cette sorte. Au reste, je laisse le lieu de ma scène au choix du lecteur, bien qu’il ne me coûtât ici qu’à nommer. Si mon sujet est véritable, j’ai raison de le taire ; si c’est une fiction, quelle apparence, pour suivre je ne sais quelle chorographie, de donner un soufflet à l’histoire, d’attribuer à un pays des princes imaginaires, et d’en rapporter des aventures qui ne se lisent point dans les chroniques de leur royaume ? Ma scène est donc en un château d’un roi, proche d’une forêt ; je n’en détermine ni la province ni le royaume ; où vous l’aurez une fois placée, elle s’y tiendra. Que si l’on remarque des concurrences dans mes vers, qu’on ne les prenne pas pour des larcins. Je n’y en ai point laissé que j’aie connues, et j’ai toujours cru que, pour belle que fût une pensée, tomber en soupçon de la tenir d’un autre, c’est l’acheter plus qu’elle ne vaut ; de sorte qu’en l’état que je donne cette pièce au public, je pense n’avoir rien de commun avec la plupart des écrivains modernes, qu’un peu de vanité que je témoigne ici.

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Clitandre Corneille

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Argument

Rosidor, favori du roi, était si passionnément aimé de deux des filles de la reine, Caliste et Dorise, que celle-ci en dédaignait Pymante, et celle-là Clitandre. Ses affections, toutefois, n’étaient que pour la première, de sorte que cette amour mutuelle n’eût point eu d’obstacle sans Clitandre. Ce cavalier était le mignon du prince, fils unique du roi, qui pouvait tout sur la reine sa mère, dont cette fille dépendait ; et de là procédaient les refus de la reine toutes les fois que Rosidor la suppliait d’agréer leur mariage. Ces deux demoiselles, bien que rivales, ne laissaient pas d’être amies, d’autant que Dorise feignait que son amour n’était que par galanterie, et comme pour avoir de quoi répliquer aux importunités de Pymante. De cette façon, elle entrait dans la confidence de Caliste, et se tenant toujours assidue auprès d’elle, elle se donnait plus de moyen de voir Rosidor, qui ne s’en éloignait que le moins qu’il lui était possible. Cependant la jalousie la rongeait au-dedans, et excitait en son âme autant de véritables mouvements de haine pour sa compagne qu’elle lui rendait de feints témoignages d’amitié. Un jour que le roi, avec toute sa cour, s’était retiré en un château de plaisance proche d’une forêt, cette fille, entretenant en ces bois ses pensées mélancoliques, rencontra par hasard une épée : c’était celle d’un cavalier nommé Arimant, demeurée là par mégarde depuis deux jours qu’il avait été tué en duel, disputant sa maîtresse Daphné contre Eraste. Cette jalouse, dans sa profonde rêverie, devenue furieuse, jugea cette occasion propre à perdre sa rivale. Elle la cache donc au même endroit, et à son retour conte à Caliste que Rosidor la trompe, qu’elle a découvert une secrète affection entre Hippolyte et lui, et enfin qu’ils avaient rendez-vous dans les bois le lendemain au lever du soleil pour en venir aux dernières faveurs : une offre en outre de les lui faire surprendre éveille la curiosité de cet esprit facile, qui lui promet de se dérober, et se dérobe en effet le lendemain avec elle pour faire ses yeux témoins de cette perfidie. D’autre côté, Pymante, résolu de se défaire de Rosidor, comme du seul qui l’empêchait d’être aimé de Dorise, et ne l’osant attaquer ouvertement, à cause de sa faveur auprès du roi, dont il n’eût pu rapprocher, suborne Géronte, écuyer de Clitandre, et Lycaste, page du même. Cet écuyer écrit un cartel à Rosidor au nom de son maître, prend pour prétexte l’affection qu’ils avaient tous deux pour Caliste, contrefait au bas son seing, le fait rendre par ce page, et eux trois le vont attendre masqués et déguisés en paysans. L’heure était la même que Dorise avait donnée à Caliste, à cause que l’un et l’autre voulaient être assez tôt de retour pour se rendre au lever du roi et de la reine après le coup exécuté. Les lieux mêmes n’étaient pas fort éloignés ; de sorte que Rosidor, poursuivi par ces trois assassins, arrive auprès de ces deux filles comme Dorise avait l’épée à la main, prête de l’enfoncer dans l’estomac de Caliste. Il pare, et blesse toujours en reculant, et tue enfin ce page, mais si malheureusement, que, retirant son épée, elle se rompt contre la branche d’un arbre. En cette extrémité, il voit celle que tient Dorise, et sans la reconnaître, il la lui arrache, passe tout d’un temps le tronçon de la sienne en la main gauche, à guise d’un poignard, se défend ainsi contre Pymante et Géronte, tue encore ce dernier, et met l’autre en fuite. Dorise fuit aussi, se voyant désarmée par Rosidor ; et Caliste, sitôt qu’elle l’a reconnu, se pâme d’appréhension de son péril. Rosidor démasque les morts, et fulmine contre Clitandre, qu’il prend pour l’auteur de cette perfidie, attendu qu’ils sont ses domestiques et qu’il était venu dans ce bois sur un cartel reçu de sa part. Dans ce mouvement, il voit Caliste pâmée, et la croit morte : ses regrets avec ses plaies le font tomber en faiblesse. Caliste revient de pâmoison, et s’entr’aidant l’un à l’autre à marcher, ils gagnent la maison d’un paysan, où elle lui bande ses blessures. Dorise désespérée, et n’osant retourner à la cour, trouve les vrais habits de ces assassins, et s’accommode de celui de Géronte pour se mieux cacher. Pymante, qui allait rechercher les siens, et cependant, afin de mieux passer pour villageois, avait jeté son masque et son épée dans une caverne, la voit en cet état. Après quelque mécompte, Dorise se feint être un jeune gentilhomme, contraint pour quelque occasion de se retirer de la cour, et le prie de le tenir là quelque temps caché. Pymante lui baille quelque échappatoire ; mais s’étant aperçu à ses discours qu’elle avait vu son crime, et d’ailleurs entré en quelque soupçon que ce fût Dorise, il accorde sa demande, et la mène en cette caverne, résolu, si c’était elle, de se servir de l’occasion, sinon d’ôter du monde un témoin de son forfait, en ce lieu où il était assuré de retrouver son épée. Sur le chemin, au moyen d’un poinçon qui lui était demeuré dans les cheveux, il la reconnaît et se fait connaître à elle : ses offres de services sont aussi mal reçues que par le passé ; elle persiste toujours à ne vouloir chérir que Rosidor. Pymante l’assure qu’il l’a tué ; elle entre en furie, qui n’empêche pas ce paysan déguisé de l’enlever dans cette caverne, où, tâchant d’user de force, cette courageuse fille lui crève un œil de son poinçon ; et comme la douleur lui fait y porter les deux mains, elle s’échappe de lui, dont l’amour tourné en rage le fait sortir l’épée à la main de cette caverne, à dessein et de venger cette injure par sa mort, et d’étouffer ensemble l’indice de son crime. Rosidor cependant n’avait pu se dérober si secrètement qu’il ne fût suivi de son écuyer Lysarque, à qui par importunité il conte le sujet de sa sortie. Ce généreux serviteur, ne pouvant endurer que la partie s’achevât sans lui, le quitte pour aller engager l’écuyer de Clitandre à servir de second à son maître. En cette résolution, il rencontre un gentilhomme, son particulier ami, nommé Cléon, dont il apprend que Clitandre venait de monter à cheval avec le prince pour aller à la chasse. Cette nouvelle le met en inquiétude ; et ne sachant tous deux que juger de ce mécompte, ils vont de compagnie en avertir le roi. Le roi, qui ne voulait pas perdre ces cavaliers, envoie en même temps Cléon rappeler Clitandre de la chasse, et Lysarque avec une troupe d’archers au lieu de l’assignation, afin que si Clitandre s’était échappé d’auprès du prince pour aller joindre son rival, il fût assez fort pour les séparer. Lysarque ne trouve que les deux corps des gens de Clitandre, qu’il renvoie au roi par la moitié de ses archers, cependant qu’avec l’autre il suit une trace de sang qui le mène jusqu’au lieu où Rosidor et Caliste s’étaient retirés. La vue de ces corps fait soupçonner au roi quelque supercherie de la part de Clitandre, et l’aigrit tellement contre lui, qu’à son retour de la chasse il le fait mettre en prison, sans qu’on lui en dît même le sujet. Cette colère s’augmente par l’arrivée de Rosidor tout blessé, qui, après le récit de ses aventures, présente au roi le cartel de Clitandre, signé de sa main (contrefaite toutefois) et rendu par son page : si bien que le roi, ne doutant plus de son crime, le fait venir en son conseil, où, quelque protestation que pût faire son innocence, il le condamne à perdre la tête dans le jour même, de peur de se voir comme forcé de le donner aux prières de son fils s’il attendait son retour de la chasse. Cléon en apprend la nouvelle ; et redoutant que le prince ne se prît à lui de la perte de ce cavalier qu’il affectionnait, il le va chercher encore une fois à la chasse pour l’en avertir. Tandis que tout ceci se passe, une tempête surprend le prince à la chasse ; ses gens, effrayés de la violence des foudres et des orages, qui ça qui là cherchent où se cacher : si bien que, demeuré seul, un coup de tonnerre lui tue son cheval sous lui. La tempête finie, il voit un jeune gentilhomme qu’un paysan poursuivait l’épée à la main (c’était Pymante et Dorise). Il était déjà terrassé, et près de recevoir le coup de la mort ; mais le prince, ne pouvant souffrir une action si méchante, tâche d’empêcher cet assassinat. Pymante, tenant Dorise d’une main, le combat de l’autre, ne croyant pas de sûreté pour soi, après avoir été vu en cet équipage, que par sa mort. Dorise reconnaît le prince, et s’entrelace tellement dans les jambes de son ravisseur, qu’elle le fait trébucher. Le prince saute aussitôt sur lui, et le désarme : l’ayant désarmé, il crie ses gens, et enfin deux veneurs paraissent chargés des vrais habits de Pymante, Dorise et Lycaste. Ils les lui présentent comme un effet extraordinaire du foudre, qui avait consumé trois corps, à ce qu’ils s’imaginaient, sans toucher à leurs habits. C’est de là que Dorise prend occasion de se faire connaître au prince, et de lui déclarer tout ce qui s’est passé dans ce bois. Le prince étonné commande à ses veneurs de garrotter Pymante avec les couples de leurs chiens : en même temps Cléon arrive, qui fait le récit au prince du péril de Clitandre, et du sujet qui l’avait réduit en l’extrémité où il était. Cela lui fait reconnaître Pymante pour l’auteur de ces perfidies ; et l’ayant baillé à ses veneurs à ramener, il pique à toute bride vers le château, arrache Clitandre aux bourreaux, et le va présenter au roi avec les criminels, Pymante et Dorise, arrivés quelque temps après lui. Le roi venait de conclure avec la reine le mariage de Rosidor et de Caliste, sitôt qu’il serait guéri, dont Caliste était allée porter la nouvelle au blessé ; et après que le prince lui eut fait connaître l’innocence de Clitandre, il le reçoit à bras ouverts, et lui promet toute sorte de faveurs pour récompense du tort qu’il lui avait pensé faire. De là il envoie Pymante à son conseil pour être puni, voulant voir par là de quelle façon ses sujets vengeraient un attentat fait sur leur prince. Le prince obtient un pardon pour Dorise qui lui avait assuré la vie ; et la voulant désormais favoriser en propose le mariage à Clitandre, qui s’en excuse modestement. Rosidor et Caliste viennent remercier le roi, qui les réconcilie avec Clitandre et Dorise, et invite ces derniers, voire même leur commande de s’entr’aimer, puisque lui et le prince le désirent, leur donnant jusqu’à la guérison de Rosidor pour allumer cette flamme,

Afin de voir alors cueillir en même jour

À deux couples d’amants les fruits de leur amour.

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Clitandre Corneille

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Examen

Un voyage que je fis à Paris pour voir le succès de Mélite, m’apprit qu’elle n’était pas dans les vingt et quatre heures : c’était l’unique règle que l’on connût en ce temps-là. J’entendis que ceux du métier la blâmaient de peu d’effets, et de ce que le style en était trop familier. Pour la justifier contre cette censure par une espèce de bravade, et montrer que ce genre de pièces avait les vraies beautés de théâtre, j’entrepris d’en faire une régulière (c’est-à-dire dans ses vingt et quatre heures), pleine d’incidents, et d’un style plus élevé, mais qui ne vaudrait rien du tout ; en quoi je réussis parfaitement. Le style en est véritablement plus fort que celui de l’autre ; mais c’est tout ce qu’on y peut trouver de supportable. Il est mêlé de pointes comme dans cette première ; mais ce n’était pas alors un si grand vice dans le choix des pensées, que la scène en dût être entièrement purgée. Pour la constitution, elle est si désordonnée, que vous avez de la peine à deviner qui sont les premiers acteurs. Rosidor et Caliste sont ceux qui le paraissent le plus par l’avantage de leur caractère et de leur amour mutuel : mais leur action finit dès le premier acte avec leur péril ; et ce qu’ils disent au troisième et au cinquième ne fait que montrer leurs visages, attendant que les autres achèvent. Pymante et Dorise y ont le plus grand emploi ; mais ce ne sont que deux criminels qui cherchent à éviter la punition de leurs crimes, et dont même le premier en attente de plus grands pour mettre à couvert les autres. Clitandre, autour de qui semble tourner le nœud de la pièce, puisque les premières actions vont à le faire coupable, et les dernières à le justifier, n’en peut être qu’un héros bien ennuyeux, qui n’est introduit que pour déclamer en prison, et ne parle pas même à cette maîtresse dont les dédains servent de couleur à le faire passer pour criminel. Tout le cinquième acte languit, comme celui de Mélite, après la conclusion des épisodes, et n’a rien de surprenant, puisque, dès le quatrième, on devine tout ce qui doit arriver, hormis le mariage de Clitandre avec Dorise, qui est encore plus étrange que celui d’Eraste, et dont on n’a garde de se défier.

Le roi et le prince son fils y paraissent dans un emploi fort au-dessous de leur dignité : l’un n’y est que comme juge, et l’autre comme confident de son favori. Ce défaut n’a pas accoutumé de passer pour défaut : aussi n’est-ce qu’un sentiment particulier dont je me suis fait une règle, qui peut-être ne semblera pas déraisonnable, bien que nouvelle.

Pour m’expliquer, je dis qu’un roi, un héritier de la couronne, un gouverneur de province, et généralement un homme d’autorité, peut paraître sur le théâtre en trois façons : comme roi, comme homme et comme juge ; quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois avec toutes les trois ensemble. Il paraît comme roi seulement, quand il n’a intérêt qu’à la conservation de son trône ou de sa vie, qu’on attaque pour changer l’État, sans avoir l’esprit agité d’aucune passion particulière ; et c’est ainsi qu’Auguste agit dans Cinna, et Phocas dans Héraclius. Il paraît comme homme seulement quand il n’a que l’intérêt d’une passion à suivre ou à vaincre, sans aucun péril pour son État ; et tel est Grimoald dans les trois premiers actes de Pertharite, et les deux reines dans Don Sanche. Il ne paraît enfin que comme juge quand il est introduit sans aucun intérêt pour son État ni pour sa personne, ni pour ses affections, mais seulement pour régler celui des autres, comme dans ce poème et dans le Cid ; et on ne peut désavouer qu’en cette dernière posture il remplit assez mal la dignité d’un si grand titre, n’ayant aucune part en l’action que celle qu’il y veut prendre pour d’autres, et demeurant bien éloigné de l’éclat des deux autres manières. Aussi on ne le donne jamais à représenter aux meilleurs acteurs ; mais il faut qu’il se contente de passer par la bouche de ceux du second ou du troisième ordre. Il peut paraître comme roi et comme homme tout à la fois quand il a un grand intérêt d’État et une forte passion tout ensemble à soutenir, comme Antiochus dans Rodogune, et Nicomède dans la tragédie qui porte son nom ; et c’est, à mon avis, la plus digne manière et la plus avantageuse de mettre sur la scène des gens de cette condition, parce qu’ils attirent alors toute l’action à eux, et ne manquent jamais d’être représentés par les premiers acteurs. Il ne me vient point d’exemple en la mémoire où un roi paraisse comme homme et comme juge, avec un intérêt de passion pour lui, et un soin de régler ceux des autres sans aucun péril pour son État ; mais pour voir les trois manières ensemble, on les peut aucunement remarquer dans les deux gouverneurs d’Arménie et de Syrie que j’ai introduits, l’un dans Polyeucte et l’autre dans Théodore. Je dis aucunement, parce que la tendresse que l’un a pour son gendre, et l’autre pour son fils, qui est ce qui les fait paraître comme hommes, agit si faiblement, qu’elle semble étouffée sous le soin qu’a l’un et l’autre de conserver sa dignité, dont ils font tous deux leur capital ; et qu’ainsi on peut dire en rigueur qu’ils ne paraissent que comme gouverneurs qui craignent de se perdre, et comme juges qui, par cette crainte dominante, condamnent ou plutôt s’immolent ce qu’ils voudraient conserver.

Les monologues sont trop longs et trop fréquents en cette pièce ; c’était une beauté en ce temps-là : les comédiens les souhaitaient, et croyaient y paraître avec plus d’avantage. La mode a si bien changé que la plupart de mes derniers ouvrages n’en ont aucun ; et vous n’en trouverez point dans Pompée, la Suite du Menteur, Théodore et Pertharite, ni dans Héraclius, Andromède, Oedipe et la Toison d’Or, à la réserve des stances.

Pour le lieu, il a encore plus d’étendue, ou, si vous voulez souffrir ce mot, plus de libertinage ici que dans Mélite : il comprend un château d’un roi avec une forêt voisine, comme pourrait être celui de Saint-Germain, et est bien éloigné de l’exactitude que les sévères critiques y demandent.

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Clitandre Corneille

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Acteurs

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Alcandre, roi d’Ecosse.

Floridan, fils du roi.

Rosidor, favori du roi et amant de Caliste.

Clitandre, favori du prince Floridan, et amoureux aussi de Caliste, mais dédaigné.

Pymante, amoureux de Dorise, et dédaigné.

Caliste, maîtresse de Rosidor et de Clitandre.

Dorise, maîtresse de Pymante.

Lysarque, écuyer de Rosidor.

Geronte, écuyer de Clitandre.

Cléon, gentilhomme suivant la cour.

Lycaste, page de Clitandre.

Le Geolier.

Trois archers. — Trois veneurs.

La scène est en un château du roi, proche d’une forêt.

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Acte premier
Scène première

Caliste

N’en doute plus, mon cœur, un amant hypocrite

Feignant de m’adorer, brûle pour Hippolyte :

Dorise m’en a dit le secret rendez-vous

Où leur naissante ardeur se cache aux yeux de tous ;

Et pour les y surprendre elle m’y doit conduire,

Sitôt que le soleil commencera de luire.

Mais qu’elle est paresseuse à me venir trouver !

La dormeuse m’oublie, et ne se peut lever.

Toutefois, sans raison J’accuse sa paresse :

La nuit, qui dure encor, fait que rien ne la presse :

Ma jalouse fureur, mon dépit, mon amour,

Ont troublé mon repos avant le point du jour :

Mais elle, qui n’en fait aucune expérience,

Etant sans intérêt, est sans impatience.

Toi qui fais ma douleur, et qui fis mon souci,

Ne tarde plus, volage, à te montrer ici ;

Viens en hâte affermir ton indigne victoire ;

Viens t’assurer l’éclat de cette infâme gloire ;

Viens signaler ton nom par ton manque de foi.

Le jour s’en va paraître ; affronteur, hâte-toi.

Mais, hélas ! cher ingrat, adorable parjure,

Ma timide voix tremble à te dire une injure ;

Si j’écoute l’amour, il devient si puissant,

Qu’en dépit de Dorise il te fait innocent :

Je ne sais lequel croire, et j’aime tant ce doute,

Que j’ai peur d’en sortir entrant dans cette route.

Je crains ce que je cherche, et je ne connais pas

De plus grand heur pour moi que d’y perdre mes pas.

Ah, mes yeux ! si jamais vos fonctions propices

À mon cœur amoureux firent de bons services,

Apprenez aujourd’hui quel est votre devoir :

Le moyen de me plaire est de me décevoir ;

Si vous ne m’abusez, si vous n’êtes faussaires,

Vous êtes de mon heur les cruels adversaires.

Et toi, soleil, qui vas, en ramenant le jour,

Dissiper une erreur si chère à mon amour,

Puisqu’il faut qu’avec toi ce que je crains éclate,

Souffre qu’encore un peu l’ignorance me flatte.

Mais je te parle en vain, et l’aube, de ses rais,

A déjà reblanchi le haut de ces forêts.

Si je puis me fier à sa lumière sombre,

Dont l’éclat brille à peine et dispute avec l’ombre,

J’entrevois le sujet de mon jaloux ennui,

Et quelqu’un de ses gens qui conteste avec lui.

Rentre, pauvre abusée, et cache-toi de sorte

Que tu puisses l’entendre à travers cette porte.

ACTE I
Scène II

Rosidor, Lysarque

Rosidor

Ce devoir, ou plutôt cette importunité,

Au lieu de m’assurer de ta fidélité,

Marque trop clairement ton peu d’obéissance.

Laisse-moi seul, Lysarque, une heure en ma puissance ;

Que retiré du monde et du bruit de la cour,

Je puisse dans ces bois consulter mon amour ;

Que là Caliste seule occupe mes pensées,

Et par le souvenir de ses faveurs passées,

Assure mon espoir de celles que j’attends ;

Qu’un entretien rêveur durant ce peu de temps

M’instruise des moyens de plaire à cette belle,

Allume dans mon cœur de nouveaux feux pour elle :

Enfin, sans persister dans l’obstination,

Laisse-moi suivre ici mon inclination.

Lysarque

Cette inclination, qui jusqu’ici vous mène,

À me la déguiser vous donne trop de peine.

Il ne faut point, monsieur, beaucoup l’examiner :

L’heure et le lieu suspects font assez deviner

Qu’en même temps que vous s’échappe quelque dame…

Vous m’entendez assez.

Rosidor

Juge mieux de ma flamme,

Et ne présume point que je manque de foi

À celle que j’adore, et qui brûle pour moi.

J’aime mieux contenter ton humeur curieuse,

Qui par ces faux soupçons m’est trop injurieuse.

Tant s’en faut que le change ait pour moi des appas,

Tant s’en faut qu’en ces bois il attire mes pas :

J’y vais… Mais pourrais-tu le savoir et le taire ?

Lysarque

Qu’ai-je fait qui vous porte à craindre le contraire ?

Rosidor

Tu vas apprendre tout ; mais aussi, l’ayant su,

Avise à ta retraite. Hier, un cartel reçu

De la part d’un rival…

Lysarque

Vous le nommez ?

Rosidor

Clitandre.

Au pied du grand rocher il me doit seul attendre ;

Et là, l’épée au poing, nous verrons qui des deux

Mérite d’embraser Caliste de ses feux

Lysarque

De sorte qu’un second…

Rosidor

Sans me faire une offense,

Ne peut se présenter à prendre ma défense :

Nous devons seul à seul vider notre débat.

Lysarque

Ne pensez pas sans moi terminer ce combat :

L’écuyer de Clitandre est homme de courage,

II sera trop heureux que mon défi l’engage

À s’acquitter vers lui d’un semblable devoir,

Et je vais de ce pas y faire mon pouvoir.

Rosidor

Ta volonté suffit ; va-t’en donc, et désiste

De plus m’offrir une aide à mériter Caliste.

Lysarque est seul.

Vous obéir ici me coûterait trop cher,

Et je serais honteux qu’on me pût reprocher

D’avoir su le sujet d’une telle sortie,

Sans trouver les moyens d’être de la partie.

ACTE I
Scène III

Caliste

Qu’il s’en est bien défait ! qu’avec dextérité

Le fourbe se prévaut de son autorité !

Qu’il trouve un beau prétexte en ses flammes éteintes !

Et que mon nom lui sert à colorer ses feintes !

Il y va cependant, le perfide qu’il est !

Hippolyte le charme, Hippolyte lui plaît ;

Et ses lâches désirs l’emportent où l’appelle

Le cartel amoureux de sa flamme nouvelle.

ACTE I
Scène IV

Caliste, Dorise

Caliste

Je n’en puis plus douter, mon feu désabusé

Ne tient plus le parti de ce cœur déguisé.

Allons, ma chère sœur, allons à la vengeance,

Allons de ses douceurs tirer quelque allégeance ;

Allons, et sans te mettre en peine de m’aider,

Ne prends aucun souci que de me regarder.

Pour en venir à bout, il suffit de ma rage ;

D’elle j’aurai la force ainsi que le courage ;

Et déjà, dépouillant tout naturel humain,

Je laisse à ses transports à gouverner ma main.

Vois-tu comme, suivant de si furieux guides,

Elle cherche déjà les yeux de ces perfides,

Et comme de fureur tous mes sens animés

Menacent les appas qui les avaient charmés ?

Dorise

Modère ces bouillons d’une âme colérée,

Ils sont trop violents pour être de durée ;

Pour faire quelque mal, c’est frapper de trop loin.

Réserve ton courroux tout entier au besoin ;

Sa plus forte chaleur se dissipe en paroles,

Ses résolutions en deviennent plus molles :

En lui donnant de l’air, son ardeur s’alentit.

Caliste

Ce n’est que faute d’air que le feu s’amortit.

Allons, et tu verras qu’ainsi le mien s’allume,

Que ma douleur aigrie en a plus d’amertume,

Et qu’ainsi mon esprit ne fait que s’exciter

À ce que ma colère a droit d’exécuter.

Doris, seule.

Si ma ruse est enfin de son effet suivie,

Cette aveugle chaleur te va coûter la vie :

Un fer caché me donne en ces lieux écartés

La vengeance des maux que me font tes beautés.

Tu m’ôtes Rosidor, tu possèdes son âme :

Il n’a d’yeux que pour toi, que mépris pour ma flamme ;

Mais puisque tous mes soins ne le peuvent gagner,

J’en punirai l’objet qui m’en fait dédaigner.

ACTE I
Scène V




Pymante, Géronte,
sortant d’une grotte, déguisés en paysans.

Géronte

En ce déguisement on ne peut nous connaître,

Et sans doute bientôt le jour qui vient de naître

Conduira Rosidor, séduit d’un faux cartel,

Aux lieux où cette main lui garde un coup mortel.

Vos vœux, si mal reçus de l’ingrate Dorise,

Qui l’idolâtre autant comme elle vous méprise,

Ne rencontreront plus aucun empêchement.

Mais je m’étonne fort de son aveuglement,

Et je ne comprends point cet orgueilleux caprice

Qui fait qu’elle vous traite avec tant d’injustice.

Vos rares qualités…

Pymante

Au lieu de me flatter,

Voyons si le projet ne saurait avorter,

Si la supercherie…

Géronte

Elle est si bien tissue,

Qu’il faut manquer de sens pour douter de l’issue.

Clitandre aime Caliste, et comme son rival,

Il a trop de sujet de lui vouloir du mal.

Moi que depuis dix ans il tient à son service,

D’écrire comme lui j’ai trouvé l’artifice ;

Si bien que ce cartel, quoique tout de ma main,

À son dépit jaloux s’imputera soudain.

Pymante

Que ton subtil esprit a de grands avantages !

Mais le nom du porteur ?

Géronte

Lycaste, un de ses pages.

Pymante

Celui qui fait le guet auprès du rendez-vous ?

Géronte

Lui-même, et le voici qui s’avance vers nous :

À force de courir il s’est mis hors d’haleine.

ACTE I
Scène VI

Pymante, Géronte, Lycaste, aussi déguisé en paysan.

Pymante

Eh bien ! est-il venu ?

Lycaste

N’en soyez plus en peine ;

Il est où vous savez, et tout bouffi d’orgueil,

Il n’y pense à rien moins qu’à son propre cercueil.

Pymante

Ne perdons point de temps. Nos masques, nos épées !

(Lycaste les va quérir dans la grotte d’où ils sont sortis.)

Qu’il me tarde déjà que, dans son sang trempées,

Elles ne me font voir à mes pieds étendu

Le seul qui sert d’obstacle au bonheur qui m’est dû !

Ah ! qu’il va bien trouver d’autres gens que Clitandre !

Mais pourquoi ces habits ? qui te les fait reprendre ?

Lycaste
leur présente à chacun un masque et une épée, et porte leurs habits.

Pour notre sûreté, portons-les avec nous,

De peur que, cependant que nous serons aux coups,

Quelque maraud, conduit par sa bonne aventure,

Ne nous laisse tous trois en mauvaise posture.

Quand il faudra donner, sans les perdre des yeux,

Au pied du premier arbre ils seront beaucoup mieux.

Pymante

Prends-en donc même soin après la chose faite.

Lycaste

Ne craignez pas sans eux que je fasse retraite.

Pymante

Sus donc ! chacun déjà devrait être masqué.

Allons, qu’il tombe mort aussitôt qu’attaqué.

ACTE I
Scène VII

Cléon, Lysarque

Cléon

Réserve à d’autres temps cette ardeur de courage

Qui rend de ta valeur un si grand témoignage.

Ce duel que tu dis ne se peut concevoir.

Tu parles de Clitandre, et je viens de le voir

Que notre jeune prince enlevait à la chasse.

Lysarque

Tu les as vus passer ?

Cléon

Par cette même place.

Sans doute que ton maître a quelque occasion

Qui le fait t’éblouir par cette illusion.

Lysarque

Non, il parlait du cœur ; je connais sa franchise.

Cléon

S’il est ainsi, je crains que par quelque surprise

Ce généreux guerrier, sous le nombre abattu,

Ne cède aux envieux que lui fait sa vertu.

Lysarque

À présent il n’a point d’ennemis que je sache ;

Mais, quelque événement que le destin nous cache,

Si tu veux m’obliger, viens, de grâce, avec moi,

Que nous donnions ensemble avis de tout au roi.

ACTE I
Scène VIII

Caliste, Dorise

Caliste

cependant que Dorise s’arrête à chercher derrière un buisson.

Ma sœur, l’heure s’avance, et nous serons à peine,

Si nous ne retournons, au lever de la reine.

Je ne vois point mon traître, Hippolyte non plus.

Dorise,
tirant une épée de derrière ce buisson, et saisissant Caliste par le bras.

Voici qui va trancher tes soucis superflus ;

Voici dont je vais rendre, aux dépens de ta vie,

Et ma flamme vengée, et ma haine assouvie.

Caliste,

Tout beau, tout beau, ma sœur, tu veux m’épouvanter ;

Mais je te connais trop pour m’en inquiéter,

Laisse la feinte à part, et mettons, je te prie,

À les trouver bientôt toute notre industrie.

Dorise

Va, va, ne songe plus à leurs fausses amours,

Dont le récit n’était qu’une embûche à tes jours :

Rosidor t’est fidèle, et cette feinte amante

Brûle aussi peu pour lui que je fais pour Pymante.

Caliste

Déloyale ! ainsi donc ton courage inhumain…

Dorise

Ces injures en l’air n’arrêtent point ma main.

Caliste

Le reproche honteux d’une action si noire…

Dorise

Qui se venge en secret, en secret en fait gloire.

Caliste

T’ai-je donc pu, ma sœur, déplaire en quelque point ?

Dorise

Oui, puisque Rosidor t’aime et ne m’aime point ;

C’est assez m’offenser que d’être ma rivale.

ACTE I
Scène IX

Rosidor, Pymante, Géronte, Lycaste, Caliste, Dorise

Comme Dorise est prête de tuer Caliste, un bruit entendu lui fait relever son épée, et Rosidor paraît tout en sang, poursuivi par ces trois assassins masqués. En entrant, il tue Lycaste ; et retirant son épée, elle se rompt contre la branche d’un arbre. En cette extrémité, il voit celle que tient Dorise ; et sans la reconnaître, il s’en saisit, et passe tout d’un temps le tronçon qui lui restait de la sienne en la main gauche, et se défend ainsi contre Pymante et Géronte, dont il tue le dernier, et met l’autre en fuite.

Rosidor

Meurs, brigand ! Ah, malheur ! cette branche fatale

A rompu mon épée. Assassins… Toutefois,

J’ai de quoi me défendre une seconde fois.

Dorise,
s’enfuyant.

N’est-ce pas Rosidor qui m’arrache les armes ?

Ah ! qu’il me va causer de périls et de larmes !

Fuis, Dorise, et fuyant laisse-toi reprocher

Que tu fuis aujourd’hui ce qui t’est le plus cher.

Caliste

C’est lui-même de vrai. Rosidor ! Ah ! je pâme,

Et la peur de sa mort ne me laisse point d’âme.

Adieu, mon cher espoir.

Rosidor, après avoir tué Géronte.

Celui-ci dépêché,

C’est de toi maintenant que j’aurai bon marché.

Nous sommes seul à seul. Quoi ! ton peu d’assurance

Ne met plus qu’en tes pieds sa dernière espérance ?

Marche sans emprunter d’ailes de ton effroi :

Je ne cours point après des lâches comme toi.

Il suffit de ces deux. Mais qui pourraient-ils être ?

Ah, ciel ! le masque ôté me les fait trop connaître !

Le seul Clitandre arma contre moi ces voleurs ;

Celui-ci fut toujours vêtu de ses couleurs ;

Voilà son écuyer, dont la pâleur exprime

Moins de traits de la mort que d’horreurs de son crime.

Et ces deux reconnus, je douterais en vain

De celui que sa fuite a sauvé de ma main.

Trop indigne rival, crois-tu que ton absence

Donne à tes lâchetés quelque ombre d’innocence,

Et qu’après avoir vu renverser ton dessein,

Un désaveu démente et tes gens et ton seing ?

Ne le présume pas ; sans autre conjecture.

Je te rends convaincu de ta seule écriture,

Sitôt que j’aurai pu faire ma plainte au roi.

Mais quel piteux objet se vient offrir à moi ?

Traîtres, auriez-vous fait sur un si beau visage,

Attendant Rosidor, l’essai de votre rage ?

C’est Caliste elle-même ! Ah, dieux, injustes dieux !

Ainsi donc, pour montrer ce spectacle à mes yeux,

Votre faveur barbare a conservé ma vie !

Je n’en veux point chercher d’auteurs que votre envie :

La nature, qui perd ce qu’elle a de parfait,

Sur tout autre que vous eût vengé ce forfait,

Et vous eût accablés, si vous n’étiez ses maîtres.

Vous m’envoyez en vain ce fer contre des traîtres.

Je ne veux point devoir mes déplorables jours

À l’affreuse rigueur d’un si fatal secours.

O vous qui me restez d’une troupe ennemie

Pour marques de ma gloire et de son infamie,

Blessures, hâtez-vous d’élargir vos canaux,

Par où mon sang emporte et ma vie et mes maux !

Ah ! pour l’être trop peu, blessures trop cruelles,

De peur de m’obliger vous n’êtes pas mortelles.

Eh quoi ! ce bel objet, mon aimable vainqueur,

Avait-il seul le droit de me blesser au cœur ?

Et d’où vient que la mort, à qui tout fait hommage,

L’ayant si mal traité, respecte son image ?

Noires divinités, qui tournez mon fuseau,

Vous faut-il tant prier pour un coup de ciseau ?

Insensé que je suis ! en ce malheur extrême,

Je demande la mort à d’autres qu’à moi-même ;

Aveugle ! je m’arrête à supplier en vain,

Et pour me contenter j’ai de quoi dans la main.

Il faut rendre ma vie au fer qui l’a sauvée ;

C’est à lui qu’elle est due, il se l’est réservée ;

Et l’honneur, quel qu’il soit, de finir mes malheurs,

C’est pour me le donner qu’il l’ôte à des voleurs.

Poussons donc hardiment. Mais, hélas ! cette épée

Coulant entre mes doigts, laisse ma main trompée ;

Et sa lame, timide à procurer mon bien,

Au sang des assassins n’ose mêler le mien.

Ma faiblesse importune à mon trépas s’oppose ;

En vain je m’y résous, en vain je m’y dispose ;

Mon reste de vigueur ne peut l’effectuer ;

J’en ai trop pour mourir, trop peu pour me tuer :

L’un me manque au besoin, et l’autre me résiste.

Mais je vois s’entr’ouvrir les beaux yeux de Caliste,

Les roses de son teint n’ont plus tant de pâleur,

Et j’entends un soupir qui flatte ma douleur.

Voyez, dieux inhumains, que, malgré votre envie,

L’amour lui sait donner la moitié de ma vie,

Qu’une âme désormais suffit à deux amants.

Caliste

Hélas ! qui me rappelle à de nouveaux tourments ?

Si Rosidor n’est plus, pourquoi reviens-je au monde ?

Rosidor

O merveilleux effet d’une amour sans seconde !

Caliste

Exécrable assassin qui rougis de son sang,

Dépêche comme à lui de me percer le flanc,

Prends de lui ce qui reste.

Rosidor

Adorable cruelle,

Est-ce ainsi qu’on reçoit un amant si fidèle ?

Caliste

Ne m’en fais point un crime ; encor pleine d’effroi,

Je ne t’ai méconnu qu’en songeant trop à toi.

J’avais si bien gravé là-dedans ton image,

Qu’elle ne voulait pas céder à ton visage.

Mon esprit, glorieux et jaloux de l’avoir,

Enviait à mes yeux le bonheur de te voir.

Mais quel secours propice a trompé mes alarmes ?

Contre tant d’assassins qui t’a prêté des armes ?

Rosidor

Toi-même, qui t’a mise à telle heure en ces lieux,

Où je te vois mourir et revivre à mes yeux ?

Caliste

Quand l’amour une fois règne sur un courage…

Mais tâchons de gagner jusqu’au premier village,

Où ces bouillons de sang se puissent arrêter ;

Là, j’aurai tout loisir de te le raconter,

Aux charges qu’à mon tour aussi l’on m’entretienne.

Rosidor

Allons ; ma volonté n’a de loi que la tienne ;

Et l’amour, par tes yeux devenu tout-puissant,

Rend déjà la vigueur à mon corps languissant.

Caliste

Il donne en même temps une aide à ta faiblesse,

Puisqu’il fait que la mienne auprès de toi me laisse,

Et qu’en dépit du sort ta Caliste aujourd’hui

À tes pas chancelants pourra servir d’appui.

Acte II
Scène première

Pymante, masqué.

Destins, qui réglez tout au gré de vos caprices,

Sur moi donc tout à coup fondent vos injustices,

Et trouvent à leurs traits si longtemps retenus,

Afin de mieux frapper, des chemins inconnus ?

Dites, que vous ont fait Rosidor ou Pymante ?

Fournissez de raison, destins, qui me démente ;

Dites ce qu’ils ont fait qui vous puisse émouvoir

À partager si mal entre eux votre pouvoir ?

Lui rendre contre moi l’impossible possible

Pour rompre le succès d’un dessein infaillible,

C’est prêter un miracle à son bras sans secours,

Pour conserver son sang au péril de mes jours.

Trois ont fondu sur lui sans le jeter en fuite ;

À peine en m’y jetant moi-même je l’évite ;

Loin de laisser la vie, il a su l’arracher ;

Loin de céder au nombre, il l’a su retrancher :

Toute votre faveur, à son aide occupée,

Trouve à le mieux armer en rompant son épée,

Et ressaisit ses mains, par celles du hasard,

L’une d’une autre épée, et l’autre d’un poignard.

O honte ! ô déplaisirs ! ô désespoir ! ô rage !

Ainsi donc un rival pris à mon avantage

Ne tombe dans mes rets que pour les déchirer !

Son bonheur qui me brave ose l’en retirer,

Lui donne sur mes gens une prompte victoire,

Et fait de son péril un sujet de sa gloire !

Retournons animés d’un courage plus fort,

Retournons, et du moins perdons-nous dans sa mort.

Sortez de vos cachots, infernales Furies ;

Apportez à m’aider toutes vos barbaries ;

Qu’avec vous tout l’enfer m’aide en ce noir dessein

Qu’un sanglant désespoir me verse dans le sein.

J’avais de point en point l’entreprise tramée,

Comme dans mon esprit vous me l’aviez formée ;

Mais contre Rosidor tout le pouvoir humain

N’a que de la faiblesse ; il y faut votre main.

En vain, cruelles sœurs, ma fureur vous appelle ;

En vain vous armeriez l’enfer pour ma querelle :

La terre vous refuse un passage à sortir.

Ouvre du moins ton sein, terre, pour m’engloutir ;

N’attends pas que Mercure avec son caducée

M’en fasse après ma mort l’ouverture forcée ;

N’attends pas qu’un supplice, hélas ! trop mérité,

Ajoute l’infamie à tant de lâcheté ;

Préviens-en la rigueur ; rends toi-même justice

Aux projets avortés d’un si noir artifice.

Mes cris s’en vont en l’air, et s’y perdent sans fruit.

Dedans mon désespoir, tout me fuit ou me nuit :

La terre n’entend point la douleur qui me presse ;

Le ciel me persécute, et l’enfer me délaisse.

Affronte-les, Pymante, et sauve en dépit d’eux

Ta vie et ton honneur d’un pas si dangereux.

Si quelque espoir te reste, il n’est plus qu’en toi-même ;

Et, si tu veux t’aider, ton mal n’est pas extrême.

Passe pour villageois dans un lieu si fatal ;

Et réservant ailleurs la mort de ton rival,

Fais que d’un même habit la trompeuse apparence

Qui le mit en péril, te mette en assurance.

Mais ce masque l’empêche, et me vient reprocher

Un crime qu’il découvre au lieu de me cacher.

Ce damnable instrument de mon traître artifice,

Après mon coup manqué, n’en est plus que l’indice,

Et ce fer qui tantôt, inutile en ma main,

Que ma fureur jalouse avait armée en vain,

Sut si mal attaquer et plus mal me défendre,

N’est propre désormais qu’à me faire surprendre.

(Il jette son masque et son épée dans la grotte.)

Allez, témoins honteux de mes lâches forfaits,

N’en produisez non plus de soupçons que d’effets.

Ainsi n’ayant plus rien qui démente ma feinte,

Dedans cette forêt je marcherai sans crainte,

Tant que…



ACTE II
Scène II

Lysarque, Pymante, Archers

Lysarque

Mon grand ami !

Pymante

Monsieur ?

Lysarque

Viens çà ; dis-nous,

N’as-tu point ici vu deux cavaliers aux coups ?

Pymante

Non, monsieur.

Lysarque

Ou l’un d’eux se sauver à la fuite ?

Pymante

Non, monsieur.

Lysarque

Ni passer dedans ces bois sans suite ?

Pymante

Attendez, il y peut avoir quelque huit jours…

Lysarque

Je parle d’aujourd’hui : laisse là ces discours ;

Réponds précisément.

Pymante

Pour aujourd’hui, je pense…

Toutefois, si la chose était de conséquence,

Dans le prochain village on saurait aisément…

Lysarque

Donnons jusques au lieu, c’est trop d’amusement.

Pymante,
seul.

Ce départ favorable enfin me rend la vie

Que tant de questions m’avaient presque ravie.

Cette troupe d’archers aveugles en ce point,

Trouve ce qu’elle cherche et ne s’en saisit point ;

Bien que leur conducteur donne assez à connaître

Qu’ils vont pour arrêter l’ennemi de son maître,

J’échappe néanmoins en ce pas hasardeux

D’aussi près de la mort que je me voyais d’eux.

Que j’aime ce péril, dont la vaine menace

Promettait un orage, et se tourne en bonace,

Ce péril qui ne veut que me faire trembler,

Ou plutôt qui se montre, et n’ose m’accabler !

Qu’à bonne heure défait d’un masque et d’une épée,

J’ai leur crédulité sous ces habits trompée !

De sorte qu’à présent deux corps désanimés

Termineront l’exploit de tant de gens armés,

Corps qui gardent tous deux un naturel si traître,

Qu’encore après leur mort ils vont trahir leur maître,

Et le faire l’auteur de cette lâcheté,

Pour mettre à ses dépens Pymante en sûreté !

Mes habits, rencontrés sous les yeux de Lysarque,

Peuvent de mes forfaits donner seuls quelque marque ;

Mais s’il ne les voit pas, lors sans aucun effroi

Je n’ai qu’à me ranger en hâte auprès du roi,

Où je verrai tantôt avec effronterie

Clitandre convaincu de ma supercherie.

ACTE II
Scène III

Lysarque, Archers

Lysarque regarde les corps de Géronte et de Lycaste.

Cela ne suffit pas ; il faut chercher encor,

Et trouver, s’il se peut, Clitandre ou Rosidor.

Amis, Sa Majesté, par ma bouche avertie

Des soupçons que j’avais touchant cette partie,

Voudra savoir au vrai ce qu’ils sont devenus.

Premier Archer

Pourrait-elle en douter ? Ces deux corps reconnus

Font trop voir le succès de toute l’entreprise.

Lysarque

Et qu’en présumes-tu ?

Premier Archer

Que malgré leur surprise,

Leur nombre avantageux, et leur déguisement,

Rosidor de leurs mains se tire heureusement,

Lysarque

Ce n’est qu’en me flattant que tu te le figures ;

Pour moi, je n’en conçois que de mauvais augures,

Et présume plutôt que son bras valeureux

Avant que de mourir s’est immolé ces deux.

Premier Archer

Mais où serait son corps ?

Lysarque

Au creux de quelque roche,

Où les traîtres, voyant notre troupe si proche,

N’auront pas eu loisir de mettre encor ceux-ci,

De qui le seul aspect rend le crime éclairci.

Second Archer,

lui présentant les deux pièces rompues de l’épée de Rosidor.

Monsieur, connaissez-vous ce fer et cette garde ?

Lysarque

Donne-moi, que je voie. Oui, plus je les regarde,

Plus j’ai par eux d’avis du déplorable sort

D’un maître qui n’a pu s’en dessaisir que mort.

Second Archer

Monsieur, avec cela j’ai vu dans cette route

Des pas mêlés de sang distillé goutte à goutte.

Lysarque

Suivons-les au hasard. Vous autres, enlevez

Promptement ces deux corps que nous avons trouvés.

(Lysarque et cet archer rentrent dans le bois, et le reste des archers reportent à la cour les corps de Géronte et de Lycaste.)

ACTE II
Scène IV

Floridan, Clitandre, Page

Floridan, parlant à son page.

Ce cheval trop fougueux m’incommode à la chasse ;

Tiens-m’en un autre prêt, tandis qu’en cette place,

À l’ombre des ormeaux l’un dans l’autre enlacés,

Clitandre m’entretient de ses travaux passés.

Qu’au reste, les veneurs, allant sur leurs brisées,

Ne forcent pas le cerf, s’il est aux reposées ;

Qu’ils prennent connaissance, et pressent mollement,

Sans le donner aux chiens qu’à mon commandement.

(Le page rentre.)

Achève maintenant l’histoire commencée

De ton affection si mal récompensée.

Clitandre

Ce récit ennuyeux de ma triste langueur,

Mon prince, ne vaut pas le tirer en longueur ;

J’ai tout dit en un mot : cette fière Caliste

Dans ses cruels mépris incessamment persiste ;

C’est toujours elle-même ; et sous sa dure loi,

Tout ce qu’elle a d’orgueil se réserve pour moi.

Cependant qu’un rival, ses plus chères délices,

Redouble ses plaisirs en voyant mes supplices.

Floridan

Ou tu te plains à faux, ou, puissamment épris,

Ton courage demeure insensible aux mépris ;

Et je m’étonne fort comme ils n’ont dans ton âme

Rétabli ta raison, ou dissipé ta flamme.

Quelques charmes secrets mêlés dans ses rigueurs

Etouffent en naissant la révolte des cœurs ;

Et le mien auprès d’elle, à quoi qu’il se dispose,

Murmurant de son mal, en adore la cause.

Floridan

Mais puisque son dédain, au lieu de te guérir,

Ranime ton amour, qu’il dût faire mourir,

Sers-toi de mon pouvoir ; en ma faveur, la reine

Tient et tiendra toujours Rosidor en haleine ;

Mais son commandement dans peu, si tu le veux,

Te met, à ma prière, au comble de tes vœux.

Avise donc ; tu sais qu’un fils peut tout sur elle.

Clitandre

Malgré tous les mépris de cette âme cruelle,

Dont un autre a charmé les inclinations,

J’ai toujours du respect pour ses perfections,

Et je serais marri qu’aucune violence…

Floridan

L’amour sur le respect emporte la balance.

Clitandre

Je brûle ; et le bonheur de vaincre ses froideurs,

Je ne le veux devoir qu’à mes vives ardeurs ;

Je ne la veux gagner qu’à force de services.

Floridan

Tandis, tu veux donc vivre en d’éternels supplices ?

Clitandre

Tandis, ce m’est assez qu’un rival préféré

N’obtient, non plus que moi, le succès espéré.

À la longue ennuyés, la moindre négligence

Pourra de leurs esprits rompre l’intelligence ;

Un temps bien pris alors me donne en un moment

Ce que depuis trois ans je poursuis vainement.

Mon prince, trouvez bon…

Floridan

N’en dis pas davantage ;

Celui-ci qui me vient faire quelque message,

Apprendrait malgré toi l’état de tes amours.

ACTE II
Scène V

Floridan, Clitandre, Cléon

Cléon

Pardonnez-moi, seigneur, si je romps vos discours ;

C’est en obéissant au roi qui me l’ordonne,

Et rappelle Clitandre auprès de sa personne.

Floridan

Qui ?

Cléon

Clitandre, seigneur.

Floridan

Et que lui veut le roi ?

Cléon

De semblables secrets ne s’ouvrent pas à moi.

Floridan

Je n’en sais que penser ; et la cause incertaine

De ce commandement tient mon esprit en peine.

Pourrai-je me résoudre à te laisser aller

Sans savoir les motifs qui te font rappeler ?

Clitandre

C’est, à mon jugement, quelque prompte entreprise,

Dont l’exécution à moi seul est remise ;

Mais, quoi que là-dessus j’ose m’imaginer,

C’est à moi d’obéir sans rien examiner.

Floridan

J’y consens à regret : va, mais qu’il te souvienne

Que je chéris ta vie à l’égal de la mienne ;

Et si tu veux m’ôter de cette anxiété,

Que j’en sache au plus tôt toute la vérité.

Ce cor m’appelle. Adieu. Toute la chasse prête

N’attend que ma présence à relancer la bête.

ACTE II
Scène VI

Dorise,

achevant de vêtir l’habit de Géronte qu’elle avait trouvé dans le bois.

Achève, malheureuse, achève de vêtir

Ce que ton mauvais sort laisse à te garantir.

Si de tes trahisons la jalouse impuissance

Sut donner un faux crime à la même innocence,

Recherche maintenant, par un plus juste effet,

Une fausse innocence à cacher ton forfait.

Quelle honte importune au visage te monte

Pour un sexe quitté dont tu n’es que de honte ?

Il t’abhorre lui-même ; et ce déguisement,

En le désavouant, l’oblige pleinement.

Après avoir perdu sa douceur naturelle,

Dépouille sa pudeur, qui te messied sans elle ;

Dérobe tout d’un temps, par ce crime nouveau,

Et l’autre aux yeux du monde, et ta tête au bourreau.

Si tu veux empêcher ta perte inévitable,

Deviens plus criminelle, et parais moins coupable.

Par une fausseté tu tombes en danger,

Par une fausseté sache t’en dégager.

Fausseté détestable, où me viens-tu réduire ?

Honteux déguisement, où me vas-tu conduire ?

Ici de tous côtés l’effroi suit mon erreur,

Et j’y suis à moi-même une nouvelle horreur :

L’image de Caliste à ma fureur soustraite

Y brave fièrement ma timide retraite,

Encor si son trépas, secondant mon désir,

Mêlait à mes douleurs l’ombre d’un faux plaisir !

Mais tels sont les excès du malheur qui m’opprime,

Qu’il ne m’est pas permis de jouir de mon crime ;

Dans l’état pitoyable où le sort me réduit,

J’en mérite la peine et n’en ai pas le fruit ;

Et tout ce que j’ai fait contre mon ennemie

Sert à croître sa gloire avec mon infamie.

N’importe, Rosidor de mes cruels destins

Tient de quoi repousser ses lâches assassins.

Sa valeur, inutile en sa main désarmée,

Sans moi ne vivrait plus que chez la renommée :

Ainsi rien désormais ne pourrait m’enflammer ;

N’ayant plus que haïr, je n’aurais plus qu’aimer.

Fâcheuse loi du sort qui s’obstine à ma peine,

Je sauve mon amour, et je manque à ma haine.

Ces contraires succès, demeurant sans effet,

Font naître mon malheur de mon heur imparfait.

Toutefois l’orgueilleux pour qui mon cœur soupire

De moi seule aujourd’hui tient le jour qu’il respire :

Il m’en est redevable, et peut-être à son tour

Cette obligation produira quelque amour.

Dorise, à quels pensers ton espoir se ravale !

S’il vit par ton moyen, c’est pour une rivale.

N’attends plus, n’attends plus que haine de sa part ;

L’offense vint de toi, le secours, du hasard.

Malgré les vains efforts de ta ruse traîtresse,

Le hasard, par tes mains, le rend à sa maîtresse.

Ce péril mutuel qui conserve leurs jours

D’un contre-coup égal va croître leurs amours.

Heureux couple d’amants que le destin assemble,

Qu’il expose en péril, qu’il en retire ensemble !

ACTE II
Scène VII

Pymante, Dorise

Pymante, la prenant pour Géronte, et l’embrassant.

O dieux ! voici Géronte, et je le croyais mort.

Malheureux compagnon de mon funeste sort…

Dorise,
croyant qu’il la prend pour Rosidor, et qu’en l’embrassant il la poignarde.

Ton œil t’abuse. Hélas ! misérable, regarde

Qu’au lieu de Rosidor ton erreur me poignarde.

Pymante

Ne crains pas, cher ami, ce funeste accident,

Je te connais assez, je suis… Mais, impudent,

Où m’allait engager mon erreur indiscrète ?

Monsieur, pardonnez-moi la faute que j’ai faite.

Un berger d’ici près a quitté ses brebis

Pour s’en aller au camp presqu’en pareils habits ;

Et d’abord vous prenant pour ce mien camarade,

Mes sens d’aise aveuglés ont fait cette escapade.

Ne craignez point au reste un pauvre villageois

Qui seul et désarmé court à travers ces bois.

D’un ordre assez précis l’heure presque expirée

Me défend des discours de plus longue durée.

À mon empressement pardonnez cet adieu ;

Je perdrais trop, monsieur, à tarder en ce lieu.

Dorise

Ami, qui que tu sois, si ton âme sensible

À la compassion peut se rendre accessible,

Un jeune gentilhomme implore ton secours ;

Prends pitié de mes maux pour trois ou quatre jours ;

Durant ce peu de temps, accorde une retraite

Sous ton chaume rustique à ma fuite secrète :

D’un ennemi puissant la haine me poursuit,

Et n’ayant pu qu’à peine éviter cette nuit…

Pymante

L’affaire qui me presse est assez importante

Pour ne pouvoir, monsieur, répondre à votre attente.

Mais si vous me donniez le loisir d’un moment,

Je vous assurerais d’être ici promptement ;

Et j’estime qu’alors il me serait facile

Contre cet ennemi de vous faire un asile.

Dorise

Mais, avant ton retour, si quelque instant fatal

M’exposait par malheur aux yeux de ce brutal,

Et que l’emportement de son humeur altière…

Pymante

Pour ne rien hasarder, cachez-vous là derrière.

Dorise

Souffre que je te suive, et que mes tristes pas…

Pymante

J’ai des secrets, monsieur, qui ne le souffrent pas,

Et ne puis rien pour vous, à moins que de m’attendre.

Avisez au parti que vous avez à prendre.

Dorise

Va donc, je t’attendrai.

Pymante

Cette touffe d’ormeaux

Vous pourra cependant couvrir de ses rameaux.

ACTE II
Scène VIII

Pymante

Enfin, grâces au ciel, ayant su m’en défaire,

Je puis seul aviser à ce que je dois faire.

Qui qu’il soit, il a vu Rosidor attaqué,

Et sait assurément que nous l’avons manqué ;

N’en étant point connu, je n’en ai rien à craindre,

Puisqu’ainsi déguisé tout ce que je veux feindre

Sur son esprit crédule obtient un tel pouvoir.

Toutefois plus j’y songe, et plus je pense voir,

Par quelque grand effet de vengeance divine,

En ce faible témoin l’auteur de ma ruine :

Son indice douteux, pour peu qu’il ait de jour,

N’éclaircira que trop mon forfait à la cour.

Simple ! j’ai peur encor que ce malheur m’avienne,

Et je puis éviter ma perte par la sienne !

Et mêmes on dirait qu’un antre tout exprès

Me garde mon épée au fond de ces forêts :

C’est en ce lieu fatal qu’il me le faut conduire ;

C’est là qu’un heureux coup l’empêche de me nuire.

Je ne m’y puis résoudre ; un reste de pitié

Violente mon cœur à des traits d’amitié ;

En vain je lui résiste et tâche à me défendre

D’un secret mouvement que je ne puis comprendre :

Son âge, sa beauté, sa grâce, son maintien,

Forcent mes sentiments à lui vouloir du bien ;

Et l’air de son visage a quelque mignardise

Qui ne tire pas mal à celle de Dorise.

Ah ! que tant de malheurs m’auraient favorisé,

Si c’était elle-même en habit déguisé !

J’en meurs déjà de joie, et mon âme ravie

Abandonne le soin du reste de ma vie.

Je ne suis plus à moi, quand je viens à penser

À quoi l’occasion me pourrait dispenser.

Quoi qu’il en soit, voyant tant de ses traits ensemble,

Je porte du respect à ce qui lui ressemble.

Misérable Pymante, ainsi donc tu te perds !

Encor qu’il tienne un peu de celle que tu sers,

Etouffe ce témoin pour assurer ta tête ;

S’il est, comme il le dit, battu d’une tempête,

Au lieu qu’en ta cabane il cherche quelque port,

Fais que dans cette grotte il rencontre sa mort.

Modère-toi, cruel ; et plutôt examine

Sa parole, son teint, et sa taille, et sa mine :

Si c’est Dorise, alors révoque cet arrêt ;

Sinon, que la pitié cède à ton intérêt.



******
Clitandre Corneille
*********

Acte III
Scène première

Alcandre, Rosidor, Caliste, un Prévot

Alcandre

L’admirable rencontre a mon âme ravie

De voir que deux amants s’entre-doivent la vie,

De voir que ton péril la tire de danger,

Que le sien te fournit de quoi t’en dégager,

Qu’à deux desseins divers la même heure choisie

Assemble en même lieu pareille jalousie,

Et que l’heureux malheur qui vous a menacés

Avec tant de justesse a ses temps compassés !

Rosidor

Sire, ajoutez du ciel l’occulte providence :

Sur deux amants il verse une même influence ;

Et comme l’un par l’autre il a su nous sauver,

Il semble l’un pour l’autre exprès nous conserver.

Alcandre

Je t’entends, Rosidor ; par là tu me veux dire

Qu’il faut qu’avec le ciel ma volonté conspire,

Et ne s’oppose pas à ses justes décrets,

Qu’il vient de témoigner par tant d’avis secrets.

Eh bien ! je veux moi-même en parler à la reine ;

Elle se fléchira, ne t’en mets pas en peine.

Achève seulement de me rendre raison

De ce qui t’arriva depuis sa pâmoison.

Rosidor

Sire, un mot désormais suffit pour ce qui reste.

Lysarque et vos archers depuis ce lieu funeste

Se laissèrent conduire aux traces de mon sang,

Qui, durant le chemin, me dégouttait du flanc ;

Et me trouvant enfin dessous un toit rustique,

Ranimé par les soins de son amour pudique,

Leurs bras officieux m’ont ici rapporté,

Pour en faire ma plainte à Votre Majesté.

Non pas que je soupire après une vengeance

Qui ne peut me donner qu’une fausse allégeance :

Le prince aime Clitandre, et mon respect consent

Que son affection le déclare innocent ;

Mais si quelque pitié d’une telle infortune

Peut souffrir aujourd’hui que je vous importune,

Otant par un hymen l’espoir à mes rivaux,

Sire, vous taririez la source de nos maux.

Alcandre

Tu fuis à te venger ; l’objet de ta maîtresse

Fait qu’un tel désir cède à l’amour qui te presse ;

Aussi n’est-ce qu’à moi de punir ces forfaits,

Et de montrer à tous par de puissants effets

Qu’attaquer Rosidor c’est se prendre à moi-même :

Tant je veux que chacun respecte ce que j’aime !

Je le ferai bien voir. Quand ce perfide tour

Aurait eu pour objet le moindre de ma cour,

Je devrais au public, par un honteux supplice,

De telles trahisons l’exemplaire justice.

Mais Rosidor surpris, et blessé comme il l’est,

Au devoir d’un vrai roi joint mon propre intérêt.

Je lui ferai sentir, à ce traître Clitandre,

Quelque part que le prince y puisse ou veuille prendre,

Combien mal à propos sa folle vanité

Croyait dans sa faveur trouver l’impunité.

Je tiens cet assassin ; un soupçon véritable,

Que m’ont donné les corps d’un couple détestable,

De son lâche attentat m’avait si bien instruit,

Que déjà dans les fers il en reçoit le fruit.

Toi, qu’avec Rosidor le bonheur a sauvée,

Tu te peux assurer que, Dorise trouvée,

Comme ils avaient choisi même heure à votre mort,

En même heure tous deux auront un même sort.

Caliste

Sire, ne songez pas à cette misérable ;

Rosidor garanti me rend sa redevable ;

Et je me sens forcée à lui vouloir du bien

D’avoir à votre État conservé ce soutien.

Alcandre

Le généreux orgueil des âmes magnanimes

Par un noble dédain sait pardonner les crimes ;

Mais votre aspect m’emporte à d’autres sentiments,

Dont je ne puis cacher les justes mouvements ;

Ce teint pâle à tous deux me rougit de colère,

Et vouloir m’adoucir, c’est vouloir me déplaire.

Rosidor

Mais, sire, que sait-on ? peut-être ce rival,

Qui m’a fait, après tout, plus de bien que de mal,

Sitôt qu’il vous plaira d’écouter sa défense,

Saura de ce forfait purger son innocence.

Alcandre

Et par où la purger ? Sa main d’un trait mortel

A signé son arrêt en signant ce cartel.

Peut-il désavouer ce qu’assure un tel gage,

Envoyé de [sa] part, et rendu par son page ?

Peut-il désavouer que ses gens déguisés

De son commandement ne soient autorisés ?

Les deux, tout morts qu’ils sont, qu’on les traîne à la boue,

L’autre, aussitôt que pris, se verra sur la roue ;

Et pour le scélérat que je tiens prisonnier,

Ce jour que nous voyons lui sera le dernier.

Qu’on l’amène au conseil ; par forme il faut l’entendre,

Et voir par quelle adresse il pourra se défendre.

Toi, pense à te guérir, et crois que pour le mieux,

Je ne veux pas montrer ce perfide à tes yeux :

Sans doute qu’aussitôt qu’il se ferait paraître,

Ton sang rejaillirait au visage du traître.

Rosidor

L’apparence déçoit, et souvent on a vu

Sortir la vérité d’un moyen imprévu,

Bien que la conjecture y fût encor plus forte ;

Du moins, sire, apaisez l’ardeur qui vous transporte ;

Que, l’âme plus tranquille et l’esprit plus remis,

Le seul pouvoir des lois perde nos ennemis.

Alcandre

Sans plus m’importuner, ne songe qu’à tes plaies.

Non, il ne fut jamais d’apparences si vraies.

Douter de ce forfait, c’est manquer de raison.

Derechef, ne prends soin que de ta guérison.

ACTE III
Scène II

Rosidor, Caliste

Rosidor

Ah ! que ce grand courroux sensiblement m’afflige !

Caliste

C’est ainsi que le roi, te refusant, t’oblige :

Il te donne beaucoup en ce qu’il t’interdit,

Et tu gagnes beaucoup d’y perdre ton crédit.

On voit dans ces refus une marque certaine

Que contre Rosidor toute prière est vaine.

Ses violents transports sont d’assurés témoins

Qu’il t’écouterait mieux s’il te chérissait moins.

Mais un plus long séjour pourrait ici te nuire :

Ne perdons plus de temps ; laisse-moi te conduire

Jusque dans l’antichambre où Lysarque t’attend,

Et montre désormais un esprit plus content.

Rosidor

Si près de te quitter…

Caliste

N’achève pas ta plainte.

Tous deux nous ressentons cette commune atteinte ;

Mais d’un fâcheux respect la tyrannique loi

M’appelle chez la reine et m’éloigne de toi.

Il me lui faut conter comme l’on m’a surprise,

Excuser mon absence en accusant Dorise ;

Et lui dire comment, par un cruel destin,

Mon devoir auprès d’elle a manqué ce matin.

Rosidor

Va donc, et quand son âme, après la chose sue,

Fera voir la pitié qu’elle en aura conçue,

Figure-lui si bien Clitandre tel qu’il est

Qu’elle n’ose en ses feux prendre plus d’intérêt.

Caliste

Ne crains pas désormais que mon amour s’oublie ;

Répare seulement ta vigueur affaiblie :

Sache bien te servir de la faveur du roi,

Et pour tout le surplus repose-t’en sur moi.

ACTE III
Scène III

Clitandre,
en prison.

Je ne sais si je veille, ou si ma rêverie

À mes sens endormis fait quelque tromperie ;

Peu s’en faut, dans l’excès de ma confusion,

Que je ne prenne tout pour une illusion.

Clitandre prisonnier ! je n’en fais pas croyable

Ni l’air sale et puant d’un cachot effroyable

Ni de ce faible jour l’incertaine clarté,

Ni le poids de ces fers dont je suis arrêté ;

Je les sens, je les vois ; mais mon âme innocente

Dément tous les objets que mon œil lui présente

Et, le désavouant, défend à ma raison

De me persuader que je sois en prison.

Jamais aucun forfait, aucun dessein infâme

N’a pu souiller ma main, ni glisser dans mon âme ;

Et je suis retenu dans ces funestes lieux !

Non, cela ne se peut : vous vous trompez, mes yeux ;

J’aime mieux rejeter vos plus clairs témoignages,

J’aime mieux démentir ce qu’on me fait d’outrages,

Que de m’imaginer, sous un si juste roi,

Qu’on peuple les prisons d’innocents comme moi.

Cependant je m’y trouve ; et bien que ma pensée

Recherche à la rigueur ma conduite passée,

Mon exacte censure a beau l’examiner,

Le crime qui me perd ne se peut deviner ;

Et quelque grand effort que fasse ma mémoire,

Elle ne me fournit que des sujets de gloire.

Ah ! prince, c’est quelqu’un de vos faveurs jaloux

Qui m’impute à forfait d’être chéri de vous.

Le temps qu’on m’en sépare, on le donne à l’envie,

Comme une liberté d’attenter sur ma vie.

Le cœur vous le disait, et je ne sais comment

Mon destin me poussa dans cet aveuglement

De rejeter l’avis de mon dieu tutélaire ;

C’est là ma seule faute, et c’en est le salaire,

C’en est le châtiment que je reçois ici.

On vous venge, mon prince, en me traitant ainsi ;

Mais vous saurez montrer, embrassant ma défense,

Que qui vous venge ainsi puissamment vous offense,

Les perfides auteurs de ce complot maudit,

Qu’à me persécuter votre absence enhardit,

À votre heureux retour verront que ces tempêtes,

Clitandre préservé, n’abattront que leurs têtes.

Mais on ouvre, et quelqu’un, dans cette sombre horreur,

Par son visage affreux redouble ma terreur.

ACTE III
Scène IV

Clitandre, le Geôlier

Le Geôlier

Permettez que ma main de ces fers vous détache.

Clitandre

Suis-je libre déjà ?

Le Geôlier

Non encor, que je sache.

Clitandre

Quoi ! ta seule pitié s’y hasarde pour moi ?

Le Geôlier

Non, c’est un ordre exprès de vous conduire au roi.

Clitandre

Ne m’apprendras-tu point le crime qu’on m’impute,

Et quel lâche imposteur ainsi me persécute ?

Le Geôlier

Descendons : Un prévôt, qui vous attend là-bas,

Vous pourra mieux que moi contenter sur ce cas.

ACTE III
Scène V

Pymante, Dorise

Pymante,
regardant une aiguille qu’elle avait laissée par mégarde dans ses cheveux en se déguisant.

En vain pour m’éblouir vous usez de la ruse,

Mon esprit, quoique lourd, aisément ne s’abuse :

Ce que vous me cachez, je le lis dans vos yeux.

Quelque revers d’amour vous conduit en ces lieux ;

N’est-il pas vrai, monsieur ? et même cette aiguille

Sent assez les faveurs de quelque belle fille :

Elle est, ou je me trompe, un gage de sa foi.

Dorise

O malheureuse aiguille ! Hélas ! c’est fait de moi.

Pymante

Sans doute votre plaie à ce mot s’est rouverte.

Monsieur, regrettez-vous son absence, ou sa perte ?

Vous aurait-elle bien pour un autre quitté,

Et payé vos ardeurs d’une infidélité ?

Vous ne répondez point ; cette rougeur confuse,

Quoique vous vous taisiez, clairement vous accuse.

Brisons là : ce discours vous fâcherait enfin,

Et c’était pour tromper la longueur du chemin,

Qu’après plusieurs discours, ne sachant que vous dire,

J’ai touché sur un point dont votre cœur soupire,

Et de quoi fort souvent on aime mieux parler

Que de perdre son temps à des propos en l’air.

Dorise

Ami, ne porte plus la sonde en mon courage :

Ton entretien commun me charme davantage ;

Il ne peut me lasser, indifférent qu’il est ;

Et ce n’est pas aussi sans sujet qu’il me plaît.

Ta conversation est tellement civile,

Que pour un tel esprit ta naissance est trop vile ;

Tu n’as de villageois que l’habit et le rang ;

Tes rares qualités te font d’un autre sang ;

Même, plus je te vois, plus en toi je remarque

Des traits pareils à ceux d’un cavalier de marque :

Il s’appelle Pymante, et ton air et ton port

Ont avec tous les siens un merveilleux rapport.

Pymante

J’en suis tout glorieux, et de ma part je prise

Votre rencontre autant que celle de Dorise,

Autant que si le ciel, apaisant sa rigueur,

Me faisait maintenant un présent de son cœur.

Dorise

Qui nommes-tu Dorise ?

Pymante

Une jeune cruelle

Qui me fuit pour un autre.

Dorise

Et ce rival s’appelle ?

Pymante

Le berger Rosidor.

Dorise

Ami, ce nom si beau

Chez vous donc se profane à garder un troupeau ?

Pymante

Madame, il ne faut plus que mon feu vous déguise

Que sous ces faux habits il reconnaît Dorise.

Je ne suis point surpris de me voir dans ces bois

Ne passer à vos yeux que pour un villageois ;

Votre haine pour moi fut toujours assez forte

Pour déférer sans peine à l’habit que je porte.

Cette fausse apparence aide et suit vos mépris ;

Mais cette erreur vers vous ne m’a jamais surpris ;

Je sais trop que le ciel n’a donné l’avantage

De tant de raretés qu’à votre seul visage,

Sitôt que je l’ai vu, j’ai cru voir en ces lieux

Dorise déguisée, ou quelqu’un de nos dieux ;

Et si j’ai quelque temps feint de vous méconnaître

En vous prenant pour tel que vous vouliez paraître,

Admirez mon amour, dont la discrétion

Rendait à vos désirs cette submission,

Et disposez de moi, qui borne mon envie

À prodiguer pour vous tout ce que j’ai de vie.

Dorise

Pymante, eh quoi ! faut-il qu’en l’état où je suis

Tes importunités augmentent mes ennuis ?

Faut-il que dans ce bois ta rencontre funeste

Vienne encor m’arracher le seul bien qui me reste,

Et qu’ainsi mon malheur au dernier point venu

N’ose plus espérer de n’être pas connu ?

Pymante

Voyez comme le ciel égale nos fortunes,

Et comme, pour les faire entre nous deux communes,

Nous réduisant ensemble à ces déguisements,

Il montre avoir pour nous de pareils mouvements.

Dorise

Nous changeons bien d’habits, mais non pas de visages ;

Nous changeons bien d’habits, mais non pas de courages ;

Et ces masques trompeurs de nos conditions

Cachent, sans les changer, nos inclinations.

Pymante

Me négliger toujours, et pour qui vous néglige !

Dorise

Que veux-tu ? son mépris plus que ton feu m’oblige ;

J’y trouve, malgré moi, je ne sais quel appas,

Par où l’ingrat me tue, et ne m’offense pas.

Pymante

Qu’espérez-vous enfin d’un amour si frivole

Pour cet ingrat amant qui n’est plus qu’une idole ?

Dorise

Qu’une idole ! Ah ! ce mot me donne de l’effroi.

Rosidor une idole ! Ah ! perfide, c’est toi,

Ce sont tes trahisons qui l’empêchent de vivre.

Je t’ai vu dans ce bois moi-même le poursuivre,

Avantagé du nombre, et vêtu de façon

Que ce rustique habit effaçait tout soupçon :

Ton embûche a surpris une valeur si rare.

Pymante

Il est vrai, j’ai puni l’orgueil de ce barbare,

De cet heureux ingrat, si cruel envers vous,

Qui, maintenant par terre et percé de mes coups,

Eprouve par sa mort comme un amant fidèle

Venge votre beauté du mépris qu’on fait d’elle.

Dorise

Monstre de la nature, exécrable bourreau,

Après ce lâche coup qui creuse mon tombeau,

D’un compliment railleur ta malice me flatte !

Fuis, fuis, que dessus toi ma vengeance n’éclate.

Ces mains, ces faibles mains que vont armer les dieux,

N’auront que trop de force à t’arracher les yeux,

Que trop à t’imprimer sur ce hideux visage

En mille traits de sang les marques de ma rage.

Pymante

Le courroux d’une femme, impétueux d’abord,

Promet tout ce qu’il ose à son premier transport ;

Mais comme il n’a pour lui que sa seule impuissance

À force de grossir il meurt en sa naissance ;

Ou s’étouffant soi-même, à la fin ne produit

Que point ou peu d’effet après beaucoup de bruit.

Dorise

Va, va, ne prétends pas que le mien s’adoucisse :

Il faut que ma fureur ou l’enfer te punisse ;

Le reste des humains ne saurait inventer

De gêne qui te puisse à mon gré tourmenter.

Si tu ne crains mes bras, crains de meilleures armes ;

Crains tout ce que le ciel m’a départi de charmes :

Tu sais quelle est leur force, et ton cœur la ressent ;

Crains qu’elle ne m’assure un vengeur plus puissant.

Ce courroux, dont tu ris, en fera la conquête

De quiconque mettra à ma haine exposera ta tête,

De quiconque mettra ma vengeance en mon choix.

Adieu : j’en perds le temps à crier dans ce bois :

Mais tu verras bientôt si je vaux quelque chose,

Et si ma rage en vain se promet ce qu’elle ose.

Pymante

J’aime tant cette ardeur à me faire périr,

Que je veux bien moi-même avec vous y courir.

Dorise

Traître ! ne me suis point.

Pymante

Prendre seule la fuite !

Vous vous égareriez à marcher sans conduite ;

Et d’ailleurs votre habit, où je ne comprends rien,

Peut avoir du mystère aussi bien que le mien.

L’asile dont tantôt vous faisiez la demande

Montre quelque besoin d’un bras qui vous défende ;

Et mon devoir vers vous serait mal acquitté,

S’il ne vous avait mise en lieu de sûreté.

Vous pensez m’échapper quand je vous le témoigne ;

Mais vous n’irez pas loin que je ne vous rejoigne.

L’amour que j’ai pour vous, malgré vos dures lois,

Sait trop ce qu’il vous doit, et ce que je me dois.

************

Clitandre Corneille

***********

Acte IV
Scène première

Pymante, Dorise

Dorise

Je te le dis encor, tu perds temps à me suivre ;

Souffre que de tes yeux ta pitié me délivre :

Tu redoubles mes maux par de tels entretiens.

Pymante

Prenez à votre tour quelque pitié des miens,

Madame, et tarissez ce déluge de larmes ;

Pour rappeler un mort ce sont de faibles armes ;

Et, quoi que vous conseille un inutile ennui,

Vos cris et vos sanglots ne vont point jusqu’à lui.

Dorise

Si mes sanglots ne vont où mon cœur les envoie,

Du moins par eux mon âme y trouvera la voie ;

S’il lui faut un passage afin de s’envoler,

Ils le lui vont ouvrir en le fermant à l’air.

Sus donc, sus, mes sanglots ! redoublez vos secousses :

Pour un tel désespoir vous les avez trop douces :

Faites pour m’étouffer de plus puissants efforts.

Pymante

Ne songez plus, madame, à rejoindre les morts ;

Pensez plutôt à ceux qui n’ont point d’autre envie

Que d’employer pour vous le reste de leur vie ;

Pensez plutôt à ceux dont le service offert

Accepté vous conserve, et refusé vous perd.

Dorise

Crois-tu donc, assassin, m’acquérir par ton crime ?

Qu’innocent méprisé, coupable je t’estime ?

À ce compte, tes feux n’ayant pu m’émouvoir,

Ta noire perfidie obtiendrait ce pouvoir ?

Je chérirais en toi la qualité de traître,

Et mon affection commencerait à naître

Lorsque tout l’univers a droit de te haïr ?

Pymante

Si j’oubliai l’honneur jusques à le trahir,

Si, pour vous posséder, mon esprit, tout de flamme,

N’a rien cru de honteux, n’a rien trouvé d’infâme,

Voyez par là, voyez l’excès de mon ardeur :

Par cet aveuglement jugez de sa grandeur.

Dorise

Non, non, ta lâcheté, que j’y vois trop certaine,

N’a servi qu’à donner des raisons à ma haine.

Ainsi ce que j’avais pour toi d’aversion

Vient maintenant d’ailleurs que d’inclination :

C’est la raison, c’est elle à présent qui me guide

Aux mépris que je fais des flammes d’un perfide.

Pymante

Je ne sache raison qui s’oppose à mes vœux,

Puisqu’ici la raison n’est que ce que je veux,

Et, ployant dessous moi, permet à mon envie

De recueillir les fruits de vous avoir servie.

Il me faut des faveurs malgré vos cruautés.

Dorise

Exécrable ! ainsi donc tes désirs effrontés

Voudraient sur ma faiblesse user de violence ?

Pymante

Je ris de vos refus, et sais trop la licence

Que me donne l’amour en cette occasion.

Dorise, lui crevant l’œil de son aiguille.

Traître ! ce ne sera qu’à ta confusion.

Pymante, portant les mains à son œil crevé.

Ah, cruelle !

Dorise

Ah, brigand !

Pymante

Ah, que viens-tu de faire ?

Dorise

De punir l’attentat d’un infâme corsaire.

Pymante,
prenant son épée dans la caverne où il l’avait jetée au second acte.

Ton sang m’en répondra ; tu m’auras beau prier,

Tu mourras.

Dorise,
à part.

Fuis, Dorise, et laisse-le crier.

ACTE IV
Scène II

Pymante

Où s’est-elle cachée ? où l’emporte sa fuite ?

Où faut-il que ma rage adresse ma poursuite ?

La tigresse m’échappe, et, telle qu’un éclair,

En me frappant les yeux, elle se perd en l’air ;

Ou plutôt, l’un perdu, l’autre m’est inutile ;

L’un s’offusque du sang qui de l’autre distille.

Coule, coule, mon sang : en de si grands malheurs,

Tu dois avec raison me tenir lieu de pleurs :

Ne verser désormais que des larmes communes,

C’est pleurer lâchement de telles infortunes.

Je vois de tous côtés mon supplice approcher ;

N’osant me découvrir, je ne me puis cacher.

Mon forfait avorté se lit dans ma disgrâce,

Et ces gouttes de sang me font suivre à la trace.

Miraculeux effet ! Pour traître que je sois,

Mon sang l’est encor plus, et sert tout à la fois

De pleurs à ma douleur, d’indices à ma prise,

De peine à mon forfait, de vengeance à Dorise.

O toi qui, secondant son courage inhumain,

Loin d’orner ses cheveux, déshonores sa main,

Exécrable instrument de sa brutale rage,

Tu devais pour le moins respecter son image ;

Ce portrait accompli d’un chef-d’œuvre des cieux,

Imprimé dans mon cœur, exprimé dans mes yeux,

Quoi que te commandât une âme si cruelle,

Devait être adoré de ta pointe rebelle.

Honteux restes d’amour qui brouillez mon cerveau !

Quoi ! puis-je en ma maîtresse adorer mon bourreau ?

Remettez-vous, mes sens ; rassure-toi, ma rage ;

Reviens, mais reviens seule animer mon courage ;

Tu n’as plus à débattre avec mes passions

L’empire souverain dessus mes actions ;

L’amour vient d’expirer, et ses flammes éteintes

Ne t’imposeront plus leurs infâmes contraintes.

Dorise ne tient plus dedans mon souvenir

Que ce qu’il faut de place à l’ardeur de punir :

Je n’ai plus rien en moi qui n’en veuille à sa vie.

Sus donc, qui me la rend ? Destins, si votre envie,

Si votre haine encor s’obstine à mes tourments,

Jusqu’à me réserver à d’autres châtiments,

Faites que je mérite, en trouvant l’inhumaine,

Par un nouveau forfait, une nouvelle peine,

Et ne me traitez pas avec tant de rigueur

Que mon feu ni mon fer ne touchent point son cœur.

Mais ma fureur se joue, et demi-languissante,

S’amuse au vain éclat d’une voix impuissante.

Recourons aux effets, cherchons de toutes parts ;

Prenons dorénavant pour guides les hasards.

Quiconque ne pourra me montrer la cruelle,

Que son sang aussitôt me réponde pour elle ;

Et ne suivant ainsi qu’une incertaine erreur,

Remplissons tous ces lieux de carnage et d’horreur.

(Une tempête survient.)

Mes menaces déjà font trembler tout le monde :

Le vent fuit d’épouvante, et le tonnerre en gronde ;

L’œil du ciel s’en retire, et par un voile noir,

N’y pouvant résister, se défend d’en rien voir ;

Cent nuages épais se distillant en larmes,

À force de pitié, veulent m’ôter les armes,

La nature étonnée embrasse mon courroux,

Et veut m’offrir Dorise, ou devancer mes coups.

Tout est de mon parti : le ciel même n’envoie

Tant d’éclairs redoublés qu’afin que je la voie.

Quelques lieux où l’effroi porte ses pas errants,

Ils sont entrecoupés de mille gros torrents.

Que je serais heureux, si cet éclat de foudre,

Pour m’en faire raison, l’avait réduite en poudre !

Allons voir ce miracle, et désarmer nos mains,

Si le ciel a daigné prévenir nos desseins.

Destins, soyez enfin de mon intelligence,

Et vengez mon affront, ou souffrez ma vengeance !

ACTE IV
Scène III

Floridan

Quel bonheur m’accompagne en ce moment fatal !

Le tonnerre a sous moi foudroyé mon cheval,

Et consumant sur lui toute sa violence,

Il m’a porté respect parmi son insolence.

Tous mes gens, écartés par un subit effroi,

Loin d’être à mon secours, ont fui d’autour de moi,

Ou, déjà dispersés par l’ardeur de la chasse,

Ont dérobé leur tête à sa fière menace.

Cependant seul, à pied, je pense à tous moments

Voir le dernier débris de tous les éléments,

Dont l’obstination à se faire la guerre

Met toute la nature au pouvoir du tonnerre.

Dieux, si vous témoignez par là votre courroux,

De Clitandre ou de moi lequel menacez-vous ?

La perte m’est égale, et la même tempête

Qui l’aurait accablé tomberait sur ma tête.

Pour le moins, justes dieux, s’il court quelque danger,

Souffrez que je le puisse avec lui partager !

J’en découvre à la fin quelque meilleur présage ;

L’haleine manque aux vents, et la force à l’orage ;

Les éclairs, indignés d’être éteints par les eaux,

En ont tari la source et séché les ruisseaux,

Et déjà le soleil de ses rayons essuie

Sur ces moites rameaux le reste de la pluie ;

Au lieu du bruit affreux des foudres décochés,

Les petits oisillons, encor demi-cachés…

Mais je verrai bientôt quelques-uns de ma suite :

Je le juge à ce bruit.

ACTE IV
Scène IV

Floridan, Pymante, Dorise

Pymante saisit Dorise qui le fuyait.

Enfin, malgré ta fuite,

Je te retiens, barbare.

Dorise

Hélas !

Pymante

Songe à mourir ;

Tout l’univers ici ne te peut secourir.

Floridan

L’égorger à ma vue ! ô l’indigne spectacle !

Sus, sus, à ce brigand opposons un obstacle.

Arrête, scélérat !

Pymante

Téméraire, où vas-tu ?

Floridan

Sauver ce gentilhomme à tes pieds abattu.

Dorise,

Traître, n’avance pas ; c’est le prince.

Pymante, tenant Dorise d’une main, et se battant de l’autre.

N’importe ;

Il m’oblige à sa mort, m’ayant vu de la sorte.

Floridan

Est-ce là le respect que tu dois à mon rang ?

Pymante

Je ne connais ici ni qualités ni sang.

Quelque respect ailleurs que ta naissance obtienne,

Pour assurer ma vie, il faut perdre la tienne.

Dorise

S’il me demeure encor quelque peu de vigueur,

Si mon débile bras ne dédit point mon cœur,

J’arrêterai le tien.

Pymante

Que fais-tu, misérable ?

Dorise

Je détourne le coup d’un forfait exécrable.

Pymante

Avec ces vains efforts crois-tu m’en empêcher ?

Floridan

Par une heureuse adresse il l’a fait trébucher.

Assassin, rends l’épée.

ACTE IV
Scène V

Floridan, Pymante, Dorise, trois Veneurs,

portant en leurs mains les vrais habits de Pymante, Lycaste et Dorise

Premier Veneur

Ecoute, il est fort proche :

C’est sa voix qui résonne au creux de cette roche,

Et c’est lui que tantôt nous avions entendu.

Floridan désarme Pymante, et en donne l’épée à garder à Dorise.

Prends ce fer en ta main.

Pymante

Ah, cieux ! je suis perdu.

Second Veneur

Oui, je le vois. Seigneur, quelle aventure étrange,

Quel malheureux destin en cet état vous range ?

Floridan

Garrottez ce maraud ; les couples de vos chiens

Vous y pourront servir, faute d’autres liens.

Je veux qu’à mon retour une prompte justice

Lui fasse ressentir par l’éclat d’un supplice,

Sans armer contre lui que les lois de l’État,

Que m’attaquer n’est pas un léger attentat.

Sachez que s’il échappe il y va de vos têtes.

Premier Veneur

Si nous manquons, seigneur, les voilà toutes prêtes.

Admirez cependant le foudre et ses efforts,

Qui, dans cette forêt, ont consumé trois corps :

En voici les habits, qui sans aucun dommage

Semblent avoir bravé la fureur de l’orage.

Floridan

Tu montres à mes yeux de merveilleux effets.

Dorise

Mais des marques plutôt de merveilleux forfaits.

Ces habits, dont n’a point approché le tonnerre,

Sont aux plus criminels qui vivent sur la terre :

Connaissez-les, grand prince, et voyez devant vous

Pymante prisonnier, et Dorise à genoux.

Floridan

Que ce soit là Pymante, et que tu sois Dorise !

Dorise

Quelques étonnements qu’une telle surprise

Jette dans votre esprit, que vos yeux ont déçu,

D’autres le saisiront quand vous aurez tout su.

La honte de paraître en un tel équipage

Coupe ici ma parole et l’étouffe au passage ;

Souffrez que je reprenne en un coin de ce bois

Avec mes vêtements l’usage de la voix,

Pour vous conter le reste en habit plus sortable.

Floridan

Cette honte me plaît ; ta prière équitable,

En faveur de ton sexe et du secours prêté,

Suspendra jusqu’alors ma curiosité

Tandis, sans m’éloigner beaucoup de cette place,

Je vais sur ce coteau pour découvrir la chasse.

Tu l’y ramèneras. Vous, s’il ne veut marcher,

Gardez-le cependant au pied de ce rocher.

(Le prince sort, et un des veneurs s’en va avec Dorise, et les autres mènent Pymante d’un autre côté.)

ACTE IV
Scène VI

Clitandre, le Geôlier

Clitandre,
en prison.

Dans ces funestes lieux, où la seule inclémence

D’un rigoureux destin réduit mon innocence,

Je n’attends désormais du reste des humains

Ni faveur, ni secours, si ce n’est par tes mains.

Le Geôlier

Je ne connais que trop où tend ce préambule.

Vous n’avez pas affaire à quelque homme crédule :

Tous, dans cette prison, dont je porte les clés,

Se disent comme vous du malheur accablés,

Et la justice à tous est injuste ; de sorte

Que la pitié me doit leur faire ouvrir la porte ;

Mais je me tiens toujours ferme dans mon devoir :

Soyez coupable ou non, je n’en veux rien savoir ;

Le roi, quoi qu’il en soit, vous a mis en ma garde.

Il me suffit ; le reste en rien ne me regarde.

Clitandre

Tu juges mes desseins autres qu’ils ne sont pas.

Je tiens l’éloignement pire que le trépas,

Et la terre n’a point de si douce province

Où le jour m’agréât loin des yeux de mon prince.

Hélas ! si tu voulais l’envoyer avertir

Du péril dont sans lui je ne saurais sortir,

Ou qu’il lui fût porté de ma part une lettre,

De la sienne en ce cas je t’ose bien promettre

Que son retour soudain des plus riches te rend :

Que cet anneau t’en serve et d’arrhe et de garant :

Tends la main et l’esprit vers un bonheur si proche.

Le Geôlier

Monsieur, jusqu’à présent j’ai vécu sans reproche,

Et pour me suborner promesses ni présents

N’ont et n’auront jamais de charmes suffisants.

C’est de quoi je vous donne une entière assurance :

Perdez-en le dessein avecque l’espérance ;

Et puisque vous dressez des pièges à ma foi,

Adieu, ce lieu devient trop dangereux pour moi.

ACTE IV
Scène VII

Clitandre

Va, tigre ! va, cruel, barbare, impitoyable !

Ce noir cachot n’a rien tant que toi d’effroyable.

Va, porte aux criminels tes regards, dont l’horreur

Peut seule aux innocents imprimer la terreur :

Ton visage déjà commençait mon supplice ;

Et mon injuste sort, dont tu te fais complice,

Ne t’envoyait ici que pour m’épouvanter,

Ne t’envoyait ici que pour me tourmenter.

Cependant, malheureux, à qui me dois-je prendre

D’une accusation que je ne puis comprendre ?

A-t-on rien vu jamais, a-t-on rien vu de tel ?

Mes gens assassinés me rendent criminel ;

L’auteur du coup s’en vante, et l’on m’en calomnie ;

On le comble d’honneur, et moi d’ignominie ;

L’échafaud qu’on m’apprête au sortir de prison,

C’est par où de ce meurtre on me fait la raison.

Mais leur déguisement d’autre côté m’étonne :

Jamais un bon dessein ne déguisa personne ;

Leur masque les condamne, et mon seing contrefait,

M’imputant un cartel, me charge d’un forfait.

Mon jugement s’aveugle, et, ce que je déplore,

Je me sens bien trahi, mais par qui ? je l’ignore ;

Et mon esprit troublé, dans ce confus rapport,

Ne voit rien de certain que ma honteuse mort.

Traître, qui que tu sois, rival, ou domestique,

Le ciel te garde encore un destin plus tragique.

N’importe, vif ou mort, les gouffres des enfers

Auront pour ton supplice encor de pires fers.

Là, mille affreux bourreaux t’attendent dans les flammes ;

Moins les corps sont punis, plus ils gênent les âmes,

Et par des cruautés qu’on ne peut concevoir,

Ils vengent l’innocence au-delà de l’espoir.

Et vous, que désormais je n’ose plus attendre,

Prince, qui m’honoriez d’une amitié si tendre,

Et dont l’éloignement fait mon plus grand malheur,

Bien qu’un crime imputé noircisse ma valeur,

Que le prétexte faux d’une action si noire

Ne laisse plus de moi qu’une sale mémoire,

Permettez que mon nom, qu’un bourreau va ternir,

Dure sans infamie en votre souvenir.

Ne vous repentez point de vos faveurs passées,

Comme chez un perfide indignement placées :

J’ose, j’ose espérer qu’un jour la vérité

Paraîtra toute nue à la postérité,

Et je tiens d’un tel heur l’attente si certaine,

Qu’elle adoucit déjà la rigueur de ma peine ;

Mon âme s’en chatouille, et ce plaisir secret

La prépare à sortir avec moins de regret.

ACTE IV
Scène VIII

Floridan, Pymante, Cléon, Dorise en habit de femme, trois Veneurs

Floridan,
à Dorise et Cléon.

Vous m’avez dit tous deux d’étranges aventures.

Ah, Clitandre ! ainsi donc de fausses conjectures

T’accablent, malheureux, sous le courroux du roi.

Ce funeste récit me met tout hors de moi.

Cléon

Hâtant un peu le pas, quelque espoir me demeure

Que vous arriverez auparavant qu’il meure.

Floridan

Si je n’y viens à temps, ce perfide en ce cas

À son ombre immolé ne me suffira pas.

C’est trop peu de l’auteur de tant d’énormes crimes ;

Innocent, il aura d’innocentes victimes.

Où que soit Rosidor, il le suivra de près,

Et je saurai changer ses myrtes en cyprès.

Dorise

Souiller ainsi vos mains du sang de l’innocence !

Floridan

Mon déplaisir m’en donne une entière licence.

J’en veux, comme le roi, faire autant à mon tour ;

Et puisqu’en sa faveur on prévient mon retour,

Il est trop criminel. Mais que viens-je d’entendre ?

Je me tiens presque sûr de sauver mon Clitandre ;

La chasse n’est pas loin, où prenant un cheval,

Je préviendrai le coup de mon malheur fatal ;

Il suffit de Cléon pour ramener Dorise.

Vous autres, gardez bien de lâcher votre prise ;

Un supplice l’attend, qui doit faire trembler

Quiconque désormais voudrait lui ressembler.

********

Clitandre Corneille

*****

Acte V
Scène première

Floridan, Clitandre, un Prévôt, Cléon

Floridan,
parlant au prévôt.

Dites vous-même au roi qu’une telle innocence

Légitime en ce point ma désobéissance,

Et qu’un homme sans crime avait bien mérité

Que j’usasse pour lui de quelque autorité.

Je vous suis. Cependant que mon heur est extrême,

Ami, que je chéris à l’égal de moi-même,

D’avoir su justement venir à ton secours

Lorsqu’un infâme glaive allait trancher tes jours,

Et qu’un injuste sort, ne trouvant point d’obstacle,

Apprêtait de ta tête un indigne spectacle !

Clitandre

Ainsi qu’un autre Alcide, en m’arrachant des fers,

Vous m’avez aujourd’hui retiré des enfers ;

Et moi dorénavant j’arrête mon envie

À ne servir qu’un prince à qui je dois la vie.

Floridan

Réserve pour Caliste une part de tes soins.

Clitandre

C’est à quoi désormais je veux penser le moins.

Floridan

Le moins ! Quoi ! désormais Caliste en ta pensée

N’aurait plus que le rang d’une image effacée ?

Clitandre

J’ai honte que mon cœur auprès d’elle attaché

De son ardeur pour vous ait souvent relâché,

Ait souvent pour le sien quitté votre service :

C’est par là que j’avais mérité mon supplice ;

Et pour m’en faire naître un juste repentir,

Il semble que les dieux y voulaient consentir ;

Mais votre heureux retour a calmé cet orage.

Floridan

Tu me fais assez lire au fond de ton courage :

La crainte de la mort en chasse des appas

Qui t’ont mis au péril d’un si honteux trépas,

Puisque sans cet amour la fourbe mal conçue

Eût manqué contre toi de prétexte et d’issue ;

Ou peut-être à présent tes désirs amoureux

Tournent vers des objets un peu moins rigoureux.

Clitandre

Doux ou cruels, aucun désormais ne me touche.

Floridan

L’amour dompte aisément l’esprit le plus farouche ;

C’est à ceux de notre âge un puissant ennemi.

Tu ne connais encor ses forces qu’à demi ;

Ta résolution, un peu trop violente,

N’a pas bien consulté ta jeunesse bouillante.

Mais que veux-tu, Cléon, et qu’est-il arrivé ?

Pymante de vos mains se serait-il sauvé ?

Cléon

Non, seigneur ; acquittés de la charge commise,

Nos veneurs ont conduit Pymante, et moi Dorise ;

Et je viens seulement prendre un ordre nouveau.

Floridan

Qu’on m’attende avec eux aux portes du château.

Allons, allons au roi montrer ton innocence ;

Les auteurs des forfaits sont en notre puissance ;

Et l’un d’eux, convaincu dès le premier aspect,

Ne te laissera plus aucunement suspect.

ACTE V
Scène II

Rosidor,
sur son lit.

Amants les mieux payés de votre longue peine,

Vous de qui l’espérance est la moins incertaine,

Et qui vous figurez, après tant de longueurs,

Avoir droit sur les corps dont vous tenez les cœurs,

En est-il parmi vous de qui l’âme contente

Goûte plus de plaisir que moi dans son attente ?

En est-il parmi vous de qui l’heur à venir

D’un espoir mieux fondé se puisse entretenir ?

Mon esprit, que captive un objet adorable,

Ne l’éprouva jamais autre que favorable,

J’ignorerais encor ce que c’est que mépris,

Si le sort d’un rival ne me l’avait appris.

Je te plains toutefois, Clitandre, et la colère

D’un grand roi qui te perd me semble trop sévère.

Tes desseins par l’effet n’étaient que trop punis ;

Nous voulant séparer, tu nous as réunis.

Il ne te fallait point de plus cruels supplices

Que de te voir toi-même auteur de nos délices,

Puisqu’il n’est pas à croire, après ce lâche tour,

Que le prince ose plus traverser notre amour.

Ton crime t’a rendu désormais trop infâme

Pour tenir ton parti sans s’exposer au blâme :

On devient ton complice à te favoriser.

Mais, hélas ! mes pensers, qui vous vient diviser ?

Quel plaisir de vengeance à présent vous engage ?

Faut-il qu’avec Caliste un rival vous partage ?

Retournez, retournez vers mon unique bien :

Que seul dorénavant il soit votre entretien ;

Ne vous repaissez plus que de sa seule idée ;

Faites-moi voir la mienne en son âme gardée.

Ne vous arrêtez pas à peindre sa beauté,

C’est par où mon esprit est le moins enchanté ;

Elle servit d’amorce à mes désirs avides ;

Mais ils ont su trouver des objets plus solides :

Mon feu qu’elle alluma fût mort au premier jour,

S’il n’eût été nourri d’un réciproque amour.

Oui, Caliste, et je veux toujours qu’il m’en souvienne,

J’aperçus aussitôt ta flamme que la mienne :

L’amour apprit ensemble à nos cœurs à brûler ;

L’amour apprit ensemble à nos yeux à parler ;

Et sa timidité lui donna la prudence

De n’admettre que nous en notre confidence :

Ainsi nos passions se dérobaient à tous ;

Ainsi nos feux secrets n’ayant point de jaloux…

Mais qui vient jusqu’ici troubler mes rêveries ?

ACTE V
Scène III

Rosidor, Caliste

Caliste

Celle qui voudrait voir tes blessures guéries,

Celle…

Rosidor

Ah ! mon heur, jamais je n’obtiendrais sur moi

De pardonner ce crime à tout autre qu’à toi.

De notre amour naissant la douceur et la gloire

De leur charmante idée occupaient ma mémoire ;

Je flattais ton image, elle me reflattait ;

Je lui faisais des vœux, elle les acceptait ;

Je formais des désirs, elle en aimait l’hommage.

La désavoueras-tu, cette flatteuse image ?

Voudras-tu démentir notre entretien secret ?

Seras-tu plus mauvaise enfin que ton portrait ?

Caliste

Tu pourrais de sa part te faire tant promettre,

Que je ne voudrais pas tout à fait m’y remettre ;

Quoiqu’à dire le vrai je ne sais pas trop bien

En quoi je dédirais ce secret entretien,

Si ta pleine santé me donnait lieu de dire

Quelle borne à tes vœux je puis et dois prescrire.

Prends soin de te guérir, et les miens plus contents…

Mais je te le dirai quand il en sera temps.

Rosidor

Cet énigme enjoué n’a point d’incertitude

Qui soit propre à donner beaucoup d’inquiétude,

Et si j’ose entrevoir dans son obscurité,

Ma guérison importe à plus qu’à ma santé.

Mais dis tout, ou du moins souffre que je devine,

Et te dise à mon tour ce que je m’imagine.

Caliste

Tu dois, par complaisance au peu que j’ai d’appas,

Feindre d’entendre mal ce que je ne dis pas,

Et ne point m’envier un moment de délices

Que fait goûter l’amour en ces petits supplices.

Doute donc, sois en peine, et montre un cœur gêné

D’une amoureuse peur d’avoir mal deviné ;

Tremble sans craindre trop ; hésite, mais aspire ;

Attends de ma bonté qu’il me plaise tout dire,

Et sans en concevoir d’espoir trop affermi,

N’espère qu’à demi, quand je parle à demi.

Rosidor

Tu parles à demi, mais un secret langage

Qui va jusques au cœur m’en dit bien davantage,

Et tes yeux sont du tien de mauvais truchements,

Ou rien plus ne s’oppose à nos contentements.

Caliste

Je l’avais bien prévu, que ton impatience

Porterait ton espoir à trop de confiance ;

Que, pour craindre trop peu, tu devinerais mal.

Rosidor

Quoi ! la reine ose encor soutenir mon rival ?

Et sans avoir d’horreur d’une action si noire…

Caliste

Elle a l’âme trop haute et chérit trop la gloire

Pour ne pas s’accorder aux volonté du roi,

Qui d’un heureux hymen récompense ta foi…

Rosidor

Si notre heureux malheur a produit ce miracle,

Qui peut à nos désirs mettre encor quelque obstacle ?

Caliste

Tes blessures.

Rosidor

Allons, je suis déjà guéri.

Caliste

Ce n’est pas pour un jour que je veux un mari,

Et je ne puis souffrir que ton ardeur hasarde

Un bien que de ton roi la prudence retarde.

Prends soin de te guérir, mais guérir tout à fait,

Et crois que tes désirs…

Rosidor

N’auront aucun effet.

Caliste

N’auront aucun effet ! Qui te le persuade ?

Rosidor

Un corps peut-il guérir, dont le cœur est malade ?

Caliste

Tu m’as rendu mon change, et m’as fait quelque peur ;

Mais je sais le remède aux blessures du cœur.

Les tiennes, attendant le jour que tu souhaites,

Auront pour médecins mes yeux qui les ont faites ;

Je me rends désormais assidue à te voir.

Rosidor

Cependant, ma chère âme, il est de mon devoir

Que sans perdre de temps j’aille rendre en personne

D’humbles grâces au roi du bonheur qu’il nous donne.

Caliste

Je me charge pour toi de ce remercîment.

Toutefois qui saurait que pour ce compliment

Une heure hors d’ici ne pût beaucoup te nuire,

Je voudrais en ce cas moi-même t’y conduire,

Et j’aimerais mieux être un peu plus tard à toi,

Que tes justes devoirs manquassent vers ton roi.

Rosidor

Mes blessures n’ont point, dans leurs faibles atteintes,

Sur quoi ton amitié puisse fonder ses craintes.

Caliste

Viens donc, et puisqu’enfin nous faisons mêmes vœux,

En le remerciant parle au nom de tous deux.

ACTE V
Scène IV

Alcandre, Floridan, Clitandre, Pymante, Dorise, Cléon, Prévôt, trois Veneurs

Alcandre

Que souvent notre esprit, trompé par l’apparence,

Règle ses mouvements avec peu d’assurance !

Qu’il est peu de lumière en nos entendements,

Et que d’incertitude en nos raisonnements !

Qui voudra désormais se fier aux impostures

Qu’en notre jugement forment les conjectures :

Tu suffis pour apprendre à la postérité

Combien la vraisemblance a peu de vérité.

Jamais jusqu’à ce jour la raison en déroute

N’a conçu tant d’erreur avec si peu de doute ;

Jamais, par des soupçons si faux et si pressants,

On n’a jusqu’à ce jour convaincu d’innocents.

J’en suis honteux, Clitandre, et mon âme confuse

De trop de promptitude en soi-même s’accuse.

Un roi doit se donner, quand il est irrité,

Ou plus de retenue, ou moins d’autorité.

Perds-en le souvenir, et pour moi, je te jure

Qu’à force de bienfaits j’en répare l’injure.

Clitandre

Que Votre Majesté, sire, n’estime pas

Qu’il faille m’attirer par de nouveaux appas.

L’honneur de vous servir m’apporte assez de gloire,

Et je perdrais le mien, si quelqu’un pouvait croire

Que mon devoir penchât au refroidissement,

Sans le flatteur espoir d’un agrandissement.

Vous n’avez exercé qu’une juste colère :

On est trop criminel quand on peut vous déplaire ;

Et, tout chargé de fers, ma plus forte douleur

Ne s’en osa jamais prendre qu’à mon malheur.

Floridan

Seigneur, moi qui connais le fond de son courage,

Et qui n’ai jamais vu de fard en son langage,

Je tiendrais à bonheur que Votre Majesté

M’acceptât pour garant de sa fidélité.

Alcandre

Ne nous arrêtons plus sur la reconnaissance

Et de mon injustice et de son innocence ;

Passons aux criminels. Toi dont la trahison

A fait si lourdement trébucher ma raison,

Approche, scélérat. Un homme de courage

Se met avec honneur en un tel équipage ?

Attaque, le plus fort, un rival plus heureux ?

Et présumant encor cet exploit dangereux,

À force de présents et d’infâmes pratiques,

D’un autre cavalier corrompt les domestiques ?

Prend d’un autre le nom, et contrefait son seing,

Afin qu’exécutant son perfide dessein,

Sur un homme innocent tombent les conjectures ?

Parle, parle, confesse, et préviens les tortures.

Pymante

Sire, écoutez-en donc la pure vérité,

Votre seule faveur a fait ma lâcheté,

Vous, dis-je. Et cet objet dont l’amour me transporte.

L’honneur doit pouvoir tout sur les gens de ma sorte ;

Mais recherchant la mort de qui vous est si cher,

Pour en avoir le fruit il me fallait cacher :

Reconnu pour l’auteur d’une telle surprise,

Le moyen d’approcher de vous ou de Dorise ?

Alcandre

Tu dois aller plus outre, et m’imputer encor

L’attentat sur mon fils comme sur Rosidor ;

Car je ne touche point à Dorise outragée ;

Chacun, en te voyant, la voit assez vengée,

Et coupable elle-même, elle a bien mérité

L’affront qu’elle a reçu de ta témérité.

Pymante

Un crime attire l’autre, et, de peur d’un supplice,

On tâche, en étouffant ce qu’on en voit d’indice,

De paraître innocent à force de forfaits.

Je ne suis criminel sinon manque d’effets,

Et sans l’âpre rigueur du sort qui me tourmente,

Vous pleureriez le prince et souffririez Pymante.

Mais que tardez-vous plus ? J’ai tout dit : punissez.

Alcandre

Est-ce là le regret de tes crimes passés ?

Otez-le-moi d’ici : je ne puis voir sans honte

Que de tant de forfaits il tient si peu de conte.

Dites à mon conseil que, pour le châtiment,

J’en laisse à ses avis le libre jugement ;

Mais qu’après son arrêt je saurai reconnaître

L’amour que vers son prince il aura fait paraître.

Viens çà, toi, maintenant, monstre de cruauté,

Qui joins l’assassinat à la déloyauté,

Détestable Alecton, que la reine déçue

Avait naguère au rang de ses filles reçue !

Quel barbare, ou plutôt quelle peste d’enfer

Se rendit ton complice et te donna ce fer ?

Dorise

L’autre jour, dans ce bois trouvé par aventure,

Sire, il donna sujet à toute l’imposture ;

Mille jaloux serpents qui me rongeaient le sein

Sur cette occasion formèrent mon dessein :

Je le cachai dès lors.

Floridan

Il est tout manifeste

Que ce fer n’est enfin qu’un misérable reste

Du malheureux duel où le triste Arimant

Laissa son corps sans âme, et Daphné sans amant.

Mais quant à son forfait, un ver de jalousie

Jette souvent notre âme en telle frénésie,

Que la raison, qu’aveugle un plein emportement,

Laisse notre conduite à son dérèglement ;

Lors tout ce qu’il produit mérite qu’on l’excuse.

Alcandre

De si faibles raisons mon esprit ne s’abuse.

Floridan

Seigneur, quoi qu’il en soit, un fils qu’elle vous rend,

Sous votre bon plaisir sa défense entreprend ;

Innocente ou coupable, elle assura ma vie.

Alcandre

Ma justice en ce cas la donne à ton envie ;

Ta prière obtient même avant que demander

Ce qu’aucune raison ne pouvait t’accorder.

Le pardon t’est acquis : relève-toi, Dorise,

Et va dire partout, en liberté remise,

Que le prince aujourd’hui te préserve à la fois

Des fureurs de Pymante et des rigueurs des lois.

Dorise

Après une bonté tellement excessive,

Puisque votre clémence ordonne que je vive,

Permettez désormais, sire, que mes desseins

Prennent des mouvements plus réglés et plus sains ;

Souffrez que pour pleurer mes actions brutales,

Je fasse ma retraite avecque les vestales,

Et qu’une criminelle indigne d’être au jour

Se puisse renfermer en leur sacré séjour.

Floridan

Te bannir de la cour après m’être obligée,

Ce serait trop montrer ma faveur négligée.

Dorise

N’arrêtez point au monde un objet odieux,

De qui chacun, d’horreur, détournerait les yeux.

Floridan

Fusses-tu mille fois encor plus méprisable,

Ma faveur te va rendre assez considérable

Pour t’acquérir ici mille inclinations.

Outre l’attrait puissant de tes perfections,

Mon respect à l’amour tout le monde convie

Vers celle à qui je dois et qui me doit la vie.

Fais-le voir, cher Clitandre, et tourne ton désir

Du côté que ton prince a voulu te choisir :

Réunis mes faveurs t’unissant à Dorise.

Clitandre

Mais par cette union mon esprit se divise,

Puisqu’il faut que je donne aux devoirs d’un époux

La moitié des pensers qui ne sont dus qu’à vous.

Floridan

Ce partage m’oblige, et je tiens tes pensées

Vers un si beau sujet d’autant mieux adressées,

Que je lui veux céder ce qui m’en appartient.

Alcandre

Taisez-vous, j’aperçois notre blessé qui vient.

ACTE V
Scène V

Alcandre, Floridan, Cléon, Clitandre, Rosidor, Caliste, Dorise

Alcandre

Au comble de tes vœux, sûr de ton mariage,

N’es-tu point satisfait ? que veux-tu davantage ?

Rosidor

L’apprendre de vous, sire, et pour remerciements

Nous offrir l’un et l’autre à vos commandements.

Alcandre

Si mon commandement peut sur toi quelque chose,

Et si ma volonté de la tienne dispose,

Embrasse un cavalier indigne des liens

Où l’a mis aujourd’hui la trahison des siens.

Le prince heureusement l’a sauvé du supplice,

Et ces deux que ton bras dérobe à ma justice,

Corrompus par Pymante, avaient juré ta mort !

Le suborneur depuis n’a pas eu meilleur sort,

Et ce traître, à présent tombé sous ma puissance,

Clitandre fait trop voir quelle est son innocence.

Rosidor

Sire, vous le savez, le cœur me l’avait dit,

Et si peu que j’avais près de vous de crédit,

Je l’employai dès lors contre votre colère.

(A Clitandre.)

En moi dorénavant faites état d’un frère.

Clitandre,
à Rosidor.

En moi, d’un serviteur dont l’amour éperdu

Ne vous conteste plus un prix qui vous est dû.

Dorise,
à Caliste.

Si le pardon du roi me peut donner le vôtre,

Si mon crime…

Caliste

Ah ! ma sœur, tu me prends pour une autre,

Si tu crois que je puisse encor m’en souvenir.

Alcandre

Tu ne veux plus songer qu’à ce jour à venir

Où Rosidor guéri termine un hyménée.

Clitandre, en attendant cette heureuse journée,

Tâchera d’allumer en son âme des feux

Pour celle que mon fils désire, et que je veux ;

À qui, pour réparer sa faute criminelle,

Je défends désormais de se montrer cruelle ;

Et nous verrons alors cueillir en même jour

À deux couples d’amants les fruits de leur amour.

******************

Clitandre Corneille

MÉLITE Corneille COMEDIE en cinq actes – 1629

melite-corneille-artgitatoMélite Corneille





   melite-corneille  Mélite CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

COMEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 




MÉLITE
ou
Les Fausses Lettres

1629

MÉLITE CORNEILLE

 

*****

À MONSIEUR DE LIANCOUR

Monsieur,

Mélite seroit trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre ; elle vous doit cet hommage et cette légère reconnoissance de tant d’obligations qu’elle vous a : non qu’elle présume par là s’en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France. Quand je considère le peu de bruit qu’elle fit à son arrivée à Paris, venant d’un homme qui ne pouvoit sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu’il étoit avantageux d’en taire le nom ; quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n’eurent point tant d’affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis rapporter de si foibles commencements qu’au loisir qu’il falloit au monde pour apprendre que vous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu’à votre approbation, que chacun se croyoit obligé de suivre après l’avoir sue. C’est de là, Monsieur, qu’est venu tout le bonheur de Mélite ; et quelques hauts effets qu’elle ait produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c’est l’honneur d’être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie,
MONSIEUR,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

CORNEILLE

***************************

Mélite Corneille

**************

AU LECTEUR

Je sais bien que l’impression d’une pièce en affoiblit la réputation : la publier, c’est l’avilir ; et même il s’y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d’écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m’ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois ; mais, par je ne sais quel malheur, c’est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d’eux ne s’en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l’ont méprisé ; et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c’en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j’espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu’ils m’ont témoignée par le passé ; que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d’estime de cette pièce, soit par coutume de l’approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d’essai ; et d’autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n’est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.

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ARGUMENT

Éraste, amoureux de Mélite, l’a fait connoître à son ami Tircis, et devenu puis après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d’amour supposées, de la part de Mélite, à Philandre, accordé de Cloris, sœur de Tircis. Philandre s’étant résolu, par l’artifice et les suasions d’Éraste, de quitter Cloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis la désabuse, et fait revenir Tircis, qui l’épouse. Cependant Cliton ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Éraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Éraste, saisi de remords, entre en folie ; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu’elle et Tircis sont vivants, il lui va demander pardon de sa fourbe et obtient de ces deux amants Cloris, qui ne vouloit plus de Philandre après sa légèreté.



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Mélite Corneille

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EXAMEN

Cette pièce fut mon coup d’essai, et elle n’a garde d’être dans les règles, puisque je ne savois pas alors qu’il y en eût. Je n’avois pour guide qu’un peu de sens commun, avec les exemples de feu Hardy, dont la veine étoit plus féconde que polie, et de quelques modernes qui commençoient à se produire, et qui n’étoient pas plus réguliers que lui. Le succès en fut surprenant : il établit une nouvelle troupe de comédiens à Paris, malgré le mérite de celle qui étoit en possession de s’y voir l’unique ; il égala tout ce qui s’étoit fait de plus beau jusqu’alors, et me fit connoître à la cour. Ce sens commun, qui étoit toute ma règle, m’avoit fait trouver l’unité d’action pour brouiller quatre amants par un seul intrique, et m’avoit donné assez d’aversion de cet horrible dérèglement qui mettoit Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le mien dans une seule ville.

La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune langue, et le style naïf qui faisoit une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n’avoit jamais vu jusque-là que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisoit son effet par l’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’on voit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n’étoient que des marchands. Avec tout cela, j’avoue que l’auditeur fut bien facile à donner son approbation à une pièce dont le nœud n’avoit aucune justesse. Éraste y fait contrefaire des lettres de Mélite, et les porter à Philandre. Ce Philandre est bien crédule de se persuader d’être aimé d’une personne qu’il n’a jamais entretenue, dont il ne connoît point l’écriture, et qui lui défend de l’aller voir, cependant qu’elle reçoit les visites d’un autre avec qui il doit avoir une amitié assez étroite, puisqu’il est accordé de sa sœur. Il fait plus : sur la légèreté d’une croyance si peu raisonnable, il renonce à une affection dont il étoit assuré, et qui étoit prête d’avoir son effet. Éraste n’est pas moins ridicule que lui, de s’imaginer que sa fourbe causera cette rupture, qui seroit toutefois inutile à son dessein, s’il ne savoit de certitude que Philandre, malgré le secret qu’il lui fait demander par Mélite dans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer à Tircis ; que cet amant favorisé croira plutôt un caractère qu’il n’a jamais vu, que les assurances d’amour qu’il reçoit tous les jours de sa maîtresse ; et qu’il rompra avec elle sans lui parler, de peur de s’en éclaircir. Cette prétention d’Éraste ne pouvoit être supportable, à moins d’une révélation ; et Tircis, qui est l’honnête homme de la pièce, n’a pas l’esprit moins léger que les deux autres, de s’abandonner au désespoir par une même facilité de croyance, à la vue de ce caractère inconnu. Les sentiments de douleur qu’il en peut légitimement concevoir devroient du moins l’emporter à faire quelques reproches à celle dont il se croit trahi, et lui donner par là l’occasion de le désabuser. La folie d’Éraste n’est pas de meilleure trempe. Je la condamnois dès lors en mon âme ; mais comme c’étoit un ornement de théâtre qui ne manquoit jamais de plaire, et se faisoit souvent admirer, j’affectai volontiers ces grands égarements, et en tirai un effet que je tiendrois encore admirable en ce temps : c’est la manière dont Éraste fait connoître à Philandre, en le prenant pour Minos, la fourbe qu’il lui a faite, et l’erreur où il l’a jeté. Dans tout ce que j’ai fait depuis, je ne pense pas qu’il se rencontre rien de plus adroit pour un dénouement.

Tout le cinquième acte peut passer pour inutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu’il commence, et par conséquent l’action est terminée. Il n’est plus question que de savoir qui a fait la supposition des lettres, et ils pouvoient Tavoir su de Cloris, à qui Philandre l’avoit dit pour se justifier. Il est vrai que cet acte retire Éraste de folie, qu’il le réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avec Cloris ; mais tout cela ne regarde plus qu’une action épisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principale est finie ; et surtout ce mariage a si peu d’apparence, qu’il est aisé de voir qu’on ne le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-là, qui étoit de marier tout ce qu’on introduisoit sur la scène. Il semble même que le personnage de Philandre, qui part avec un ressentiment ridicule, dont on ne craint pas l’effet, ne soit point achevé, et qu’il lui falloit quelque cousine de Mélite, ou quelque sœur d’Éraste, pour le réunir avec les autres. Mais dès lors je ne m’assujettissois pas tout à fait à cette mode, et je me contentai 11 de faire voir l’assiette de son esprit, sans prendre soin de le pourvoir d’une autre femme.

Quant à la durée de l’action, il est assez visible qu’elle passe l’unité de jour ; mais ce n’en est pas le seul défaut : il y a de plus une inégalité d’intervalle entre les actes, qu’il faut éviter. Il doit s’être passé huit ou quinze jours entre le premier et le second, et autant entre le second et le troisième ; mais du troisième au quatrième il n’est pas besoin de plus d’une heure, et il en faut encore moins entre les deux derniers, de peur de donner le temps de se ralentir à cette chaleur qui jette Éraste dans l’égarement d’esprit. Je ne sais même si les personnages qui paroissent deux fois dans un même acte (posé que cela soit permis, ce que j’examinerai ailleurs), je ne sais, dis-je, s’ils ont le loisir d’aller d’un quartier de la ville à l’autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignés l’un de l’autre, que les acteurs ayent lieu de ne pas s’entreconnoître. Au premier acte, Tircis, après avoir quitté Mélite chez elle, n’a que le temps d’environ soixante vers pour aller chez lui, où il rencontre Philandre avec sa sœur, et n’en a guère davantage au second à refaire le même chemin. Je sais bien que la représentation raccourcit la durée de l’action, et qu’elle fait voir en deux heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent a besoin d’un jour entier pour s’effectuer ; mais je voudrois que pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcissement se ménageât dans les intervalles des actes, et que le temps qu’il faut perdre s’y perdît, en sorte que chaque acte n’en eût, pour la partie de l’action qu’il représente, que ce qu’il en faut pour sa représentation.

Ce coup d’essai a sans doute encore d’autres irrégularités ; mais je ne m’attache pas à les examiner si ponctuellement que je m’obstine à n’en vouloir oublier aucune. Je pense avoir marqué les plus notables ; et pour peu que le lecteur aye peu d’indulgence pour moi, j’espère qu’il ne s’offensera pas d’un peu de négligence pour le reste.



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Mélite Corneille

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LES ACTEURS

ÉRASTE, amoureux de Mélite
TIRCIS, ami d’Éraste et son rival
PHILANDRE, amant de Cloris
MÉLITE, maîtresse d’Éraste et de Tircis
CLORIS, sœur de Tircis
LISIS, ami de Tircis
CLITON, voisin de Mélite
La Nourrice de Mélite

La scène est à Paris

****

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE, TIRCIS.
ÉRASTE.

Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable ;
Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :
Le change seroit juste, après tant de rigueur ;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D’un seul de ses regards l’adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison,
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme,
Et qui sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir,
Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.

 

TIRCIS.

Que je te trouve, ami, d’une humeur admirable !
Pour paroître éloquent tu te feins misérable :
Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs
Je saurois adoucir les traits de tes malheurs ?
Ne t’imagine pas qu’ainsi sur ta parole
D’une fausse douleur un ami te console :
Ce que chacun en dit ne m’a que trop appris
Que Mélite pour toi n’eut jamais de mépris.

 

ÉRASTE.

Son gracieux accueil et ma persévérance
Font naître ce faux bruit d’une vaine apparence :
Ses mépris sont cachés, et s’en font mieux sentir,
Et n’étant point connus, on n’y peut compatir.

 

TIRCIS.

En étant bien reçu, du reste que t’importe ?
C’est tout ce que tu veux des filles de sa sorte.

 

ÉRASTE.

Cet accès favorable, ouvert et libre à tous,
Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux :
Elle souffre aisément mes soins et mon service ;
Mais loin de se résoudre à leur rendre justice,
Parler de l’hyménée à ce cœur de rocher,
C’est l’unique moyen de n’en plus approcher.

 

TIRCIS.

Ne dissimulons point : tu règles mieux ta flamme,
Et tu n’es pas si fou que d’en faire ta femme.

 

ÉRASTE.

Quoi ! tu sembles douter de mes intentions ?

 

TIRCIS.

Je crois malaisément que tes affections
Sur l’éclat d’un beau teint, qu’on voit si périssable,
Règlent d’une moitié le choix invariable.
Tu serois incivil de la voir chaque jour
Et ne lui pas tenir quelques propos d’amour ;
Mais d’un vain compliment ta passion bornée
Laisse aller tes desseins ailleurs pour l’hyménée.
Tu sais qu’on te souhaite aux plus riches maisons,
Que les meilleurs partis …

 

ÉRASTE.

Trêve de ces raisons ;
Mon amour s’en offense, et tiendroit pour supplice
De recevoir des lois d’une sale avarice ;
Il me rend insensible aux faux attraits de l’or,
Et trouve en sa personne un assez grand trésor.

 

TIRCIS.

Si c’est là le chemin qu’en aimant tu veux suivre,
Tu ne sais guère encor ce que c’est que de vivre.
Ces visages d’éclat sont bons à cajoler ;
C’est là qu’un apprentif doit s’instruire à parler ;
J’aime à remplir de feux ma bouche en leur présence ;
La mode nous oblige à cette complaisance ;
Tous ces discours de livre alors sont de saison :
Il faut feindre des maux, demander guérison,
Donner sur le phébus, promettre des miracles ;
Jurer qu’on brisera toute sorte d’obstacles ;
Mais du vent et cela doivent être tout un.

 

ÉRASTE.

Passe pour des beautés qui sont dans le commun :
C’est ainsi qu’autrefois j’amusai Crisolite ;
Mais c’est d’autre façon qu’on doit servir Mélite.
Malgré tes sentiments, il me faut accorder
Que le souverain bien n’est qu’à la posséder.
Le jour qu’elle naquit, Vénus, bien qu’immortelle,
Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;
Les Grâces, à l’envi, descendirent des cieux,
Pour se donner l’honneur d’accompagner ses yeux ;
Et l’Amour, qui ne put entrer dans son courage,
Voulut obstinément loger sur son visage.

 

TIRCIS.

Tu le prends d’un haut ton, et je crois qu’au besoin
Ce discours emphatique iroit encor bien loin.
Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore
Que bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,
Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.
Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,
Qu’une femme fût-elle entre toutes choisie,
On en voit en six mois passer la fantaisie.
Tel au bout de ce temps n’en voit plus la beauté
Qu’avec un esprit sombre, inquiet, agité ;
Au premier qui lui parle ou jette l’œil sur elle,
Mille sottes frayeurs lui brouillent la cervelle ;
Ce n’est plus lors qu’une aide à faire un favori,
Un charme pour tout autre, et non pour un mari.

 

ÉRASTE.

Ces caprices honteux et ces chimères vaines
Ne sauroient ébranler des cervelles bien saines,
Et quiconque a su prendre une fille d’honneur
N’a point à redouter l’appas d’un suborneur.

 

TIRCIS.

Peut-être dis-tu vrai ; mais ce choix difficile
Assez et trop souvent trompe le plus habile,
Et l’hymen de soi-même est un si lourd fardeau,
Qu’il faut l’appréhender à l’égal du tombeau.
S’attacher pour jamais aux côtés d’une femme !
Perdre pour des enfants le repos de son âme !
Voir leur nombre importun remplir une maison !
Ah ! qu’on aime ce joug avec peu de raison !

 

ÉRASTE.

Mais il y faut venir ; c’est en vain qu’on recule,
C’est en vain qu’on refuit, tôt ou tard on s’y brûle ;
Pour libertin qu’on soit, on s’y trouve attrapé :
Toi-même, qui fais tant le cheval échappé.
Nous te verrons un jour songer au mariage.

 

TIRCIS.

Alors ne pense pas que j’épouse un visage :
Je règle mes désirs suivant mon intérêt.
Si Doris me vouloit, toute laide qu’elle est,
Je l’estimerois plus qu’Aminte et qu’Hippolyte ;
Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :
C’est comme il faut aimer. L’abondance des biens
Pour l’amour conjugal a de puissants liens :
La beauté, les attraits, l’esprit, la bonne mine,
Échauffent bien le cœur, mais non pas la cuisine ;
Et l’hymen qui succède à ces folles amours,
Après quelques douceurs, a bien de mauvais jours.
Une amitié si longue est fort mal assurée
Dessus des fondements de si peu de durée.
L’argent dans le ménage a certaine splendeur
Qui donne un teint d’éclat à la même laideur ;
Et tu ne peux trouver de si douces caresses
Dont le goût dure autant que celui des richesses.

 

ÉRASTE.

Auprès de ce bel œil qui tient mes sens ravis,
À peine pourrois-tu conserver ton avis.

 

TIRCIS.

La raison en tous lieux est également forte

 

ÉRASTE.

L’essai n’en coûte rien : Mélite est à sa porte ;
Allons, et tu verras dans ses aimables traits
Tant de charmants appas, tant de brillants attraits,
Que tu seras forcé toi-même à reconnoître
Que si je suis un fou, j’ai bien raison de l’être.

 

TIRCIS.

Allons, et tu verras que toute sa beauté
Ne saura me tourner contre la vérité.

******

ACTE I
Scène II

MÉLITE, ÉRASTE, TIRCIS.

 

ÉRASTE.

De deux amis, Madame, apaisez la querelle.
Un esclave d’Amour le défend d’un rebelle,
Si toutefois un cœur qui n’a jamais aimé,
Fier et vain qu’il en est, peut être ainsi nommé.
Comme dès le moment que je vous ai servie
J’ai cru qu’il étoit seul la véritable vie,
Il n’est pas merveilleux que ce peu de rapport
Entre nos deux esprits sème quelque discord.
Je me suis donc piqué contre sa médisance,
Avec tant de malheur ou tant d’insuffisance.
Que des droits si sacrés et si pleins d’équité.
N’ont pu se garantir de sa subtilité,
Et je l’amène ici, n’ayant plus que répondre,
Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre.

 

MÉLITE.

Vous deviez l’assurer plutôt qu’il trouveroit
En ce mépris d’Amour qui le seconderoit.

 

TIRCIS.

Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,
Et ne fait de l’amour une plus haute estime,
Je plains les malheureux à qui vous en donnez,
Comme à d’étranges maux par leur sort destinés.

 

MÉLITE.

Ce reproche sans cause avec raison m’étonne :
Je ne reçois d’amour et n’en donne à personne.
Les moyens de donner ce que je n’eus jamais ?

 

ÉRASTE.

Ils vous sont trop aisés, et par vous désormais
La nature pour moi montre son injustice
À pervertir son cours pour me faire un supplice.

 

MÉLITE.

Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.

 

ÉRASTE.

Supplice qui déchire et mon âme et mon cœur.

 

MÉLITE.

Il est rare qu’on porte avec si bon visage
L’âme et le cœur ensemble en si triste équipage.

 

ÉRASTE.

Votre charmant aspect suspendant mes douleurs,
Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.

 

MÉLITE.

Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme,
Empruntez tout d’un temps les froideurs de mon âme.

 

ÉRASTE.

Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir,
Et vous n’en conservez que faute de vous voir.

 

MÉLITE.

Et quoi ! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?

 

ÉRASTE.

Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ?
De si frêles sujets ne sauroient exprimer
Ce que l’amour aux cœurs peut lui seul imprimer,
Et quand vous en voudrez croire leur impuissance,
Cette légère idée et foible connoissance
Que vous aurez par eux de tant de raretés
Vous mettra hors du pair de toutes les beautés.

 

MÉLITE.

Voilà trop vous tenir dans une complaisance
Que vous dussiez quitter, du moins en ma présence,
Et ne démentir pas le rapport de vos yeux,
Afin d’avoir sujet de m’entreprendre mieux.

 

ÉRASTE.

Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,
Ne m’a que trop appris le pouvoir de vos charmes.

 

TIRCIS.

Sur peine d’être ingrate, il faut de votre part
Reconnoître les dons que le ciel vous départ.

 

ÉRASTE.

Voyez que d’un second mon droit se fortifie.

 

MÉLITE.

Voyez que son secours montre qu’il s’en défie.

 

TIRCIS.

Je me range toujours avec la vérité.

 

MÉLITE.

Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.

 

TIRCIS.

Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.
Mais cessez de chercher ces refuites frivoles,
Et prenant désormais des sentiments plus doux,
Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.

 

MÉLITE.

Un ennemi d’Amour me tenir ce langage !
Accordez votre bouche avec votre courage ;
Pratiquez vos conseils, ou ne m’en donnez pas.

 

TIRCIS.

J’ai connu mon erreur auprès de vos appas :
Il vous l’avoit bien dit.

 

ÉRASTE.

Il vous l’avoit bien dit._Ainsi donc par l’issue
Mon âme sur ce point n’a point été déçue ?

 

TIRCIS.

Si tes feux en son cœur produisoient même effet,
Crois-moi que ton bonheur seroit bientôt parfait.

 

MÉLITE.

Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire
Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire ;
Mais je pourrois bientôt, à m’entendre flatter,
Concevoir quelque orgueil qu’il vaut mieux éviter.
Excusez ma retraite.

 

ÉRASTE.

Excusez ma retraite._Adieu, belle inhumaine.
De qui seule dépend et ma joie et ma peine.

 

MÉLITE.

Plus sage à l’avenir, quittez ces vains propos,
Et laissez votre esprit et le mien en repos.

****

ACTE I
Scène III

ÉRASTE, TIRCIS.

 

ÉRASTE.

Maintenant suis-je un fou ? mérité- je du blâme ?
Que dis-tu de l’objet? que dis-tu de ma flamme?

 

TIRCIS.

Que veux-tu que j’en die ? elle a je ne sais quoi
Qui ne peut consentir que l’on demeure à soi.
Mon cœur, jusqu’à présent à l’amour invincible.
Ne se maintient qu’à force aux termes d’insensible ;
Tout autre que Tircis mourroit pour la servir.

 

ÉRASTE.

Confesse franchement qu’elle a su te ravir,
Mais que tu ne veux pas prendre pour cette belle
Avec le nom d’amant le titre d’infidèle.
Rien que notre amitié ne t’en peut détourner ;
Mais ta muse du moins, facile à suborner,
Avec plaisir déjà prépare quelques veilles
À de puissants efforts pour de telles merveilles.

 

TIRCIS.

En effet ayant vu tant et de tels appas,
Que je ne rime point, je ne le promets pas.

 

ÉRASTE.

Tes feux n’iront-ils point plus avant que la rime ?

 

TIRCIS.

Si je brûle jamais, je veux brûler sans crime.

 

ÉRASTE.

Mais si sans y penser tu te trouvois surpris ?

 

TIRCIS.

Quitte pour décharger mon creur dans mes écrits.
J’aime bien ces discours de plaintes et d’alarmes,
De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes :
C’est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson ;
Mais j’en connois, sans plus, la cadence et le son.
Souffre qu’en un sonnet je m’efforce à dépeindre
Cet agréable feu que tu ne peux éteindre ;
Tu le pourras donner comme venant de toi.

 

ÉRASTE.

Ainsi ce cœur d’acier qui me tient sous sa loi
Verra ma passion pour le moins en peinture.
Je doute néanmoins qu’en cette portraiture
Tu ne suives plutôt tes propres sentiments.

 

TIRCIS.

Me prépare le ciel de nouveaux châtiments,
Si jamais un tel crime entre dans mon courage !

 

ÉRASTE.

Adieu, je suis content, j’ai ta parole en gage,
Et sais trop que l’honneur t’en fera souvenir.

 

TIRCIS, seul.

En matière d’amour rien n’oblige à tenir,
Et les meilleurs amis, lorsque son feu les presse.
Font bientôt vanité d’oublier leur promesse.

******

ACTE I
Scène IV

PHILANDRE, CLORIS.

 

PHILANDRE.

Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr :
Tous mes soins depuis peu ne vont qu’à te trahir.

 

CLORIS.

Ne m’épouvante point : à ta mine, je pense
Que le pardon suivra de fort près cette offense,
Sitôt que j’aurai su quel est ce mauvais tour.

 

PHILANDRE.

Sache donc qu’il ne vient sinon de trop d’amour.

 

CLORIS.

J’eusse osé le gager qu’ainsi par quelque ruse
Ton crime officieux porteroit son excuse.

 

PHILANDRE.

Ton adorable objet, mon unique vainqueur,
Fait naître chaque jour tant de feux en mon cœur,
Que leur excès m’accable, et que pour m’en défaire
J’y cherche des défauts qui puissent me déplaire.
J’examine ton teint dont l’éclat me surprit,
Les traits de ton visage, et ceux de ton esprit ;
Mais je n’en puis trouver un seul qui ne me charme.

 

CLORIS.

Et moi, je suis ravie, après ce peu d’alarme.
Qu’ainsi tes sens trompés te puissent obliger
À chérir ta Cloris, et jamais ne changer.

 

PHILANDRE.

Ta beauté te répond de ma persévérance,
Et ma foi qui t’en donne une entière assurance.

 

CLORIS.

Voilà fort doucement dire que sans ta foi
Ma beauté ne pourroit te conserver à moi.

 

PHILANDRE.

Je traiterois trop mal une telle maîtresse
De l’aimer seulement pour tenir ma promesse :
Ma passion en est la cause, et non l’effet ;
Outre que tu n’as rien qui ne soit si parfait,
Qu’on ne peut te servir sans voir sur ton visage
De quoi rendre constant l’esprit le plus volage.

 

CLORIS.

Ne m’en conte point tant de ma perfection :
Tu dois être assuré de mon affection,
Et tu perds tout l’effort de ta galanterie,
Si tu crois l’augmenter par une flatterie.
Une fausse louange est un blâme secret :
Je suis belle à tes yeux ; il suffit, sois discret  ;
C’est mon plus grand bonheur, et le seul où j’aspire.

 

PHILANDRE.

Tu sais adroitement adoucir mon martyre ;
Mais parmi les plaisirs qu’avec toi je ressens,
À peine mon esprit ose croire mes sens.
Toujours entre la crainte et l’espoir en balance
Car s’il faut que l’amour naisse de ressemblance,
Mes imperfections nous éloignant si fort,
Qu’oserois-je prétendre en ce peu de rapport ?

 

CLORIS.

Du moins ne prétends pas qu’à présent je te loue,
Et qu’un mépris rusé, que ton cœur désavoue,
Me mette sur la langue un babil affété,
Pour te rendre à mon tour ce que tu m’as prêté :
Au contraire, je veux que tout le monde sache
Que je connois en toi des défauts que je cache.
Quiconque avec raison peut être négligé
À qui le veut aimer est bien plus obligé.

 

PHILANDRE.

Quant à toi, tu te crois de beaucoup plus aimable ?

 

CLORIS.

Sans doute ; et qu’aurois-tu qui me fût comparable ?

 

PHILANDRE.

Regarde dans mes yeux, et reconnois qu’en moi
On peut voir quelque chose aussi parfait que toi.

 

CLORIS.

C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée.

 

PHILANDRE.

Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée.
Tu n’y vois que mon cœur, qui n’a plus un seul trait
Que ceux qu’il a reçus de ton charmant portrait,
Et qui tout aussitôt que tu t’es fait paroître,
Afin de te mieux voir s’est mis à la fenêtre.

 

CLORIS.

Le trait n’est pas mauvais ; mais puisqu’il te plaît tant.
Regarde dans mes yeux, ils t’en montrent autant,
Et nos feux tous pareils ont mêmes étincelles.

 

PHILANDRE.

Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles,
Dedans cette union prenant un même cours,
Nous préparent un heur qui durera toujours.
Cependant, en faveur de ma longue souffrance …

 

CLORIS.

Tais-toi, mon frère vient.

*******

ACTE I
Scène V

TIRCIS, PHILANDRE, CLORIS.

 

TIRCIS.

Tais-toi, mon frère vient._Si j’en crois l’apparence,
Mon arrivée ici fait quelque contre-temps.

 

PHILANDRE.

Que t’en semble, Tircis ?

 

TIRCIS.

Que t’en semble, Tircis ?_Je vous vois si contents,
Qu’à ne vous rien celer touchant ce qu’il me semble
Du divertissement que vous preniez ensemble,
De moins sorciers que moi pourroient bien deviner
Qu’un troisième ne fait que vous importuner.

 

CLORIS.

Dis ce que tu voudras ; nos feux n’ont point de crimes,
Et pour t’appréhender ils sont trop légitimes,
Puisqu’un hymen sacré, promis ces jours passés.
Sous ton consentement les autorise assez.

 

TIRCIS.

Ou je te connois mal, ou son heure tardive
Te désoblige fort de ce qu’elle n’arrive.

 

CLORIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère.

 

TIRCIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère._Assurément.

 

CLORIS.

Le sujet ?

 

TIRCIS.

Le sujet ?_J’en ai trop dans ton contentement.

 

CLORIS.

Le cœur t’en dit d’ailleurs.

 

TIRCIS.

Le cœur t’en dit d’ailleurs_._Il est vrai, je te jure ;
J’ai vu je ne sais quoi…

 

CLORIS.

J’ai vu je ne sais quoi…_Dis tout, je t’en conjure.

 

TIRCIS.

Ma foi, si ton Philandre avoit vu de mes yeux,
Tes affaires, ma sœur, n’en iroient guère mieux.

 

CLORIS.

J’ai trop de vanité pour croire que Philandre
Trouve encore après moi qui puisse le surprendre.

 

TIRCIS.

Tes vanités à part, repose-t’en sur moi.
Que celle que j’ai vue est bien autre que toi.

 

PHILANDRE.

Parle mieux de l’objet dont mon âme est ravie ;
Ce blasphème à tout autre auroit coûté la vie.

 

TIRCIS.

Nous tomberons d’accord sans nous mettre en pourpoint.

 

CLORIS.

Encor, cette beauté, ne la nomme-ton point ?

 

TIRCIS.

Non pas sitôt. Adieu : ma présence importune
Te laisse à la merci d’Amour et de la brune.
Continuez les jeux que vous avez quittés.

 

CLORIS.

Ne crois pas éviter mes importunités :
Ou tu diras le nom de cette incomparable,
Ou je vais de tes pas me rendre inséparable.

 

TIRCIS.

Il n’est pas fort aisé d’arracher ce secret.
Adieu : ne perds point temps.

 

CLORIS.

Adieu : ne perds point temps._Ô l’amoureux discret !
Eh bien ! nous allons voir si tu sauras te taire.

 

PHILANDRE.

 

(Il retient Cloris, qui suit son frère.)

C’est donc ainsi qu’on quitte un amant pour un frère !

 

CLORIS.

Philandre, avoir un peu de curiosité,
Ce n’est pas envers toi grande infidélité :
Souffre que je dérobe un moment à ma flamme,
Pour lire malgré lui jusqu’au fond de son âme.
Nous en rirons après ensemble, si tu veux.

 

PHILANDRE.

Quoi ! c’est là tout l’état que tu fais de mes feux ?

 

CLORIS.

Je ne t’aime pas moins pour être curieuse ?
Et ta flamme à mon cœur n’est pas moins précieuse.
Conserve-moi le tien, et sois sûr de ma foi.

 

PHILANDRE.

Ah, folle ! qu’en t’aimant il faut souffrir de toi !

*******

ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE

Je l’avois bien prévu, que ce cœur infidèle
Ne se défendroit point des yeux de ma cruelle,
Qui traite mille amants avec mille mépris,
Et n’a point de faveurs que pour le dernier pris.
Sitôt qu’il l’aborda, je lus sur son visage
De sa déloyauté l’infaillible présage ;
Un inconnu frisson dans mon corps épandu
Me donna les avis de ce que j’ai perdu
Depuis, cette volage évite ma rencontre,
Ou si malgré ses soins le hasard me la montre,
Si je puis l’aborder, son discours se confond,
Son esprit en désordre à peine me répond ;
Une réflexion vers le traître qu’elle aime
Presque à tous les moments le ramène en lui-même ;
Et tout rêveur qu’il est, il n’a point de soucis
Qu’un soupir ne trahisse au seul nom de Tircis.
Lors, par le prompt effet d’un changement étrange,
Son silence rompu se déborde en louange.
Elle remarque en lui tant de perfections,
Que les moins éclairés verroient ses passions.
Sa bouche ne se plaît qu’en cette flatterie,
Et tout autre propos lui rend sa rêverie.
Cependant chaque jour au discours attachés,
Ils ne retiennent plus leurs sentiments cachés :
Ils ont des rendez-vous où l’amour les assemble ;
Encore hier sur le soir je les surpris ensemble ;
Encor tout de nouveau je la vois qui l’attend.
Que cet œil assuré marque un esprit content !
Perds tout respect, Éraste, et tout soin de lui plaire ;
Rends, sans plus différer, ta vengeance exemplaire ;
Mais il vaut mieux t’en rire, et pour dernier effort
Lui montrer en raillant combien elle a de tort.

******

ACTE II
Scène II

ÉRASTE, MÉLITE.
ÉRASTE.

Quoi ! seule et sans Tircis ! vraiment c’est un prodige,
Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige,
Laissant ainsi couler la belle occasion
De vous conter l’excès de son affection.

 

MÉLITE.

Vous savez que son âme en est fort dépourvue.

 

ÉRASTE.

Toutefois, ce dit-on, depuis qu’il vous a vue,
Il en porte dans l’âme un si doux souvenir,
Qu’il n’a plus de plaisirs qu’à vous entretenir.

 

MÉLITE.

Il a lieu de s’y plaire avec quelque justice :
L’amour ainsi qu’à lui me paroît un supplice ;
Et sa froideur, qu’augmente un si lourd entretien,
Le résout d’autant mieux à n’aimer jamais rien.

 

ÉRASTE.

Dites : à n’aimer rien que la belle Mélite.

 

MÉLITE.

Pour tant de vanité j’ai trop peu de mérite.

 

ÉRASTE.

En faut-il tant avoir pour ce nouveau venu ?

 

MÉLITE.

Un peu plus que pour vous.

 

ÉRASTE.

Un peu plus que pour vous._De vrai, j’ai reconnu,
Vous ayant pu servir deux ans, et davantage,
Qu’il faut si peu que rien à toucher mon courage.

 

MÉLITE.

Encor si peu que c’est vous étant refusé,
Présumez comme ailleurs vous serez méprisé.

 

ÉRASTE.

Vos mépris ne sont pas de grande conséquence,
Et ne vaudront jamais la peine que j’y pense ;
Sachant qu’il vous voyoit, je m’étois bien douté
Que je ne serois plus que fort mal écouté.

 

MÉLITE.

Sans que mes actions de plus près j’examine,
À la meilleure humeur je fais meilleure mine,
Et s’il m’osoit tenir de semblables discours,
Nous romprions ensemble avant qu’il fût deux jours.

 

ÉRASTE.

Si chaque objet nouveau de même vous engage,
Il changera bientôt d’humeur et de langage.
Caressé maintenant aussitôt qu’aperçu,
Qu’auroit-il à se plaindre, étant si bien reçu ?

 

MÉLITE.

Éraste, voyez-vous, trêve de jalousie ;
Purgez votre cerveau de cette frénésie ;
Laissez en liberté mes inclinations.
Qui vous a fait censeur de mes affections ?
Est-ce à votre chagrin que j’en dois rendre conte ?

 

ÉRASTE.

Non, mais j’ai malgré moi pour vous un peu de honte
De ce qu’on dit partout du trop de privauté
Que déjà vous souffrez à sa témérité.

 

MÉLITE.

Ne soyez en souci que de ce qui vous touche.

 

ÉRASTE.

Le moyen, sans regret, de vous voir si farouche
Aux légitimes vœux de tant de gens d’honneur,
Et d’ailleurs si facile à ceux d’un suborneur ?

 

MÉLITE.

Ce n’est pas contre lui qu’il faut en ma présence
Lâcher les traits jaloux de votre médisance.
Adieu : souvenez-vous que ces mots insensés
L’avanceront chez moi plus que vous ne pensez.

********

ACTE II
Scène III

ÉRASTE.

C’est là donc ce qu’enfin me gardoit ton caprice ?
C’est ce que j’ai gagné par deux ans de service ?
C’est ainsi que mon feu s’étant trop abaissé
D’un outrageux mépris se voit récompensé ?
Tu m’oses préférer un traître qui te flatte ;
Mais dans ta lâcheté ne crois pas que j’éclate,
Et que par la grandeur de mes ressentiments
Je laisse aller au jour celle de mes tourments.
Un aveu si public qu’en feroit ma colère
Enfleroit trop l’orgueil de ton âme légère
Et me convaincroit trop de ce désir abjet
Qui m’a fait soupirer pour un indigne objet.
Je saurai me venger, mais avec l’apparence
De n’avoir pour tous deux que de l’indifférence.
Il fut toujours permis de tirer sa raison
D’une infidélité par une trahison.
Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée
Que ton heur surprenant aura peu de durée,
Et que par une adresse égale à tes forfaits
Je mettrai le désordre où tu crois voir la paix.
L’esprit fourbe et vénal d’un voisin de Mélite
Donnera prompte issue à ce que je médite.
À servir qui l’achète il est toujours tout prêt,
Et ne voit rien d’injuste où brille l’intérêt.
Allons sans perdre temps lui payer ma vengeance,
Et la pistole en main presser sa diligence.

******

ACTE II
Scène IV

TIRCIS, CLORIS.

 

TIRCIS.

Ma sœur, un mot d’avis sur un méchant sonnet
Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.

 

CLORIS.

C’est à quelque beauté que ta muse l’adresse ?

 

TIRCIS.

En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse.
Vois si tu le connois, et si, parlant pour lui,
J’ai su m’accommoder aux passions d’autrui.

 

SONNET.

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable…

 

CLORIS.

Ah ! frère, il n’en faut plus.

 

TIRCIS.

Ah ! frère, il n’en faut plus._Tu n’es pas supportable
De me rompre sitôt.

 

CLORIS.

De me rompre sitôt._C’étoit sans y penser ;
Achève.

 

TIRCIS.

Achève_Tais-toi donc, je vais recommencer.

 

SONNET.

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable ;
Il n’est rien de solide après ma loyauté.
Mon feu, comme son teint, se rend incomparable,
Et je suis en amour ce qu’elle est en beauté.
Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,
Mon cœur à tous ses traits demeure invulnérable,
Et bien qu’elle ait au sien la même cruauté.
Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moins durable.
C’est donc avec raison que mon extrême ardeur
Trouve chez cette belle une extrême froideur,
Et que sans être aimé je brûle pour Mélite ;
Car de ce que les Dieux, nous envoyant au jour,
Donnèrent pour nous deux d’amour et de mérite,
Elle a tout le mérite, et moi j’ai tout l’amour.

 

CLORIS.

Tu l’as fait pour Éraste ?

 

TIRCIS.

Tu l’as fait pour Éraste ?_Oui, j’ai dépeint sa flamme,

 

CLORIS.

Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ?

 

TIRCIS.

Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur
N’a de part en mes vers que celle de rimeur.

 

CLORIS.

Pauvre frère, vois-tu, ton silence t’abuse ;
De la langue ou des yeux, n’importe qui t’accuse :
Les tiens m’avoient bien dit malgré toi que ton cœur
Soupiroit sous les lois de quelque objet vainqueur ;
Mais j’ignorois encor qui tenoit ta franchise,
Et le nom de Mélite a causé ma surprise,
Sitôt qu’au premier vers ton sonnet m’a fait voir
Ce que depuis huit jours je brûlois de savoir.

 

TIRCIS.

Tu crois donc que j’en tiens ?

 

CLORIS.

Tu crois donc que j’en tiens ?_Fort avant.

 

TIRCIS.

Tu crois donc que j’en tiens ? Fort avant._Pour Mélite ?

 

CLORIS.

Pour Mélite, et de plus que ta flamme n’excite
Au cœur de cette belle aucun embrasement.

 

TIRCIS.

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?

 

CLORIS.

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?_Justement.

 

TIRCIS.

Et c’est ce qui te trompe avec tes conjectures,
Et par où ta finesse a mal pris ses mesures.
Un visage jamais ne m’auroit arrêté,
S’il falloit que l’amour fût tout de mon côté.
Ma rime seulement est un portrait fidèle
De ce qu’Éraste souffre en servant cette belle ;
Mais quand je l’entretiens de mon affection,
J’en ai toujours assez de satisfaction.

 

CLORIS.

Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie,
Et rends-toi moins rêveur, afin que je te croie.

 

TIRCIS.

Je rêve, et mon esprit ne s’en peut exempter ;
Car sitôt que je viens à me représenter
Qu’une vieille amitié de mon amour s’irrite,
Qu’Éraste s’en offense et s’oppose à Mélite,
Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival,
Et toujours balancé d’un contre-poids égal,
J’ai honte de me voir insensible ou perfide :
Si l’amour m’enhardit, l’amitié m’intimide.
Entre ces mouvements mon esprit partagé
Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.

 

CLORIS.

Voilà bien des détours pour dire, au bout du conte,
Que c’est contre ton gré que l’amour te surmonte.
Tu présumes par là me le persuader ;
Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en donne à garder.
À la mode du temps, quand nous servons quelque autre,
C’est seulement alors qu’il n’y va rien du nôtre.
Chacun en son affaire est son meilleur ami,
Et tout autre intérêt ne touche qu’à demi.

 

TIRCIS.

Que du foudre à tes yeux j’éprouve la furie,
Si rien que ce rival cause ma rêverie !

 

CLORIS.

C’est donc assurément son bien qui t’est suspect :
Son bien te fait rêver, et non pas son respect,
Et toute amitié bas, tu crains que sa richesse
En dépit de tes feux n’obtienne ta maîtresse.

 

TIRCIS.

Tu devines, ma sœur : cela me fait mourir.

 

CLORIS.

Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir.
Depuis quand ton Éraste en tient-il pour Mélite ?

 

TIRCIS.

Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.

 

CLORIS.

Mais dit-il les grands mots ? parle-t-il d’épouser ?

 

TIRCIS.

Presque à chaque moment.

 

CLORIS.

Presque à chaque moment._Laisse-le donc jaser.
Ce malheureux amant ne vaut pas qu’on le craigne ;
Quelque riche qu’il soit, Mélite le dédaigne :
Puisqu’on voit sans effet deux ans d’affection,
Tu ne dois plus douter de son aversion ;
Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte.
On prend soudain au mot les hommes de sa sorte,
Et sans rien hasarder à la moindre longueur,
On leur donne la main dès qu’ils offrent le cœur.

 

TIRCIS.

Sa mère peut agir de puissance absolue.

 

CLORIS.

Crois que déjà l’affaire en seroit résolue,
Et qu’il auroit déjà de quoi se contenter,
Si sa mère étoit femme à la violenter.

 

TIRCIS.

Ma crainte diminue et ma douleur s’apaise ;
Mais si je t’abandonne, excuse mon trop d’aise.
Avec cette lumière et ma dextérité,
J’en veux aller savoir toute la vérité.
Adieu.

 

CLORIS.

Adieu._Moi, je m’en vais paisiblement attendre
Le retour désiré du paresseux Philandre.
Un moment de froideur lui fera souvenir
Qu’il faut une autre fois tarder moins à venir.

********

ACTE II
Scène V

ÉRASTE, CLITON.

 

ÉRASTE, lui donnant une lettre.

Va-t’en chercher Philandre, et dis-lui que Mélite
A dedans ce billet sa passion décrite ;
Dis-lui que sa pudeur ne sauroit plus cacher
Un feu qui la consume et qu’elle tient si cher.
Mais prends garde surtout à bien jouer ton rôle :
Remarque sa couleur, son maintien, sa parole ;
Vois si dans la lecture un peu d’émotion
Ne te montrera rien de son intention.

 

CLITON.

Cela vaut fait, Monsieur.

 

ÉRASTE.

Cela vaut fait, Monsieur._Mais après ce message
Sache avec tant d’adresse ébranler son courage,
Que tu viennes à bout de sa fidélité.

 

CLITON.

Monsieur, reposez-vous sur ma subtilité ;
Il faudra malgré lui qu’il donne dans le piége :
Ma tête sur ce point vous servira de plége ;
Mais aussi vous savez…

 

ÉRASTE.

Mais aussi vous savez…_Oui, va, sois diligent.
Ces âmes du commun n’ont pour but que l’argent ;
Et je n’ai que trop vu par mon expérience…
Mais tu reviens bientôt ?

 

CLITON.

Mais tu reviens bientôt__?_Donnez-vous patience,
Monsieur; il ne nous faut qu’un moment de loisir,
Et vous pourrez vous-même en avoir le plaisir.

 

ÉRASTE.

Comment ?

 

CLITON.

Comment ?_De ce carfour j’ai vu venir Philandre.
Cachez-vous en ce coin, et de là sachez prendre
L’occasion commode à seconder mes coups :
Par là nous le tenons. Le voici ; sauvez-vous.

*********

ACTE II
Scène VI

PHILANDRE, ÉRASTE, CLITON.

 

PHILANDRE.
(Éraste est caché et les écoute.)

Quelle réception me fera ma maîtresse ?
Le moyen d’excuser une telle paresse ?

 

CLITON.

Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,
Expressément chargé de vous rendre ceci.

 

PHILANDRE.

Qu’est-ce ?

 

CLITON.

Qu’est-ce ?_Vous allez voir, en lisant cette lettre,
Ce qu’un homme jamais n’oseroit se promettre ;
Ouvrez-la seulement.

 

PHILANDRE.

Ouvrez-la seulement._Va, tu n’es qu’un conteur.

 

CLITON.

Je veux mourir au cas qu’on me trouve menteur.

 

lettre supposée de mélite à philandre.

Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci m’échappe en faveur de vos mérites, pour vous apprendre que c’est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jusques à ce quelle ait 144 ôté de l’esprit de sa mère quelques personnes qui n’y sont que trop bien pour son contentement.

 

ÉRASTE, feignant d’avoir lu la lettre par-dessus son épaule.

C’est donc la vérité que la belle Mélite
Fait du brave Philandre une louable élite,
Et qu’il obtient ainsi de sa seule vertu
Ce qu’Éraste et Tircis ont en vain débattu !
Vraiment dans un tel choix mon regret diminue ;
Outre qu’une froideur depuis peu survenue,
De tant de vœux perdus ayant su me lasser,
N’attendoit qu’un prétexte à m’en débarrasser.

 

PHILANDRE.

Me dis-tu que Tircis brûle pour cette belle ?

 

ÉRASTE.

Il en meurt.

 

PHILANDRE.

Il en meurt._Ce courage à l’amour si rebelle ?

 

ÉRASTE.

Lui-même.

 

PHILANDRE.

Lui-même._Si ton cœur ne tient plus qu’à demi,
Tu peux le retirer en faveur d’un ami ;
Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre :
Étant pris une fois, je ne suis plus à prendre.
Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant,
C’est de m’en revancher par un zèle impuissant ;
Et ma Cloris la prie, afin de s’en distraire,
De tourner, s’il se peut, sa flamme vers son frère.

 

ÉRASTE.

Auprès de sa beauté qu’est-ce que ta Cloris ?

 

PHILANDRE.

Un peu plus de respect pour ce que je chéris.



ÉRASTE.

Je veux qu’elle ait en soi quelque chose d’aimable ;
Mais enfin à Mélite est-elle comparable ?

 

PHILANDRE.

Qu’elle le soit ou non, je n’examine pas
Si des deux l’une ou l’autre a plus ou moins d’appas.
J’aime l’une ; et mon cœur pour toute autre insensible …

 

ÉRASTE.

Avise toutefois, le prétexte est plausible.

 

PHILANDRE.

J’en serois mal voulu des hommes et des Dieux.

 

ÉRASTE.

On pardonne aisément à qui trouve son mieux.

 

PHILANDRE.

Mais en quoi gît ce mieux ?

 

ÉRASTE.

Mais en quoi gît ce mieux ?_En esprit, en richesse.

 

PHILANDRE.

Ô le honteux motif à changer de maîtresse !

 

ÉRASTE.

En amour.

 

PHILANDRE.

En amour._Cloris m’aime, et si je m’y connoi,
Rien ne peut égaler celui qu’elle a pour moi.

 

ÉRASTE.

Tu te détromperas, si tu veux prendre garde
À ce qu’à ton sujet l’une et l’autre hasarde.
L’une en t’aimant s’expose au péril d’un mépris :
L’autre ne t’aime point que tu n’en sois épris ;
L’une t’aime engagé vers une autre moins belle :
L’autre se rend sensible à qui n’aime rien qu’elle ;
L’une au desçu des siens te montre son ardeur,
Et l’autre après leur choix quitte un peu sa froideur ;
L’une…

 

PHILANDRE.

L’une…_Adieu : des raisons de si peu d’importance
Ne pourroient en un siècle ébranler ma constance.
(Il dit ce vers à Cliton tout bas.)
Dans deux heures d’ici tu viendras me revoir.

 

CLITON.

Disposez librement de mon petit pouvoir.

 

ÉRASTE,
seul


Il a beau déguiser, il a goûté l’amorce ;
Cloris déjà sur lui n’a presque plus de force :
Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,
Ruinant tout ensemble et le frère et la sœur.

******

ACTE II
Scène VII

TIRCIS, ÉRASTE, MÉLITE.

 

TIRCIS.

Éraste, arrête un peu.

 

ÉRASTE.

Éraste, arrête un peu._Que me veux- tu ?

 

TIRCIS.

Éraste, arrête un peu. Que me veux- tu ?_Te rendre
Ce sonnet que pour toi j’ai promis d’entreprendre.

 

MÉLITE, au travers d’une jalousie, cependant qu’Éraste
lit le sonnet.

Que font-ils là tous deux ? qu’ont-ils à démêler ?
Ce jaloux à la fin le pourra quereller :
Du moins les compliments, dont peut-être ils se jouent,
Sont des civilités qu’en l’âme ils désavouent.

 

TIRCIS.


J’y donne une raison de ton sort inhumain.
Allons, je le veux voir présenter de ta main
À ce charmant objet dont ton âme est blessée.

 

ÉRASTE, lui rendant son sonnet.

Une autre fois, Tircis ; quelque affaire pressée
Fait que je ne saurois pour l’heure m’en charger.
Tu trouveras ailleurs un meilleur messager.

 

TIRCIS, seul.

La belle humeur de l’homme ! Ô Dieux, quel personnage !
Quel ami j’avois fait de ce plaisant visage !
Une mine froncée, un regard de travers,
C’est le remercîment que j’aurai de mes vers.
Je manque, à mon avis, d’assurance ou d’adresse,
Pour les donner moi-même à sa jeune maîtresse,
Et prendre ainsi le temps de dire à sa beauté
L’empire que ses yeux ont sur ma liberté.
Je pense l’entrevoir par cette jalousie :
Oui, mon âme de joie en est toute saisie.
Hélas ! et le moyen de pouvoir lui parler,
Si mon premier aspect l’oblige à s’en aller ?
Que cette joie est courte, et qu’elle est cher vendue !
Toutefois tout va bien, la voilà descendue.
Ses regards pleins de feu s’entendent avec moi ;
Que dis-je ? en s’avançant elle m’appelle à soi.

******

ACTE II
Scène VIII

TIRCIS, MÉLITE.

 

MÉLITE.

Eh bien ! qu’avez-vous fait de votre compagnie ?

 

TIRCIS.

Je ne puis rien juger de ce qui l’a bannie :
À peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots,
Qu’aussitôt le fantasque, en me tournant le dos,
S’est échappé de moi.

 

MÉLITE.

S’est échappé de moi._Sans doute il m’aura vue,
Et c’est de là que vient cette fuite imprévue.

 

TIRCIS.

Vous aimant comme il fait, qui l’eût jamais pensé ?

 

MÉLITE.

Vous ne savez donc rien de ce qui s’est passé ?

 

TIRCIS.

J’aimerois beaucoup mieux savoir ce qui se passe,
Et la part qu’a Tircis en votre bonne grâce.

 

MÉLITE.

Meilleure aucunement qu’Éraste ne voudroit.
Je n’ai jamais connu d’amant si maladroit ;
Il ne sauroit souffrir qu’autre que lui m’approche.
Dieux ! qu’à votre sujet il m’a fait de reproche !
Vous ne sauriez me voir sans le désobliger.

 

TIRCIS.

Et de tous mes soucis c’est là le plus léger.
Toute une légion de rivaux de sa sorte
Ne divertiroit pas l’amour que je vous porte,
Qui ne craindra jamais les humeurs d’un jaloux.

 

MÉLITE.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe.

 

TIRCIS.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe._Et vous ?

 

MÉLITE.

Bien que cette croyance à quelque erreur m’expose,
Pour lui faire dépit, j’en croirai quelque chose.

 

TIRCIS.

Mais afin qu’il reçût un entier déplaisir,
Il faudroit que nos cœurs n’eussent plus qu’un désir,
Et quitter ces discours de volontés sujettes,
Qui ne sont point de mise en l’état où vous êtes.
Vous-même consultez un moment vos appas,
Songez à leurs effets, et ne présumez pas
Avoir sur tous les cœurs un pouvoir si suprême,
Sans qu’il vous soit permis d’en user sur vous-même.
Un si digne sujet ne reçoit point de loi,
De règle, ni d’avis, d’un autre que de soi.

 

MÉLITE.

Ton mérite, plus fort que ta raison flatteuse,
Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse.
Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant
Je voudrois tout remettre à son commandement ;
Mais attendre pour toi l’effet de sa puissance,
Sans te rien témoigner que par obéissance,
Tircis, ce seroit trop : tes rares qualités
Dispensent mon devoir de ces formalités.

 

TIRCIS.

Que d’amour et de joie un tel aveu me donne !

 

MÉLITE.

C’est peut-être en trop dire, et me montrer trop bonne ;
Mais par là tu peux voir que mon affection
Prend confiance entière en ta discrétion.

 

TIRCIS.

Vous la verrez toujours, dans un respect sincère,
Attacher mon bonheur à celui de vous plaire,
N’avoir point d’autre soin, n’avoir point d’autre esprit ;
Et si vous en voulez un serment par écrit,
Ce sonnet que pour vous vient de tracer ma flamme
Vous fera voir à nu jusqu’au fond de mon âme.

 

MÉLITE.

.
Garde bien ton sonnet, et pense qu’aujourd’hui
Mélite veut te croire autant et plus que lui.
Je le prends toutefois comme un précieux gage
Du pouvoir que mes yeux ont pris sur ton courage.
Adieu : sois-moi fidèle en dépit du jaloux.

 

TIRCIS.


Ô ciel ! jamais amant eut-il un sort plus doux ?

******

ACTE III
Scène Première

PHILANDRE.

Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est pas possible
D’être à tant de faveurs plus longtemps insensible.
Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,
Tes lettres où ton cœur est si bien par écrit,
Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses.
Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses.
Ah ! Mélite, pardon ! je t’offense à nommer
Celle qui m’empêcha si longtemps de t’aimer.
Souvenirs importuns d’une amante laissée,
Qui venez malgré moi remettre en ma pensée
Un portrait que j’en veux tellement effacer
Que le sommeil ait peine à me le retracer,
Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie,
Et retournant trouver celle qui vous envoie,
Dites-lui de ma part pour la dernière fois
Qu’elle est en liberté de faire un autre choix ;
Que ma fidélité n’entretient plus ma flamme,
Ou que s’il m’en demeure encore un peu dans l’âme,
Je souhaite en faveur de ce reste de foi
Qu’elle puisse gagner au change autant que moi.
Dites-lui que Mélite, ainsi qu’une Déesse,
Est de tous nos désirs souveraine maîtresse,
Dispose de nos cœurs, force nos volontés,
Et que par son pouvoir nos destins surmontés
Se tiennent trop heureux de prendre l’ordre d’elle ;
Enfin que tous mes vœux…

ACTE III
Scène II

TIRCIS, PHILANDRE.

 

TIRCIS.

Enfin que tous mes vœux…_Philandre !

 

PHILANDRE.

Enfin que tous mes vœux… Philandre !_Qui m’appelle ?

 

TIRCIS.

Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté
Ne peut être parfait sans te l’avoir conté.

 

PHILANDRE.

Tu me fais trop d’honneur par cette confidence.

 

TIRCIS.

J’userois envers toi d’une sotte prudence.
Si je faisois dessein de te dissimuler
Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauroient te celer.

 

PHILANDRE.

En effet, si l’on peut te juger au visage,
Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage,
Ce qu’ils montrent de joie à tel point me surprend,
Que je n’en puis trouver de sujet assez grand :
Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.

 

TIRCIS.

Que fera le sujet, si les signes t’étonnent ?
Mon bonheur est plus grand qu’on ne peut soupçonner ;
C’est quand tu l’auras su qu’il faudra t’étonner.

 

PHILANDRE.

Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.

 

TIRCIS.

Possesseur, autant vaut…

 

PHILANDRE.

Possesseur, autant vaut…_De quoi ?

 

TIRCIS.

Possesseur, autant vaut… De quoi ?_D’une maîtresse.
Belle, honnête, jolie, et dont l’esprit charmant
De son seul entretien peut ravir un amant :
En un mot, de Mélite.

 

PHILANDRE.

En un mot, de Mélite._Il est vrai qu’elle est belle ;
Tu n’as pas mal choisi ; mais…

 

TIRCIS.

Tu n’as pas mal choisi ; mais…_Quoi, mais ?

 

PHILANDRE.

Tu n’as pas mal choisi ; mais… Quoi, mais ?_T’aime-t-elle ?

 

TIRCIS.

Cela n’est plus en doute.

 

PHILANDRE.

Cela n’est plus en doute._Et de cœur ?

 

TIRCIS.

Cela n’est plus en doute. Et de cœur ?_Et de cœur,
Je t’en réponds.

 

PHILANDRE.

Je t’en réponds._Souvent un visage moqueur
N’a que le beau semblant d’une mine hypocrite.

 

TIRCIS.

Je ne crains rien de tel du côté de Mélite.

 

PHILANDRE.

Écoute, j’en ai vu de toutes les façons :
J’en ai vu qui sembloient n’être que des glaçons,
Dont le feu, retenu par une adroite feinte,
S’allumoit d’autant plus qu’il souffroit de contrainte ;
J’en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas
Des preuves d’un amour qui ne les touchoit pas,
Prenoient du passe-temps d’une folle jeunesse
Qui se laisse affiner à ces traits de souplesse,
Et pratiquoient sous main d’autres affections ;
Mais j’en ai vu fort peu de qui les passions
Fussent d’intelligence avec tout le visage.

 

TIRCIS.

Et de ce petit nombre est celle qui m’engage :
De sa possession je me tiens aussi seur
Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.

 

PHILANDRE.

Donc, si ton espérance à la lin n’est déçue.
Ces deux amours auront une pareille issue.

 

TIRCIS.

Si cela n’arrivoit, je me tromperois fort.

 

PHILANDRE.

Pour te faire plaisir j’en veux être d’accord.
Cependant apprends-moi comment elle te traite,
Et qui te fait juger son ardeur si parfaite.

 

TIRCIS.

Une parfaite ardeur a trop de truchements
Par qui se faire entendre aux esprits des amants :
Un coup d’œil, un soupir…

 

PHILANDRE.

Un coup d’œil, un soupir…_Ces faveurs ridicules
Ne servent qu’à duper des âmes trop crédules.
N’as-tu rien que cela ?

 

TIRCIS.

N’as-tu rien que cela ?_Sa parole et sa foi.

 

PHILANDRE.

Encor c’est quelque chose. Achève et conte-moi
Les petites douceurs, les aimables tendresses
Qu’elle se plaît à joindre à de telles promesses.
Quelques lettres du moins te daignent confirmer
Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait de t’aimer ?

 

TIRCIS.

Recherche qui voudra ces menus badinages,
Qui n’en sont pas toujours de fort sûrs témoignages ;
Je n’ai que sa parole, et ne veux que sa foi.

 

PHILANDRE.

Je connois donc quelqu’un plus avancé que toi.

 

TIRCIS.

J’entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre.
Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre.
Éraste, qu’ont banni ses dédains rigoureux…

 

PHILANDRE.

Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.

 

TIRCIS.

Je ne connois que lui qui soupire pour elle.

 

PHILANDRE.

Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle :
Pendant qu’elle t’amuse avec ses beaux discours,
Un rival inconnu possède ses amours,
Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.

 

TIRCIS.

De telles trahisons lui sont trop en horreur.

 

PHILANDRE.

Je te veux par pitié tirer de cette erreur.
Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cette lettre ;
Tiens, vois ce que tu peux désormais t’en promettre.

 

lettre supposée de mélite à philandre.

Je commence à m’estimer quelque chose, puisque je vous plais ; et mon miroir m’offense tous les jours, ne me représentant pas assez belle, comme je m’imagine qu’il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que par faveur, ou comme une récompense extraordinaire d’un excès d’amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.

 

PHILANDRE.

Maintenant qu’en dis-tu? n’est-ce pas t’affronter ?

 

TIRCIS.

Cette lettre en tes mains ne peut m’épouvanter.

 

PHILANDRE.

La raison ?

 

TIRCIS.

La raison ?_Le porteur a su combien je t’aime,
Et par galanterie il t’a pris pour moi-même,
Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaits amis.

 

PHILANDRE.

Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’est permis,
Et pour ton intérêt aimer à te méprendre.

 

TIRCIS.

On t’en aura donné quelque autre pour me rendre,
Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.

 

PHILANDRE.

Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’ai reçu,
Et puisqu’il est pour toi…

 

TIRCIS.

Et puisqu’il est pour toi…_Que ta longueur me tue !
Dépêche.

 

PHILANDRE.

Dépêche._Le voilà que je te restitue.

 

autre lettre supposée de mélite à philandre.

Vous n’avez plus affaire qu’à Tircis ; je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leurs espérances.

 

PHILANDRE.

Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi,
Crois-tu que ce billet s’adresse encore à toi ?

 

TIRCIS.

Traître ! c’est donc ainsi que ma sœur méprisée
Sert à ton changement d’un sujet de risée ?
C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osant manquer,
D’un parjure si noir ne fait que se moquer ?
C’est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes
Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?
Suis-moi tout de ce pas, que l’épée à la main
Un si cruel affront se répare soudain :
Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.

 

PHILANDRE.

Si pour te voir trompé tu te déplais au monde,
Cherche en ce désespoir qui t’en veuille arracher ;
Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher.

 

TIRCIS.

Quoi ! tu crains le duel ?

 

PHILANDRE.

Quoi ! tu crains le duel ?_Non ; mais j’en crains la suite,
Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite,
Et du plus beau succès le dangereux éclat
Nous fait perdre l’objet et le prix du combat.

 

TIRCIS.

Tant de raisonnement et si peu de courage
Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
Viens, ou dis que ton sang n’oseroit s’exposer.

 

PHILANDRE.

Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puis disposer.
Mais puisque ta douleur de mes raisons s’irrite,
J’en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.
Adieu.

ACTE III
Scène III

TIRCIS

Adieu._Tu fuis, perfide, et ta légèreté,
T’ayant fait criminel, te met en sûreté !
Reviens, reviens défendre une place usurpée :
Celle qui te chérit vaut bien un coup d’épée.
Fais voir que l’infidèle, en se donnant à toi,
A fait choix d’un amant qui valoit mieux que moi ;
Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme
Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme.
Crois-tu qu’on la mérite à force de courir ?
Peux-tu m’abandonner ses faveurs sans mourir ?
Ô lettres, ô faveurs indignement placées,
À ma discrétion honteusement laissées !
Ô gages qu’il néglige ainsi que superflus !
Je ne sais qui de nous vous diffamez le plus ;
Je ne sais qui des trois doit rougir davantage ;
Car vous nous apprenez qu’elle est une volage,
Son amant un parjure, et moi sans jugement,
De n’avoir rien prévu de leur déguisement.
Mais il le falloit bien, que cette âme infidèle,
Changeant d’affection, prît un traître comme elle,
Et que le digne amant qu’elle a su rechercher
À sa déloyauté n’eût rien à reprocher.
Cependant j’en croyois cette fausse apparence
Dont elle repaissoit ma frivole espérance ;
J’en croyois ses regards, qui tous remplis d’amour,
Étoient de la partie en un si lâche tour.
Ô ciel ! vit-on jamais tant de supercherie,
Que tout l’extérieur ne fût que tromperie ?
Non, non, il n’en est rien : une telle beauté
Ne fut jamais sujette à la déloyauté.
Foibles et seuls témoins du malheur qui me touche,
Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche.
Mélite me chérit, elle me l’a juré :
Son oracle reçu, je m’en tiens assuré.
Que dites-vous là contre ? êtes-vous plus croyables ?
Caractères trompeurs, vous me contez des fables,
Vous voulez me trahir ; mais vos efforts sont vains :
Sa parole a laissé son cœur entre mes mains.
À ce doux souvenir ma flamme se rallume ;
Je ne sais plus qui croire ou d’elle ou de sa plume :
L’un et l’autre en effet n’ont rien que de léger ;
Mais du plus ou du moins je n’en puis que juger.
Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu me suggère !
Je vois trop clairement qu’elle est la plus légère ;
La foi que j’en reçus s’en est allée en l’air.
Et ces traits de sa plume osent encor parler,
Et laissent en mes mains une honteuse image,
Où son cœur peint au vif remplit le mien de rage.
Oui, j’enrage, je meurs, et tous mes sens troublés
D’un excès de douleur se trouvent accablés ;
Un si cruel tourment me gêne et me déchire,
Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre :
Mais cachons-en la honte, et nous donnons du moins
Ce faux soulagement, en mourant sans témoins,
Que mon trépas secret empêche l’infidèle
D’avoir la vanité que je sois mort pour elle.

ACTE III
Scène IV

TIRCIS, CLORIS.

 

CLORIS.

Mon frère, en ma faveur retourne sur tes pas.
Dis-moi la vérité : tu ne me cherchois pas ?
Eh quoi ! tu fais semblant de ne me pas connoître ?
Dieux ! en quel état te vois-je ici paroitre !
Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards
S’élancent incertains presque de toutes parts !
Tu manques à la fois de couleur et d’haleine !
Ton pied mal affermi ne te soutient qu’à peine !
Quel accident nouveau te trouble ainsi les sens ?

 

TIRCIS.

Puisque tu veux savoir le mal que je ressens,
Avant que d’assouvir l’inexorable envie
De mon sort rigoureux qui demande ma vie,
Je vais l’assassiner d’un fatal entretien,
Et te dire en deux mots mon malheur et le tien.
En nos chastes amours de tous deux on se moque :
Philandre… Ah ! la douleur m’étouffe et me suffoque.
Adieu, ma sœur, adieu ; je ne puis plus parler :
Lis, et si tu le peux, tâche à te consoler.

 

CLORIS.

Ne m’échappe donc pas.

 

TIRCIS.

Ne m’échappe donc pas._Ma sœur, je te supplie…

 

CLORIS.

Quoi ! que je t’abandonne à ta mélancolie ?
Voyons auparavant ce qui te fait mourir,
Et nous aviserons à te laisser courir.

 

TIRCIS.

Hélas ! quelle injustice !

 

CLORIS, après avoir lu les lettres qu’il lui a données.

Hélas ! quelle injustice !_Est-ce là tout, fantasque ?
Quoi ! si la déloyale enfin lève le masque,
Oses-tu te fâcher d’être désabusé ?
Apprends qu’il le faut être en amour plus rusé ;
Apprends que les discours des filles bien sensées
Découvrent rarement le fond de leurs pensées,
Et que les yeux aidant à ce déguisement,
Notre sexe a le don de tromper finement.
Apprends aussi de moi que ta raison s’égare,
Que Mélite n’est pas une pièce si rare,
Qu’elle soit seule ici qui vaille la servir ;
Assez d’autres objets y sauront te ravir.
Ne t’inquiète point pour une écervelée
Qui n’a d’ambition que d’être cajolée,
Et rend à plaindre ceux qui flattant ses beautés
Ont assez de malheur pour en être écoutés.
Damon lui plut jadis, Aristandre, et Géronte ;
Éraste après deux ans n’y voit pas mieux son conte ;
Elle t’a trouvé bon seulement pour huit jours ;
Philandre est aujourd’hui l’objet de ses amours,
Et peut-être déjà (tant elle aime le change !)
Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge.
Ce n’est qu’une coquette avec tous ses attraits ;
Sa langue avec son cœur ne s’accorde jamais ;
Les infidélités font ses jeux ordinaires ;
Et ses plus doux appas sont tellement vulgaires,
Qu’en elle homme d’esprit n’admira jamais rien
Que le sujet pourquoi tu lui voulois du bien.

 

TIRCIS.

Penses-tu m’arrêter par ce torrent d’injures ?
Que ce soient vérités, que ce soient impostures,
Tu redoubles mes maux, au lieu de les guérir.
Adieu : rien que la mort ne peut me secourir.

ACTE III
Scène V

CLORIS.

Mon frère… Il s’est sauvé ; son désespoir l’emporte :
Me préserve le ciel d’en user de la sorte !
Un volage me quitte, et je le quitte aussi :
Je l’obligerois trop de m’en mettre en souci.
Pour perdre des amants, celles qui s’en affligent
Donnent trop d’avantage à ceux qui les négligent ;
Il n’est lors que la joie : elle nous venge mieux,
Et la fît-on à faux éclater par les yeux,
C’est montrer par bravade à leur vaine inconstance
Qu’elle est pour nous toucher de trop peu d’importance.
Que Philandre à son gré rende ses vœux contents ;
S’il attend que j’en pleure, il attendra longtemps.
Son cœur est un trésor dont j’aime qu’il dispose ;
Le larcin qu’il m’en fait me vole peu de chose,
Et l’amour qui pour lui m’éprit si follement
M’avoit fait bonne part de son aveuglement.
On enchérit pourtant sur ma faute passée :
Dans la même folie une autre embarrassée
Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi,
Pour se donner l’honneur de faillir après moi.
Je meure, s’il n’est vrai que la moitié du monde
Sur l’exemple d’autrui se conduit et se fonde.
À cause qu’il parut quelque temps m’enflammer,
La pauvre fille a cru qu’il valoit bien l’aimer,
Et sur cette croyance elle en a pris envie :
Lui pût-elle durer jusqu’au bout de sa vie !
Si Mélite a failli me l’ayant débauché,
Dieux, par là seulement punissez son péché !
Elle verra bientôt que sa digne conquête
N’est pas une aventure à me rompre la tête.
Un si plaisant malheur m’en console à l’instant.
Ah! si mon fou de frère en pouvoit faire autant,
Que j’en aurois de joie, et que j’en ferois gloire !
Si je puis le rejoindre et qu’il me veuille croire,
Nous leur ferons bien voir que leur change indiscret
Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas un regret.
Je me veux toutefois en venger par malice,
Me divertir une heure à m’en faire justice :
Ces lettres fourniront assez d’occasion
D’un peu de défiance et de division.
Si je prends bien mon temps, j’aurai pleine matière
À les jouer tous deux d’une belle manière.
En voici déjà l’un qui craint de m’aborder.

ACTE III
Scène VI

PHILANDRE, CLORIS.

 

CLORIS.

Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder ?

 

PHILANDRE.

Pardonne-moi, de grâce : une affaire importune
M’empêche de jouir de ma bonne fortune,
Et son empressement, qui porte ailleurs mes pas,
Me remplissoit l’esprit jusqu’à ne te voir pas.

 

CLORIS.

J’ai donc souvent le don d’aimer plus qu’on ne m’aime :
Je ne pense qu’à toi, j’en parlois en moi-même.

 

PHILANDRE.

Me veux-tu quelque chose ?

 

CLORIS.

Me veux-tu quelque chose ?_Il t’ennuie avec moi ;
Mais comme de tes feux j’ai pour garant ta foi,
Je ne m’alarme point. N’étoit ce qui le presse,
Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,
Et je t’aurois fait voir quelques vers de Tircis
Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.
Je viens de les surprendre, et j’y pourrois encore
Joindre quelques billets de l’objet qu’il adore ;
Mais tu n’as pas le temps. Toutefois, si tu veux
Perdre un domi-quart d’heure à les lire nous deux…

 

PHILANDRE.

Voyons donc ce que c’est, sans plus longue demeure ;
Ma curiosité pour ce demi-quart d’heure
S’osera dispenser.

 

CLORIS.

S’osera dispenser._Aussi tu me promets,
Quand tu les auras lus, de n’en parler jamais ;
Autrement, ne crois pas…

 

PHILANDRE,
reconnoissant les lettres.

Autrement, ne crois pas…_Cela s’en va sans dire :
Donne, donne-les-moi, tu ne les saurois lire :
Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.

 

CLORIS,
les resserrant.

Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends ;
Quelques hautes faveurs que ton mérite obtienne,
Elles sont aussi bien en ma main qu’en la tienne :
Je les garderai mieux, tu peux en assurer
La belle qui pour toi daigne se parjurer.

 

PHILANDRE.

Un homme doit souffrir d’une fille en colère ;
Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère :
Tout exprès je le cherche, et son sang, ou le mien…

 

CLORIS.

Quoi ! Philandre est vaillant, et je n’en savois rien !
Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre ;
Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre,
Et mon frère, qui sait comme il s’en faut guérir,
Quand tu l’aurois tué, pourroit n’en pas mourir.

 

PHILANDRE.

L’effet en fera foi, s’il en a le courage.
Adieu : j’en perds le temps à parler davantage.
Tremble.

 

CLORIS.

Tremble. J’en ai grand lieu, connoissant ta vertu :
Pourvu qu’il y consente, il sera bien battu.

ACTE IV
Scène Première

MÉLITE, La Nourrice.

 

LA NOURRICE.

Cette obstination à faire la secrète
M’accuse injustement d’être trop peu discrète.

 

MÉLITE.

Ton importunité n’est pas à supporter :
Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?

 

LA NOURRICE.

Les visites d’Éraste un peu moins assidues
Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,
Et ce qu’on voit par là de refroidissement
Ne fait que trop juger son mécontentement.
Tu m’en veux cependant cacher tout le mystère ;
Mais je pourrois enfin en croire ma colère,
Et pour punition te priver des avis
Qu’a jusqu’ici ton cœur si doucement suivis.

 

MÉLITE.

C’est à moi de trembler après cette menace,
Et tout autre du moins trembleroit en ma place.

 

LA NOURRICE.

Ne raillons point : le fruit qui t’en est demeuré
(Je parle sans reproche, et tout considéré)
Vaut bien… Mais revenons à notre humeur chagrine :
Apprends-moi ce que c’est.

 

MÉLITE.

Apprends-moi ce que c’est._Veux-tu que je devine ?
Dégoûté d’un esprit si grossier que le mien,
Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.

 

LA NOURRICE.

Ce n’est pas bien ainsi qu’un amant perd l’envie
D’une chose deux ans ardemment poursuivie :
D’assurance un mépris l’oblige à se piquer ;
Mais ce n’est pas un trait qu’il faille pratiquer.
Une fille qui voit et que voit la jeunesse
Ne s’y doit gouverner qu’avec beaucoup d’adresse ;
Le dédain lui messied, ou quand elle s’en sert,
Que ce soit pour reprendre un amant qu’elle perd.
Une heure de froideur, à propos ménagée,
Peut rembraser une âme à demi dégagée,
Qu’un traitement trop doux dispense à des mépris
D’un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix.
Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde,
Faire qu’aux vœux de tous l’apparence réponde,
Et sans embarrasser son cœur de leurs amours,
Leur faire bonne mine, et souffrir leurs discours.
Qu’à part ils pensent tous avoir la préférence,
Et paroissent ensemble entrer en concurrence ;
Que tout l’extérieur de son visage égal
Ne rende aucun jaloux du bonheur d’un rival ;
Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,
Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;
Qu’ils vivent tous d’espoir jusqu’au choix d’un mari,
Mais qu’aucun cependant ne soit le plus chéri,
Et qu’elle cède enfin, puisqu’il faut qu’elle cède,
A qui paiera le mieux le bien qu’elle possède.
Si tu n’eusses jamais quitté cette leçon,
Ton Éraste avec toi vivroit d’autre façon.

 

MÉLITE.

Ce n’est pas son humeur de souffrir ce partage :
Il croit que mes regards soient son propre héritage,
Et prend ceux que je donne à tout autre qu’à lui
Pour autant de larcins faits sur le bien d’autrui.

 

LA NOURRICE.

J’entends à demi-mot ; achève, et m’expédie
Promptement le motif de cette maladie.

 

MÉLITE.

Si tu m’avois, Nourrice, entendue à demi,
Tu saurois que Tircis…

 

LA NOURRICE.

Tu saurois que Tircis…_Quoi ? son meilleur ami !
N’a-ce pas été lui qui te l’a fait connoître ?

 

MÉLITE.

Il voudroit que le jour en fût encore à naître ;
Et si d’auprès de moi je l’avois écarté,
Tu verrois tout à l’heure Éraste à mon côté.

 

LA NOURRICE.

J’ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;
Mais puisque leur humeur ensemble ne s’accorde,
Éraste n’est pas homme à laisser échapper ;
Un semblable pigeon ne se peut rattraper :
Il a deux fois le bien de l’autre, et davantage.

 

MÉLITE.

Le bien ne touche point un généreux courage.

 

LA NOURRICE.

Tout le monde l’adore, et tâche d’en jouir.

 

MÉLITE.

Il suit un faux éclat qui ne peut m’éblouir.

 

LA NOURRICE.

Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite.

 

MÉLITE.

Tu le places au rang qui n’est dû qu’au mérite.

 

LA NOURRICE.

On a trop de mérite étant riche à ce point.

 

MÉLITE.

Les biens en donnent-ils à ceux qui n’en ont point ?

 

LA NOURRICE.

Oui, ce n’est que par là qu’on est considérable.

 

MÉLITE.

Mais ce n’est que par là qu’on devient méprisable :
Un homme dont les biens font toutes les vertus
Ne peut être estimé que des cœurs abattus.

 

LA NOURRICE.

Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?

 

MÉLITE.

Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?
Étant riche, on méprise assez communément
Des belles qualités le solide ornement,
Et d’un luxe honteux la richesse suivie
Souvent par l’abondance aux vices nous convie.

 

LA NOURRICE.

Enfin je reconnois…

 

MÉLITE.

Enfin je reconnois…_Qu’avec tout ce grand bien
Un jaloux sur mon cœur n’obtiendra jamais rien.

 

LA NOURRICE.

Et que d’un cajoleur la nouvelle conquête
T’imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête.
Si ta mère le sait…

 

MÉLITE.

Si ta mère le sait…_Laisse-moi ces soucis,
Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis.

 

LA NOURRICE.

Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.

 

MÉLITE.

Ta curiosité te met trop en cervelle.
Rentre sans t’informer de ce qu’elle prétend ;
Un meilleur entretien avec elle m’attend.

ACTE IV
Scène II

CLORIS, MÉLITE.

 

CLORIS.

Je chéris tellement celles de votre sorte,
Et prends tant d’intérêt en ce qui leur importe,
Qu’aux pièces qu’on leur fait je ne puis consentir,
Ni même en rien savoir sans les en avertir.
Ainsi donc, au hasard d’être la mal venue,
Encor que je vous sois, peu s’en faut, inconnue,
Je viens vous faire voir que votre affection
N’a pas été fort juste en son élection.

 

MÉLITE.

Vous pourriez, sous couleur de rendre un bon office,
Mettre quelque autre en peine avec cet artifice ;
Mais pour m’en repentir j’ai fait un trop bon choix :
Je renonce à choisir une seconde fois,
Et mon affection ne s’est point arrêtée
Que chez un cavalier qui l’a trop méritée.

 

CLORIS.

Vous me pardonnerez, j’en ai de bons témoins,
C’est l’homme qui de tous la mérite le moins.

 

MÉLITE.

Si je n’avois de lui qu’une foible assurance,
Vous me feriez entrer en quelque défiance ;
Mais je m’étonne fort que vous l’osiez blâmer,
Ayant quelque intérêt vous-même à l’estimer.

 

CLORIS.

Je l’estimai jadis, et je l’aime et l’estime
Plus que je ne faisois auparavant son crime.
Ce n’est qu’en ma faveur qu’il ose vous trahir,
Et vous pouvez juger si je le puis haïr,
Lorsque sa trahison m’est un clair témoignage
Du pouvoir absolu que j’ai sur son courage.

 

MÉLITE.

Le pousser à me faire une infidélité,
C’est assez mal user de cette autorité.

 

CLORIS.

Me le faut-il pousser où son devoir l’oblige ?
C’est son devoir qu’il suit alors qu’il vous néglige.

 

MÉLITE.

Quoi ! le devoir chez vous oblige aux trahisons ?

 

CLORIS.

Quand il n’en auroit point de plus justes raisons,
La parole donnée, il faut que l’on la tienne.

 

MÉLITE.

Cela fait contre vous : il m’a donné la sienne.

 

CLORIS.

Oui ; mais ayant déjà reçu mon amitié,
Sur un vœu solennel d’être un jour sa moitié,
Peut-il s’en départir pour accepter la vôtre ?

 

MÉLITE.

De grâce, excusez-moi, je vous prends pour une autre,
Et c’étoit à Cloris que je croyois parler.

 

CLORIS.

Vous ne vous trompez pas.

 

MÉLITE.

Vous ne vous trompez pas._Donc, pour mieux me railler,
La sœur de mon amant contrefait ma rivale ?

 

CLORIS.

Donc, pour mieux m’éblouir, une âme déloyale
Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite, sachez
Que je ne sais que trop ce que vous me cachez.
Philandre m’a tout dit : vous pensez qu’il vous aime ;
Mais sortant d’avec vous, il me conte lui-même
Jusqu’aux moindres discours dont votre passion
Tâche de suborner son inclination.

 

MÉLITE.

Moi, suborner Philandre ! ah ! que m’osez-vous dire !

 

CLORIS.

La pure vérité.

 

MÉLITE.

La pure vérité._Vraiment, en voulant rire,
Vous passez trop avant ; brisons là, s’il vous plaît.
Je ne vois point Philandre, et ne sais quel il est.

 

CLORIS.

Vous en croirez du moins votre propre écriture.
Tenez, voyez, lisez.

 

MÉLITE.

Tenez, voyez, lisez._Ah, Dieux ! quelle imposture !
Jamais un de ces traits ne partit de ma main.

 

CLORIS.

Nous pourrions demeurer ici jusqu’à demain,
Que vous persisteriez dans la méconnoissance :
Je les vous laisse. Adieu.

 

MÉLITE.

Je les vous laisse. Adieu._Tout beau, mon innocence
Veut apprendre de vous le nom de l’imposteur,
Pour faire retomber l’affront sur son auteur.

 

CLORIS.

Vous pensez me duper, et perdez votre peine.
Que sert le désaveu quand la preuve est certaine ?
À quoi bon démentir? à quoi bon dénier… ?

 

MÉLITE.

Ne vous obstinez point à me calomnier ;
Je veux que, si jamais j’ai dit mot à Philandre…

 

CLORIS.

Remettons ce discours : quelqu’un vient nous surprendre ;
C’est le brave Lisis, qui semble sur le front
Porter empreints les traits d’un déplaisir profond.

ACTE IV
Scène III

LISIS, MÉLITE, CLORIS.

 

LISIS, à Cloris.

Préparez vos soupirs à la triste nouvelle
Du malheur où nous plonge un esprit infidèle ;
Quittez son entretien, et venez avec moi
Plaindre un frère au cercueil par son manque de foi.

 

MÉLITE.

Quoi ! son frère au cercueil !

 

LISIS.

Quoi ! son frère au cercueil !_Oui, Tircis, plein de rage
De voir que votre change indignement l’outrage.
Maudissant mille fois le détestable jour
Que votre bon accueil lui donna de l’amour,
Dedans ce désespoir a chez moi rendu l’âme,
Et mes yeux désolés…

 

MÉLITE.

Et mes yeux désolés…_Je n’en puis plus ; je pâme.

 

CLORIS.

Au secours ! au secours !

ACTE IV
Scène IV

CLITON, la Nourrice, MÉLITE,
LISIS, CLORIS.

 

CLITON.

Au secours ! au secours !_D’où provient cette voix ?

 

LA NOURRICE.

Qu’avez-vous, mes enfants ?

 

CLORIS.

Qu’avez-vous, mes enfants ?_Mélite que tu vois…

 

LA NOURRICE.

Hélas ! elle se meurt ; son teint vermeil s’efface;
Sa chaleur se dissipe ; elle n’est plus que glace.

 

LISIS,
à Cliton.

Va quérir un peu d’eau ; mais il faut te hâter.

 

CLITON,
à Lisis.

Si proches du logis, il vaut mieux l’y porter.

 

CLORIS.

Aidez mes foibles pas ; les forces me défaillent,
Et je vais succomber aux douleurs qui m’assaillent.

ACTE IV
Scène V

ÉRASTE.

À la fin je triomphe, et les destins amis
M’ont donné le succès que je m’étois promis.
Me voilà trop heureux, puisque par mon adresse
Mélite est sans amant, et Tircis sans maîtresse ;
Et comme si c’étoit trop peu pour me venger,
Philandre et sa Cloris courent même danger.
Mais par quelle raison leurs âmes désunies
Pour les crimes d’autrui seront-elles punies ?
Que m’ont-ils fait tous deux pour troubler leurs accords ?
Fuyez de ma pensée, inutiles remords ;
La joie y veut régner, cessez de m’en distraire.
Cloris m’offense trop d’être sœur d’un tel frère,
Et Philandre, si prompt à l’infidélité,
N’a que la peine due à sa crédulité.
Mais que me veut Cliton qui sort de chez Mélite ?

ACTE IV
Scène VI

ÉRASTE, CLITON.

 

CLITON.

Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite,
Dont je fus à regret le damnable instrument,
A couché de douleur Tircis au monument.

 

ÉRASTE.

Courage ! tout va bien, le traître m’a fait place ;
Le seul qui me rendoit son courage de glace,
D’un favorable coup la mort me l’a ravi.

 

CLITON.

Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’a suivi.

 

ÉRASTE.

Mélite l’a suivi ! que dis-tu, misérable ?

 

CLITON.

Monsieur, il est trop vrai : le moment déplorable
Qu’elle a su son trépas a terminé ses jours.

 

ÉRASTE.

Ah ciel ! s’il est ainsi…

 

CLITON.

Ah ciel ! s’il est ainsi…_Laissez là ces discours,
Et vantez-vous plutôt que par votre imposture
Ces malheureux amants trouvent la sépulture,
Et que votre artifice a mis dans le tombeau
Ce que le monde avoit de parfait et de beau.

 

ÉRASTE.

Tu m’oses donc flatter, infâme, et tu supprimes
Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?
Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’à demi ?
Achève tout d’un coup : dis que maîtresse, ami,
Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme
Sut jamais allumer une pudique flamme,
Tout ce que l’amitié me rendit précieux,
Par ma fourbe a perdu la lumière des cieux ;
Dis que j’ai violé les deux lois les plus saintes,
Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes ;
Dis que j’ai corrompu, dis que j’ai suborné,
Falsifié, trahi, séduit, assassiné :
Tu n’en diras encor que la moindre partie.
Quoi ! Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !
Je ne l’avois pas su, Parques, jusqu’à ce jour,
Que vous relevassiez de l’empire d’Amour ;
J’ignorois qu’aussitôt qu’il assemble deux âmes,
Il vous pût commander d’unir aussi leurs trames.
Vous en relevez donc, et montrez aujourd’hui
Que vous êtes pour nous aveugles comme lui !
Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares
Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares !
Mais je m’en prends à vous, moi qui suis l’imposteur,
Moi qui suis de leurs maux le détestable auteur.
Hélas ! et falloit-il que ma supercherie
Tournât si lâchement tant d’amour en furie ?
Inutiles regrets, repentirs superflus,
Vous ne me rendez pas Mélite qui n’est plus ;
Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre :
Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre.
Il faut que de mon sang je lui fasse raison,
Et de ma jalousie, et de ma trahison,
Et que de ma main propre une âme si fidèle
Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corps chancelle ?
Quel murmure confus ! et qu’entends-je hurler ?
Que de pointes de feu se perdent parmi l’air !
Les Dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre ;
Leur foudre décoché vient de fendre la terre.
Et pour leur obéir son sein me recevant
M’engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant.
Je vous entends, grands Dieux : c’est là-bas que leurs âmes
Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;
C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut verser mon sang :
La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,
Et jusqu’aux bords du Styx me fait libre passage ;
Je l’aperçois déjà, je suis sur son rivage.
Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux Dieux,
Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux,
N’entre point en courroux contre mon insolence,
Si j’ose avec mes cris violer ton silence ;
Je ne te veux qu’un mot : Tircis est-il passé ?
Mélite est-elle ici ? Mais qu’attends-je ? insensé !
Ils sont tous deux si chers à ton funeste empire,
Que tu crains de les perdre, et n’oses m’en rien dire.
Vous donc, esprits légers, qui, manque de tombeaux,
Tournoyez vagabonds à l’entour de ces eaux,
À qui Charon cent ans refuse sa nacelle,
Ne m’en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?
Parlez, et je promets d’employer mon crédit
À vous faciliter ce passage interdit.

 

CLITON.

Monsieur, que faites-vous ? Votre raison troublée
Par l’effort des douleurs dont elle est accablée
Figure à votre vue…

 

ÉRASTE.

Figure à votre vue…_Ah ! te voilà, Charon ;
Dépêche promptement, et d’un coup d’aviron
Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autre rivage.

 

CLITON.

Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage :
Reconnoissez Cliton.

 

ÉRASTE.

Reconnoissez Cliton._Dépêche, vieux nocher,
Avant que ces esprits nous puissent approcher.
Ton bateau de leur poids fondroit dans les abîmes ;
Il n’en aura que trop d’Éraste et de ses crimes.
Quoi ! tu veux te sauver à l’autre bord sans moi ?
Si faut-il qu’à ton cou je passe malgré toi.

(Il se jette sur les épaules de Cliton, qui l’emporte
derrière le théâtre)

ACTE IV
Scène VII

PHILANDRE.

Présomptueux rival, dont l’absence importune
Retarde le succès de ma bonne fortune,
As-tu sitôt perdu cette ombre de valeur
Que te prêtoit tantôt l’effort de ta douleur ?
Que devient à présent cette bouillante envie
De punir ta volage aux dépens de ma vie ?
Il ne tient plus qu’à toi que tu ne sois content :
Ton ennemi l’appelle, et ton rival t’attend.
Je te cherche en tous lieux, et cependant ta fuite
Se rit impunément de ma vaine poursuite.
Crois-tu, laissant mon bien dans les mains de ta sœur,
En demeurer toujours l’injuste possesseur,
Ou que ma patience, à la fin échappée
(Puisque tu ne veux pas le débattre à l’épée),
Oubliant le respect du sexe et tout devoir,
Ne laisse point sur elle agir mon désespoir ?

ACTE IV
Scène VIII

ÉRASTE, PHILANDRE.

 

ÉRASTE.

Détacher Ixion pour me mettre en sa place !
Mégères, c’est à vous une indiscrète audace.
Ai-je avec même front que cet ambitieux
Attenté sur le lit du monarque des cieux ?
Vous travaillez en vain, barbares Euménides ;
Non, ce n’est pas ainsi qu’on punit les perfides.
Quoi ! me presser encor ? Sus, de pieds et de mains
Essayons d’écarter ces monstres inhumains.
À mon secours, esprits ! vengez-vous de vos peines ;
Écrasons leurs serpents ; chargeons-les de vos chaînes.
Pour ces filles d’enfer nous sommes trop puissants.

 

PHILANDRE.

Il semble à ce discours qu’il ait perdu le sens.
Éraste, cher ami, quelle mélancolie
Te met dans le cerveau cet excès de folie ?

 

ÉRASTE.

Équitable Minos, grand juge des enfers,
Voyez qu’injustement on m’apprête des fers.
Faire un tour d’amoureux, supposer une lettre,
Ce n’est pas un forfait qu’on ne puisse remettre.
Il est vrai que Tircis en est mort de douleur,
Que Mélite après lui redouble ce malheur,
Que Cloris sans amant ne sait à qui s’en prendre ;
Mais la faute n’en est qu’au crédule Philandre ;
Lui seul en est la cause, et son esprit léger,
Qui trop facilement résolut de changer ;
Car ces lettres, qu’il croit l’effet de ses mérites,
La main que vous voyez les a toutes écrites.

 

PHILANDRE.

Je te laisse impuni, traître : de tels remords
Te donnent des tourments pires que mille morts ;
Je t’obligerois trop de t’arracher la vie,
Et ma juste vengeance est bien mieux assouvie
Par les folles horreurs de cette illusion.
Ah ! grands Dieux, que je suis plein de confusion !

ACTE IV
Scène IX

ÉRASTE.

Tu t’enfuis donc, barbare, et me laissant en proie
À ces cruelles sœurs, tu les combles de joie ?
Non, non, retirez-vous, Tisiphone, Alecton,
Et tout ce que je vois d’officiers de Pluton :
Vous me connoissez mal ; dans le corps d’un perfide
Je porte le courage et les forces d’Alcide.
Je vais tout renverser dans ces royaumes noirs,
Et saccager moi seul ces ténébreux manoirs.
Une seconde fois le triple chien Cerbère
Vomira l’aconit en voyant la lumière ;
J’irai du fond d’enfer dégager les Titans,
Et si Pluton s’oppose à ce que je prétends,
Passant dessus le ventre à sa troupe mutine,
J’irai d’entre ses bras enlever Proserpine.

ACTE IV
Scène X

LISIS, CLORIS.

 

LISIS.

N’en doute plus, Cloris, ton frère n’est point mort ;
Mais ayant su de lui son déplorable sort,
Je voulois éprouver par cette triste feinte
Si celle qu’il adore, aucunement atteinte,
Deviendroit plus sensible aux traits de la pitié
Qu’aux sincères ardeurs d’une sainte amitié.
Maintenant que je vois qu’il faut qu’on nous abuse.
Afin que nous puissions découvrir cette ruse,
Et que Tircis en soit de tout point éclairci.
Sois sûre que dans peu je te le rends ici.
Ma parole sera d’un prompt effet suivie :
Tu reverras bientôt ce frère plein de vie ;
C’est assez que je passe une fois pour trompeur.

 

CLORIS.

Si bien qu’au lieu du mal nous n’aurons que la peur ?
Le cœur me le disoit : je sentois que mes larmes
Refusoient de couler pour de fausses alarmes,
Dont les plus dangereux et plus rudes assauts
Avoient beaucoup de peine à m’émouvoir à faux ;
Et je n’étudiai cette douleur menteuse
Qu’à cause qu’en effet j’étois un peu honteuse
Qu’une autre en témoignât plus de ressentiment.

 

LISIS.

Après tout, entre nous, confesse franchement
Qu’une fille en ces lieux, qui perd un frère unique,
Jusques au désespoir fort rarement se pique :
Ce beau nom d’héritière a de telles douceurs,
Qu’il devient souverain à consoler des sœurs.

 

CLORIS.

Adieu, railleur, adieu : son intérêt me presse
D’aller rendre d’un mot la vie à sa maîtresse ;
Autrement je saurois t’apprendre à discourir.

 

LISIS.

Et moi, de ces frayeurs de nouveau te guérir.

ACTE V
Scène Première

CLITON, la Nourrice.

 

CLITON.

Je ne t’ai rien celé : tu sais toute l’affaire.

 

LA NOURRICE.

Tu m’en as bien conté ; mais se pourroit-il faire
Qu’Éraste eût des remords si vifs et si pressants
Que de violenter sa raison et ses sens ?

 

CLITON.

Eût-il pu, sans en perdre entièrement l’usage,
Se figurer Charon des traits de mon visage,
Et de plus, me prenant pour ce vieux nautonier,
Me payer à bons coups des droits de son denier ?

 

LA NOURRICE.

Plaisante illusion !

 

CLITON.

Plaisante illusion !_Mais funeste à ma tête,
Sur qui se déchargeoit une telle tempête,
Que je tiens maintenant à miracle évident
Qu’il me soit demeuré dans la bouche une dent.

 

LA NOURRICE.

C’étoit mal reconnoître un si rare service.

 

ÉRASTE,
derrière le théâtre.

Arrêtez, arrêtez, poltrons !

 

CLITON.

Arrêtez, arrêtez, poltrons !_Adieu, Nourrice :
Voici ce fou qui vient, je l’entends à la voix ;
Crois que ce n’est pas moi qu’il attrape deux fois.

 

LA NOURRICE.

Pour moi, quand je devrois passer pour Proserpine,
Je veux voir à quel point sa fureur le domine.

 

CLITON.

Contente à tes périls ton curieux désir.

 

LA NOURRICE.

Quoi qu’il puisse arriver, j’en aurai le plaisir.

ACTE V
Scène II

 

ÉRASTE, la Nourrice.

 

ÉRASTE.

En vain je les rappelle, en vain pour se défendre
La honte et le devoir leur parlent de m’attendre ;
Ces lâches escadrons de fantômes affreux
Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux,
Et se fiant à peine à la nuit qui les couvre,
Souhaitent sous l’enfer qu’un autre enfer s’entr’ouvre.
Ma voix met tout en fuite, et dans ce vaste effroi,
La peur saisit si bien les ombres et leur roi,
Que se précipitant à de promptes retraites,
Tous leurs soucis ne vont qu’à les rendre secrètes.
Le bouillant Phlégéthon, parmi ses flots pierreux,
Pour les favoriser ne roule plus de feux ;
Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,
Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière ;
Les Parques même en hâte emportent leurs fuseaux.
Et dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux,
Charon, les bras croisés, dans sa barque s’étonne
De ce qu’après Éraste il n’a passé personne.
Trop heureux accident, s’il avoit prévenu
Le déplorable coup du malheur avenu !
Trop heureux accident, si la terre entr’ouverte
Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,
Et si ce que le ciel me donne ici d’accès
Eût de ma trahison devancé le succès !
Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre !
N’étoit-ce pas assez pour me réduire en poudre
Que le simple dessein d’un si lâche forfait ?
Injustes, deviez-vous en attendre l’effet ?
Ah Mélite ! ah Tircis ! leur cruelle justice
Aux dépens de vos jours me choisit un supplice.
Ils doutoient que l’enfer eût de quoi me punir
Sans le triste secours de ce dur souvenir.
Tout ce qu’ont les enfers de feux, de fouets, de chaînes,
Ne sont auprès de lui que de légères peines ;
On reçoit d’Alecton un plus doux traitement.
Souvenir rigoureux, trêve, trêve un moment !
Qu’au moins avant ma mort dans ces demeures sombres
Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres !
Use après, si tu veux, de toute ta rigueur,
Et si pour m’achever tu manques de vigueur,
(Il met la main sur son épée.)
Voici qui t’aidera : mais derechef, de grâce,
Cesse de me gêner durant ce peu d’espace.
Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre, voici
L’ennemi de votre heur qui vous cherchoit ici :
C’est Éraste, c’est lui, qui n’a plus d’autre envie
Que d’épandre à vos pieds son sang avec sa vie :
Ainsi le veut le sort, et tout exprès les Dieux
L’ont abîmé vivant en ces funestes lieux.

 

LA NOURRICE.

Pourquoi permettez-vous que cette frénésie
Règne si puissamment sur votre fantaisie ?
L’enfer voit-il jamais une telle clarté ?

 

ÉRASTE.

Aussi ne la tient-il que de votre beauté ;
Ce n’est que de vos yeux que part cette lumière.

 

LA NOURRICE.

Ce n’est que de mes yeux ! Dessillez la paupière,
Et d’un sens plus rassis jugez de leur éclat.

 

ÉRASTE.

Ils ont, de vérité, je ne sais quoi de plat ;
Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage
Je m’étonne de voir un autre air, un autre âge :
Je ne reconnois plus aucun de vos attraits.
Jadis votre nourrice avoit ainsi les traits,
Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême,
Le poil ainsi grison. Dieux ! c’est elle-même.
Nourrice, qui t’amène en ces lieux pleins d’effroi ?
Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ?

 

LA NOURRICE.

Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte
Que la voyant si pâle il la crut être morte ;
Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.
Au reste, elle est vivante, et peut-être aujourd’hui
Tircis, de qui la mort n’étoit qu’imaginaire,
De sa fidélité recevra le salaire.

 

ÉRASTE.

Désormais donc en vain je les cherche ici-bas ;
En vain pour les trouver je rends tant de combats.

 

LA NOURRICE.

Votre douleur vous trouble, et forme des nuages
Qui séduisent vos sens par de fausses images :
Cet enfer, ces combats ne sont qu’illusions.

 

ÉRASTE.

Je ne m’abuse point de fausses visions :
Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite,
Et Pluton de frayeur en quitter la conduite.

 

LA NOURRICE.

Peut-être que chacun s’enfuyoit devant vous,
Craignant votre fureur et le poids de vos coups ;
Mais voyez si l’enfer ressemble à cette place :
Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la même face ?
Le logis de Mélite et celui de Cliton
Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ?
Quoi ? n’y remarquez-vous aucune différence ?

 

ÉRASTE.

De vrai, ce que tu dis a beaucoup d’apparence.
Nourrice, prends pitié d’un esprit égaré
Qu’ont mes vives douleurs d’avec moi séparé :
Ma guérison dépend de parler à Mélite.

 

LA NOURRICE.

Différez pour le mieux un peu cette visite,
Tant que, maître absolu de votre jugement,
Vous soyez en état de faire un compliment.
Votre teint et vos yeux n’ont rien d’un homme sage ;
Donnez-vous le loisir de changer de visage :
Un moment de repos que vous prendrez chez vous…

 

ÉRASTE.

Ne peut, si tu n’y viens, rendre mon sort plus doux,
Et ma foible raison, de guide dépourvue.
Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.

 

LA NOURRICE.

Si je vous suis utile, allons, je ne veux pas
Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.

ACTE V
Scène III

CLORIS, PHILANDRE.

 

CLORIS.

Ne m’importune plus, Philandre, je t’en prie ;
Me rapaiser jamais passe ton industrie.
Ton meilleur, je t’assure, est de n’y plus penser ;
Tes protestations ne font que m’offenser :
Savante à mes dépens de leur peu de durée,
Je ne veux point en gage une foi parjurée,
Un cœur que d’autres yeux peuvent sitôt brûler,
Qu’un billet supposé peut sitôt ébranler.

 

PHILANDRE.

Ah ! ne remettez plus dedans votre mémoire
L’indigne souvenir d’une action si noire.
Et pour rendre à jamais nos premiers vœux contents,
Étouffez l’ennemi du pardon que j’attends.
Mon crime est sans égal ; mais enfin, ma chère âme…

 

CLORIS.

Laisse là désormais ces petits mots de flamme,
Et par ces faux témoins d’un feu mal allumé
Ne me reproche plus que je t’ai trop aimé.

 

PHILANDRE.

De grâce, redonnez à l’amitié passée
Le rang que je tenois dedans votre pensée.
Derechef, ma Cloris, par ces doux entretiens,
Par ces feux qui voloient de vos yeux dans les miens,
Par ce que votre foi me permettoit d’attendre…

 

CLORIS.

C’est d’où dorénavant tu ne dois plus prétendre.
Ta sottise m’instruit, et par là je vois bien
Qu’un visage commun, et fait comme le mien,
N’a point assez d’appas, ni de chaîne assez forte,
Pour tenir en devoir un homme de ta sorte.
Mélite a des attraits qui savent tout dompter ;
Mais elle ne pourroit qu’à peine t’arrêter :
Il te faut un sujet qui la passe ou l’égale.
C’est en vain que vers moi ton amour se ravale ;
Fais-lui, si tu m’en crois, agréer tes ardeurs :
Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs.

 

PHILANDRE.

Ne me déguisez rien, un autre a pris ma place ;
Une autre affection vous rend pour moi de glace.

 

CLORIS.

Aucun jusqu’à ce point n’est encore arrivé ;
Mais je te changerai pour le premier trouvé.

 

PHILANDRE.

C’en est trop, tes dédains épuisent ma souffrance.
Adieu ; je ne veux plus avoir d’autre espérance,
Sinon qu’un jour le ciel te fera ressentir
De tant de cruautés le juste repentir.

 

CLORIS.

Adieu : Mélite et moi nous aurons de quoi rire
De tous les beaux discours que tu me viens de dire.
Que lui veux-tu mander ?

 

PHILANDRE.

Que lui veux-tu mander ?_Va, dis-lui de ma part
Qu’elle, ton frère et toi, reconnoîtrez trop tard
Ce que c’est que d’aigrir un homme de ma sorte.

 

CLORIS.

Ne crois pas la chaleur du courroux qui t’emporte :
Tu nous ferois trembler plus d’un quart d’heure ou deux.

 

PHILANDRE.

Tu railles, mais bientôt nous verrons d’autres jeux :
Je sais trop comme on venge une flamme outragée.

 

CLORIS.

Le sais-tu mieux que moi, qui suis déjà vengée ?
Par où t’y prendras-tu ? de quel air ?

 

PHILANDRE.

Par où t’y prendras-tu ? de quel air ?_Il suffit :
Je sais comme on se venge.

 

CLORIS.

Je sais comme on se venge._Et moi comme on s’en rit.

ACTE V
Scène IV

TIRCIS, MÉLITE.

 

TIRCIS.

Maintenant que le sort, attendri par nos plaintes,
Comble notre espérance et dissipe nos craintes,
Que nos contentements ne sont plus traversés
Que par le souvenir de nos malheurs passés,
Ouvrons toute notre âme à ces douces tendresses
Qu’inspirent aux amants les pleines allégresses,
Et d’un commun accord chérissons nos ennuis,
Dont nous voyons sortir de si précieux fruits.
Adorables regards, fidèles interprètes
Par qui nous expliquions nos passions secrètes,
Doux truchements du cœur, qui déjà tant de fois
M’avez si bien appris ce que n’osoit la voix,
Nous n’avons plus besoin de votre confidence :
L’amour en liberté peut dire ce qu’il pense,
Et dédaigne un secours qu’en sa naissante ardeur
Lui faisoient mendier la crainte et la pudeur.
Beaux yeux, à mon transport pardonnez ce blasphème,
La bouche est impuissante où l’amour est extrême :
Quand l’espoir est permis, elle a droit de parler ;
Mais vous allez plus loin qu’elle ne peut aller.
Ne vous lassez donc point d’en usurper l’usage,
Et quoi qu’elle m’ait dit, dites-moi davantage.
Mais tu ne me dis mot, ma vie ; et quels soucis
T’obligent à te taire auprès de ton Tircis ?

 

MÉLITE.

Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent.

 

TIRCIS.

Ah ! mon heur, il est vrai, si tes désirs secondent
Cet amour qui paroît et brille dans tes yeux,
Je n’ai rien désormais à demander aux Dieux.

 

MÉLITE.

Tu t’en peux assurer : mes yeux si pleins de flamme
Suivent l’instruction des mouvements de l’âme.
On en a vu l’effet, lorsque ta fausse mort
A fait sur tous mes sens un véritable effort ;
On en a vu l’effet, quand te sachant en vie,
De revivre avec toi j’ai pris aussi l’envie ;
On en a vu l’effet, lorsqu’à force de pleurs
Mon amour et mes soins, aidés de mes douleurs,
Ont fléchi la rigueur d’une mère obstinée,
Et gagné cet aveu qui fait notre hyménée,
Si bien qu’à ton retour ta chaste affection
Ne trouve plus d’obstacle à sa prétention.
Cependant l’aspect seul des lettres d’un faussaire
Te sut persuader tellement le contraire,
Que sans vouloir m’entendre, et sans me dire adieu,
Jaloux et furieux tu partis de ce lieu.

 

TIRCIS.

J’en rougis, mais apprends qu’il n’étoit pas possible
D’aimer comme j’aimois, et d’être moins sensible ;
Qu’un juste déplaisir ne sauroit écouter
La raison qui s’efforce à le violenter ;
Et qu’après des transports de telle promptitude,
Ma flamme ne te laisse aucune incertitude.

 

MÉLITE.

Tout cela seroit peu, n’étoit que ma bonté
T’en accorde un oubli sans l’avoir mérité,
Et que, tout criminel, tu m’es encore aimable.

 

TIRCIS.

Je me tiens donc heureux d’avoir été coupable,
Puisque l’on me rappelle au lieu de me bannir,
Et qu’on me récompense au lieu de me punir.
J’en aimerai l’auteur de cette perfidie,
Et si jamais je sais quelle main si hardie…

ACTE V
Scène V

CLORIS, TIRCIS, MÉLITE.

 

CLORIS.

Il vous fait fort bon voir, mon frère, à cajoler,
Cependant qu’une sœur ne se peut consoler,
Et que le triste ennui d’une attente incertaine
Touchant votre retour la tient encore en peine.

 

TIRCIS.

L’amour a fait au sang un peu de trahison ;
Mais Philandre pour moi t’en aura fait raison.
Dis-nous, auprès de lui retrouves-tu ton conte,
Et te peut-il revoir sans montrer quelque honte ?

 

CLORIS.

L’infidèle m’a fait tant de nouveaux serments,
Tant d’offres, tant de vœux, et tant de compliments,
Mêlés de repentir…

 

MÉLITE.

Mêlés de repentir…_Qu’à la fin exorable,
Vous l’avez regardé d’un œil plus favorable.

 

CLORIS.

Vous devinez fort mal.

 

TIRCIS.

Vous devinez fort mal._Quoi, tu l’as dédaigné ?

 

CLORIS.

Du moins, tous ses discours n’ont encor rien gagné.

 

MÉLITE.

Si bien qu’à n’aimer plus votre dépit s’obstine ?

 

CLORIS.

Non pas cela du tout, mais je suis assez fine :
Pour la première fois, il me dupe qui veut ;
Mais pour une seconde, il m’attrape qui peut.

 

MÉLITE.

C’est-à-dire, en un mot…

 

CLORIS.

C’est-à-dire, en un mot…_Que son humeur volage
Ne me tient pas deux fois en un même passage ;
En vain dessous mes lois il revient se ranger.
Il m’est avantageux de l’avoir vu changer,
Avant que de l’hymen le joug impitoyable,
M’attachant avec lui, me rendît misérable.
Qu’il cherche femme ailleurs, tandis que de ma part
J’attendrai du destin quelque meilleur hasard.

 

MÉLITE.

Mais le peu qu’il voulut me rendre de service
Ne lui doit pas porter un si grand préjudice.

 

CLORIS.

Après un tel faux bond, un change si soudain,
À volage, volage, et dédain pour dédain.

 

MÉLITE.

Ma sœur, ce fut pour moi qu’il osa s’en dédire.

 

CLORIS.

Et pour l’amour de vous je n’en ferai que rire.

 

MÉLITE.

Et pour l’amour de moi vous lui pardonnerez.

 

CLORIS.

Et pour l’amour de moi vous m’en dispenserez.

 

MÉLITE.

Que vous êtes mauvaise !

 

CLORIS.

Que vous êtes mauvaise !_Un peu plus qu’il ne semble.

 

MÉLITE.

Je vous veux toutefois remettre bien ensemble.

 

CLORIS.

Ne l’entreprenez pas; peut-être qu’après tout
Votre dextérité n’en viendroit pas à bout.

ACTE V
Scène VI

TIRCIS, la Nourrice, ÉRASTE, MÉLITE,
CLORIS.

 

TIRCIS.

De grâce, mon souci, laissons cette causeuse :
Qu’elle soit à son choix facile ou rigoureuse,
L’excès de mon ardeur ne sauroit consentir
Que ces frivoles soins te viennent divertir :
Tous nos pensers sont dus, en l’état où nous sommes,
À ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes,
Et ma fidélité, qu’il va récompenser…

 

LA NOURRICE.

Vous donnera bientôt autre chose à penser.
Votre rival vous cherche, et la main à l’épée
Vient demander raison de sa place usurpée.

 

ÉRASTE, à Mélite

.
Non, non, vous ne voyez en moi qu’un criminel,
À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel
Rend le jour odieux, et fait naître l’envie
De sortir de sa gêne en sortant de la vie.
Il vient mettre à vos pieds sa tête à l’abandon ;
La mort lui sera douce à l’égal du pardon.
Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite
La main qui sépara Tircis d’avec Mélite,
Et de qui l’imposture avec de faux écrits
A dérobé Philandre aux vœux de sa Cloris.

 

MÉLITE.

Eclaircis du seul point qui nous tenoit en doute,
Que serois-tu d’avis de lui répondre ?

 

TIRCIS.

Que serois-tu d’avis de lui répondre ?_Écoute
Quatre mots à quartier.

 

ÉRASTE.

Quatre mots à quartier.__Que vous avez de tort
De prolonger ma peine en différant ma mort !
De grâce, hâtez-vous d’abréger mon supplice,
Ou ma main préviendra votre lente justice.

 

MÉLITE.

Voyez comme le ciel a de secrets ressorts
Pour se faire obéir malgré nos vains efforts :
Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire,
Avance nos amours au lieu de les détruire ;
De son fâcheux succès, dont nous devions périr,
Le sort tire un remède afin de nous guérir.
Donc pour nous revancher de la faveur reçue,
Nous en aimons l’auteur à cause de l’issue,
Obligés désormais de ce que tour à tour
Nous nous sommes rendu tant de preuves d’amour,
Et de ce que l’excès de ma douleur sincère
A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère,
Que cette occasion prise comme aux cheveux,
Tircis n’a rien trouvé de contraire à ses vœux ;
Outre qu’en fait d’amour la fraude est légitime ;
Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,
Regardez, acceptant le pardon, ou l’oubli,
Par où votre repos sera mieux établi.

 

ÉRASTE.

Tout confus et honteux de tant de courtoisie,
Je veux dorénavant chérir ma jalousie,
Et puisque c’est de là que vos félicités…

 

LA NOURRICE, à Éraste.

Quittez ces compliments qu’ils n’ont pas mérités :
Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance
Ils tiennent le passé dans quelque indifférence,
N’osant se hasarder à des ressentiments
Qui donneroient du trouble à leurs contentements.
Mais Cloris, qui s’en tait, vous la gardera bonne,
Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,
Saura bien se venger sur vous à l’avenir
D’un amant échappé qu’elle pensoit tenir.

 

ÉRASTE, à Cloris.

Si vous pouviez souffrir qu’en votre bonne grâce
Celui qui l’en tira pût occuper sa place,
Éraste, qu’un pardon purge de son forfait,
Est prêt de réparer le tort qu’il vous a fait.
Mélite répondra de ma persévérance :
Je n’ai pu la quitter qu’en perdant l’espérance ;
Encore avez-vous vu mon amour irrité
Mettre tout en usage en cette extrémité ;
Et c’est avec raison que ma flamme contrainte
De réduire ses feux dans une amitié sainte,
Mes amoureux desirs, vers elle superflus
Tournent vers la beauté qu’elle chérit le plus.

 

TIRCIS.

Que t’en semble, ma sœur ?

 

CLORIS.

Que t’en semble, ma sœur ?_Mais toi-même, mon frère ?

 

TIRCIS.

Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.

 

CLORIS.

Tu sais qu’en tel sujet ce fut toujours de toi
Que mon affection voulut prendre la loi.

 

TIRCIS.

Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent,
Tu veux qu’auparavant les miens les autorisent.
Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j’y consens
Bien sûr que mon avis s’accommode à ton sens.
Fassent les puissants Dieux que par cette alliance
Il ne reste entre nous aucune défiance,
Et que m’aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,
Nos ans puissent couler avec plus de douceur !

 

ÉRASTE.

Heureux dans mon malheur, c’est dont je les supplie ;
Mais ma félicité ne peut être accomplie
Jusqu’à ce qu’après vous son aveu m’ait permis
D’aspirer à ce bien que vous m’avez promis.

 

CLORIS.

Aimez-moi seulement, et pour la récompense
On me donnera bien le loisir que j’y pense.

 

TIRCIS.

Oui, sous condition qu’avant la fin du jour
Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour.

CLORIS.

Vous prodiguez en vain vos foibles artifices ;
Je n’ai reçu de lui ni devoirs ni services.

 

MÉLITE.

C’est bien quelque raison ; mais ceux qu’il m’a rendus,
Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.
Ma sœur, acquitte-moi d’une reconnoissance
Dont un autre destin m’a mise en impuissance :
Accorde cette grâce à nos justes desirs.

 

TIRCIS.

Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs.

 

ÉRASTE.


Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,
Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;
Et pour faire aujourd’hui le bonheur d’un amant,
Laissez-les disposer de votre sentiment.

 

CLORIS.


En vain en ta faveur chacun me sollicite,
J’en croirai seulement la mère de Mélite :
Son avis m’ôtera la peur du repentir,
Et ton mérite alors m’y fera consentir.

 

TIRCIS.

Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,
Nourrice, va t’offrir pour maîtresse à Philandre.

 

LA NOURRICE.
(Tous rentrent, et elle demeure seule.)

Là, là, n’en riez point : autrefois en mon temps
D’aussi beaux fils que vous étoient assez contents,
Et croyoient de leur peine avoir trop de salaire
Quand je quittois un peu mon dédain ordinaire.
À leur compte, mes yeux étoient de vrais soleils
Qui répandoient partout des rayons nompareils ;
Je n’avois rien en moi qui ne fût un miracle ;
Un seul mot de ma part leur étoit un oracle…
Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu’est-ce-ci ?
Vous êtes bien hâtés de me laisser ainsi !
Allez, quelle que soit l’ardeur qui vous emporte,
On ne se moque point des femmes de ma sorte,
Et je ferai bien voir à vos feux empressés
Que vous n’en êtes pas encore où vous pensez.

*************

Mélite Corneille

 

 

ANDROMEDE CORNEILLE TRAGEDIE EN QUATRE ACTES – 1650

Andromède Corneille





     http://artgitato.com/theatre-de-corneille/andromede-corneilleANDROMEDE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN QUATRE ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 




ANDROMEDE
1650

Andromède Corneille

À M. M. M. M.

Madame,

C’est vous rendre un hommage bien secret que de vous le rendre ainsi, et je m’assure que vous aurez de la peine vous-même à reconnaître que c’est à vous à qui je dédie cet ouvrage. Ces quatre lettres hiéroglyphiques vous embarrasseront aussi bien que les autres, et vous ne vous apercevrez jamais qu’elles parlent de vous, jusqu’à ce que je vous les explique ; alors vous m’avouerez sans doute que je suis fort exact à ma parole, et fort ponctuel à l’exécution de vos commandements. Vous l’avez voulu, et j’obéis ; je vous l’ai promis, et je m’acquitte. C’est peut-être vous en dire trop pour un homme qui se veut cacher quelques temps à vous-même ; et pour peu que vous fassiez de réflexion sur mes dernières visites, vous devinerez à demi que c’est à vous que ce compliment s’adresse. N’achevez pas, je vous prie, et laissez-moi la joie de vous surprendre par la confidence que je vous en dois. Je vous en conjure par tout le mérite de mon obéissance, et ne vous dis point en quoi les belles qualités d’Andromède approchent de vos perfections, ni quel rapport ses aventures ont avec les vôtres ; ce serait faire un miroir où vous vous verriez trop aisément, et vous ne pourriez plus rien ignorer de ce que j’ai à vous dire. Préparez-vous seulement à la recevoir, non pas tant comme un des plus beaux spectacles que la France ait vus, que comme une marque respectueuse de l’attachement inviolable à votre service, dont fait vœu,

Madame,

Votre très-humble, très-obéissant, et très-obligé serviteur,

CORNEILLE.
***********************

ANDROMEDE CORNEILLE

*

ARGUMENT

TIRÉ DU QUATRIÈME ET CINQUIÈME LIVRE DES MÉTAMORPHOSES D’OVIDE.

« Cassiope, femme de Céphée, roi d’Éthiopie, fut si vaine de sa beauté, qu’elle osa la préférer à celle des néréides, donc ces nymphes irritées firent sortir de la mer un monstre, qui fit de si étranges ravages sur les terres de l’obéissance du roi son mari, que les forces humaines ne pouvant donner aucun remède à des misères si grandes, on recourut à l’oracle de Jupiter Ammon. La réponse qu’en reçurent ces malheureux princes fut un commandement d’exposer à ce monstre Andromède, leur fille unique, pour en être dévorée. Il fallut exécuter ce triste arrêt ; et cette illustre victime fut attachée à un rocher, où elle n’attendait que la mort, lorsque Persée, fils de Jupiter et de Danaé, passant par hasard, jeta les yeux sur elle : il revenait de la conquête glorieuse de la tête de Méduse, qu’il portait sous son bouclier, et voulait au milieu de l’air au moyen des ailes qu’il avait attachées aux deux pieds, de la façon qu’on nous peint mercure. Ce fut d’elle-même qu’il apprit la cause de sa disgrâce ; et l’amour que ses premiers regards lui donnèrent lui fit en même temps former le dessein de combattre ce monstre, pour conserver des jours qui lui étaient devenus si précieux.

Avant que d’entrer au combat, il eut loisir de tirer parole de ses parents que les fruits en seraient pour lui, et reçut les effets de cette promesse sitôt qu’il eut tué le monstre.

Le roi et la reine donnèrent avec grande joie leur fille à son libérateur ; mais la magnificence des noces fut troublée par la violence que voulut faire Phinée, frère du roi, et oncle de la princesse, à qui elle avait été promise avant son malheur. Il se jeta dans le palais royal avec une troupe de gens armés ; et Persée s’en défendit quelque temps sans autre secours que celui de sa valeur et de quelques amis généreux : mais, se voyant près de succomber sous le nombre, il se servit enfin de cette tête de Méduse, qu’il tira de dessous son bouclier ; et l’exposant aux yeux de Phinée et des assassins qui le suivaient, cette fatale vue les convertit en autant de statues de pierre, qui servirent d’ornement au même palais qu’ils voulaient teindre du sang de ce héros. »

Voilà comme Ovide raconte cette fable, où j’ai changé beaucoup de choses, tant par la liberté de l’art que par la nécessité des ordres du théâtre, et pour lui donner plus d’agrément.

En premier lieu, j’ai cru plus à propos de faire Cassiope vaine de la beauté de sa fille que de la sienne propre, d’autant qu’il est fort extraordinaire qu’une femme dont la fille est en âge d’être mariée ait encore d’assez beaux restes pour s’en vanter si hautement ; et qu’il n’est pas vraisemblable que cet orgueil de Cassiope pour elle-même eût attendu si tard à éclater, vu que c’est dans la jeunesse que la beauté étant la plus parfaite et le jugement moins formé, donnent plus de lieu à des vanités de cette nature, et non pas alors que cette même beauté commence d’être sur le retour et que l’âge mûri l’esprit de la personne qui s’en serait enorgueillie en un autre temps.

Ensuite, j’ai supposé que l’oracle d’Ammon n’avait pas condamné précisément Andromède à être dévorée par le monstre, mais qu’il avait ordonné seulement qu’on lui exposât tous les mois une fille, qu’on tirât au sort pour voir celle qui lui devait être livrée, et que cet ordre ayant déjà été exécuté cinq fois, on était au jour qu’il le fallait suivre pour la sixième.

J’ai introduit Persée comme un chevalier errant qui s’est arrêté depuis un mois dans la cour de Céphée, et non pas comme se rencontrant par hasard dans le temps qu’Andromède est attachée au rocher. Je lui ai donné de l’amour pour elle, qu’il n’ose découvrir, parce qu’il l’avait promise à Phinée, mais qu’il nourrit toutefois d’un peu d’espoir, parce qu’il voir son mariage différé jusqu’à la fin des malheurs publics. Je l’ai fait plus généreux qu’il n’est dans Ovide, où il n’entreprend la délivrance de cette princesse qu’après que ses parents l’ont assurée qu’elle l’épouserait sitôt qu’il l’aurait délivrée. J’ai changé aussi la qualité de Phinée, que j’ai fait seulement neveu du roi, dont Ovide le nomme frère ; le mariage de deux cousins me semblant plus supportable, dans nos façons de vivre, que celui de l’oncle et de la nièce, qui eût pu sembler un peu plus étrange à mes auditeurs.

Les peintres, qui cherchent à faire paraître leur art dans les nudités, ne manquent jamais à nous représenter Andromède nue au pied du rocher, où elle est attachée, quoique Ovide n’en parle point. Ils me pardonneront si je ne les ai pas suivis en cette invention, comme j’ai fait en celle du cheval Pégase, sur lequel ils montent Persée pour combattre le monstre, quoique Ovide ne lui donne que des ailes aux talons. Ce changement donne lieu à une machine tout extraordinaire et merveilleuse, et empêche que Persée ne soit pris pour Mercure ; outre qu’ils ne le mettent pas en cet équipage sans fondement, vu que me Ovide raconte que sitôt que Persée eut coupé la monstrueuse tête de Méduse, Pégase tout ailé sortit de cette Gorgone, et que Persée s’en put saisir dés lors pour faire ses courses par le milieu de l’air.

Nos globes célestes, où l’on marque pour constellations Céphée, Cassiope, Persée et Andromède m’ont donné jour à les faire enlever tous les quatre au ciel sur la fin de la pièce, pour y faire la noce de ces amants, comme si la terre n’en était pas digne.

Au reste, comme Ovide ne nomme point la ville où il fait arriver cette aventure, je me suis non plus enhardi à la nommer : il dit pour toute chose que Céphée régnait en Éthiopie, sans désigner sous quel climat. La topographie moderne de ces contrées-là n’est pas fort connue, et celle du temps de Céphée encore moins : je me contenterai donc de vous dire qu’il fallait que Céphée régnât en quelque pays maritime, que sa ville capitale fût sur le bord de la mer, et que ses peuples fussent blancs, quoique Éthiopiens. Ce n’est pas que les Maures les plus noirs n’aient leurs beautés à leur mode ; mais il n’est pas vraisemblable que Persée, qui était Grec, et né dans Argos, fût devenu amoureux d’Andromède si elle eût été de leur teint. J’ai pour moi le consentement de tous les peintres, et surtout l’autorité du grand Héliodore, qui ne fonde la blancheur de sa divine Chariclée que sur un tableau d’Andromède. Ma scène sera donc, s’il vous plait, dans la ville capitale de Céphée, proche de la mer, et pour le nom, vous lui donnerez tel qu’il vous plaira.

Vous trouverez cet ordre gardé dans les changements de théâtre, que chaque acte, aussi bien que le prologue, a sa décoration particulière, et du moins une machine volante, avec un concert de musique, que je n’ai employée qu’à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s’attachent à quelque chose qui leur empêche de prêter attention à ce que pourrait dire les acteurs, comme fait le combat de Persée contre le monstre : mais je me suis bien gardé de faire rien chanter qui fût nécessaire à l’intelligence de la pièce, parce que communément les paroles qui se chantent étant mal entendues des auditeurs, pour la confusion qu’y apporte la diversité des voix qui les prononcent ensemble, elles auraient fait une grande obscurité dans le corps de l’ouvrage, si elles avaient eu à instruire l’auditeur de quelque chose d’important. Il n’en va pas de même pour les machines, qui ne sont pas, dans cette tragédie, comme les agréments détachés ; elles en font le nœud et le dénoûment, et y sont si nécessaires, que vous n’en sauriez retrancher aucune que vous ne fassiez tomber tout l’édifice. J’ai été assez heureux à les inventer et à leur donner place dans la tissure de ce poëme ; mais aussi faut-il que j’avoue que le sieur Torrelli s’est surmonté lui-même à en exécuter les dessins, et qu’il a eu des inventions admirables pour les faire agir à propos ; de sorte que s’il m’est dû quelque gloire pour avoir introduit cette Vénus dans le premier acte, qui fait le nœud de cette tragédie par l’oracle ingénieux qu’elle prononce, il lui en est dû bien d’avantage pour l’avoir fait venir de si loin, et descendre au milieu de l’air dans cette magnifique étoile, avec tant d’art et de pompe qu’elle remplit tout le monde d’étonnement et d’admiration. Il en faut dire autant des autres que j’ai introduites, et dont il a inventé l’exécution, qui en a rendu le spectacle si merveilleux qu’il sera malaisé d’en faire un plus beau de cette nature. Pour moi, je confesse ingénument que, quelque effort d’imagination que j’aie fait depuis, je n’ai pu découvrir encore un sujet capable de tant d’ornement extérieurs, et où les machines pussent être distribuées avec tant de justesse ; je n’en désespère pas toutefois, et peut-être que le temps fera éclater quelqu’un assez brillant et assez heureux pour me faire dédire ce que j’avance. En attendant, recevez celui-ci comme le plus achevé qui aie encore paru sur nos théâtres ; et souffrez que la beauté de la représentation supplée au manque des beaux vers, que vous n’y trouverez pas en si grande quantité que dans Cinna ou dans Rodogune, parce que mon principal but à été de satisfaire la vue par l’éclat et la diversité du spectacle, et non pas de toucher l’esprit par la force du raisonnement, ou le cœur par la délicatesse des passions. Ce n’est pas que j’en aie fui ou négligé aucune occasions ; mais il s’en est rencontré si peu, que j’aime mieux avouer que cette pièce n’est que pour les yeux.

********************

ANDROMEDE CORNEILLE
*
PERSONNAGES
DIEUX DANS LES MACHINES.




Jupiter.

Junon.

Neptune.

Mercure.

Le Soleil.

Vénus.

Melpomène.

Éole.

Cymodoce, Néréide

Éphyre, Néréide

Cydippe, Néréide

Huit vents.

HOMMES.

Céphée, roi d’Éthiopie, père d’Andromède.

Cassiope, reine d’Éthiopie.

Andromède, fille de Céphée et de Cassiope.

Phinée, prince d’Éthiopie.

Persée, fils de Jupiter et de Danaé

Timante, capitaine des gardes du roi.

Ammon, ami de Phinée.

Aglante, Nymphe d’Andromède

Céphalie, Nymphe d’Andromède

Liriope, Nymphe d’Andromède

Un Page de Phinée.

Chœur de peuple.

Suite du roi.

***************************

ANDROMEDE CORNEILLE
*

La scène est en Éthiopie, dans la ville capitale du royaume de Céphée, proche de la mer.

PROLOGUE

L’ouverture du théâtre présente de front aux yeux des spectateurs une vaste montagne, dont les sommets inégaux, s’élevant les uns sur les autres, portent le faîte jusques dans les nues. Le pied de cette montagne est percé à jour par une grotte profonde qui laisse voir la mer en éloignement. Les deux côtés du théâtre sont occupés par une forêt d’arbres touffus et entrelacés les uns dans les autres. Sur un des sommets de la montagne paraît Melpomène, la muse de la tragédie ; et, à l’opposite, dans le ciel, on voit le Soleil s’avancer dans un char tout lumineux, tiré par quatre chevaux qu’Ovide lui donne.

Le Soleil, Melpomène
 

MELPOMÈNE

Arrête un peu ta course impétueuse ;
Mon théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux ;

Tu n’en vis jamais en ces lieux
La pompe plus majestueuse :
J’ai réuni, pour la faire admirer,
Tout ce qu’ont de plus beau la France et l’Italie ;

De tous leurs arts mes sœurs l’ont embellie :
Prête⁻moi tes rayons pour la mieux éclairer.
Daigne à tant de beautés, par ta propre lumière,

Donner un parfait agrément,
Et rends cette merveille entière
En lui servant toi-même d’ornement.

LE SOLEIL

Charmante muse de la scène,
Chère et divine Melpomène,
Tu sais de mon destin l’inviolable loi ;

Je donne l’âme à toutes choses,
Je fais agir toutes les causes ;
Mais quand je puis le plus, je suis le moins à moi ;

Par une puissance plus forte
Le char que je conduis m’emporte :
Chaque jour sans repos doit et naître et mourir.

J’en suis esclave alors que j’y préside ;
Et ce frein que je tiens aux chevaux que je guide
Ne règle que leur route, et les laisse courir.

MELPOMÈNE

La naissance d’Hercule et le festin d’Atrée

T’ont fait rompre ces lois ;
Et tu peux faire encor ce qu’on t’a vu deux fois

Faire en même contrée.
Je dis plus : tu le dois en faveur du spectacle
Qu’au monarque des lis je prépare aujourd’hui ;

Le ciel n’a fait que des miracles en lui ;
Lui voudrais-tu refuser un miracle ?

LE SOLEIL

Non, mais je le réserve à ces bienheureux jours

Qu’ennoblira sa première victoire ;

Alors j’arrêterai mon cours
Pour être plus longtemps le témoin de sa gloire.
Prends cependant le soin de le bien divertir,
Pour lui faire avec joie attendre les années
Qui feront éclater les belles destinées
Des peuples que son bras lui doit assujettir.
Calliope ta sœur, déjà d’un œil avide
Cherche dans l’avenir les faits de ce grand roi,
Dont les hautes vertus lui donneront emploi
Pour plus d’une Iliade et plus d’une Ænéide.

MELPOMÈNE

Que je porte d’envie à cette illustre sœur,

Quoique j’aie à craindre pour elle
Que sous ce grand fardeau sa force ne chancelle !
Mais, quel qu’en soit enfin le mérite et l’honneur,

J’aurai du moins cet avantage
Que déjà je le vois, que déjà le lui plais,
Et que de ses vertus, et que de ses hauts faits
Déjà dans ses pareils je lui trace une image.
Je lui montre Pompée, Alexandre, César,
Mais comme des héros attachés à son char ;
Et tout ce haut éclat où je les fais paraître
Lui peint plus qu’ils n’étaient, et moins qu’il ne doit être.

LE SOLEIL

Il en effacera les plus glorieux noms
Dès qu’il pourra lui-même animer son armée ;
Et tout ce que d’eux tous a dit la renommée
Te fera voir en lui le plus grand des Bourbons.
Son père et son aïeul tout rayonnants de gloire,
Ces grands rois qu’en tous lieux a suivis la Victoire,
Lui voyant emporter sur eux le premier rang,
En deviendraient jaloux s’il n’était pas leur sang.
Mais vole dans mon char, muse ; je veux t’apprendre
Tout l’avenir d’un roi qui t’est si précieux.

MELPOMÈNE

Je sais déjà ce qu’on doit en attendre,
Et je lis chaque jour son destin dans les cieux.

LE SOLEIL

Viens donc, viens avec moi faire le tour du monde ;

Qu’unissant ensemble nos voix,
Nous fassions résonner sur la terre et sur l’onde
Qu’il est et le plus jeune et le plus grand des rois.

MELPOMÈNE

Soleil, j’y vole ; attends-moi donc, de grâce.

LE SOLEIL

Viens, je t’attends, et te fais place.

Melpomène vole dans le char du Soleil, et, y ayant pris place auprès de lui, ils unissent leurs voix, et chantent cet air à la louange du roi. Le dernier vers de chaque couplet est répété par le chœur de la musique.

Cieux, écoutez ; écoutez, mers profondes ;

Et vous, antres et bois,
Affreux déserts, rochers battus des ondes,
Redites après nous d’une commune voix :
Louis est le plus jeune et le plus grand des rois.

La majesté qui déjà l’environne

Charme tous ses Français ;
Il est lui seul digne de sa couronne ;
Et quand même le ciel l’aurait mise à leur choix,
Il serait le plus jeune et le plus grand des rois.

C’est à vos soins, reine, qu’on doit la gloire

De tant de grands exploits ;
Ils sont partout suivis de la victoire ;
Et l’ordre merveilleux dont vous donnez ses lois
Le rend et le plus jeune et le plus grand des rois.

LE SOLEIL

Voilà ce que je dis sans cesse
Dans tout mon large tour.
Mais c’est trop retarder le jour ;
Allons, muse, l’heure me presse,

Et ma rapidité
Doit regagner le temps que sur cette province

Pour contempler ce prince
Je me suis arrêté.

(Le Soleil part avec rapidité, et enlève Melpomène avec lui dans son char, pour aller publier ensemble la même chose au reste de l’univers.)

FIN DU PROLOGUE

ACTE premier

Cette grande masse de montagnes et ces rochers élevés les uns sur les autres qui la composaient, ayant disparu en un moment par un merveilleux artifice, laissent voir en leur place la ville capitale du royaume de Céphée, ou plutôt la place publique de cette ville. Les deux côtés et le fond du théâtre sont des palais magnifiques, tous différents de structure, mais qui gardent admirablement l’égalité et les justesses de la perspective. Après que les yeux ont eu le loisir de se satisfaire à considérer leur beauté, la reine Cassiope paraît comme passant par cette place pour aller au temple : elle est conduite par Persée, encore inconnu, mais qui passe pour un cavalier de grand mérite qu’elle entretient des malheurs publics, attendant que le roi la rejoigne pour aller à ce temple de compagnie.

Scène I

Cassiope, Persée, suite de la reine.
 

CASSIOPE
Généreux inconnu qui chez tous les monarques
Portez de vos vertus les éclatantes, marques,
Et dont l’aspect suffit à convaincre nos yeux
Que vous sortez du sang ou des rois ou des dieux,
Puisque vous avez vu le sujet de ce crime
Que chaque mois expie une telle victime,
Cependant qu’en ce lieu nous attendrons le roi,
Soyez-y juste juge entre les dieux et moi.
Jugez de mon forfait, jugez de leur colère ;
Jugez s’ils ont eu droit d’en punir une mère,
S’ils ont dû faire agir leur haine au même instant.




PERSÉE
J’en ai déjà jugé, reine en vous imitant ;
Et si de vos malheurs la cause ne procède
Que d’avoir fait justice aux beautés d’Andromède,
Si c’est là ce forfait digne d’un tel courroux,
Je veux être à jamais coupable comme vous.
Mais comme un bruit confus m’apprend ce mal extrême
Ne le puis-je, madame, apprendre de vous-même,
Pour mieux renouveler ce crime glorieux
Où soudain la raison est complice des yeux ?
CASSIOPE
Écoutez : la douleur se soulage à se plaindre ;
Et quelques maux qu’on souffre ou que l’on aie à craindre,
Ce qu’un cœur généreux en montre de pitié
Semble en notre faveur en prendre la moitié.

Ce fut ce même jour qui conclut l’hyménée
De ma chère Andromède avec l’heureux Phinée :
Nos peuples, tout ravis de ces illustres nœuds,
Sur les bords de la mer dressèrent force jeux ;
Elle en donnait les prix. Dispensez ma tristesse
De vous dépeindre ici la publique allégresse ;
On décrit mal la joie au milieu des malheurs ;
Et sa plus douce idée est un sujet de pleurs.
O jour, que ta mémoire encore m’est cruelle !
Andromède jamais ne me parut si belle ;
Et voyant ses regards s’épandre sur les eaux
Pour jouir et juger d’un combat de vaisseaux,
« Telle, dis-je, Vénus sortit du sein de l’onde,
« Et promit à ses yeux la conquête du monde
« Quand elle eut consulté sur leur éclat nouveau
« Les miroirs vagabonds de son flottant berceau. »
À ce fameux spectacle on vit les Néréides
Lever leurs moites fronts de leurs palais liquides,
Et pour nouvelle pompe à ces noble ébats
À l’envi de la terre étaler leurs appas.
Elles virent ma fille ; et leurs regards à peine
Rencontrèrent les siens sur cette humide plaine,
Que par des traits plus forts se sentant effacer,
Éblouis et confus je les vis s’abaisser,
Examiner les leurs, et sur tous leurs visages
En chercher d’assez vifs pour braver nos rivages.
Je les vis se choisir jusqu’à cinq et six fois,
Et rougir aussitôt nous comparant leur choix ;
Et cette vanité qu’en toutes les familles
On voit si naturelle aux mères pour leurs filles,
Leur cria par ma bouche : « En est-il parmi vous,
« O nymphes ! qui ne cède à des attraits si doux ?
« Et pourrez-vous nier, vous autres immortelles,
« Qu’entre nous la nature en forme de plus belles ? »
Je m’emportais sans doute, et c’en était trop dit :
Je les vis s’en cacher de honte et de dépit ;
J’en vis dedans leurs yeux les vives étincelles :
L’onde qui les reçut s’en irrita pour elles ;
J’en vis enfler la vague, et la mer en courroux
Rouler à gros bouillons ses flots jusques à nous.

C’eût été peu des flots ; la soudaine tempête,
Qui trouble notre joie et dissipe la fête,
Enfante en moins d’une heure et pousse sur nos bords
Un monstre contre nous armé de mille morts.
Nous fuyons, mais en vain ; il suit, il brise, il tue ;
Chaque victime est morte aussitôt qu’abattue.
Nous ne voyons qu’horreur, que sang de toutes parts ;
Son haleine est poison, et poison ses regards :
Il ravage, il désole et nos champs et nos villes.
Et contre sa fureur il n’est aucuns asiles.

Après beaucoup d’efforts et de vœux superflus,
Ayant souffert beaucoup, et craignant encor plus,
Nous courons à l’oracle en de telles alarmes ;
Et voici ce qu’Ammon répondit à nos larmes :
« Pour apaiser Neptune, exposez tous les mois
« Au monstre qui le venge une fille à son choix,
« Jusqu’à ce que le calme à l’orage succède ;
« Le sort vous montrera
« Celle qu’il agréera :
« Différez cependant les noces d’Andromède. »
Comme dans un grand mal un moindre semble doux,
Nous prenons pour faveur ce reste de courroux.
Le monstre disparu nous rend un peu de joie :
On ne le voit qu’aux jours qu’on lui livre sa proie.
Mais ce remède enfin n’est qu’un amusement :
Si l’on souffre un peu moins, on craint également;
Et toutes nous tremblons devant une infortune
Qui toutes nous menace avant qu’en frapper une.
La peur s’en renouvelle au bout de chaque mois ;
J’en ai cru de frayeur déjà mourir cinq fois.
Déjà nous avons vu cinq beautés dévorées,
Mais des beautés, hélas ! dignes d’être adorées,
Et de qui tous les traits, pleins d’un céleste feu,
Ne cédaient qu’à ma fille, et lui cédaient bien peu ;
Connue si, choisissant de plus belle en plus belle,
Le sort par ces degrés tâchait d’approcher d’elle,
Et que, pour élever ses traits jusques à nous,
Il essayât sa force, et mesurât ses coups.

Rien n’a pu jusqu’ici toucher ce dieu barbare;
Et le sixième choix aujourd’hui se prépare :
On le va faire au temple ; et je sens malgré moi
Des mouvements secrets redoubler mon effroi.
Je fis hier à Vénus offrir un sacrifice,
Qui jamais à mes vœux ne parut si propice ;
Et toutefois mon cœur à force de trembler
Semble prévoir le coup qui le doit accabler.

Vous donc, qui connaissez et mon crime et sa peine.
Dites-moi s’il a pu mériter tant de haine,
Et si le ciel devait tant de sévérité
Aux premiers mouvements d’un peu de vanité.
PERSÉE
Oui, madame, il est juste ; et j’avourai moi-même
Qu’en le blâmant tantôt j’ai commis un blasphème.
Mais vous ne voyez pas, dans votre aveuglement,
Quel grand crime il punit d’un si grand châtiment.

Les nymphes de la mer ne lui sont pas si chères
Qu’il veuille s’abaisser à suivre leurs colères ;
Et quand votre mépris en fit comparaison,
Il voyait mieux que vous que vous aviez raison.
Il venge, et c’est de là que votre mal procède,
L’injustice rendue aux beautés d’Andromède.
Sous les lois d’un mortel votre choix l’asservit !
Cette injure est sensible aux dieux qu’elle ravit,
Aux dieux qu’elle captive ; et ces rivaux célestes
S’opposent à des nœuds à sa gloire funestes,
En sauvent les appas qui les ont éblouis,
Punissent vos sujets qui s’en sont réjouis.
Jupiter, résolu de l’ôter à Phinée,
Exprès par son oracle en défend l’hyménée.
À sa flamme peut-être il veut la réserver ;
Ou, s’il peut se résoudre enfin à s’en priver,
À quelqu’un de ses fils sans doute il la destine ;
Et voilà de vos maux la secrète origine.
Faites cesser l’offense, et le même moment
Fera cesser ici son juste châtiment.
CASSIOPE
Vous montrez pour ma fille une trop haute estime,
Quand pour la mieux flatter vous me faites un crime,
Dont la civilité me force de juger
Que vous ne m’accusez qu’afin de m’obliger.
Si quelquefois les dieux pour des beautés mortelles
Quittent de leur séjour les clartés éternelles,
Ces mêmes dieux aussi, de leur grandeur jaloux,
Ne fout pas chaque jour ce miracle pour nous :
Et, quand pour l’espérer je serais assez folle,
Le roi , dont tout dépend est homme de parole ;
Il a promis sa fille, et verra tout périr
Avant qu’à se dédire il veuille recourir,
11 tient cette alliance et glorieuse et chère :
Phinée est de son sang , il est fils de son frère.
PERSÉE
Reine, le sang des dieux vaut bien celui des rois.
Mais nous en parlerons encor quelque autre fois.
Voici le roi qui vient.

ACTE premier

Scène II

Cephée, Cassiope, Phinée, Persée, Suite du Roi et de la Reine.
 

CÉPHÉE
N’en parlons plus, Phinée,
Et laissons d’Andromède aller la destinée.
Votre amour fait pour elle un inutile effort ;
Je la dois comme une autre au triste choix du sort.
Elle est cause du mal, puisqu’elle l’est du crime :
Peut-être qu’il la veut pour dernière victime,
Et que nos châtiments deviendraient éternels.
S’ils ne pouvaient tomber sur les vrais criminels.
PHINÉE
Est-ce un crime en ces lieux, seigneur, que d’être belle ?
CÉPHÉE
Elle a rendu par là sa mère criminelle.
PHINÉE
C’est donc un crime ici que d’avoir de bons yeux
Qui sachent bien juger d’un tel présent des cieux.
CÉPHÉE
Qui veut en bien juger n’a point le privilège
D’aller jusqu’au blasphème et jusqu’au sacrilège.
CASSIOPE
Ce blasphème, seigneur, de quoi vous m’accusez…
CÉPHÉE
Madame, après les maux que vous avez causés,
C’est à vous à pleurer, et non à vous défendre.
Voyez, voyez quel sang vous avez fait répandre ;
Et ne laissez paraître en cette occasion
Que larmes, que soupirs, et que confusion.

(à Phinée.)

Je vous le dis encore, elle la crut trop belle ;
Et peut-être le sort l’en veut punir en elle :
Dérober Andromède à cette élection,
C’est dérober sa mère à sa punition.
PHINÉE
Déjà cinq fois, seigneur, à ce choix exposée,
Vous voyez que cinq fois le sort l’a refusée.
CÉPHÉE
Si le courroux du ciel n’en veut point à ses jours,
Ce qu’il a fait cinq fois il le fera toujours.

PHINÉE
Le tenter si souvent, c’est lasser sa clémence :
Il pourra vous punir de trop de confiance ;
Vouloir toujours faveur, c’est trop lui demander,
Et c’est un crime enfin que de tant hasarder.
Mais quoi ! n’est-il, seigneur, ni bonté paternelle,
Ni tendresse du sang qui vous parle pour elle ?
CÉPHÉE
Ah ! ne m’arrachez point mon sentiment secret.
Phinée, il est tout vrai, je l’expose à regret.
J’aime que votre amour en sa faveur me presse ;
La nature en mon cœur avec lui s’intéresse ;
Mais elle ne saurait mettre d’accord en moi
Les tendresses d’un père et les devoirs d’un roi ;
Et par une justice à moi-même sévère,
Je vous refuse en roi ce que je veux en père.
PHINÉE
Quelle est cette justice, et quelles sont ces lois
Dont l’aveugle rigueur s’étend jusques aux rois ?
CÉPHÉE
Celles que font les dieux, qui, tout rois que nous sommes,
Punissent nos forfaits ainsi que ceux des hommes,
Et qui ne nous font part de leur sacré pouvoir
Que pour le mesurer aux règles du devoir.
Que diraient mes sujets si je me faisais grâce,
Et si, durant qu’au monstre ou expose leur race,
Ils voyaient, par un droit tyrannique et honteux,
Le crime en ma maison, et la peine sur eux ?
PHINÉE
Heureux sont les sujets, heureuses les provinces
Dont le sang peut payer pour celui de leurs princes !
CÉPHÉE
Mais heureux est le prince, heureux sont ses projets,
Quand il se fait justice ainsi qu’à ses sujets !
Notre oracle, après tout, n’excepte point ma fille,
Ses termes généraux comprennent ma famille ;
Et ne confondre pas ce qu’il a confondu,
C’est se mettre au-dessus du dieu qui l’a rendu.
PERSÉE
Seigneur, s’il m’est permis d’entendre votre oracle,
Je crois qu’à sa prière il donne peu d’obstacle ;
Il parle d’Andromède, il la nomme, il suffit,
Arrêtez-vous pour elle à ce qu’il vous en dit ;
La séparer longtemps d’un amant si fidèle.
C’est tout le châtiment qu’il semble vouloir d’elle.
Différez son hymen sans l’exposer au choix.
Le ciel assez souvent, doux aux crimes des rois.
Quand il leur a montré quelque légère haine,
Répand sur leurs sujets le reste de leur peine.
CÉPHÉE
Vous prenez mal l’oracle ; et pour l’expliquer mieux,
Sachez… Mais quel éclat vient de frapper mes yeux ?




D’où partent ces longs traits de nouvelles lumières ? (Le ciel s’ouvre durant cette contestation du roi avec Phinée, et fait voir dans un profond éloignement l’étoile de Vénus qui sert de machine pour apporter celte déesse jusqu’au milieu du théâtre. Elle s’avance lentement sans que l’œil puisse découvrir à quoi elle est suspendue ; et cependant le peuple a loisir de lui adresser ses vœux par cet hymne que chantent les musiciens.)

PERSÉE
Du ciel qui vient d’ouvrir ses luisantes barrières,
D’où quelque déité vient, ce semble, ici-bas
Terminer elle-même entre vous ces débats.
CASSIOPE
Ah ! je la reconnais, la déesse d’Éryce ;
C’est elle, c’est Vénus, à mes vœux si propice :
Je vois dans ses regards mon bonheur renaissant.
Peuple, faites des vœux, tandis qu’elle descend.

ACTE premier
Scène III

Vénus, Céphée, Cassiope, Persée, Phinée, Chœur de musique, suite du Roi et de la Reine.
 

CHOEUR
Reine de Paphe et d’Amathonte,
Mère d’Amour, et fille de la mer.

Peux-tu voir sans un peu de honte
Que contre nous elle ait voulu s’armer,
Et que du même sein qui fut ton origine

Sorte notre ruine ?
Peux-tu voir que de la même onde
Il ose naître un tel monstre après toi ?

Que d’où vint tant de bien au monde
Il vienne enfin tant de mal et d’effroi,
Et que l’heureux berceau de ta beauté suprême

Enfante l’horreur même ?
Venge l’honneur de ta naissance
Qu’on a souillé par un tel attentat ;

Rends-lui sa première innocence,
Et tu rendras le calme à tout l’État :
Et nous dirons enfin que d’où le mal procède

Part aussi le remède.
CASSIOPE
Peuple, elle veut parler ; silence à la déesse ;
Silence, et préparez vos cœurs à l’allégresse.
Elle a reçu nos vœux, et les daigne exaucer ;
Écoutez-en l’effet qu’elle va prononcer.

 

VÉNUS,
au milieu de l’air.

 

Ne tremblez plus, mortels ; ne tremble plus, ô mère !
On va jeter le sort pour la dernière fois.

Et le ciel ne veut plus qu’un choix
Pour apaiser de tout point sa colère.
Andromède ce soir aura l’illustre époux
Qui seul est digne d’elle, et dont seule elle est digne.
Préparez son hymen, où, pour faveur insigne.
Les dieux ont résolu de se joindre avec vous.

 

PHINÉE,
à Céphée.

 

Souffrez que sans tarder je porte à ma princesse,
Seigneur, l’heureux arrêt qu’a donné la déesse.
CÉPHÉE
Allez, l’impatience est trop juste aux amants.

 

CASSIOPE,
voyant remonter Vénus.

 

Suivons-la dans le ciel par nos remercîments ;
Et, d’une voix commune adorant sa puissance,
Montrons à ses faveurs notre reconnaissance.
CHŒUR
Ainsi toujours sur tes autels

Tous les mortels
Offrent leurs cœurs en sacrifice !
Ainsi le Zéphyr en tout temps
Sur tes palais de Cythère et d’Éryce
Fasse régner les grâces du printemps !

Daigne affermir l’heureuse paix

Qu’à nos souhaits
Vient de promettre ton oracle ;
Et fais pour ces jeunes amants,
Pour qui tu viens de faire ce miracle.
Un siècle entier de doux ravissements.
Dans nos campagnes et nos bois

Toutes nos voix
Béniront tes douces atteintes ;
Et dans les rochers d’alentour
La même écho qui redisait nos plaintes
Ne redira que des soupirs d’amour.
CÉPHÉE
C’est assez… la déesse est déjà disparue ;
Ses dernières clartés se perdent dans la nue ;
Allons jeter le sort pour la dernière fois.
Malheureux le dernier que foudroîra son choix.
Et dont en ce grand jour la perte domestique
Souillera de ses pleurs l’allégresse publique !

Madame, cependant, songez à préparer
Cet hymen que les dieux veulent tant honorer :
Rendez-en l’appareil digne de ma puissance,
Et digne, s’il se peut, d’une telle présence.
CASSIOPE
J’obéis avec joie, et c’est me commander
Ce qu’avec passion j’allais vous demander,

ACTE premier
Scène IV

Cassiope, Persée, suite de la reine.
 

CASSIOPE
Eh bien ! vous le voyez, ce n’était pas un crime,
Et les dieux ont trouvé cet hymen légitime,
Puisque leur ordre exprès nous le fait achever,
Et que par leur présence ils doivent l’approuver.
Mais quoi ! vous soupirez ?
PERSÉE
J’en ai bien lieu, madame.
CASSIOPE

Le sujet ?

PERSÉE
Votre joie.
CASSIOPE
Elle vous gêne l’âme ?
PERSÉE
Après ce que j’ai dit, douter d’un si beau feu,
Reine, c’est ou m’entendre ou me croire bien peu.
Mais ne me forcez pas du moins à vous le dire,
Quand mon âme en frémit et mon cœur en soupire.
Pouvais-je avoir des yeux et ne pas l’adorer ?
Et pourrais-je la perdre et n’en pas soupirer ?
CASSIOPE
Quel espoir formiez-vous, puisqu’elle était promise,
Et qu’en vain son bonheur domptait votre franchise ?
PERSÉE
Vouloir que la raison règne sur un amant,
C’est être plus que lui dedans l’aveuglement.
Un cœur digne d’aimer court à l’objet aimable
Sans penser au succès dont sa flamme est capable ;
Il s’abandonne entier, et n’examine rien ;
Aimer est tout son but, aimer est tout son bien ;
Il n’est difficulté ni péril qui l’étonne.
« Ce qui n’est point à moi n’est encore à personne,
« Disais-je ; et ce rival qui possède sa foi,
« S’il espère un peu plus, n’obtient pas plus que moi. »

Voilà durant vos maux de quoi vivait ma flamme,
Et les douces erreurs dont je flattais mon âme.
Pour nourrir des désirs d’un beau feu trop contents,
C’était assez d’espoir que d’espérer au temps ;
Lui qui fait chaque jour tant de métamorphoses
Pouvait en ma faveur faire beaucoup de choses.
Mais enfin la déesse a prononcé ma mort,
Et je suis ce dernier sur qui tombe le sort.
J’étais indigne d’elle et de son hyménée,

Et toutefois, hélas ! je valais bien Phinée.

CASSIOPE
Vous plaindre en cet état, c’est tout ce que je puis.
PERSÉE
Vous vous plaindrez peut-être apprenant qui je suis.
Vous ne vous trompiez point touchant mon origine,
Lorsque vous la jugiez ou royale ou divine :
Mon père est… Mais pourquoi contre vous l’animer ?
Puisqu’il nous faut mourir, mourons sans le nommer ;
Il vengerait ma mort, si j’avais fait connaître
De quel illustre sang j’ai la gloire de naître ;
Et votre grand bonheur serait mal assuré,
Si vous m’aviez connu sans m’avoir préféré.
C’est trop perdre de temps, courons à votre joie,
Courons à ce bonheur que le ciel vous envoie ;
J’en veux être témoin, afin que mon tourment
Puisse par ce poison finir plus promptement.
CASSIOPE
Le temps vous fera voir pour souverain remède
Le peu que vous perdez en perdant Andromède ;
Et les dieux, dont pour nous vous voyez la bonté,
Vous rendront bientôt plus qu’ils ne vous ont ôté.
PERSÉE
Ni le temps ni les dieux ne feront ce miracle.
Mais allons : à votre heur je ne mets point d’obstacle,
Reine ; c’est l’affaiblir que de le retarder ;
Et les dieux ont parlé, c’est à moi de céder.




ACTE second

Cette place publique s’évanouit en un instant pour faire place à un jardin délicieux ; et ces grands palais sont changés en autant de vases de marbre blanc, qui portent alternativement, les uns des statues d’où sortent autant de jets d’eau, les autres des myrtes, des jasmins et d’autres arbres de cette nature. De chaque côté se détache un rang d’orangers dans de pareils vases, qui viennent former un admirable berceau jusqu’au milieu du théâtre, et le séparent ainsi en trois allées, que l’artifice ingénieux de la perspective fait paraître longues de plus de mille pas. C’est là qu’on voit Andromède avec ses nymphes qui cueillent des fleurs, et en composent une guirlande dont cette princesse veut couronner Phinée, pour le récompenser, par cette galanterie, de la bonne nouvelle qu’il lui vient d’apporter.

Scène I

Andromède, chœur de nymphes, un page.
 

ANDROMÈDE
Nymphes, notre guirlande est encor mal ornée ;
Et devant qu’il soit peu nous reverrons Phinée,
Que de ma propre main j’en voulais couronner
Pour les heureux avis qu’il vient de me donner.
Toutefois la faveur ne serait pas bien grande ;
Et mon cœur après tout vaut bien une guirlande.
Dans l’état où le ciel nous a mis aujourd’hui,
C’est l’unique présent qui soit digne de lui.

Quittez, nymphes, quittez ces peines inutiles ;
L’augure déplairait de tant de fleurs stériles ;
Il faut à notre hymen des présages plus doux.
Dites-moi cependant laquelle d’entre vous…
Mais il faut me le dire, et sans faire les fines.
AGLANTE
Quoi, madame ?
ANDROMÈDE
À tes yeux je vois que tu devines.
Dis-moi donc d’entre vous laquelle a retenu
En ces lieux jusqu’ici cet illustre inconnu.
Car enfin ce n’est point sans un peu de mystère
Qu’un tel héros s’attache à la cour de mon père.
Quelque chaîne l’arrête et le force à tarder.
Qu’on ne perde point temps à s’entre-regarder.
Parlez, et d’un seul mot éclaircissez mes doutes.
Aucune ne répond, et vous rougissez toutes !
Quoi ! toutes l’aimez-vous ? Un si parfait amant
Vous a-t-il su charmer toutes également ?
Il n’en faut point rougir, il est digne qu’on l’aime :
Si je n’aimais ailleurs, peut-être que moi-même,
Oui, peut-être, à le voir si bien fait, si bien né,
Il aurait eu mon cœur, s’il n’eût été donné.
Mais j’aime trop Phinée, et le change est un crime.
AGLANTE
Ce héros vaut beaucoup puisqu’il a votre estime ;
Mais il sait ce qu’il vaut, et n’a jusqu’à ce jour
À pas une de nous daigné montrer d’amour.
ANDROMÈDE
Que dis-tu ?
AGLANTE
Pas fait même une offre de service.
ANDROMÈDE
Ah ! c’est de quoi rougir toutes avec justice ;
Et la honte à vos fronts doit bien cette couleur,
Si tant de si beaux yeux ont pu manquer son cœur.
CÉPHALIE
Où les vôtres, madame, épandent leur lumière,
Cette honte pour nous est assez coutumière.
Les plus vives clartés s’éteignent auprès d’eux,
Comme auprès du soleil meurent les autres feux :
Et pour peu qu’on vous voie et qu’on vous considère,
Vous ne nous laissez point de conquêtes à faire.
ANDROMÈDE
Vous êtes une adroite ; achevez, achevez :
C’est peut-être en effet vous qui le captivez ;
Car il aime, et j’en vois la preuve trop certaine.
Chaque fois qu’il me parle il semble être à la gêne ;
Son visage et sa voix changent à tout propos ;
Il hésite, il s’égare au bout de quatre mots ;
Ses discours vont sans ordre ; et plus je les écoute,
Plus j’entends des soupirs dont j’ignore la route.
Où vont-ils, Céphalie ? où vont-ils ? répondez.
CÉPHALIE
C’est à vous d’en juger, vous qui les entendez.

 

UN PAGE, chantant sans être vu.

 

Qu’elle est lente cette journée !
ANDROMÈDE
Taisons-nous : cette voix me parle pour Phinée ;
Sans doute il n’est pas loin, et veut à son retour
Que des accents si doux m’expliquent son amour.
LE PAGE
Qu’elle est lente cette journée
Dont la fin me doit rendre heureux !
Chaque moment à mon cœur amoureux

Semble durer plus d’une année.
O ciel ! quel est l’heur d’un amant,
Si, quand il en a l’assurance.

Sa juste impatience
Est un nouveau tourment ?
Je dois posséder Andromède :
Juge, Soleil, quel est mon bien !
Vis-tu jamais amour égal au mien ?

Vois-tu beauté qui ne lui cède ?
Puis donc que la longueur du jour
De mon nouveau mal est la source,

Précipite ta course,
Et tarde ton retour.
Tu luis encore, et ta lumière
Semble se plaire à m’affliger.
Ah ! mon amour te va bien obliger

À quitter soudain ta carrière.
Viens, Soleil, viens voir la beauté
Dont le divin éclat me dompte ;

Et tu fuiras de honte
D’avoir moins de clarté.

ACTE second
Scène II

Phinée, Andromède, un page, Chœur de Nymphes, suite de Phinée.
 

PHINÉE
Ce n’est pas mon dessein, madame, de surprendre,
Puisque avant que d’entrer je me suis fait entendre.
ANDROMÈDE
Vos vœux pour les cacher n’étaient pas criminels,
Puisqu’ils suivent des dieux les ordres éternels.
PHINÉE
Que me direz-vous donc de leur galanterie ?
ANDROMÈDE
Que je vais vous payer de votre flatterie.
PHINÉE
Comment ?
ANDROMÈDE
En vous donnant de semblables témoins,
Si vous aimez beaucoup, que je n’aime pas moins.

Approchez, Liriope, et rendez-lui son change ;
C’est vous, c’est votre voix que je veux qui me venge.
De grâce, écoutez-la ; nous avons écouté,
Et demandons silence après l’avoir prêté.

 

LIRIOPE chante.

 

Phinée est plus aimé qu’Andromède n’est belle,
Bien qu’ici-bas tout cède à ses attraits ;
Comme il n’est point de si doux traits,

Il n’est point de cœur si fidèle.
De mille appas son visage semé

La rend une merveille :
Mais quoiqu’elle soit sans pareille,
Phinée est encore plus aimé.
Bien que le juste ciel fasse voir que sans crime

On la préfère aux nymphes de la mer,

Ce n’est que de savoir aimer
Qu’elle-même veut qu’on l’estime ;
Chacun, d’amour pour elle consumé,

D’un cœur lui fait un temple :
Mais quoiqu’elle soit sans exemple,
Phinée est encor plus aimé.
Enfin, si ses beaux yeux passent pour un miracle

C’est un miracle aussi que son amour,

Pour qui Vénus en ce beau jour
A prononcé ce digne oracle :
Le ciel lui-même, en la voyant, charmé,

La juge incomparable ;
Mais, quoiqu’il l’ait faite adorable,
Phinée est encor plus aimé.

(Cet air chanté, le page de Phinée et cette nymphe font un dialogue en musique, dont chaque couplet a pour refrain l’oracle que Vénus a prononcé au premier acte en faveur de ces deux amants, chanté par les deux voix unies, et répété par le chœur entier de la musique.)

LE PAGE
Heureux amant !
LIRIOPE
Heureuse amante !
LE PAGE
Ils n’ont qu’une âme.
LIRIOPE
Ils n’ont tous deux qu’un cœur.
LE PAGE
Joignons nos voix pour chanter leur bonheur.
LIRIOPE
Joignons nos voix pour bénir leur attente.
LE PAGE ET LIRIOPE
Andromède ce soir aura l’illustre époux
Qui seul est digne d’elle, et dont seule elle est digne.
Préparons son hymen, où, pour faveur insigne,
Les dieux ont résolu de se joindre avec nous.
CHŒUR
Préparons son hymen, où, pour faveur insigne,
Les dieux ont résolu de se joindre avec nous.
LE PAGE
Le ciel le veut.
LIRIOPE
Vénus l’ordonne.
LE PAGE
L’amour les joint.
LIRIOPE
L’hymen va les unir.
LE PAGE
Douce union que chacun doit bénir !
LIRIOPE
Heureuse amour qu’un tel succès couronne !
LE PAGE ET LIRIOPE
Andromède ce soir aura l’illustre époux
Qui seul est digne d’elle, et dont seule elle est digne.
Préparons son hymen, où, pour faveur insigne,
Les dieux ont résolu de se joindre avec nous.
CHŒUR
Préparons son hymen, où, pour faveur insigne,
Les dieux ont résolu de se joindre avec nous.
ANDROMÈDE
Il n’en faut point mentir, leur accord m’a surprise.
PHINÉE
Madame, c’est ainsi que tout me favorise,
Et que tous vos sujets soupirent en ces lieux
Après l’heureux effet de cet arrêt des dieux,
Que leurs souhaits unis…

ACTE second
Scène III

Phinée, Andromède, Timante, un page, chœur de Nymphes, suite de Phinée.
 

TIMANTE
Ah, seigneur ! ah, madame !
PHINÉE
Que nous veux-tu, Timante, et qui trouble ton âme ?
TIMANTE
Le pire des malheurs.
PHINÉE
Le roi serait-il mort ?
TIMANTE
Non, seigneur ; mais enfin le triste choix du sort
Vient de tomber… Hélas ! pourrai-je vous le dire ?
ANDROMÈDE
Est-ce sur quelque objet pour qui ton cœur soupire ?
TIMANTE

Soupirer à vos yeux du pire de ses coups,

N’est-ce pas dire assez qu’il est tombé sur vous ?
PHINÉE
Qui te fait nous donner de si vaines alarmes ?
TIMANTE




Si vous n’en croyez pas mes soupirs et mes larmes,
Vous en croirez le roi, qui bientôt à vos yeux
La va livrer lui-même aux ministres des dieux.
PHINÉE
C’est nous faire, Timante, un conte ridicule ;
Et je tiendrais le roi bien simple et bien crédule,
Si plus qu’une déesse il en croyait le sort.
TIMANTE
Le roi non plus que vous ne l’a pas cru d’abord ;
Il a fait par trois fois essayer sa malice,
Et l’a vu par trois fois faire même injustice ;
Du vase par trois fois ce beau nom est sorti.
PHINÉE
Et toutes les trois fois le sort en a menti.
Le ciel a fait pour vous une autre destinée ;
Son ordre est immuable, il veut notre hyménée ;
Il le veut, il y met le bonheur de ces lieux ;
Et ce n’est pas au sort à démentir les dieux.
ANDROMÈDE
Assez souvent le ciel par quelque fausse joie
Se plaît à prévenir les maux qu’il nous envoie ;
Du moins il m’a rendu quelques moments bien doux
Par ce flatteur espoir que j’allais être à vous.
Mais puisque ce n’était qu’une trompeuse attente,
Gardez mon souvenir, et je mourrai contente.
PHINÉE
Et vous mourrez contente ! Et j’ai pu mériter
Qu’avec contentement vous puissiez me quitter !
Détacher sans regret votre âme de la mienne !
Vouloir que je le voie, et que je m’en souvienne !
Et mon fidèle amour qui reçut votre foi
Vous trouve indifférente entre la mort et moi !

Oui, je m’en souviendrai, vous le voulez, madame ;
J’accepte le supplice où vous livrez mon âme :
Mais, quelque peu d’amour que vous me fassiez voir,
Le mien n’oublîra pas les lois de son devoir.
Je dois malgré le sort Je dois malgré vous-même,
Si vous aimez si mal, vous montrer comme on aime,
Et faire reconnaître aux yeux qui m’ont charmé
Que j’étais digne au moins d’être un peu mieux aimé.
Vous l’avoûrez bientôt, et j’aurai cette gloire
Qui dans tout l’avenir suivra notre mémoire,
Que pour se voir quitter avec contentement
Un amant tel que moi n’en est pas moins amant.
ANDROMÈDE
C’est donc trop peu pour moi que des malheurs si proches,
Si vous ne les croissez par d’injustes reproches !
Vous quitter sans regret ! les dieux me sont témoins
Que j’en montrerais plus si je vous aimais moins.
C’est pour vous trop aimer que je parais tout autre ;
J’étouffe ma douleur pour n’aigrir pas la vôtre ;
Je retiens mes soupirs de peur de vous fâcher,
Et me montre insensible afin de moins toucher.
Hélas ! si vous savez faire voir comme on aime,
Du moins vous voyez mal quand l’amour est extrême ;
Oui, Phinée, et je doute, en courant à la mort,
Lequel m’est plus cruel, ou de vous, ou du sort.
PHINÉE
Hélas ! qu’il était grand quand je l’ai cru s’éteindre,
Votre amour ! et qu’à tort ma flamme osait s’en plaindre !
Princesse, vous pouvez me quitter sans regret ;
Vous ne perdez en moi qu’un amant indiscret,
Qu’un amant téméraire, et qui même a l’audace
D’accuser votre amour quand vous lui faites grâce.
Mais pour moi, dont la perte est sans comparaison,
Qui perds en vous perdant et lumière et raison,
Je n’ai que ma douleur qui m’aveugle et me guide ;
Dessus toute mon âme elle seule préside ;
Elle y règne, et je cède entier à son transport ;
Mais je ne cède pas aux caprices du sort.

Que le roi par scrupule à sa rigueur défère,
Qu’une indigne équité le fasse injuste père,
La reine et mon amour sauront bien empêcher
Qu’un choix si criminel ne coûte un sang si cher.
J’ose tout, je puis tout après un tel oracle.
TIMANTE
La reine est hors d’état d’y joindre aucun obstacle ;
Surprise comme vous d’un tel événement,
Elle en a de douleur perdu tout sentiment ;
Et sans doute le roi livrera la princesse
Avant qu’on l’ait pu voir sortir de sa faiblesse.
PHINÉE
Eh bien ! mon amour seul saura jusqu’au trépas,
Malgré tous…
ANDROMÈDE
Le roi vient ; ne vous emportez pas.

ACTE second
Scène IV

Céphée, Phinée, Andromède, Persée, Timante, chœur de Nymphes, un page, suite du Roi et de Phinée.
 

CÉPHÉE
Ma fille, si tu sais les nouvelles funestes
De ce dernier effort des colères célestes,
Si tu sais de ton sort l’impitoyable cours,
Qui fait le plus cruel du plus beau de nos jours,
Épargne ma douleur, juges-en par sa cause,
Et va sans me forcer à te dire autre chose.
ANDROMÈDE
Seigneur, je vous l’avoue, il est bien rigoureux
De tout perdre au moment qu’on se doit croire heureux ;
Et le coup qui surprend un espoir légitime
Porte plus d’une mort au cœur de la victime.
Mais enfin il est juste, et je le dois bénir ;
La cause des malheurs les doit faire finir.
Le ciel, qui se repent sitôt de ses caresses,
Verra plus de constance en moi qu’en ses promesses ;
Heureuse, si mes jours un peu précipités
Satisfont à ces dieux pour moi seule irrités,
Si je suis la dernière à leur courroux offerte,
Si le salut public peut naître de ma perte !
Malheureuse pourtant de ce qu’un si grand bien
Vous a déjà coûté d’autre sang que le mien,
Et que je ne suis pas la première et l’unique
Qui rende à votre état la sûreté publique !
PHINÉE
Quel ! vous vous obstinez encore à me trahir ?
ANDROMÈDE
Je vous plains, je me plains, mais je dois obéir.
PHINÉE
Honteuse obéissance à qui votre amour cède !
CÉPHÉE
Obéissance illustre, et digne d’Andromède !
Son nom comblé par là d’un immortel honneur…
PHINÉE
Je l’empêcherai bien, ce funeste bonheur.
Andromède est à moi, vous me l’avez donnée ;
Le ciel pour notre hymen a pris cette journée ;
Vénus l’a commandé : qui me la peut ôter ?
Le sort auprès des dieux se doit-il écouter ?
Ah ! si j’en vois ici les infâmes ministres
S’apprêter aux effets de ses ordres sinistres…
CÉPHÉE
Apprenez que le sort n’agit que sous les dieux,
Et souffrez comme moi le bonheur de ces lieux.
Votre perte n’est rien au prix de ma misère ;
Vous n’êtes qu’amoureux, Phinée, et je suis père.
Il est d’autres objets dignes de votre foi ;
Mais il n’est point ailleurs d’autres filles pour moi.
Songez donc mieux qu’un père à ces affreux ravages
Que partout de ce monstre épandirent les rages ;
Et n’en rappelez pas l’épouvantable horreur,
Pour trop croire et trop suivre une aveugle fureur.
PHINÉE
Que de nouveau ce monstre entré dessus vos terres
Fasse à tous vos sujets d’impitoyables guerres ;
Le sang de tout un peuple est trop bien employé
Quand celui de ses rois en peut être payé ;
Et je ne connais point d’autre perte publique
Que celle où vous condamne un sort si tyrannique.
CÉPHÉE
Craignez ces mêmes dieux qui président au sort.
PHINÉE
Qu’entre eux-mêmes ces dieux se montrent donc d’accord.
Quelle crainte après tout me pourrait y résoudre ?
S’ils m’ôtent Andromède, ont-ils quelque autre foudre ?
Il n’est plus de respect qui puisse rien sur moi ;
Andromède est mon sort, et mes dieux, et mon roi ;
Punissez un impie, et perdez un rebelle ;
Satisfaites le sort en m’exposant pour elle ;
J’y cours : mais autrement je jure ses beaux yeux,
Et mes uniques rois, et mes uniques dieux…

(Ici le tonnerre commence à rouler avec un si grand bruit, et accompagné d’éclairs redoublés avec tant de promptitude, que cette feinte donne de l’épouvante aussi bien que de l’admiration, tant elle approche du naturel. On voit cependant descendre Éole avec huit vents, dont quatre sont à ses deux côtés, en sorte toutefois que les deux plus proches sont portés sur le même nuage que lui, et les deux plus éloignés sont comme volant en l’air tout contre ce même nuage. Les quatre autres paraissent deux à deux au milieu de l’air sur les ailes du théâtre, deux à la main gauche et deux à la droite ; ce qui n’empêche pas Phinée de continuer ses blasphèmes.)

ACTE second
Scène V

Æole, huit vents, Céphée, Persée, Phinée, Andromède, chœur de nymphes, suite du roi et de Phinée
 

CÉPHÉE
Arrêtez ; ce nuage enferme une tempête
Qui peut-être déjà menace votre tête.
N’irritez plus les dieux déjà trop irrités.
PHINÉE
Qu’il crève, ce nuage, et que ces déités…
CÉPHÉE
Ne les irritez plus, vous dis-je, et prenez garde…
PHINÉE
À les trop irriter qu’est-ce que je hasarde ?
Que peut craindre un amant quand il voit tout perdu ?
Tombe, tombe sur moi leur foudre, s’il m’est dû ;
Mais s’il est quelque main assez lâche et traîtresse
Pour suivre leur caprice et saisir ma princesse.
Seigneur, encore un coup, je jure ses beaux yeux,
Et mes uniques rois, et mes uniques dieux…

 

ÆOLE,
au milieu de l’air.




 

Téméraire mortel, n’en dis pas davantage ;
Tu n’obliges que trop les dieux à te haïr :
Quoi que pense attenter l’orgueil de ton courage.
Ils ont trop de moyens de se faire obéir.

Connais-moi, pour ton infortune ;
Je suis Æole, roi des vents.
Partez, mes orageux suivants,
Faites ce qu’ordonne Neptune.

(Ce commandement d’Æole produit un spectacle étrange et merveilleux tout ensemble. Les deux vents qui étaient à ses côtés suspendus en l’air s’envolent, l’un à gauche et l’autre à droit : deux autres remontent avec lui dans le ciel sur le même nuage qui les vient d’apporter ; deux autres, qui étaient à sa main gauche sur les ailes du théâtre, s’avancent au milieu de l’air, où, ayant fait un tour, ainsi que deux tourbillons, ils passent au côté droit du théâtre, d’où les deux derniers fondent sur Andromède, et, l’ayant saisie chacun par un bras. Ils l’enlèvent de l’autre côté jusque dans les nues.)

ANDROMÈDE
Ô ciel !
CÉPHÉE
Ils l’ont saisie, et l’enlèvent en l’air.
PHINÉE
Ah ! ne présumez pas ainsi me la voler ;
Je vous suivrai partout malgré votre surprise.

ACTE second
Scène VI

Céphée, Persée, suite du roi.
 

PERSÉE
Seigneur, un tel péril ne veut point de remise ;
Mais espérez encor, je vole à son secours,
Et vais forcer le sort à prendre un autre cours.
CÉPHEE
Vingt amants pour Nérée en firent l’entreprise ;
Mais il n’est point d’effort que ce monstre ne brise.
Tous voulurent sauver ses attraits adorés,
Tous furent avec elle à l’instant dévorés.
PERSÉE
Le ciel aime Andromède, il veut son hyménée,
Seigneur ; et si les vents l’arrachent à Phinée,
Ce n’est que pour la rendre à quelque illustre époux
Qui soit plus digne d’elle, et plus digne de vous ;
À quelque autre par là les dieux l’ont réservée.
Vous saurez qui je suis quand je l’aurai sauvée.
Adieu. Par des chemins aux hommes inconnus
Je vais mettre en effet l’oracle de Vénus.
Le temps nous est trop cher pour le perdre en paroles.
CÉPHÉE
Moi, qui ne puis former d’espérances frivoles,
Pour ne voir point courir ce grand cœur au trépas,
Je vais faire des vœux qu’on n’écoutera pas.

ACTE troisième

Il se fait ici une si étrange métamorphose, qu’il semble qu’avant de sortir de ce jardin Persée ait découvert cette monstrueuse tête de Méduse qu’il porte partout sous son bouclier. Les myrtes et les jasmins qui le composaient sont devenus des rochers affreux, dont les masses inégalement escarpées et bossues suivent si parfaitement le caprice de la nature, qu’il semble qu’elle ait plus contribué que l’art à les placer ainsi des deux côtés du théâtre : c’est en quoi l’artifice de l’ouvrier est merveilleux, et se fait voir d’autant plus, qu’il prend soin de se cacher. Les vagues s’emparent de toute la scène, à la réserve de cinq ou six pieds qu’elles laissent pour leur servir de rivage ; elles sont dans une agitation continuelle, et composent comme un golfe enfermé entre ces deux rangs de falaises : on en voit l’embouchure se dégorger dans la pleine mer, qui paraît si vaste et d’une si grande étendue, qu’on jurerait que les vaisseaux qui flottent près de l’horizon, dont la vue est bornée, sont éloignés de plus de six lieues de ceux qui les considèrent. Il n’y a personne qui ne juge que cet horrible spectacle est le funeste appareil de l’injustice des dieux et du supplice d’Andromède ; aussi la voit-on au haut des nues, d’où les deux vents qui l’ont enlevée l’apportent avec impétuosité et l’attachent au pied d’un de ces rochers.

Scène première

Andromède, au pied d’un rocher ; deux vents qui l’y attachent, Timante, chœur de peuple sur le rivage.

TIMANTE
Allons voir, chers amis, ce qu’elle est devenue,
La princesse, et mourir, s’il se peut, à sa vue.
CHŒUR
La voilà que ces vents achèvent d’attacher,
En infâmes bourreaux, à ce fatal rocher,
TIMANTE
Oui, c’est elle sans doute. Ah ! l’indigne spectacle !
CHŒUR
Si le ciel n’est injuste, il lui doit un miracle.

(Les vents s’envolent.)

TIMANTE
Il en fera voir un, s’il en croit nos désirs.
ANDROMÈDE
Ô dieux !
TIMANTE
Avec respect écoutons ses soupirs ;
Et puissent les accents de ses premières plaintes
Porter dans tous nos cœurs de mortelles atteintes !
ANDROMÈDE
Affreuse image du trépas
Qu’un triste honneur m’avait fardée,
Surprenantes horreurs, épouvantable idée.

Qui tantôt ne m’ébranliez pas,
Que l’on vous conçoit mal quand on vous envisage

Avec un peu d’éloignement !
Qu’on vous méprise alors ! qu’on vous brave aisément !

Mais que la grandeur de courage
Devient d’un difficile usage
Lorsqu’on touche au dernier moment !
Ici seule, et de toutes parts
À mon destin abandonnée ;
Ici que je n’ai plus ni parents, ni Phinée,

Sur qui détourner mes regards ;
L’attente de la mort de tout mon cœur s’empare.

Il n’a qu’elle à considérer ;
Et, quoi que de ce monstre il s’ose figurer.

Ma constance qui s’y prépare
Le trouve d’autant plus barbare
Qu’il diffère à me dévorer.
Étrange effet de mes malheurs !
Mon âme traînante, abattue,
N’a qu’un moment à vivre, et ce moment me lue

À force de vives douleurs.
Ma frayeur a pour moi mille mortelles feintes,

Cependant que la mort me fuit ;
Je pâme au moindre vent, je meurs au moindre bruit ;

Et mes espérances éteintes
N’attendent la fin de mes craintes
Que du monstre qui les produit.
Qu’il tarde à suivre mes désirs !
Et que sa cruelle paresse
À ce cœur dont ma flamme est encor la maîtresse

Goûte d’amers et longs soupirs !
Ô toi, dont jusqu’ici la douceur m’a suivie,

Va-t’en, souvenir indiscret ;
Et, cessant de me faire un entretien secret

De ce prince qui m’a servie,
Laisse-moi sortir de la vie
Avec un peu moins de regret.
C’est assez que tout l’univers
Conspire à faire mes supplices ;
Ne les redouble point, toi qui fus mes délices,

En me montrant ce que je perds ;
Laisse-moi…

ACTE troisième
Scène II

Cassiope, Andromède, Timante, chœur de peuple.
 

CASSIOPE
Me voici, qui seule ai fait le crime ;
Me voici, justes dieux, prenez votre victime ;
S’il est quelque justice encore parmi vous,
C’est à moi seule, à moi qu’est dû votre courroux.
Punir les innocents, et laisser les coupables.
Inhumains ! est-ce en être, est-ce en être capables ?
À moi tout le supplice, à moi tout le forfait.
Que faites-vous, cruels ? qu’avez-vous presque fait ?
Andromède est ici votre plus rare ouvrage ;
Andromède est ici votre plus digne image ;
Elle rassemble en soi vos attraits divisés :
On vous connaîtra moins si vous la détruisez.

Ah ! je découvre enfin d’où provient tant de haine ;
Vous en êtes jaloux plus que je n’en fus vaine ;
Si vous la laissiez vivre, envieux tout-puissants,
Elle aurait plus que vous et d’autels et d’encens ;
Chacun préférerait le portrait au modèle,
Et bientôt l’univers n’adorerait plus qu’elle.
ANDROMÈDE
En l’état où je suis le sort m’est-il trop doux,
Si vous ne me donnez de quoi craindre pour vous ?
Faut-il encore ce comble à des malheurs extrêmes ?
Qu’espérez vous, madame, à force de blasphèmes ?
CASSIOPE
Attirer et leur monstre et leur foudre sur moi :
Mais je ne les irrite, hélas ! que contre toi ;
Sur ton sang innocent retombent tous mes crimes ;
Seule tu leur tiens lieu de mille autres victimes,
Et pour punir ta mère ils n’ont, ces cruels dieux,
Ni monstre dans la mer, ni foudre dans les cieux.
Aussi savent-ils bien que se prendre à ta vie,
C’est percer de mon cœur la plus tendre partie ;
Que je souffre bien plus en te voyant périr,
Et qu’ils me feraient grâce en me faisant mourir.
Ma fille, c’est donc là cet heureux hyménée,
Cette illustre union par Vénus ordonnée
Qu’avecque tant de pompe il fallait préparer,
Et que ces mêmes dieux devaient tant honorer !

Ce que nos yeux ont vu n’était-ce donc qu’un songe,
Déesse ? ou ne viens-tu que pour dire un mensonge ?
Nous aurais-tu parlé sans l’aveu du Destin ?
Est-ce ainsi qu’à nos maux le ciel trouve une On ?
Est-ce ainsi qu’Andromède en reçoit les caresses ?
Si contre elle l’envie émeut quelques déesses,
L’amour en sa faveur n’arme-t-il point de dieux ?
Sont-ils tous devenus, ou sans cœur, ou sans yeux ?
Le maître souverain de toute la nature
Pour de moindres beautés a changé de figure ;
Neptune a soupiré pour de moindres appas ;
Elle en montre à Phébus que Daphné n’avait pas ;
Et l’Amour en Psyché voyait bien moins de charmes,
Quand pour elle il daigna se blesser de ses armes.

Qui dérobe à tes yeux le droit de tout charmer.
Ma fille ? au vif éclat qu’ils sèment dans la mer.
Les tritons amoureux, malgré leurs néréides,
Devraient déjà sortir de leurs grottes humides.
Aux fureurs de leur monstre à l’envi s’opposer,
Contre ce même écueil eux-mêmes l’écraser,
Et de ses os brisés, de sa rage étouffée,
Au pied de ton rocher t’élever un trophée.

 

ANDROMÈDE,
voyant venir le monstre de loin.

 

Renouveler le crime, est-ce pour les fléchir ?
Vous hâtez mon supplice au lieu de m’affranchir.
Vous appelez le monstre. Ah ! du moins à sa vue
Quittez la vanité qui m’a déjà perdue.
Il n’est mortel ni dieu qui m’ose secourir.
Il vient ; consolez-vous, et me laissez mourir.
CASSIOPE
Je le vois, c’en est fait. Parais du moins, Phinée,
Pour sauver la beauté qui t’était destinée ;
Parais. Il en est temps, viens en dépit des dieux
Sauver ton Andromède, ou périr à ses yeux ;
L’amour te le commande, et l’honneur t’en convie ;
Peux-tu, si tu la perds, aimer encor la vie ?
ANDROMÈDE
Il n’a manque d’amour, ni manque de valeur ;
Mais sans doute, madame, il est mort de douleur :
Et comme il a du cœur et sait que je l’adore,
Il périrait ici, s’il respirait encore.
CASSIOPE
Dis plutôt que l’ingrat n’ose te mériter.
Toi donc, qui plus que lui t’osais tantôt vanter,
Viens, amant inconnu, dont la haute origine,
Si nous t’en voulons croire, est royale ou divine ;
Viens en donner la preuve, et, par un prompt secours,
Fais-nous voir quelle foi l’on doit à tes discours ;
Supplante ton rival par une illustre audace ;
Viens à droit de conquête en occuper la place :
Andromède est à toi si tu l’oses gagner.

Quoi ! lâches, le péril vous la fait dédaigner !
Il éteint en tous deux ces flammes sans secondes !
Allons, mon désespoir, jusqu’au milieu des ondes
Faire servir l’effort de nos bras impuissants
D’exemple et de reproche à leurs feux languissants ;
Faisons ce que tous deux devraient faire avec joie ;
Détournons sa fureur dessus une autre proie :
Heureuse si mon sang la pouvait assouvir !
Allons. Mais qui m’arrête ? Ah ! c’est mal me servir.

(On voit ici Persée descendre du haut des nues.)

ACTE troisième
Scène III

Andromède, attachée au rocher ; Persée, en l’air, sur le cheval Pégase ; Cassiope, Timante et le chœur sur le rivage.

TIMANTE,
montrant Persée à Cassiope, et l’empêchant de se jeter en la mer.

 

Courez-vous à la mort quand on vole à votre aide ?
Voyez par quels chemins on secourt Andromède ;
Quel héros, ou quel dieu sur ce cheval ailé…

CASSIOPE
Ah ! c’est cet inconnu par mes cris appelé,
C’est lui-même, seigneur, que mon âme étonnée…

 

PERSÉE,
en l’air, sur le Pégase.

 

Reine, voyez par là si je vaux bien Phinée,
Si j’étais moins que lui digne de votre choix,
Et si le sang des dieux cède à celui des rois.
CASSIOPE
Rien n’égale, seigneur, un amour si fidèle ;
Combattez donc pour vous en combattant pour elle :
Vous ne trouverez point de sentiments ingrats.

 

PERSÉE,
à Andromède.

 

Adorable princesse, avouez-en mon bras.

 

CHŒUH DE MUSIQUE,
cependant que Persée combat le monstre.

 

Courage, enfant des dieux, elle est votre conquête ;

Et jamais amant ni guerrier

Ne vit ceindre sa tête
D’un si beau myrte ou d’un si beau laurier.

 

UNE VOIX
seule.

 

Andromède est le prix qui suit votre victoire :

Combattez, combattez ;
Et vos plaisirs et votre gloire
Rendront jaloux les dieux dont vous sortez.

 

LE CHŒUR
répète.

 

Courage, enfant des dieux, elle est votre conquête ;

Et jamais amant ni guerrier

Ne vit ceindre sa tête
D’un si beau myrte ou d’un si beau laurier.

 

TIMANTE,
à la reine.

 

Voyez de quel effet notre attente est suivie,
Madame ; elle est sauvée, et le monstre est sans vie.

 

PERSÉE, ayant tué le monstre.

 

Rendez grâces au dieu qui m’en a fait vainqueur.
CASSIOPE
Ô ciel ! que ne vous puis-je assez ouvrir mon cœur !
L’oracle de Vénus enfin s’est fait entendre :
Voilà ce dernier choix qui nous devait tout rendre ;
Et vous êtes, seigneur, l’incomparable époux
Par qui le sang des dieux se doit joindre avec nous.

Ne pense plus, ma fille, à ton ingrat Phinée ;
C’est à ce grand héros que le sort t’a donnée ;
C’est pour lui que le ciel te destine aujourd’hui ;
Il est digne de toi, rends-toi digne de lui.
PERSÉE
Il faut la mériter par mille autres services ;
Un peu d’espoir suffit pour de tels sacrifices.
Princesse, cependant quittez ces tristes lieux,
Pour rendre à votre cour tout l’éclat de vos yeux.
Ces vents, ces mêmes vents qui vous ont enlevée,
Vont rendre de tout point ma victoire achevée :
L’ordre que leur prescrit mon père Jupiter
Jusqu’en votre palais les force à vous porter,
Les force à vous remettre où tantôt leur surprise…
ANDROMÈDE
D’une frayeur mortelle à peine encore remise,
Pardonnez, grand héros, si mon étonnement
N’a pas la liberté d’aucune remercîment.
PERSÉE
Venez, tyrans des mers, réparer votre crime,
Venez restituer cette illustre victime ;
Méritez votre grâce, impétueux mutins,
Par votre obéissance au maître des destins.

(Les vents obéissent aussitôt à ce commandement de Persée ; et on les voit en un moment détacher cette princesse, et la reporter par-dessus les flots jusqu’aux lieux d’où ils l’avaient apportée au commencement de cet acte. En même temps Persée revole en haut sur son cheval ailé ; et, après avoir fait un caracol admirable au milieu de l’air, il tire du même côté qu’on a vu disparaître la princesse : tandis qu’il vole, tout le rivage retentit de cris de joie et de chants de victoire.)

 

CASSIOPE,
voyant Persée revoler en haut après sa victoire.

 

Peuple, qu’à pleine voix l’allégresse publique
Après un tel miracle en triomphe s’explique,
Et fasse retentir sur ce rivage heureux
L’immortelle valeur d’un bras si généreux.
CHŒUR
Le monstre est mort, crions victoire,
Victoire tous, victoire à pleine voix ;

Que nos campagnes et nos bois
Ne résonnent que de sa gloire.
Princesse, elle vous donne enfin l’illustre époux

Qui seul était digne de vous.
Vous êtes sa digne conquête.
Victoire tous, victoire à son amour !

C’est lui qui nous rend ce beau jour,
C’est lui qui calme la tempête :
Et c’est lui qui vous donne enfin l’illustre époux

Qui seul était digne de vous.

 

CASSIOPE,
après que Persée est disparu.

 

Dieux ! j’étais sur ces bords immobile de joie !
Allons voir où ces vents ont reporté leur proie,
Embrasser ce vainqueur, et demander au roi
L’effet du juste espoir qu’il a reçu de moi.

ACTE troisième
Scène IV

Cymodoce, Éphyre, Cydippe.
 

(Ces trois néréides s’élèvent du milieu des flots.)

CYMODOCE
Ainsi notre colère est de tout point bravée !
Ainsi notre victime à nos yeux enlevée
Va croître les douceurs de ses contentements
Par le juste mépris de nos ressentiments.
ÉPHYRE
Toute notre fureur, toute notre vengeance
Semble avec son destin être d’intelligence.
N’agir qu’en sa faveur ; et ses plus rudes coups
Ne font que lui donner un plus illustre époux.
CYDIPPE
Le sort, qui jusqu’ici nous a donné le change,
Immole à ses beautés le monstre qui nous venge ;
Du même sacrifice, et dans le même lieu,
De victime qu’elle est, elle devient le dieu.

Cessons dorénavant, cessons d’être immortelles,
Puisque les immortels trahissent nos querelles,
Qu’une beauté commune est plus chère à leurs yeux :
Car son libérateur est sans doute un des dieux.
Autre qu’un dieu n’eût pu nous ôter cette proie ;
Autre qu’un dieu n’eût pu prendre une telle voie ;
Et ce cheval ailé fût péri mille fois
Avant que de voler sous un indigne poids.
CYMODOCE
Oui, c’est sans doute un dieu qui vient de la défendre.
Mais il n’est pas, mes sœurs, encor temps de nous rendre ;
Et puisqu’un dieu pour elle ose nous outrager,
Il faut trouver aussi des dieux à nous venger.
Du sang de notre monstre encore toutes teintes,
Au palais de Neptune allons porter nos plaintes,
Lui demander raison de l’immortel affront
Qu’une telle défaite imprime à notre front.
CYDIPPE
Je crois qu’il nous prévient ; les ondes en bouillonnent ;
Les conques des tritons dans ces rochers résonnent ;
C’est lui-même, parlons.

ACTE troisième
Scène V

Neptune, les trois néréides.
 

 

Neptune, dans son char formé d’une grande conque de nacre, et tiré par deux chevaux marins.

 

Je sais vos déplaisirs,

Mes filles ; et je viens au bruit de vos soupirs,

De l’affront qu’on vous fait plus que vous en colère.
C’est moi que tyrannise un superbe de frère,
Qui dans mon propre État m’osant faire la loi,
M’envoie un de ses fils pour triompher de moi.
Qu’il règne dans le ciel, qu’il règne sur la terre ;
Qu’il gouverne à son gré l’éclat de son tonnerre ;
Que même du Destin il soit indépendant ;
Mais qu’il me laisse à moi gouverner mon trident.
C’est bien assez pour lui d’un si grand avantage,
Sans me venir braver encor dans mon partage.
Après cet attentat sur l’empire des mers,
Même honte à leur tour menace les enfers ;
Aussi leur souverain prendra notre querelle :
Je vais l’intéresser avec Junon pour elle ;
Et tous trois, assemblant notre pouvoir en un,
Nous saurons bien dompter notre tyran commun.
Adieu. Consolez-vous, nymphes trop outragées ;
Je périrai moi-même, ou vous serez vengées :
Et j’ai su du Destin, qui se ligue avec nous,
Qu’Andromède ici-bas n’aura jamais d’époux.

(Il fond au milieu de la mer.)

CYMODOCE
Après le doux espoir d’une telle promesse
Reprenons, chères sœurs, une entière allégresse.

(Les néréides se plongent aussi dans la mer.)

ACTE quatrième

Les vagues fondent sous le théâtre ; et ces hideuses masses de pierres dont elles battaient le pied font place à la magnificence d’un palais royal. On ne le voit pas tout entier, on n’en voit que le vestibule, ou plutôt la grande salle, qui doit servir aux noces de Persée et d’Andromède. Deux rangs de colonnes de chaque côté, l’un de rondes, et l’autre de quarrées, en font les ornements : elles sont enrichies de statues de marbre blanc d’une grandeur naturelle, et leurs bases, corniches, amortissements, étalent tout ce que peut la justesse de l’architecture. Le frontispice suit le même ordre ; et, par trois portes dont il est percé, il fait voir trois allées de cyprès où l’œil s’enfonce à perte de vue.

Scène première

Andromède, Persée, chœur de nymphes, suite de Persée.
 

PERSÉE
Que me permettez-vous, madame, d’espérer ?
Mon amour jusqu’à vous a-t-il lieu d’aspirer ?
Et puis-je, en cette illustre et charmante journée,

Prétendre jusqu’au cœur que possédait Phinée ?

ANDROMÈDE
Laissez-moi l’oublier, puisqu’on me donne à vous ;
Et s’il l’a possédé n’en soyez point jaloux.
Le choix du roi l’y mit, le choix du roi l’en chasse ;
Ce même choix du roi vous y donne sa place ;
N’exigez rien de plus : je ne sais point haïr ;
Je ne sais point aimer, mais je sais obéir :
Je sais porter ce cœur à tout ce qu’on m’ordonne,
Il suit aveuglément la main qui vous le donne ;
De sorte, grand héros, qu’après le choix du roi,
Ce que vous demandez est plus à vous qu’à moi.
PERSÉE
Que je puisse abuser ainsi de sa puissance !
Hasarder vos plaisirs sur votre obéissance !
Et de libérateur de vos rares beautés
M’élever en tyran dessus vos volontés !

Princesse, mon bonheur vous aurait mal servie,
S’il vous faisait esclave en vous rendant la vie ;
Et s’il n’avait sauvé des jours si précieux
Que pour les attacher sous un joug odieux.
C’est aux courages bas, c’est aux amants vulgaires,
À faire agir pour eux l’autorité des pères.
Souffrez à mon amour des chemins différents.
J’ai vu parler pour moi les dieux et vos parents ;
Je sens que mon espoir s’enfle de leur suffrage ;
Mais je n’en veux enfin tirer autre avantage
Que de pouvoir ici faire hommage à vos yeux
Du choix de vos parents, et du vouloir des dieux.
Ils vous donnent à moi, je vous rends à vous-même ;
Et comme enfin c’est vous et non pas moi que j’aime,
J’aime mieux m’exposer à perdre un bien si doux
Que de vous obtenir d’un autre que de vous.
Je garde cet espoir, et hasarde le reste,
Et, me soit votre choix ou propice ou funeste,
Je bénirai l’arrêt qu’en feront vos désirs,
Si ma mort vous épargne un peu de déplaisirs.
Remplissez mon espoir ou trompez mon attente,
Je mourrai sans regret, si vous vivez contente ;
Et mon trépas n’aura que d’aimables moments,
S’il vous ôte un obstacle à vos contentements.
ANDROMÈDE
C’est trop d’être vainqueur dans la même journée
Et de ma retenue et de ma destinée.
Après que par le roi vos vœux sont exaucés,
Vous parler d’obéir c’était vous dire assez :
Mais vous voulez douter, afin que je m’explique,
Et que votre victoire en devienne publique.
Sachez donc…
PERSÉE
Non, madame : où j’ai tant d’intérêt,
Ce n’est pas devant moi qu’il faut faire l’arrêt.
L’excès de vos bontés pourrait en ma présence
Faire à vos sentiments un peu de violence ;
Ce bras vainqueur du monstre, et qui vous rend le jour,
Pourrait en ma faveur séduire votre amour ;
La pitié de mes maux pourrait même surprendre
Ce cœur trop généreux pour s’en vouloir défendre ;
Et le moyen qu’un cœur ou séduit ou surpris
Fût juste en ses faveurs, ou juste en ses mépris ?

De tout ce que j’ai fait ne voyez que ma flamme,
De tout ce qu’on vous dit ne croyez que votre âme ;
Ne me répondez point, et consultez-la bien ;
Faites votre bonheur sans aucun soin du mien :
Je lui voudrais du mal s’il retranchait du vôtre,
S’il vous pouvait coûter un soupir pour quelque autre,
Et si, quittant pour moi quelques destins meilleurs,
Votre devoir laissait votre tendresse ailleurs.
Je vous le dis encor dans ma plus douce attente,
Je mourrai trop content, si vous vivez contente,
Et si, l’heur de ma vie ayant sauvé vos jours,
La gloire de ma mort assure vos amours.
Adieu. Je vais attendre ou triomphe ou supplice,
L’un comme effet de grâce, et l’autre de justice.
ANDROMÈDE
À ces profonds respects qu’ici vous me rendez
Je ne réplique point, vous me le défendez ;
Mais, quoique votre amour me condamne au silence,
Je vous dirai, seigneur, malgré votre défense,
Qu’un héros tel que vous ne saurait ignorer
Qu’ayant tout mérité l’on doit tout espérer.

ACTE quatrième
Scène II

Andromède, chœur de nymphes.
 

ANDROMÈDE
Nymphes, l’auriez-vous cru qu’en moins d’une journée
J’aimasse de la sorte un autre que Phinée ?
Le roi l’a commandé, mais de mon sentiment
Je m’offrais en secret à son commandement.
Ma flamme impatiente invoquait sa puissance,
Et courait au-devant de mon obéissance.
Je fais plus ; au seul nom de mon premier vainqueur,
L’amour à la colère abandonne mon cœur ;
Et ce captif rebelle, ayant brisé sa chaîne,
Va jusques au dédain, s’il ne passe à la haine.
Que direz-vous d’un change et si prompt et si grand,
Qui dans ce même cœur moi-même me surprend ?
AGLANTE
Que pour faire un bonheur promis par tant d’oracles
Cette grande journée est celle des miracles,
Et qu’il n’est pas aux dieux besoin de plus d’effort
À changer votre cœur qu’à changer votre sort.
Cet empire absolu qu’ils ont dessus nos âmes
Éteint comme il leur plaît et rallume nos flammes,
Et verse dans nos cœurs, pour se faire obéir,
Des principes secrets d’aimer et de haïr.
Nous en voyons au votre en cette haute estime
Que vous nous témoigniez pour ce bras magnanime ;
Au défaut de l’amour que Phinée emportait,
Il lui donnait dès lors tout ce qui lui restait ;
Dès lors ces mêmes dieux, dont l’ordre s’exécute,
Le penchaient du côté qu’ils préparaient sa chute ;
Et cette haute estime attendant ce beau jour
N’était qu’un beau degré pour monter à l’amour.
CÉPHALIE
Un digne amour succède à cette haute estime :
Si je puis toutefois vous le dire sans crime,
C’est hasarder beaucoup que croire entièrement
L’impétuosité d’un si prompt changement,

Comme pour vous Phinée eut toujours quelques charmes,
Peut-être il ne lui faut qu’un soupir et deux larmes
Pour dissiper un peu de cette avidité
Qui d’un si gros torrent suit la rapidité.
Deux amants que sépare une légère offense
Rentrent d’un seul coup d’œil en pleine intelligence.
Vous reverrez en lui ce qui le fit aimer,
Les mêmes qualités qu’il vous plut estimer…
ANDROMÈDE
Et j’y verrai de plus cette âme lâche et basse
Jusqu’à m’abandonner à toute ma disgrâce ;
Cet ingrat trop aimé qui n’osa me sauver,
Qui, me voyant périr, voulut se conserver,
Et crut s’être acquitté devant ce que nous sommes,
En querellant les dieux et menaçant les hommes.
S’il eût… Mais le voici ; voyons si ses discours
Rompront de ce torrent ou grossiront le cours.

ACTE quatrième
Scène III

Andromède, Phinèe, Ammon, Chœur de Nymphes, suite de Phinée.
 

PHINÉE
Sur un bruit qui m’étonne, et que je ne puis croire,
Madame, mon amour, jaloux de votre gloire,
Vient savoir s’il est vrai que vous soyez d’accord,
Par un change honteux, de l’arrêt de ma mort.
Je ne suis point surpris que le roi, que la reine,
Suivent les mouvements d’une faiblesse humaine ;
Tout ce qui me surprend, ce sont vos volontés.
On vous donne à Persée, et vous y consentez !
Et toute votre foi demeure sans défense
Alors que de mon bien on fait sa récompense !
ANDROMÈDE
Oui, j’y consens, Phinée, et j’y dois consentir ;
Et quel que soit ce bien qu’il a su garantir,
Sans vous faire injustice on en fait son salaire,
Quand il a fait pour moi ce que vous deviez faire.
De quel front osez-vous me nommer votre bien,
Vous qu’on a vu tantôt n’y prétendre plus rien ?
Quoi ! vous consentirez qu’un monstre me dévore,
Et ce monstre étant mort je suis à vous encore !
Quand je sors de péril vous revenez à moi !
Vous avez de l’amour, et je vous dois ma foi !
C’était de sa fureur qu’il me fallait défendre,
Si vous vouliez garder quelque droit d’y prétendre :
Ce demi-dieu n’a fait, quoi que vous prétendiez,
Que m’arracher au monstre à qui vous me cédiez.
Quittez donc cette vaine et téméraire idée ;
Ne me demandez plus quand vous m’avez cédée.
Ce doit être pour vous même chose aujourd’hui,
Ou de me voir au monstre, ou de me voir à lui.
PHINÉE
Qu’ai-je oublié pour vous de ce que j’ai pu faire ?
N’ai-je pas des dieux même attiré la colère ?
Lorsque je vis. Æole armé pour m’en punir,
Fut-il en mon pouvoir de vous mieux retenir ?
N’eurent-ils pas besoin d’un éclat de tonnerre,
Ses ministres ailés, pour me jeter par terre ?
Et voyant mes efforts avorter sans effets.
Quels pleurs n’ai-je versés, et quels vœux n’ai-je faits ?
ANDROMÈDE
Vous avez donc pour moi daigné verser des larmes,
Lorsque pour me défendre un autre a pris les armes !
Et dedans mon péril vos sentiments ingrats
S’amusaient à des vœux quand il fallait des bras !
PHINÉE
Que pouvais-je de plus, ayant vu pour Nérée
De vingt amants armés la troupe dévorée ?
Devais-je encor promettre un succès à ma main,
Qu’on voyait au-dessus de tout l’effort humain ?
Devais-je me flatter de l’espoir d’un miracle ?
ANDROMÈDE
Vous deviez l’espérer sur la foi d’un oracle :
Le ciel l’avait promis par un arrêt si doux !
Il l’a fait par un autre, et l’aurait fait par vous.

Mais quand vous auriez cru votre perte assurée,
Du moins ces vingt amants dévorés pour Nérée
Vous laissaient un exemple et noble et glorieux.
Si vous n’eussiez pas craint de périr à mes yeux.
Ils voyaient de leur mort la même certitude ;
Mais avec plus d’amour et moins d’ingratitude.
Tous voulurent mourir pour leur objet mourant.
Que leur amour du vôtre était bien différent !
L’effort de leur courage a produit vos alarmes,
Vous a réduit aux vœux, vous a réduit aux larmes ;
Et, quoique plus heureuse en un semblable sort,
Je vois d’un œil jaloux la gloire de sa mort.
Elle avait vingt amants qui voulurent la suivre,
Et je n’en avais qu’un, qui m’a voulu survivre.
Encor ces vingt amants qui vous ont alarmé
N’étaient pas tous aimés, et vous étiez aimé :
Ils n’avaient la plupart qu’une faible espérance,
Et vous aviez, Phinée, une entière assurance ;
Vous possédiez mon cœur, vous possédiez ma foi ;
N’était-ce point assez pour mourir avec moi ?
Pouviez-vous ?
PHINÉE
Pouviez-vous ? Ah ! de grâce, imputez-moi, madame,
Les crimes les plus noirs dont soit capable une âme ;
Mais ne soupçonnez point ce malheureux amant
De vous pouvoir jamais survivre un seul moment.
J’épargnais à mes yeux un funeste spectacle,
Où mes bras impuissants n’avaient pu mettre obstacle,
Et tenais ma main prête à servir ma douleur
Au moindre et premier bruit qu’eût fait votre malheur.
ANDROMÈDE
Et vos respects trouvaient une digne matière
À me laisser l’honneur de périr la première !
Ah ! c’était à mes yeux qu’il fallait y courir,
Si vous aviez pour moi cette ardeur de mourir.
Vous ne me deviez pas envier cette joie
De voir offrir au monstre une première proie ;
Vous m’auriez de la mort adouci les horreurs ;
Vous m’auriez fait du monstre adorer les fureurs ;
Et lui voyant ouvrir ce gouffre épouvantable,
Je l’aurais regardé comme un port favorable,
Comme un vivant sépulcre où mon cœur amoureux
Eût brûlé de rejoindre un amant généreux.
J’aurais désavoué la valeur de Persée ;
En me sauvant la vie il m’aurait offensée ;
Et de ce même bras qu’il m’aurait conservé
Je vous immolerais ce qu’il m’aurait sauvé.
Ma mort aurait déjà couronné votre perte,
Et la bonté du ciel ne l’aurait pas soufferte ;
C’est à votre refus que les dieux ont remis
En de plus dignes mains ce qu’ils m’avaient promis.
Mon cœur eût mieux aimé le tenir de la vôtre ;
Mais je vis par un autre, et vivrai pour un autre.
Vous n’avez aucun lieu d’en devenir jaloux,
Puisque sur ce rocher j’étais morte pour vous :
Qui pouvait le souffrir peut me voir sans envie
Vivre pour un héros de qui je tiens la vie ;
Et quand l’amour encor me parlerait pour lui,
Je ne puis disposer des conquêtes d’autrui.
Adieu.

ACTE quatrième
Scène IV

Phinée, Ammon, suite de Phinée
 

PHINÉE
Adieu. Vous voulez donc que j’en fasse la mienne,
Cruelle, et que ma foi de mon bras vous obtienne ?
Eh bien ! nous l’irons voir, ce bienheureux vainqueur,
Qui, triomphant d’un monstre, a dompté votre cœur.
C’était trop peu pour lui d’une seule victoire,
S’il n’eût dedans ce cœur triomphé de ma gloire !
Mais si sa main au monstre arrache un bien si cher,
La mienne à son bonheur saura bien l’arracher ;
Et vainqueur de tous deux en une seule tête,
De ce qui fut mon bien je ferai ma conquête.
La force me rendra ce que ne peut l’amour.
Allons-y, chers amis, et montrons dès ce jour…
AMMON
Seigneur, auparavant d’une âme plus remise
Daignez voir le succès d’une telle entreprise.
Savez-vous que Persée est fils de Jupiter,
Et qu’ainsi vous avez le foudre à redouter ?
PHINÉE
Je sais que Danaé fut son indigne mère ;
L’or qui plut dans son sein l’y forma d’adultère :
Mais le pur sang des rois n’est pas moins précieux.
Ni moins chéri du ciel que les crimes des dieux.
AMMON
Mais vous ne savez pas, seigneur, que son épée
De l’horrible Méduse a la tête coupée,
Que sous son bouclier il la porte en tous lieux,
Et que c’est fait de vous, s’il en frappe vos yeux.
PHINÉE
On dit que ce prodige est pire qu’un tonnerre,
Qu’il ne faut que le voir pour n’être plus que pierre,
Et que naguère Atlas, qui ne s’en put cacher,
À cet aspect fatal devint un grand rocher.
Soit une vérité, soit un conte, n’importe ;
Si la valeur ne peut, que le nombre l’emporte.
Puisque Andromède enfin voulait me voir périr,
Ou triompher d’un monstre afin de l’acquérir,
Que, fière de se voir l’objet de tant d’oracles,
Elle veut que pour elle on fasse des miracles,
Cette tête est un monstre aussi bien que celui
Dont cet heureux rival la délivre aujourd’hui ;
Et nous aurons ainsi dans un seul adversaire
Et monstres à combattre, et miracles à faire.
Peut-être quelques dieux prendront notre parti,
Quoique de leur monarque il se dise sorti ;
Et Junon pour le moins prendra notre querelle
Contre l’amour furtif d’un époux infidèle.

(Junon se fait voir dans un char superbe tiré par deux paons, et si bien enrichi, qu’il paraît digne de l’orgueil de la déesse qui s’y fait porter. Elle se promène au milieu de l’air, dont nos poëtes lui attribuent l’empire, et y fait plusieurs tours, tantôt à droite et tantôt à gauche, cependant qu’elle assure Phinée de sa protection.)

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Andromède Corneille

Œdipe CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES – 1659

Œdipe Corneille 1640


     oedipe-corneilleŒdipe CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

Œdipe
1640

Œdipe Corneille

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PERSONNAGES

 

Œdipe, roi de Thèbes, fils et mari de Jocaste.
Thésée, prince d’Athènes, fils d’Egée et amant de Dircé.
Jocaste, reine de Thèbes, femme et mère d’Œdipe.
Dircé, princesse de Thèbes, fille de Laïus et de Jocaste, sœur d’Œdipe et amante de Thésée.
CléanteDymas, confidents d’Œdipe.
Phorbas, vieillard thébain.
Iphicrate, chef de Corinthe.
Nérine, dame d’honneur de la Reine.
Mégare, fille d’honneur de Dircé.
Page.




**********************

ACTE I

Scène première





.

Thésée.

N’écoutez plus, madame, une pitié cruelle,

Qui d’un fidèle amant vous ferait un rebelle :

La gloire d’obéir n’a rien qui me soit doux,

Lorsque vous m’ordonnez de m’éloigner de vous.

Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,

L’absence aux vrais amants est encor plus funeste ;

Et d’un si grand péril l’image s’offre en vain,

Quand ce péril douteux épargne un mal certain.

Dircé.

Le trouvez-vous douteux quand toute votre suite

Par cet affreux ravage à Phaedime est réduite,

De qui même le front, déjà pâle et glacé,

Porte empreint le trépas dont il est menacé ?

Seigneur, toutes ces morts dont il vous environne

Sont des avis pressants que de grâce il vous donne,

Et tant lever le bras avant que de frapper,

C’est vous dire assez haut qu’il est temps d’échapper.

Thésée.

Je le vois comme vous ; mais alors qu’il m’assiége,

Vous laisse-t-il, madame, un plus grand privilège ?

Ce palais par la peste est-il plus respecté ?

Et l’air auprès du trône est-il moins infecté ?

Dircé.

Ah ! Seigneur, quand l’amour tient une âme alarmée,

Il l’attache aux périls de la personne aimée.

Je vois aux pieds du roi chaque jour des mourants ;

J’y vois tomber du ciel les oiseaux expirants ;

Je me vois exposée à ces vastes misères ;

J’y vois mes soeurs, la reine, et les princes mes frères :

Je sais qu’en ce moment je puis les perdre tous ;

Et mon coeur toutefois ne tremble que pour vous,

Tant de cette frayeur les profondes atteintes

Repoussent fortement toutes les autres craintes !

Thésée.

Souffrez donc que l’amour me fasse même loi,

Que je tremble pour vous quand vous tremblez pour moi,

Et ne m’imposez pas cette indigne faiblesse

De craindre autres périls que ceux de ma princesse :

J’aurais en ma faveur le courage bien bas,

Si je fuyais des maux que vous ne fuyez pas.

Votre exemple est pour moi la seule règle à suivre ;

Éviter vos périls, c’est vouloir vous survivre :

Je n’ai que cette honte à craindre sous les cieux.

Ici je puis mourir, mais mourir à vos yeux ;

Et si malgré la mort de tous côtés errante,

Le destin me réserve à vous y voir mourante,

Mon bras sur moi du moins enfoncera les coups

Qu’aura son insolence élevés jusqu’à vous,

Et saura me soustraire à cette ignominie

De souffrir après vous quelques moments de vie,

Qui dans le triste état où le ciel nous réduit,

Seraient de mon départ l’infâme et le seul fruit.

Dircé.

Quoi ? Dircé par sa mort deviendrait criminelle

Jusqu’à forcer Thésée à mourir après elle,

Et ce coeur, intrépide au milieu du danger,

Se défendrait si mal d’un malheur si léger !

M’immoler une vie à tous si précieuse,

Ce serait rendre à tous ma mémoire odieuse,

Et par toute la Grèce animer trop d’horreur

Contre une ombre chérie avec tant de fureur.

Ces infâmes brigands dont vous l’avez purgée,

Ces ennemis publics dont vous l’avez vengée,

Après votre trépas à l’envi renaissants,

Pilleraient sans frayeur les peuples impuissants ;

Et chacun maudirait, en les voyant paraître,

La cause d’une mort qui les ferait renaître.

Oserai-je, seigneur, vous dire hautement

Qu’un tel excès d’amour n’est pas d’un tel amant ?

S’il est vertu pour nous, que le ciel n’a formées

Que pour le doux emploi d’aimer et d’être aimées,

Il faut qu’en vos pareils les belles passions

Ne soient que l’ornement des grandes actions.

Ces hauts emportements qu’un beau feu leur inspire

Doivent les élever, et non pas les détruire ;

Et quelque désespoir que leur cause un trépas,

Leur vertu seule a droit de faire agir leurs bras.

Ces bras, que craint le crime à l’égal du tonnerre,

Sont des dons que le ciel fait à toute la terre ;

Et l’univers en eux perd un trop grand secours,

Pour souffrir que l’amour soit maître de leurs jours.

Faites voir, si je meurs, une entière tendresse ;

Mais vivez après moi pour toute notre Grèce,

Et laissez à l’amour conserver par pitié

De ce tout désuni la plus digne moitié.

Vivez pour faire vivre en tous lieux ma mémoire,

Pour porter en tous lieux vos soupirs et ma gloire,

Et faire partout dire :  » un si vaillant héros

Au malheur de Dircé donne encor des sanglots ;

Il en garde en son âme encor toute l’image,

Et rend à sa chère ombre encor ce triste hommage.  »

Cet espoir est le seul dont j’aime à me flatter,

Et l’unique douceur que je veux emporter.

Thésée.

Ah ! Madame, vos yeux combattent vos maximes :

Si j’en crois leur pouvoir, vos conseils sont des crimes.

Je ne vous ferai point ce reproche odieux,

Que si vous aimiez bien, vous conseilleriez mieux :

Je dirai seulement qu’auprès de ma princesse

Aux seuls devoirs d’amant un héros s’intéresse,

Et que de l’univers fût-il le seul appui,

Aimant un tel objet, il ne doit rien qu’à lui.

Mais ne contestons point et sauvons l’un et l’autre :

L’hymen justifiera ma retraite et la vôtre.

Le roi me pourrait-il en refuser l’aveu,

Si vous en avouez l’audace de mon feu ?

Pourrait-il s’opposer à cette illustre envie

D’assurer sur un trône une si belle vie,

Et ne point consentir que des destins meilleurs

Vous exilent d’ici pour commander ailleurs ?

Dircé.

Le roi, tout roi qu’il est, seigneur, n’est pas mon maître ;

Et le sang de Laïus, dont j’eus l’honneur de naître,

Dispense trop mon coeur de recevoir la loi

D’un trône que sa mort n’a dû laisser qu’à moi.

Mais comme enfin le peuple et l’hymen de ma mère

Ont mis entre ses mains le sceptre de mon père,

Et qu’en ayant ici toute l’autorité,

Je ne puis rien pour vous contre sa volonté,

Pourra-t-il trouver bon qu’on parle d’hyménée

Au milieu d’une ville à périr condamnée,

Où le courroux du ciel, changeant l’air en poison,

Donne lieu de trembler pour toute sa maison ?

Mégare.

Madame.

Dircé.

Adieu, seigneur : la reine, qui m’appelle,

M’oblige à vous quitter pour me rendre auprès d’elle ;

Et d’ailleurs le roi vient.

Thésée.

Que ferai-je ?

Dircé.

Parlez.

Je ne puis plus vouloir que ce que vous voulez.

Scène II

.

Oedipe.

Au milieu des malheurs que le ciel nous envoie,

Prince, nous croiriez-vous capables d’une joie,

Et que nous voyant tous sur les bords du tombeau,

Nous pussions d’un hymen allumer le flambeau ?

C’est choquer la raison peut-être et la nature ;

Mais mon âme en secret s’en forme un doux augure

Que Delphes, dont j’attends réponse en ce moment,

M’envoiera de nos maux le plein soulagement.

Thésée.

Seigneur, si j’avais cru que parmi tant de larmes

La douceur d’un hymen pût avoir quelques charmes,

Que vous en eussiez pu supporter le dessein,

Je vous aurais fait voir un beau feu dans mon sein,

Et tâché d’obtenir cet aveu favorable

Qui peut faire un heureux d’un amant misérable.

Oedipe.

Je l’avais bien jugé, qu’un intérêt d’amour

Fermait ici vos yeux aux périls de ma cour ;

Mais je croirais me faire à moi-même un outrage

Si je vous obligeais d’y tarder davantage,

Et si trop de lenteur à seconder vos feux

Hasardait plus longtemps un coeur si généreux.

Le mien sera ravi que de si nobles chaînes

Unissent les états de Thèbes et d’Athènes.

Vous n’avez qu’à parler, vos voeux sont exaucés :

Nommez ce cher objet, grand prince, et c’est assez.

Un gendre tel que vous m’est plus qu’un nouveau trône,

Et vous pouvez choisir d’Ismène ou d’Antigone ;

Car je n’ose penser que le fils d’un grand roi,

Un si fameux héros, aime ailleurs que chez moi,

Et qu’il veuille en ma cour, au mépris de mes filles,

Honorer de sa main de communes familles.

Thésée.

Seigneur, il est tout vrai : j’aime en votre palais ;

Chez vous est la beauté qui fait tous mes souhaits.

Vous l’aimez à l’égal d’Antigone et d’Ismène ;

Elle tient même rang chez vous et chez la reine ;

En un mot, c’est leur soeur, la princesse Dircé,

Dont les yeux…

Oedipe.

Quoi ? Ses yeux, prince, vous ont blessé ?

Je suis fâché pour vous que la reine sa mère

Ait su vous prévenir pour un fils de son frère.

Ma parole est donnée, et je n’y puis plus rien ;

Mais je crois qu’après tout ses soeurs la valent bien.

Thésée.

Antigone est parfaite, Ismène est admirable ;

Dircé, si vous voulez, n’a rien de comparable :

Elles sont l’une et l’autre un chef-d’oeuvre des cieux ;

Mais où le coeur est pris on charme en vain les yeux.

Si vous avez aimé, vous avez su connaître

Que l’amour de son choix veut être le seul maître ;

Que s’il ne choisit pas toujours le plus parfait,

Il attache du moins les coeurs au choix qu’il fait ;

Et qu’entre cent beautés dignes de notre hommage,

Celle qu’il nous choisit plaît toujours davantage.

Ce n’est pas offenser deux si charmantes soeurs,

Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.

J’avouerai, s’il le faut, que c’est un pur caprice,

Un pur aveuglement qui leur fait injustice ;

Mais ce serait trahir tout ce que je leur doi,

Que leur promettre un coeur quand il n’est plus à moi.

Oedipe.

Mais c’est m’offenser, moi, prince, que de prétendre

À des honneurs plus hauts que le nom de mon gendre.

Je veux toutefois être encor de vos amis ;

Mais ne demandez plus un bien que j’ai promis.

Je vous l’ai déjà dit, que pour cet hyménée

Aux voeux du prince Aemon ma parole est donnée.

Vous avez attendu trop tard à m’en parler,

Et je vous offre assez de quoi vous consoler.

La parole des rois doit être inviolable.

Thésée.

Elle est toujours sacrée et toujours adorable ;

Mais ils ne sont jamais esclaves de leur voix,

Et le plus puissant roi doit quelque chose aux rois.

Retirer sa parole à leur juste prière,

C’est honorer en eux son propre caractère ;

Et si le prince Aemon ose encor vous parler,

Vous lui pouvez offrir de quoi se consoler.

Oedipe.

Quoi ? Prince, quand les dieux tiennent en main leur foudre,

Qu’ils ont le bras levé pour nous réduire en poudre,

J’oserai violer un serment solennel,

Dont j’ai pris à témoin leur pouvoir éternel ?

Thésée.

C’est pour un grand monarque un peu bien du scrupule.

Oedipe.

C’est en votre faveur être un peu bien crédule

De présumer qu’un roi, pour contenter vos yeux,

Veuille pour ennemis les hommes et les dieux.

Thésée.

Je n’ai qu’un mot à dire après un si grand zèle :

Quand vous donnez Dircé, Dircé se donne-t-elle ?

Oedipe.

Elle sait son devoir.

Thésée.

Savez-vous quel il est ?

Oedipe.

L’aurait-elle réglé suivant votre intérêt ?

À me désobéir l’auriez-vous résolue ?

Thésée.

Non, je respecte trop la puissance absolue ;

Mais lorsque vous voudrez sans elle en disposer,

N’aura-t-elle aucun droit, seigneur, de s’excuser ?

Oedipe.

Le temps vous fera voir ce que c’est qu’une excuse.

Thésée.

Le temps me fera voir jusques où je m’abuse ;

Et ce sera lui seul qui saura m’éclaircir

De ce que pour Aemon vous ferez réussir.

Je porte peu d’envie à sa bonne fortune ;

Mais je commence à voir que je vous importune.

Adieu : faites, seigneur, de grâce un juste choix ;

Et si vous êtes roi, considérez les rois.

Scène III

.

Oedipe.

Si je suis roi, Cléante ! Et que me croit-il être ?

Cet amant de Dircé déjà me parle en maître !

Vois, vois ce qu’il ferait s’il était son époux.

Cléante.

Seigneur, vous avez lieu d’en être un peu jaloux.

Cette princesse est fière ; et comme sa naissance

Croit avoir quelque droit à la toute-puissance,

Tout est au-dessous d’elle, à moins que de régner,

Et sans doute qu’Aemon s’en verra dédaigner.

Oedipe.

Le sang a peu de droits dans le sexe imbécile ;

Mais c’est un grand prétexte à troubler une ville ;

Et lorsqu’un tel orgueil se fait un fort appui,

Le roi le plus puissant doit tout craindre de lui.

Toi qui, né dans Argos et nourri dans Mycènes,

Peux être mal instruit de nos secrètes haines,

Vois-les jusqu’en leur source, et juge entre elle et moi

Si je règne sans titre, et si j’agis en roi.

On t’a parlé du Sphinx, dont l’énigme funeste

Ouvrit plus de tombeaux que n’en ouvre la peste,

Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,

Se campait fièrement sur le mont Cythéron,

D’où chaque jour ici devait fondre sa rage,

À moins qu’on éclaircît un si sombre nuage.

Ne porter qu’un faux jour dans son obscurité,

C’était de ce prodige enfler la cruauté ;

Et les membres épars des mauvais interprètes

Ne laissaient dans ces murs que des bouches muettes.

Mais comme aux grands périls le salaire enhardit,

Le peuple offre le sceptre, et la reine son lit ;

De cent cruelles morts cette offre est tôt suivie :

J’arrive, je l’apprends, j’y hasarde ma vie.

Au pied du roc affreux semé d’os blanchissants,

Je demande l’énigme et j’en cherche le sens ;

Et ce qu’aucun mortel n’avait encor pu faire,

J’en dévoile l’image et perce le mystère.

Le monstre, furieux de se voir entendu,

Venge aussitôt sur lui tant de sang répandu,

Du roc s’élance en bas, et s’écrase lui-même.

La reine tint parole, et j’eus le diadème.

Dircé fournissait lors à peine un lustre entier,

Et me vit sur le trône avec un oeil altier.

J’en vis frémir son coeur, j’en vis couler ses larmes ;

J’en pris pour l’avenir dès lors quelques alarmes ;

Et si l’âge en secret a pu la révolter,

Vois ce que mon départ n’en doit point redouter.

La mort du roi mon père à Corinthe m’appelle ;

J’en attends aujourd’hui la funeste nouvelle,

Et je hasarde tout à quitter les Thébains,

Sans mettre ce dépôt en de fidèles mains.

Aemon serait pour moi digne de la princesse :

S’il a de la naissance, il a quelque faiblesse ;

Et le peuple du moins pourrait se partager,

Si dans quelque attentat il osait l’engager ;

Mais un prince voisin, tel que tu vois Thésée,

Ferait de ma couronne une conquête aisée,

Si d’un pareil hymen le dangereux lien

Armait pour lui son peuple et soulevait le mien.

Athènes est trop proche, et durant une absence

L’occasion qui flatte anime l’espérance ;

Et quand tous mes sujets me garderaient leur foi,

Désolés comme ils sont, que pourraient-ils pour moi ?

La reine a pris le soin d’en parler à sa fille.

Aemon est de son sang, et chef de sa famille ;

Et l’amour d’une mère a souvent plus d’effet

Que n’ont… Mais la voici ; sachons ce qu’elle a fait.

Scène IV

.

Jocaste.

J’ai perdu temps, seigneur ; et cette âme embrasée

Met trop de différence entre Aemon et Thésée.

Aussi je l’avouerai, bien que l’un soit mon sang,

Leur mérite diffère encor plus que leur rang ;

Et l’on a peu d’éclat auprès d’une personne

Qui joint à de hauts faits celui d’une couronne.

Oedipe.

Thésée est donc, madame, un dangereux rival ?

Jocaste.

Aemon est fort à plaindre, ou je devine mal.

J’ai tout mis en usage auprès de la princesse :

Conseil, autorité, reproche, amour, tendresse ;

J’en ai tiré des pleurs, arraché des soupirs,

Et n’ai pu de son coeur ébranler les désirs.

J’ai poussé le dépit de m’en voir séparée

Jusques à la nommer fille dénaturée.

 » le sang royal n’a point ces bas attachements

Qui font les déplaisirs de ces éloignements,

Et les âmes, dit-elle, au trône destinées

Ne doivent aux parents que les jeunes années.  »

Oedipe.

Et ces mots ont soudain calmé votre courroux ?

Jocaste.

Pour les justifier elle ne veut que vous :

Votre exemple lui prête une preuve assez claire

Que le trône est plus doux que le sein d’une mère.

Pour régner en ces lieux vous avez tout quitté.

Oedipe.

Mon exemple et sa faute ont peu d’égalité.

C’est loin de ses parents qu’un homme apprend à vivre.

Hercule m’a donné ce grand exemple à suivre,

Et c’est pour l’imiter que par tous nos climats

J’ai cherché comme lui la gloire et les combats.

Mais bien que la pudeur par des ordres contraires

Attache de plus près les filles à leurs mères,

La vôtre aime une audace où vous la soutenez.

Jocaste.

Je la condamnerai, si vous la condamnez ;

Mais à parler sans fard, si j’étais en sa place,

J’en userais comme elle et j’aurais même audace ;

Et vous-même, seigneur, après tout, dites-moi,

La condamneriez-vous si vous n’étiez son roi ?

Oedipe.

Si je condamne en roi son amour ou sa haine,

Vous devez comme moi les condamner en reine.

Jocaste.

Je suis reine, seigneur, mais je suis mère aussi :

Aux miens, comme à l’état, je dois quelque souci.

Je sépare Dircé de la cause publique ;

Je vois qu’ainsi que vous elle a sa politique :

Comme vous agissez en monarque prudent,

Elle agit de sa part en coeur indépendant,

En amante à bon titre, en princesse avisée,

Qui mérite ce trône où l’appelle Thésée.|

Je ne puis vous flatter, et croirais vous trahir,

Si je vous promettais qu’elle pût obéir.

Oedipe.

Pourrait-on mieux défendre un esprit si rebelle ?

Jocaste.

Parlons-en comme il faut : nous nous aimons plus qu’elle ;

Et c’est trop nous aimer que voir d’un oeil jaloux

Qu’elle nous rend le change, et s’aime plus que nous.

Un peu trop de lumière à nos désirs s’oppose.

Peut-être avec le temps nous pourrions quelque chose ;

Mais n’espérons jamais qu’on change en moins d’un jour,

Quand la raison soutient le parti de l’amour.

Oedipe.

Souscrivons donc, madame, à tout ce qu’elle ordonne :

Couronnons cet amour de ma propre couronne ;

Cédons de bonne grâce, et d’un esprit content

Remettons à Dircé tout ce qu’elle prétend.

À mon ambition Corinthe peut suffire,

Et pour les plus grands coeurs c’est assez d’un empire.

Mais vous souvenez-vous que vous avez deux fils

Que le courroux du ciel a fait naître ennemis,

Et qu’il vous en faut craindre un exemple barbare,

À moins que pour régner leur destin les sépare ?

Jocaste.

Je ne vois rien encor fort à craindre pour eux :

Dircé les aime en soeur, Thésée est généreux ;

Et si pour un grand coeur c’est assez d’un empire,

À son ambition Athènes doit suffire.

Oedipe.

Vous mettez une borne à cette ambition !

Jocaste.

J’en prends, quoi qu’il en soit, peu d’appréhension ;

Et Thèbes et Corinthe ont des bras comme Athènes.

Mais nous touchons peut-être à la fin de nos peines :

Dymas est de retour, et Delphes a parlé.

Oedipe.

Que son visage montre un esprit désolé !

Scène V

.

Oedipe.

Eh bien ! Quand verrons-nous finir notre infortune ?

Qu’apportez-vous, Dymas ? Quelle réponse ?

Dymas.

Aucune.

Oedipe.

Quoi ? Les dieux sont muets ?

Dymas.

Ils sont muets et sourds.

Nous avons par trois fois imploré leur secours,

Par trois fois redoublé nos voeux et nos offrandes :

Ils n’ont pas daigné même écouter nos demandes.

À peine parlions-nous, qu’un murmure confus

Sortant du fond de l’antre expliquait leur refus ;

Et cent voix tout à coup, sans être articulées,

Dans une nuit subite à nos soupirs mêlées,

Faisaient avec horreur soudain connaître à tous

Qu’ils n’avoient plus ni d’yeux ni d’oreilles pour nous.

Oedipe.

Ah ! Madame.

Jocaste.

Ah ! Seigneur, que marque un tel silence ?

Oedipe.

Que pourrait-il marquer qu’une juste vengeance ?

Les dieux, qui tôt ou tard savent se ressentir,

Dédaignent de répondre à qui les fait mentir.

Ce fils dont ils avoient prédit les aventures,

Exposé par votre ordre, a trompé leurs augures ;

Et ce sang innocent, et ces dieux irrités,

Se vengent maintenant de vos impiétés.

Jocaste.

Devions-nous l’exposer à son destin funeste,

Pour le voir parricide et pour le voir inceste ?

Et des crimes si noirs étouffés au berceau

Auraient-ils su pour moi faire un crime nouveau ?

Non, non : de tant de maux Thèbes n’est assiégée

Que pour la mort du roi, que l’on n’a pas vengée ;

Son ombre incessamment me frappe encor les yeux ;

Je l’entends murmurer à toute heure, en tous lieux,

Et se plaindre en mon coeur de cette ignominie

Qu’imprime à son grand nom cette mort impunie.

Oedipe.

Pourrions-nous en punir des brigands inconnus,

Que peut-être jamais en ces lieux on n’a vus ?

Si vous m’avez dit vrai, peut-être ai-je moi-même

Sur trois de ces brigands vengé le diadème ;

Au lieu même, au temps même, attaqué seul par trois,

J’en laissai deux sans vie, et mis l’autre aux abois.

Mais ne négligeons rien, et du royaume sombre

Faisons par Tirésie évoquer sa grande ombre.

Puisque le ciel se tait, consultons les enfers :

Sachons à qui de nous sont dus les maux soufferts ;
Sachons-en, s’il se peut, la cause et le remède :

Allons tout de ce pas réclamer tous son aide.

J’irai revoir Corinthe avec moins de souci,

Si je laisse plein calme et pleine joie ici.

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ACTE II

Scène première

.

Oedipe.

Je ne le cèle point, cette hauteur m’étonne.

Aemon a du mérite, on chérit sa personne ;

Il est prince, et de plus étant offert par moi…

Dircé.

Je vous ai déjà dit, seigneur, qu’il n’est pas roi.

Oedipe.

Son hymen toutefois ne vous fait point descendre :

S’il n’est pas dans le trône, il a droit d’y prétendre ;

Et comme il est sorti de même sang que vous,

Je crois vous faire honneur d’en faire votre époux.

Dircé.

Vous pouvez donc sans honte en faire votre gendre :

Mes soeurs en l’épousant n’auront point à descendre ;

Mais pour moi, vous savez qu’il est ailleurs des rois,

Et même en votre cour, dont je puis faire choix.

Oedipe.

Vous le pouvez, madame, et n’en voudrez pas faire

Sans en prendre mon ordre et celui d’une mère.

Dircé.

Pour la reine, il est vrai qu’en cette qualité

Le sang peut lui devoir quelque civilité :

Je m’en suis acquittée, et ne puis bien comprendre,

Étant ce que je suis, quel ordre je dois prendre.

Oedipe.

Celui qu’un vrai devoir prend des fronts couronnés,

Lorsqu’on tient auprès d’eux le rang que vous tenez.

Je pense être ici roi.

Dircé.

Je sais ce que vous êtes ;

Mais si vous me comptez au rang de vos sujettes,

Je ne sais si celui qu’on vous a pu donner

Vous asservit un front qu’on a dû couronner.

Seigneur, quoi qu’il en soit, j’ai fait choix de Thésée ;

Je me suis à ce choix moi-même autorisée.

J’ai pris l’occasion que m’ont faite les dieux

De fuir l’aspect d’un trône où vous blessez mes yeux,

Et de vous épargner cet importun ombrage

Qu’à des rois comme vous peut donner mon visage.

Oedipe.

Le choix d’un si grand prince est bien digne de vous,

Et je l’estime trop pour en être jaloux ;

Mais le peuple au milieu des colères célestes

Aime encor de Laïus les adorables restes,

Et ne pourra souffrir qu’on lui vienne arracher

Ces gages d’un grand roi qu’il tint jadis si cher.

Dircé.

De l’air dont jusqu’ici ce peuple m’a traitée,

Je dois craindre fort peu de m’en voir regrettée.

S’il eût eu pour son roi quelque ombre d’amitié,

Si mon sexe ou mon âge eût ému sa pitié,

Il n’aurait jamais eu cette lâche faiblesse

De livrer en vos mains l’état et sa princesse,

Et me verra toujours éloigner sans regret,

Puisque c’est l’affranchir d’un reproche secret.

Oedipe.

Quel reproche secret lui fait votre présence ?

Et quel crime a commis cette reconnaissance

Qui par un sentiment et juste et relevé

L’a consacré lui-même à qui l’a conservé ?

Si vous aviez du Sphinx vu le sanglant ravage…

Dircé.

Je puis dire, seigneur, que j’ai vu davantage :

J’ai vu ce peuple ingrat que l’énigme surprit

Vous payer assez bien d’avoir eu de l’esprit.

Il pouvait toutefois avec quelque justice

Prendre sur lui le prix d’un si rare service ;

Mais quoiqu’il ait osé vous payer de mon bien,

En vous faisant son roi, vous a-t-il fait le mien ?

En se donnant à vous, eut-il droit de me vendre ?

Oedipe.

Ah ! C’est trop me forcer, madame, à vous entendre.

La jalouse fierté qui vous enfle le coeur

Me regarde toujours comme un usurpateur :

Vous voulez ignorer cette juste maxime,

Que le dernier besoin peut faire un roi sans crime,

Qu’un peuple sans défense et réduit aux abois…

Dircé.

Le peuple est trop heureux quand il meurt pour ses rois.

Mais, seigneur, la matière est un peu délicate ;

Vous pouvez vous flatter, peut-être je me flatte.

Sans rien approfondir, parlons à coeur ouvert.

Vous régnez en ma place, et les dieux l’ont souffert :

Je dis plus, ils vous ont saisi de ma couronne.

Je n’en murmure point, comme eux je vous la donne ;

J’oublierai qu’à moi seule ils devaient la garder ;

Mais si vous attentez jusqu’à me commander,

Jusqu’à prendre sur moi quelque pouvoir de maître,

Je me souviendrai lors de ce que je dois être ;

Et si je ne le suis pour vous faire la loi,

Je le serai du moins pour me choisir un roi.

Après cela, seigneur, je n’ai rien à vous dire :

J’ai fait choix de Thésée, et ce mot doit suffire.

Oedipe.

Et je veux à mon tour, madame, à coeur ouvert,

Vous apprendre en deux mots que ce grand choix vous perd,

Qu’il vous remplit le coeur d’une attente frivole,

Qu’au prince Aemon pour vous j’ai donné ma parole,

Que je perdrai le sceptre, ou saurai la tenir.

Puissent, si je la romps, tous les dieux m’en punir !

Puisse de plus de maux m’accabler leur colère

Qu’Apollon n’en prédit jadis pour votre frère !

Dircé.

N’insultez point au sort d’un enfant malheureux,

Et faites des serments qui soient plus généreux.

On ne sait pas toujours ce qu’un serment hasarde ;

Et vous ne voyez pas ce que le ciel vous garde.

Oedipe.

On se hasarde à tout quand un serment est fait.

Dircé.

Ce n’est pas de vous seul que dépend son effet.

Oedipe.

Je suis roi, je puis tout.

Dircé.

Je puis fort peu de chose ;

Mais enfin de mon coeur moi seule je dispose,

Et jamais sur ce coeur on n’avancera rien

Qu’en me donnant un sceptre, ou me rendant le mien.

Oedipe.

Il est quelques moyens de vous faire dédire.

Dircé.

Il en est de braver le plus injuste empire ;

Et de quoi qu’on menace en de tels différends,

Qui ne craint point la mort ne craint point les tyrans.

Ce mot m’est échappé, je n’en fais point d’excuse ;

J’en ferai, si le temps m’apprend que je m’abuse.

Rendez-vous cependant maître de tout mon sort ;

Mais n’offrez à mon choix que Thésée ou la mort.

Oedipe.

On pourra vous guérir de cette frénésie.

Mais il faut aller voir ce qu’a fait Tirésie :

Nous saurons au retour encor vos volontés.

Dircé.

Allez savoir de lui ce que vous méritez.

Scène II

.

Dircé.

Mégare, que dis-tu de cette violence ?

Après s’être emparé des droits de ma naissance,

Sa haine opiniâtre à croître mes malheurs

M’ose encore envier ce qui me vient d’ailleurs.

Elle empêche le ciel de m’être enfin propice,

De réparer vers moi ce qu’il eut d’injustice,

Et veut lier les mains au destin adouci

Qui m’offre en d’autres lieux ce qu’on me vole ici.

Mégare.

Madame, je ne sais ce que je dois vous dire :

La raison vous anime, et l’amour vous inspire ;

Mais je crains qu’il n’éclate un peu plus qu’il ne faut,

Et que cette raison ne parle un peu trop haut.

Je crains qu’elle n’irrite un peu trop la colère

D’un roi qui jusqu’ici vous a traitée en père,

Et qui vous a rendu tant de preuves d’amour,

Qu’il espère de vous quelque chose à son tour.

Dircé.

S’il a cru m’éblouir par de fausses caresses,

J’ai vu sa politique en former les tendresses ;

Et ces amusements de ma captivité

Ne me font rien devoir à qui m’a tout ôté.

Mégare.

Vous voyez que d’Aemon il a pris la querelle,

Qu’il l’estime, chérit.

Dircé.

Politique nouvelle.

Mégare.

Mais comment pour Thésée en viendrez-vous à bout ?

Il le méprise, hait.

Dircé.

Politique partout.

Si la flamme d’Aemon en est favorisée,

Ce n’est pas qu’il l’estime, ou méprise Thésée ;

C’est qu’il craint dans son coeur que le droit souverain

(car enfin il m’est dû) ne tombe en bonne main.

Comme il connaît le mien, sa peur de me voir reine

Dispense à mes amants sa faveur ou sa haine,

Et traiterait ce prince ainsi que ce héros,

S’il portait la couronne ou de Sparte ou d’Argos.

Mégare.

Si vous en jugez bien, que vous êtes à plaindre !

Dircé.

Il fera de l’éclat, il voudra me contraindre ;

Mais quoi qu’il me prépare à souffrir dans sa cour,

Il éteindra ma vie avant que mon amour.

Mégare.

Espérons que le ciel vous rendra plus heureuse.

Cependant je vous trouve assez peu curieuse :

Tout le peuple, accablé de mortelles douleurs,

Court voir ce que Laïus dira de nos malheurs ;

Et vous ne suivez point le roi chez Tirésie,

Pour savoir ce qu’en juge une ombre si chérie ?

Dircé.

J’ai tant d’autres sujets de me plaindre de lui,

Que je fermais les yeux à ce nouvel ennui.

Il aurait fait trop peu de menacer la fille,

Il faut qu’il soit tyran de toute la famille,

Qu’il porte sa fureur jusqu’aux âmes sans corps,

Et trouble insolemment jusqu’aux cendres des morts.

Mais ces mânes sacrés qu’il arrache au silence

Se vengeront sur lui de cette violence ;

Et les dieux des enfers, justement irrités,

Puniront l’attentat de ses impiétés.

Mégare.

Nous ne savons pas bien comme agit l’autre monde ;

Il n’est point d’oeil perçant dans cette nuit profonde ;

Et quand les dieux vengeurs laissent tomber leur bras,

Il tombe assez souvent sur qui n’y pense pas.

Dircé.

Dût leur décret fatal me choisir pour victime,

Si j’ai part au courroux, je n’en veux point au crime :

Je veux m’offrir sans tache à leur bras tout-puissant,

Et n’avoir à verser que du sang innocent.

Scène III

.

Nérine.

Ah ! Madame, il en faut de la même innocence

Pour apaiser du ciel l’implacable vengeance ;

Il faut une victime et pure et d’un tel rang,

Que chacun la voudrait racheter de son sang.

Dircé.

Nérine, que dis-tu ? Serait-ce bien la reine ?

Le ciel ferait-il choix d’Antigone, ou d’Ismène ?

Voudrait-il Étéocle, ou Polynice, ou moi ?

Car tu me dis assez que ce n’est pas le roi ;

Et si le ciel demande une victime pure,

Appréhender pour lui, c’est lui faire une injure.

Serait-ce enfin Thésée ? Hélas ! Si c’était lui…

Mais nomme, et dis quel sang le ciel veut aujourd’hui.

Nérine.

L’ombre du grand Laïus, qui lui sert d’interprète,

De honte ou de dépit sur ce nom est muette ;

Je n’ose vous nommer ce qu’elle nous a tu ;

Mais, préparez, madame, une haute vertu :

Prêtez à ce récit une âme généreuse,

Et vous-même jugez si la chose est douteuse.

Dircé.

Ah ! Ce sera Thésée, ou la reine.

Nérine.

Écoutez,

Et tâchez d’y trouver quelques obscurités.

Tirésie a longtemps perdu ses sacrifices

Sans trouver ni les dieux ni les ombres propices ;

Et celle de Laïus évoqué par son nom

S’obstinait au silence aussi bien qu’Apollon.

Mais la reine en la place à peine est arrivée,

Qu’une épaisse vapeur s’est du temple élevée,

D’où cette ombre aussitôt sortant jusqu’en plein jour

A surpris tous les yeux du peuple et de la cour.

L’impérieux orgueil de son regard sévère

Sur son visage pâle avait peint la colère ;

Tout menaçait en elle, et des restes de sang

Par un prodige affreux lui dégouttaient du flanc.

À ce terrible aspect la reine s’est troublée,

La frayeur a couru dans toute l’assemblée,

Et de vos deux amants j’ai vu les coeurs glacés

À ces funestes mots que l’ombre a prononcés :

 » un grand crime impuni cause votre misère ;

Par le sang de ma race il se doit effacer ;

Mais à moins que de le verser,

Le ciel ne se peut satisfaire ;

Et la fin de vos maux ne se fera point voir

Que mon sang n’ait fait son devoir.  »

Ces mots dans tous les coeurs redoublent les alarmes ;

L’ombre, qui disparaît, laisse la reine en larmes,

Thésée au désespoir, Aemon tout hors de lui ;

Le roi même arrivant partage leur ennui ;

Et d’une voix commune ils refusent une aide

Qui fait trouver le mal plus doux que le remède.

Dircé.

Peut-être craignent-ils que mon coeur révolté

Ne leur refuse un sang qu’ils n’ont pas mérité ;

Mais ma flamme à la mort m’avait trop résolue,

Pour ne pas y courir quand les dieux l’ont voulue.

Tu m’as fait sans raison concevoir de l’effroi ;

Je n’ai point dû trembler, s’ils ne veulent que moi.

Ils m’ouvrent une porte à sortir d’esclavage,

Que tient trop précieuse un généreux courage :

Mourir pour sa patrie est un sort plein d’appas

Pour quiconque à des fers préfère le trépas.

Admire, peuple ingrat, qui m’as déshéritée,

Quelle vengeance en prend ta princesse irritée,

Et connais dans la fin de tes longs déplaisirs

Ta véritable reine à ses derniers soupirs.

Vois comme à tes malheurs je suis toute asservie :

L’un m’a coûté mon trône, et l’autre veut ma vie.

Tu t’es sauvé du Sphinx aux dépens de mon rang ;

Sauve-toi de la peste aux dépens de mon sang.

Mais après avoir vu dans la fin de ta peine

Que pour toi le trépas semble doux à ta reine,

Fais-toi de son exemple une adorable loi :

Il est encor plus doux de mourir pour son roi.

Mégare.

Madame, aurait-on cru que cette ombre d’un père,

D’un roi dont vous tenez la mémoire si chère,

Dans votre injuste perte eût pris tant d’intérêt

Qu’elle vînt elle-même en prononcer l’arrêt ?

Dircé.

N’appelle point injuste un trépas légitime :

Si j’ai causé sa mort, puis-je vivre sans crime ?

Nérine.

Vous, madame ?

Dircé.

Oui, Nérine ; et tu l’as pu savoir.

L’amour qu’il me portait eut sur lui tel pouvoir,

Qu’il voulut sur mon sort faire parler l’oracle ;

Mais comme à ce dessein la reine mit obstacle,

De peur que cette voix des destins ennemis

Ne fût aussi funeste à la fille qu’au fils,

Il se déroba d’elle, ou plutôt prit la fuite,

Sans vouloir que Phorbas et Nicandre pour suite.

Hélas ! Sur le chemin il fut assassiné.

Ainsi se vit pour moi son destin terminé ;

Ainsi j’en fus la cause.

Mégare.

Oui, mais trop innocente

Pour vous faire un supplice où la raison consente ;

Et jamais des tyrans les plus barbares lois…

Dircé.

Mégare, tu sais mal ce que l’on doit aux rois.

Un sang si précieux ne saurait se répandre

Qu’à l’innocente cause on n’ait droit de s’en prendre ;

Et de quelque façon que finisse leur sort,

On n’est point innocent quand on cause leur mort.

C’est ce crime impuni qui demande un supplice ;

C’est par là que mon père a part au sacrifice ;

C’est ainsi qu’un trépas qui me comble d’honneur

Assure sa vengeance et fait votre bonheur,

Et que tout l’avenir chérira la mémoire

D’un châtiment si juste où brille tant de gloire.

Scène IV





.

Dircé.

Mais que vois-je ? Ah ! Seigneur, quels que soient vos ennuis,

Que venez-vous me dire en l’état où je suis ?

Thésée.

Je viens prendre de vous l’ordre qu’il me faut suivre ;

Mourir, s’il faut mourir, et vivre, s’il faut vivre.

Dircé.

Ne perdez point d’efforts à m’arrêter au jour :

Laissez faire l’honneur.

Thésée.

Laissez agir l’amour.

Dircé.

Vivez, prince ; vivez.

Thésée.

Vivez donc, ma princesse.

Dircé.

Ne me ravalez point jusqu’à cette bassesse.

Retarder mon trépas, c’est faire tout périr :

Tout meurt, si je ne meurs.

Thésée.

Laissez-moi donc mourir.

Dircé.

Hélas ! Qu’osez-vous dire ?

Thésée.

Hélas ! Qu’allez-vous faire ?

Dircé.

Finir les maux publics, obéir à mon père,

Sauver tous mes sujets.

Thésée.

Par quelle injuste loi

Faut-il les sauver tous pour ne perdre que moi ?

Eux dont le coeur ingrat porte les justes peines

D’un rebelle mépris qu’ils ont fait de vos chaînes,

Qui dans les mains d’un autre ont mis tout votre bien !

Dircé.

Leur devoir violé doit-il rompre le mien ?

Les exemples abjets de ces petites âmes

Règlent-ils de leurs rois les glorieuses trames ?

Et quel fruit un grand coeur pourrait-il recueillir

À recevoir du peuple un exemple à faillir ?

Non, non : s’il m’en faut un, je ne veux que le vôtre ;

L’amour que j’ai pour vous n’en reçoit aucun autre.

Pour le bonheur public n’avez-vous pas toujours

Prodigué votre sang et hasardé vos jours ?

Quand vous avez défait le Minotaure en Crète,

Quand vous avez puni Damaste et Périphète,

Sinnis, Phaea, Sciron, que faisiez-vous, seigneur,

Que chercher à périr pour le commun bonheur ?

Souffrez que pour la gloire une chaleur égale

D’une amante aujourd’hui vous fasse une rivale.

Le ciel offre à mon bras par où me signaler :

S’il ne sait pas combattre, il saura m’immoler ;

Et si cette chaleur ne m’a point abusée,

Je deviendrai par là digne du grand

Thésée.

Mon sort en ce point seul du vôtre est différent,

Que je ne puis sauver mon peuple qu’en mourant,

Et qu’au salut du vôtre un bras si nécessaire

À chaque jour pour lui d’autres combats à faire.

Thésée.

J’en ai fait et beaucoup, et d’assez généreux ;

Mais celui-ci, madame, est le plus dangereux.

J’ai fait trembler partout, et devant vous je tremble.

L’amant et le héros s’accordent mal ensemble ;

Mais enfin après vous tous deux veulent courir :

Le héros ne peut vivre où l’amant doit mourir ;

La fermeté de l’un par l’autre est épuisée ;

Et si Dircé n’est plus, il n’est plus de Thésée.

Dircé.

Hélas ! C’est maintenant, c’est lorsque je vous voi

Que ce même combat est dangereux pour moi.

Ma vertu la plus forte à votre aspect chancelle :

Tout mon coeur applaudit à sa flamme rebelle ;

Et l’honneur, qui charmait ses plus noirs déplaisirs,

N’est plus que le tyran de mes plus chers désirs.

Allez, prince ; et du moins par pitié de ma gloire

Gardez-vous d’achever une indigne victoire ;

Et si jamais l’honneur a su vous animer…

Thésée.

Hélas ! À votre aspect je ne sais plus qu’aimer.

Dircé.

Par un pressentiment j’ai déjà su vous dire

Ce que ma mort sur vous se réserve d’empire.

Votre bras de la Grèce est le plus ferme appui :

Vivez pour le public, comme je meurs pour lui.

Thésée.

Périsse l’univers, pourvu que Dircé vive !

Périsse le jour même avant qu’elle s’en prive !

Que m’importe la perte ou le salut de tous ?

Ai-je rien à sauver, rien à perdre que vous ?

Si votre amour, madame, était encor le même,

Si vous saviez encore aimer comme on vous aime…

Dircé.

Ah ! Faites moins d’outrage à ce coeur affligé

Que pressent les douleurs où vous l’avez plongé.

Laissez vivre du peuple un pitoyable reste

Aux dépens d’un moment que m’a laissé la peste,

Qui peut-être à vos yeux viendra trancher mes jours,

Si mon sang répandu ne lui tranche le cours.

Laissez-moi me flatter de cette triste joie

Que si je ne mourais vous en seriez la proie,

Et que ce sang aimé que répandront mes mains,

Sera versé pour vous plus que pour les Thébains.

Des dieux mal obéis la majesté suprême

Pourrait en ce moment s’en venger sur vous-même ;

Et j’aurais cette honte, en ce funeste sort,

D’avoir prêté mon crime à faire votre mort.

Thésée.

Et ce coeur généreux me condamne à la honte

De voir que ma princesse en amour me surmonte,

Et de n’obéir pas à cette aimable loi

De mourir avec vous quand vous mourez pour moi !

Pour moi, comme pour vous, soyez plus magnanime :

Voyez mieux qu’il y va même de votre estime,

Que le choix d’un amant si peu digne de vous

Souillerait cet honneur qui vous semble si doux,

Et que de ma princesse on dirait d’âge en âge

Qu’elle eut de mauvais yeux pour un si grand courage.

Dircé.

Mais, seigneur, je vous sauve en courant au trépas ;

Et mourant avec moi vous ne me sauvez pas.

Thésée.

La gloire de ma mort n’en deviendra pas moindre ;

Si ce n’est vous sauver, ce sera vous rejoindre :

Séparer deux amants, c’est tous deux les punir ;

Et dans le tombeau même il est doux de s’unir.

Dircé.

Que vous m’êtes cruel de jeter dans mon âme

Un si honteux désordre avec des traits de flamme !

Adieu, prince : vivez, je vous l’ordonne ainsi ;

La gloire de ma mort est trop douteuse ici ;

Et je hasarde trop une si noble envie

À voir l’unique objet pour qui j’aime la vie.

Thésée.

Vous fuyez, ma princesse, et votre adieu fatal…

Dircé.

Prince, il est temps de fuir quand on se défend mal.

Vivez, encore un coup : c’est moi qui vous l’ordonne.

Thésée.

Le véritable amour ne prend loi de personne ;

Et si ce fier honneur s’obstine à nous trahir,

Je renonce, madame, à vous plus obéir.

**********************

Œdipe CORNEILLE

***************



ACTE III

Scène première

.

Dircé.

Impitoyable soif de gloire,

Dont l’aveugle et noble transport

Me fait précipiter ma mort

Pour faire vivre ma mémoire,

Arrête pour quelques moments

Les impétueux sentiments

De cette inexorable envie,

Et souffre qu’en ce triste et favorable jour,

Avant que te donner ma vie,

Je donne un soupir à l’amour.

Ne crains pas qu’une ardeur si belle

Ose te disputer un coeur

Qui de ton illustre rigueur

Est l’esclave le plus fidèle.

Ce regard tremblant et confus,

Qu’attire un bien qu’il n’attend plus,

N’empêche pas qu’il ne se dompte.

Il est vrai qu’il murmure, et se dompte à regret ;

Mais s’il m’en faut rougir de honte,

Je n’en rougirai qu’en secret.

L’éclat de cette renommée

Qu’assure un si brillant trépas

Perd la moitié de ses appas

Quand on aime et qu’on est aimée.

L’honneur, en monarque absolu,

Soutient ce qu’il a résolu

Contre les assauts qu’on te livre.

Il est beau de mourir pour en suivre les lois ;

Mais il est assez doux de vivre

Quand l’amour a fait un beau choix.

Toi qui faisais toute la joie

Dont sa flamme osait me flatter,

Prince que j’ai peine à quitter,

À quelques honneurs qu’on m’envoie,

Accepte ce faible retour

Que vers toi d’un si juste amour

Fait la douloureuse tendresse.

Sur les bords de la tombe où tu me vois courir,

Je crains les maux que je te laisse,

Quand je fais gloire de mourir.

J’en fais gloire, mais je me cache

Un comble affreux de déplaisirs ;

Je fais taire tous mes désirs,

Mon coeur à soi-même s’arrache.

Cher prince, dans un tel aveu,

Si tu peux voir quel est mon feu,

Vois combien il se violente.

Je meurs l’esprit content, l’honneur m’en fait la loi ;

Mais j’aurais vécu plus contente,

Si j’avais pu vivre pour toi.

Scène II

.

Dircé.

Tout est-il prêt, madame, et votre Tirésie

Attend-il aux autels la victime choisie ?

Jocaste.

Non, ma fille ; et du moins nous aurons quelques jours

À demander au ciel un plus heureux secours.

On prépare à demain exprès d’autres victimes.

Le peuple ne vaut pas que vous payiez ses crimes :

Il aime mieux périr qu’être ainsi conservé ;

Et le roi même, encor que vous l’ayez bravé,

Sensible à vos malheurs autant qu’à ma prière,

Vous offre sur ce point liberté toute entière.

Dircé.

C’est assez vainement qu’il m’offre un si grand bien,

Quand le ciel ne veut pas que je lui doive rien ;

Et ce n’est pas à lui de mettre des obstacles

Aux ordres souverains que donnent ses oracles.

Jocaste.

L’oracle n’a rien dit.

Dircé.

Mais mon père a parlé ;

L’ordre de nos destins par lui s’est révélé ;

Et des morts de son rang les ombres immortelles

Servent souvent aux dieux de truchements fidèles.

Jocaste.

Laissez la chose en doute, et du moins hésitez

Tant qu’on ait par leur bouche appris leurs volontés.

Dircé.

Exiger qu’avec nous ils s’expliquent eux-mêmes,

C’est trop nous asservir ces majestés suprêmes.

Jocaste.

Ma fille, il est toujours assez tôt de mourir.

Dircé.

Madame, il n’est jamais trop tôt de secourir ;

Et pour un mal si grand qui réclame notre aide,

Il n’est point de trop sûr ni de trop prompt remède.

Plus nous le différons, plus ce mal devient grand.

J’assassine tous ceux que la peste surprend ;

Aucun n’en peut mourir qui ne me laisse un crime :

Je viens d’étouffer seule et Sostrate et Phaedime ;

Et durant ce refus des remèdes offerts,

La Parque se prévaut des moments que je perds.

Hélas ! Si sa fureur dans ces pertes publiques

Enveloppait Thésée après ses domestiques !

Si nos retardements…

Jocaste.

Vivez pour lui, Dircé :

Ne lui dérobez point un coeur si bien placé.

Avec tant de courage ayez quelque tendresse ;

Agissez en amante aussi bien qu’en princesse.

Vous avez liberté toute entière en ces lieux :

Le roi n’y prend pas garde, et je ferme les yeux.

C’est vous en dire assez : l’amour est un doux maître ;

Et quand son choix est beau, son ardeur doit paraître.

Dircé.

Je n’ose demander si de pareils avis

Portent des sentiments que vous ayez suivis.

Votre second hymen put avoir d’autres causes ;

Mais j’oserai vous dire, à bien juger des choses,

Que pour avoir reçu la vie en votre flanc,

J’y dois avoir sucé fort peu de votre sang.

Celui du grand Laïus, dont je m’y suis formée,

Trouve bien qu’il est doux d’aimer et d’être aimée ;

Mais il ne peut trouver qu’on soit digne du jour

Quand aux soins de sa gloire on préfère l’amour.

Je sais sur les grands coeurs ce qu’il se fait d’empire :

J’avoue, et hautement, que le mien en soupire ;

Mais quoi qu’un si beau choix puisse avoir de douceurs,

Je garde un autre exemple aux princesses mes soeurs.

Jocaste.

Je souffre tout de vous en l’état où vous êtes.

Si vous ne savez pas même ce que vous faites,

Le chagrin inquiet du trouble où je vous voi

Vous peut faire oublier que vous parlez à moi ;

Mais quittez ces dehors d’une vertu sévère,

Et souvenez-vous mieux que je suis votre mère.

Dircé.

Ce chagrin inquiet, pour se justifier,

N’a qu’à prendre chez vous l’exemple d’oublier.

Quand vous mîtes le sceptre en une autre famille,

Vous souvint-il assez que j’étais votre fille ?

Jocaste.

Vous n’étiez qu’un enfant.

Dircé.

J’avais déjà des yeux,

Et sentais dans mon coeur le sang de mes aïeux ;

C’était ce même sang dont vous m’avez fait naître

Qui s’indignait dès lors qu’on lui donnât un maître,

Et que vers soi Laïus aime mieux rappeler

Que de voir qu’à vos yeux on l’ose ravaler.

Il oppose ma mort à l’indigne hyménée

Où par raison d’état il me voit destinée ;

Il la fait glorieuse, et je meurs plus pour moi

Que pour ces malheureux qui se sont fait un roi.

Le ciel en ma faveur prend ce cher interprète,

Pour m’épargner l’affront de vivre encor sujette ;

Et s’il a quelque foudre, il saura le garder

Pour qui m’a fait des lois où j’ai dû commander.

Jocaste.

Souffrez qu’à ses éclairs votre orgueil se dissipe :

Ce foudre vous menace un peu plus tôt qu’Oedipe ;

Et le roi n’a pas lieu d’en redouter les coups,

Quand parmi tout son peuple ils n’ont choisi que vous.

Dircé.

Madame, il se peut faire encor qu’il me prévienne :

S’il sait ma destinée, il ignore la sienne ;

Le ciel pourra venger ses ordres retardés.

Craignez ce changement que vous lui demandez.

Souvent on l’entend mal quand on le croit entendre :

L’oracle le plus clair se fait le moins comprendre.

Moi-même je le dis sans comprendre pourquoi ;

Et ce discours en l’air m’échappe malgré moi.

Pardonnez cependant à cette humeur hautaine :

Je veux parler en fille, et je m’explique en reine.

Vous qui l’êtes encor, vous savez ce que c’est,

Et jusqu’où nous emporte un si haut intérêt.

Si je n’en ai le rang, j’en garde la teinture.

Le trône a d’autres droits que ceux de la nature.

J’en parle trop peut-être alors qu’il faut mourir.

Hâtons-nous d’empêcher ce peuple de périr ;

Et sans considérer quel fut vers moi son crime,

Puisque le ciel le veut, donnons-lui sa victime.

Jocaste.

Demain ce juste ciel pourra s’expliquer mieux.

Cependant vous laissez bien du trouble en ces lieux ;

Et si votre vertu pouvait croire mes larmes,

Vous nous épargneriez cent mortelles alarmes.

Dircé.

Dussent avec vos pleurs tous vos Thébains s’unir,

Ce que n’a pu l’amour, rien ne doit l’obtenir.

Scène III

.

Dircé.

À quel propos, seigneur, voulez-vous qu’on diffère,

Qu’on dédaigne un remède à tous si salutaire ?

Chaque instant que je vis vous enlève un sujet,

Et l’état s’affaiblit par l’affront qu’on me fait.

Cette ombre de pitié n’est qu’un comble d’envie :

Vous m’avez envié le bonheur de ma vie ;

Et je vous vois par là jaloux de tout mon sort,

Jusques à m’envier la gloire de ma mort.

Oedipe.

Qu’on perd de temps, madame, alors qu’on vous fait grâce !

Dircé.

Le ciel m’en a trop fait pour souffrir qu’on m’en fasse.

Jocaste.

Faut-il voir votre esprit obstinément aigri,

Quand ce qu’on fait pour vous doit l’avoir attendri ?

Dircé.

Faut-il voir son envie à mes voeux opposée,

Quand il ne s’agit plus d’Aemon ni de Thésée ?

Oedipe.

Il s’agit de répandre un sang si précieux,

Qu’il faut un second ordre et plus exprès des dieux.

Dircé.

Doutez-vous qu’à mourir je ne sois toute prête,

Quand les dieux par mon père ont demandé ma tête ?

Oedipe.

Je vous connais, madame, et je n’ai point douté

De cet illustre excès de générosité ;

Mais la chose après tout n’est pas encor si claire,

Que cet ordre nouveau ne nous soit nécessaire.

Dircé.

Quoi ? Mon père tantôt parlait obscurément ?

Oedipe.

Je n’en ai rien connu que depuis un moment.

C’est un autre que vous peut-être qu’il menace.

Dircé.

Si l’on ne m’a trompée, il n’en veut qu’à sa race.

Oedipe.

Je sais qu’on vous a fait un fidèle rapport ;

Mais vous pourriez mourir et perdre votre mort ;

Et la reine sans doute était bien inspirée,

Alors que par ses pleurs elle l’a différée.

Jocaste.

Je ne reçois qu’en trouble un si confus espoir.

Oedipe.

Ce trouble augmentera peut-être avant ce soir.

Jocaste.

Vous avancez des mots que je ne puis comprendre.

Oedipe.

Vous vous plaindrez fort peu de ne les point entendre :

Nous devons bientôt voir le mystère éclairci.

Madame, cependant vous êtes libre ici ;

La reine vous l’a dit, on vous a dû le dire ;

Et si vous m’entendez, ce mot vous doit suffire.

Dircé.

Quelque secret motif qui vous aye excité

À ce tardif excès de générosité,

Je n’emporterai point de Thèbes dans Athènes

La colère des dieux et l’amas de leurs haines,

Qui pour premier objet pourraient choisir l’époux

Pour qui j’aurais osé mériter leur courroux.

Vous leur faites demain offrir un sacrifice ?

Oedipe.

J’en espère pour vous un destin plus propice.

Dircé.

J’y trouverai ma place, et ferai mon devoir.

Quant au reste, seigneur, je n’en veux rien savoir :

J’y prends si peu de part, que sans m’en mettre en peine,

Je vous laisse expliquer votre énigme à la reine.

Mon coeur doit être las d’avoir tant combattu,

Et fuit un piége adroit qu’on tend à sa vertu.

Scène IV

.

Oedipe.

Madame, quand des dieux la réponse funeste,

De peur d’un parricide et de peur d’un inceste,

Sur le mont Cythéron fit exposer ce fils

Pour qui tant de forfaits avoient été prédits,

Sûtes-vous faire choix d’un ministre fidèle ?

Jocaste.

Aucun pour le feu roi n’a montré plus de zèle,

Et quand par des voleurs il fut assassiné,

Ce digne favori l’avait accompagné.

Par lui seul on a su cette noire aventure ;

On le trouva percé d’une large blessure,

Si baigné dans son sang, et si près de mourir,

Qu’il fallut une année et plus pour l’en guérir.

Oedipe.

Est-il mort ?

Jocaste.

Non, seigneur : la perte de son maître

Fut cause qu’en la cour il cessa de paraître ;

Mais il respire encore, assez vieil et cassé ;

Et Mégare, sa fille, est auprès de Dircé.

Oedipe.

Où fait-il sa demeure ?

Jocaste.

Au pied de cette roche

Que de ces tristes murs nous voyons la plus proche.

Oedipe.

Tâchez de lui parler.

Jocaste.

J’y vais tout de ce pas.

Qu’on me prépare un char pour aller chez Phorbas.

Son dégoût de la cour pourrait sur un message

S’excuser par caprice et prétexter son âge.

Dans une heure au plus tard je saurai vous revoir.

Mais que dois-je lui dire, et qu’en faut-il savoir ?

Oedipe.

Un bruit court depuis peu qu’il vous a mal servie,

Que ce fils qu’on croit mort est encor plein de vie.

L’oracle de Laïus par là devient douteux,

Et tout ce qu’il a dit peut s’étendre sur deux.

Jocaste.

Seigneur, ou sur ce bruit je suis fort abusée,

Ou ce n’est qu’un effet de l’amour de Thésée :

Pour sauver ce qu’il aime et vous embarrasser,

Jusques à votre oreille il l’aura fait passer ;

Mais Phorbas aisément convaincra d’imposture

Quiconque ose à sa foi faire une telle injure.

Oedipe.

L’innocence de l’âge aura pu l’émouvoir.

Jocaste.

Je l’ai toujours connu ferme dans son devoir ;

Mais si déjà ce bruit vous met en jalousie,

Vous pouvez consulter le devin Tirésie,

Publier sa réponse, et traiter d’imposteur

De cette illusion le téméraire auteur.

Oedipe.

Je viens de le quitter, et de là vient ce trouble

Qu’en mon coeur alarmé chaque moment redouble.

 » ce prince, m’a-t-il dit, respire en votre cour :

Vous pourrez le connaître avant la fin du jour ;

Mais il pourra vous perdre en se faisant connaître.

Puisse-t-il ignorer quel sang lui donne l’être !  »

Voilà ce qu’il m’a dit d’un ton si plein d’effroi,

Qu’il l’a fait rejaillir jusqu’en l’âme d’un roi.

Ce fils, qui devait être inceste et parricide,

Doit avoir un coeur lâche, un courage perfide ;

Et par un sentiment facile à deviner,

Il ne se cache ici que pour m’assassiner :

C’est par là qu’il aspire à devenir monarque,

Et vous le connaîtrez bientôt à cette marque.

Quoi qu’il en soit, madame, allez trouver Phorbas :

Tirez-en, s’il se peut, les clartés qu’on n’a pas.

Tâchez en même temps de voir aussi Thésée :

Dites-lui qu’il peut faire une conquête aisée,

Qu’il ose pour Dircé, que je n’en verrai rien.

J’admire un changement si confus que le mien :

Tantôt dans leur hymen je croyais voir ma perte,

J’allais pour l’empêcher jusqu’à la force ouverte ;

Et sans savoir pourquoi, je voudrais que tous deux

Fussent, loin de ma vue, au comble de leurs voeux,

Que les emportements d’une ardeur mutuelle

M’eussent débarrassé de son amant et d’elle.

Bien que de leur vertu rien ne me soit suspect,

Je ne sais quelle horreur me trouble à leur aspect ;

Ma raison la repousse, et ne m’en peut défendre ;

Moi-même en cet état je ne puis me comprendre ;

Et l’énigme du Sphinx fut moins obscur pour moi

Que le fond de mon coeur ne l’est dans cet effroi :

Plus je le considère, et plus je m’en irrite.

Mais ce prince paraît, souffrez que je l’évite ;

Et si vous vous sentez l’esprit moins interdit,

Agissez avec lui comme je vous ai dit.

Scène V

.

Jocaste.

Prince, que faites-vous ? Quelle pitié craintive,

Quel faux respect des dieux tient votre flamme oisive ?

Avez-vous oublié comme il faut secourir ?

Thésée.

Dircé n’est plus, madame, en état de périr :

Le ciel vous rend un fils, et ce n’est qu’à ce prince

Qu’est dû le triste honneur de sauver sa province.

Jocaste.

C’est trop vous assurer sur l’éclat d’un faux bruit.

Thésée.

C’est une vérité dont je suis mieux instruit.

Jocaste.

Vous le connaissez donc ?

Thésée.

À l’égal de moi-même.

Jocaste.

De quand ?

Thésée.

De ce moment.

Jocaste.

Et vous l’aimez ?

Thésée.

Je l’aime

Jusqu’à mourir du coup dont il sera percé.

Jocaste.

Mais cette amitié cède à l’amour de Dircé ?

Thésée.

Hélas ! Cette princesse à mes désirs si chère

En un fidèle amant trouve un malheureux frère,

Qui mourrait de douleur d’avoir changé de sort,

N’était le prompt secours d’une plus digne mort,

Et qu’assez tôt connu pour mourir au lieu d’elle

Ce frère malheureux meurt en amant fidèle.

Jocaste.

Quoi ? Vous seriez mon fils ?

Thésée.

Et celui de Laïus.

Jocaste.

Qui vous a pu le dire ?

Thésée.

Un témoin qui n’est plus,

Phaedime, qu’à mes yeux vient de ravir la peste :

Non qu’il m’en ait donné la preuve manifeste ;

Mais Phorbas, ce vieillard qui m’exposa jadis,

Répondra mieux que lui de ce que je vous dis,

Et vous éclaircira touchant une aventure

Dont je n’ai pu tirer qu’une lumière obscure.

Ce peu qu’en ont pour moi les soupirs d’un mourant

Du grand droit de régner serait mauvais garant.

Mais ne permettez pas que le roi me soupçonne,

Comme si ma naissance ébranlait sa couronne ;

Quelque honneur, quelques droits qu’elle ait pu m’acquérir,

Je ne viens disputer que celui de mourir.

Jocaste.

Je ne sais si Phorbas avouera votre histoire ;

Mais qu’il l’avoue ou non, j’aurai peine à vous croire.

Avec votre mourant Tirésie est d’accord,

À ce que dit le roi, que mon fils n’est point mort.

C’est déjà quelque chose ; et toutefois mon âme

Aime à tenir suspecte une si belle flamme.

Je ne sens point pour vous l’émotion du sang,

Je vous trouve en mon coeur toujours en même rang ;

J’ai peine à voir un fils où j’ai cru voir un gendre ;

La nature avec vous refuse de s’entendre,

Et me dit en secret, sur votre emportement,

Qu’il a bien peu d’un frère, et beaucoup d’un amant ;

Qu’un frère a pour des soeurs une ardeur plus remise,

À moins que sous ce titre un amant se déguise,

Et qu’il cherche en mourant la gloire et la douceur

D’arracher à la mort ce qu’il nomme sa soeur.

Thésée.

Que vous connaissez mal ce que peut la nature !

Quand d’un parfait amour elle a pris la teinture,

Et que le désespoir d’un illustre projet

Se joint aux déplaisirs d’en voir périr l’objet,

Il est doux de mourir pour une soeur si chère.

Je l’aimais en amant, je l’aime encore en frère ;

C’est sous un autre nom le même empressement :

Je ne l’aime pas moins, mais je l’aime autrement.

L’ardeur sur la vertu fortement établie

Par ces retours du sang ne peut être affaiblie ;

Et ce sang qui prêtait sa tendresse à l’amour

A droit d’en emprunter les forces à son tour.

Jocaste.

Eh bien ! Soyez mon fils, puisque vous voulez l’être ;

Mais donnez-moi la marque où je le dois connaître.

Vous n’êtes point ce fils, si vous n’êtes méchant :

Le ciel sur sa naissance imprima ce penchant ;

J’en vois quelque partie en ce désir inceste ;

Mais pour ne plus douter, vous chargez-vous du reste ?

Êtes-vous l’assassin et d’un père et d’un roi ?

Thésée.

Ah ! Madame, ce mot me fait pâlir d’effroi.

Jocaste.

C’était là de mon fils la noire destinée ;

Sa vie à ces forfaits par le ciel condamnée

N’a pu se dégager de cet astre ennemi,

Ni de son ascendant s’échapper à demi.

Si ce fils vit encore, il a tué son père :

C’en est l’indubitable et le seul caractère ;

Et le ciel, qui prit soin de nous en avertir,

L’a dit trop hautement pour se voir démentir.

Sa mort seule pouvait le dérober au crime.

Prince, renoncez donc à toute votre estime :

Dites que vos vertus sont crimes déguisés ;

Recevez tout le sort que vous vous imposez ;

Et pour remplir un nom dont vous êtes avide,

Acceptez ceux d’inceste et de fils parricide.

J’en croirai ces témoins que le ciel m’a prescrits,

Et ne vous puis donner mon aveu qu’à ce prix.

Thésée.

Quoi ? La nécessité des vertus et des vices

D’un astre impérieux doit suivre les caprices,

Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions

Au plus bizarre effet de ses prédictions ?

L’âme est donc toute esclave : une loi souveraine

Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne ;

Et nous ne recevons ni crainte ni désir

De cette liberté qui n’a rien à choisir,

Attachés sans relâche à cet ordre sublime,

Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime.

Qu’on massacre les rois, qu’on brise les autels,

C’est la faute des dieux, et non pas des mortels.

De toute la vertu sur la terre épandue,

Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due ;

Ils agissent en nous quand nous pensons agir ;

Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir ;

Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,

Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.

D’un tel aveuglement daignez me dispenser.

Le ciel, juste à punir, juste à récompenser,

Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire,

Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire.

N’enfonçons toutefois ni votre oeil ni le mien

Dans ce profond abîme où nous ne voyons rien :

Delphes a pu vous faire une fausse réponse ;

L’argent put inspirer la voix qui les prononce ;

Cet organe des dieux put se laisser gagner

À ceux que ma naissance éloignait de régner ;

Et par tous les climats on n’a que trop d’exemples

Qu’il est ainsi qu’ailleurs des méchants dans les temples.

Du moins puis-je assurer que dans tous mes combats

Je n’ai jamais souffert de seconds que mon bras ;

Que je n’ai jamais vu ces lieux de la Phocide

Où fut par des brigands commis ce parricide ;

Que la fatalité des plus pressants malheurs

Ne m’aurait pu réduire à suivre des voleurs ;

Que j’en ai trop puni pour en croître le nombre…

Jocaste.

Mais Laïus a parlé, vous en avez vu l’ombre :

De l’oracle avec elle on voit tant de rapport,

Qu’on ne peut qu’à ce fils en imputer la mort ;

Et c’est le dire assez qu’ordonner qu’on efface

Un grand crime impuni par le sang de sa race.

Attendons toutefois ce qu’en dira Phorbas :

Autre que lui n’a vu ce malheureux trépas ;

Et de ce témoin seul dépend la connaissance

Et de ce parricide et de votre naissance.

Si vous êtes coupable, évitez-en les yeux ;

Et de peur d’en rougir, prenez d’autres aïeux.

Thésée.

Je le verrai, madame, et sans inquiétude.

Ma naissance confuse a quelque incertitude ;

Mais pour ce parricide, il est plus que certain

Que ce ne fut jamais un crime de ma main.

*********

Œdipe CORNEILLE

**********

ACTE IV

Scène première

.

Dircé.

Oui, déjà sur ce bruit l’amour m’avait flattée :

Mon âme avec plaisir s’était inquiétée ;

Et ce jaloux honneur qui ne consentait pas

Qu’un frère me ravît un glorieux trépas,

Après cette douceur fièrement refusée,

Ne me refusait point de vivre pour Thésée,

Et laissait doucement corrompre sa fierté

À l’espoir renaissant de ma perplexité.

Mais si je vois en vous ce déplorable frère,

Quelle faveur du ciel voulez-vous que j’espère,

S’il n’est pas en sa main de m’arrêter au jour

Sans faire soulever et l’honneur et l’amour ?

S’il dédaigne mon sang, il accepte le vôtre ;

Et si quelque miracle épargne l’un et l’autre,

Pourra-t-il détacher de mon sort le plus doux

L’amertume de vivre, et n’être point à vous ?

Thésée.

Le ciel choisit souvent de secrètes conduites

Qu’on ne peut démêler qu’après de longues suites ;

Et de mon sort douteux l’obscur événement

Ne défend pas l’espoir d’un second changement.

Je chéris ce premier qui vous est salutaire.

Je ne puis en amant ce que je puis en frère ;

J’en garderai le nom tant qu’il faudra mourir ;

Mais si jamais d’ailleurs on peut vous secourir,

Peut-être que le ciel me faisant mieux connaître,

Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être ;

Car je n’aspire point à calmer son courroux,

Et ne veux ni mourir ni vivre que pour vous.

Dircé.

Cet amour mal éteint sied mal au coeur d’un frère :

Où le sang doit parler, c’est à lui de se taire ;

Et sitôt que sans crime il ne peut plus durer,

Pour ses feux les plus vifs il est temps d’expirer.

Thésée.

Laissez-lui conserver ces ardeurs empressées

Qui vous faisaient l’objet de toutes mes pensées.

J’ai mêmes yeux encore, et vous mêmes appas :

Si mon sort est douteux, mon souhait ne l’est pas.

Mon coeur n’écoute point ce que le sang veut dire :

C’est d’amour qu’il gémit, c’est d’amour qu’il soupire ;

Et pour pouvoir sans crime en goûter la douceur,

Il se révolte exprès contre le nom de soeur.

De mes plus chers désirs ce partisan sincère

En faveur de l’amant tyrannise le frère,

Et partage à tous deux le digne empressement

De mourir comme frère et vivre comme amant.

Dircé.

Ô du sang de Laïus preuves trop manifestes !

Le ciel, vous destinant à des flammes incestes,

A su de votre esprit déraciner l’horreur

Que doit faire à l’amour le sacré nom de soeur ;

Mais si sa flamme y garde une place usurpée,

Dircé dans votre erreur n’est point enveloppée :

Elle se défend mieux de ce trouble intestin,

Et si c’est votre sort, ce n’est pas son destin.

Non qu’enfin sa vertu vous regarde en coupable :

Puisque le ciel vous force, il vous rend excusable ;

Et l’amour pour les sens est un si doux poison,

Qu’on ne peut pas toujours écouter la raison.

Moi-même, en qui l’honneur n’accepte aucune grâce,

J’aime en ce douteux sort tout ce qui m’embarrasse,

Je ne sais quoi m’y plaît qui n’ose s’exprimer,

Et ce confus mélange a de quoi me charmer.

Je n’aime plus qu’en soeur, et malgré moi j’espère.

Ah ! Prince, s’il se peut, ne soyez point mon frère,

Et laissez-moi mourir avec les sentiments

Que la gloire permet aux illustres amants.

Thésée.

Je vous ai déjà dit, princesse, que peut-être,

Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être :

Faut-il que je m’explique ? Et toute votre ardeur

Ne peut-elle sans moi lire au fond de mon coeur ?

Puisqu’il est tout à vous, pénétrez-y, madame :

Vous verrez que sans crime il conserve sa flamme.

Si je suis descendu jusqu’à vous abuser,

Un juste désespoir m’aurait fait plus oser ;

Et l’amour, pour défendre une si chère vie,

Peut faire vanité d’un peu de tromperie.

J’en ai tiré ce fruit, que ce nom décevant

A fait connaître ici que ce prince est vivant.

Phorbas l’a confessé ; Tirésie a lui-même

Appuyé de sa voix cet heureux stratagème :

C’est par lui qu’on a su qu’il respire en ces lieux.

Souffrez donc qu’un moment je trompe encor leurs yeux ;

Et puisque dans ce jour ce frère doit paraître,

Jusqu’à ce qu’on l’ait vu permettez-moi de l’être.

Dircé.

Je pardonne un abus que l’amour a formé,

Et rien ne peut déplaire alors qu’on est aimé.

Mais hasardiez-vous tant sans aucune lumière ?

Thésée.

Mégare m’avait dit le secret de son père ;

Il m’a valu l’honneur de m’exposer pour tous ;

Mais je n’en abusais que pour mourir pour vous.

Le succès a passé cette triste espérance :

Ma flamme en vos périls ne voit plus d’apparence.

Si l’on peut à l’oracle ajouter quelque foi,

Ce fils a de sa main versé le sang du roi ;

Et son ombre, en parlant de punir un grand crime,

Dit assez que c’est lui qu’elle veut pour victime.

Dircé.

Prince, quoi qu’il en soit, n’empêchez plus ma mort,

Si par le sacrifice on n’éclaircit mon sort.

La reine, qui paraît, fait que je me retire :

Sachant ce que je sais, j’aurais peur d’en trop dire ;

Et comme enfin ma gloire a d’autres intérêts,

Vous saurez mieux sans moi ménager vos secrets :

Mais puisque vous voulez que mon esprit revive,

Ne tenez pas longtemps la vérité captive.

Scène II

.

Jocaste.

Prince, j’ai vu Phorbas ; et tout ce qu’il m’a dit

À ce que vous croyez peut donner du crédit.

Un passant inconnu, touché de cette enfance

Dont un astre envieux condamnait la naissance,

Sur le mont Cythéron reçut de lui mon fils,

Sans qu’il lui demandât son nom ni son pays,

De crainte qu’à son tour il ne conçût l’envie

D’apprendre dans quel sang il conservait la vie.

Il l’a revu depuis, et presque tous les ans,

Dans le temple d’élide offrir quelques présents.

Ainsi chacun des deux connaît l’autre au visage,

Sans s’être l’un à l’autre expliqués davantage.

Il a bien su de lui que ce fils conservé

Respire encor le jour dans un rang élevé ;

Mais je demande en vain qu’à mes yeux il le montre,

À moins que ce vieillard avec lui se rencontre.

Si Phaedime après lui vous eut en son pouvoir,

De cet inconnu même il put vous recevoir,

Et voyant à Trézène une mère affligée

De la perte du fils qu’elle avait eu d’Aegée,

Vous offrir en sa place, elle vous accepter.

Tout ce qui sur ce point pourrait faire douter,

C’est qu’il vous a souffert dans une flamme inceste,

Et n’a parlé de rien qu’en mourant de la peste.

Mais d’ailleurs Tirésie a dit que dans ce jour

Nous pourrons voir ce prince, et qu’il vit dans la cour ;

Quelques moments après on vous a vu paraître :

Ainsi vous pouvez l’être, et pouvez ne pas l’être.

Passons outre. À Phorbas ajouteriez-vous foi ?

S’il n’a pas vu mon fils, il vit la mort du roi,

Il connaît l’assassin : voulez-vous qu’il vous voie ?

Thésée.

Je le verrai, madame, et l’attends avec joie,

Sûr, comme je l’ai dit, qu’il n’est point de malheurs

Qui m’eussent pu réduire à suivre des voleurs.

Jocaste.

Ne vous assurez point sur cette conjecture,

Et souffrez qu’elle cède à la vérité pure.

Honteux qu’un homme seul eût triomphé de trois,

Qu’il en eût tué deux et mis l’autre aux abois,

Phorbas nous supposa ce qu’il nous en fit croire,

Et parla de brigands pour sauver quelque gloire.

Il me vient d’avouer sa faiblesse à genoux.

 » d’un bras seul, m’a-t-il dit, partirent tous les coups ;

Un bras seul à tous trois nous ferma le passage,

Et d’une seule main ce grand crime est l’ouvrage.  »

Thésée.

Le crime n’est pas grand s’il fut seul contre trois ;

Mais jamais sans forfait on ne se prend aux rois ;

Et fussent-ils cachés sous un habit champêtre,

Leur propre majesté les doit faire connaître.

L’assassin de Laïus est digne du trépas,

Bien que seul contre trois, il ne le connût pas.

Pour moi, je l’avouerai, que jamais ma vaillance

À mon bras contre trois n’a commis ma défense.

L’oeil de votre Phorbas aura beau me chercher,

Jamais dans la Phocide on ne m’a vu marcher.

Qu’il vienne : à ses regards sans crainte je m’expose ;

Et c’est un imposteur s’il vous dit autre chose.

Jocaste.

Faites entrer Phorbas. Prince, pensez-y bien.

Thésée.

S’il est homme d’honneur, je n’en dois craindre rien.

Jocaste.

Vous voudrez, mais trop tard, en éviter la vue.

Thésée.

Qu’il vienne ; il tarde trop, cette lenteur me tue ;

Et si je le pouvais sans perdre le respect,

Je me plaindrais un peu de me voir trop suspect.

Scène III

.

Jocaste.

Laissez-moi lui parler, et prêtez-nous silence.

Phorbas, envisagez ce prince en ma présence :

Le reconnaissez-vous ?

Phorbas.

Je crois vous avoir dit

Que je ne l’ai point vu depuis qu’on le perdit,

Madame : un si long temps laisse mal reconnaître

Un prince qui pour lors ne faisait que de naître ;

Et si je vois en lui l’effet de mon secours,

Je n’y puis voir les traits d’un enfant de deux jours.

Jocaste.

Je sais, ainsi que vous, que les traits de l’enfance

N’ont avec ceux d’un homme aucune ressemblance ;

Mais comme ce héros, s’il est sorti de moi,

Doit avoir de sa main versé le sang du roi,

Seize ans n’ont pas changé tellement son visage

Que vous n’en conserviez quelque imparfaite image.

Phorbas.

Hélas ! J’en garde encor si bien le souvenir,

Que je l’aurai présent durant tout l’avenir.

Si pour connaître un fils il vous faut cette marque,

Ce prince n’est point né de notre grand monarque.

Mais désabusez-vous, et sachez que sa mort

Ne fut jamais d’un fils le parricide effort.

Jocaste.

Et de qui donc, Phorbas ? Avez-vous connaissance

Du nom du meurtrier ? Savez-vous sa naissance ?

Phorbas.

Et de plus sa demeure et son rang. Est-ce assez ?

Jocaste.

Je saurai le punir si vous le connaissez.

Pourrez-vous le convaincre ?

Phorbas.

Et par sa propre bouche.

Jocaste.

À nos yeux ?

Phorbas.

À vos yeux. Mais peut-être il vous touche ;

Peut-être y prendrez-vous un peu trop d’intérêt,

Pour m’en croire aisément quand j’aurai dit qui c’est.

Thésée.

Ne nous déguisez rien, parlez en assurance, Que le fils de Laïus en hâte la vengeance.

Jocaste.

Il n’est pas assuré, prince, que ce soit vous,

Comme il l’est que Laïus fut jadis mon époux ;

Et d’ailleurs si le ciel vous choisit pour victime,

Vous me devez laisser à punir ce grand crime.

Thésée.

Avant que de mourir, un fils peut le venger.

Phorbas.

Si vous l’êtes ou non, je ne le puis juger ;

Mais je sais que Thésée est si digne de l’être,

Qu’au seul nom qu’il en prend je l’accepte pour maître.

Seigneur, vengez un père, ou ne soutenez plus

Que nous voyons en vous le vrai sang de Laïus.

Jocaste.

Phorbas, nommez ce traître, et nous tirez de doute ;

Et j’atteste à vos yeux le ciel, qui nous écoute,

Que pour cet assassin il n’est point de tourments

Qui puissent satisfaire à mes ressentiments.

Phorbas.

Mais si je vous nommais quelque personne chère,

Aemon votre neveu, Créon votre seul frère,

Ou le prince Lycus, ou le roi votre époux,

Me pourriez-vous en croire, ou garder ce courroux ?

Jocaste.

De ceux que vous nommez je sais trop l’innocence.

Phorbas.

Peut-être qu’un des quatre a fait plus qu’il ne pense ;

Et j’ai lieu de juger qu’un trop cuisant ennui…

Jocaste.

Voici le roi qui vient : dites tout devant lui.

Scène IV

.

Oedipe.

Si vous trouvez un fils dans le prince Thésée,

Mon âme en son effroi s’était bien abusée :

Il ne choisira point de chemin criminel,

Quand il voudra rentrer au trône paternel,

Madame ; et ce sera du moins à force ouverte

Qu’un si vaillant guerrier entreprendra ma perte.

Mais dessus ce vieillard plus je porte les yeux,

Plus je crois l’avoir vu jadis en d’autres lieux :

Ses rides me font peine à le bien reconnaître.

Ne m’as-tu jamais vu ?

Phorbas.

Seigneur, cela peut être.

Oedipe.

Il y pourrait avoir entre quinze et vingt ans.

Phorbas.

J’ai de confus rapports d’environ même temps.

Oedipe.

Environ ce temps-là fis-tu quelque voyage ?

Phorbas.

Oui, seigneur, en Phocide ; et là, dans un passage…

Oedipe.

Ah ! Je te reconnais, ou je suis fort trompé :

C’est un de mes brigands à la mort échappé,

Madame, et vous pouvez lui choisir des supplices ;

S’il n’a tué Laïus, il fut un des complices.

Jocaste.

C’est un de vos brigands ! Ah ! Que me dites-vous ?

Oedipe.

Je le laissai pour mort, et tout percé de coups.

Phorbas.

Quoi ? Vous m’auriez blessé ? Moi, seigneur ?

Oedipe.

Oui, perfide :

Tu fis, pour ton malheur, ma rencontre en Phocide,

Et tu fus un des trois que je sus arrêter

Dans ce passage étroit qu’il fallut disputer ;

Tu marchais le troisième : en faut-il davantage ?

Phorbas.

Si de mes compagnons vous peigniez le visage,

Je n’aurais rien à dire, et ne pourrais nier.

Oedipe.

Seize ans, à ton avis, m’ont fait les oublier !

Ne le présume pas : une action si belle

En laisse au fond de l’âme une idée immortelle ;

Et si dans un combat on ne perd point de temps

À bien examiner les traits des combattants,

Après que celui-ci m’eut tout couvert de gloire,

Je sus tout à loisir contempler ma victoire.

Mais tu nieras encore, et n’y connaîtras rien.

Phorbas.

Je serai convaincu, si vous les peignez bien :

Les deux que je suivis sont connus de la reine.

Oedipe.

Madame, jugez donc si sa défense est vaine.

Le premier de ces trois que mon bras sut punir

À peine méritait un léger souvenir :

Petit de taille, noir, le regard un peu louche,

Le front cicatrisé, la mine assez farouche ;

Mais homme, à dire vrai, de si peu de vertu,

Que dès le premier coup je le vis abattu.

Le second, je l’avoue, avait un grand courage,

Bien qu’il parût déjà dans le penchant de l’âge :

Le front assez ouvert, l’oeil perçant, le teint frais

(on en peut voir en moi la taille et quelques traits) ;

Chauve sur le devant, mêlé sur le derrière,

Le port majestueux, et la démarche fière.

Il se défendit bien, et me blessa deux fois ;

Et tout mon coeur s’émut de le voir aux abois.

Vous pâlissez, madame !

Jocaste.

Ah ! Seigneur, puis-je apprendre

Que vous ayez tué Laïus après Nicandre,

Que vous ayez blessé Phorbas de votre main,

Sans en frémir d’horreur, sans en pâlir soudain ?

Oedipe.

Quoi ? C’est là ce Phorbas qui vit tuer son maître ?

Jocaste.

Vos yeux, après seize ans, l’ont trop su reconnaître ;

Et ses deux compagnons que vous avez dépeints

De Nicandre et du roi portent les traits empreints.

Oedipe.

Mais ce furent brigands, dont le bras…

Jocaste.

C’est un conte

Dont Phorbas au retour voulut cacher sa honte.

Une main seule, hélas ! Fit ces funestes coups,

Et par votre rapport, ils partirent de vous.

Phorbas.

J’en fus presque sans vie un peu plus d’une année.

Avant ma guérison on vit votre hyménée.

Je guéris ; et mon coeur, en secret mutiné

De connaître quel roi vous nous aviez donné,

S’imposa cet exil dans un séjour champêtre,

Attendant que le ciel me fît un autre maître.

Thésée.

Seigneur, je suis le frère ou l’amant de Dircé ;

Et son père ou le mien, de votre main percé…

Oedipe.

Prince, je vous entends, il faut venger ce père,

Et ma perte à l’état semble être nécessaire,

Puisque de nos malheurs la fin ne se peut voir,

Si le sang de Laïus ne remplit son devoir.

C’est ce que Tirésie avait voulu me dire.

Mais ce reste du jour souffrez que je respire :

Le plus sévère honneur ne saurait murmurer

De ce peu de moments que j’ose différer ;

Et ce coup surprenant permet à votre haine

De faire cette grâce aux larmes de la reine.

Thésée.

Nous nous verrons demain, seigneur, et résoudrons…

Oedipe.

Quand il en sera temps, prince, nous répondrons ;

Et s’il faut, après tout, qu’un grand crime s’efface

Par le sang que Laïus a transmis à sa race,

Peut-être aurez-vous peine à reprendre son rang,

Qu’il ne vous ait coûté quelque peu de ce sang.

Thésée.

Demain chacun de nous fera sa destinée.

Scène V

.

Jocaste.

Que de maux nous promet cette triste journée !

J’y dois voir ou ma fille ou mon fils s’immoler,

Tout le sang de ce fils de votre main couler,

Ou de la sienne enfin le vôtre se répandre ;

Et ce qu’oracle aucun n’a fait encore attendre,

Rien ne m’affranchira de voir sans cesse en vous,

Sans cesse en un mari, l’assassin d’un époux.

Puis-je plaindre à ce mort la lumière ravie,

Sans haïr le vivant, sans détester ma vie ?

Puis-je de ce vivant plaindre l’aveugle sort,

Sans détester ma vie et sans trahir le mort ?

Oedipe.

Madame, votre haine est pour moi légitime ;

Et cet aveugle sort m’a fait vers vous un crime,

Dont ce prince demain me punira pour vous,

Ou mon bras vengera ce fils et cet époux ;

Et m’offrant pour victime à votre inquiétude,

Il vous affranchira de toute ingratitude.

Alors sans balancer vous plaindrez tous les deux,

Vous verrez sans rougir alors vos derniers feux,

Et permettrez sans honte à vos douleurs pressantes

Pour Laïus et pour moi des larmes innocentes.

Jocaste.

Ah ! Seigneur, quelque bras qui puisse vous punir,

Il n’effacera rien dedans mon souvenir :

Je vous verrai toujours, sa couronne à la tête,

De sa place en mon lit faire votre conquête ;

Je me verrai toujours vous placer en son rang,

Et baiser votre main fumante de son sang.

Mon ombre même un jour dans les royaumes sombres

Ne recevra des dieux pour bourreaux que vos ombres ;

Et sa confusion l’offrant à toutes deux,

Elle aura pour tourments tout ce qui fit mes feux.

Oracles décevants, qu’osiez-vous me prédire ?

Si sur notre avenir vos dieux ont quelque empire,

Quelle indigne pitié divise leur courroux ?

Ce qu’elle épargne au fils retombe sur l’époux ;

Et comme si leur haine, impuissante ou timide,

N’osait le faire ensemble inceste et parricide,

Elle partage à deux un sort si peu commun,

Afin de me donner deux coupables pour un.

Oedipe.

Ô partage inégal de ce courroux céleste !

Je suis le parricide, et ce fils est l’inceste.

Mais mon crime est entier, et le sien imparfait ;

Le sien n’est qu’en désirs, et le mien en effet.

Ainsi, quelques raisons qui puissent me défendre,

La veuve de Laïus ne saurait les entendre ;

Et les plus beaux exploits passent pour trahisons,

Alors qu’il faut du sang, et non pas des raisons.

Jocaste.

Ah ! Je n’en vois que trop qui me déchirent l’âme.

La veuve de Laïus est toujours votre femme,

Et n’oppose que trop, pour vous justifier,

À la moitié du mort celle du meurtrier.

Pour toute autre que moi votre erreur est sans crime,

Toute autre admirerait votre bras magnanime,

Et toute autre, réduite à punir votre erreur,

La punirait du moins sans trouble et sans horreur.

Mais, hélas ! Mon devoir aux deux partis m’attache :

Nul espoir d’aucun d’eux, nul effort ne m’arrache ;

Et je trouve toujours dans mon esprit confus

Et tout ce que je suis et tout ce que je fus.

Je vous dois de l’amour, je vous dois de la haine :

L’un et l’autre me plaît, l’un et l’autre me gêne ;

Et mon coeur, qui doit tout, et ne voit rien permis,

Souffre tout à la fois deux tyrans ennemis.

La haine aurait l’appui d’un serment qui me lie ;

Mais je le romps exprès pour en être punie ;

Et pour finir des maux qu’on ne peut soulager,

J’aime à donner aux dieux un parjure à venger.

C’est votre foudre, ô ciel, qu’à mon secours j’appelle :

Oedipe est innocent, je me fais criminelle ;

Par un juste supplice osez me désunir

De la nécessité d’aimer et de punir.

Oedipe.

Quoi ? Vous ne voyez pas que sa fausse justice

Ne sait plus ce que c’est que d’un juste supplice,

Et que par un désordre à confondre nos sens

Son injuste rigueur n’en veut qu’aux innocents ?

Après avoir choisi ma main pour ce grand crime,

C’est le sang de Laïus qu’il choisit pour victime,

Et le bizarre éclat de son discernement

Sépare le forfait d’avec le châtiment.

C’est un sujet nouveau d’une haine implacable,

De voir sur votre sang la peine du coupable ;

Et les dieux vous en font une éternelle loi,

S’ils punissent en lui ce qu’ils ont fait par moi.

Voyez comme les fils de Jocaste et d’Oedipe

D’une si juste haine ont tous deux le principe :

À voir leurs actions, à voir leur entretien,

L’un n’est que votre sang, l’autre n’est que le mien,

Et leur antipathie inspire à leur colère

Des préludes secrets de ce qu’il vous faut faire.

Jocaste.

Pourrez-vous me haïr jusqu’à cette rigueur

De souhaiter pour vous même haine en mon coeur ?

Oedipe.

Toujours de vos vertus j’adorerai les charmes,

Pour ne haïr qu’en moi la source de vos larmes.

Jocaste.

Et je me forcerai toujours à vous blâmer,

Pour ne haïr qu’en moi ce qui vous fit m’aimer.

Mais finissons, de grâce, un discours qui me tue :

L’assassin de Laïus doit me blesser la vue ;

Et malgré ce courroux par sa mort allumé,

Je sens qu’Oedipe enfin sera toujours aimé.

Oedipe.

Que fera cet amour ?

Jocaste.

Ce qu’il doit à la haine.

Oedipe.

Qu’osera ce devoir ?

Jocaste.

Croître toujours ma peine.

Oedipe.

Faudra-t-il pour jamais me bannir de vos yeux ?

Jocaste.

Peut-être que demain nous le saurons des dieux.

**********

Œdipe CORNEILLE

**********

ACTE V

Scène première

.

Dymas.

Seigneur, il est trop vrai que le peuple murmure,

Qu’il rejette sur vous sa funeste aventure,

Et que de tous côtés on n’entend que mutins

Qui vous nomment l’auteur de leurs mauvais destins.

D’un devin suborné les infâmes prestiges

De l’ombre, disent-ils, ont fait tous les prodiges :

L’or mouvait ce fantôme ; et pour perdre Dircé,

Vos présents lui dictaient ce qu’il a prononcé :

Tant ils conçoivent mal qu’un si grand roi consente

À venger son trépas sur sa race innocente,

Qu’il assure son sceptre, aux dépens de son sang,

À ce bras impuni qui lui perça le flanc,

Et que par cet injuste et cruel sacrifice,

Lui-même de sa mort il se fasse justice !

Oedipe.

Ils ont quelque raison de tenir pour suspect

Tout ce qui s’est montré tantôt à leur aspect ;

Et je n’ose blâmer cette horreur que leur donne

L’assassin de leur roi qui porte sa couronne.

Moi-même, au fond du coeur, de même horreur frappé,

Je veux fuir le remords de son trône occupé ;

Et je dois cette grâce à l’amour de la reine,

D’épargner ma présence aux devoirs de sa haine,

Puisque de notre hymen les liens mal tissus

Par ces mêmes devoirs semblent être rompus.

Je vais donc à Corinthe achever mon supplice.

Mais ce n’est pas au peuple à se faire justice :

L’ordre que tient le ciel à lui choisir des rois

Ne lui permet jamais d’examiner son choix ;

Et le devoir aveugle y doit toujours souscrire,

Jusqu’à ce que d’en haut on veuille s’en dédire.

Pour chercher mon repos, je veux bien me bannir ;

Mais s’il me bannissait, je saurais l’en punir ;

Ou si je succombais sous sa troupe mutine,

Je saurais l’accabler du moins sous ma ruine.

Dymas.

Seigneur, jusques ici ses plus grands déplaisirs

Pour armes contre vous n’ont pris que des soupirs ;

Et cet abattement que lui cause la peste

Ne souffre à son murmure aucun dessein funeste.

Mais il faut redouter que Thésée et Dircé

N’osent pousser plus loin ce qu’il a commencé.

Phorbas même est à craindre, et pourrait le réduire

Jusqu’à se vouloir mettre en état de vous nuire.

Oedipe.

Thésée a trop de coeur pour une trahison ;

Et d’ailleurs j’ai promis de lui faire raison.

Pour Dircé, son orgueil dédaignera sans doute

L’appui tumultueux que ton zèle redoute.

Phorbas est plus à craindre, étant moins généreux ;

Mais il nous est aisé de nous assurer d’eux.

Fais-les venir tous trois, que je lise en leur âme

S’ils prêteraient la main à quelque sourde trame.

Commence par Phorbas : je saurai démêler

Quels desseins…

Page.

Un vieillard demande à vous parler.

Il se dit de Corinthe, et presse.

Oedipe.

Il vient me faire

Le funeste rapport du trépas de mon père :

Préparons nos soupirs à ce triste récit.

Qu’il entre… Cependant fais ce que je t’ai dit.

Scène II

.

Oedipe.

Eh bien ! Polybe est mort ?

Iphicrate.

Oui, seigneur.

Oedipe.

Mais vous-même

Venir me consoler de ce malheur suprême !

Vous qui, chef du conseil, devriez maintenant,

Attendant mon retour, être mon lieutenant !

Vous, à qui tant de soins d’élever mon enfance

Ont acquis justement toute ma confiance !

Ce voyage me trouble autant qu’il me surprend.

Iphicrate.

Le roi Polybe est mort ; ce malheur est bien grand ;

Mais comme enfin, seigneur, il est suivi d’un pire,

Pour l’apprendre de moi faites qu’on se retire.

Oedipe.

Ce jour est donc pour moi le grand jour des malheurs,

Puisque vous apportez un comble à mes douleurs.

J’ai tué le feu roi jadis sans le connaître ;

Son fils, qu’on croyait mort, vient ici de renaître ;

Son peuple mutiné me voit avec horreur ;

Sa veuve mon épouse en est dans la fureur.

Le chagrin accablant qui me dévore l’âme

Me fait abandonner et peuple, et sceptre, et femme,

Pour remettre à Corinthe un esprit éperdu ;

Et par d’autres malheurs je m’y vois attendu !

Iphicrate.

Seigneur, il faut ici faire tête à l’orage ;

Il faut faire ici ferme et montrer du courage.

Le repos à Corinthe en effet serait doux ;

Mais il n’est plus de sceptre à Corinthe pour vous.

Oedipe.

Quoi ? L’on s’est emparé de celui de mon père ?

Iphicrate.

Seigneur, on n’a rien fait que ce qu’on a dû faire ;

Et votre amour en moi ne voit plus qu’un banni,

De son amour pour vous trop doucement puni.

Oedipe.

Quel énigme !

Iphicrate.

Apprenez avec quelle justice

Ce roi vous a dû rendre un si mauvais office :

Vous n’étiez point son fils.

Oedipe.

Dieux ! Qu’entends-je ?

Iphicrate.

À regret

Ses remords en mourant ont rompu le secret.

Il vous gardait encore une amitié fort tendre ;

Mais le compte qu’aux dieux la mort force de rendre

A porté dans son coeur un si pressant effroi,

Qu’il a remis Corinthe aux mains de son vrai roi.

Oedipe.

Je ne suis point son fils ! Et qui suis-je, Iphicrate ?

Iphicrate.

Un enfant exposé, dont le mérite éclate,

Et de qui par pitié j’ai dérobé les jours

Aux ongles des lions, aux griffes des vautours.

Oedipe.

Et qui m’a fait passer pour le fils de ce prince ?

Iphicrate.

Le manque d’héritiers ébranlait sa province.

Les trois que lui donna le conjugal amour

Perdirent en naissant la lumière du jour ;

Et la mort du dernier me fit prendre l’audace

De vous offrir au roi, qui vous mit en sa place.

Ce que l’on se promit de ce fils supposé

Réunit sous ses lois son état divisé ;

Mais comme cet abus finit avec sa vie,

Sa mort de mon supplice aurait été suivie,

S’il n’eût donné cet ordre à son dernier moment,

Qu’un juste et prompt exil fût mon seul châtiment.

Oedipe.

Ce revers serait dur pour quelque âme commune ;

Mais je me fis toujours maître de ma fortune ;

Et puisqu’elle a repris l’avantage du sang,

Je ne dois plus qu’à moi tout ce que j’eus de rang.

Mais n’as-tu point appris de qui j’ai reçu l’être ?

Iphicrate.

Seigneur, je ne puis seul vous le faire connaître.

Vous fûtes exposé jadis par un Thébain,

Dont la compassion vous remit en ma main,

Et qui, sans m’éclaircir touchant votre naissance,

Me chargea seulement d’éloigner votre enfance.

J’en connais le visage, et l’ai revu souvent,

Sans nous être tous deux expliqués plus avant :

Je luis dis qu’en éclat j’avais mis votre vie,

Et lui cachai toujours mon nom et ma patrie,

De crainte, en les sachant, que son zèle indiscret

Ne vînt mal à propos troubler notre secret.

Mais comme de sa part il connaît mon visage,

Si je le trouve ici, nous saurons davantage.

Oedipe.

Je serais donc Thébain à ce compte ?

Iphicrate.

Oui, seigneur.

Oedipe.

Je ne sais si je dois le tenir à bonheur :

Mon coeur, qui se soulève, en forme un noir augure

Sur l’éclaircissement de ma triste aventure.

Où me reçûtes-vous ?

Iphicrate.

Sur le mont Cythéron.

Oedipe.

Ah ! Que vous me frappez par ce funeste nom !

Le temps, le lieu, l’oracle, et l’âge de la reine,

Tout semble concerté pour me mettre à la gêne.

Dieux ! Serait-il possible ? Approchez-vous, Phorbas.

Scène III

.

Iphicrate.

Seigneur, voilà celui qui vous mit en mes bras ;

Permettez qu’à vos yeux je montre un peu de joie.

Se peut-il faire, ami, qu’encor je te revoie ?

Phorbas.

Que j’ai lieu de bénir ton retour fortuné !

Qu’as-tu fait de l’enfant que je t’avais donné ?

Le généreux Thésée a fait gloire de l’être ;

Mais sa preuve est obscure, et tu dois le connaître.

Parle.

Iphicrate.

Ce n’est point lui, mais il vit en ces lieux.

Phorbas.

Nomme-le donc, de grâce.

Iphicrate.

Il est devant tes yeux.

Phorbas.

Je ne vois que le roi.

Iphicrate.

C’est lui-même.

Phorbas.

Lui-même !

Iphicrate.

Oui : le secret n’est plus d’une importance extrême ;

Tout Corinthe le sait. Nomme-lui ses parents.

Phorbas.

En fussions-nous tous trois à jamais ignorants !

Iphicrate.

Seigneur, lui seul enfin peut dire qui vous êtes.

Oedipe.

Hélas ! Je le vois trop ; et vos craintes secrètes,

Qui vous ont empêchés de vous entr’éclaircir,

Loin de tromper l’oracle, ont fait tout réussir.

Voyez où m’a plongé votre fausse prudence :

Vous cachiez ma retraite, il cachait ma naissance ;

Vos dangereux secrets, par un commun accord,

M’ont livré tout entier aux rigueurs de mon sort :

Ce sont eux qui m’ont fait l’assassin de mon père ;

Ce sont eux qui m’ont fait le mari de ma mère.

D’une indigne pitié le fatal contre-temps

Confond dans mes vertus ces forfaits éclatants :

Elle fait voir en moi, par un mélange infâme,

Le frère de mes fils et le fils de ma femme.

Le ciel l’avait prédit : vous avez achevé ;

Et vous avez tout fait quand vous m’avez sauvé.

Phorbas.

Oui, seigneur, j’ai tout fait, sauvant votre personne :

M’en punissent les dieux si je me le pardonne !

Scène IV

.

Oedipe.

Que n’obéissais-tu, perfide, à mes parents,

Qui se faisaient pour moi d’équitables tyrans ?

Que ne lui disais-tu ma naissance et l’oracle,

Afin qu’à mes destins il pût mettre un obstacle ?

Car, Iphicrate, en vain j’accuserais ta foi :

Tu fus dans ces destins aveugle comme moi ;

Et tu ne m’abusais que pour ceindre ma tête

D’un bandeau dont par là tu faisais ma conquête.

Iphicrate.

Seigneur, comme Phorbas avait mal obéi,

Que l’ordre de son roi par là se vit trahi,

Il avait lieu de craindre, en me disant le reste,

Que son crime par moi devenu manifeste…

Oedipe.

Cesse de l’excuser. Que m’importe, en effet,

S’il est coupable ou non de tout ce que j’ai fait ?

En ai-je moins de trouble, ou moins d’horreur en l’âme ?

Scène V

.

Oedipe.

Votre frère est connu ; le savez-vous, madame ?

Dircé.

Oui, seigneur, et Phorbas m’a tout dit en deux mots.

Oedipe.

Votre amour pour Thésée est dans un plein repos.

Vous n’appréhendez plus que le titre de frère

S’oppose à cette ardeur qui vous était si chère :

Cette assurance entière a de quoi vous ravir,

Ou plutôt votre haine a de quoi s’assouvir.

Quand le ciel de mon sort l’aurait faite l’arbitre,

Elle ne m’eût choisi rien de pis que ce titre.

Dircé.

Ah ! Seigneur, pour Aemon j’ai su mal obéir ;

Mais je n’ai point été jusques à vous haïr.

La fierté de mon coeur, qui me traitait de reine,

Vous cédait en ces lieux la couronne sans peine ;

Et cette ambition que me prêtait l’amour

Ne cherchait qu’à régner dans un autre séjour.

Cent fois de mon orgueil l’éclat le plus farouche

Aux termes odieux a refusé ma bouche :

Pour vous nommer tyran il fallait cent efforts ;

Ce mot ne m’a jamais échappé sans remords.

D’un sang respectueux la puissance inconnue

À mes soulèvements mêlait la retenue ;

Et cet usurpateur dont j’abhorrais la loi,

S’il m’eût donné Thésée, eût eu le nom de roi.

Oedipe.

C’était ce même sang dont la pitié secrète

De l’ombre de Laïus me faisait l’interprète.

Il ne pouvait souffrir qu’un mot mal entendu

Détournât sur ma soeur un sort qui m’était dû,

Et que votre innocence immolée à mon crime

Se fît de nos malheurs l’inutile victime.

Dircé.

Quel crime avez-vous fait que d’être malheureux ?

Oedipe.

Mon souvenir n’est plein que d’exploits généreux ;

Cependant je me trouve inceste et parricide,

Sans avoir fait un pas que sur les pas d’Alcide,

Ni recherché partout que lois à maintenir,

Que monstres à détruire et méchants à punir.

Aux crimes malgré moi l’ordre du ciel m’attache :

Pour m’y faire tomber à moi-même il me cache ;

Il offre, en m’aveuglant sur ce qu’il a prédit,

Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.

Hélas ! Qu’il est bien vrai qu’en vain on s’imagine

Dérober notre vie à ce qu’il nous destine !

Les soins de l’éviter font courir au-devant,

Et l’adresse à le fuir y plonge plus avant.

Mais si les dieux m’ont fait la vie abominable,

Ils m’en font par pitié la sortie honorable,

Puisqu’enfin leur faveur mêlée à leur courroux

Me condamne à mourir pour le salut de tous,

Et qu’en ce même temps qu’il faudrait que ma vie

Des crimes qu’ils m’ont faits traînât l’ignominie,

L’éclat de ces vertus que je ne tiens pas d’eux

Reçoit pour récompense un trépas glorieux.

Dircé.

Ce trépas glorieux comme vous me regarde :

Le juste choix du ciel peut-être me le garde ;

Il fit tout votre crime ; et le malheur du roi

Ne vous rend pas, seigneur, plus coupable que moi.

D’un voyage fatal qui seul causa sa perte

Je fus l’occasion ; elle vous fut offerte :

Votre bras contre trois disputa le chemin ;

Mais ce n’était qu’un bras qu’empruntait le destin,

Puisque votre vertu qui servit sa colère

Ne put voir en Laïus ni de roi ni de père.

Ainsi j’espère encor que demain, par son choix,

Le ciel épargnera le plus grand de nos rois.

L’intérêt des Thébains et de votre famille

Tournera son courroux sur l’orgueil d’une fille

Qui n’a rien que l’état doive considérer,

Et qui contre son roi n’a fait que murmurer.

Oedipe.

Vous voulez que le ciel, pour montrer à la terre

Qu’on peut innocemment mériter le tonnerre,

Me laisse de sa haine étaler en ces lieux

L’exemple le plus noir et le plus odieux !

Non, non : vous le verrez demain au sacrifice

Par le choix que j’attends couvrir son injustice,

Et par la peine due à son propre forfait,

Désavouer ma main de tout ce qu’elle a fait.

Scène VI

.

Oedipe.

Est-ce encor votre bras qui doit venger son père ?

Son amant en a-t-il plus de droit que son frère,

Prince ?

Thésée.

Je vous en plains, et ne puis concevoir,

Seigneur…

Oedipe.

La vérité ne se fait que trop voir.

Mais nous pourrons demain être tous deux à plaindre,

Si le ciel fait le choix qu’il nous faut tous deux craindre.

S’il me choisit, ma soeur, donnez-lui votre foi :

Je vous en prie en frère, et vous l’ordonne en roi.

Vous, seigneur, si Dircé garde encor sur votre âme

L’empire que lui fit une si belle flamme,

Prenez soin d’apaiser les discords de mes fils,

Qui par les noeuds du sang vous deviendront unis.

Vous voyez où des dieux nous a réduits la haine.

Adieu : laissez-moi seul en consoler la reine ;

Et ne m’enviez pas un secret entretien,

Pour affermir son coeur sur l’exemple du mien.

Scène VII

.

Dircé.

Parmi de tels malheurs que sa constance est rare !

Il ne s’emporte point contre un sort si barbare ;

La surprenante horreur de cet accablement

Ne coûte à sa grande âme aucun égarement ;

Et sa haute vertu, toujours inébranlable,

Le soutient au-dessus de tout ce qui l’accable.

Thésée.

Souvent, avant le coup qui doit nous accabler,

La nuit qui l’enveloppe a de quoi nous troubler :

L’obscur pressentiment d’une injuste disgrâce

Combat avec effroi sa confuse menace ;

Mais quand ce coup tombé vient d’épuiser le sort

Jusqu’à n’en pouvoir craindre un plus barbare effort,

Ce trouble se dissipe, et cette âme innocente,

Qui brave impunément la fortune impuissante,

Regarde avec dédain ce qu’elle a combattu,

Et se rend toute entière à toute sa vertu.

Scène VIII

.

Nérine.

Madame…

Dircé.

Que veux-tu, Nérine ?

Nérine.

Hélas ! La reine…

Dircé.

Que fait-elle ?

Nérine.

Elle est morte ; et l’excès de sa peine,

Par un prompt désespoir…

Dircé.

Jusques où portez-vous,

Impitoyables dieux, votre injuste courroux !

Thésée.

Quoi ? Même aux yeux du roi son désespoir la tue ?

Ce monarque n’a pu…

Nérine.

Le roi ne l’a point vue,

Et quant à son trépas, ses pressantes douleurs

L’ont cru devoir sur l’heure à de si grands malheurs.

Phorbas l’a commencé, sa main a fait le reste.

Dircé.

Quoi ? Phorbas.

Nérine.

Oui, Phorbas, par son récit funeste,

Et par son propre exemple, a su l’assassiner.

Ce malheureux vieillard n’a pu se pardonner ;

Il s’est jeté d’abord aux genoux de la reine,

Où, détestant l’effet de sa prudence vaine :

 » si j’ai sauvé ce fils pour être votre époux,

Et voir le roi son père expirer sous ses coups,

A-t-il dit, la pitié qui me fît le ministre

De tout ce que le ciel eut pour vous de sinistre,

Fait place au désespoir d’avoir si mal servi,

Pour venger sur mon sang votre ordre mal suivi.

L’inceste où malgré vous tous deux je vous abîme

Recevra de ma main sa première victime :

J’en dois le sacrifice à l’innocente erreur

Qui vous rend l’un pour l’autre un objet plein d’horreur.  »

Cet arrêt qu’à nos yeux lui-même il se prononce

Est suivi d’un poignard qu’en ses flancs il enfonce.

La reine, à ce malheur si peu prémédité,

Semble le recevoir avec stupidité.

L’excès de sa douleur la fait croire insensible ;

Rien n’échappe au dehors qui la rende visible ;

Et tous ses sentiments, enfermés dans son coeur,

Ramassent en secret leur dernière vigueur.

Nous autres cependant, autour d’elle rangées,

Stupides ainsi qu’elle, ainsi qu’elle affligées,

Nous n’osons rien permettre à nos fiers déplaisirs,

Et nos pleurs par respect attendent ses soupirs.

Mais enfin tout à coup, sans changer de visage,

Du mort qu’elle contemple elle imite la rage,

Se saisit du poignard, et de sa propre main

À nos yeux comme lui s’en traverse le sein.

On dirait que du ciel l’implacable colère

Nous arrête les bras pour lui laisser tout faire.

Elle tombe, elle expire avec ces derniers mots :

 » allez dire à Dircé qu’elle vive en repos,

Que de ces lieux maudits en hâte elle s’exile ;

Athènes a pour elle un glorieux asile,

Si toutefois Thésée est assez généreux

Pour n’avoir point d’horreur d’un sang si malheureux.  »

Thésée.

Ah ! Ce doute m’outrage ; et si jamais vos charmes…

Dircé.

Seigneur, il n’est saison que de verser des larmes.

La reine, en expirant, a donc pris soin de moi !

Mais tu ne me dis point ce qu’elle a dit du roi ?

Nérine.

Son âme en s’envolant, jalouse de sa gloire,

Craignait d’en emporter la honteuse mémoire ;

Et n’osant le nommer son fils ni son époux,

Sa dernière tendresse a toute été pour vous.

Dircé.

Et je puis vivre encore après l’avoir perdue !

Scène IX

.

Cléante.

La santé dans ces murs tout d’un coup répandue

Fait crier au miracle et bénir hautement

La bonté de nos dieux d’un si prompt changement.

Tous ces mourants, madame, à qui déjà la peste

Ne laissait qu’un soupir, qu’un seul moment de reste,

En cet heureux moment rappelés des abois,

Rendent grâces au ciel d’une commune voix ;

Et l’on ne comprend point quel remède il applique

À rétablir sitôt l’allégresse publique.

Dircé.

Que m’importe qu’il montre un visage plus doux,

Quand il fait des malheurs qui ne sont que pour nous ?

Avez-vous vu le roi, Dymas ?

Dymas.

Hélas, princesse !

On ne doit qu’à son sang la publique allégresse.

Ce n’est plus que pour lui qu’il faut verser des pleurs :

Ses crimes inconnus avoient fait nos malheurs ;

Et sa vertu souillée à peine s’est punie,

Qu’aussitôt de ces lieux la peste s’est bannie.

Thésée.

L’effort de son courage a su nous éblouir :

D’un si grand désespoir il cherchait à jouir,

Et de sa fermeté n’empruntait les miracles

Que pour mieux éviter toute sorte d’obstacles.

Dircé.

Il s’est rendu par là maître de tout son sort.

Mais achève, Dymas, le récit de sa mort ;

Achève d’accabler une âme désolée.

Dymas.

Il n’est point mort, madame ; et la sienne, ébranlée

Par les confus remords d’un innocent forfait,

Attend l’ordre des dieux pour sortir tout à fait.

Dircé.

Que nous disais-tu donc ?

Dymas.

Ce que j’ose encor dire,

Qu’il vit et ne vit plus, qu’il est mort et respire ;

Et que son sort douteux, qui seul reste à pleurer,

Des morts et des vivants semble le séparer.

J’étais auprès de lui sans aucunes alarmes ;

Son coeur semblait calmé, je le voyais sans armes,

Quand soudain, attachant ses deux mains sur ses yeux :

 » prévenons, a-t-il dit, l’injustice des dieux ;

Commençons à mourir avant qu’ils nous l’ordonnent ;

Qu’ainsi que mes forfaits mes supplices étonnent.

Ne voyons plus le ciel après sa cruauté :

Pour nous venger de lui dédaignons sa clarté ;

Refusons-lui nos yeux, et gardons quelque vie

Qui montre encore à tous quelle est sa tyrannie.  »

Là, ses yeux arrachés par ses barbares mains

Font distiller un sang qui rend l’âme aux Thébains.

Ce sang si précieux touche à peine la terre,

Que le courroux du ciel ne leur fait plus la guerre ;

Et trois mourants guéris au milieu du palais

De sa part tout d’un coup nous annoncent la paix.

Cléante vous a dit que par toute la ville…

Thésée.

Cessons de nous gêner d’une crainte inutile.

À force de malheurs le ciel fait assez voir

Que le sang de Laïus a rempli son devoir :

Son ombre est satisfaite ; et ce malheureux crime

Ne laisse plus douter du choix de sa victime.

Dircé.

Un autre ordre demain peut nous être donné.

Allons voir cependant ce prince infortuné,

Pleurer auprès de lui notre destin funeste,

Et remettons aux dieux à disposer du reste.

************

Œdipe Corneille 1640

HORACE CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES – 1640

horace-corneille-le-serment-des-horaces-jacques-louis-david.Horace Corneille 1640


   horace-corneilleLITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

HORACE
1640

PERSONNAGES

TULLE, roi de Rome
Le vieil HORACE, chevalier romain
HORACE, son fils
CURIACE, gentilhomme d’Albe, amant de Camille
VALÈRE, chevalier romain, amoureux de Camille
SABINE, femme d’Horace, et sœur de Curiace
CAMILLE, amante de Curiace, et sœur d’Horace
JULIE, dame romaine, confidente de Sabine et de Camille
FLAVIAN, soldat de l’armée d’Albe
PROCULE, soldat de l’armée de Rome

********

Horace Corneille

******************

La scène est à Rome, dans une salle de la maison d’Horace.

ACTE I

Scène première

SABINE.

Approuvez ma faiblesse, et souffrez ma douleur ;
Elle n’est que trop juste en un si grand malheur :
Si près de voir sur soi fondre de tels orages,
L’ébranlement sied bien aux plus fermes courages ;
Et l’esprit le plus mâle et le moins abattu
Ne saurait sans désordre exercer sa vertu.
Quoique le mien s’étonne à ces rudes alarmes,
Le trouble de mon cœur ne peut rien sur mes larmes,
Et parmi les soupirs qu’il pousse vers les cieux,
Ma constance du moins règne encor sur mes yeux :
Quand on arrête là les déplaisirs d’une âme,
Si l’on fait moins qu’un homme, on fait plus qu’une femme.
Commander à ses pleurs en cette extrémité,
C’est montrer, pour le sexe, assez de fermeté.

 


JULIE.

C’en est peut-être assez pour une âme commune,
Qui du moindre péril se fait une infortune ;
Mais de cette faiblesse un grand cœur est honteux ;
Il ose espérer tout dans un succès douteux.
Les deux camps sont rangés au pied de nos murailles ;
Mais Rome ignore encor comme on perd des batailles.
Loin de trembler pour elle, il lui faut applaudir :
Puisqu’elle va combattre, elle va s’agrandir.
Bannissez, bannissez une frayeur si vaine,
Et concevez des vœux dignes d’une Romaine.

SABINE.

Je suis romaine, hélas ! Puisque mon epoux l’est ;
L’Hymen me fait de Rome embrasser l’intérêt ;
Mais ce nœud me tiendrait en esclave enchaînée,
S’il m’empêchait de voir en quels lieux je suis née.
Albe, où j’ai commencé de respirer le jour,
Albe, mon cher pays, et mon premier amour ;
Lorsqu’entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c’est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.
Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,
Mes trois frères dans l’une, et mon mari dans l’autre,
Puis-je former des vœux, et sans impiété
Importuner le ciel pour ta félicité ?
Je sais que ton état, encore en sa naissance,
Ne saurait, sans la guerre, affermir sa puissance ;
Je sais qu’il doit s’accroître, et que tes grands destins
Ne le borneront pas chez les peuples latins ;
Que les dieux t’ont promis l’empire de la terre,
Et que tu n’en peux voir l’effet que par la guerre :
Bien loin de m’opposer à cette noble ardeur
Qui suit l’arrêt des dieux et court à ta grandeur,
Je voudrais déjà voir tes troupes couronnées,
D’un pas victorieux franchir les Pyrénées.
Va jusqu’en l’orient pousser tes bataillons ;
Va sur les bords du Rhin planter tes pavillons ;
Fais trembler sous tes pas les colonnes d’Hercule ;
Mais respecte une ville à qui tu dois Romule.
Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois
Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois.
Albe est ton origine : arrête, et considère
Que tu portes le fer dans le sein de ta mère.
Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants ;
Sa joie éclatera dans l’heur de ses enfants ;
Et se laissant ravir à l’amour maternelle,
Ses vœux seront pour toi, si tu n’es plus contre elle.

JULIE.

Ce discours me surprend, vu que depuis le temps
Qu’on a contre son peuple armé nos combattants,
Je vous ai vu pour elle autant d’indifférence
Que si d’un sang romain vous aviez pris naissance.
J’admirais la vertu qui réduisait en vous
Vos plus chers intérêts à ceux de votre époux ;
Et je vous consolais au milieu de vos plaintes,
Comme si notre Rome eût fait toutes vos craintes.

SABINE.

Tant qu’on ne s’est choqué qu’en de légers combats,
Trop faibles pour jeter un des partis à bas,
Tant qu’un espoir de paix a pu flatter ma peine,
Oui, j’ai fait vanité d’être toute romaine.
Si j’ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j’ai condamné ce mouvement secret ;
Et si j’ai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l’étouffer rappelant ma raison,
J’ai pleuré quand la gloire entrait dans leur maison.
Mais aujourd’hui qu’il faut que l’une ou l’autre tombe,
Qu’Albe devienne esclave, ou que Rome succombe,
Et qu’après la bataille il ne demeure plus
Ni d’obstacle aux vainqueurs, ni d’espoir aux vaincus,
J’aurais pour mon pays une cruelle haine,
Si je pouvais encore être toute romaine,
Et si je demandais votre triomphe aux dieux,
Au prix de tant de sang qui m’est si précieux.
Je m’attache un peu moins aux intérêts d’un homme :
Je ne suis point pour Albe, et ne suis plus pour Rome ;
Je crains pour l’une et l’autre en ce dernier effort,
Et serai du parti qu’affligera le sort.
Égale à tous les deux jusques à la victoire,
Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire ;
Et je garde, au milieu de tant d’âpres rigueurs,
Mes larmes aux vaincus, et ma haine aux vainqueurs.

JULIE.

Qu’on voit naître souvent de pareilles traverses,
En des esprits divers, des passions diverses !
Et qu’à nos yeux Camille agit bien autrement !
Son frère est votre époux, le vôtre est son amant ;
Mais elle voit d’un œil bien différent du vôtre
Son sang dans une armée, et son amour dans l’autre.
Lorsque vous conserviez un esprit tout romain,
Le sien irrésolu, le sien tout incertain,
De la moindre mêlée appréhendait l’orage,
De tous les deux partis détestait l’avantage,
Au malheur des vaincus donnait toujours ses pleurs,
Et nourrissait ainsi d’éternelles douleurs.
Mais hier, quand elle sut qu’on avait pris journée,
Et qu’enfin la bataille allait être donnée,
Une soudaine joie éclatant sur son front…

SABINE.

Ah ! Que je crains, Julie, un changement si prompt !
Hier dans sa belle humeur elle entretint Valère ;
Pour ce rival, sans doute, elle quitte mon frère ;
Son esprit, ébranlé par les objets présents,
Ne trouve point d’absent aimable après deux ans.
Mais excusez l’ardeur d’une amour fraternelle ;
Le soin que j’ai de lui me fait craindre tout d’elle ;
Je forme des soupçons d’un trop léger sujet :
Près d’un jour si funeste on change peu d’objet ;
Les âmes rarement sont de nouveau blessées,
Et dans un si grand trouble on a d’autres pensées ;
Mais on n’a pas aussi de si doux entretiens,
Ni de contentements qui soient pareils aux siens.

JULIE.

Les causes, comme à vous, m’en semblent fort obscures ;
Je ne me satisfais d’aucunes conjectures.
C’est assez de constance en un si grand danger
Que de le voir, l’attendre, et ne point s’affliger ;
Mais certes c’en est trop d’aller jusqu’à la joie.

SABINE.

Voyez qu’un bon génie à propos nous l’envoie.
Essayez sur ce point à la faire parler :
Elle vous aime assez pour ne vous rien celer.
Je vous laisse. Ma sœur, entretenez Julie :
J’ai honte de montrer tant de mélancolie,
Et mon cœur, accablé de mille déplaisirs,
Cherche la solitude à cacher ses soupirs.

ACTE I
Scène II

CAMILLE, JULIE.

CAMILLE.

Qu’elle a tort de vouloir que je vous entretienne !
Croit-elle ma douleur moins vive que la sienne,
Et que plus insensible à de si grands malheurs,
À mes tristes discours je mêle moins de pleurs ?
De pareilles frayeurs mon âme est alarmée ;
Comme elle je perdrai dans l’une et l’autre armée :
Je verrai mon amant, mon plus unique bien,
Mourir pour son pays, ou détruire le mien,
Et cet objet d’amour devenir, pour ma peine,
Digne de mes soupirs, ou digne de ma haine.
Hélas !

JULIE.

Elle est pourtant plus à plaindre que vous :
On peut changer d’amant, mais non changer d’époux.
Oubliez Curiace, et recevez Valère,
Vous ne tremblerez plus pour le parti contraire ;
Vous serez toute nôtre, et votre esprit remis
N’aura plus rien à perdre au camp des ennemis.

CAMILLE.

Donnez-moi des conseils qui soient plus légitimes,
Et plaignez mes malheurs sans m’ordonner des crimes.
Quoiqu’à peine à mes maux je puisse résister,
J’aime mieux les souffrir que de les mériter.

JULIE.

Quoi ! Vous appelez crime un change raisonnable ?

CAMILLE.

Quoi ! Le manque de foi vous semble pardonnable ?

JULIE.

Envers un ennemi qui peut nous obliger ?

CAMILLE.

D’un serment solennel qui peut nous dégager ?

JULIE.

Vous déguisez en vain une chose trop claire :
Je vous vis encore hier entretenir Valère ;
Et l’accueil gracieux qu’il recevait de vous
Lui permet de nourrir un espoir assez doux.



CAMILLE.

Si je l’entretins hier et lui fis bon visage,
N’en imaginez rien qu’à son désavantage :
De mon contentement un autre était l’objet.
Mais pour sortir d’erreur sachez-en le sujet ;
Je garde à Curiace une amitié trop pure
Pour souffrir plus longtemps qu’on m’estime parjure.
Il vous souvient qu’à peine on voyait de sa sœur
Par un heureux hymen mon frère possesseur,
Quand, pour comble de joie, il obtint de mon père
Que de ses chastes feux je serais le salaire.
Ce jour nous fut propice et funeste à la fois :
Unissant nos maisons, il désunit nos rois ;
Un même instant conclut notre hymen et la guerre,
Fit naître notre espoir et le jeta par terre,
Nous ôta tout, sitôt qu’il nous eut tout promis,
Et nous faisant amants, il nous fit ennemis.
Combien nos déplaisirs parurent lors extrêmes !
Combien contre le ciel il vomit de blasphèmes !
Et combien de ruisseaux coulèrent de mes yeux !
Je ne vous le dis point, vous vîtes nos adieux ;
Vous avez vu depuis les troubles de mon âme ;
Vous savez pour la paix quels vœux a faits ma flamme,
Et quels pleurs j’ai versés à chaque événement,
Tantôt pour mon pays, tantôt pour mon amant.
Enfin mon désespoir parmi ces longs obstacles,
M’a fait avoir recours à la voix des oracles.
Écoutez si celui qui me fut hier rendu
Eut droit de rassurer mon esprit éperdu.
Ce Grec si renommé, qui depuis tant d’années
Au pied de l’Aventin prédit nos destinées,
Lui qu’Apollon jamais n’a fait parler à faux,
Me promit par ces vers la fin de mes travaux :
Albe et Rome demain prendront une autre face ;
Tes vœux sont exaucés, elles auront la paix,
Et tu seras unie avec ton Curiace,
Sans qu’aucun mauvais sort t’en sépare jamais. « 
Je pris sur cet oracle une entière assurance,
Et comme le succès passait mon espérance,
J’abandonnai mon âme à des ravissements
Qui passaient les transports des plus heureux amants.
Jugez de leur excès : je rencontrai Valère,
Et contre sa coutume, il ne put me déplaire,
Il me parla d’amour sans me donner d’ennui :
Je ne m’aperçus pas que je parlais à lui ;
Je ne lui pus montrer de mépris ni de glace :
Tout ce que je voyais me semblait Curiace ;
Tout ce qu’on me disait me parlait de ses feux ;
Tout ce que je disais l’assurait de mes vœux.
Le combat général aujourd’hui se hasarde ;
J’en sus hier la nouvelle, et je n’y pris pas garde :
Mon esprit rejetait ces funestes objets,
Charmé des doux pensers d’hymen et de la paix.
La nuit a dissipé des erreurs si charmantes :
Mille songes affreux, mille images sanglantes,
Ou plutôt mille amas de carnage et d’horreur,
M’ont arraché ma joie et rendu ma terreur.
J’ai vu du sang, des morts, et n’ai rien vu de suite ;
Un spectre en paraissant prenait soudain la fuite ;
Ils s’effaçaient l’un l’autre, et chaque illusion
Redoublait mon effroi par sa confusion.

JULIE.

C’est en contraire sens qu’un songe s’interprète.

CAMILLE.

Je le dois croire ainsi, puisque je le souhaite ;
Mais je me trouve enfin, malgré tous mes souhaits,
Au jour d’une bataille, et non pas d’une paix.

JULIE.

Par là finit la guerre, et la paix lui succède.

CAMILLE.

Dure à jamais le mal, s’il y faut ce remède !
Soit que Rome y succombe ou qu’Albe ait le dessous,
Cher amant, n’attends plus d’être un jour mon époux ;
Jamais, jamais ce nom ne sera pour un homme
Qui soit ou le vainqueur, ou l’esclave de Rome.
Mais quel objet nouveau se présente en ces lieux ?
Est-ce toi, Curiace ? En croirai-je mes yeux ?

Scène III.

CURIACE, CAMILLE, JULIE.

CURIACE.

N’en doutez point, Camille, et revoyez un homme
Qui n’est ni le vainqueur ni l’esclave de Rome ;
Cessez d’appréhender de voir rougir mes mains
Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.
J’ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire
Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire ;
Et comme également en cette extrémité
Je craignais la victoire et la captivité…

CAMILLE.

Curiace, il suffit, je devine le reste :
Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste,
Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas,
Dérobe à ton pays le secours de ton bras.
Qu’un autre considère ici ta renommée,
Et te blâme, s’il veut, de m’avoir trop aimée ;
Ce n’est point à Camille à t’en mésestimer :
Plus ton amour paraît, plus elle doit t’aimer ;
Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t’ont vu naître,
Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paraître.
Mais as-tu vu mon père, et peut-il endurer
Qu’ainsi dans sa maison tu t’oses retirer ?
Ne préfère-t-il point l’état à sa famille ?
Ne regarde-t-il point Rome plus que sa fille ?
Enfin notre bonheur est-il bien affermi ?
T’a-t-il vu comme gendre, ou bien comme ennemi ?

CURIACE.

Il m’a vu comme gendre, avec une tendresse
Qui témoignait assez une entière allégresse ;
Mais il ne m’a point vu, par une trahison,
Indigne de l’honneur d’entrer dans sa maison.
Je n’abandonne point l’intérêt de ma ville,
J’aime encor mon honneur en adorant Camille.
Tant qu’a duré la guerre, on m’a vu constamment
Aussi bon citoyen que véritable amant.
D’Albe avec mon amour j’accordais la querelle :
Je soupirais pour vous en combattant pour elle ;
Et s’il fallait encor que l’on en vînt aux coups,
Je combattrais pour elle en soupirant pour vous.
Oui, malgré les désirs de mon âme charmée,
Si la guerre durait, je serais dans l’armée :
C’est la paix qui chez vous me donne un libre accès,
La paix à qui nos feux doivent ce beau succès.

CAMILLE.

La paix ! Et le moyen de croire un tel miracle ?

JULIE.

Camille, pour le moins croyez-en votre oracle,
Et sachons pleinement par quels heureux effets
L’heure d’une bataille a produit cette paix.

CURIACE.

L’aurait-on jamais cru ? Déjà les deux armées,
D’une égale chaleur au combat animées,
Se menaçaient des yeux, et marchant fièrement,
N’attendaient, pour donner, que le commandement,
Quand notre dictateur devant les rangs s’avance,
Demande à votre prince un moment de silence,
Et l’ayant obtenu :  » que faisons-nous, Romains,
Dit-il, et quel démon nous fait venir aux mains ?
Souffrons que la raison éclaire enfin nos âmes :
Nous sommes vos voisins, nos filles sont vos femmes,
Et l’hymen nous a joints par tant et tant de nœuds,
Qu’il est peu de nos fils qui ne soient vos neveux.
Nous ne sommes qu’un sang et qu’un peuple en deux villes :
Pourquoi nous déchirer par des guerres civiles,
Où la mort des vaincus affaiblit les vainqueurs,
Et le plus beau triomphe est arrosé de pleurs ?
Nos ennemis communs attendent avec joie
Qu’un des partis défait leur donne l’autre en proie,
Lassé, demi-rompu, vainqueur, mais, pour tout fruit,
Dénué d’un secours par lui-même détruit.
Ils ont assez longtemps joui de nos divorces ;
Contre eux dorénavant joignons toutes nos forces,
Et noyons dans l’oubli ces petits différends
Qui de si bons guerriers font de mauvais parents.
Que si l’ambition de commander aux autres
Fait marcher aujourd’hui vos troupes et les nôtres,
Pourvu qu’à moins de sang nous voulions l’apaiser,
Elle nous unira, loin de nous diviser.
Nommons des combattants pour la cause commune :
Que chaque peuple aux siens attache sa fortune ;
Et suivant ce que d’eux ordonnera le sort,
Que le faible parti prenne loi du plus fort ;
Mais sans indignité pour des guerriers si braves,
Qu’ils deviennent sujets sans devenir esclaves,
Sans honte, sans tribut, et sans autre rigueur
Que de suivre en tous lieux les drapeaux du vainqueur.
Ainsi nos deux états ne feront qu’un empire.  »
Il semble qu’à ces mots notre discorde expire :
Chacun, jetant les yeux dans un rang ennemi,
Reconnaît un beau-frère, un cousin, un ami ;
Ils s’étonnent comment leurs mains, de sang avides,
Volaient, sans y penser, à tant de parricides,
Et font paraître un front couvert tout à la fois
D’horreur pour la bataille, et d’ardeur pour ce choix.
Enfin l’offre s’accepte, et la paix désirée
Sous ces conditions est aussitôt jurée :
Trois combattront pour tous ; mais pour les mieux choisir,
Nos chefs ont voulu prendre un peu plus de loisir :
Le vôtre est au sénat, le nôtre dans sa tente.

CAMILLE.

Ô dieux, que ce discours rend mon âme contente !

CURIACE.

Dans deux heures au plus, par un commun accord,
Le sort de nos guerriers réglera notre sort.
Cependant tout est libre, attendant qu’on les nomme :
Rome est dans notre camp, et notre camp dans Rome ;
D’un et d’autre côté l’accès étant permis,
Chacun va renouer avec ses vieux amis.
Pour moi, ma passion m’a fait suivre vos frères ;
Et mes désirs ont eu des succès si prospères,

Que l’auteur de vos jours m’a promis à demain
Le bonheur sans pareil de vous donner la main.
Vous ne deviendrez pas rebelle à sa puissance ?

CAMILLE.

Le devoir d’une fille est en l’obéissance.

CURIACE.

Venez donc recevoir ce doux commandement,
Qui doit mettre le comble à mon contentement.

CAMILLE.

Je vais suivre vos pas, mais pour revoir mes frères,
Et savoir d’eux encor la fin de nos misères.

JULIE.

Allez, et cependant au pied de nos autels
J’irai rendre pour vous grâces aux immortels.

ACTE II

Scène première

HORACE, CURIACE.

CURIACE.

Ainsi Rome n’a point séparé son estime ;
Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime :
Cette superbe ville en vos frères et vous
Trouve les trois guerriers qu’elle préfère à tous ;
Et son illustre ardeur d’oser plus que les autres,
D’une seule maison brave toutes les nôtres :
Nous croirons, à la voir toute entière en vos mains,
Que hors les fils d’Horace il n’est point de Romains.
Ce choix pouvait combler trois familles de gloire,
Consacrer hautement leurs noms à la mémoire :
Oui, l’honneur que reçoit la vôtre par ce choix,
En pouvait à bon titre immortaliser trois ;
Et puisque c’est chez vous que mon heur et ma flamme
M’ont fait placer ma sœur et choisir une femme,
Ce que je vais vous être et ce que je vous suis
Me font y prendre part autant que je le puis ;
Mais un autre intérêt tient ma joie en contrainte,
Et parmi ses douceurs mêle beaucoup de crainte :
La guerre en tel éclat a mis votre valeur,
Que je tremble pour Albe et prévois son malheur :
Puisque vous combattez, sa perte est assurée ;
En vous faisant nommer, le destin l’a jurée.
Je vois trop dans ce choix ses funestes projets,
Et me compte déjà pour un de vos sujets.

HORACE.

Loin de trembler pour Albe, il vous faut plaindre Rome,
Voyant ceux qu’elle oublie, et les trois qu’elle nomme.
C’est un aveuglement pour elle bien fatal,
D’avoir tant à choisir, et de choisir si mal.
Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d’elle
Pouvaient bien mieux que nous soutenir sa querelle ;
Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
La gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil ;
Mon esprit en conçoit une mâle assurance :
J’ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance ;
Et du sort envieux quels que soient les projets,
Je ne me compte point pour un de vos sujets.
Rome a trop cru de moi ; mais mon âme ravie
Remplira son attente, ou quittera la vie.
Qui veut mourir, ou vaincre, est vaincu rarement :
Ce noble désespoir périt malaisément.
Rome, quoi qu’il en soit, ne sera point sujette,
Que mes derniers soupirs n’assurent ma défaite.

CURIACE.

Hélas ! C’est bien ici que je dois être plaint.
Ce que veut mon pays, mon amitié le craint.
Dures extrémités, de voir Albe asservie,
Ou sa victoire au prix d’une si chère vie,
Et que l’unique bien où tendent ses désirs
S’achète seulement par vos derniers soupirs !
Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ?
De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre ;
De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.

HORACE.

Quoi ! Vous me pleureriez mourant pour mon pays !
Pour un cœur généreux ce trépas a des charmes ;
La gloire qui le suit ne souffre point de larmes,
Et je le recevrais en bénissant mon sort,
Si Rome et tout l’état perdaient moins en ma mort.

CURIACE.

À vos amis pourtant permettez de le craindre ;
Dans un si beau trépas ils sont les seuls à plaindre :
La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ;
Il vous fait immortel, et les rend malheureux :
On perd tout quand on perd un ami si fidèle.
Mais Flavian m’apporte ici quelque nouvelle.

ACTE II
Scène II

HORACE, CURIACE, FLAVIAN.

CURIACE.

Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?

FLAVIAN.

Je viens pour vous l’apprendre.

CURIACE.

Eh bien, qui sont les trois ?

FLAVIAN.

Vos deux frères et vous.

CURIACE.

Qui ?

FLAVIAN.

Vous et vos deux frères.
Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères ?
Ce choix vous déplaît-il ?

CURIACE.

Non, mais il me surprend :
Je m’estimais trop peu pour un honneur si grand.

FLAVIAN.

Dirai-je au dictateur, dont l’ordre ici m’envoie,
Que vous le recevez avec si peu de joie ?
Ce morne et froid accueil me surprend à mon tour.

CURIACE.

Dis-lui que l’amitié, l’alliance et l’amour
Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
Ne servent leur pays contre les trois Horaces.

FLAVIAN.

Contre eux ! Ah ! C’est beaucoup me dire en peu de mots.

CURIACE.

Porte-lui ma réponse, et nous laisse en repos.

ACTE II
Scène III

HORACE, CURIACE.

CURIACE.

Que désormais le ciel, les enfers et la terre
Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre ;
Que les hommes, les dieux, les démons et le sort
Préparent contre nous un général effort !
Je mets à faire pis, en l’état où nous sommes,
Le sort, et les démons, et les dieux, et les hommes.
Ce qu’ils ont de cruel, et d’horrible et d’affreux,
L’est bien moins que l’honneur qu’on nous fait à tous deux.



HORACE.

Le sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière ;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups,
D’une simple vertu c’est l’effet ordinaire :
Mille déjà l’ont fait, mille pourraient le faire ;
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu’on briguerait en foule une si belle mort ;
Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime,
S’attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d’une femme et l’amant d’une sœur,
Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie
Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n’appartenait qu’à nous ;
L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.

CURIACE.

Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr.
L’occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare ;
Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D’aller par ce chemin à l’immortalité.
À quelque prix qu’on mette une telle fumée,
L’obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l’ose dire, et vous l’avez pu voir,
Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir ;
Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance,
N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet
Qu’elle m’estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ;
J’ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme :
Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc,
Près d’épouser la sœur, qu’il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j’ai le sort si contraire.
Encor qu’à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur ;
J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie,
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m’émeut sans m’ébranler :
J’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ;
Et si Rome demande une vertu plus haute,
Je rends grâces aux dieux de n’être pas romain,
Pour conserver encor quelque chose d’humain.

HORACE.

Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être ;
Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître.
La solide vertu dont je fais vanité
N’admet point de faiblesse avec sa fermeté ;
Et c’est mal de l’honneur entrer dans la carrière
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ;
Je l’envisage entier, mais je n’en frémis point :
Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie,
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie ;
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose,
À faire ce qu’il doit lâchement se dispose ;
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n’examine rien :
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère ;
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

CURIACE.

Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue ;
Mais cette âpre vertu ne m’était pas connue ;
Comme notre malheur elle est au plus haut point :
Souffrez que je l’admire et ne l’imite point.

HORACE.

Non, non, n’embrassez pas de vertu par contrainte ;
Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
En toute liberté goûtez un bien si doux ;
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
Je vais revoir la vôtre, et résoudre son âme
À se bien souvenir qu’elle est toujours ma femme,
À vous aimer encor, si je meurs par vos mains,
Et prendre en son malheur des sentiments romains

ACTE II
Scène IV

HORACE, CURIACE, CAMILLE.

HORACE.

Avez-vous su l’état qu’on fait de Curiace,
Ma sœur ?

CAMILLE.

Hélas ! Mon sort a bien changé de face.

HORACE.

Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur ;
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier d’un frère,
Mais en homme d’honneur qui fait ce qu’il doit faire,
Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous,
Par sa haute vertu, qu’il est digne de vous.
Comme si je vivais, achevez l’hyménée ;
Mais si ce fer aussi tranche sa destinée,
Faites à ma victoire un pareil traitement :
Ne me reprochez point la mort de votre amant.
Vos larmes vont couler, et votre cœur se presse.
Consumez avec lui toute cette faiblesse,
Querellez ciel et terre, et maudissez le sort ;
Mais après le combat ne pensez plus au mort.
Je ne vous laisserai qu’un moment avec elle,
Puis nous irons ensemble où l’honneur nous appelle.

ACTE II
Scène V

HORACE, CAMILLE.

CAMILLE.

Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?

CURIACE.

Hélas ! Je vois trop bien qu’il faut, quoi que je fasse,
Mourir, ou de douleur, ou de la main d’Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi,
Je maudis mille fois l’état qu’on fait de moi,
Je hais cette valeur qui fait qu’Albe m’estime ;
Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,
Elle se prend au ciel, et l’ose quereller ;
Je vous plains, je me plains ; mais il y faut aller.

CAMILLE.

Non ; je te connais mieux, tu veux que je te prie
Et qu’ainsi mon pouvoir t’excuse à ta patrie.
Tu n’es que trop fameux par tes autres exploits :
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n’a mieux que toi soutenu cette guerre ;
Autre de plus de morts n’a couvert notre terre :
Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien ;
Souffre qu’un autre ici puisse ennoblir le sien.

CURIACE.

Que je souffre à mes yeux qu’on ceigne une autre tête
Des lauriers immortels que la gloire m’apprête,
Ou que tout mon pays reproche à ma vertu
Qu’il aurait triomphé si j’avais combattu,
Et que sous mon amour ma valeur endormie
Couronne tant d’exploits d’une telle infamie !
Non, Albe, après l’honneur que j’ai reçu de toi,
Tu ne succomberas ni vaincras que par moi ;
Tu m’as commis ton sort, je t’en rendrai bon conte,
Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte.

CAMILLE.

Quoi ! Tu ne veux pas voir qu’ainsi tu me trahis !

CURIACE.

Avant que d’être à vous, je suis à mon pays.

CAMILLE.

Mais te priver pour lui toi-même d’un beau-frère,
Ta sœur de son mari !

CURIACE.

Telle est notre misère :
Le choix d’Albe et de Rome ôte toute douceur
Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur.

CAMILLE.

Tu pourras donc, cruel, me présenter sa tête,
Et demander ma main pour prix de ta conquête !

CURIACE.

Il n’y faut plus penser : en l’état où je suis,
Vous aimer sans espoir, c’est tout ce que je puis.
Vous en pleurez, Camille ?

CAMILLE.

Il faut bien que je pleure :
Mon insensible amant ordonne que je meure ;
Et quand l’hymen pour nous allume son flambeau,
Il l’éteint de sa main pour m’ouvrir le tombeau.
Ce cœur impitoyable à ma perte s’obstine,
Et dit qu’il m’aime encore alors qu’il m’assassine.

CURIACE.

Que les pleurs d’une amante ont de puissants discours,
Et qu’un bel œil est fort avec un tel secours !
Que mon cœur s’attendrit à cette triste vue !
Ma constance contre elle à regret s’évertue.
N’attaquez plus ma gloire avec tant de douleurs,
Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs ;
Je sens qu’elle chancelle, et défend mal la place :
Plus je suis votre amant, moins je suis Curiace.
Faible d’avoir déjà combattu l’amitié,
Vaincrait-elle à la fois l’amour et la pitié ?
Allez, ne m’aimez plus, ne versez plus de larmes,
Ou j’oppose l’offense à de si fortes armes ;
Je me défendrai mieux contre votre courroux,
Et pour le mériter, je n’ai plus d’yeux pour vous :
Vengez-vous d’un ingrat, punissez un volage.
Vous ne vous montrez point sensible à cet outrage !
Je n’ai plus d’yeux pour vous, vous en avez pour moi !
En faut-il plus encor ? Je renonce à ma foi.
Rigoureuse vertu dont je suis la victime,
Ne peux-tu résister sans le secours d’un crime ?

CAMILLE.

Ne fais point d’autre crime, et j’atteste les dieux
Qu’au lieu de t’en haïr, je t’en aimerai mieux ;
Oui, je te chérirai, tout ingrat et perfide,
Et cesse d’aspirer au nom de fratricide.
Pourquoi suis-je romaine, ou que n’es-tu romain ?
Je te préparerais des lauriers de ma main ;
Je t’encouragerais, au lieu de te distraire ;
Et je te traiterais comme j’ai fait mon frère.
Hélas ! J’étais aveugle en mes vœux aujourd’hui ;
J’en ai fait contre toi quand j’en ai fait pour lui.
Il revient : quel malheur, si l’amour de sa femme
Ne peut non plus sur lui que le mien sur ton âme !

ACTE II
Scène VI

HORACE, CURIACE, SABINE, CAMILLE.

CURIACE.

Dieux ! Sabine le suit. Pour ébranler mon cœur,
Est-ce peu de Camille ? Y joignez-vous ma sœur ?
Et laissant à ses pleurs vaincre ce grand courage,
L’amenez-vous ici chercher même avantage ?

SABINE.

Non, non, mon frère, non ; je ne viens en ce lieu
Que pour vous embrasser et pour vous dire adieu.
Votre sang est trop bon, n’en craignez rien de lâche,
Rien dont la fermeté de ces grands cœurs se fâche :
Si ce malheur illustre ébranlait l’un de vous,
Je le désavouerais pour frère ou pour époux.
Pourrais-je toutefois vous faire une prière
Digne d’un tel époux et digne d’un tel frère ?
Je veux d’un coup si noble ôter l’impiété,
À l’honneur qui l’attend rendre sa pureté,
La mettre en son éclat sans mélange de crimes ;
Enfin je vous veux faire ennemis légitimes.
Du saint nœud qui vous joint je suis le seul lien :
Quand je ne serai plus, vous ne vous serez rien.
Brisez votre alliance, et rompez-en la chaîne ;
Et puisque votre honneur veut des effets de haine,
Achetez par ma mort le droit de vous haïr :
Albe le veut, et Rome ; il faut leur obéir.
Qu’un de vous deux me tue, et que l’autre me venge :
Alors votre combat n’aura plus rien d’étrange ;
Et du moins l’un des deux sera juste agresseur,
Ou pour venger sa femme, ou pour venger sa sœur.
Mais quoi ? Vous souilleriez une gloire si belle,
Si vous vous animiez par quelque autre querelle :
Le zèle du pays vous défend de tels soins ;
Vous feriez peu pour lui si vous vous étiez moins :
Il lui faut, et sans haine, immoler un beau-frère.
Ne différez donc plus ce que vous devez faire :
Commencez par sa sœur à répandre son sang,
Commencez par sa femme à lui percer le flanc,
Commencez par Sabine à faire de vos vies
Un digne sacrifice à vos chères patries :
Vous êtes ennemis en ce combat fameux,
Vous d’Albe, vous de Rome, et moi de toutes deux.
Quoi ? Me réservez-vous à voir une victoire
Où pour haut appareil d’une pompeuse gloire,
Je verrai les lauriers d’un frère ou d’un mari
Fumer encor d’un sang que j’aurai tant chéri ?
Pourrai-je entre vous deux régler alors mon âme,
Satisfaire aux devoirs et de sœur et de femme,
Embrasser le vainqueur en pleurant le vaincu ?
Non, non, avant ce coup Sabine aura vécu :
Ma mort le préviendra, de qui que je l’obtienne ;
Le refus de vos mains y condamne la mienne.
Sus donc, qui vous retient ? Allez, cœurs inhumains,
J’aurai trop de moyens pour y forcer vos mains.
Vous ne les aurez point au combat occupées,
Que ce corps au milieu n’arrête vos épées ;
Et malgré vos refus, il faudra que leurs coups
Se fassent jour ici pour aller jusqu’à vous.

HORACE.

Ô ma femme !

CURIACE.

Ô ma sœur !

CAMILLE.

Courage ! Ils s’amollissent.

SABINE.

Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs,
Ces héros qu’Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?

HORACE.

Que t’ai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense
Qui t’oblige à chercher une telle vengeance ?
Que t’a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu
Avec toute ta force attaquer ma vertu ?
Du moins contente-toi de l’avoir étonnée,
Et me laisse achever cette grande journée.
Tu me viens de réduire en un étrange point ;
Aime assez ton mari pour n’en triompher point.
Va-t’en, et ne rends plus la victoire douteuse ;
La dispute déjà m’en est assez honteuse :
Souffre qu’avec honneur je termine mes jours.

SABINE.

Va, cesse de me craindre : on vient à ton secours.

ACTE II
Scène VII

Le vieil HORACE, HORACE, CURIACE, SABINE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Qu’est-ce-ci, mes enfants ? Écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse.
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse,
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups.

SABINE.

N’appréhendez rien d’eux, ils sont dignes de vous.
Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
Ce que vous souhaitez et d’un fils et d’un gendre ;
Et si notre faiblesse ébranlait leur honneur,
Nous vous laissons ici pour leur rendre du cœur.
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes :
Contre tant de vertus ce sont de faibles armes.
Ce n’est qu’au désespoir qu’il nous faut recourir.
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.

ACTE II
Scène VIII

Le vieil HORACE, HORACE, CURIACE.

HORACE.

Mon père, retenez des femmes qui s’emportent,
Et de grâce empêchez surtout qu’elles ne sortent.
Leur amour importun viendrait avec éclat
Par des cris et des pleurs troubler notre combat ;
Et ce qu’elles nous sont ferait qu’avec justice
On nous imputerait ce mauvais artifice.
L’honneur d’un si beau choix serait trop acheté,
Si l’on nous soupçonnait de quelque lâcheté.



Le vieil HORACE.

J’en aurai soin. Allez, vos frères vous attendent ;
Ne pensez qu’aux devoirs que vos pays demandent.

CURIACE.

Quel adieu vous dirai-je ? Et par quels compliments…

Le vieil HORACE.

Ah ! N’attendrissez point ici mes sentiments ;
Pour vous encourager ma voix manque de termes ;
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes ;
Moi-même en cet adieu j’ai les larmes aux yeux.
Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.

ACTE III

Scène première

SABINE.

Prenons parti, mon âme, en de telles disgrâces :
Soyons femme d’Horace, ou sœur des Curiaces ;
Cessons de partager nos inutiles soins ;
Souhaitons quelque chose, et craignons un peu moins.
Mais, las ! Quel parti prendre en un sort si contraire ?
Quel ennemi choisir, d’un époux ou d’un frère ?
La nature ou l’amour parle pour chacun d’eux,
Et la loi du devoir m’attache à tous les deux.
Sur leurs hauts sentiments réglons plutôt les nôtres ;
Soyons femme de l’un ensemble et sœur des autres :
Regardons leur honneur comme un souverain bien ;
Imitons leur constance, et ne craignons plus rien.
La mort qui les menace est une mort si belle,
Qu’il en faut sans frayeur attendre la nouvelle.
N’appelons point alors les destins inhumains ;
Songeons pour quelle cause, et non par quelles mains ;
Revoyons les vainqueurs, sans penser qu’à la gloire
Que toute leur maison reçoit de leur victoire ;
Et sans considérer aux dépens de quel sang
Leur vertu les élève en cet illustre rang,
Faisons nos intérêts de ceux de leur famille :
En l’une je suis femme, en l’autre je suis fille,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens,
Qu’on ne peut triompher que par les bras des miens.
Fortune, quelques maux que ta rigueur m’envoie,
J’ai trouvé les moyens d’en tirer de la joie,
Et puis voir aujourd’hui le combat sans terreur,
Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur.
Flatteuse illusion, erreur douce et grossière,
Vain effort de mon âme, impuissante lumière,
De qui le faux brillant prend droit de m’éblouir,
Que tu sais peu durer, et tôt t’évanouir !
Pareille à ces éclairs qui dans le fort des ombres
Poussent un jour qui fuit et rend les nuits plus sombres,
Tu n’as frappé mes yeux d’un moment de clarté
Que pour les abîmer dans plus d’obscurité.
Tu charmais trop ma peine, et le ciel, qui s’en fâche,
Me vend déjà bien cher ce moment de relâche.
Je sens mon triste cœur percé de tous les coups
Qui m’ôtent maintenant un frère ou mon époux.
Quand je songe à leur mort, quoi que je me propose,
Je songe par quels bras, et non pour quelle cause,
Et ne vois les vainqueurs en leur illustre rang
Que pour considérer aux dépens de quel sang.
La maison des vaincus touche seule mon âme :
En l’une je suis fille, en l’autre je suis femme,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens,
Qu’on ne peut triompher que par la mort des miens.
C’est là donc cette paix que j’ai tant souhaitée !
Trop favorables dieux, vous m’avez écoutée !
Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez,
Si même vos faveurs ont tant de cruautés ?
Et de quelle façon punissez-vous l’offense,
Si vous traitez ainsi les vœux de l’innocence ?

ACTE III,
Scène II

SABINE, JULIE.

SABINE.

En est-ce fait, Julie, et que m’apportez-vous ?
Est-ce la mort d’un frère, ou celle d’un époux ?
Le funeste succès de leurs armes impies
De tous les combattants a-t-il fait des hosties,
Et m’enviant l’horreur que j’aurais des vainqueurs,
Pour tous tant qu’ils étaient demande-t-il mes pleurs ?

JULIE.

Quoi ? Ce qui s’est passé, vous l’ignorez encore ?

SABINE.

Vous faut-il étonner de ce que je l’ignore,
Et ne savez-vous point que de cette maison
Pour Camille et pour moi l’on fait une prison ?
Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes ;
Sans cela nous serions au milieu de leurs armes,
Et par les désespoirs d’une chaste amitié,
Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.

JULIE.

Il n’était pas besoin d’un si tendre spectacle :
Leur vue à leur combat apporte assez d’obstacle.
Sitôt qu’ils ont paru prêts à se mesurer,
On a dans les deux camps entendu murmurer :
À voir de tels amis, des personnes si proches,
Venir pour leur patrie aux mortelles approches,
L’un s’émeut de pitié, l’autre est saisi d’horreur,
L’autre d’un si grand zèle admire la fureur ;
Tel porte jusqu’aux cieux leur vertu sans égale,
Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale.
Ces divers sentiments n’ont pourtant qu’une voix ;
Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix ;
Et ne pouvant souffrir un combat si barbare,
On s’écrie, on s’avance, enfin on les sépare.

SABINE.

Que je vous dois d’encens, grands dieux, qui m’exaucez !

JULIE.

Vous n’êtes pas, Sabine, encore où vous pensez :

Vous pouvez espérer, vous avez moins à craindre ;
Mais il vous reste encore assez de quoi vous plaindre.
En vain d’un sort si triste on les veut garantir ;
Ces cruels généreux n’y peuvent consentir :
La gloire de ce choix leur est si précieuse,
Et charme tellement leur âme ambitieuse,
Qu’alors qu’on les déplore ils s’estiment heureux,
Et prennent pour affront la pitié qu’on a d’eux.
Le trouble des deux camps souille leur renommée ;
Ils combattront plutôt et l’une et l’autre armée,
Et mourront par les mains qui leur font d’autres lois,
Que pas un d’eux renonce aux honneurs d’un tel choix.

SABINE.

Quoi ? Dans leur dureté ces cœurs d’acier s’obstinent !

JULIE.

Oui, mais d’autre côté les deux camps se mutinent,
Et leurs cris, des deux parts poussés en même temps,
Demandent la bataille, ou d’autres combattants.
La présence des chefs à peine est respectée,
Leur pouvoir est douteux, leur voix mal écoutée ;
Le roi même s’étonne ; et pour dernier effort :
 » puisque chacun, dit-il, s’échauffe en ce discord,
Consultons des grands dieux la majesté sacrée,
Et voyons si ce change à leurs bontés agrée.
Quel impie osera se prendre à leur vouloir,
Lorsqu’en un sacrifice ils nous l’auront fait voir ?  »
Il se tait, et ces mots semblent être des charmes ;
Même aux six combattants ils arrachent les armes ;
Et ce désir d’honneur qui leur ferme les yeux,
Tout aveugle qu’il est, respecte encor les dieux.
Leur plus bouillante ardeur cède à l’avis de Tulle ;
Et soit par déférence, ou par un prompt scrupule,
Dans l’une et l’autre armée on s’en fait une loi,
Comme si toutes deux le connaissaient pour roi.
Le reste s’apprendra par la mort des victimes.

SABINE.

Les dieux n’avoueront point un combat plein de crimes ;
J’en espère beaucoup, puisqu’il est différé,
Et je commence à voir ce que j’ai désiré.

ACTE III
Scène III

SABINE, CAMILLE, JULIE.

SABINE.

Ma sœur, que je vous die une bonne nouvelle.

CAMILLE.

Je pense la savoir, s’il faut la nommer telle.
On l’a dite à mon père, et j’étais avec lui ;
Mais je n’en conçois rien qui flatte mon ennui.
Ce délai de nos maux rendra leurs coups plus rudes ;
Ce n’est qu’un plus long terme à nos inquiétudes ;
Et tout l’allégement qu’il en faut espérer,
C’est de pleurer plus tard ceux qu’il faudra pleurer.

SABINE.

Les dieux n’ont pas en vain inspiré ce tumulte.

CAMILLE.

Disons plutôt, ma sœur, qu’en vain on les consulte.
Ces mêmes dieux à Tulle ont inspiré ce choix ;
Et la voix du public n’est pas toujours leur voix ;
Ils descendent bien moins dans de si bas étages
Que dans l’âme des rois, leurs vivantes images,
De qui l’indépendante et sainte autorité
Est un rayon secret de leur divinité.

JULIE.

C’est vouloir sans raison vous former des obstacles
Que de chercher leur voix ailleurs qu’en leurs oracles ;
Et vous ne vous pouvez figurer tout perdu,
Sans démentir celui qui vous fut hier rendu.

CAMILLE.

Un oracle jamais ne se laisse comprendre :
On l’entend d’autant moins que plus on croit l’entendre ;
Et loin de s’assurer sur un pareil arrêt,
Qui n’y voit rien d’obscur doit croire que tout l’est.

SABINE.

Sur ce qui fait pour nous prenons plus d’assurance,
Et souffrons les douceurs d’une juste espérance.
Quand la faveur du ciel ouvre à demi ses bras,
Qui ne s’en promet rien ne la mérite pas ;
Il empêche souvent qu’elle ne se déploie,
Et lorsqu’elle descend, son refus la renvoie.

CAMILLE.

Le ciel agit sans nous en ces événements,
Et ne les règle point dessus nos sentiments.

JULIE.

Il ne vous a fait peur que pour vous faire grâce.
Adieu : je vais savoir comme enfin tout se passe.
Modérez vos frayeurs ; j’espère à mon retour
Ne vous entretenir que de propos d’amour,
Et que nous n’emploierons la fin de la journée
Qu’aux doux préparatifs d’un heureux hyménée.

SABINE.

J’ose encor l’espérer.

CAMILLE.

Moi, je n’espère rien.

JULIE.

L’effet vous fera voir que nous en jugeons bien.

ACTE III
Scène IV

SABINE, CAMILLE.

SABINE.

Parmi nos déplaisirs souffrez que je vous blâme :
Je ne puis approuver tant de trouble en votre âme ;
Que feriez-vous, ma sœur, au point où je me vois,
Si vous aviez à craindre autant que je le dois,
Et si vous attendiez de leurs armes fatales
Des maux pareils aux miens, et des pertes égales ?

CAMILLE.

Parlez plus sainement de vos maux et des miens :
Chacun voit ceux d’autrui d’un autre œil que les siens ;
Mais à bien regarder ceux où le ciel me plonge,
Les vôtres auprès d’eux vous sembleront un songe.
La seule mort d’Horace est à craindre pour vous.
Des frères ne sont rien à l’égal d’un époux ;
L’hymen qui nous attache en une autre famille
Nous détache de celle où l’on a vécu fille ;
On voit d’un œil divers des nœuds si différents,
Et pour suivre un mari l’on quitte ses parents ;
Mais si près d’un hymen, l’amant que donne un père
Nous est moins qu’un époux, et non pas moins qu’un frère ;
Nos sentiments entre eux demeurent suspendus,
Notre choix impossible, et nos vœux confondus.
Ainsi, ma sœur, du moins vous avez dans vos plaintes
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes ;
Mais si le ciel s’obstine à nous persécuter,
Pour moi, j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter.

SABINE.

Quand il faut que l’un meure et par les mains de l’autre,
C’est un raisonnement bien mauvais que le vôtre.
Quoique ce soient, ma sœur, des nœuds bien différents,
C’est sans les oublier qu’on quitte ses parents :
L’hymen n’efface point ces profonds caractères ;
Pour aimer un mari, l’on ne hait pas ses frères :
La nature en tout temps garde ses premiers droits ;
Aux dépens de leur vie on ne fait point de choix :
Aussi bien qu’un époux ils sont d’autres nous-mêmes ;
Et tous maux sont pareils alors qu’ils sont extrêmes.
Mais l’amant qui vous charme et pour qui vous brûlez
Ne vous est, après tout, que ce que vous voulez ;
Une mauvaise humeur, un peu de jalousie,
En fait assez souvent passer la fantaisie ;
Ce que peut le caprice, osez-le par raison,
Et laissez votre sang hors de comparaison :
C’est crime qu’opposer des liens volontaires
À ceux que la naissance a rendus nécessaires.
Si donc le ciel s’obstine à nous persécuter,
Seule j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter ;
Mais pour vous, le devoir vous donne, dans vos plaintes,
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes.

CAMILLE.

Je le vois bien, ma sœur, vous n’aimâtes jamais ;
Vous ne connaissez point ni l’amour ni ses traits :
On peut lui résister quand il commence à naître,
Mais non pas le bannir quand il s’est rendu maître,
Et que l’aveu d’un père, engageant notre foi,
A fait de ce tyran un légitime roi :
Il entre avec douceur, mais il règne par force ;
Et quand l’âme une fois a goûté son amorce,
Vouloir ne plus aimer, c’est ce qu’elle ne peut,
Puisqu’elle ne peut plus vouloir que ce qu’il veut :
Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles.

ACTE III
Scène V

Le vieil HORACE, SABINE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles ; mais en vain je voudrais vous celer
Ce qu’on ne vous saurait longtemps dissimuler :
Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l’ordonnent.

SABINE.

Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent ;
Et je m’imaginais dans la divinité
Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point : contre tant d’infortune
La pitié parle en vain, la raison importune.
Nous avons en nos mains la fin de nos douleurs,
Et qui veut bien mourir peut braver les malheurs.
Nous pourrions aisément faire en votre présence
De notre désespoir une fausse constance ;
Mais quand on peut sans honte être sans fermeté,
L’affecter au dehors, c’est une lâcheté ;
L’usage d’un tel art, nous le laissons aux hommes,
Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.
Nous ne demandons point qu’un courage si fort
S’abaisse à notre exemple à se plaindre du sort.
Recevez sans frémir ces mortelles alarmes ;
Voyez couler nos pleurs sans y mêler vos larmes ;
Enfin, pour toute grâce, en de tels déplaisirs,
Gardez votre constance, et souffrez nos soupirs.

Le vieil HORACE.

Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre,
Je crois faire beaucoup de m’en pouvoir défendre,
Et céderais peut-être à de si rudes coups,
Si je prenais ici même intérêt que vous :
Non qu’Albe par son choix m’ait fait haïr vos frères,
Tous trois me sont encor des personnes bien chères ;
Mais enfin l’amitié n’est pas du même rang,
Et n’a point les effets de l’amour ni du sang ;
Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente
Sabine comme sœur, Camille comme amante :
Je puis les regarder comme nos ennemis,
Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.
Ils sont, grâces aux dieux, dignes de leur patrie ;
Aucun étonnement n’a leur gloire flétrie ;
Et j’ai vu leur honneur croître de la moitié,
Quand ils ont des deux camps refusé la pitié.
Si par quelque faiblesse ils l’avoient mendiée,
Si leur haute vertu ne l’eût répudiée,
Ma main bientôt sur eux m’eût vengé hautement
De l’affront que m’eût fait ce mol consentement.
Mais lorsqu’en dépit d’eux on en a voulu d’autres,
Je ne le cèle point, j’ai joint mes vœux aux vôtres.
Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix,
Albe serait réduite à faire un autre choix ;
Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaces
Sans voir leurs bras souillés du sang des Curiaces,
Et de l’événement d’un combat plus humain
Dépendrait maintenant l’honneur du nom romain.
La prudence des dieux autrement en dispose ;
Sur leur ordre éternel mon esprit se repose :
Il s’arme en ce besoin de générosité,
Et du bonheur public fait sa félicité.
Tâchez d’en faire autant pour soulager vos peines,
Et songez toutes deux que vous êtes romaines :
Vous l’êtes devenue, et vous l’êtes encor ;
Un si glorieux titre est un digne trésor.
Un jour, un jour viendra que par toute la terre
Rome se fera craindre à l’égal du tonnerre,
Et que tout l’univers tremblant dessous ses lois,
Ce grand nom deviendra l’ambition des rois :
Les dieux à notre Énée ont promis cette gloire.

ACTE III
Scène VI

Le vieil HORACE, SABINE, CAMILLE, JULIE.

Le vieil HORACE.

Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?

JULIE.

Mais plutôt du combat les funestes effets :
Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

Le vieil HORACE.

Ô d’un triste combat effet vraiment funeste !
Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir
Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir !
Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ;
Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie :
Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

JULIE.

Mille, de nos remparts, comme moi l’ont pu voir.
Il s’est fait admirer tant qu’ont duré ses frères ;
Mais comme il s’est vu seul contre trois adversaires,
Près d’être enfermé d’eux, sa fuite l’a sauvé.

Le vieil HORACE.

Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé ?
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?

JULIE.

Je n’ai rien voulu voir après cette défaite.

CAMILLE.

Ô mes frères !

Le vieil HORACE.

Tout beau, ne les pleurez pas tous ;
Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte ;
La gloire de leur mort m’a payé de leur perte :
Ce bonheur a suivi leur courage invaincu,
Qu’ils ont vu Rome libre autant qu’ils ont vécu,
Et ne l’auront point vue obéir qu’à son prince,
Ni d’un état voisin devenir la province.
Pleurez l’autre, pleurez l’irréparable affront
Que sa fuite honteuse imprime à notre front ;
Pleurez le déshonneur de toute notre race,
Et l’opprobre éternel qu’il laisse au nom d’Horace.

JULIE.

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

Le vieil HORACE.

Qu’il mourût,
Ou qu’un beau désespoir alors le secourût.
N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard sujette ;
Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris,
Et c’était de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie ;
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie ;
Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
Met d’autant plus ma honte avec la sienne au jour.
J’en romprai bien le cours, et ma juste colère,
Contre un indigne fils usant des droits d’un père,
Saura bien faire voir dans sa punition
L’éclatant désaveu d’une telle action.

SABINE.

Écoutez un peu moins ces ardeurs généreuses,
Et ne nous rendez point tout à fait malheureuses.

Le vieil HORACE.

Sabine, votre cœur se console aisément ;
Nos malheurs jusqu’ici vous touchent faiblement.
Vous n’avez point encor de part à nos misères :
Le ciel vous a sauvé votre époux et vos frères ;
Si nous sommes sujets, c’est de votre pays ;
Vos frères sont vainqueurs quand nous sommes trahis ;
Et voyant le haut point où leur gloire se monte,
Vous regardez fort peu ce qui nous vient de honte.
Mais votre trop d’amour pour cet infâme époux
Vous donnera bientôt à plaindre comme à nous.
Vos pleurs en sa faveur sont de faibles défenses :
J’atteste des grands dieux les suprêmes puissances
Qu’avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains
Laveront dans son sang la honte des Romains.

SABINE.

Suivons-le promptement, la colère l’emporte.
Dieux ! Verrons-nous toujours des malheurs de la sorte ?
Nous faudra-t-il toujours en craindre de plus grands,
Et toujours redouter la main de nos parents ?

ACTE IV

Scène première

Le vieil HORACE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Ne me parlez jamais en faveur d’un infâme ;
Qu’il me fuie à l’égal des frères de sa femme :
Pour conserver un sang qu’il tient si précieux,
Il n’a rien fait encore s’il n’évite mes yeux.
Sabine y peut mettre ordre, ou derechef j’atteste
Le souverain pouvoir de la troupe céleste…

CAMILLE.

Ah ! Mon père, prenez un plus doux sentiment ;
Vous verrez Rome même en user autrement ;
Et de quelque malheur que le ciel l’ait comblée,
Excuser la vertu sous le nombre accablée.

Le vieil HORACE.

Le jugement de Rome est peu pour mon regard,
Camille ; je suis père, et j’ai mes droits à part.
Je sais trop comme agit la vertu véritable :
C’est sans en triompher que le nombre l’accable ;
Et sa mâle vigueur, toujours en même point,
Succombe sous la force, et ne lui cède point.
Taisez-vous, et sachons ce que nous veut Valère.

ACTE IV
Scène II

Le vieil HORACE, VALÈRE, CAMILLE.

VALÈRE.

Envoyé par le roi pour consoler un père,
Et pour lui témoigner…

Le vieil HORACE.

N’en prenez aucun soin :
C’est un soulagement dont je n’ai pas besoin ;

Et j’aime mieux voir morts que couverts d’infamie
Ceux que vient de m’ôter une main ennemie.
Tous deux pour leur pays sont morts en gens d’honneur ;
Il me suffit.

VALÈRE.

Mais l’autre est un rare bonheur ;
De tous les trois chez vous il doit tenir la place.

Le vieil HORACE.

Que n’a-t-on vu périr en lui le nom d’Horace !

VALÈRE.

Seul vous le maltraitez après ce qu’il a fait.

Le vieil HORACE.

C’est à moi seul aussi de punir son forfait.

VALÈRE.

Quel forfait trouvez-vous en sa bonne conduite ?

Le vieil HORACE.

Quel éclat de vertu trouvez-vous en sa fuite ?

VALÈRE.

La fuite est glorieuse en cette occasion.

Le vieil HORACE.

Vous redoublez ma honte et ma confusion.
Certes, l’exemple est rare et digne de mémoire,
De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.

VALÈRE.

Quelle confusion, et quelle honte à vous
D’avoir produit un fils qui nous conserve tous,
Qui fait triompher Rome, et lui gagne un empire ?
À quels plus grands honneurs faut-il qu’un père aspire ?

Le vieil HORACE.

Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin,
Lorsqu’Albe sous ses lois range notre destin ?

VALÈRE.

Que parlez-vous ici d’Albe et de sa victoire ?
Ignorez-vous encor la moitié de l’histoire ?

Le vieil HORACE.

Je sais que par sa fuite il a trahi l’état.

VALÈRE.

Oui, s’il eût en fuyant terminé le combat ;

Mais on a bientôt vu qu’il ne fuyait qu’en homme
Qui savait ménager l’avantage de Rome.

Le vieil HORACE.

Quoi, Rome donc triomphe !

VALÈRE.

Apprenez, apprenez
La valeur de ce fils qu’à tort vous condamnez.
Resté seul contre trois, mais en cette aventure
Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux,
Il sait bien se tirer d’un pas si dangereux ;
Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu’elle abuse.
Chacun le suit d’un pas ou plus ou moins pressé,
Selon qu’il se rencontre ou plus ou moins blessé ;
Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite ;
Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.
Horace, les voyant l’un de l’autre écartés,
Se retourne, et déjà les croit demi-domptés :
Il attend le premier, et c’était votre gendre.
L’autre, tout indigné qu’il ait osé l’attendre,
En vain en l’attaquant fait paraître un grand cœur ;
Le sang qu’il a perdu ralentit sa vigueur.
Albe à son tour commence à craindre un sort contraire ;
Elle crie au second qu’il secoure son frère :
Il se hâte et s’épuise en efforts superflus ;
Il trouve en les joignant que son frère n’est plus.

CAMILLE.

Hélas !

VALÈRE.

Tout hors d’haleine il prend pourtant sa place,
Et redouble bientôt la victoire d’Horace :
Son courage sans force est un débile appui ;
Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.
L’air résonne des cris qu’au ciel chacun envoie ;
Albe en jette d’angoisse, et les Romains de joie.
Comme notre héros se voit près d’achever,
C’est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver :
 » j’en viens d’immoler deux aux mânes de mes frères ;
Rome aura le dernier de mes trois adversaires,
C’est à ses intérêts que je vais l’immoler,  »
Dit-il ; et tout d’un temps on le voit y voler.
La victoire entre eux deux n’était pas incertaine ;
L’Albain percé de coups ne se traînait qu’à peine,
Et comme une victime aux marches de l’autel,
Il semblait présenter sa gorge au coup mortel :
Aussi le reçoit-il, peu s’en faut, sans défense,
Et son trépas de Rome établit la puissance.

 


Le vieil HORACE.

Ô mon fils ! Ô ma joie ! Ô l’honneur de nos jours !
Ô d’un état penchant l’inespéré secours !
Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace !
Appui de ton pays, et gloire de ta race !
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d’allégresse ?

VALÈRE.

Vos caresses bientôt pourront se déployer :
Le roi dans un moment vous le va renvoyer,
Et remet à demain la pompe qu’il prépare
D’un sacrifice aux dieux pour un bonheur si rare ;
Aujourd’hui seulement on s’acquitte vers eux
Par des chants de victoire et par de simples vœux.
C’est où le roi le mène, et tandis il m’envoie
Faire office vers vous de douleur et de joie ;
Mais cet office encor n’est pas assez pour lui ;
Il y viendra lui-même, et peut-être aujourd’hui :
Il croit mal reconnaître une vertu si pure,
Si de sa propre bouche il ne vous en assure,
S’il ne vous dit chez vous combien vous doit l’état.

Le vieil HORACE.

De tels remercîments ont pour moi trop d’éclat,
Et je me tiens déjà trop payé par les vôtres
Du service d’un fils, et du sang des deux autres.

VALÈRE.

Il ne sait ce que c’est d’honorer à demi ;
Et son sceptre arraché des mains de l’ennemi
Fait qu’il tient cet honneur qu’il lui plaît de vous faire
Au-dessous du mérite et du fils et du père.
Je vais lui témoigner quels nobles sentiments
La vertu vous inspire en tous vos mouvements,
Et combien vous montrez d’ardeur pour son service.

Le vieil HORACE.

Je vous devrai beaucoup pour un si bon office.

ACTE IV
Scène III

Le vieil HORACE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Ma fille, il n’est plus temps de répandre des pleurs ;
Il sied mal d’en verser où l’on voit tant d’honneurs ;
On pleure injustement des pertes domestiques,
Quand on en voit sortir des victoires publiques.
Rome triomphe d’Albe, et c’est assez pour nous ;
Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux.
En la mort d’un amant vous ne perdez qu’un homme
Dont la perte est aisée à réparer dans Rome ;
Après cette victoire, il n’est point de Romain
Qui ne soit glorieux de vous donner la main.
Il me faut à Sabine en porter la nouvelle ;
Ce coup sera sans doute assez rude pour elle,
Et ses trois frères morts par la main d’un époux
Lui donneront des pleurs bien plus justes qu’à vous ;
Mais j’espère aisément en dissiper l’orage,
Et qu’un peu de prudence aidant son grand courage
Fera bientôt régner sur un si noble cœur
Le généreux amour qu’elle doit au vainqueur.
Cependant étouffez cette lâche tristesse ;
Recevez-le, s’il vient, avec moins de faiblesse ;
Faites-vous voir sa sœur, et qu’en un même flanc
Le ciel vous a tous deux formés d’un même sang.

ACTE IV
Scène IV

CAMILLE.

Oui, je lui ferai voir, par d’infaillibles marques,
Qu’un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans
Qu’un astre injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l’oses nommer lâche ;
Je l’aime d’autant plus que plus elle te fâche,
Impitoyable père, et par un juste effort
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.
En vit-on jamais un dont les rudes traverses
Prissent en moins de rien tant de faces diverses,
Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel,
Et portât tant de coups avant le coup mortel ?
Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte
De joie et de douleur, d’espérance et de crainte,
Asservie en esclave à plus d’événements,
Et le piteux jouet de plus de changements ?
Un oracle m’assure, un songe me travaille ;
La paix calme l’effroi que me fait la bataille ;
Mon hymen se prépare, et presque en un moment
Pour combattre mon frère on choisit mon amant ;
Ce choix me désespère, et tous le désavouent ;
La partie est rompue, et les dieux la renouent ;
Rome semble vaincue, et seul des trois Albains,
Curiace en mon sang n’a point trempé ses mains.
Ô dieux ! Sentais-je alors des douleurs trop légères
Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères,
Et me flattais-je trop quand je croyais pouvoir
L’aimer encor sans crime et nourrir quelque espoir ?
Sa mort m’en punit bien, et la façon cruelle
Dont mon âme éperdue en reçoit la nouvelle :
Son rival me l’apprend, et faisant à mes yeux
D’un si triste succès le récit odieux,
Il porte sur le front une allégresse ouverte,
Que le bonheur public fait bien moins que ma perte ;
Et bâtissant en l’air sur le malheur d’autrui,
Aussi bien que mon frère il triomphe de lui.
Mais ce n’est rien encore au prix de ce qui reste :
On demande ma joie en un jour si funeste ;
Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,
Et baiser une main qui me perce le cœur.
En un sujet de pleurs si grand, si légitime,
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime ;
Leur brutale vertu veut qu’on s’estime heureux,
Et si l’on n’est barbare, on n’est point généreux.
Dégénérons, mon cœur, d’un si vertueux père ;
Soyons indigne sœur d’un si généreux frère :
C’est gloire de passer pour un cœur abattu,
Quand la brutalité fait la haute vertu.
Éclatez, mes douleurs : à quoi bon vous contraindre ?
Quand on a tout perdu, que saurait-on plus craindre ?
Pour ce cruel vainqueur n’ayez point de respect ;
Loin d’éviter ses yeux, croissez à son aspect ;
Offensez sa victoire, irritez sa colère,
Et prenez, s’il se peut, plaisir à lui déplaire.
Il vient : préparons-nous à montrer constamment
Ce que doit une amante à la mort d’un amant.

ACTE IV
Scène V

HORACE, CAMILLE, PROCULE, et deux autres soldats portant chacun une épée des Curiaces.

HORACE.

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ;
Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

CAMILLE.

Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

HORACE.

Rome n’en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

CAMILLE.

Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;
Mais qui me vengera de celle d’un amant,
Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

HORACE.

Que dis-tu, malheureuse ?

CAMILLE.

Ô mon cher Curiace !

HORACE.

Ô d’une indigne sœur insupportable audace !
D’un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ;
Tes flammes désormais doivent être étouffées ;
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :
Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.

CAMILLE.

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu’une amante offensée,
Qui comme une furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes,
Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,
Et que jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois !
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
Que tu tombes au point de me porter envie ;
Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité !

HORACE.

Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d’un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

CAMILLE.

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

HORACE
mettant la main à l’épée, poursuivant sa sœur qui s’enfuit.

C’est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

CAMILLE blessée derrière le théâtre.

Ah ! Traître !

HORACE.

Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !

ACTE IV
Scène VI

HORACE, PROCULE.

PROCULE.

Que venez-vous de faire ?

HORACE.

Un acte de justice :
Un semblable forfait veut un pareil supplice.

PROCULE.

Vous deviez la traiter avec moins de rigueur.

HORACE.

Ne me dis point qu’elle est et mon sang et ma sœur.
Mon père ne peut plus l’avouer pour sa fille :
Qui maudit son pays renonce à sa famille ;
Des noms si pleins d’amour ne lui sont plus permis ;
De ses plus chers parents il fait ses ennemis :
Le sang même les arme en haine de son crime.
La plus prompte vengeance en est plus légitime ;
Et ce souhait impie, encore qu’impuissant,
Est un monstre qu’il faut étouffer en naissant.

ACTE IV
Scène VII

HORACE, SABINE, PROCULE.

SABINE.

À quoi s’arrête ici ton illustre colère ?
Viens voir mourir ta sœur dans les bras de ton père ;
Viens repaître tes yeux d’un spectacle si doux :
Ou si tu n’es point las de ces généreux coups,
Immole au cher pays des vertueux Horaces
Ce reste malheureux du sang des Curiaces.
Si prodigue du tien, n’épargne pas le leur ;
Joins Sabine à Camille, et ta femme à ta sœur ;
Nos crimes sont pareils, ainsi que nos misères ;
Je soupire comme elle, et déplore mes frères :
Plus coupable en ce point contre tes dures lois,
Qu’elle n’en pleurait qu’un, et que j’en pleure trois,
Qu’après son châtiment ma faute continue.

HORACE.

Sèche tes pleurs, Sabine, ou les cache à ma vue :
Rends-toi digne du nom de ma chaste moitié,
Et ne m’accable point d’une indigne pitié.
Si l’absolu pouvoir d’une pudique flamme
Ne nous laisse à tous deux qu’un penser et qu’une âme,
C’est à toi d’élever tes sentiments aux miens,
Non à moi de descendre à la honte des tiens.
Je t’aime, et je connais la douleur qui te presse ;
Embrasse ma vertu pour vaincre ta faiblesse,
Participe à ma gloire au lieu de la souiller.
Tâche à t’en revêtir, non à m’en dépouiller.
Es-tu de mon honneur si mortelle ennemie,
Que je te plaise mieux couvert d’une infamie ?
Sois plus femme que sœur, et te réglant sur moi,
Fais-toi de mon exemple une immuable loi.

SABINE.

Cherche pour t’imiter des âmes plus parfaites.
Je ne t’impute point les pertes que j’ai faites,
J’en ai les sentiments que je dois en avoir,
Et je m’en prends au sort plutôt qu’à ton devoir ;
Mais enfin je renonce à la vertu romaine,
Si pour la posséder je dois être inhumaine ;
Et ne puis voir en moi la femme du vainqueur
Sans y voir des vaincus la déplorable sœur.
Prenons part en public aux victoires publiques ;
Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques,
Et ne regardons point des biens communs à tous,
Quand nous voyons des maux qui ne sont que pour nous.
Pourquoi veux-tu, cruel, agir d’une autre sorte ?
Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte ;
Mêle tes pleurs aux miens. Quoi ? Ces lâches discours
N’arment point ta vertu contre mes tristes jours ?
Mon crime redoublé n’émeut point ta colère ?
Que Camille est heureuse ! Elle a pu te déplaire ;
Elle a reçu de toi ce qu’elle a prétendu,
Et recouvre là-bas tout ce qu’elle a perdu.
Cher époux, cher auteur du tourment qui me presse,
Écoute la pitié, si ta colère cesse ;
Exerce l’une ou l’autre, après de tels malheurs,
À punir ma faiblesse, ou finir mes douleurs :
Je demande la mort pour grâce, ou pour supplice ;
Qu’elle soit un effet d’amour ou de justice,
N’importe : tous ses traits n’auront rien que de doux,
Si je les vois partir de la main d’un époux.

HORACE.

Quelle injustice aux dieux d’abandonner aux femmes
Un empire si grand sur les plus belles âmes,
Et de se plaire à voir de si faibles vainqueurs
Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs !
À quel point ma vertu devient-elle réduite !
Rien ne la saurait plus garantir que la fuite.
Adieu : ne me suis point, ou retiens tes soupirs.

SABINE.

Ô colère, ô pitié, sourdes à mes désirs,
Vous négligez mon crime, et ma douleur vous lasse,
Et je n’obtiens de vous ni supplice ni grâce !
Allons-y par nos pleurs faire encore un effort,
Et n’employons après que nous à notre mort.

ACTE V

Scène première

Le vieil HORACE, HORACE.

Le vieil HORACE.

Retirons nos regards de cet objet funeste,
Pour admirer ici le jugement céleste :
Quand la gloire nous enfle, il sait bien comme il faut
Confondre notre orgueil qui s’élève trop haut.
Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse ;
Il mêle à nos vertus des marques de faiblesse,
Et rarement accorde à notre ambition
L’entier et pur honneur d’une bonne action.
Je ne plains point Camille : elle était criminelle ;
Je me tiens plus à plaindre, et je te plains plus qu’elle :
Moi, d’avoir mis au jour un cœur si peu romain ;
Toi, d’avoir par sa mort déshonoré ta main.
Je ne la trouve point injuste ni trop prompte ;
Mais tu pouvais, mon fils, t’en épargner la honte :
Son crime, quoique énorme et digne du trépas,
Était mieux impuni que puni par ton bras.

HORACE.

Disposez de mon sang, les lois vous en font maître ;
J’ai cru devoir le sien aux lieux qui m’ont vu naître.
Si dans vos sentiments mon zèle est criminel,
S’il m’en faut recevoir un reproche éternel,
Si ma main en devient honteuse et profanée,
Vous pouvez d’un seul mot trancher ma destinée :
Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté
A si brutalement souillé la pureté.
Ma main n’a pu souffrir de crime en votre race ;
Ne souffrez point de tache en la maison d’Horace.
C’est en ces actions dont l’honneur est blessé
Qu’un père tel que vous se montre intéressé :
Son amour doit se taire où toute excuse est nulle ;
Lui-même il y prend part lorsqu’il les dissimule ;
Et de sa propre gloire il fait trop peu de cas,
Quand il ne punit point ce qu’il n’approuve pas.

Le vieil HORACE.

Il n’use pas toujours d’une rigueur extrême ;
Il épargne ses fils bien souvent pour soi-même ;
Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir,
Et ne les punit point, de peur de se punir.
Je te vois d’un autre œil que tu ne te regardes ;
Je sais… Mais le roi vient, je vois entrer ses gardes.

ACTE V
Scène II

TULLE, VALÈRE, Le vieil HORACE, HORACE, Troupe de Gardes.

Le vieil HORACE.

Ah ! Sire, un tel honneur a trop d’excès pour moi ;
Ce n’est point en ce lieu que je dois voir mon roi :
Permettez qu’à genoux…

TULLE.

Non, levez-vous, mon père :
Je fais ce qu’en ma place un bon prince doit faire.
Un si rare service et si fort important
Veut l’honneur le plus rare et le plus éclatant.
Vous en aviez déjà sa parole pour gage ;
Je ne l’ai pas voulu différer davantage.
J’ai su par son rapport, et je n’en doutais pas,
Comme de vos deux fils vous portez le trépas,
Et que déjà votre âme étant trop résolue,
Ma consolation vous serait superflue ;
Mais je viens de savoir quel étrange malheur
D’un fils victorieux a suivi la valeur,
Et que son trop d’amour pour la cause publique
Par ses mains à son père ôte une fille unique.
Ce coup est un peu rude à l’esprit le plus fort ;
Et je doute comment vous portez cette mort.

Le vieil HORACE.

Sire, avec déplaisir, mais avec patience.

TULLE.

C’est l’effet vertueux de votre expérience.
Beaucoup par un long âge ont appris comme vous
Que le malheur succède au bonheur le plus doux :
Peu savent comme vous s’appliquer ce remède,
Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.
Si vous pouvez trouver dans ma compassion
Quelque soulagement pour votre affliction,
Ainsi que votre mal sachez qu’elle est extrême,
Et que je vous en plains autant que je vous aime.

VALÈRE.

Sire, puisque le ciel entre les mains des rois
Dépose sa justice et la force des lois,
Et que l’état demande aux princes légitimes
Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes,
Souffrez qu’un bon sujet vous fasse souvenir
Que vous plaignez beaucoup ce qu’il vous faut punir ;
Souffrez…

Le vieil HORACE.

Quoi ? Qu’on envoie un vainqueur au supplice ?

TULLE.

Permettez qu’il achève, et je ferai justice :
J’aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.
C’est par elle qu’un roi se fait un demi-dieu ;
Et c’est dont je vous plains, qu’après un tel service
On puisse contre lui me demander justice.

VALÈRE.

Souffrez donc, ô grand roi, le plus juste des rois,
Que tous les gens de bien vous parlent par ma voix.
Non que nos cœurs jaloux de ses honneurs s’irritent ;
S’il en reçoit beaucoup, ses hauts faits le méritent ;
Ajoutez-y plutôt que d’en diminuer :
Nous sommes tous encor prêts d’y contribuer ;
Mais puisque d’un tel crime il s’est montré capable,
Qu’il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable.
Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains,
Si vous voulez régner, le reste des Romains :
Il y va de la perte ou du salut du reste.
La guerre avait un cours si sanglant, si funeste,
Et les nœuds de l’hymen, durant nos bons destins,
Ont tant de fois uni des peuples si voisins,
Qu’il est peu de Romains que le parti contraire
N’intéresse en la mort d’un gendre ou d’un beau-frère,
Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs,
Dans le bonheur public, à leurs propres malheurs.
Si c’est offenser Rome, et que l’heur de ses armes
L’autorise à punir ce crime de nos larmes,
Quel sang épargnera ce barbare vainqueur,
Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur,
Et ne peut excuser cette douleur pressante
Que la mort d’un amant jette au cœur d’une amante,
Quand près d’être éclairés du nuptial flambeau,
Elle voit avec lui son espoir au tombeau ?
Faisant triompher Rome, il se l’est asservie ;
Il a sur nous un droit et de mort et de vie ;
Et nos jours criminels ne pourront plus durer
Qu’autant qu’à sa clémence il plaira l’endurer.
Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome
Combien un pareil coup est indigne d’un homme ;
Je pourrais demander qu’on mît devant vos yeux
Ce grand et rare exploit d’un bras victorieux :
Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage,
D’un frère si cruel rejaillir au visage :
Vous verriez des horreurs qu’on ne peut concevoir ;
Son âge et sa beauté vous pourraient émouvoir ;
Mais je hais ces moyens qui sentent l’artifice.
Vous avez à demain remis le sacrifice :
Pensez-vous que les dieux, vengeurs des innocents,
D’une main parricide acceptent de l’encens ?
Sur vous ce sacrilège attirerait sa peine ;
Ne le considérez qu’en objet de leur haine,
Et croyez avec nous qu’en tous ses trois combats
Le bon destin de Rome a plus fait que son bras,
Puisque ces mêmes dieux, auteurs de sa victoire,
Ont permis qu’aussitôt il en souillât la gloire,
Et qu’un si grand courage, après ce noble effort,
Fût digne en même jour de triomphe et de mort.
Sire, c’est ce qu’il faut que votre arrêt décide.
En ce lieu Rome a vu le premier parricide ;
La suite en est à craindre, et la haine des cieux :
Sauvez-nous de sa main, et redoutez les dieux.

TULLE.

Défendez-vous, Horace.

HORACE.

À quoi bon me défendre ?
Vous savez l’action, vous la venez d’entendre ;
Ce que vous en croyez me doit être une loi.
Sire, on se défend mal contre l’avis d’un roi,
Et le plus innocent devient soudain coupable,
Quand aux yeux de son prince il paraît condamnable.
C’est crime qu’envers lui se vouloir excuser :
Notre sang est son bien, il en peut disposer ;
Et c’est à nous de croire, alors qu’il en dispose,
Qu’il ne s’en prive point sans une juste cause.
Sire, prononcez donc, je suis prêt d’obéir ;
D’autres aiment la vie, et je la dois haïr.
Je ne reproche point à l’ardeur de Valère
Qu’en amant de la sœur il accuse le frère :
Mes vœux avec les siens conspirent aujourd’hui ;
Il demande ma mort, je la veux comme lui.
Un seul point entre nous met cette différence,
Que mon honneur par là cherche son assurance,
Et qu’à ce même but nous voulons arriver,
Lui pour flétrir ma gloire, et moi pour la sauver.
Sire, c’est rarement qu’il s’offre une matière
À montrer d’un grand cœur la vertu toute entière.
Suivant l’occasion elle agit plus ou moins,
Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.
Le peuple, qui voit tout seulement par l’écorce,
S’attache à son effet pour juger de sa force ;
Il veut que ses dehors gardent un même cours,
Qu’ayant fait un miracle, elle en fasse toujours :
Après une action pleine, haute, éclatante,
Tout ce qui brille moins remplit mal son attente ;
Il veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux ;
Il n’examine point si lors on pouvait mieux,
Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille,
L’occasion est moindre, et la vertu pareille :
Son injustice accable et détruit les grands noms ;
L’honneur des premiers faits se perd par les seconds ;
Et quand la renommée a passé l’ordinaire,
Si l’on n’en veut déchoir, il faut ne plus rien faire.
Je ne vanterai point les exploits de mon bras ;
Votre majesté, sire, a vu mes trois combats :
Il est bien malaisé qu’un pareil les seconde,
Qu’une autre occasion à celle-ci réponde,
Et que tout mon courage, après de si grands coups,
Parvienne à des succès qui n’aillent au-dessous ;
Si bien que pour laisser une illustre mémoire,
La mort seule aujourd’hui peut conserver ma gloire :
Encor la fallait-il sitôt que j’eus vaincu,
Puisque pour mon honneur j’ai déjà trop vécu.
Un homme tel que moi voit sa gloire ternie,
Quand il tombe en péril de quelque ignominie ;
Et ma main aurait su déjà m’en garantir ;
Mais sans votre congé mon sang n’ose sortir :
Comme il vous appartient, votre aveu doit se prendre ;
C’est vous le dérober qu’autrement le répandre.
Rome ne manque point de généreux guerriers ;
Assez d’autres sans moi soutiendront vos lauriers ;
Que votre majesté désormais m’en dispense ;
Et si ce que j’ai fait vaut quelque récompense,
Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur
Je m’immole à ma gloire, et non pas à ma sœur.

ACTE V
Scène III

TULLE, VALÈRE, Le vieil HORACE, HORACE, SABINE, JULIE.

SABINE.

Sire, écoutez Sabine, et voyez dans son âme
Les douleurs d’une sœur, et celles d’une femme,
Qui toute désolée, à vos sacrés genoux,
Pleure pour sa famille, et craint pour son époux.
Ce n’est pas que je veuille avec cet artifice
Dérober un coupable au bras de la justice :
Quoi qu’il ait fait pour vous, traitez-le comme tel,
Et punissez en moi ce noble criminel ;
De mon sang malheureux expiez tout son crime ;
Vous ne changerez point pour cela de victime :
Ce n’en sera point prendre une injuste pitié,
Mais en sacrifier la plus chère moitié.
Les nœuds de l’hyménée et son amour extrême
Font qu’il vit plus en moi qu’il ne vit en lui-même ;
Et si vous m’accordez de mourir aujourd’hui,
Il mourra plus en moi qu’il ne mourrait en lui ;
La mort que je demande, et qu’il faut que j’obtienne,
Augmentera sa peine, et finira la mienne.
Sire, voyez l’excès de mes tristes ennuis,
Et l’effroyable état où mes jours sont réduits.
Quelle horreur d’embrasser un homme dont l’épée
De toute ma famille a la trame coupée !
Et quelle impiété de haïr un époux
Pour avoir bien servi les siens, l’état et vous !
Aimer un bras souillé du sang de tous mes frères !
N’aimer pas un mari qui finit nos misères !
Sire, délivrez-moi par un heureux trépas
Des crimes de l’aimer et de ne l’aimer pas ;
J’en nommerai l’arrêt une faveur bien grande.
Ma main peut me donner ce que je vous demande ;
Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux,
Si je puis de sa honte affranchir mon époux ;
Si je puis par mon sang apaiser la colère
Des dieux qu’a pu fâcher sa vertu trop sévère,
Satisfaire en mourant aux mânes de sa sœur,
Et conserver à Rome un si bon défenseur.

Le vieil HORACE.

Sire, c’est donc à moi de répondre à Valère.
Mes enfants avec lui conspirent contre un père :
Tous trois veulent me perdre, et s’arment sans raison
Contre si peu de sang qui reste en ma maison.
Toi qui par des douleurs à ton devoir contraires,
Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères,
Va plutôt consulter leurs mânes généreux ;
Ils sont morts, mais pour Albe, et s’en tiennent heureux :
Puisque le ciel voulait qu’elle fût asservie,
Si quelque sentiment demeure après la vie,
Ce mal leur semble moindre, et moins rudes ses coups,
Voyant que tout l’honneur en retombe sur nous ;
Tous trois désavoueront la douleur qui te touche,
Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche,
L’horreur que tu fais voir d’un mari vertueux.
Sabine, sois leur sœur, suis ton devoir comme eux.
Contre ce cher époux Valère en vain s’anime :
Un premier mouvement ne fut jamais un crime ;
Et la louange est due, au lieu du châtiment,
Quand la vertu produit ce premier mouvement.
Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie,
Souhaiter à l’état un malheur infini,
C’est ce qu’on nomme crime, et ce qu’il a puni.
Le seul amour de Rome a sa main animée :
Il serait innocent s’il l’avait moins aimée.
Qu’ai-je dit, sire ? Il l’est, et ce bras paternel
L’aurait déjà puni s’il était criminel :
J’aurais su mieux user de l’entière puissance
Que me donnent sur lui les droits de la naissance ;
J’aime trop l’honneur, sire, et ne suis point de rang
À souffrir ni d’affront ni de crime en mon sang.
C’est dont je ne veux point de témoin que Valère :
Il a vu quel accueil lui gardait ma colère,
Lorsqu’ignorant encor la moitié du combat,
Je croyais que sa fuite avait trahi l’état.
Qui le fait se charger des soins de ma famille ?
Qui le fait, malgré moi, vouloir venger ma fille ?
Et par quelle raison, dans son juste trépas,
Prend-il un intérêt qu’un père ne prend pas ?
On craint qu’après sa sœur il n’en maltraite d’autres !
Sire, nous n’avons part qu’à la honte des nôtres,
Et de quelque façon qu’un autre puisse agir,
Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.
Tu peux pleurer, Valère, et même aux yeux d’Horace ;
Il ne prend intérêt qu’aux crimes de sa race :
Qui n’est point de son sang ne peut faire d’affront
Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front.
Lauriers, sacrés rameaux qu’on veut réduire en poudre,
Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre,
L’abandonnerez-vous à l’infâme couteau
Qui fait choir les méchants sous la main d’un bourreau ?
Romains, souffrirez-vous qu’on vous immole un homme
Sans qui Rome aujourd’hui cesserait d’être Rome,
Et qu’un Romain s’efforce à tacher le renom
D’un guerrier à qui tous doivent un si beau nom ?
Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu’il périsse,
Où tu penses choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu’on voit fumer encor du sang des Curiaces,
Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d’honneur
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur ?
Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire ;
Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire,
Tout s’oppose à l’effort de ton injuste amour,
Qui veut d’un si bon sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,
Et Rome par ses pleurs y mettra trop d’obstacle.
Vous les préviendrez, sire ; et par un juste arrêt
Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
Ce qu’il a fait pour elle, il peut encor le faire :
Il peut la garantir encor d’un sort contraire.
Sire, ne donnez rien à mes débiles ans :
Rome aujourd’hui m’a vu père de quatre enfants ;
Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle ;
Il m’en reste encore un, conservez-le pour elle :
N’ôtez pas à ses murs un si puissant appui ;
Et souffrez, pour finir, que je m’adresse à lui.
Horace, ne crois pas que le peuple stupide
Soit le maître absolu d’un renom bien solide :
Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit ;
Mais un moment l’élève, un moment le détruit ;
Et ce qu’il contribue à notre renommée
Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
C’est aux rois, c’est aux grands, c’est aux esprits bien faits,
À voir la vertu pleine en ses moindres effets ;
C’est d’eux seuls qu’on reçoit la véritable gloire ;
Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.
Vis toujours en Horace, et toujours auprès d’eux
Ton nom demeurera grand, illustre, fameux,
Bien que l’occasion, moins haute ou moins brillante,
D’un vulgaire ignorant trompe l’injuste attente.
Ne hais donc plus la vie, et du moins vis pour moi,
Et pour servir encor ton pays et ton roi.
Sire, j’en ai trop dit ; mais l’affaire vous touche ;
Et Rome toute entière a parlé par ma bouche.

VALÈRE.

Sire, permettez-moi…

TULLE.

Valère, c’est assez :
Vos discours par les leurs ne sont pas effacés ;
J’en garde en mon esprit les forces plus pressantes,
Et toutes vos raisons me sont encor présentes.
Cette énorme action faite presque à nos yeux
Outrage la nature, et blesse jusqu’aux dieux.
Un premier mouvement qui produit un tel crime
Ne saurait lui servir d’excuse légitime :
Les moins sévères lois en ce point sont d’accord ;
Et si nous les suivons, il est digne de mort.
Si d’ailleurs nous voulons regarder le coupable,
Ce crime, quoique grand, énorme, inexcusable,
Vient de la même épée et part du même bras
Qui me fait aujourd’hui maître de deux états.
Deux sceptres en ma main, Albe à Rome asservie,
Parlent bien hautement en faveur de sa vie :
Sans lui j’obéirais où je donne la loi,
Et je serais sujet où je suis deux fois roi.
Assez de bons sujets dans toutes les provinces
Par des vœux impuissants s’acquittent vers leurs princes ;
Tous les peuvent aimer, mais tous ne peuvent pas
Par d’illustres effets assurer leurs états ;
Et l’art et le pouvoir d’affermir des couronnes
Sont des dons que le ciel fait à peu de personnes.
De pareils serviteurs sont les forces des rois,
Et de pareils aussi sont au-dessus des lois.
Qu’elles se taisent donc ; que Rome dissimule
Ce que dès sa naissance elle vit en Romule :
Elle peut bien souffrir en son libérateur
Ce qu’elle a bien souffert en son premier auteur.
Vis donc, Horace, vis, guerrier trop magnanime :
Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime ;
Sa chaleur généreuse a produit ton forfait ;
D’une cause si belle il faut souffrir l’effet.
Vis pour servir l’état ; vis, mais aime Valère :
Qu’il ne reste entre vous ni haine ni colère ;
Et soit qu’il ait suivi l’amour ou le devoir,
Sans aucun sentiment résous-toi de le voir.
Sabine, écoutez moins la douleur qui vous presse ;
Chassez de ce grand cœur ces marques de faiblesse :
C’est en séchant vos pleurs que vous vous montrerez
La véritable sœur de ceux que vous pleurez.
Mais nous devons aux dieux demain un sacrifice ;
Et nous aurions le ciel à nos vœux mal propice,
Si nos prêtres, avant que de sacrifier,
Ne trouvaient les moyens de le purifier :
Son père en prendra soin ; il lui sera facile
D’apaiser tout d’un temps les mânes de Camille.
Je la plains ; et pour rendre à son sort rigoureux
Ce que peut souhaiter son esprit amoureux,
Puisqu’en un même jour l’ardeur d’un même zèle
Achève le destin de son amant et d’elle,
Je veux qu’un même jour, témoin de leurs deux morts,
En un même tombeau voie enfermer leurs corps.

Le Roi se lève, et tous le suivent hormis Julie.

Scène dernière

JULIE.

Camille, ainsi le Ciel t’a bien avertie
Des tragiques succès qu’il t’a préparés,
Mais toujours du secret il cache une partie
Aux esprits le splus nets, et les mieux éclairés
Il semblait nous parler de ton proche Hymenée,
Il semblait tout promettre à tes vœux innocents,
Et nous cachant ainsi ta mort inopinée
Sa voix n’est que trop vraie en trompant notre sens.
Albe et Rome aujourd’hui prennent un autre face,
Tes vœux sont exaucés, elles goûtent la paix,
Et tu vas être unie avec ton Curiace
Sans qu’aucun mauvais sort t’en sépare jamais.

LE CID CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES – 1636




   le-cid-corneilleLITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES

 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

 

 

LE CID
1636

*********
PERSONNAGES
DON FERNAND, premier roi de Castille
DONA URRAQUE, infante de Castille
DON DIÈGUE, père de don Rodrigue
DON GOMÈS, comte de Gormas, père de Chimène
DON RODRIGUE, amant de Chimène
DON SANCHE, amoureux de Chimène
DON ARIAS, gentilhomme castillan
DON ALONSE, gentilhomme castillan
CHIMÈNE, fille de don Gomès
LÉONOR, gouvernante de l’Infante
ELVIRE, gouvernante de Chimène
Un PAGE de l’Infante

*****************

La scène est à Séville
*

 

ACTE I

Scène première – Chimène, Elvire

Chimène

Elvire, m’as-tu fait un rapport bien sincère ?
Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit mon père ?

 Elvire

Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés :
Il estime Rodrigue autant que vous l’aimez,
Et si je ne m’abuse à lire dans son âme,
Il vous commandera de répondre à sa flamme.

Chimène

Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois
Ce qui te fait juger qu’il approuve mon choix :
Apprends-moi de nouveau quel espoir j’en dois prendre ;
Un si charmant discours ne se peut trop entendre ;
Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour
La douce liberté de se montrer au jour.
Que t’a-t-il répondu sur la secrète brigue
Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue ?
N’as-tu point trop fait voir quelle inégalité
Entre ces deux amants me penche d’un côté ?

Elvire

Non ; j’ai peint votre cœur dans une indifférence
Qui n’enfle d’aucun d’eux ni détruit l’espérance,
Et sans les voir d’un œil trop sévère ou trop doux,
Attend l’ordre d’un père à choisir un époux.
Ce respect l’a ravi, sa bouche et son visage
M’en ont donné sur l’heure un digne témoignage,
Et puisqu’il vous en faut encor faire un récit,
Voici d’eux et de vous ce qu’en hâte il m’a dit :
« Elle est dans le devoir ; tous deux sont dignes d’elle,
Tous deux formés d’un sang noble, vaillant, fidèle,
Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L’éclatante vertu de leurs braves aïeux.
Don Rodrigue surtout n’a trait en son visage
Qui d’un homme de cœur ne soit la haute image,
Et sort d’une maison si féconde en guerriers,
Qu’ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
La valeur de son père, en son temps sans pareille,
Tant qu’a duré sa force, a passé pour merveille ;
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,
Et nous disent encor ce qu’il fut autrefois.
Je me promets du fils ce que j’ai vu du père ;
Et ma fille, en un mot, peut l’aimer et me plaire. »
Il allait au conseil, dont l’heure qui pressait
A tranché ce discours qu’à peine il commençait ;
Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée
Entre vos deux amants n’est pas fort balancée.
Le roi doit à son fils élire un gouverneur,
Et c’est lui que regarde un tel degré d’honneur :
Ce choix n’est pas douteux, et sa rare vaillance
Ne peut souffrir qu’on craigne aucune concurrence.
Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,
Dans un espoir si juste il sera sans rival ;
Et puisque don Rodrigue a résolu son père
Au sortir du conseil à proposer l’affaire,
Je vous laisse à juger s’il prendra bien son temps,
Et si tous vos désirs seront bientôt contents.




Chimène

Il semble toutefois que mon âme troublée
Refuse cette joie, et s’en trouve accablée :
Un moment donne au sort des visages divers,
Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.

 Elvire

Vous verrez cette crainte heureusement déçue.

Chimène
Allons, quoi qu’il en soit, en attendre l’issue.

ACTE I
Scène II
L’Infante, Léonor, Page

L’Infante

Page, allez avertir Chimène de ma part
Qu’aujourd’hui pour me voir elle attend un peu tard,
Et que mon amitié se plaint de sa paresse. (Le page rentre.)

Léonor

Madame, chaque jour même désir vous presse ;
Et dans son entretien je vous vois chaque jour
Demander en quel point se trouve son amour.

L’Infante

Ce n’est pas sans sujet : je l’ai presque forcée
À recevoir les traits dont son âme est blessée.
Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main,
Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain ;
Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes,
Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines.

Léonor

Madame, toutefois parmi leurs bons succès
Vous montrez un chagrin qui va jusqu’à l’excès.
Cet amour, qui tous deux les comble d’allégresse,
Fait-il de ce grand cœur la profonde tristesse,
Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux
Vous rend-il malheureuse alors qu’ils sont heureux ?
Mais je vais trop avant, et deviens indiscrète.

 L’Infante

Ma tristesse redouble à la tenir secrète.
Écoute, écoute enfin comme j’ai combattu,
Écoute quels assauts brave encor ma vertu.
L’amour est un tyran qui n’épargne personne :
Ce jeune cavalier, cet amant que je donne,
Je l’aime.

Léonor

Je l’aime. Vous l’aimez !

 L’Infante

Je l’aime. Vous l’aimez ! Mets la main sur mon cœur,
Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur,
Comme il le reconnaît.

 Léonor

Comme il se reconnaît. Pardonnez-moi, Madame,
Si je sors du respect pour blâmer cette flamme.
Une grande princesse à ce point s’oublier
Que d’admettre en son cœur un simple cavalier !
Et que dirait le roi ? que dirait la Castille ?
Vous souvient-il encor de qui vous êtes fille ?

L’Infante

Il m’en souvient si bien que j’épandrai mon sang
Avant que je m’abaisse à démentir mon rang.
Je te répondrais bien que dans les belles âmes
Le seul mérite a droit de produire des flammes ;
Et si ma passion cherchait à s’excuser,
Mille exemples fameux pourraient l’autoriser ;
Mais je n’en veux point suivre où ma gloire s’engage ;
La surprise des sens n’abat point mon courage ;
Et je me dis toujours qu’étant fille de roi,
Tout autre qu’un monarque est indigne de moi.
Quand je vis que mon cœur ne se pouvait défendre,
Moi-même je donnai ce que je n’osais prendre.
Je mis, au lieu de moi, Chimène en ses liens,
Et j’allumai leurs feux pour éteindre les miens.
Ne t’étonne donc plus si mon âme gênée
Avec impatience attend leur hyménée :
Tu vois que mon repos en dépend aujourd’hui.
Si l’amour vit d’espoir, il périt avec lui :
C’est un feu qui s’éteint, faute de nourriture ;
Et malgré la rigueur de ma triste aventure,
Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari,
Mon espérance est morte, et mon esprit guéri.
Je souffre cependant un tourment incroyable :
Jusques à cet hymen Rodrigue m’est aimable ;
Je travaille à le perdre, et le perds à regret ;
Et de là prend son cours mon déplaisir secret.
Je vois avec chagrin que l’amour me contraigne
À pousser des soupirs pour ce que je dédaigne ;
Je sens en deux partis mon esprit divisé :
Si mon courage est haut, mon cœur est embrasé ;
Cet hymen m’est fatal, je le crains et souhaite :
Je n’ose en espérer qu’une joie imparfaite.
Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d’appas,
Que je meurs s’il s’achève ou ne s’achève pas.

 Léonor

Madame, après cela je n’ai rien à vous dire,
Sinon que de vos maux avec vous je soupire :
Je vous blâmais tantôt, je vous plains à présent ;
Mais puisque dans un mal si doux et si cuisant
Votre vertu combat et son charme et sa force,
En repousse l’assaut, en rejette l’amorce,
Elle rendra le calme à vos esprits flottants.
Espérez donc tout d’elle, et du secours du temps ;
Espérez tout du ciel ; il a trop de justice
Pour laisser la vertu dans un si long supplice.

L’Infante

Ma plus douce espérance est de perdre l’espoir.

 Le page

Par vos commandements Chimène vous vient voir.

L’Infante
à Léonor

Allez l’entretenir en cette galerie.

Léonor

Voulez-vous demeurer dedans la rêverie ?

L’Infante

Non, je veux seulement, malgré mon déplaisir,
Remettre mon visage un peu plus à loisir.
Je vous suis.
Je vous suis. Juste ciel, d’où j’attends mon remède,
Mets enfin quelque borne au mal qui me possède :
Assure mon repos, assure mon honneur.
Dans le bonheur d’autrui je cherche mon bonheur :
Cet hyménée à trois également importe ;
Rends son effet plus prompt, ou mon âme plus forte.
D’un lien conjugal joindre ces deux amants,
C’est briser tous mes fers et finir mes tourments.
Mais je tarde un peu trop : allons trouver Chimène,
Et par son entretien soulager notre peine.

ACTE I
Scène III
Le Comte, Don Diègue

Le Comte

Enfin vous l’emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi :
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

Don Diègue

Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille
Montre à tous qu’il est juste, et fait connaître assez
Qu’il sait récompenser les services passés.

Le Comte

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu’ils savent mal payer les services présents.

Don Diègue

Ne parlons plus d’un choix dont votre esprit s’irrite ;
La faveur l’a pu faire autant que le mérite ;
Mais on doit ce respect au pouvoir absolu,
De n’examiner rien quand un roi l’a voulu.
À l’honneur qu’il m’a fait ajoutez en un autre ;
Joignons d’un sacré nœud ma maison à la vôtre :
Vous n’avez qu’une fille, et moi je n’ai qu’un fils ;
Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu’amis :
Faites-nous cette grâce, et l’acceptez pour gendre.

Le Comte

À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ;
Et le nouvel éclat de votre dignité
Lui doit enfler le cœur d’une autre vanité.
Exercez-la, Monsieur, et gouvernez le prince :
Montrez-lui comme il faut régir une province,
Faire trembler partout les peuples sous sa loi,
Remplir les bons d’amour, et les méchants d’effroi.
Joignez à ces vertus celles d’un capitaine :
Montrez-lui comme il faut s’endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout armé, forcer une muraille,
Et ne devoir qu’à soi le gain d’une bataille.
Instruisez-le d’exemple, et rendez-le parfait,
Expliquant à ses yeux vos leçons par l’effet.

Don Diègue

Pour s’instruire d’exemple, en dépit de l’envie,
Il lira seulement l’histoire de ma vie.
Là, dans un long tissu de belles actions,
Il verra comme il faut dompter des nations,
Attaquer une place, ordonner une armée,
Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

Le Comte

Les exemples vivants sont d’un autre pouvoir ;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu’a fait après tout ce grand nombre d’années
Que ne puisse égaler une de mes journées ?
Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd’hui,
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l’Aragon tremblent quand ce fer brille ;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille :
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d’autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
Le prince à mes côtés ferait dans les combats
L’essai de son courage à l’ombre de mon bras ;
Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ;
Et pour répondre en hâte à son grand caractère,
Il verrait…

Don Diègue

Il verrait… Je le sais, vous servez bien le roi :
Je vous ai vu combattre et commander sous moi.
Quand l’âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place ;
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.

Le Comte

Ce que je méritais, vous l’avez emporté.

Don Diègue

Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité.

Le Comte

Qui peut mieux l’exercer en est bien le plus digne.

Don Diègue

En être refusé n’en est pas un bon signe.

Le Comte

Vous l’avez eu par brigue, étant vieux courtisan.

Don Diègue

L’éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.

Le Comte

Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge.

Don Diègue

Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.

Le Comte

Et par là cet honneur n’était dû qu’à mon bras.

Don Diègue

Qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas.

Le Comte

Ne le méritait pas ! Moi ?

Don Diègue

Ne le méritait pas ! Moi ? Vous.

Le Comte

Ne le méritait pas ! Moi ? Vous. Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
(Il lui donne un soufflet.)

Don Diègue

Achève, et prends ma vie après un tel affront,
Le premier dont ma race ait vu rougir le front.

Le Comte

Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ?

Don Diègue

Ô Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !

Le Comte

Ton épée est à moi ; mais tu serais trop vain,
Si ce honteux trophée avait chargé ma main.
Adieu : fais lire au prince, en dépit de l’envie,
Pour son instruction, l’histoire de ta vie :
D’un insolent discours ce juste châtiment
Ne lui servira pas d’un petit ornement.

Scène IV
Don Diègue

Don Diègue
Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du roi, m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M’as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.

ACTE I
Scène V
Don Diègue, don Rodrigue

Don Diègue

Rodrigue, as-tu du cœur ?

Don Rodrigue

Rodrigue, as-tu du cœur ? Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.

Don Diègue

L’éprouverait sur l’heure. Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.

Don Rodrigue

Viens me venger. De quoi ?

Don Diègue

Viens me venger. De quoi ? D’un affront si cruel,
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :
D’un soufflet. L’insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie :
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter :
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t’en dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C’est…

Don Rodrigue

C’est… De grâce, achevez.

 
Don Diègue

C’est… De grâce, achevez. Le père de Chimène.

Don Rodrigue

Le…

Don Diègue

Le… Ne réplique point, je connais ton amour ;
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour.
Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer : va, cours, vole, et nous venge.







ACTE I
Scène VI
Don Rodrigue

Percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
Ô Dieu, l’étrange peine !
En cet affront mon père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène !

Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire
D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N’écoutons plus ce penser suborneur,
Qui ne sert qu’à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s’était déçu.
Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.
Je m’accuse déjà de trop de négligence :
Courons à la vengeance ;
Et tout honteux d’avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé,
Si l’offenseur est père de Chimène.

******

LE CID CORNEILLE

**********

ACTE II
Scène première
Don Arias, le comte

Le Comte

Je l’avoue entre nous, mon sang un peu trop chaud
S’est trop ému d’un mot, et l’a porté trop haut ;
Mais puisque c’en est fait, le coup est sans remède.




Don Arias

Qu’aux volontés du roi ce grand courage cède :
Il y prend grande part, et son cœur irrité
Agira contre vous de pleine autorité.
Aussi vous n’avez point de valable défense :
Le rang de l’offensé, la grandeur de l’offense,
Demandent des devoirs, et des soumissions
Qui passent le commun des satisfactions.

Le Comte

Le roi peut à son gré disposer de ma vie.

Don Arias

De trop d’emportement votre faute est suivie.
Le roi vous aime encore ; apaisez son courroux.
Il a dit : « Je le veux ; » désobéirez-vous ?

Le Comte

Monsieur, pour conserver tout ce que j’ai d’estime,
Désobéir un peu n’est pas un si grand crime ;

Et quelque grand qu’il soit, mes services présents
Pour le faire abolir sont plus que suffisants.

Don Arias

Quoi qu’on fasse d’illustre et de considérable,
Jamais à son sujet un roi n’est redevable.
Vous vous flattez beaucoup, et vous devez savoir
Que qui sert bien son roi ne fait que son devoir.
Vous vous perdrez, Monsieur, sur cette confiance.

Le Comte

Je ne vous en croirai qu’après l’expérience.

Don Arias

Vous devez redouter la puissance d’un roi.

Le Comte

Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi.
Que toute sa grandeur s’arme pour mon supplice,
Tout l’État périra, s’il faut que je périsse.

Don Arias

Quoi ? Vous craignez si peu le pouvoir souverain…

Le Comte

D’un sceptre qui sans moi tomberait de sa main.
Il a trop d’intérêt lui-même en ma personne,
Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne.

Don Arias

Souffrez que la raison remette vos esprits.
Prenez un bon conseil.

Le Comte

Prenez un bon conseil. Le conseil en est pris.

Don Arias

Que lui dirai-je enfin ? Je lui dois rendre compte.

Le Comte

Que je ne puis du tout consentir à ma honte.

Don Arias

Mais songez que les rois veulent être absolus.

Le Comte

Le sort en est jeté, Monsieur, n’en parlons plus.

Don Arias

Adieu donc, puisqu’en vain je tâche à vous résoudre ;
Avec tous vos lauriers, craignez encor le foudre.

Le Comte

Je l’attendrai sans peur.

Don Arias

Je l’attendrai sans peur. Mais non pas sans effet.

Le Comte

Nous verrons donc par là don Diègue satisfait.
(Il est seul.)
Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces.
J’ai le cœur au-dessus des plus fières disgrâces ;
Et l’on peut me réduire à vivre sans bonheur,
Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.

ACTE II
Scène II
Le Comte, don Rodrigue

 
Don Rodrigue

À moi, comte, deux mots.

Le Comte

À moi, comte, deux mots. Parle.

Don Rodrigue

À moi, comte, deux mots. Parle. Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?

Le Comte

Connais-tu bien don Diègue ? Oui.

Don Rodrigue

Connais-tu bien don Diègue ? Oui. Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?

Le Comte

Peut-être.

Don Rodrigue

Peut-être. Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?

Le Comte

Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ? Que m’importe ?

Don Rodrigue

À quatre pas d’ici je te le fais savoir.

Le Comte

Jeune présomptueux !

Don Rodrigue

Jeune présomptueux ! Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.

Le Comte

Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?

Don Rodrigue

Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.

Le Comte

Sais-tu bien qui je suis ?

Don Rodrigue

Sais-tu bien qui je suis ? Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.

Le Comte

Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que ta haute vertu répond à mon estime ;
Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait ;
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.

Don Rodrigue

D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie !

Le Comte

Retire-toi d’ici.

Don Rodrigue

Retire-toi d’ici. Marchons sans discourir.

Le Comte

Es-tu si las de vivre ?

Don Rodrigue

Es-tu si las de vivre ? As-tu peur de mourir ?




Le Comte

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l’honneur de son père.

le-cid-corneille-chimene-puente-de-san-pablo-burgos-pont-de-saint-paul-artgitato-4ACTE II
Scène III
L’Infante, Chimène, Léonor

L’Infante

Apaise, ma Chimène, apaise ta douleur :
Fais agir ta constance en ce coup de malheur.
Tu reverras le calme après ce faible orage ;
Ton bonheur n’est couvert que d’un peu de nuage,
Et tu n’as rien perdu pour le voir différer.

Chimène

Mon cœur outré d’ennuis n’ose rien espérer.
Un orage si prompt qui trouble une bonace
D’un naufrage certain nous porte la menace :
Je n’en saurais douter, je péris dans le port.
J’aimais, j’étais aimée, et nos pères d’accord ;
Et je vous en contais la charmante nouvelle,
Au malheureux moment qui naissait leur querelle,
Dont le récit fatal, sitôt qu’on vous l’a fait,
D’une si douce attente a ruiné l’effet.
Maudite ambition, détestable manie,
Dont les plus généreux souffrent la tyrannie !
Honneur impitoyable à mes plus chers désirs,
Que tu me vas coûter de pleurs et de soupirs !

L’Infante

Tu n’as dans leur querelle aucun sujet de craindre :
Un moment l’a fait naître, un moment va l’éteindre.
Elle a fait trop de bruit pour ne pas s’accorder,
Puisque déjà le roi les veut accommoder ;
Et tu sais que mon âme, à tes ennuis sensible,
Pour en tarir la source y fera l’impossible.

Chimène

Les accommodements ne font rien en ce point.
De si mortels affronts ne se réparent point.
En vain on fait agir la force ou la prudence :
Si l’on guérit le mal, ce n’est qu’en apparence.
La haine que les cœurs conservent au-dedans
Nourrit des feux cachés, mais d’autant plus ardents.

L’Infante

Le saint nœud qui joindra don Rodrigue et Chimène
Des pères ennemis dissipera la haine ;
Et nous verrons bientôt votre amour le plus fort
Par un heureux hymen étouffer ce discord.

Chimène

Je le souhaite ainsi plus que je ne l’espère :
Don Diègue est trop altier, et je connais mon père.
Je sens couler des pleurs que je veux retenir ;
Le passé me tourmente, et je crains l’avenir.

L’Infante

Que crains-tu ? d’un vieillard l’impuissante faiblesse ?

Chimène

Rodrigue a du courage.

L’Infante

Rodrigue a du courage. Il a trop de jeunesse.

Chimène

Les hommes valeureux le sont du premier coup.

L’Infante

Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup :
Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire,
Et deux mots de ta bouche arrêtent sa colère.

Chimène

S’il ne m’obéit point, quel comble à mon ennui !
Et s’il peut m’obéir, que dira-t-on de lui ?
Étant né ce qu’il est, souffrir un tel outrage !
Soit qu’il cède ou résiste au feu qui me l’engage,
Mon esprit ne peut qu’être ou honteux ou confus
De son trop de respect, ou d’un juste refus.

L’Infante

Chimène a l’âme haute, et quoique intéressée,
Elle ne peut souffrir une basse pensée ;
Mais si jusques au jour de l’accommodement
Je fais mon prisonnier de ce parfait amant,
Et que j’empêche ainsi l’effet de son courage,
Ton esprit amoureux n’aura-t-il point d’ombrage ?

Chimène

Ah ! Madame, en ce cas je n’ai plus de souci.

ACTE II
Scène IV
L’Infante, Chimène, Léonor, le Page

L’Infante

Page, cherchez Rodrigue, et l’amenez ici.

Le Page

Le Comte de Gormas et lui…

Chimène

Le Comte de Gormas et lui… Bon Dieu ! je tremble.

L’Infante

Parlez.

Le Page

Parlez. De ce palais ils sont sortis ensemble.

Chimène

Seuls ?

Le Page

Seuls ? Seuls, et qui semblaient tout bas se quereller.

Chimène

Sans doute ils sont aux mains, il n’en faut plus parler.
Madame, pardonnez à cette promptitude.

ACTE II
Scène V
L’Infante, Léonor

L’Infante

Hélas ! que dans l’esprit je sens d’inquiétude !
Je pleure ses malheurs, son amant me ravit ;
Mon repos m’abandonne, et ma flamme revit.
Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène
Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine ;
Et leur division, que je vois à regret,
Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret.

Léonor

Cette haute vertu qui règne dans votre âme
Se rend-elle sitôt à cette lâche flamme ?

L’Infante

Ne la nomme point lâche, à présent que chez moi
Pompeuse et triomphante elle me fait la loi :
Porte-lui du respect, puisqu’elle m’est si chère.
Ma vertu la combat, mais malgré moi j’espère ;
Et d’un si fol espoir mon cœur mal défendu
Vole après un amant que Chimène a perdu.

Léonor

Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage,
Et la raison chez vous perd ainsi son usage ?

L’Infante

Ah ! qu’avec peu d’effet on entend la raison,
Quand le cœur est atteint d’un si charmant poison !
Et lorsque le malade aime sa maladie,
Qu’il a peine à souffrir que l’on y remédie !

Léonor

Votre espoir vous séduit, votre mal vous est doux ;
Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous.

L’Infante

Je ne le sais que trop ; mais si ma vertu cède,
Apprends comme l’amour flatte un cœur qu’il possède.
Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat,
Si dessous sa valeur ce grand guerrier s’abat,
Je puis en faire cas, je puis l’aimer sans honte.
Que ne fera-t-il point, s’il peut vaincre le comte ?
J’ose m’imaginer qu’à ses moindres exploits
Les royaumes entiers tomberont sous ses lois ;
Et mon amour flatteur déjà me persuade
Que je le vois assis au trône de Grenade,
Les Maures subjugués trembler en l’adorant,
L’Aragon recevoir ce nouveau conquérant,
Le Portugal se rendre, et ses nobles journées
Porter delà les mers ses hautes destinées,
Du sang des Africains arroser ses lauriers :
Enfin tout ce qu’on dit des plus fameux guerriers,
Je l’attends de Rodrigue après cette victoire,
Et fais de son amour un sujet de ma gloire.

Léonor

Mais, Madame, voyez où vous portez son bras,
Ensuite d’un combat qui peut-être n’est pas.

L’Infante

Rodrigue est offensé ; le comte a fait l’outrage ;
Ils sont sortis ensemble : en faut-il davantage ?

Léonor

Eh bien ! ils se battront, puisque vous le voulez ;
Mais Rodrigue ira-t-il si loin que vous allez ?

L’Infante

Que veux-tu ? je suis folle, et mon esprit s’égare :
Tu vois par là quels maux cet amour me prépare.
Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis,
Et ne me quitte point dans le trouble où je suis.

ACTE II
Scène VI
Don Fernand, don Arias, don Sanche

Don Fernand

Le comte est donc si vain et si peu raisonnable !
Ose-t-il croire encor son crime pardonnable ?

Don Arias

Je l’ai de votre part longtemps entretenu ;
J’ai fait mon pouvoir, Sire, et n’ai rien obtenu.

Don Fernand

Justes cieux ! ainsi donc un sujet téméraire
A si peu de respect et de soin de me plaire !
Il offense don Diègue, et méprise son roi !
Au milieu de ma cour il me donne la loi !
Qu’il soit brave guerrier, qu’il soit grand capitaine,
Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine.
Fût-il la valeur même, et le dieu des combats,
Il verra ce que c’est que de n’obéir pas.
Quoi qu’ait pu mériter une telle insolence,
Je l’ai voulu d’abord traiter sans violence ;
Mais puisqu’il en abuse, allez dès aujourd’hui,
Soit qu’il résiste ou non, vous assurer de lui.

Don Sanche

Peut-être un peu de temps le rendrait moins rebelle :
On l’a pris tout bouillant encor de sa querelle ;
Sire, dans la chaleur d’un premier mouvement,
Un cœur si généreux se rend malaisément.
Il voit bien qu’il a tort, mais une âme si haute
N’est pas sitôt réduite à confesser sa faute.

Don Fernand

Don Sanche, taisez-vous, et soyez averti
Qu’on se rend criminel à prendre son parti.

Don Sanche

J’obéis, et me tais ; mais, de grâce encor, Sire,
Deux mots en sa défense.

Don Fernand

Deux mots en sa défense. Et que pouvez-vous dire ?

Don Sanche

Qu’une âme accoutumée aux grandes actions
Ne se peut abaisser à des soumissions :
Elle n’en conçoit point qui s’expliquent sans honte ;
Et c’est à ce mot seul qu’a résisté le comte.
Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur,
Et vous obéirait, s’il avait moins de cœur.
Commandez que son bras, nourri dans les alarmes,
Répare cette injure à la pointe des armes ;
Il satisfera, Sire ; et vienne qui voudra,
Attendant qu’il l’ait su, voici qui répondra.

Don Fernand

Vous perdez le respect ; mais je pardonne à l’âge,
Et j’excuse l’ardeur en un jeune courage.
Un roi dont la prudence a de meilleurs objets
Est meilleur ménager du sang de ses sujets :
Je veille pour les miens, mes soucis les conservent,
Comme le chef a soin des membres qui le servent.
Ainsi votre raison n’est pas raison pour moi :
Vous parlez en soldat ; je dois agir en roi ;
Et quoi qu’on veuille dire, et quoi qu’il ose croire,
Le comte à m’obéir ne peut perdre sa gloire.
D’ailleurs l’affront me touche : il a perdu d’honneur
Celui que de mon fils j’ai fait le gouverneur ;
S’attaquer à mon choix, c’est se prendre à moi-même,
Et faire un attentat sur le pouvoir suprême.
N’en parlons plus. Au reste, on a vu dix vaisseaux
De nos vieux ennemis arborer des drapeaux ;
Vers la bouche du fleuve ils ont osé paraître.

Don Arias

Les Mores ont appris par force à vous connaître,
Et tant de fois vaincus, ils ont perdu le cœur
De se plus hasarder contre un si grand vainqueur.

Don Fernand

Ils ne verront jamais, sans quelque jalousie
Mon sceptre, en dépit d’eux, régir l’Andalousie ;
Et ce pays si beau, qu’ils ont trop possédé,
Avec un œil d’envie est toujours regardé.
C’est l’unique raison qui m’a fait dans Séville
Placer depuis dix ans le trône de Castille,
Pour les voir de plus près, et d’un ordre plus prompt
Renverser aussitôt ce qu’ils entreprendront.

Don Arias

Ils savent aux dépens de leurs plus dignes têtes
Combien votre présence assure vos conquêtes :
Vous n’avez rien à craindre.

Don Fernand

Vous n’avez rien à craindre. Et rien à négliger :
Le trop de confiance attire le danger ;
Et vous n’ignorez pas qu’avec fort peu de peine
Un flux de pleine mer jusqu’ici les amène.
Toutefois j’aurais tort de jeter dans les cœurs,
L’avis étant mal sûr, de paniques terreurs.
L’effroi que produirait cette alarme inutile,
Dans la nuit qui survient troublerait trop la ville :
Faites doubler la garde aux murs et sur le port.
C’est assez pour ce soir.

ACTE II
Scène VII
Don Fernand, don Sanche, don Alonse

Don Alonse

C’est assez pour ce soir. Sire, le comte est mort :
Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.

Don Fernand

Dès que j’ai vu l’affront, j’ai prévu la vengeance ;
Et j’ai voulu dès lors prévenir ce malheur.

Don Alonse

Chimène à vos genoux apporte sa douleur ;
Elle vient toute en pleurs vous demander justice.

Don Fernand

Bien qu’à ses déplaisirs mon âme compatisse,
Ce que le comte a fait semble avoir mérité
Ce digne châtiment de sa témérité.
Quelque juste pourtant que puisse être sa peine,
Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine.
Après un long service à mon État rendu,
Après son sang pour moi mille fois répandu,
À quelques sentiments que son orgueil m’oblige,
Sa perte m’affaiblit, et son trépas m’afflige.

ACTE II
Scène VIII
Don Fernand, don Diègue, Chimène, Don Sanche, Don Arias, Don Alonse

Chimène

Sire, Sire, justice !

Don Diègue

Sire, sire, justice ! Ah ! Sire, écoutez-nous.

Chimène

Je me jette à vos pieds.

Don Diègue

Je me jette à vos pieds. J’embrasse vos genoux.

Chimène

Je demande justice.

Don Diègue

Je demande justice. Entendez ma défense.

Chimène

D’un jeune audacieux punissez l’insolence :
Il a de votre sceptre abattu le soutien,
Il a tué mon père.

Don Diègue

Il a tué mon père. Il a vengé le sien.

Chimène

Au sang de ses sujets un roi doit la justice.

Don Diègue

Pour la juste vengeance il n’est point de supplice.

Don Fernand

Levez-vous l’un et l’autre, et parlez à loisir.
Chimène, je prends part à votre déplaisir ;
D’une égale douleur je sens mon âme atteinte.
Vous parlerez après ; ne troublez pas sa plainte.

Chimène

Sire, mon père est mort ; mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc ;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous,
Qu’au milieu des hasards n’osait verser la guerre,
Rodrigue en votre cour vient d’en couvrir la terre.
J’ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur :
Je l’ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque à ce récit funeste ;
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

Don Fernand

Prends courage, ma fille, et sache qu’aujourd’hui
Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.

Chimène

Sire, de trop d’honneur ma misère est suivie.
Je vous l’ai déjà dit, je l’ai trouvé sans vie ;
Son flanc était ouvert ; et pour mieux m’émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ;
Ou plutôt sa valeur en cet état réduite
Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite ;
Et pour se faire entendre au plus juste des rois,
Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.
Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance
Règne devant vos yeux une telle licence ;
Que les plus valeureux, avec impunité,
Soient exposés aux coups de la témérité ;
Qu’un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
Un si vaillant guerrier qu’on vient de vous ravir
Éteint, s’il n’est vengé, l’ardeur de vous servir.
Enfin mon père est mort, j’en demande vengeance,
Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance.
Vous perdez en la mort d’un homme de son rang :
Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.
Immolez, non à moi, mais à votre couronne,
Mais à votre grandeur, mais à votre personne ;
Immolez, dis-je, Sire, au bien de tout l’État
Tout ce qu’enorgueillit un si haut attentat.

Don Fernand

Don Diègue, répondez.

Don Diègue

Don Diègue, répondez. Qu’on est digne d’envie
Lorsqu’en perdant la force on perd aussi la vie,
Et qu’un long âge apprête aux hommes généreux,
Au bout de leur carrière, un destin malheureux !
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire,
Je me vois aujourd’hui, pour avoir trop vécu,
Recevoir un affront et demeurer vaincu.
Ce que n’a pu jamais combat, siège, embuscade,
Ce que n’a pu jamais Aragon ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
Le comte en votre cour l’a fait presque à vos yeux,
Jaloux de votre choix, et fier de l’avantage
Que lui donnait sur moi l’impuissance de l’âge.
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l’effroi d’une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d’infamie,
Si je n’eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m’a prêté sa main, il a tué le comte ;
Il m’a rendu l’honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l’éclat de la tempête :
Quand le bras a failli, l’on en punit la tête.
Qu’on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats,
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu’il a tué son père,
Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n’y résiste point, je consens à ma peine ;
Et, loin de murmurer d’un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.

Don Fernand

L’affaire est d’importance, et, bien considérée,
Mérite en plein conseil d’être délibérée.
Don Sanche, remettez Chimène en sa maison.
Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison.
Qu’on me cherche son fils. Je vous ferai justice.

Chimène

Il est juste, grand roi, qu’un meurtrier périsse.

Don Fernand

Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.

Chimène

M’ordonner du repos, c’est croître mes malheurs.

le-cid-corneille-puente-de-san-pablo-burgos-pont-de-saint-paul-artgitato-le-cid-rodrigo-diaz-de-vivar**********

LE CID CORNEILLE

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ACTE III

Scène première
Don Rodrigue, Elvire

Elvire

Rodrigue, qu’as-tu fait ? où viens-tu, misérable ?

Don Rodrigue

Suivre le triste cours de mon sort déplorable.

Elvire

Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil,
De paraître en des lieux que tu remplis de deuil ?
Quoi ? viens-tu jusqu’ici braver l’ombre du comte ?
Ne l’as-tu pas tué ?

Don Rodrigue

Ne l’as-tu pas tué ? Sa vie était ma honte :
Mon honneur de ma main a voulu cet effort.

Elvire

Mais chercher ton asile en la maison du mort !
Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ?

Don Rodrigue

Et je n’y viens aussi que m’offrir à mon juge.
Ne me regarde plus d’un visage étonné ;
Je cherche le trépas après l’avoir donné.
Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène :
Je mérite la mort de mériter sa haine,
Et j’en viens recevoir, comme un bien souverain,
Et l’arrêt de sa bouche, et le coup de sa main.

Elvire

Fuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence ;
À ses premiers transports dérobe ta présence :
Va, ne t’expose point aux premiers mouvements
Que poussera l’ardeur de ses ressentiments.

Don Rodrigue

Non, non, ce cher objet à qui j’ai pu déplaire
Ne peut pour mon supplice avoir trop de colère ;
Et j’évite cent morts qui me vont accabler,
Si pour mourir plus tôt je puis la redoubler.

Elvire

Chimène est au palais, de pleurs toute baignée,
Et n’en reviendra point que bien accompagnée.
Rodrigue, fuis, de grâce ; ôte-moi de souci.
Que ne dira-t-on point si l’on te voit ici ?
Veux-tu qu’un médisant, pour comble à sa misère,
L’accuse d’y souffrir l’assassin de son père ?
Elle va revenir ; elle vient, je la voi :
Du moins, pour son honneur, Rodrigue, cache-toi.

ACTE III
Scène II
Don Sanche, Chimène, Elvire

Don Sanche

Oui, madame, il vous faut de sanglantes victimes :
Votre colère est juste, et vos pleurs légitimes ;
Et je n’entreprends pas, à force de parler,
Ni de vous adoucir, ni de vous consoler.
Mais si de vous servir je puis être capable,
Employez mon épée à punir le coupable ;
Employez mon amour à venger cette mort :
Sous vos commandements mon bras sera trop fort.








Chimène

Malheureuse !

Don Sanche

Malheureuse ! De grâce, acceptez mon service.

Chimène

J’offenserais le roi, qui m’a promis justice.

Don Sanche

Vous savez qu’elle marche avec tant de langueur,
Qu’assez souvent le crime échappe à sa longueur ;
Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes.
Souffrez qu’un cavalier vous venge par les armes :
La voie en est plus sûre, et plus prompte à punir.

Chimène

C’est le dernier remède ; et s’il y faut venir,
Et que de mes malheurs cette pitié vous dure,
Vous serez libre alors de venger mon injure.

Don Sanche

C’est l’unique bonheur où mon âme prétend ;
Et pouvant l’espérer, je m’en vais trop content.

ACTE III
Scène III
Chimène, Elvire

Chimène

Enfin je me vois libre, et je puis sans contrainte
De mes vives douleurs te faire voir l’atteinte ;
Je puis donner passage à mes tristes soupirs ;
Je puis t’ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs.
Mon père est mort, Elvire ; et la première épée
Dont s’est armé Rodrigue a sa trame coupée.
Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau !
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau,
Et m’oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste.

Elvire

Reposez-vous, Madame.

Chimène

Reposez-vous, madame. Ah ! que mal à propos
Dans un malheur si grand tu parles de repos !
Par où sera jamais ma douleur apaisée,
Si je ne puis haïr la main qui l’a causée ?
Et que dois-je espérer qu’un tourment éternel,
Si je poursuis un crime, aimant le criminel.

Elvire

Il vous prive d’un père, et vous l’aimez encore !

Chimène

C’est peu de dire aimer, Elvire : je l’adore ;
Ma passion s’oppose à mon ressentiment ;
Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;
Et je sens qu’en dépit de toute ma colère
Rodrigue dans mon cœur combat encor mon père :
Il l’attaque, il le presse, il cède, il se défend,
Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant ;
Mais en ce dur combat de colère et de flamme,
Il déchire mon cœur sans partager mon âme ;
Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir,
Je ne consulte point pour suivre mon devoir :
Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige.
Rodrigue m’est bien cher, son intérêt m’afflige ;
Mon cœur prend son parti ; mais, malgré son effort,
Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.

Elvire

Pensez-vous le poursuivre ?

Chimène

Pensez-vous le poursuivre ? Ah ! cruelle pensée !
Et cruelle poursuite où je me vois forcée !
Je demande sa tête, et crains de l’obtenir :
Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !

Elvire

Quittez, quittez, Madame, un dessein si tragique ;
Ne vous imposez point de loi si tyrannique.

Chimène

Quoi ! mon père étant mort, et presque entre mes bras,
Son sang criera vengeance, et je ne l’orrai pas !
Mon cœur, honteusement surpris par d’autres charmes,
Croira ne lui devoir que d’impuissantes larmes !
Et je pourrai souffrir qu’un amour suborneur
Sous un lâche silence étouffe mon honneur !

Elvire

Madame, croyez-moi, vous serez excusable
D’avoir moins de chaleur contre un objet aimable,
Contre un amant si cher : vous avez assez fait,
Vous avez vu le roi ; n’en pressez point l’effet,
Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.

Chimène

Il y va de ma gloire, il faut que je me venge ;
Et de quoi que nous flatte un désir amoureux,
Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.

Elvire

Mais vous aimez Rodrigue, il ne vous peut déplaire.

Chimène

Je l’avoue.

Elvire

Je l’avoue. Après tout, que pensez-vous donc faire ?

Chimène

Pour conserver ma gloire et finir mon ennui,
Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.

ACTE III
Scène IV
Don Rodrigue, Chimène, Elvire

Don Rodrigue

Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.

Chimène

Elvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je voi ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !

Don Rodrigue

N’épargnez point mon sang : goûtez sans résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.

Chimène

Hélas !

Don Rodrigue

Hélas ! Écoute-moi.

Chimène

Hélas ! Écoute-moi. Je me meurs.

Don Rodrigue

Hélas ! Écoute-moi. Je me meurs. Un moment.

Chimène

Va, laisse-moi mourir.

Don Rodrigue

Va, laisse-moi mourir. Quatre mots seulement :
Après ne me réponds qu’avecque cette épée.

Chimène

Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée !

Don Rodrigue

Ma Chimène…

Chimène

Ma Chimène… Ôte-moi cet objet odieux,
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

Don Rodrigue

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

Chimène

Il est teint de mon sang.

Don Rodrigue
Il est teint de mon sang. Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.

Chimène

Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue
Le père par le fer, la fille par la vue !
Ôte-moi cet objet, je ne puis le souffrir :
Tu veux que je t’écoute, et tu me fais mourir !

Don Rodrigue

Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l’envie
De finir par tes mains ma déplorable vie ;
Car enfin n’attends pas de mon affection
Un lâche repentir d’une bonne action.
L’irréparable effet d’une chaleur trop prompte
Déshonorait mon père, et me couvrait de honte.
Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur ;
J’avais part à l’affront, j’en ai cherché l’auteur :
Je l’ai vu, j’ai vengé mon honneur et mon père ;
Je le ferais encor, si j’avais à le faire.
Ce n’est pas qu’en effet contre mon père et moi
Ma flamme assez longtemps n’ait combattu pour toi ;
Juge de son pouvoir : dans une telle offense
J’ai pu délibérer si j’en prendrais vengeance.
Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront,
J’ai pensé qu’à son tour mon bras était trop prompt ;
Je me suis accusé de trop de violence ;
Et ta beauté sans doute emportait la balance,
À moins que d’opposer à tes plus forts appas
Qu’un homme sans honneur ne te méritait pas ;
Que malgré cette part que j’avais en ton âme,
Qui m’aima généreux me haïrait infâme ;
Qu’écouter ton amour, obéir à sa voix,
C’était m’en rendre indigne et diffamer ton choix.
Je te le dis encore ; et quoique j’en soupire,
Jusqu’au dernier soupir je veux bien le redire :
Je t’ai fait une offense, et j’ai dû m’y porter
Pour effacer ma honte, et pour te mériter ;
Mais quitte envers l’honneur, et quitte envers mon père,
C’est maintenant à toi que je viens satisfaire :
C’est pour t’offrir mon sang qu’en ce lieu tu me vois.
J’ai fait ce que j’ai dû, je fais ce que je dois.
Je sais qu’un père mort t’arme contre mon crime ;
Je ne t’ai pas voulu dérober ta victime :
Immole avec courage au sang qu’il a perdu
Celui qui met sa gloire à l’avoir répandu.

Chimène

Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie,
Je ne te puis blâmer d’avoir fui l’infamie ;
Et de quelque façon qu’éclatent mes douleurs,
Je ne t’accuse point, je pleure mes malheurs.
Je sais ce que l’honneur, après un tel outrage,
Demandait à l’ardeur d’un généreux courage :
Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien ;
Mais aussi, le faisant, tu m’as appris le mien.
Ta funeste valeur m’instruit par ta victoire ;
Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire :
Même soin me regarde, et j’ai, pour m’affliger,
Ma gloire à soutenir, et mon père à venger.
Hélas ! ton intérêt ici me désespère :
Si quelque autre malheur m’avait ravi mon père,
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
L’unique allégement qu’elle eût pu recevoir ;
Et contre ma douleur j’aurais senti des charmes,
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.
Mais il me faut te perdre après l’avoir perdu ;
Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ;
Et cet affreux devoir, dont l’ordre m’assassine,
Me force à travailler moi-même à ta ruine.
Car enfin n’attends pas de mon affection
De lâches sentiments pour ta punition.
De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne :
Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

Don Rodrigue

Ne diffère donc plus ce que l’honneur t’ordonne :
Il demande ma tête, et je te l’abandonne ;
Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt :
Le coup m’en sera doux, aussi bien que l’arrêt.
Attendre après mon crime une lente justice,
C’est reculer ta gloire autant que mon supplice.
Je mourrai trop heureux, mourant d’un coup si beau.

Chimène

Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau.
Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ?
Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre ;
C’est d’un autre que toi qu’il me faut l’obtenir,
Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.

Don Rodrigue

De quoi qu’en ma faveur notre amour t’entretienne,
Ta générosité doit répondre à la mienne ;
Et pour venger un père emprunter d’autres bras,
Ma Chimène, crois-moi, c’est n’y répondre pas :
Ma main seule du mien a su venger l’offense,
Ta main seule du tien doit prendre la vengeance.

Chimène

Cruel ! à quel propos sur ce point t’obstiner ?
Tu t’es vengé sans aide, et tu m’en veux donner !
Je suivrai ton exemple, et j’ai trop de courage
Pour souffrir qu’avec toi ma gloire se partage.
Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir
Aux traits de ton amour ni de ton désespoir.

Don Rodrigue

Rigoureux point d’honneur ! hélas ! quoi que je fasse,
Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?
Au nom d’un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine.

Chimène

Va, je ne te hais point.

Don Rodrigue

Va, je ne te hais point. Tu le dois.

Chimène

Va, je ne te hais point. Tu le dois. Je ne puis.

 
Don Rodrigue

Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?
Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure,
Que ne publieront point l’envie et l’imposture !
Force-les au silence, et, sans plus discourir,
Sauve ta renommée en me faisant mourir.

Chimène

Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ;
Et je veux que la voix de la plus noire envie
Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis,
Sachant que je t’adore et que je te poursuis.
Va-t’en, ne montre plus à ma douleur extrême
Ce qu’il faut que je perde, encore que je l’aime.
Dans l’ombre de la nuit cache bien ton départ :
Si l’on te voit sortir, mon honneur court hasard.
La seule occasion qu’aura la médisance,
C’est de savoir qu’ici j’ai souffert ta présence :
Ne lui donne point lieu d’attaquer ma vertu.

Don Rodrigue

Que je meure !

Chimène

Que je meure ! Va-t’en.

Don Rodrigue

Que je meure ! Va-t’en. À quoi te résous-tu ?

Chimène

Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

Don Rodrigue

Ô miracle d’amour !

Chimène

Ô miracle d’amour ! Ô comble de misères !

Don Rodrigue

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

Chimène

Rodrigue, qui l’eût cru ?

Don Rodrigue

Rodrigue, qui l’eût cru ? Chimène, qui l’eût dit ?

Chimène

Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?

Don Rodrigue

Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance ?

Chimène

Ah ! mortelles douleurs !

Don Rodrigue

Ah ! mortelles douleurs ! Ah ! regrets superflus !

Chimène

Va-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus.

Don Rodrigue

Adieu : je vais traîner une mourante vie,
Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.

Chimène

Si j’en obtiens l’effet, je t’engage ma foi
De ne respirer pas un moment après toi.
Adieu : sors, et surtout garde bien qu’on te voie.

Elvire

Madame, quelques maux que le ciel nous envoie…

Chimène

Ne m’importune plus, laisse-moi soupirer,
Je cherche le silence et la nuit pour pleurer.

ACTE III
Scène V
Don Diègue

Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse !
Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse ;
Toujours quelques soucis en ces événements
Troublent la pureté de nos contentements.
Au milieu du bonheur mon âme en sent l’atteinte :
Je nage dans la joie, et je tremble de crainte.
J’ai vu mort l’ennemi qui m’avait outragé ;
Et je ne saurais voir la main qui m’a vengé.
En vain je m’y travaille, et d’un soin inutile,
Tout cassé que je suis, je cours toute la ville :
Ce peu que mes vieux ans m’ont laissé de vigueur
Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur.
À toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre,
Je pense l’embrasser, et n’embrasse qu’une ombre ;
Et mon amour, déçu par cet objet trompeur,
Se forme des soupçons qui redoublent ma peur.
Je ne découvre point de marques de sa fuite ;
Je crains du comte mort les amis et la suite ;
Leur nombre m’épouvante, et confond ma raison.
Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison.
Justes cieux ! me trompé-je encore à l’apparence,
Ou si je vois enfin mon unique espérance ?
C’est lui, n’en doutons plus ; mes vœux sont exaucés,
Ma crainte est dissipée, et mes ennuis cessés.

ACTE III
Scène VI
Don Diègue, don Rodrigue

Don Diègue

Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie !

Don Rodrigue

Hélas !

Don Diègue

Hélas ! Ne mêle point de soupirs à ma joie ;
Laisse-moi prendre haleine afin de te louer.
Ma valeur n’a point lieu de te désavouer ;
Tu l’as bien imitée, et ton illustre audace
Fait bien revivre en toi les héros de ma race :
C’est d’eux que tu descends, c’est de moi que tu viens :
Ton premier coup d’épée égale tous les miens ;
Et d’une belle ardeur ta jeunesse animée
Par cette grande épreuve atteint ma renommée.
Appui de ma vieillesse, et comble de mon heur,
Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l’honneur,
Viens baiser cette joue, et reconnais la place
Où fut empreint l’affront que ton courage efface.

Don Rodrigue

L’honneur vous en est dû : je ne pouvais pas moins,
Étant sorti de vous et nourri par vos soins.
Je m’en tiens trop heureux, et mon âme est ravie
Que mon coup d’essai plaise à qui je dois la vie ;
Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux
Si je m’ose à mon tour satisfaire après vous.
Souffrez qu’en liberté mon désespoir éclate ;
Assez et trop longtemps votre discours le flatte.
Je ne me repens point de vous avoir servi ;
Mais rendez-moi le bien que ce coup m’a ravi.
Mon bras pour vous venger, armé contre ma flamme,
Par ce coup glorieux m’a privé de mon âme ;
Ne me dites plus rien ; pour vous j’ai tout perdu :
Ce que je vous devais, je vous l’ai bien rendu.

Don Diègue

Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire :
Je t’ai donné la vie, et tu me rends ma gloire ;
Et d’autant que l’honneur m’est plus cher que le jour,
D’autant plus maintenant je te dois de retour.
Mais d’un cœur magnanime éloigne ces faiblesses ;
Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maîtresses !
L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.

Don Rodrigue

Ah ! que me dites-vous ?

Don Diègue

Ah ! que me dites-vous ? Ce que tu dois savoir.

Don Rodrigue

Mon honneur offensé sur moi-même se venge ;
Et vous m’osez pousser à la honte du change !
L’infamie est pareille, et suit également
Le guerrier sans courage et le perfide amant.
À ma fidélité ne faites point d’injure ;
Souffrez-moi généreux sans me rendre parjure :
Mes liens sont trop forts pour être ainsi rompus ;
Ma foi m’engage encor si je n’espère plus ;
Et, ne pouvant quitter ni posséder Chimène,
Le trépas que je cherche est ma plus douce peine.

Don Diègue

Il n’est pas temps encor de chercher le trépas :
Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras.
La flotte qu’on craignait, dans ce grand fleuve entrée,
Croit surprendre la ville et piller la contrée.
Les Maures vont descendre, et le flux et la nuit
Dans une heure à nos murs les amène sans bruit.
La cour est en désordre, et le peuple en alarmes :
On n’entend que des cris, on ne voit que des larmes.
Dans ce malheur public mon bonheur a permis
Que j’aie trouvé chez moi cinq cents de mes amis,
Qui sachant mon affront, poussés d’un même zèle,
Se venaient tous offrir à venger ma querelle.
Tu les a prévenus ; mais leurs vaillantes mains
Se tremperont bien mieux au sang des Africains.
Va marcher à leur tête où l’honneur te demande :
C’est toi que veut pour chef leur généreuse bande.
De ces vieux ennemis va soutenir l’abord :
Là, si tu veux mourir, trouve une belle mort ;
Prends-en l’occasion, puisqu’elle t’est offerte ;
Fais devoir à ton roi son salut à ta perte ;
Mais reviens-en plutôt les palmes sur le front.
Ne borne pas ta gloire à venger un affront ;
Porte-la plus avant : force par ta vaillance
Ce monarque au pardon, et Chimène au silence ;
Si tu l’aimes, apprends que revenir vainqueur
C’est l’unique moyen de regagner son cœur.
Mais le temps est trop cher pour le perdre en paroles :
Je t’arrête en discours, et je veux que tu voles.
Viens, suis-moi, va combattre, et montrer à ton roi
Que ce qu’il perd au comte il le recouvre en toi.

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LE CID CORNEILLE

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le-cid-corneille-artgitatoACTE IV
Scène première
Chimène, Elvire

Chimène

N’est-ce point un faux bruit ? le sais-tu bien, Elvire ?

Elvire

Vous ne croiriez jamais comme chacun l’admire,
Et porte jusqu’au ciel, d’une commune voix,
De ce jeune héros les glorieux exploits.
Les Mores devant lui n’ont paru qu’à leur honte ;
Leur abord fut bien prompt, leur fuite encor plus prompte.
Trois heures de combat laissent à nos guerriers
Une victoire entière et deux rois prisonniers.
La valeur de leur chef ne trouvait point d’obstacles.

Chimène

Et la main de Rodrigue a fait tous ces miracles ?

Elvire

De ses nobles efforts ces deux rois sont le prix :
Sa main les a vaincus, et sa main les a pris.

Chimène

De qui peux-tu savoir ces nouvelles étranges ?

Elvire

Du peuple qui partout fait sonner ses louanges,
Le nomme de sa joie et l’objet et l’auteur,
Son ange tutélaire, et son libérateur.

Chimène

Et le roi, de quel œil voit-il tant de vaillance ?

Elvire

Rodrigue n’ose encor paraître en sa présence ;
Mais don Diègue ravi lui présente enchaînés,
Au nom de ce vainqueur, ces captifs couronnés,
Et demande pour grâce à ce généreux prince
Qu’il daigne voir la main qui sauve la province.

Chimène

Mais n’est-il point blessé ?

Elvire

Mais n’est-il point blessé ? Je n’en ai rien appris.
Vous changez de couleur ! reprenez vos esprits.

Chimène

Reprenons donc aussi ma colère affaiblie :
Pour avoir soin de lui faut-il que je m’oublie ?
On le vante, on le loue, et mon cœur y consent !
Mon honneur est muet, mon devoir impuissant !
Silence, mon amour, laisse agir ma colère :
S’il a vaincu deux rois, il a tué mon père ;
Ces tristes vêtements, où je lis mon malheur,
Sont les premiers effets qu’ait produit sa valeur,
Et quoi qu’on die ailleurs d’un cœur si magnanime,
Ici tous les objets me parlent de son crime.
Vous qui rendez la force à mes ressentiments,
Voiles, crêpes, habits, lugubres ornements,
Pompe que me prescrit sa première victoire,
Contre ma passion soutenez bien ma gloire ;
Et lorsque mon amour prendra trop de pouvoir,
Parlez à mon esprit de mon triste devoir,
Attaquez sans rien craindre une main triomphante.

Elvire

Modérez ces transports, voici venir l’infante.

ACTE IV
Scène II
L’Infante, Chimène, Léonor, Elvire

L’Infante

Je ne viens pas ici consoler tes douleurs ;
Je viens plutôt mêler mes soupirs à tes pleurs.

Chimène

Prenez bien plutôt part à la commune joie,
Et goûtez le bonheur que le ciel vous envoie,
Madame : autre que moi n’a droit de soupirer.
Le péril dont Rodrigue a su nous retirer,
Et le salut public que vous rendent ses armes,
À moi seule aujourd’hui souffrent encor les larmes :
Il a sauvé la ville, il a servi son roi ;
Et son bras valeureux n’est funeste qu’à moi.

L’Infante

Ma Chimène, il est vrai qu’il a fait des merveilles.

Chimène

Déjà ce bruit fâcheux a frappé mes oreilles ;
Et je l’entends partout publier hautement
Aussi brave guerrier que malheureux amant.

L’Infante

Qu’a de fâcheux pour toi ce discours populaire ?
Ce jeune Mars qu’il loue a su jadis te plaire :

Il possédait ton âme, il vivait sous tes lois ;
Et vanter sa valeur, c’est honorer ton choix.

Chimène

Chacun peut la vanter avec quelque justice ;
Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice.
On aigrit ma douleur en l’élevant si haut :
Je vois ce que je perds quand je vois ce qu’il vaut.
Ah ! cruels déplaisirs à l’esprit d’une amante !
Plus j’apprends son mérite, et plus mon feu s’augmente :
Cependant mon devoir est toujours le plus fort,
Et malgré mon amour, va poursuivre sa mort.

L’Infante

Hier ce devoir te mit en une haute estime ;
L’effort que tu te fis parut si magnanime,
Si digne d’un grand cœur, que chacun à la cour
Admirait ton courage et plaignait ton amour.
Mais croirais-tu l’avis d’une amitié fidèle ?

Chimène

Ne vous obéir pas me rendrait criminelle.

L’Infante

Ce qui fut juste alors ne l’est plus aujourd’hui.
Rodrigue maintenant est notre unique appui,
L’espérance et l’amour d’un peuple qui l’adore,
Le soutien de Castille, et la terreur du More.
Le roi même est d’accord de cette vérité,
Que ton père en lui seul se voit ressuscité ;
Et si tu veux enfin qu’en deux mots je m’explique,
Tu poursuis en sa mort la ruine publique.
Quoi ! pour venger un père est-il jamais permis
De livrer sa patrie aux mains des ennemis ?
Contre nous ta poursuite est-elle légitime,
Et pour être punis avons-nous part au crime ?
Ce n’est pas qu’après tout tu doives épouser
Celui qu’un père mort t’obligeait d’accuser :
Je te voudrais moi-même en arracher l’envie ;
Ôte-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie.

Chimène

Ah ! ce n’est pas à moi d’avoir tant de bonté ;
Le devoir qui m’aigrit n’a rien de limité.
Quoique pour ce vainqueur mon amour s’intéresse,
Quoiqu’un peuple l’adore et qu’un roi le caresse,
Qu’il soit environné des plus vaillants guerriers,
J’irai sous mes cyprès accabler ses lauriers.

L’Infante

C’est générosité quand pour venger un père
Notre devoir attaque une tête si chère ;
Mais c’en est une encor d’un plus illustre rang,
Quand on donne au public les intérêts du sang.
Non, crois-moi, c’est assez que d’éteindre ta flamme ;
Il sera trop puni s’il n’est plus dans ton âme.
Que le bien du pays t’impose cette loi :
Aussi bien, que crois-tu que t’accorde le roi ?

Chimène

Il peut me refuser, mais je ne puis me taire.

L’Infante

Pense bien, ma Chimène, à ce que tu veux faire.
Adieu : tu pourras seule y penser à loisir.

Chimène

Après mon père mort, je n’ai point à choisir.

ACTE IV
Scène III
Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Rodrigue, don Sanche

Don Fernand

Généreux héritier d’une illustre famille,
Qui fut toujours la gloire et l’appui de Castille,
Race de tant d’aïeux en valeur signalés,
Que l’essai de la tienne a sitôt égalés,
Pour te récompenser ma force est trop petite ;
Et j’ai moins de pouvoir que tu n’as de mérite.
Le pays délivré d’un si rude ennemi,
Mon sceptre dans ma main par la tienne affermi,
Et les Mores défaits, avant qu’en ces alarmes
J’eusse pu donner ordre à repousser leurs armes,
Ne sont point des exploits qui laissent à ton roi
Le moyen ni l’espoir de s’acquitter vers toi.
Mais deux rois tes captifs feront ta récompense.
Ils t’ont nommé tous deux leur Cid en ma présence :
Puisque Cid en leur langue est autant que seigneur,
Je ne t’envierai pas ce beau titre d’honneur.
Sois désormais le Cid : qu’à ce grand nom tout cède ;
Qu’il comble d’épouvante et Grenade et Tolède,
Et qu’il marque à tous ceux qui vivent sous mes lois
Et ce que tu me vaux, et ce que je te dois.

Don Rodrigue

Que Votre Majesté, Sire, épargne ma honte.
D’un si faible service elle fait trop de compte,
Et me force à rougir devant un si grand roi
De mériter si peu l’honneur que j’en reçoi.
Je sais trop que je dois au bien de votre empire,
Et le sang qui m’anime, et l’air que je respire ;
Et quand je les perdrai pour un si digne objet,
Je ferai seulement le devoir d’un sujet.

Don Fernand

Tous ceux que ce devoir à mon service engage
Ne s’en acquittent pas avec même courage ;
Et lorsque la valeur ne va point dans l’excès,
Elle ne produit point de si rares succès.
Souffre donc qu’on te loue, et de cette victoire
Apprends-moi plus au long la véritable histoire.

Don Rodrigue

Sire, vous avez su qu’en ce danger pressant,
Qui jeta dans la ville un effroi si puissant,
Une troupe d’amis chez mon père assemblée
Sollicita mon âme encor toute troublée…
Mais, Sire, pardonnez à ma témérité,
Si j’osai l’employer sans votre autorité :
Le péril approchait ; leur brigade était prête ;
Me montrant à la cour, je hasardais ma tête ;
Et s’il fallait la perdre, il m’était bien plus doux
De sortir de la vie en combattant pour vous.

Don Fernand

J’excuse ta chaleur à venger ton offense ;
Et l’État défendu me parle en ta défense :
Crois que dorénavant Chimène a beau parler,
Je ne l’écoute plus que pour la consoler.
Mais poursuis.

Don Rodrigue

Mais poursuis. Sous moi donc cette troupe s’avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !
J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d’impatience autour de moi demeure,
Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d’une si belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous
L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L’onde s’enfle dessous, et d’un commun effort
Les Mores et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille ;
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;
Ils paraissent armés, les Mores se confondent,
L’épouvante les prend à demi descendus ;
Avant que de combattre, ils s’estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu’aucun résiste, ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient ;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges,
De notre sang au leur font d’horribles mélanges ;
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
Ô combien d’actions, combien d’exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort inclinait !
J’allais de tous côtés encourager les nôtres,
Faire avancer les uns, et soutenir les autres,
Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
Et ne l’ai pu savoir jusques au point du jour.
Mais enfin sa clarté montre notre avantage :
Le More voit sa perte, et perd soudain courage ;
Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
L’ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
Font retraite en tumulte, et sans considérer
Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.
Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte :
Le flux les apporta ; le reflux les remporte,
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
À se rendre moi-même en vain je les convie :
Le cimeterre au poing ils ne m’écoutent pas ;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.
C’est de cette façon que, pour votre service…

ACTE IV
Scène IV
Don Fernand, don Diègue, don Rodrigue, don Arias, don Alonse, don Sanche

Don Alonse

Sire, Chimène vient vous demander justice.

Don Fernand

La fâcheuse nouvelle, et l’importun devoir !
Va, je ne la veux pas obliger à te voir.
Pour tous remercîments il faut que je te chasse ;

Mais avant que sortir, viens, que ton roi t’embrasse.

(Don Rodrigue rentre.)
Don Diègue

Chimène le poursuit, et voudrait le sauver.

Don Fernand

On m’a dit qu’elle l’aime, et je vais l’éprouver.
Montrez un œil plus triste.

ACTE IV
Scène V
Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Sanche, don Alonse, Chimène, Elvire

Don Fernand

Montrez un œil plus triste. Enfin soyez contente,
Chimène, le succès répond à votre attente :
Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,
Il est mort à nos yeux des coups qu’il a reçus ;

Rendez grâce au ciel qui vous en a vengée.

(À Don Diègue.)

Voyez comme déjà sa couleur est changée.

Don Diègue

Mais voyez qu’elle pâme, et d’un amour parfait,
Dans cette pâmoison, Sire, admirez l’effet.
Sa douleur a trahi les secrets de son âme,
Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.

Chimène

Quoi ! Rodrigue est donc mort ?

Don Fernand

Quoi ! Rodrigue est donc mort ? Non, non, il voit le jour,
Et te conserve encore un immuable amour :
Calme cette douleur qui pour lui s’intéresse.

Chimène

Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse :
Un excès de plaisir nous rend tout languissants,
Et quand il surprend l’âme, il accable les sens.

Don Fernand

Tu veux qu’en ta faveur nous croyions l’impossible ?
Chimène, ta douleur a paru trop visible.

Chimène

Eh bien ! Sire, ajoutez ce comble à mon malheur,
Nommez ma pâmoison l’effet de ma douleur :
Un juste déplaisir à ce point m’a réduite.
Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite ;
S’il meurt des coups reçus pour le bien du pays,
Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis :
Une si belle fin m’est trop injurieuse.
Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
Non pas dans un éclat qui l’élève si haut,
Non pas au lit d’honneur, mais sur un échafaud ;
Qu’il meure pour mon père, et non pour la patrie ;
Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.
Mourir pour le pays n’est pas un triste sort ;
C’est s’immortaliser par une belle mort.
J’aime donc sa victoire, et je le puis sans crime ;
Elle assure l’État, et me rend ma victime,
Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers,
Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers ;
Et pour dire en un mot ce que j’en considère,
Digne d’être immolée aux mânes de mon père…
Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter !
Rodrigue de ma part n’a rien à redouter :
Que pourraient contre lui des larmes qu’on méprise ?
Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ;
Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis ;
Il triomphe de moi comme des ennemis.
Dans leur sang répandu la justice étouffée
Aux crimes du vainqueur sert d’un nouveau trophée :
Nous en croissons la pompe, et le mépris des lois
Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.

Don Fernand

Ma fille, ces transports ont trop de violence.
Quand on rend la justice on met tout en balance :
On a tué ton père, il était l’agresseur ;
Et la même équité m’ordonne la douceur.
Avant que d’accuser ce que j’en fais paraître,
Consulte bien ton cœur : Rodrigue en est le maître,
Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,
Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.

Chimène

Pour moi ! mon ennemi ! l’objet de ma colère !
L’auteur de mes malheurs ! l’assassin de mon père !
De ma juste poursuite on fait si peu de cas
Qu’on me croit obliger en ne m’écoutant pas !

Puisque vous refusez la justice à mes larmes,
Sire, permettez-moi de recourir aux armes ;
C’est par là seulement qu’il a su m’outrager,
Et c’est aussi par là que je me dois venger.
À tous vos cavaliers je demande sa tête :
Oui, qu’un d’eux me l’apporte, et je suis sa conquête ;
Qu’ils le combattent, Sire ; et le combat fini,
J’épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
Sous votre autorité souffrez qu’on le publie.

Don Fernand

Cette vieille coutume en ces lieux établie,
Sous couleur de punir un injuste attentat,
Des meilleurs combattants affaiblit un État ;
Souvent de cet abus le succès déplorable
Opprime l’innocent et soutient le coupable.

J’en dispense Rodrigue ; il m’est trop précieux
Pour l’exposer aux coups d’un sort capricieux ;
Et quoi qu’ait pu commettre un cœur si magnanime,
Les Mores en fuyant ont emporté son crime.

Don Diègue

Quoi ! Sire, pour lui seul vous renversez des lois
Qu’a vu toute la cour observer tant de fois !
Que croira votre peuple, et que dira l’envie,
Si sous votre défense il ménage sa vie,
Et s’en fait un prétexte à ne paraître pas
Où tous les gens d’honneur cherchent un beau trépas ?
De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire :
Qu’il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.
Le comte eut de l’audace ; il l’en a su punir :
Il l’a fait en brave homme, et le doit maintenir.

Don Fernand

Puisque vous le voulez, j’accorde qu’il le fasse ;
Mais d’un guerrier vaincu mille prendraient la place,
Et le prix que Chimène au vainqueur a promis
De tous mes cavaliers ferait ses ennemis.
L’opposer seul à tous serait trop d’injustice :
Il suffit qu’une fois il entre dans la lice.

Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien ;
Mais après ce combat ne demande plus rien.

Don Diègue

N’excusez point par là ceux que son bras étonne :
Laissez un champ ouvert, où n’entrera personne.
Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd’hui,
Quel courage assez vain s’oserait prendre à lui ?
Qui se hasarderait contre un tel adversaire ?
Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire ?

Don Sanche

Faites ouvrir le champ : vous voyez l’assaillant ;
Je suis ce téméraire , ou plutôt ce vaillant.

Accordez cette grâce à l’ardeur qui me presse.
Madame : vous savez quelle est votre promesse.

Don Fernand

Chimène, remets-tu ta querelle en sa main ?

Chimène

Sire, je l’ai promis.

Don Fernand

Sire, je l’ai promis. Soyez prêt à demain.

Don Diègue

Non, Sire, il ne faut pas différer davantage :
On est toujours trop prêt quand on a du courage.

Don Fernand

Sortir d’une bataille, et combattre à l’instant !

Don Diègue

Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.

Don Fernand

Du moins une heure ou deux je veux qu’il se délasse.
Mais de peur qu’en exemple un tel combat ne passe,
Pour témoigner à tous qu’à regret je permets
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais,
De moi ni de ma cour il n’aura la présence.
(Il parle à Don Arias.)
Vous seul des combattants jugerez la vaillance :
Ayez soin que tous deux fassent en gens de cœur,
Et le combat fini, m’amenez le vainqueur.
Quel qu’il soit, même prix est acquis à sa peine :
Je le veux de ma main présenter à Chimène,
Et que pour récompense il reçoive sa foi.

Chimène

Quoi ! Sire, m’imposer une si dure loi !

Don Fernand

Tu t’en plains ; mais ton feu, loin d’avouer ta plainte,
Si Rodrigue est vainqueur, l’accepte sans contrainte.
Cesse de murmurer contre un arrêt si doux ;
Qui que ce soit des deux, j’en ferai ton époux.

*************

LE CID CORNEILLE

***********

ACTE V

Scène première
Don Rodrigue, Chimène

Chimène

Quoi ! Rodrigue, en plein jour ! d’où te vient cette audace ?
Va, tu me perds d’honneur ; retire-toi, de grâce.

Don Rodrigue

Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu,
Avant le coup mortel, dire un dernier adieu :
Cet immuable amour qui sous vos lois m’engage
N’ose accepter ma mort sans vous en faire hommage.

Chimène

Tu vas mourir !

Don Rodrigue

Tu vas mourir ! Je cours à ces heureux moments
Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.

Chimène

Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable
Qu’il donne l’épouvante à ce cœur indomptable ?
Qui t’a rendu si faible, ou qui le rend si fort ?
Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort !
Celui qui n’a pas craint les Mores, ni mon père,
Va combattre don Sanche, et déjà désespère !
Ainsi donc au besoin ton courage s’abat !

Don Rodrigue

Je cours à mon supplice, et non pas au combat ;
Et ma fidèle ardeur sait bien m’ôter l’envie,
Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie.
J’ai toujours même cœur ; mais je n’ai point de bras
Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît pas ;
Et déjà cette nuit m’aurait été mortelle,
Si j’eusse combattu pour ma seule querelle ;
Mais défendant mon roi, son peuple et mon pays,
À me défendre mal je les aurais trahis.
Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie,
Qu’il en veuille sortir par une perfidie.
Maintenant qu’il s’agit de mon seul intérêt,
Vous demandez ma mort, j’en accepte l’arrêt,
Votre ressentiment choisit la main d’un autre
(Je ne méritais pas de mourir de la vôtre) :
On ne me verra point en repousser les coups ;
Je dois plus de respect à qui combat pour vous ;
Et ravi de penser que c’est de vous qu’ils viennent,
Puisque c’est votre honneur que ses armes soutiennent,
Je vais lui présenter mon estomac ouvert,
Adorant en sa main la vôtre qui me perd.

Chimène

Si d’un triste devoir la juste violence,
Qui me fait malgré moi poursuivre ta vaillance,
Prescrit à ton amour une si forte loi,
Qu’il te rend sans défense à qui combat pour moi,
En cet aveuglement ne perds pas la mémoire
Qu’ainsi que de ta vie il y va de ta gloire,
Et que dans quelque éclat que Rodrigue ait vécu,
Quand on le saura mort, on le croira vaincu.
Ton honneur t’est plus cher que je ne te suis chère,
Puisqu’il trempe tes mains dans le sang de mon père,
Et te fait renoncer, malgré ta passion,
À l’espoir le plus doux de ma possession :
Je t’en vois cependant faire si peu de compte,
Que sans rendre combat tu veux qu’on te surmonte.
Quelle inégalité ravale ta vertu ?
Pourquoi ne l’as-tu plus, ou pourquoi l’avais-tu ?
Quoi ? n’es-tu généreux que pour me faire outrage ?
S’il ne faut m’offenser, n’as-tu point de courage ?
Et traites-tu mon père avec tant de rigueur,
Qu’après l’avoir vaincu tu souffres un vainqueur ?
Va, sans vouloir mourir, laisse-moi te poursuivre,
Et défends ton honneur, si tu ne veux plus vivre.

Don Rodrigue

Après la mort du comte, et les Mores défaits,
Faudrait-il à ma gloire encor d’autres effets ?
Elle peut dédaigner le soin de me défendre :
On sait que mon courage ose tout entreprendre,
Que ma valeur peut tout, et que dessous les cieux,
Auprès de mon honneur, rien ne m’est précieux.
Non, non, en ce combat, quoi que vous veuilliez croire,
Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire,
Sans qu’on l’ose accuser d’avoir manqué de cœur,
Sans passer pour vaincu, sans souffrir un vainqueur.
On dira seulement : « Il adorait Chimène ;
Il n’a pas voulu vivre et mériter sa haine ;
Il a cédé lui-même à la rigueur du sort
Qui forçait sa maîtresse à poursuivre sa mort :
Elle voulait sa tête ; et son cœur magnanime,
S’il l’en eût refusée, eût pensé faire un crime.
Pour venger son honneur il perdit son amour,
Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour,
Préférant, quelque espoir qu’eût son âme asservie,
Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie. »
Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat,
Loin d’obscurcir ma gloire, en rehausser l’éclat ;
Et cet honneur suivra mon trépas volontaire
Que tout autre que moi n’eût pu vous satisfaire.

Chimène

Puisque, pour t’empêcher de courir au trépas,
Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
Si jamais je t’aimai, cher Rodrigue, en revanche,
Défends-toi maintenant pour m’ôter à don Sanche ;
Combats pour m’affranchir d’une condition
Qui me donne à l’objet de mon aversion.
Te dirai-je encor plus ? va, songe à ta défense,
Pour forcer mon devoir, pour m’imposer silence ;
Et si tu sens pour moi ton cœur encore épris,
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.
Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte.

Don Rodrigue

Est-il quelque ennemi qu’à présent je ne dompte ?
Paraissez, Navarrais, Mores et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants ;
Unissez-vous ensemble, et faites une armée,
Pour combattre une main de la sorte animée :
Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux ;
Pour en venir à bout, c’est trop peu que de vous.

ACTE V
Scène II
L’Infante

T’écouterai-je encor, respect de ma naissance,
xxxxxxxQui fais un crime de mes feux ?

T’écouterai-je, amour, dont la douce puissance
Contre ce fier tyran fait révolter mes vœux ?
Pauvre princesse, auquel des deux
Dois-tu prêter obéissance ?
Rodrigue, ta valeur te rend digne de moi ;
Mais pour être vaillant, tu n’es pas fils de roi.

Impitoyable sort, dont la rigueur sépare
Ma gloire d’avec mes désirs !
Est-il dit que le choix d’une vertu si rare
Coûte à ma passion de si grands déplaisirs ?
Ô cieux ! à combien de soupirs
Faut-il que mon cœur se prépare,
Si jamais il n’obtient sur un si long tourment
Ni d’éteindre l’amour, ni d’accepter l’amant ?

Mais c’est trop de scrupule, et ma raison s’étonne
Du mépris d’un si digne choix :
Bien qu’aux monarques seuls ma naissance me donne,
Rodrigue, avec honneur je vivrai sous tes lois.
Après avoir vaincu deux rois,
Pourrais-tu manquer de couronne ?
Et ce grand nom de Cid que tu viens de gagner
Ne fait-il pas trop voir sur qui tu dois régner ?
Il est digne de moi, mais il est à Chimène ;
Le don que j’en ai fait me nuit.
Entre eux la mort d’un père a si peu mis de haine,
Que le devoir du sang à regret le poursuit :
Ainsi n’espérons aucun fruit
De son crime, ni de ma peine,
Puisque pour me punir le destin a permis
Que l’amour dure même entre deux ennemis.

ACTE V
Scène III
L’Infante, Léonor

L’Infante

Où viens-tu, Léonor ?

Léonor

Où viens-tu, Léonor ? Vous applaudir, Madame,
Sur le repos qu’enfin a retrouvé votre âme.

L’Infante

D’où viendrait ce repos dans un comble d’ennui ?

Léonor

Si l’amour vit d’espoir, et s’il meurt avec lui,
Rodrigue ne peut plus charmer votre courage.
Vous savez le combat où Chimène l’engage :
Puisqu’il faut qu’il y meure, ou qu’il soit son mari,
Votre espérance est morte, et votre esprit guéri.

L’Infante

Ah ! qu’il s’en faut encor !

Léonor

Ah ! qu’il s’en faut encor ! Que pouvez-vous prétendre?

L’Infante

Mais plutôt quel espoir me pourrais-tu défendre ?
Si Rodrigue combat sous ces conditions,
Pour en rompre l’effet, j’ai trop d’inventions.
L’amour, ce doux auteur de mes cruels supplices,
Aux esprits des amants apprend trop d’artifices.

Léonor

Pourrez-vous quelque chose, après qu’un père mort
N’a pu dans leurs esprits allumer de discord ?
Car Chimène aisément montre par sa conduite
Que la haine aujourd’hui ne fait pas sa poursuite.
Elle obtient un combat, et pour son combattant
C’est le premier offert qu’elle accepte à l’instant :
Elle n’a point recours à ces mains généreuses
Que tant d’exploits fameux rendent si glorieuses ;
Don Sanche lui suffit, et mérite son choix,
Parce qu’il va s’armer pour la première fois.
Elle aime en ce duel son peu d’expérience ;
Comme il est sans renom, elle est sans défiance ;
Et sa facilité vous doit bien faire voir
Qu’elle cherche un combat qui force son devoir,
Qui livre à son Rodrigue une victoire aisée,
Et l’autorise enfin à paraître apaisée.

L’Infante

Je le remarque assez, et toutefois mon cœur
À l’envi de Chimène adore ce vainqueur.
À quoi me résoudrai-je, amante infortunée ?

Léonor

À vous mieux souvenir de qui vous êtes née :
Le ciel vous doit un roi, vous aimez un sujet !

L’Infante

Mon inclination a bien changé d’objet.
Je n’aime plus Rodrigue, un simple gentilhomme ;
Non, ce n’est plus ainsi que mon amour le nomme :
Si j’aime, c’est l’auteur de tant de beaux exploits,
C’est le valeureux Cid, le maître de deux rois.
Je me vaincrai pourtant, non de peur d’aucun blâme,
Mais pour ne troubler pas une si belle flamme ;
Et quand pour m’obliger on l’aurait couronné,
Je ne veux point reprendre un bien que j’ai donné.

Puisqu’en un tel combat sa victoire est certaine,
Allons encore un coup le donner à Chimène.
Et toi, qui vois les traits dont mon cœur est percé,
Viens me voir achever comme j’ai commencé.

ACTE V
Scène IV
Chimène, Elvire

Chimène

Elvire, que je souffre, et que je suis à plaindre !
Je ne sais qu’espérer, et je vois tout à craindre ;
Aucun vœu ne m’échappe où j’ose consentir ;
Je ne souhaite rien sans un prompt repentir.
À deux rivaux pour moi je fais prendre les armes :
Le plus heureux succès me coûtera des larmes ;
Et quoi qu’en ma faveur en ordonne le sort,
Mon père est sans vengeance, ou mon amant est mort.

Elvire

D’un et d’autre côté, je vous vois soulagée :
Ou vous avez Rodrigue, ou vous êtes vengée ;
Et quoi que le destin puisse ordonner de vous,
Il soutient votre gloire, et vous donne un époux.

Chimène

Quoi ! l’objet de ma haine ou de tant de colère !
L’assassin de Rodrigue, ou celui de mon père !
De tous les deux côtés on me donne un mari
Encor tout teint du sang que j’ai le plus chéri ;
De tous les deux côtés mon âme se rebelle :
Je crains plus que la mort la fin de ma querelle.
Allez, vengeance, amour, qui troublez mes esprits,
Vous n’avez point pour moi de douceurs à ce prix ;
Et toi, puissant moteur du destin qui m’outrage,
Termine ce combat sans aucun avantage,
Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur.

Elvire

Ce serait vous traiter avec trop de rigueur.
Ce combat pour votre âme est un nouveau supplice,
S’il vous laisse obligée à demander justice,
À témoigner toujours ce haut ressentiment,
Et poursuivre toujours la mort de votre amant.
Madame, il vaut bien mieux que sa rare vaillance,
Lui couronnant le front, vous impose silence ;
Que la loi du combat étouffe vos soupirs,
Et que le roi vous force à suivre vos désirs.

Chimène

Quand il sera vainqueur, crois-tu que je me rende ?
Mon devoir est trop fort, et ma perte trop grande ;
Et ce n’est pas assez pour leur faire la loi,
Que celle du combat et le vouloir du roi.
Il peut vaincre don Sanche avec fort peu de peine,
Mais non pas avec lui la gloire de Chimène ;
Et quoi qu’à sa victoire un monarque ait promis,
Mon honneur lui fera mille autres ennemis.

Elvire

Gardez, pour vous punir de cet orgueil étrange,
Que le ciel à la fin ne souffre qu’on vous venge.
Quoi ! vous voulez encor refuser le bonheur
De pouvoir maintenant vous taire avec honneur ?
Que prétend ce devoir, et qu’est-ce qu’il espère ?
La mort de votre amant vous rendra-t-elle un père ?
Est-ce trop peu pour vous que d’un coup de malheur ?
Faut-il perte sur perte, et douleur sur douleur ?
Allez, dans le caprice où votre humeur s’obstine,
Vous ne méritez pas l’amant qu’on vous destine ;
Et nous verrons du ciel l’équitable courroux
Vous laisser, par sa mort, don Sanche pour époux.

Chimène

Elvire, c’est assez des peines que j’endure,
Ne les redouble point de ce funeste augure.
Je veux, si je le puis, les éviter tous deux ;
Sinon, en ce combat Rodrigue a tous mes vœux :
Non qu’une folle ardeur de son côté me penche ;
Mais, s’il était vaincu, je serais à don Sanche :
Cette appréhension fait naître mon souhait.
Que vois-je, malheureuse ? Elvire, c’en est fait.

ACTE V
Scène V
Don Sanche, Chimène, Elvire

Don Sanche

Obligé d’apporter à vos pieds cette épée…

Chimène

Quoi ? du sang de Rodrigue encor toute trempée ?
Perfide, oses-tu bien te montrer à mes yeux,
Après m’avoir ôté ce que j’aimais le mieux ?
Éclate, mon amour, tu n’as plus rien à craindre :
Mon père est satisfait, cesse de te contraindre.
Un même coup a mis ma gloire en sûreté,
Mon âme au désespoir, ma flamme en liberté.

Don Sanche
D’un esprit plus rassis…
Chimène
D’un esprit plus rassis… Tu me parles encore,
Exécrable assassin d’un héros que j’adore ?

Va, tu l’as pris en traître ; un guerrier si vaillant
N’eût jamais succombé sous un tel assaillant.
N’espère rien de moi, tu ne m’as point servie :
En croyant me venger, tu m’as ôté la vie.

Don Sanche

Étrange impression, qui, loin de m’écouter…

Chimène

Veux-tu que de sa mort je t’écoute vanter,
Que j’entende à loisir avec quelle insolence
Tu peindras son malheur, mon crime et ta vaillance ?

ACTE V
Scène VI
Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Sanche, don Alonse, Chimène, Elvire
Chimène
Sire, il n’est plus besoin de vous dissimuler
Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer.
J’aimais, vous l’avez su ; mais, pour venger mon père,
J’ai bien voulu proscrire une tête si chère :
Votre Majesté, Sire, elle-même a pu voir
Comme j’ai fait céder mon amour au devoir.
Enfin Rodrigue est mort, et sa mort m’a changée
D’implacable ennemie en amante affligée.
J’ai dû cette vengeance à qui m’a mise au jour,
Et je dois maintenant ces pleurs à mon amour.
Don Sanche m’a perdue en prenant ma défense,
Et du bras qui me perd je suis la récompense !
Sire, si la pitié peut émouvoir un roi,
De grâce, révoquez une si dure loi ;
Pour prix d’une victoire où je perds ce que j’aime,
Je lui laisse mon bien ; qu’il me laisse à moi-même ;
Qu’en un cloître sacré je pleure incessamment,
Jusqu’au dernier soupir, mon père et mon amant.
Don Diègue

Enfin elle aime, Sire, et ne croit plus un crime
D’avouer par sa bouche un amour légitime.

Don Fernand

Chimène, sors d’erreur, ton amant n’est pas mort,
Et don Sanche vaincu t’a fait un faux rapport.

Don Sanche

Sire, un peu trop d’ardeur, malgré moi l’a déçue :
Je venais du combat lui raconter l’issue.
Ce généreux guerrier, dont son cœur est charmé :
« Ne crains rien, m’a-t-il dit, quand il m’a désarmé ;
Je laisserais plutôt la victoire incertaine,
Que de répandre un sang hasardé pour Chimène ;
Mais puisque mon devoir m’appelle auprès du roi,
Va de notre combat l’entretenir pour moi,
De la part du vainqueur lui porter ton épée. »
Sire, j’y suis venu : cet objet l’a trompée ;
Elle m’a cru vainqueur, me voyant de retour,
Et soudain sa colère a trahi son amour
Avec tant de transport et tant d’impatience,
Que je n’ai pu gagner un moment d’audience.
Pour moi, bien que vaincu, je me répute heureux ;
Et malgré l’intérêt de mon cœur amoureux,
Perdant infiniment, j’aime encor ma défaite,
Qui fait le beau succès d’une amour si parfaite.

Don Fernand

Ma fille, il ne faut point rougir d’un si beau feu,
Ni chercher les moyens d’en faire un désaveu.
Une louable honte en vain t’en sollicite :
Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte ;
Ton père est satisfait, et c’était le venger
Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger.
Tu vois comme le ciel autrement en dispose.
Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose,
Et ne sois point rebelle à mon commandement,
Qui te donne un époux aimé si chèrement.

ACTE V
Scène VII
Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Rodrigue, don Alonse, don Sanche, l’Infante, Chimène, Léonor, Elvire

L’Infante

Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.

Don Rodrigue

Ne vous offensez point, Sire, si devant vous
Un respect amoureux me jette à ses genoux.
Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,
Madame ; mon amour n’emploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui s’est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée ?
Si mon crime par là se peut enfin laver,
J’ose tout entreprendre, et puis tout achever ;
Mais si ce fier honneur, toujours inexorable,
Ne se peut apaiser sans la mort du coupable,
N’armez plus contre moi le pouvoir des humains :
Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ;
Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ;
Prenez une vengeance à tout autre impossible.
Mais du moins que ma mort suffise à me punir :
Ne me bannissez point de votre souvenir ;
Et puisque mon trépas conserve votre gloire,
Pour vous en revancher conservez ma mémoire,
Et dites quelquefois, en déplorant mon sort :
« S’il ne m’avait aimée, il ne serait pas mort. »

Chimène

Relève-toi, Rodrigue. Il faut l’avouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour m’en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?
Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,
Toute votre justice en est-elle d’accord ?
Si Rodrigue à l’État devient si nécessaire,
De ce qu’il fait pour vous dois-je être le salaire,
Et me livrer moi-même au reproche éternel
D’avoir trempé mes mains dans le sang paternel ?

Don Fernand

Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui semblait d’abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t’a gagnée, et tu dois être à lui.
Mais quoique sa valeur t’ait conquise aujourd’hui,
Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.
Cet hymen différé ne rompt point une loi
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.

Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre :
À ce nom seul de Cid ils trembleront d’effroi ;
Ils t’ont nommé seigneur, et te voudront pour roi.
Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle :
Reviens-en, s’il se peut, encor plus digne d’elle ;
Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
Qu’il lui soit glorieux alors de t’épouser.

Don Rodrigue

Pour posséder Chimène, et pour votre service,
Que peut-on m’ordonner que mon bras n’accomplisse ?
Quoi qu’absent de ses yeux il me faille endurer,
Sire, ce m’est trop d’heur de pouvoir espérer.

Don Fernand

Espère en ton courage, espère en ma promesse ;
Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,
Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi,
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.

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LE CID CORNEILLE

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PHOTOS ARTGITATO

PUENTE DE SAN PABLO
BURGOS
PONT DE SAINT PAUL
L’EPOPEE DU CID 
la Epopeya del Cid Campeador

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PUENTE DE SAN PABLO BURGOS PONT DE SAINT PAUL – L’EPOPEE DU CID – la Epopeya del Cid Campeador

Puente de san Pablo  – Pont de saint Paul
L’EPOPEE DU CID – la Epopeya del Cid Campeador

BURGOS
布尔戈斯
ブルゴス
Бургос
——

Photos Jacky Lavauzelle
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Rodrigo Díaz de Vivar, el Cid Campeador
Le Cid
né vers 1043 à Vivar près de de Burgos, et mort le 10 juillet 1099 à Valence
obra de Juan Cristóbal 1955
Œuvre de 1955
[Juan Cristóbal González Quesada escultor español – sculpteur espagnol – 1897 –  1961 (19 de septiembre de 1961)]

 

« Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !

Et le combat cessa faute de combattants. »

Corneille, Le Cid, Acte IV, Scène 3
El Cid (1636)




  Puente de San Pablo
Pont de saint Paul
L’EPOPEE DU CID




la Epopeya del Cid Campeador

 

 

8 estatuas del Ciclo Cidiano
8 statues du Cycle du Cid
8 sculptures conçues par Joaquin Lucarini, entre 1953 et 1955
Realizadas por Joaquín Lucarini entre 1953 y 1955

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Río Arlanzón

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Puente de San Pablo

Alvar Fañez Minaya
Sobrino del Cid
León o Castilla, hacia 1047 – Segovia, abril de 1114

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Hijo de Cid campeador
Fils du Cid

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Puente de San Pablo

*

San Sisebuto
Abad del Monasterio de San Pedro de Cardeña
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*

Doña Jimena
Chimène
Esposa del Cid campeador
Epouse du Cid
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Puente de San Pablo

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CHIMENE DANS LE CID DE CORNEILLE
« Les hommes valeureux le sont du premier coup. »
(Acte II scène 3)
« Au sang de ses sujets un roi doit la justice.





Sire, la voix me manque à ce récit funeste ;
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste. »
(Acte II scène 8)

*

Martin Munoz
Conde de Coimbra

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*

Ben Galbón
alcalde de Molina de Aragón y amigo del Campeador
Señor del Molina

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Retrato de Rodrigo Díaz de Vivar
el Cid Campeador

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LE CID – EL CID
CORNEILLE
ACTE IV – Scène 3




Don Rodrigue

Sous moi donc cette troupe s’avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !
J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d’impatience autour de moi demeure,
Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d’une si belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous
L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous.

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L’onde s’enfle dessous, et d’un commun effort
Les Mores et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille ;
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;
Ils paraissent armés, les Mores se confondent,
L’épouvante les prend à demi descendus ;
Avant que de combattre, ils s’estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu’aucun résiste, ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient ;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges,
De notre sang au leur font d’horribles mélanges ;
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
Ô combien d’actions, combien d’exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort inclinait !
J’allais de tous côtés encourager les nôtres,
Faire avancer les uns, et soutenir les autres,
Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
Et ne l’ai pu savoir jusques au point du jour.
Mais enfin sa clarté montre notre avantage :
Le More voit sa perte, et perd soudain courage ;
Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
L’ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
Font retraite en tumulte, et sans considérer
Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.
Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte :
Le flux les apporta ; le reflux les remporte,
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
À se rendre moi-même en vain je les convie :
Le cimeterre au poing ils ne m’écoutent pas ;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.

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Puente de San Pablo