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LES MEILLEURES COMEDIES : LES 100 FILMS LES PLUS DRÔLES – LES 100 PLUS GRANDS FILMS COMIQUES



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LES MEILLEURES COMEDIES

 

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LES 100 FILMS LES PLUS DRÔLES

1
USA – 1945
The Great Dictator
Le Dictateur

Charlie Chaplin

2
FRANCE – 1952
Les Vacances de monsieur Hulot
Jacques Tati




3
USA – 1942
To be or not to be 
Ernst Lubitsch




4
USA – 1925
The Gold Rush
La Ruée vers l’or
Charlie Chaplin




5
FRANCE – 1979
Buffet froid
Bertrand Blier




6
GB – 1975
Monty Python and the Holy Grail
Monty Python : Sacré Graal !




7
USA – 1936
Modern Times
Les Temps modernes
Charlie Chaplin




8
FRANCE – 1965
Yoyo
Pierre Etaix




9
USA – 1974
Young Frankenstein
 Frankenstein Junior
Mel Brooks




10
ITA – 1958
I soliti ignoti
Le Pigeon
Mario Monicelli




FRANCE – 1982
Le père Noël est une ordure
Jean-Marie Poiré

Af du S – BOTS
The Gods Must Be Crazy
Les Dieux sont tombés sur la tête
Jamie Uys




USA – 1959
Some Like It Hot
Certains l’aiment chaud
Billy Wilder

USA – 1975
The Rocky Horror Picture Show
 Jim Sharman

FRANCE – 1958
Mon oncle
Jacques Tati




ITA – 1979
L’Ingorgo : Una storia impossibile
Le Grand Embouteillage
Luigi Comencini




FRANCE -1993
Les Visiteurs
Jean-Marie Poiré




FRANCE – 1966
Tant qu’on a la santé
Pierre Etaix




ITA – 1960
Il Mattatore
L’Homme aux cent visages
Dino Risi




FRANCE – 1986
Tenue de Soirée
Bertrand Blier




USA – 1980
Airplane!
Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
Jim Abrahams & David Zucker

FRANCE – 2003
Rire et Châtiment
Isabelle Doval 

FRANCE – 1973
Les Aventures de Rabbi Jacob
Gérard Oury




GB – 1979
Life of Brian
La Vie de Brian
Monty Python

FRANCE – 2010
Le Mac
Pascal Bourdiaux




USA – 1940
A Chump at Oxford
Les As d’Oxford  (Laurel & Hardy)
Alfred J. Goulding




FRANCE – 1999
Le Créateur
Albert Dupontel




ITA – 1957
Mariti in città
Maris en liberté
Luigi Comencini




FRANCE – 1963
Le Soupirant
Pierre Etaix




USA – 1963
The Nutty Professor
Docteur Jerry et Mister Love
Jerry Lewis

FRANCE – 1963
Les Tontons flingueurs
Georges Lautner




FRANCE – 1971
TRAFIC
Jacques Tati




USA- 1976
Silent movie
La Dernière Folie de Mel Brooks
Mel Brooks

FRANCE – 2006
OSS 117 Le Caire Nid d’Espions
Michel Hazanavicius

FRANCE – 1965
Le Corniaud
Gérard Oury

USA – 1988
Who Framed Roger Rabbit ?
Qui veut la peau de Roger Rabbit ?
Robert Zemeckis




FRANCE  – 1996
Bernie
Albert Dupontel

USA – 1938
Bringing up Baby
L’Impossible Monsieur Bébé
Howard Hawks

USA – ALL – 2009
Very Bad Trip
Todd Phillips

ROUMAIN- 1975
A fost sau n-a fost?
12h08 à l’est de Bucarest
Corneliu Porumboiu

FRANCE – 1971
Jo
Jean Girault

USA – 1996
TRAINSPOTTING
Danny Boyle




USA – 1963
Dr. Strangelove
Dr Folamour
Stanley Kubrick

GB -1985
Brazil
Terry Gilliam

FRANCE – 1966
La Grande Vadrouille
Gérard Oury

FRANCE – 2002
Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre
Alain Chabat




ITALIE – 1959
La Grande Guerra
La Grande Guerre
Mario Monicelli




USA – 2006
BORAT
Sacha Baron Cohen




FRANCE – 1949
JOUR DE FÊTE
Jacques Tati




USA – 1933
Busy Bodies
Laurel et Hardy menuisiers 
Lloyd French




GB – 1983
The Meaning of Life
Le Sens de la vie
Monty Python

FRANCE – 1951
L’Auberge Rouge
Claude Autant-Lara

ITALIE – 1961
Divorzio all’italiana
Divorce à l’Italienne
Pietro Germi

USA – 1982
Airplane II: The Sequel

Y-a-t-il enfin un pilote dans l’avion ?
Ken Finkleman




USA – 1926
The General

Le Mécano de la « General »
Buster Keaton et Clyde Bruckman

FRANCE – 1978
Les Bronzés
Patrice Leconte




USA – 1998
The Big Lebowski
Joel & Ethan Coen

USA – 1936
Our Relations  
C’est donc ton frère (Laurel & Hardy)
Harry Lachman

FRANCE – 1994
La Cité de la Peur
Alain Berberian




FRANCE – 1979
Les Bronzés font du ski
Patrice Leconte

ITA – 1976
Brutti, sporchi e cattivi
Affreux, Sales et Méchants
Ettore Scola

FRANCE -2009
OSS 117 : Rio ne répond plus
Michel Hazanavicius




USA – 2000
Scary Movie
Keenen Ivory Wayans




FRANCE – 1996
Un Air de famille
Cédric Klapisch

USA – 1994
The Mask
Chuck Russell

France – 1997
Les Randonneurs
Philippe Harel

ITA -1955
Peccato che sia una canaglia
Dommage que tu sois une canaille
Alessandro Blasetti




FRANCE – 1964
L’Homme de Rio
Philippe de Broca

USA – 1970
MASH
Robert Altman

FRANCE – 1956
LA TRAVERSEE DE PARIS
Claude Autant-Lara

FRANCE – 1937
Le Schpountz
Marcel Pagnol




USA – 1935
A Night at the Opera
Une nuit à l’opéra
Marx Brothers – Sam Wood

FRANCE – 1972
Le grand blond avec une chaussure noire
Yves Robert




TCH – 1970
Hoří, má panenko
Au feu, les pompiers !
Miloš Forman

FRANCE – ITALIE – 1958
La legge è legge
La loi, c’est la loi
Christian-Jaque




FRANCE – 2004
RRRrrrr !!!
Миллион лет до нашей эры  
Alain Chabat

GB-USA
In Bruges
Bons baisers de Bruges
Martin McDonagh




GB – USA – 1967
The Fearless Vampire Killers
Le Bal des Vampires
Roman Polanski

FRANCE – 1973
L’Emmerdeur
Edouard Molinaro




GB – USA – 1988
A Fish Called Wanda
Un Poisson nommé Wanda
Charles Crichton




H-K -2002
少林足球
Shaolin Soccer
Stephen Chow -周星驰

RUS – 2013
Горько!
Gorko
zhora kryzhovnikov – Жора Крыжовников

IRL – 2011
The Guard
L’Irlandais
Однажды в Ирландии
John Michael McDonagh




USA – 2007
Knocked Up
En cloque, mode d’emploi
Немножко беременна
Judd Apatow




RUS – 2010
О чем говорят мужчины
What Men Talk About
Dmitriy Dyachenko – Дмитрий ДЬЯЧЕНКО




TCH – 1999
Pelíšky
Jan Hřebejk




USA – 2005
The 40 Year-Old Virgin
40 ans, toujours puceau
Сорокалетний девственник
Jude Apatow




ITA – 1960
Tutti a casa
La Grande pagaille
Luigi Comencini




USA – 1979
Manhattan
Woody Allen

FRANCE – 1966
Ne nous fâchons pas
Georges Lautner 

FRANCE – 1953
Le Boulanger de Valorgue
Henri Verneuil




USA – 2001
Zoolander
Ben Stiller




TCH – 1939
Cesta do hlubin študákovy duše
Martin Frič

FRANCE – 1969
Hibernatus

Édouard Molinaro

USA – 1982
Tootsie
Sydney Pollack

USA – 1981
History of the World: Part I
La Folle Histoire du monde
Mel Brooks

FRANCE – 1972
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil  
Jean Yanne

USA – 1997
Austin Powers: International Man of Mystery
Austin Powers
 Jay Roach

FRANCE -2001
Les Rois mages
Didier Bourdon et Bernard Campan




USA – GB – 1997
Bean
Mel Smith

FRANCE -1995
Les Trois Frères
Didier Bourdon et Bernard Campan

USA 1984 > 1994
Police Academy




USA- 2008
You Don’t Mess with the Zohan
Rien que pour vos cheveux
Dennis Dugan

USA – 2008
Spartatouille
Jason Friedberg et Aaron Seltzer

FRANCE – 2002
Le Boulet
Alain Berbérian et Frédéric Forestier

LA PLACE ROYALE CORNEILLE COMEDIE EN CINQ ACTES

la-place-royale-corneilleLA PLACE ROYALE CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle






     LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LA PLACE ROYALE

Comédie en Cinq Actes
1634

LA PLACE ROYALE CORNEILLE

***
Adresse

À Monsieur ***

Monsieur,

J’observe religieusement la loi que vous m’avez prescrite, et vous rends mes devoirs avec le même secret que je traiterais un amour, si j’étais homme à bonne fortune. Il me suffit que vous sachiez que je m’acquitte, sans le faire connaître à tout le monde, et sans que par cette publication je vous mette en mauvaise odeur auprès d’un sexe dont vous conservez les bonnes grâces avec tant de soin. Le héros de cette pièce ne traite pas bien les dames, et tâche d’établir des maximes qui leur sont trop désavantageuses, pour nommer son protecteur ; elles s’imagineraient que vous ne pourriez l’approuver sans avoir grande part à ses sentiments, et que toute sa morale serait plutôt un portrait de votre conduite qu’un effort de mon imagination ; et véritablement, Monsieur, cette possession de vous-même, que vous conservez si parfaite parmi tant d’intrigues où vous semblez embarrassé, en approche beaucoup. C’est de vous que j’ai appris que l’amour d’un honnête homme doit être toujours volontaire ; qu’on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas ; que si on en vient jusque-là, c’est une tyrannie dont il faut secouer le joug ; et qu’enfin la personne aimée nous a beaucoup plus d’obligation de notre amour, alors qu’elle est toujours l’effet de notre choix et de son mérite, que quand elle vient d’une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant de naissance à qui nous ne pouvons résister. Nous ne sommes point redevables à celui de qui nous recevons un bienfait par contrainte, et on ne nous donne point ce qu’on ne saurait nous refuser. Mais je vais trop avant pour une épître: il semblerait que j’entreprendrais la justification de mon Alidor ; et ce n’est pas mon dessein de mériter par cette défense la haine de la plus belle moitié du monde, et qui domine si puissamment sur les volontés de l’autre. Un poète n’est jamais garant des fantaisies qu’il donne à ses acteurs ; et si les dames trouvent ici quelques discours qui les blessent, je les supplie de se souvenir que j’appelle extravagant celui dont ils partent et que par d’autres poèmes, j’ai assez relevé leur gloire et soutenu leur pouvoir, pour effacer les mauvaises idées que celui-ci leur pourra faire concevoir de mon esprit. Trouvez bon que j’achève par là et que je n’ajoute à cette prière que je leur fais que la protestation d’être éternellement,

Monsieur,
Votre très humble et très fidèle serviteur,
Corneille.

****

Examen

Je ne puis dire tant de bien de celle-ci que de la précédente. Les vers en sont plus forts ; mais il y a manifestement une duplicité d’action. Alidor, dont l’esprit extravagant se trouve incommodé d’un amour qui l’attache trop, veut faire en sorte qu’Angélique sa maîtresse se donne à son ami Cléandre ; et c’est pour cela qu’il lui fait rendre une fausse lettre qui le convainc de légèreté, et qu’il joint à cette supposition des mépris assez piquants pour l’obliger dans sa colère à accepter les affections d’un autre. Ce dessein avorte, et la donne à Doraste contre son intention ; et cela l’oblige à en faire un nouveau pour la porter à un enlèvement. Ces deux desseins, formés ainsi l’un après l’autre, font deux actions, et donnent deux âmes au poème, qui d’ailleurs finit assez mal par un mariage de deux personnes épisodiques, qui ne tiennent que le second rang dans la pièce. Les premiers acteurs y achèvent bizarrement, et tout ce qui les regarde fait languir le cinquième acte, où ils ne paraissent plus, à le bien prendre, que comme seconds acteurs. L’épilogue d’Alidor n’a pas la grâce de celui de la Suivante, qui ayant été très intéressée dans l’action principale, et demeurant enfin sans amant, n’ose expliquer ses sentiments en la présence de sa maîtresse et de son père, qui ont tous deux leur compte, et les laisse rentrer pour pester en liberté contre eux et contre sa mauvaise fortune, dont elle se plaint en elle-même, et fait par là connaître au spectateur l’assiette de son esprit après un effet si contraire à ses souhaits.

Alidor est sans doute trop bon ami pour être si mauvais amant. Puisque sa passion l’importune tellement qu’il veut bien outrager sa maîtresse pour s’en défaire, il devrait se contenter de ce premier effort, qui la fait obtenir à Doraste, sans s’embarrasser de nouveau pour l’intérêt d’un ami, et hasarder en sa considération un repos qui lui est si précieux. Cet amour de son repos n’empêche point qu’au cinquième acte il ne se montre encore passionné pour cette maîtresse, malgré la résolution qu’il avait prise de s’en défaire, et les trahisons qu’il lui a faites: de sorte qu’il semble ne commencer à l’aimer véritablement que quand il lui a donné sujet de le haïr. Cela fait une inégalité de mœurs qui est vicieuse.

Le caractère d’Angélique sort de la bienséance, en ce qu’elle est trop amoureuse, et se résout trop tôt à se faire enlever par un homme qui lui doit être suspect. Cet enlèvement lui réussit mal ; et il a été bon de lui donner un mauvais succès, bien qu’il ne soit pas besoin que les grands crimes soient punis dans la tragédie, parce que leur peinture imprime assez d’horreur pour en détourner les spectateurs. Il n’en est pas de même des fautes de cette nature, et elles pourraient engager un esprit jeune et amoureux à les imiter, si l’on voyait que ceux qui les commettent vinssent à bout, par ce mauvais moyen, de ce qu’ils désirent.

Malgré cet abus, introduit par la nécessité et légitimé par l’usage, de faire dire dans la rue à nos amantes de comédie ce que vraisemblablement elles diraient dans leur chambre, je n’ai osé y placer Angélique durant la réflexion douloureuse qu’elle fait sur la promptitude et l’imprudence de ses ressentiments, qui la font consentir à épouser l’objet de sa haine: j’ai mieux aimé rompre la liaison des scènes, et l’unité de lieu qui se trouve assez exacte en ce poème à cela près, afin de la faire soupirer dans son cabinet avec plus de bienséance pour elle, et plus de sûreté pour l’entretien d’Alidor. Phylis, qui le voit sortir de chez elle, en aurait trop vu si elle les avait aperçus tous deux sur le théâtre ; et au lieu du soupçon de quelque intelligence renouée entre eux qui la porte à l’observer durant le bal, elle aurait eu sujet d’en prendre une entière certitude, et d’y donner un ordre qui eût rompu tout le nouveau dessein d’Alidor et l’intrigue de la pièce.

En voilà assez sur celle-ci ; je passe aux deux qui restent dans ce volume.

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Acteurs

 

Alidor, amant d’Angélique
Cléandre, ami d’Alidor
Doraste, amoureux d’Angélique
Lysis, amoureux de Phylis
Angélique, maîtresse d’Alidor et de Doraste
Phylis, sœur de Doraste
Polymas, domestique d’Alidor
Lycante, domestique de Doraste

La scène est à Paris dans la place Royale

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ACTE I

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ACTE II

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ACTE III

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ACTE IV

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ACTE V

MÉLITE Corneille COMEDIE en cinq actes – 1629

melite-corneille-artgitatoMélite Corneille





   melite-corneille  Mélite CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

COMEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 




MÉLITE
ou
Les Fausses Lettres

1629

MÉLITE CORNEILLE

 

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À MONSIEUR DE LIANCOUR

Monsieur,

Mélite seroit trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre ; elle vous doit cet hommage et cette légère reconnoissance de tant d’obligations qu’elle vous a : non qu’elle présume par là s’en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France. Quand je considère le peu de bruit qu’elle fit à son arrivée à Paris, venant d’un homme qui ne pouvoit sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu’il étoit avantageux d’en taire le nom ; quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n’eurent point tant d’affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis rapporter de si foibles commencements qu’au loisir qu’il falloit au monde pour apprendre que vous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu’à votre approbation, que chacun se croyoit obligé de suivre après l’avoir sue. C’est de là, Monsieur, qu’est venu tout le bonheur de Mélite ; et quelques hauts effets qu’elle ait produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c’est l’honneur d’être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie,
MONSIEUR,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

CORNEILLE

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Mélite Corneille

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AU LECTEUR

Je sais bien que l’impression d’une pièce en affoiblit la réputation : la publier, c’est l’avilir ; et même il s’y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d’écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m’ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois ; mais, par je ne sais quel malheur, c’est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d’eux ne s’en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l’ont méprisé ; et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c’en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j’espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu’ils m’ont témoignée par le passé ; que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d’estime de cette pièce, soit par coutume de l’approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d’essai ; et d’autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n’est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.

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ARGUMENT

Éraste, amoureux de Mélite, l’a fait connoître à son ami Tircis, et devenu puis après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d’amour supposées, de la part de Mélite, à Philandre, accordé de Cloris, sœur de Tircis. Philandre s’étant résolu, par l’artifice et les suasions d’Éraste, de quitter Cloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis la désabuse, et fait revenir Tircis, qui l’épouse. Cependant Cliton ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Éraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Éraste, saisi de remords, entre en folie ; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu’elle et Tircis sont vivants, il lui va demander pardon de sa fourbe et obtient de ces deux amants Cloris, qui ne vouloit plus de Philandre après sa légèreté.



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Mélite Corneille

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EXAMEN

Cette pièce fut mon coup d’essai, et elle n’a garde d’être dans les règles, puisque je ne savois pas alors qu’il y en eût. Je n’avois pour guide qu’un peu de sens commun, avec les exemples de feu Hardy, dont la veine étoit plus féconde que polie, et de quelques modernes qui commençoient à se produire, et qui n’étoient pas plus réguliers que lui. Le succès en fut surprenant : il établit une nouvelle troupe de comédiens à Paris, malgré le mérite de celle qui étoit en possession de s’y voir l’unique ; il égala tout ce qui s’étoit fait de plus beau jusqu’alors, et me fit connoître à la cour. Ce sens commun, qui étoit toute ma règle, m’avoit fait trouver l’unité d’action pour brouiller quatre amants par un seul intrique, et m’avoit donné assez d’aversion de cet horrible dérèglement qui mettoit Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le mien dans une seule ville.

La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune langue, et le style naïf qui faisoit une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n’avoit jamais vu jusque-là que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisoit son effet par l’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’on voit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n’étoient que des marchands. Avec tout cela, j’avoue que l’auditeur fut bien facile à donner son approbation à une pièce dont le nœud n’avoit aucune justesse. Éraste y fait contrefaire des lettres de Mélite, et les porter à Philandre. Ce Philandre est bien crédule de se persuader d’être aimé d’une personne qu’il n’a jamais entretenue, dont il ne connoît point l’écriture, et qui lui défend de l’aller voir, cependant qu’elle reçoit les visites d’un autre avec qui il doit avoir une amitié assez étroite, puisqu’il est accordé de sa sœur. Il fait plus : sur la légèreté d’une croyance si peu raisonnable, il renonce à une affection dont il étoit assuré, et qui étoit prête d’avoir son effet. Éraste n’est pas moins ridicule que lui, de s’imaginer que sa fourbe causera cette rupture, qui seroit toutefois inutile à son dessein, s’il ne savoit de certitude que Philandre, malgré le secret qu’il lui fait demander par Mélite dans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer à Tircis ; que cet amant favorisé croira plutôt un caractère qu’il n’a jamais vu, que les assurances d’amour qu’il reçoit tous les jours de sa maîtresse ; et qu’il rompra avec elle sans lui parler, de peur de s’en éclaircir. Cette prétention d’Éraste ne pouvoit être supportable, à moins d’une révélation ; et Tircis, qui est l’honnête homme de la pièce, n’a pas l’esprit moins léger que les deux autres, de s’abandonner au désespoir par une même facilité de croyance, à la vue de ce caractère inconnu. Les sentiments de douleur qu’il en peut légitimement concevoir devroient du moins l’emporter à faire quelques reproches à celle dont il se croit trahi, et lui donner par là l’occasion de le désabuser. La folie d’Éraste n’est pas de meilleure trempe. Je la condamnois dès lors en mon âme ; mais comme c’étoit un ornement de théâtre qui ne manquoit jamais de plaire, et se faisoit souvent admirer, j’affectai volontiers ces grands égarements, et en tirai un effet que je tiendrois encore admirable en ce temps : c’est la manière dont Éraste fait connoître à Philandre, en le prenant pour Minos, la fourbe qu’il lui a faite, et l’erreur où il l’a jeté. Dans tout ce que j’ai fait depuis, je ne pense pas qu’il se rencontre rien de plus adroit pour un dénouement.

Tout le cinquième acte peut passer pour inutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu’il commence, et par conséquent l’action est terminée. Il n’est plus question que de savoir qui a fait la supposition des lettres, et ils pouvoient Tavoir su de Cloris, à qui Philandre l’avoit dit pour se justifier. Il est vrai que cet acte retire Éraste de folie, qu’il le réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avec Cloris ; mais tout cela ne regarde plus qu’une action épisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principale est finie ; et surtout ce mariage a si peu d’apparence, qu’il est aisé de voir qu’on ne le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-là, qui étoit de marier tout ce qu’on introduisoit sur la scène. Il semble même que le personnage de Philandre, qui part avec un ressentiment ridicule, dont on ne craint pas l’effet, ne soit point achevé, et qu’il lui falloit quelque cousine de Mélite, ou quelque sœur d’Éraste, pour le réunir avec les autres. Mais dès lors je ne m’assujettissois pas tout à fait à cette mode, et je me contentai 11 de faire voir l’assiette de son esprit, sans prendre soin de le pourvoir d’une autre femme.

Quant à la durée de l’action, il est assez visible qu’elle passe l’unité de jour ; mais ce n’en est pas le seul défaut : il y a de plus une inégalité d’intervalle entre les actes, qu’il faut éviter. Il doit s’être passé huit ou quinze jours entre le premier et le second, et autant entre le second et le troisième ; mais du troisième au quatrième il n’est pas besoin de plus d’une heure, et il en faut encore moins entre les deux derniers, de peur de donner le temps de se ralentir à cette chaleur qui jette Éraste dans l’égarement d’esprit. Je ne sais même si les personnages qui paroissent deux fois dans un même acte (posé que cela soit permis, ce que j’examinerai ailleurs), je ne sais, dis-je, s’ils ont le loisir d’aller d’un quartier de la ville à l’autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignés l’un de l’autre, que les acteurs ayent lieu de ne pas s’entreconnoître. Au premier acte, Tircis, après avoir quitté Mélite chez elle, n’a que le temps d’environ soixante vers pour aller chez lui, où il rencontre Philandre avec sa sœur, et n’en a guère davantage au second à refaire le même chemin. Je sais bien que la représentation raccourcit la durée de l’action, et qu’elle fait voir en deux heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent a besoin d’un jour entier pour s’effectuer ; mais je voudrois que pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcissement se ménageât dans les intervalles des actes, et que le temps qu’il faut perdre s’y perdît, en sorte que chaque acte n’en eût, pour la partie de l’action qu’il représente, que ce qu’il en faut pour sa représentation.

Ce coup d’essai a sans doute encore d’autres irrégularités ; mais je ne m’attache pas à les examiner si ponctuellement que je m’obstine à n’en vouloir oublier aucune. Je pense avoir marqué les plus notables ; et pour peu que le lecteur aye peu d’indulgence pour moi, j’espère qu’il ne s’offensera pas d’un peu de négligence pour le reste.



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Mélite Corneille

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LES ACTEURS

ÉRASTE, amoureux de Mélite
TIRCIS, ami d’Éraste et son rival
PHILANDRE, amant de Cloris
MÉLITE, maîtresse d’Éraste et de Tircis
CLORIS, sœur de Tircis
LISIS, ami de Tircis
CLITON, voisin de Mélite
La Nourrice de Mélite

La scène est à Paris

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ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE, TIRCIS.
ÉRASTE.

Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable ;
Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :
Le change seroit juste, après tant de rigueur ;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D’un seul de ses regards l’adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison,
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme,
Et qui sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir,
Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.

 

TIRCIS.

Que je te trouve, ami, d’une humeur admirable !
Pour paroître éloquent tu te feins misérable :
Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs
Je saurois adoucir les traits de tes malheurs ?
Ne t’imagine pas qu’ainsi sur ta parole
D’une fausse douleur un ami te console :
Ce que chacun en dit ne m’a que trop appris
Que Mélite pour toi n’eut jamais de mépris.

 

ÉRASTE.

Son gracieux accueil et ma persévérance
Font naître ce faux bruit d’une vaine apparence :
Ses mépris sont cachés, et s’en font mieux sentir,
Et n’étant point connus, on n’y peut compatir.

 

TIRCIS.

En étant bien reçu, du reste que t’importe ?
C’est tout ce que tu veux des filles de sa sorte.

 

ÉRASTE.

Cet accès favorable, ouvert et libre à tous,
Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux :
Elle souffre aisément mes soins et mon service ;
Mais loin de se résoudre à leur rendre justice,
Parler de l’hyménée à ce cœur de rocher,
C’est l’unique moyen de n’en plus approcher.

 

TIRCIS.

Ne dissimulons point : tu règles mieux ta flamme,
Et tu n’es pas si fou que d’en faire ta femme.

 

ÉRASTE.

Quoi ! tu sembles douter de mes intentions ?

 

TIRCIS.

Je crois malaisément que tes affections
Sur l’éclat d’un beau teint, qu’on voit si périssable,
Règlent d’une moitié le choix invariable.
Tu serois incivil de la voir chaque jour
Et ne lui pas tenir quelques propos d’amour ;
Mais d’un vain compliment ta passion bornée
Laisse aller tes desseins ailleurs pour l’hyménée.
Tu sais qu’on te souhaite aux plus riches maisons,
Que les meilleurs partis …

 

ÉRASTE.

Trêve de ces raisons ;
Mon amour s’en offense, et tiendroit pour supplice
De recevoir des lois d’une sale avarice ;
Il me rend insensible aux faux attraits de l’or,
Et trouve en sa personne un assez grand trésor.

 

TIRCIS.

Si c’est là le chemin qu’en aimant tu veux suivre,
Tu ne sais guère encor ce que c’est que de vivre.
Ces visages d’éclat sont bons à cajoler ;
C’est là qu’un apprentif doit s’instruire à parler ;
J’aime à remplir de feux ma bouche en leur présence ;
La mode nous oblige à cette complaisance ;
Tous ces discours de livre alors sont de saison :
Il faut feindre des maux, demander guérison,
Donner sur le phébus, promettre des miracles ;
Jurer qu’on brisera toute sorte d’obstacles ;
Mais du vent et cela doivent être tout un.

 

ÉRASTE.

Passe pour des beautés qui sont dans le commun :
C’est ainsi qu’autrefois j’amusai Crisolite ;
Mais c’est d’autre façon qu’on doit servir Mélite.
Malgré tes sentiments, il me faut accorder
Que le souverain bien n’est qu’à la posséder.
Le jour qu’elle naquit, Vénus, bien qu’immortelle,
Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;
Les Grâces, à l’envi, descendirent des cieux,
Pour se donner l’honneur d’accompagner ses yeux ;
Et l’Amour, qui ne put entrer dans son courage,
Voulut obstinément loger sur son visage.

 

TIRCIS.

Tu le prends d’un haut ton, et je crois qu’au besoin
Ce discours emphatique iroit encor bien loin.
Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore
Que bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,
Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.
Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,
Qu’une femme fût-elle entre toutes choisie,
On en voit en six mois passer la fantaisie.
Tel au bout de ce temps n’en voit plus la beauté
Qu’avec un esprit sombre, inquiet, agité ;
Au premier qui lui parle ou jette l’œil sur elle,
Mille sottes frayeurs lui brouillent la cervelle ;
Ce n’est plus lors qu’une aide à faire un favori,
Un charme pour tout autre, et non pour un mari.

 

ÉRASTE.

Ces caprices honteux et ces chimères vaines
Ne sauroient ébranler des cervelles bien saines,
Et quiconque a su prendre une fille d’honneur
N’a point à redouter l’appas d’un suborneur.

 

TIRCIS.

Peut-être dis-tu vrai ; mais ce choix difficile
Assez et trop souvent trompe le plus habile,
Et l’hymen de soi-même est un si lourd fardeau,
Qu’il faut l’appréhender à l’égal du tombeau.
S’attacher pour jamais aux côtés d’une femme !
Perdre pour des enfants le repos de son âme !
Voir leur nombre importun remplir une maison !
Ah ! qu’on aime ce joug avec peu de raison !

 

ÉRASTE.

Mais il y faut venir ; c’est en vain qu’on recule,
C’est en vain qu’on refuit, tôt ou tard on s’y brûle ;
Pour libertin qu’on soit, on s’y trouve attrapé :
Toi-même, qui fais tant le cheval échappé.
Nous te verrons un jour songer au mariage.

 

TIRCIS.

Alors ne pense pas que j’épouse un visage :
Je règle mes désirs suivant mon intérêt.
Si Doris me vouloit, toute laide qu’elle est,
Je l’estimerois plus qu’Aminte et qu’Hippolyte ;
Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :
C’est comme il faut aimer. L’abondance des biens
Pour l’amour conjugal a de puissants liens :
La beauté, les attraits, l’esprit, la bonne mine,
Échauffent bien le cœur, mais non pas la cuisine ;
Et l’hymen qui succède à ces folles amours,
Après quelques douceurs, a bien de mauvais jours.
Une amitié si longue est fort mal assurée
Dessus des fondements de si peu de durée.
L’argent dans le ménage a certaine splendeur
Qui donne un teint d’éclat à la même laideur ;
Et tu ne peux trouver de si douces caresses
Dont le goût dure autant que celui des richesses.

 

ÉRASTE.

Auprès de ce bel œil qui tient mes sens ravis,
À peine pourrois-tu conserver ton avis.

 

TIRCIS.

La raison en tous lieux est également forte

 

ÉRASTE.

L’essai n’en coûte rien : Mélite est à sa porte ;
Allons, et tu verras dans ses aimables traits
Tant de charmants appas, tant de brillants attraits,
Que tu seras forcé toi-même à reconnoître
Que si je suis un fou, j’ai bien raison de l’être.

 

TIRCIS.

Allons, et tu verras que toute sa beauté
Ne saura me tourner contre la vérité.

******

ACTE I
Scène II

MÉLITE, ÉRASTE, TIRCIS.

 

ÉRASTE.

De deux amis, Madame, apaisez la querelle.
Un esclave d’Amour le défend d’un rebelle,
Si toutefois un cœur qui n’a jamais aimé,
Fier et vain qu’il en est, peut être ainsi nommé.
Comme dès le moment que je vous ai servie
J’ai cru qu’il étoit seul la véritable vie,
Il n’est pas merveilleux que ce peu de rapport
Entre nos deux esprits sème quelque discord.
Je me suis donc piqué contre sa médisance,
Avec tant de malheur ou tant d’insuffisance.
Que des droits si sacrés et si pleins d’équité.
N’ont pu se garantir de sa subtilité,
Et je l’amène ici, n’ayant plus que répondre,
Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre.

 

MÉLITE.

Vous deviez l’assurer plutôt qu’il trouveroit
En ce mépris d’Amour qui le seconderoit.

 

TIRCIS.

Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,
Et ne fait de l’amour une plus haute estime,
Je plains les malheureux à qui vous en donnez,
Comme à d’étranges maux par leur sort destinés.

 

MÉLITE.

Ce reproche sans cause avec raison m’étonne :
Je ne reçois d’amour et n’en donne à personne.
Les moyens de donner ce que je n’eus jamais ?

 

ÉRASTE.

Ils vous sont trop aisés, et par vous désormais
La nature pour moi montre son injustice
À pervertir son cours pour me faire un supplice.

 

MÉLITE.

Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.

 

ÉRASTE.

Supplice qui déchire et mon âme et mon cœur.

 

MÉLITE.

Il est rare qu’on porte avec si bon visage
L’âme et le cœur ensemble en si triste équipage.

 

ÉRASTE.

Votre charmant aspect suspendant mes douleurs,
Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.

 

MÉLITE.

Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme,
Empruntez tout d’un temps les froideurs de mon âme.

 

ÉRASTE.

Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir,
Et vous n’en conservez que faute de vous voir.

 

MÉLITE.

Et quoi ! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?

 

ÉRASTE.

Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ?
De si frêles sujets ne sauroient exprimer
Ce que l’amour aux cœurs peut lui seul imprimer,
Et quand vous en voudrez croire leur impuissance,
Cette légère idée et foible connoissance
Que vous aurez par eux de tant de raretés
Vous mettra hors du pair de toutes les beautés.

 

MÉLITE.

Voilà trop vous tenir dans une complaisance
Que vous dussiez quitter, du moins en ma présence,
Et ne démentir pas le rapport de vos yeux,
Afin d’avoir sujet de m’entreprendre mieux.

 

ÉRASTE.

Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,
Ne m’a que trop appris le pouvoir de vos charmes.

 

TIRCIS.

Sur peine d’être ingrate, il faut de votre part
Reconnoître les dons que le ciel vous départ.

 

ÉRASTE.

Voyez que d’un second mon droit se fortifie.

 

MÉLITE.

Voyez que son secours montre qu’il s’en défie.

 

TIRCIS.

Je me range toujours avec la vérité.

 

MÉLITE.

Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.

 

TIRCIS.

Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.
Mais cessez de chercher ces refuites frivoles,
Et prenant désormais des sentiments plus doux,
Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.

 

MÉLITE.

Un ennemi d’Amour me tenir ce langage !
Accordez votre bouche avec votre courage ;
Pratiquez vos conseils, ou ne m’en donnez pas.

 

TIRCIS.

J’ai connu mon erreur auprès de vos appas :
Il vous l’avoit bien dit.

 

ÉRASTE.

Il vous l’avoit bien dit._Ainsi donc par l’issue
Mon âme sur ce point n’a point été déçue ?

 

TIRCIS.

Si tes feux en son cœur produisoient même effet,
Crois-moi que ton bonheur seroit bientôt parfait.

 

MÉLITE.

Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire
Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire ;
Mais je pourrois bientôt, à m’entendre flatter,
Concevoir quelque orgueil qu’il vaut mieux éviter.
Excusez ma retraite.

 

ÉRASTE.

Excusez ma retraite._Adieu, belle inhumaine.
De qui seule dépend et ma joie et ma peine.

 

MÉLITE.

Plus sage à l’avenir, quittez ces vains propos,
Et laissez votre esprit et le mien en repos.

****

ACTE I
Scène III

ÉRASTE, TIRCIS.

 

ÉRASTE.

Maintenant suis-je un fou ? mérité- je du blâme ?
Que dis-tu de l’objet? que dis-tu de ma flamme?

 

TIRCIS.

Que veux-tu que j’en die ? elle a je ne sais quoi
Qui ne peut consentir que l’on demeure à soi.
Mon cœur, jusqu’à présent à l’amour invincible.
Ne se maintient qu’à force aux termes d’insensible ;
Tout autre que Tircis mourroit pour la servir.

 

ÉRASTE.

Confesse franchement qu’elle a su te ravir,
Mais que tu ne veux pas prendre pour cette belle
Avec le nom d’amant le titre d’infidèle.
Rien que notre amitié ne t’en peut détourner ;
Mais ta muse du moins, facile à suborner,
Avec plaisir déjà prépare quelques veilles
À de puissants efforts pour de telles merveilles.

 

TIRCIS.

En effet ayant vu tant et de tels appas,
Que je ne rime point, je ne le promets pas.

 

ÉRASTE.

Tes feux n’iront-ils point plus avant que la rime ?

 

TIRCIS.

Si je brûle jamais, je veux brûler sans crime.

 

ÉRASTE.

Mais si sans y penser tu te trouvois surpris ?

 

TIRCIS.

Quitte pour décharger mon creur dans mes écrits.
J’aime bien ces discours de plaintes et d’alarmes,
De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes :
C’est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson ;
Mais j’en connois, sans plus, la cadence et le son.
Souffre qu’en un sonnet je m’efforce à dépeindre
Cet agréable feu que tu ne peux éteindre ;
Tu le pourras donner comme venant de toi.

 

ÉRASTE.

Ainsi ce cœur d’acier qui me tient sous sa loi
Verra ma passion pour le moins en peinture.
Je doute néanmoins qu’en cette portraiture
Tu ne suives plutôt tes propres sentiments.

 

TIRCIS.

Me prépare le ciel de nouveaux châtiments,
Si jamais un tel crime entre dans mon courage !

 

ÉRASTE.

Adieu, je suis content, j’ai ta parole en gage,
Et sais trop que l’honneur t’en fera souvenir.

 

TIRCIS, seul.

En matière d’amour rien n’oblige à tenir,
Et les meilleurs amis, lorsque son feu les presse.
Font bientôt vanité d’oublier leur promesse.

******

ACTE I
Scène IV

PHILANDRE, CLORIS.

 

PHILANDRE.

Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr :
Tous mes soins depuis peu ne vont qu’à te trahir.

 

CLORIS.

Ne m’épouvante point : à ta mine, je pense
Que le pardon suivra de fort près cette offense,
Sitôt que j’aurai su quel est ce mauvais tour.

 

PHILANDRE.

Sache donc qu’il ne vient sinon de trop d’amour.

 

CLORIS.

J’eusse osé le gager qu’ainsi par quelque ruse
Ton crime officieux porteroit son excuse.

 

PHILANDRE.

Ton adorable objet, mon unique vainqueur,
Fait naître chaque jour tant de feux en mon cœur,
Que leur excès m’accable, et que pour m’en défaire
J’y cherche des défauts qui puissent me déplaire.
J’examine ton teint dont l’éclat me surprit,
Les traits de ton visage, et ceux de ton esprit ;
Mais je n’en puis trouver un seul qui ne me charme.

 

CLORIS.

Et moi, je suis ravie, après ce peu d’alarme.
Qu’ainsi tes sens trompés te puissent obliger
À chérir ta Cloris, et jamais ne changer.

 

PHILANDRE.

Ta beauté te répond de ma persévérance,
Et ma foi qui t’en donne une entière assurance.

 

CLORIS.

Voilà fort doucement dire que sans ta foi
Ma beauté ne pourroit te conserver à moi.

 

PHILANDRE.

Je traiterois trop mal une telle maîtresse
De l’aimer seulement pour tenir ma promesse :
Ma passion en est la cause, et non l’effet ;
Outre que tu n’as rien qui ne soit si parfait,
Qu’on ne peut te servir sans voir sur ton visage
De quoi rendre constant l’esprit le plus volage.

 

CLORIS.

Ne m’en conte point tant de ma perfection :
Tu dois être assuré de mon affection,
Et tu perds tout l’effort de ta galanterie,
Si tu crois l’augmenter par une flatterie.
Une fausse louange est un blâme secret :
Je suis belle à tes yeux ; il suffit, sois discret  ;
C’est mon plus grand bonheur, et le seul où j’aspire.

 

PHILANDRE.

Tu sais adroitement adoucir mon martyre ;
Mais parmi les plaisirs qu’avec toi je ressens,
À peine mon esprit ose croire mes sens.
Toujours entre la crainte et l’espoir en balance
Car s’il faut que l’amour naisse de ressemblance,
Mes imperfections nous éloignant si fort,
Qu’oserois-je prétendre en ce peu de rapport ?

 

CLORIS.

Du moins ne prétends pas qu’à présent je te loue,
Et qu’un mépris rusé, que ton cœur désavoue,
Me mette sur la langue un babil affété,
Pour te rendre à mon tour ce que tu m’as prêté :
Au contraire, je veux que tout le monde sache
Que je connois en toi des défauts que je cache.
Quiconque avec raison peut être négligé
À qui le veut aimer est bien plus obligé.

 

PHILANDRE.

Quant à toi, tu te crois de beaucoup plus aimable ?

 

CLORIS.

Sans doute ; et qu’aurois-tu qui me fût comparable ?

 

PHILANDRE.

Regarde dans mes yeux, et reconnois qu’en moi
On peut voir quelque chose aussi parfait que toi.

 

CLORIS.

C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée.

 

PHILANDRE.

Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée.
Tu n’y vois que mon cœur, qui n’a plus un seul trait
Que ceux qu’il a reçus de ton charmant portrait,
Et qui tout aussitôt que tu t’es fait paroître,
Afin de te mieux voir s’est mis à la fenêtre.

 

CLORIS.

Le trait n’est pas mauvais ; mais puisqu’il te plaît tant.
Regarde dans mes yeux, ils t’en montrent autant,
Et nos feux tous pareils ont mêmes étincelles.

 

PHILANDRE.

Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles,
Dedans cette union prenant un même cours,
Nous préparent un heur qui durera toujours.
Cependant, en faveur de ma longue souffrance …

 

CLORIS.

Tais-toi, mon frère vient.

*******

ACTE I
Scène V

TIRCIS, PHILANDRE, CLORIS.

 

TIRCIS.

Tais-toi, mon frère vient._Si j’en crois l’apparence,
Mon arrivée ici fait quelque contre-temps.

 

PHILANDRE.

Que t’en semble, Tircis ?

 

TIRCIS.

Que t’en semble, Tircis ?_Je vous vois si contents,
Qu’à ne vous rien celer touchant ce qu’il me semble
Du divertissement que vous preniez ensemble,
De moins sorciers que moi pourroient bien deviner
Qu’un troisième ne fait que vous importuner.

 

CLORIS.

Dis ce que tu voudras ; nos feux n’ont point de crimes,
Et pour t’appréhender ils sont trop légitimes,
Puisqu’un hymen sacré, promis ces jours passés.
Sous ton consentement les autorise assez.

 

TIRCIS.

Ou je te connois mal, ou son heure tardive
Te désoblige fort de ce qu’elle n’arrive.

 

CLORIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère.

 

TIRCIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère._Assurément.

 

CLORIS.

Le sujet ?

 

TIRCIS.

Le sujet ?_J’en ai trop dans ton contentement.

 

CLORIS.

Le cœur t’en dit d’ailleurs.

 

TIRCIS.

Le cœur t’en dit d’ailleurs_._Il est vrai, je te jure ;
J’ai vu je ne sais quoi…

 

CLORIS.

J’ai vu je ne sais quoi…_Dis tout, je t’en conjure.

 

TIRCIS.

Ma foi, si ton Philandre avoit vu de mes yeux,
Tes affaires, ma sœur, n’en iroient guère mieux.

 

CLORIS.

J’ai trop de vanité pour croire que Philandre
Trouve encore après moi qui puisse le surprendre.

 

TIRCIS.

Tes vanités à part, repose-t’en sur moi.
Que celle que j’ai vue est bien autre que toi.

 

PHILANDRE.

Parle mieux de l’objet dont mon âme est ravie ;
Ce blasphème à tout autre auroit coûté la vie.

 

TIRCIS.

Nous tomberons d’accord sans nous mettre en pourpoint.

 

CLORIS.

Encor, cette beauté, ne la nomme-ton point ?

 

TIRCIS.

Non pas sitôt. Adieu : ma présence importune
Te laisse à la merci d’Amour et de la brune.
Continuez les jeux que vous avez quittés.

 

CLORIS.

Ne crois pas éviter mes importunités :
Ou tu diras le nom de cette incomparable,
Ou je vais de tes pas me rendre inséparable.

 

TIRCIS.

Il n’est pas fort aisé d’arracher ce secret.
Adieu : ne perds point temps.

 

CLORIS.

Adieu : ne perds point temps._Ô l’amoureux discret !
Eh bien ! nous allons voir si tu sauras te taire.

 

PHILANDRE.

 

(Il retient Cloris, qui suit son frère.)

C’est donc ainsi qu’on quitte un amant pour un frère !

 

CLORIS.

Philandre, avoir un peu de curiosité,
Ce n’est pas envers toi grande infidélité :
Souffre que je dérobe un moment à ma flamme,
Pour lire malgré lui jusqu’au fond de son âme.
Nous en rirons après ensemble, si tu veux.

 

PHILANDRE.

Quoi ! c’est là tout l’état que tu fais de mes feux ?

 

CLORIS.

Je ne t’aime pas moins pour être curieuse ?
Et ta flamme à mon cœur n’est pas moins précieuse.
Conserve-moi le tien, et sois sûr de ma foi.

 

PHILANDRE.

Ah, folle ! qu’en t’aimant il faut souffrir de toi !

*******

ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE

Je l’avois bien prévu, que ce cœur infidèle
Ne se défendroit point des yeux de ma cruelle,
Qui traite mille amants avec mille mépris,
Et n’a point de faveurs que pour le dernier pris.
Sitôt qu’il l’aborda, je lus sur son visage
De sa déloyauté l’infaillible présage ;
Un inconnu frisson dans mon corps épandu
Me donna les avis de ce que j’ai perdu
Depuis, cette volage évite ma rencontre,
Ou si malgré ses soins le hasard me la montre,
Si je puis l’aborder, son discours se confond,
Son esprit en désordre à peine me répond ;
Une réflexion vers le traître qu’elle aime
Presque à tous les moments le ramène en lui-même ;
Et tout rêveur qu’il est, il n’a point de soucis
Qu’un soupir ne trahisse au seul nom de Tircis.
Lors, par le prompt effet d’un changement étrange,
Son silence rompu se déborde en louange.
Elle remarque en lui tant de perfections,
Que les moins éclairés verroient ses passions.
Sa bouche ne se plaît qu’en cette flatterie,
Et tout autre propos lui rend sa rêverie.
Cependant chaque jour au discours attachés,
Ils ne retiennent plus leurs sentiments cachés :
Ils ont des rendez-vous où l’amour les assemble ;
Encore hier sur le soir je les surpris ensemble ;
Encor tout de nouveau je la vois qui l’attend.
Que cet œil assuré marque un esprit content !
Perds tout respect, Éraste, et tout soin de lui plaire ;
Rends, sans plus différer, ta vengeance exemplaire ;
Mais il vaut mieux t’en rire, et pour dernier effort
Lui montrer en raillant combien elle a de tort.

******

ACTE II
Scène II

ÉRASTE, MÉLITE.
ÉRASTE.

Quoi ! seule et sans Tircis ! vraiment c’est un prodige,
Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige,
Laissant ainsi couler la belle occasion
De vous conter l’excès de son affection.

 

MÉLITE.

Vous savez que son âme en est fort dépourvue.

 

ÉRASTE.

Toutefois, ce dit-on, depuis qu’il vous a vue,
Il en porte dans l’âme un si doux souvenir,
Qu’il n’a plus de plaisirs qu’à vous entretenir.

 

MÉLITE.

Il a lieu de s’y plaire avec quelque justice :
L’amour ainsi qu’à lui me paroît un supplice ;
Et sa froideur, qu’augmente un si lourd entretien,
Le résout d’autant mieux à n’aimer jamais rien.

 

ÉRASTE.

Dites : à n’aimer rien que la belle Mélite.

 

MÉLITE.

Pour tant de vanité j’ai trop peu de mérite.

 

ÉRASTE.

En faut-il tant avoir pour ce nouveau venu ?

 

MÉLITE.

Un peu plus que pour vous.

 

ÉRASTE.

Un peu plus que pour vous._De vrai, j’ai reconnu,
Vous ayant pu servir deux ans, et davantage,
Qu’il faut si peu que rien à toucher mon courage.

 

MÉLITE.

Encor si peu que c’est vous étant refusé,
Présumez comme ailleurs vous serez méprisé.

 

ÉRASTE.

Vos mépris ne sont pas de grande conséquence,
Et ne vaudront jamais la peine que j’y pense ;
Sachant qu’il vous voyoit, je m’étois bien douté
Que je ne serois plus que fort mal écouté.

 

MÉLITE.

Sans que mes actions de plus près j’examine,
À la meilleure humeur je fais meilleure mine,
Et s’il m’osoit tenir de semblables discours,
Nous romprions ensemble avant qu’il fût deux jours.

 

ÉRASTE.

Si chaque objet nouveau de même vous engage,
Il changera bientôt d’humeur et de langage.
Caressé maintenant aussitôt qu’aperçu,
Qu’auroit-il à se plaindre, étant si bien reçu ?

 

MÉLITE.

Éraste, voyez-vous, trêve de jalousie ;
Purgez votre cerveau de cette frénésie ;
Laissez en liberté mes inclinations.
Qui vous a fait censeur de mes affections ?
Est-ce à votre chagrin que j’en dois rendre conte ?

 

ÉRASTE.

Non, mais j’ai malgré moi pour vous un peu de honte
De ce qu’on dit partout du trop de privauté
Que déjà vous souffrez à sa témérité.

 

MÉLITE.

Ne soyez en souci que de ce qui vous touche.

 

ÉRASTE.

Le moyen, sans regret, de vous voir si farouche
Aux légitimes vœux de tant de gens d’honneur,
Et d’ailleurs si facile à ceux d’un suborneur ?

 

MÉLITE.

Ce n’est pas contre lui qu’il faut en ma présence
Lâcher les traits jaloux de votre médisance.
Adieu : souvenez-vous que ces mots insensés
L’avanceront chez moi plus que vous ne pensez.

********

ACTE II
Scène III

ÉRASTE.

C’est là donc ce qu’enfin me gardoit ton caprice ?
C’est ce que j’ai gagné par deux ans de service ?
C’est ainsi que mon feu s’étant trop abaissé
D’un outrageux mépris se voit récompensé ?
Tu m’oses préférer un traître qui te flatte ;
Mais dans ta lâcheté ne crois pas que j’éclate,
Et que par la grandeur de mes ressentiments
Je laisse aller au jour celle de mes tourments.
Un aveu si public qu’en feroit ma colère
Enfleroit trop l’orgueil de ton âme légère
Et me convaincroit trop de ce désir abjet
Qui m’a fait soupirer pour un indigne objet.
Je saurai me venger, mais avec l’apparence
De n’avoir pour tous deux que de l’indifférence.
Il fut toujours permis de tirer sa raison
D’une infidélité par une trahison.
Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée
Que ton heur surprenant aura peu de durée,
Et que par une adresse égale à tes forfaits
Je mettrai le désordre où tu crois voir la paix.
L’esprit fourbe et vénal d’un voisin de Mélite
Donnera prompte issue à ce que je médite.
À servir qui l’achète il est toujours tout prêt,
Et ne voit rien d’injuste où brille l’intérêt.
Allons sans perdre temps lui payer ma vengeance,
Et la pistole en main presser sa diligence.

******

ACTE II
Scène IV

TIRCIS, CLORIS.

 

TIRCIS.

Ma sœur, un mot d’avis sur un méchant sonnet
Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.

 

CLORIS.

C’est à quelque beauté que ta muse l’adresse ?

 

TIRCIS.

En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse.
Vois si tu le connois, et si, parlant pour lui,
J’ai su m’accommoder aux passions d’autrui.

 

SONNET.

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable…

 

CLORIS.

Ah ! frère, il n’en faut plus.

 

TIRCIS.

Ah ! frère, il n’en faut plus._Tu n’es pas supportable
De me rompre sitôt.

 

CLORIS.

De me rompre sitôt._C’étoit sans y penser ;
Achève.

 

TIRCIS.

Achève_Tais-toi donc, je vais recommencer.

 

SONNET.

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable ;
Il n’est rien de solide après ma loyauté.
Mon feu, comme son teint, se rend incomparable,
Et je suis en amour ce qu’elle est en beauté.
Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,
Mon cœur à tous ses traits demeure invulnérable,
Et bien qu’elle ait au sien la même cruauté.
Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moins durable.
C’est donc avec raison que mon extrême ardeur
Trouve chez cette belle une extrême froideur,
Et que sans être aimé je brûle pour Mélite ;
Car de ce que les Dieux, nous envoyant au jour,
Donnèrent pour nous deux d’amour et de mérite,
Elle a tout le mérite, et moi j’ai tout l’amour.

 

CLORIS.

Tu l’as fait pour Éraste ?

 

TIRCIS.

Tu l’as fait pour Éraste ?_Oui, j’ai dépeint sa flamme,

 

CLORIS.

Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ?

 

TIRCIS.

Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur
N’a de part en mes vers que celle de rimeur.

 

CLORIS.

Pauvre frère, vois-tu, ton silence t’abuse ;
De la langue ou des yeux, n’importe qui t’accuse :
Les tiens m’avoient bien dit malgré toi que ton cœur
Soupiroit sous les lois de quelque objet vainqueur ;
Mais j’ignorois encor qui tenoit ta franchise,
Et le nom de Mélite a causé ma surprise,
Sitôt qu’au premier vers ton sonnet m’a fait voir
Ce que depuis huit jours je brûlois de savoir.

 

TIRCIS.

Tu crois donc que j’en tiens ?

 

CLORIS.

Tu crois donc que j’en tiens ?_Fort avant.

 

TIRCIS.

Tu crois donc que j’en tiens ? Fort avant._Pour Mélite ?

 

CLORIS.

Pour Mélite, et de plus que ta flamme n’excite
Au cœur de cette belle aucun embrasement.

 

TIRCIS.

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?

 

CLORIS.

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?_Justement.

 

TIRCIS.

Et c’est ce qui te trompe avec tes conjectures,
Et par où ta finesse a mal pris ses mesures.
Un visage jamais ne m’auroit arrêté,
S’il falloit que l’amour fût tout de mon côté.
Ma rime seulement est un portrait fidèle
De ce qu’Éraste souffre en servant cette belle ;
Mais quand je l’entretiens de mon affection,
J’en ai toujours assez de satisfaction.

 

CLORIS.

Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie,
Et rends-toi moins rêveur, afin que je te croie.

 

TIRCIS.

Je rêve, et mon esprit ne s’en peut exempter ;
Car sitôt que je viens à me représenter
Qu’une vieille amitié de mon amour s’irrite,
Qu’Éraste s’en offense et s’oppose à Mélite,
Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival,
Et toujours balancé d’un contre-poids égal,
J’ai honte de me voir insensible ou perfide :
Si l’amour m’enhardit, l’amitié m’intimide.
Entre ces mouvements mon esprit partagé
Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.

 

CLORIS.

Voilà bien des détours pour dire, au bout du conte,
Que c’est contre ton gré que l’amour te surmonte.
Tu présumes par là me le persuader ;
Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en donne à garder.
À la mode du temps, quand nous servons quelque autre,
C’est seulement alors qu’il n’y va rien du nôtre.
Chacun en son affaire est son meilleur ami,
Et tout autre intérêt ne touche qu’à demi.

 

TIRCIS.

Que du foudre à tes yeux j’éprouve la furie,
Si rien que ce rival cause ma rêverie !

 

CLORIS.

C’est donc assurément son bien qui t’est suspect :
Son bien te fait rêver, et non pas son respect,
Et toute amitié bas, tu crains que sa richesse
En dépit de tes feux n’obtienne ta maîtresse.

 

TIRCIS.

Tu devines, ma sœur : cela me fait mourir.

 

CLORIS.

Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir.
Depuis quand ton Éraste en tient-il pour Mélite ?

 

TIRCIS.

Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.

 

CLORIS.

Mais dit-il les grands mots ? parle-t-il d’épouser ?

 

TIRCIS.

Presque à chaque moment.

 

CLORIS.

Presque à chaque moment._Laisse-le donc jaser.
Ce malheureux amant ne vaut pas qu’on le craigne ;
Quelque riche qu’il soit, Mélite le dédaigne :
Puisqu’on voit sans effet deux ans d’affection,
Tu ne dois plus douter de son aversion ;
Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte.
On prend soudain au mot les hommes de sa sorte,
Et sans rien hasarder à la moindre longueur,
On leur donne la main dès qu’ils offrent le cœur.

 

TIRCIS.

Sa mère peut agir de puissance absolue.

 

CLORIS.

Crois que déjà l’affaire en seroit résolue,
Et qu’il auroit déjà de quoi se contenter,
Si sa mère étoit femme à la violenter.

 

TIRCIS.

Ma crainte diminue et ma douleur s’apaise ;
Mais si je t’abandonne, excuse mon trop d’aise.
Avec cette lumière et ma dextérité,
J’en veux aller savoir toute la vérité.
Adieu.

 

CLORIS.

Adieu._Moi, je m’en vais paisiblement attendre
Le retour désiré du paresseux Philandre.
Un moment de froideur lui fera souvenir
Qu’il faut une autre fois tarder moins à venir.

********

ACTE II
Scène V

ÉRASTE, CLITON.

 

ÉRASTE, lui donnant une lettre.

Va-t’en chercher Philandre, et dis-lui que Mélite
A dedans ce billet sa passion décrite ;
Dis-lui que sa pudeur ne sauroit plus cacher
Un feu qui la consume et qu’elle tient si cher.
Mais prends garde surtout à bien jouer ton rôle :
Remarque sa couleur, son maintien, sa parole ;
Vois si dans la lecture un peu d’émotion
Ne te montrera rien de son intention.

 

CLITON.

Cela vaut fait, Monsieur.

 

ÉRASTE.

Cela vaut fait, Monsieur._Mais après ce message
Sache avec tant d’adresse ébranler son courage,
Que tu viennes à bout de sa fidélité.

 

CLITON.

Monsieur, reposez-vous sur ma subtilité ;
Il faudra malgré lui qu’il donne dans le piége :
Ma tête sur ce point vous servira de plége ;
Mais aussi vous savez…

 

ÉRASTE.

Mais aussi vous savez…_Oui, va, sois diligent.
Ces âmes du commun n’ont pour but que l’argent ;
Et je n’ai que trop vu par mon expérience…
Mais tu reviens bientôt ?

 

CLITON.

Mais tu reviens bientôt__?_Donnez-vous patience,
Monsieur; il ne nous faut qu’un moment de loisir,
Et vous pourrez vous-même en avoir le plaisir.

 

ÉRASTE.

Comment ?

 

CLITON.

Comment ?_De ce carfour j’ai vu venir Philandre.
Cachez-vous en ce coin, et de là sachez prendre
L’occasion commode à seconder mes coups :
Par là nous le tenons. Le voici ; sauvez-vous.

*********

ACTE II
Scène VI

PHILANDRE, ÉRASTE, CLITON.

 

PHILANDRE.
(Éraste est caché et les écoute.)

Quelle réception me fera ma maîtresse ?
Le moyen d’excuser une telle paresse ?

 

CLITON.

Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,
Expressément chargé de vous rendre ceci.

 

PHILANDRE.

Qu’est-ce ?

 

CLITON.

Qu’est-ce ?_Vous allez voir, en lisant cette lettre,
Ce qu’un homme jamais n’oseroit se promettre ;
Ouvrez-la seulement.

 

PHILANDRE.

Ouvrez-la seulement._Va, tu n’es qu’un conteur.

 

CLITON.

Je veux mourir au cas qu’on me trouve menteur.

 

lettre supposée de mélite à philandre.

Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci m’échappe en faveur de vos mérites, pour vous apprendre que c’est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jusques à ce quelle ait 144 ôté de l’esprit de sa mère quelques personnes qui n’y sont que trop bien pour son contentement.

 

ÉRASTE, feignant d’avoir lu la lettre par-dessus son épaule.

C’est donc la vérité que la belle Mélite
Fait du brave Philandre une louable élite,
Et qu’il obtient ainsi de sa seule vertu
Ce qu’Éraste et Tircis ont en vain débattu !
Vraiment dans un tel choix mon regret diminue ;
Outre qu’une froideur depuis peu survenue,
De tant de vœux perdus ayant su me lasser,
N’attendoit qu’un prétexte à m’en débarrasser.

 

PHILANDRE.

Me dis-tu que Tircis brûle pour cette belle ?

 

ÉRASTE.

Il en meurt.

 

PHILANDRE.

Il en meurt._Ce courage à l’amour si rebelle ?

 

ÉRASTE.

Lui-même.

 

PHILANDRE.

Lui-même._Si ton cœur ne tient plus qu’à demi,
Tu peux le retirer en faveur d’un ami ;
Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre :
Étant pris une fois, je ne suis plus à prendre.
Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant,
C’est de m’en revancher par un zèle impuissant ;
Et ma Cloris la prie, afin de s’en distraire,
De tourner, s’il se peut, sa flamme vers son frère.

 

ÉRASTE.

Auprès de sa beauté qu’est-ce que ta Cloris ?

 

PHILANDRE.

Un peu plus de respect pour ce que je chéris.



ÉRASTE.

Je veux qu’elle ait en soi quelque chose d’aimable ;
Mais enfin à Mélite est-elle comparable ?

 

PHILANDRE.

Qu’elle le soit ou non, je n’examine pas
Si des deux l’une ou l’autre a plus ou moins d’appas.
J’aime l’une ; et mon cœur pour toute autre insensible …

 

ÉRASTE.

Avise toutefois, le prétexte est plausible.

 

PHILANDRE.

J’en serois mal voulu des hommes et des Dieux.

 

ÉRASTE.

On pardonne aisément à qui trouve son mieux.

 

PHILANDRE.

Mais en quoi gît ce mieux ?

 

ÉRASTE.

Mais en quoi gît ce mieux ?_En esprit, en richesse.

 

PHILANDRE.

Ô le honteux motif à changer de maîtresse !

 

ÉRASTE.

En amour.

 

PHILANDRE.

En amour._Cloris m’aime, et si je m’y connoi,
Rien ne peut égaler celui qu’elle a pour moi.

 

ÉRASTE.

Tu te détromperas, si tu veux prendre garde
À ce qu’à ton sujet l’une et l’autre hasarde.
L’une en t’aimant s’expose au péril d’un mépris :
L’autre ne t’aime point que tu n’en sois épris ;
L’une t’aime engagé vers une autre moins belle :
L’autre se rend sensible à qui n’aime rien qu’elle ;
L’une au desçu des siens te montre son ardeur,
Et l’autre après leur choix quitte un peu sa froideur ;
L’une…

 

PHILANDRE.

L’une…_Adieu : des raisons de si peu d’importance
Ne pourroient en un siècle ébranler ma constance.
(Il dit ce vers à Cliton tout bas.)
Dans deux heures d’ici tu viendras me revoir.

 

CLITON.

Disposez librement de mon petit pouvoir.

 

ÉRASTE,
seul


Il a beau déguiser, il a goûté l’amorce ;
Cloris déjà sur lui n’a presque plus de force :
Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,
Ruinant tout ensemble et le frère et la sœur.

******

ACTE II
Scène VII

TIRCIS, ÉRASTE, MÉLITE.

 

TIRCIS.

Éraste, arrête un peu.

 

ÉRASTE.

Éraste, arrête un peu._Que me veux- tu ?

 

TIRCIS.

Éraste, arrête un peu. Que me veux- tu ?_Te rendre
Ce sonnet que pour toi j’ai promis d’entreprendre.

 

MÉLITE, au travers d’une jalousie, cependant qu’Éraste
lit le sonnet.

Que font-ils là tous deux ? qu’ont-ils à démêler ?
Ce jaloux à la fin le pourra quereller :
Du moins les compliments, dont peut-être ils se jouent,
Sont des civilités qu’en l’âme ils désavouent.

 

TIRCIS.


J’y donne une raison de ton sort inhumain.
Allons, je le veux voir présenter de ta main
À ce charmant objet dont ton âme est blessée.

 

ÉRASTE, lui rendant son sonnet.

Une autre fois, Tircis ; quelque affaire pressée
Fait que je ne saurois pour l’heure m’en charger.
Tu trouveras ailleurs un meilleur messager.

 

TIRCIS, seul.

La belle humeur de l’homme ! Ô Dieux, quel personnage !
Quel ami j’avois fait de ce plaisant visage !
Une mine froncée, un regard de travers,
C’est le remercîment que j’aurai de mes vers.
Je manque, à mon avis, d’assurance ou d’adresse,
Pour les donner moi-même à sa jeune maîtresse,
Et prendre ainsi le temps de dire à sa beauté
L’empire que ses yeux ont sur ma liberté.
Je pense l’entrevoir par cette jalousie :
Oui, mon âme de joie en est toute saisie.
Hélas ! et le moyen de pouvoir lui parler,
Si mon premier aspect l’oblige à s’en aller ?
Que cette joie est courte, et qu’elle est cher vendue !
Toutefois tout va bien, la voilà descendue.
Ses regards pleins de feu s’entendent avec moi ;
Que dis-je ? en s’avançant elle m’appelle à soi.

******

ACTE II
Scène VIII

TIRCIS, MÉLITE.

 

MÉLITE.

Eh bien ! qu’avez-vous fait de votre compagnie ?

 

TIRCIS.

Je ne puis rien juger de ce qui l’a bannie :
À peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots,
Qu’aussitôt le fantasque, en me tournant le dos,
S’est échappé de moi.

 

MÉLITE.

S’est échappé de moi._Sans doute il m’aura vue,
Et c’est de là que vient cette fuite imprévue.

 

TIRCIS.

Vous aimant comme il fait, qui l’eût jamais pensé ?

 

MÉLITE.

Vous ne savez donc rien de ce qui s’est passé ?

 

TIRCIS.

J’aimerois beaucoup mieux savoir ce qui se passe,
Et la part qu’a Tircis en votre bonne grâce.

 

MÉLITE.

Meilleure aucunement qu’Éraste ne voudroit.
Je n’ai jamais connu d’amant si maladroit ;
Il ne sauroit souffrir qu’autre que lui m’approche.
Dieux ! qu’à votre sujet il m’a fait de reproche !
Vous ne sauriez me voir sans le désobliger.

 

TIRCIS.

Et de tous mes soucis c’est là le plus léger.
Toute une légion de rivaux de sa sorte
Ne divertiroit pas l’amour que je vous porte,
Qui ne craindra jamais les humeurs d’un jaloux.

 

MÉLITE.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe.

 

TIRCIS.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe._Et vous ?

 

MÉLITE.

Bien que cette croyance à quelque erreur m’expose,
Pour lui faire dépit, j’en croirai quelque chose.

 

TIRCIS.

Mais afin qu’il reçût un entier déplaisir,
Il faudroit que nos cœurs n’eussent plus qu’un désir,
Et quitter ces discours de volontés sujettes,
Qui ne sont point de mise en l’état où vous êtes.
Vous-même consultez un moment vos appas,
Songez à leurs effets, et ne présumez pas
Avoir sur tous les cœurs un pouvoir si suprême,
Sans qu’il vous soit permis d’en user sur vous-même.
Un si digne sujet ne reçoit point de loi,
De règle, ni d’avis, d’un autre que de soi.

 

MÉLITE.

Ton mérite, plus fort que ta raison flatteuse,
Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse.
Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant
Je voudrois tout remettre à son commandement ;
Mais attendre pour toi l’effet de sa puissance,
Sans te rien témoigner que par obéissance,
Tircis, ce seroit trop : tes rares qualités
Dispensent mon devoir de ces formalités.

 

TIRCIS.

Que d’amour et de joie un tel aveu me donne !

 

MÉLITE.

C’est peut-être en trop dire, et me montrer trop bonne ;
Mais par là tu peux voir que mon affection
Prend confiance entière en ta discrétion.

 

TIRCIS.

Vous la verrez toujours, dans un respect sincère,
Attacher mon bonheur à celui de vous plaire,
N’avoir point d’autre soin, n’avoir point d’autre esprit ;
Et si vous en voulez un serment par écrit,
Ce sonnet que pour vous vient de tracer ma flamme
Vous fera voir à nu jusqu’au fond de mon âme.

 

MÉLITE.

.
Garde bien ton sonnet, et pense qu’aujourd’hui
Mélite veut te croire autant et plus que lui.
Je le prends toutefois comme un précieux gage
Du pouvoir que mes yeux ont pris sur ton courage.
Adieu : sois-moi fidèle en dépit du jaloux.

 

TIRCIS.


Ô ciel ! jamais amant eut-il un sort plus doux ?

******

ACTE III
Scène Première

PHILANDRE.

Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est pas possible
D’être à tant de faveurs plus longtemps insensible.
Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,
Tes lettres où ton cœur est si bien par écrit,
Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses.
Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses.
Ah ! Mélite, pardon ! je t’offense à nommer
Celle qui m’empêcha si longtemps de t’aimer.
Souvenirs importuns d’une amante laissée,
Qui venez malgré moi remettre en ma pensée
Un portrait que j’en veux tellement effacer
Que le sommeil ait peine à me le retracer,
Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie,
Et retournant trouver celle qui vous envoie,
Dites-lui de ma part pour la dernière fois
Qu’elle est en liberté de faire un autre choix ;
Que ma fidélité n’entretient plus ma flamme,
Ou que s’il m’en demeure encore un peu dans l’âme,
Je souhaite en faveur de ce reste de foi
Qu’elle puisse gagner au change autant que moi.
Dites-lui que Mélite, ainsi qu’une Déesse,
Est de tous nos désirs souveraine maîtresse,
Dispose de nos cœurs, force nos volontés,
Et que par son pouvoir nos destins surmontés
Se tiennent trop heureux de prendre l’ordre d’elle ;
Enfin que tous mes vœux…

ACTE III
Scène II

TIRCIS, PHILANDRE.

 

TIRCIS.

Enfin que tous mes vœux…_Philandre !

 

PHILANDRE.

Enfin que tous mes vœux… Philandre !_Qui m’appelle ?

 

TIRCIS.

Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté
Ne peut être parfait sans te l’avoir conté.

 

PHILANDRE.

Tu me fais trop d’honneur par cette confidence.

 

TIRCIS.

J’userois envers toi d’une sotte prudence.
Si je faisois dessein de te dissimuler
Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauroient te celer.

 

PHILANDRE.

En effet, si l’on peut te juger au visage,
Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage,
Ce qu’ils montrent de joie à tel point me surprend,
Que je n’en puis trouver de sujet assez grand :
Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.

 

TIRCIS.

Que fera le sujet, si les signes t’étonnent ?
Mon bonheur est plus grand qu’on ne peut soupçonner ;
C’est quand tu l’auras su qu’il faudra t’étonner.

 

PHILANDRE.

Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.

 

TIRCIS.

Possesseur, autant vaut…

 

PHILANDRE.

Possesseur, autant vaut…_De quoi ?

 

TIRCIS.

Possesseur, autant vaut… De quoi ?_D’une maîtresse.
Belle, honnête, jolie, et dont l’esprit charmant
De son seul entretien peut ravir un amant :
En un mot, de Mélite.

 

PHILANDRE.

En un mot, de Mélite._Il est vrai qu’elle est belle ;
Tu n’as pas mal choisi ; mais…

 

TIRCIS.

Tu n’as pas mal choisi ; mais…_Quoi, mais ?

 

PHILANDRE.

Tu n’as pas mal choisi ; mais… Quoi, mais ?_T’aime-t-elle ?

 

TIRCIS.

Cela n’est plus en doute.

 

PHILANDRE.

Cela n’est plus en doute._Et de cœur ?

 

TIRCIS.

Cela n’est plus en doute. Et de cœur ?_Et de cœur,
Je t’en réponds.

 

PHILANDRE.

Je t’en réponds._Souvent un visage moqueur
N’a que le beau semblant d’une mine hypocrite.

 

TIRCIS.

Je ne crains rien de tel du côté de Mélite.

 

PHILANDRE.

Écoute, j’en ai vu de toutes les façons :
J’en ai vu qui sembloient n’être que des glaçons,
Dont le feu, retenu par une adroite feinte,
S’allumoit d’autant plus qu’il souffroit de contrainte ;
J’en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas
Des preuves d’un amour qui ne les touchoit pas,
Prenoient du passe-temps d’une folle jeunesse
Qui se laisse affiner à ces traits de souplesse,
Et pratiquoient sous main d’autres affections ;
Mais j’en ai vu fort peu de qui les passions
Fussent d’intelligence avec tout le visage.

 

TIRCIS.

Et de ce petit nombre est celle qui m’engage :
De sa possession je me tiens aussi seur
Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.

 

PHILANDRE.

Donc, si ton espérance à la lin n’est déçue.
Ces deux amours auront une pareille issue.

 

TIRCIS.

Si cela n’arrivoit, je me tromperois fort.

 

PHILANDRE.

Pour te faire plaisir j’en veux être d’accord.
Cependant apprends-moi comment elle te traite,
Et qui te fait juger son ardeur si parfaite.

 

TIRCIS.

Une parfaite ardeur a trop de truchements
Par qui se faire entendre aux esprits des amants :
Un coup d’œil, un soupir…

 

PHILANDRE.

Un coup d’œil, un soupir…_Ces faveurs ridicules
Ne servent qu’à duper des âmes trop crédules.
N’as-tu rien que cela ?

 

TIRCIS.

N’as-tu rien que cela ?_Sa parole et sa foi.

 

PHILANDRE.

Encor c’est quelque chose. Achève et conte-moi
Les petites douceurs, les aimables tendresses
Qu’elle se plaît à joindre à de telles promesses.
Quelques lettres du moins te daignent confirmer
Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait de t’aimer ?

 

TIRCIS.

Recherche qui voudra ces menus badinages,
Qui n’en sont pas toujours de fort sûrs témoignages ;
Je n’ai que sa parole, et ne veux que sa foi.

 

PHILANDRE.

Je connois donc quelqu’un plus avancé que toi.

 

TIRCIS.

J’entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre.
Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre.
Éraste, qu’ont banni ses dédains rigoureux…

 

PHILANDRE.

Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.

 

TIRCIS.

Je ne connois que lui qui soupire pour elle.

 

PHILANDRE.

Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle :
Pendant qu’elle t’amuse avec ses beaux discours,
Un rival inconnu possède ses amours,
Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.

 

TIRCIS.

De telles trahisons lui sont trop en horreur.

 

PHILANDRE.

Je te veux par pitié tirer de cette erreur.
Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cette lettre ;
Tiens, vois ce que tu peux désormais t’en promettre.

 

lettre supposée de mélite à philandre.

Je commence à m’estimer quelque chose, puisque je vous plais ; et mon miroir m’offense tous les jours, ne me représentant pas assez belle, comme je m’imagine qu’il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que par faveur, ou comme une récompense extraordinaire d’un excès d’amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.

 

PHILANDRE.

Maintenant qu’en dis-tu? n’est-ce pas t’affronter ?

 

TIRCIS.

Cette lettre en tes mains ne peut m’épouvanter.

 

PHILANDRE.

La raison ?

 

TIRCIS.

La raison ?_Le porteur a su combien je t’aime,
Et par galanterie il t’a pris pour moi-même,
Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaits amis.

 

PHILANDRE.

Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’est permis,
Et pour ton intérêt aimer à te méprendre.

 

TIRCIS.

On t’en aura donné quelque autre pour me rendre,
Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.

 

PHILANDRE.

Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’ai reçu,
Et puisqu’il est pour toi…

 

TIRCIS.

Et puisqu’il est pour toi…_Que ta longueur me tue !
Dépêche.

 

PHILANDRE.

Dépêche._Le voilà que je te restitue.

 

autre lettre supposée de mélite à philandre.

Vous n’avez plus affaire qu’à Tircis ; je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leurs espérances.

 

PHILANDRE.

Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi,
Crois-tu que ce billet s’adresse encore à toi ?

 

TIRCIS.

Traître ! c’est donc ainsi que ma sœur méprisée
Sert à ton changement d’un sujet de risée ?
C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osant manquer,
D’un parjure si noir ne fait que se moquer ?
C’est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes
Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?
Suis-moi tout de ce pas, que l’épée à la main
Un si cruel affront se répare soudain :
Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.

 

PHILANDRE.

Si pour te voir trompé tu te déplais au monde,
Cherche en ce désespoir qui t’en veuille arracher ;
Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher.

 

TIRCIS.

Quoi ! tu crains le duel ?

 

PHILANDRE.

Quoi ! tu crains le duel ?_Non ; mais j’en crains la suite,
Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite,
Et du plus beau succès le dangereux éclat
Nous fait perdre l’objet et le prix du combat.

 

TIRCIS.

Tant de raisonnement et si peu de courage
Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
Viens, ou dis que ton sang n’oseroit s’exposer.

 

PHILANDRE.

Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puis disposer.
Mais puisque ta douleur de mes raisons s’irrite,
J’en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.
Adieu.

ACTE III
Scène III

TIRCIS

Adieu._Tu fuis, perfide, et ta légèreté,
T’ayant fait criminel, te met en sûreté !
Reviens, reviens défendre une place usurpée :
Celle qui te chérit vaut bien un coup d’épée.
Fais voir que l’infidèle, en se donnant à toi,
A fait choix d’un amant qui valoit mieux que moi ;
Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme
Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme.
Crois-tu qu’on la mérite à force de courir ?
Peux-tu m’abandonner ses faveurs sans mourir ?
Ô lettres, ô faveurs indignement placées,
À ma discrétion honteusement laissées !
Ô gages qu’il néglige ainsi que superflus !
Je ne sais qui de nous vous diffamez le plus ;
Je ne sais qui des trois doit rougir davantage ;
Car vous nous apprenez qu’elle est une volage,
Son amant un parjure, et moi sans jugement,
De n’avoir rien prévu de leur déguisement.
Mais il le falloit bien, que cette âme infidèle,
Changeant d’affection, prît un traître comme elle,
Et que le digne amant qu’elle a su rechercher
À sa déloyauté n’eût rien à reprocher.
Cependant j’en croyois cette fausse apparence
Dont elle repaissoit ma frivole espérance ;
J’en croyois ses regards, qui tous remplis d’amour,
Étoient de la partie en un si lâche tour.
Ô ciel ! vit-on jamais tant de supercherie,
Que tout l’extérieur ne fût que tromperie ?
Non, non, il n’en est rien : une telle beauté
Ne fut jamais sujette à la déloyauté.
Foibles et seuls témoins du malheur qui me touche,
Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche.
Mélite me chérit, elle me l’a juré :
Son oracle reçu, je m’en tiens assuré.
Que dites-vous là contre ? êtes-vous plus croyables ?
Caractères trompeurs, vous me contez des fables,
Vous voulez me trahir ; mais vos efforts sont vains :
Sa parole a laissé son cœur entre mes mains.
À ce doux souvenir ma flamme se rallume ;
Je ne sais plus qui croire ou d’elle ou de sa plume :
L’un et l’autre en effet n’ont rien que de léger ;
Mais du plus ou du moins je n’en puis que juger.
Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu me suggère !
Je vois trop clairement qu’elle est la plus légère ;
La foi que j’en reçus s’en est allée en l’air.
Et ces traits de sa plume osent encor parler,
Et laissent en mes mains une honteuse image,
Où son cœur peint au vif remplit le mien de rage.
Oui, j’enrage, je meurs, et tous mes sens troublés
D’un excès de douleur se trouvent accablés ;
Un si cruel tourment me gêne et me déchire,
Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre :
Mais cachons-en la honte, et nous donnons du moins
Ce faux soulagement, en mourant sans témoins,
Que mon trépas secret empêche l’infidèle
D’avoir la vanité que je sois mort pour elle.

ACTE III
Scène IV

TIRCIS, CLORIS.

 

CLORIS.

Mon frère, en ma faveur retourne sur tes pas.
Dis-moi la vérité : tu ne me cherchois pas ?
Eh quoi ! tu fais semblant de ne me pas connoître ?
Dieux ! en quel état te vois-je ici paroitre !
Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards
S’élancent incertains presque de toutes parts !
Tu manques à la fois de couleur et d’haleine !
Ton pied mal affermi ne te soutient qu’à peine !
Quel accident nouveau te trouble ainsi les sens ?

 

TIRCIS.

Puisque tu veux savoir le mal que je ressens,
Avant que d’assouvir l’inexorable envie
De mon sort rigoureux qui demande ma vie,
Je vais l’assassiner d’un fatal entretien,
Et te dire en deux mots mon malheur et le tien.
En nos chastes amours de tous deux on se moque :
Philandre… Ah ! la douleur m’étouffe et me suffoque.
Adieu, ma sœur, adieu ; je ne puis plus parler :
Lis, et si tu le peux, tâche à te consoler.

 

CLORIS.

Ne m’échappe donc pas.

 

TIRCIS.

Ne m’échappe donc pas._Ma sœur, je te supplie…

 

CLORIS.

Quoi ! que je t’abandonne à ta mélancolie ?
Voyons auparavant ce qui te fait mourir,
Et nous aviserons à te laisser courir.

 

TIRCIS.

Hélas ! quelle injustice !

 

CLORIS, après avoir lu les lettres qu’il lui a données.

Hélas ! quelle injustice !_Est-ce là tout, fantasque ?
Quoi ! si la déloyale enfin lève le masque,
Oses-tu te fâcher d’être désabusé ?
Apprends qu’il le faut être en amour plus rusé ;
Apprends que les discours des filles bien sensées
Découvrent rarement le fond de leurs pensées,
Et que les yeux aidant à ce déguisement,
Notre sexe a le don de tromper finement.
Apprends aussi de moi que ta raison s’égare,
Que Mélite n’est pas une pièce si rare,
Qu’elle soit seule ici qui vaille la servir ;
Assez d’autres objets y sauront te ravir.
Ne t’inquiète point pour une écervelée
Qui n’a d’ambition que d’être cajolée,
Et rend à plaindre ceux qui flattant ses beautés
Ont assez de malheur pour en être écoutés.
Damon lui plut jadis, Aristandre, et Géronte ;
Éraste après deux ans n’y voit pas mieux son conte ;
Elle t’a trouvé bon seulement pour huit jours ;
Philandre est aujourd’hui l’objet de ses amours,
Et peut-être déjà (tant elle aime le change !)
Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge.
Ce n’est qu’une coquette avec tous ses attraits ;
Sa langue avec son cœur ne s’accorde jamais ;
Les infidélités font ses jeux ordinaires ;
Et ses plus doux appas sont tellement vulgaires,
Qu’en elle homme d’esprit n’admira jamais rien
Que le sujet pourquoi tu lui voulois du bien.

 

TIRCIS.

Penses-tu m’arrêter par ce torrent d’injures ?
Que ce soient vérités, que ce soient impostures,
Tu redoubles mes maux, au lieu de les guérir.
Adieu : rien que la mort ne peut me secourir.

ACTE III
Scène V

CLORIS.

Mon frère… Il s’est sauvé ; son désespoir l’emporte :
Me préserve le ciel d’en user de la sorte !
Un volage me quitte, et je le quitte aussi :
Je l’obligerois trop de m’en mettre en souci.
Pour perdre des amants, celles qui s’en affligent
Donnent trop d’avantage à ceux qui les négligent ;
Il n’est lors que la joie : elle nous venge mieux,
Et la fît-on à faux éclater par les yeux,
C’est montrer par bravade à leur vaine inconstance
Qu’elle est pour nous toucher de trop peu d’importance.
Que Philandre à son gré rende ses vœux contents ;
S’il attend que j’en pleure, il attendra longtemps.
Son cœur est un trésor dont j’aime qu’il dispose ;
Le larcin qu’il m’en fait me vole peu de chose,
Et l’amour qui pour lui m’éprit si follement
M’avoit fait bonne part de son aveuglement.
On enchérit pourtant sur ma faute passée :
Dans la même folie une autre embarrassée
Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi,
Pour se donner l’honneur de faillir après moi.
Je meure, s’il n’est vrai que la moitié du monde
Sur l’exemple d’autrui se conduit et se fonde.
À cause qu’il parut quelque temps m’enflammer,
La pauvre fille a cru qu’il valoit bien l’aimer,
Et sur cette croyance elle en a pris envie :
Lui pût-elle durer jusqu’au bout de sa vie !
Si Mélite a failli me l’ayant débauché,
Dieux, par là seulement punissez son péché !
Elle verra bientôt que sa digne conquête
N’est pas une aventure à me rompre la tête.
Un si plaisant malheur m’en console à l’instant.
Ah! si mon fou de frère en pouvoit faire autant,
Que j’en aurois de joie, et que j’en ferois gloire !
Si je puis le rejoindre et qu’il me veuille croire,
Nous leur ferons bien voir que leur change indiscret
Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas un regret.
Je me veux toutefois en venger par malice,
Me divertir une heure à m’en faire justice :
Ces lettres fourniront assez d’occasion
D’un peu de défiance et de division.
Si je prends bien mon temps, j’aurai pleine matière
À les jouer tous deux d’une belle manière.
En voici déjà l’un qui craint de m’aborder.

ACTE III
Scène VI

PHILANDRE, CLORIS.

 

CLORIS.

Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder ?

 

PHILANDRE.

Pardonne-moi, de grâce : une affaire importune
M’empêche de jouir de ma bonne fortune,
Et son empressement, qui porte ailleurs mes pas,
Me remplissoit l’esprit jusqu’à ne te voir pas.

 

CLORIS.

J’ai donc souvent le don d’aimer plus qu’on ne m’aime :
Je ne pense qu’à toi, j’en parlois en moi-même.

 

PHILANDRE.

Me veux-tu quelque chose ?

 

CLORIS.

Me veux-tu quelque chose ?_Il t’ennuie avec moi ;
Mais comme de tes feux j’ai pour garant ta foi,
Je ne m’alarme point. N’étoit ce qui le presse,
Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,
Et je t’aurois fait voir quelques vers de Tircis
Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.
Je viens de les surprendre, et j’y pourrois encore
Joindre quelques billets de l’objet qu’il adore ;
Mais tu n’as pas le temps. Toutefois, si tu veux
Perdre un domi-quart d’heure à les lire nous deux…

 

PHILANDRE.

Voyons donc ce que c’est, sans plus longue demeure ;
Ma curiosité pour ce demi-quart d’heure
S’osera dispenser.

 

CLORIS.

S’osera dispenser._Aussi tu me promets,
Quand tu les auras lus, de n’en parler jamais ;
Autrement, ne crois pas…

 

PHILANDRE,
reconnoissant les lettres.

Autrement, ne crois pas…_Cela s’en va sans dire :
Donne, donne-les-moi, tu ne les saurois lire :
Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.

 

CLORIS,
les resserrant.

Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends ;
Quelques hautes faveurs que ton mérite obtienne,
Elles sont aussi bien en ma main qu’en la tienne :
Je les garderai mieux, tu peux en assurer
La belle qui pour toi daigne se parjurer.

 

PHILANDRE.

Un homme doit souffrir d’une fille en colère ;
Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère :
Tout exprès je le cherche, et son sang, ou le mien…

 

CLORIS.

Quoi ! Philandre est vaillant, et je n’en savois rien !
Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre ;
Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre,
Et mon frère, qui sait comme il s’en faut guérir,
Quand tu l’aurois tué, pourroit n’en pas mourir.

 

PHILANDRE.

L’effet en fera foi, s’il en a le courage.
Adieu : j’en perds le temps à parler davantage.
Tremble.

 

CLORIS.

Tremble. J’en ai grand lieu, connoissant ta vertu :
Pourvu qu’il y consente, il sera bien battu.

ACTE IV
Scène Première

MÉLITE, La Nourrice.

 

LA NOURRICE.

Cette obstination à faire la secrète
M’accuse injustement d’être trop peu discrète.

 

MÉLITE.

Ton importunité n’est pas à supporter :
Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?

 

LA NOURRICE.

Les visites d’Éraste un peu moins assidues
Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,
Et ce qu’on voit par là de refroidissement
Ne fait que trop juger son mécontentement.
Tu m’en veux cependant cacher tout le mystère ;
Mais je pourrois enfin en croire ma colère,
Et pour punition te priver des avis
Qu’a jusqu’ici ton cœur si doucement suivis.

 

MÉLITE.

C’est à moi de trembler après cette menace,
Et tout autre du moins trembleroit en ma place.

 

LA NOURRICE.

Ne raillons point : le fruit qui t’en est demeuré
(Je parle sans reproche, et tout considéré)
Vaut bien… Mais revenons à notre humeur chagrine :
Apprends-moi ce que c’est.

 

MÉLITE.

Apprends-moi ce que c’est._Veux-tu que je devine ?
Dégoûté d’un esprit si grossier que le mien,
Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.

 

LA NOURRICE.

Ce n’est pas bien ainsi qu’un amant perd l’envie
D’une chose deux ans ardemment poursuivie :
D’assurance un mépris l’oblige à se piquer ;
Mais ce n’est pas un trait qu’il faille pratiquer.
Une fille qui voit et que voit la jeunesse
Ne s’y doit gouverner qu’avec beaucoup d’adresse ;
Le dédain lui messied, ou quand elle s’en sert,
Que ce soit pour reprendre un amant qu’elle perd.
Une heure de froideur, à propos ménagée,
Peut rembraser une âme à demi dégagée,
Qu’un traitement trop doux dispense à des mépris
D’un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix.
Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde,
Faire qu’aux vœux de tous l’apparence réponde,
Et sans embarrasser son cœur de leurs amours,
Leur faire bonne mine, et souffrir leurs discours.
Qu’à part ils pensent tous avoir la préférence,
Et paroissent ensemble entrer en concurrence ;
Que tout l’extérieur de son visage égal
Ne rende aucun jaloux du bonheur d’un rival ;
Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,
Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;
Qu’ils vivent tous d’espoir jusqu’au choix d’un mari,
Mais qu’aucun cependant ne soit le plus chéri,
Et qu’elle cède enfin, puisqu’il faut qu’elle cède,
A qui paiera le mieux le bien qu’elle possède.
Si tu n’eusses jamais quitté cette leçon,
Ton Éraste avec toi vivroit d’autre façon.

 

MÉLITE.

Ce n’est pas son humeur de souffrir ce partage :
Il croit que mes regards soient son propre héritage,
Et prend ceux que je donne à tout autre qu’à lui
Pour autant de larcins faits sur le bien d’autrui.

 

LA NOURRICE.

J’entends à demi-mot ; achève, et m’expédie
Promptement le motif de cette maladie.

 

MÉLITE.

Si tu m’avois, Nourrice, entendue à demi,
Tu saurois que Tircis…

 

LA NOURRICE.

Tu saurois que Tircis…_Quoi ? son meilleur ami !
N’a-ce pas été lui qui te l’a fait connoître ?

 

MÉLITE.

Il voudroit que le jour en fût encore à naître ;
Et si d’auprès de moi je l’avois écarté,
Tu verrois tout à l’heure Éraste à mon côté.

 

LA NOURRICE.

J’ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;
Mais puisque leur humeur ensemble ne s’accorde,
Éraste n’est pas homme à laisser échapper ;
Un semblable pigeon ne se peut rattraper :
Il a deux fois le bien de l’autre, et davantage.

 

MÉLITE.

Le bien ne touche point un généreux courage.

 

LA NOURRICE.

Tout le monde l’adore, et tâche d’en jouir.

 

MÉLITE.

Il suit un faux éclat qui ne peut m’éblouir.

 

LA NOURRICE.

Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite.

 

MÉLITE.

Tu le places au rang qui n’est dû qu’au mérite.

 

LA NOURRICE.

On a trop de mérite étant riche à ce point.

 

MÉLITE.

Les biens en donnent-ils à ceux qui n’en ont point ?

 

LA NOURRICE.

Oui, ce n’est que par là qu’on est considérable.

 

MÉLITE.

Mais ce n’est que par là qu’on devient méprisable :
Un homme dont les biens font toutes les vertus
Ne peut être estimé que des cœurs abattus.

 

LA NOURRICE.

Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?

 

MÉLITE.

Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?
Étant riche, on méprise assez communément
Des belles qualités le solide ornement,
Et d’un luxe honteux la richesse suivie
Souvent par l’abondance aux vices nous convie.

 

LA NOURRICE.

Enfin je reconnois…

 

MÉLITE.

Enfin je reconnois…_Qu’avec tout ce grand bien
Un jaloux sur mon cœur n’obtiendra jamais rien.

 

LA NOURRICE.

Et que d’un cajoleur la nouvelle conquête
T’imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête.
Si ta mère le sait…

 

MÉLITE.

Si ta mère le sait…_Laisse-moi ces soucis,
Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis.

 

LA NOURRICE.

Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.

 

MÉLITE.

Ta curiosité te met trop en cervelle.
Rentre sans t’informer de ce qu’elle prétend ;
Un meilleur entretien avec elle m’attend.

ACTE IV
Scène II

CLORIS, MÉLITE.

 

CLORIS.

Je chéris tellement celles de votre sorte,
Et prends tant d’intérêt en ce qui leur importe,
Qu’aux pièces qu’on leur fait je ne puis consentir,
Ni même en rien savoir sans les en avertir.
Ainsi donc, au hasard d’être la mal venue,
Encor que je vous sois, peu s’en faut, inconnue,
Je viens vous faire voir que votre affection
N’a pas été fort juste en son élection.

 

MÉLITE.

Vous pourriez, sous couleur de rendre un bon office,
Mettre quelque autre en peine avec cet artifice ;
Mais pour m’en repentir j’ai fait un trop bon choix :
Je renonce à choisir une seconde fois,
Et mon affection ne s’est point arrêtée
Que chez un cavalier qui l’a trop méritée.

 

CLORIS.

Vous me pardonnerez, j’en ai de bons témoins,
C’est l’homme qui de tous la mérite le moins.

 

MÉLITE.

Si je n’avois de lui qu’une foible assurance,
Vous me feriez entrer en quelque défiance ;
Mais je m’étonne fort que vous l’osiez blâmer,
Ayant quelque intérêt vous-même à l’estimer.

 

CLORIS.

Je l’estimai jadis, et je l’aime et l’estime
Plus que je ne faisois auparavant son crime.
Ce n’est qu’en ma faveur qu’il ose vous trahir,
Et vous pouvez juger si je le puis haïr,
Lorsque sa trahison m’est un clair témoignage
Du pouvoir absolu que j’ai sur son courage.

 

MÉLITE.

Le pousser à me faire une infidélité,
C’est assez mal user de cette autorité.

 

CLORIS.

Me le faut-il pousser où son devoir l’oblige ?
C’est son devoir qu’il suit alors qu’il vous néglige.

 

MÉLITE.

Quoi ! le devoir chez vous oblige aux trahisons ?

 

CLORIS.

Quand il n’en auroit point de plus justes raisons,
La parole donnée, il faut que l’on la tienne.

 

MÉLITE.

Cela fait contre vous : il m’a donné la sienne.

 

CLORIS.

Oui ; mais ayant déjà reçu mon amitié,
Sur un vœu solennel d’être un jour sa moitié,
Peut-il s’en départir pour accepter la vôtre ?

 

MÉLITE.

De grâce, excusez-moi, je vous prends pour une autre,
Et c’étoit à Cloris que je croyois parler.

 

CLORIS.

Vous ne vous trompez pas.

 

MÉLITE.

Vous ne vous trompez pas._Donc, pour mieux me railler,
La sœur de mon amant contrefait ma rivale ?

 

CLORIS.

Donc, pour mieux m’éblouir, une âme déloyale
Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite, sachez
Que je ne sais que trop ce que vous me cachez.
Philandre m’a tout dit : vous pensez qu’il vous aime ;
Mais sortant d’avec vous, il me conte lui-même
Jusqu’aux moindres discours dont votre passion
Tâche de suborner son inclination.

 

MÉLITE.

Moi, suborner Philandre ! ah ! que m’osez-vous dire !

 

CLORIS.

La pure vérité.

 

MÉLITE.

La pure vérité._Vraiment, en voulant rire,
Vous passez trop avant ; brisons là, s’il vous plaît.
Je ne vois point Philandre, et ne sais quel il est.

 

CLORIS.

Vous en croirez du moins votre propre écriture.
Tenez, voyez, lisez.

 

MÉLITE.

Tenez, voyez, lisez._Ah, Dieux ! quelle imposture !
Jamais un de ces traits ne partit de ma main.

 

CLORIS.

Nous pourrions demeurer ici jusqu’à demain,
Que vous persisteriez dans la méconnoissance :
Je les vous laisse. Adieu.

 

MÉLITE.

Je les vous laisse. Adieu._Tout beau, mon innocence
Veut apprendre de vous le nom de l’imposteur,
Pour faire retomber l’affront sur son auteur.

 

CLORIS.

Vous pensez me duper, et perdez votre peine.
Que sert le désaveu quand la preuve est certaine ?
À quoi bon démentir? à quoi bon dénier… ?

 

MÉLITE.

Ne vous obstinez point à me calomnier ;
Je veux que, si jamais j’ai dit mot à Philandre…

 

CLORIS.

Remettons ce discours : quelqu’un vient nous surprendre ;
C’est le brave Lisis, qui semble sur le front
Porter empreints les traits d’un déplaisir profond.

ACTE IV
Scène III

LISIS, MÉLITE, CLORIS.

 

LISIS, à Cloris.

Préparez vos soupirs à la triste nouvelle
Du malheur où nous plonge un esprit infidèle ;
Quittez son entretien, et venez avec moi
Plaindre un frère au cercueil par son manque de foi.

 

MÉLITE.

Quoi ! son frère au cercueil !

 

LISIS.

Quoi ! son frère au cercueil !_Oui, Tircis, plein de rage
De voir que votre change indignement l’outrage.
Maudissant mille fois le détestable jour
Que votre bon accueil lui donna de l’amour,
Dedans ce désespoir a chez moi rendu l’âme,
Et mes yeux désolés…

 

MÉLITE.

Et mes yeux désolés…_Je n’en puis plus ; je pâme.

 

CLORIS.

Au secours ! au secours !

ACTE IV
Scène IV

CLITON, la Nourrice, MÉLITE,
LISIS, CLORIS.

 

CLITON.

Au secours ! au secours !_D’où provient cette voix ?

 

LA NOURRICE.

Qu’avez-vous, mes enfants ?

 

CLORIS.

Qu’avez-vous, mes enfants ?_Mélite que tu vois…

 

LA NOURRICE.

Hélas ! elle se meurt ; son teint vermeil s’efface;
Sa chaleur se dissipe ; elle n’est plus que glace.

 

LISIS,
à Cliton.

Va quérir un peu d’eau ; mais il faut te hâter.

 

CLITON,
à Lisis.

Si proches du logis, il vaut mieux l’y porter.

 

CLORIS.

Aidez mes foibles pas ; les forces me défaillent,
Et je vais succomber aux douleurs qui m’assaillent.

ACTE IV
Scène V

ÉRASTE.

À la fin je triomphe, et les destins amis
M’ont donné le succès que je m’étois promis.
Me voilà trop heureux, puisque par mon adresse
Mélite est sans amant, et Tircis sans maîtresse ;
Et comme si c’étoit trop peu pour me venger,
Philandre et sa Cloris courent même danger.
Mais par quelle raison leurs âmes désunies
Pour les crimes d’autrui seront-elles punies ?
Que m’ont-ils fait tous deux pour troubler leurs accords ?
Fuyez de ma pensée, inutiles remords ;
La joie y veut régner, cessez de m’en distraire.
Cloris m’offense trop d’être sœur d’un tel frère,
Et Philandre, si prompt à l’infidélité,
N’a que la peine due à sa crédulité.
Mais que me veut Cliton qui sort de chez Mélite ?

ACTE IV
Scène VI

ÉRASTE, CLITON.

 

CLITON.

Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite,
Dont je fus à regret le damnable instrument,
A couché de douleur Tircis au monument.

 

ÉRASTE.

Courage ! tout va bien, le traître m’a fait place ;
Le seul qui me rendoit son courage de glace,
D’un favorable coup la mort me l’a ravi.

 

CLITON.

Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’a suivi.

 

ÉRASTE.

Mélite l’a suivi ! que dis-tu, misérable ?

 

CLITON.

Monsieur, il est trop vrai : le moment déplorable
Qu’elle a su son trépas a terminé ses jours.

 

ÉRASTE.

Ah ciel ! s’il est ainsi…

 

CLITON.

Ah ciel ! s’il est ainsi…_Laissez là ces discours,
Et vantez-vous plutôt que par votre imposture
Ces malheureux amants trouvent la sépulture,
Et que votre artifice a mis dans le tombeau
Ce que le monde avoit de parfait et de beau.

 

ÉRASTE.

Tu m’oses donc flatter, infâme, et tu supprimes
Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?
Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’à demi ?
Achève tout d’un coup : dis que maîtresse, ami,
Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme
Sut jamais allumer une pudique flamme,
Tout ce que l’amitié me rendit précieux,
Par ma fourbe a perdu la lumière des cieux ;
Dis que j’ai violé les deux lois les plus saintes,
Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes ;
Dis que j’ai corrompu, dis que j’ai suborné,
Falsifié, trahi, séduit, assassiné :
Tu n’en diras encor que la moindre partie.
Quoi ! Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !
Je ne l’avois pas su, Parques, jusqu’à ce jour,
Que vous relevassiez de l’empire d’Amour ;
J’ignorois qu’aussitôt qu’il assemble deux âmes,
Il vous pût commander d’unir aussi leurs trames.
Vous en relevez donc, et montrez aujourd’hui
Que vous êtes pour nous aveugles comme lui !
Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares
Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares !
Mais je m’en prends à vous, moi qui suis l’imposteur,
Moi qui suis de leurs maux le détestable auteur.
Hélas ! et falloit-il que ma supercherie
Tournât si lâchement tant d’amour en furie ?
Inutiles regrets, repentirs superflus,
Vous ne me rendez pas Mélite qui n’est plus ;
Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre :
Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre.
Il faut que de mon sang je lui fasse raison,
Et de ma jalousie, et de ma trahison,
Et que de ma main propre une âme si fidèle
Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corps chancelle ?
Quel murmure confus ! et qu’entends-je hurler ?
Que de pointes de feu se perdent parmi l’air !
Les Dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre ;
Leur foudre décoché vient de fendre la terre.
Et pour leur obéir son sein me recevant
M’engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant.
Je vous entends, grands Dieux : c’est là-bas que leurs âmes
Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;
C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut verser mon sang :
La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,
Et jusqu’aux bords du Styx me fait libre passage ;
Je l’aperçois déjà, je suis sur son rivage.
Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux Dieux,
Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux,
N’entre point en courroux contre mon insolence,
Si j’ose avec mes cris violer ton silence ;
Je ne te veux qu’un mot : Tircis est-il passé ?
Mélite est-elle ici ? Mais qu’attends-je ? insensé !
Ils sont tous deux si chers à ton funeste empire,
Que tu crains de les perdre, et n’oses m’en rien dire.
Vous donc, esprits légers, qui, manque de tombeaux,
Tournoyez vagabonds à l’entour de ces eaux,
À qui Charon cent ans refuse sa nacelle,
Ne m’en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?
Parlez, et je promets d’employer mon crédit
À vous faciliter ce passage interdit.

 

CLITON.

Monsieur, que faites-vous ? Votre raison troublée
Par l’effort des douleurs dont elle est accablée
Figure à votre vue…

 

ÉRASTE.

Figure à votre vue…_Ah ! te voilà, Charon ;
Dépêche promptement, et d’un coup d’aviron
Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autre rivage.

 

CLITON.

Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage :
Reconnoissez Cliton.

 

ÉRASTE.

Reconnoissez Cliton._Dépêche, vieux nocher,
Avant que ces esprits nous puissent approcher.
Ton bateau de leur poids fondroit dans les abîmes ;
Il n’en aura que trop d’Éraste et de ses crimes.
Quoi ! tu veux te sauver à l’autre bord sans moi ?
Si faut-il qu’à ton cou je passe malgré toi.

(Il se jette sur les épaules de Cliton, qui l’emporte
derrière le théâtre)

ACTE IV
Scène VII

PHILANDRE.

Présomptueux rival, dont l’absence importune
Retarde le succès de ma bonne fortune,
As-tu sitôt perdu cette ombre de valeur
Que te prêtoit tantôt l’effort de ta douleur ?
Que devient à présent cette bouillante envie
De punir ta volage aux dépens de ma vie ?
Il ne tient plus qu’à toi que tu ne sois content :
Ton ennemi l’appelle, et ton rival t’attend.
Je te cherche en tous lieux, et cependant ta fuite
Se rit impunément de ma vaine poursuite.
Crois-tu, laissant mon bien dans les mains de ta sœur,
En demeurer toujours l’injuste possesseur,
Ou que ma patience, à la fin échappée
(Puisque tu ne veux pas le débattre à l’épée),
Oubliant le respect du sexe et tout devoir,
Ne laisse point sur elle agir mon désespoir ?

ACTE IV
Scène VIII

ÉRASTE, PHILANDRE.

 

ÉRASTE.

Détacher Ixion pour me mettre en sa place !
Mégères, c’est à vous une indiscrète audace.
Ai-je avec même front que cet ambitieux
Attenté sur le lit du monarque des cieux ?
Vous travaillez en vain, barbares Euménides ;
Non, ce n’est pas ainsi qu’on punit les perfides.
Quoi ! me presser encor ? Sus, de pieds et de mains
Essayons d’écarter ces monstres inhumains.
À mon secours, esprits ! vengez-vous de vos peines ;
Écrasons leurs serpents ; chargeons-les de vos chaînes.
Pour ces filles d’enfer nous sommes trop puissants.

 

PHILANDRE.

Il semble à ce discours qu’il ait perdu le sens.
Éraste, cher ami, quelle mélancolie
Te met dans le cerveau cet excès de folie ?

 

ÉRASTE.

Équitable Minos, grand juge des enfers,
Voyez qu’injustement on m’apprête des fers.
Faire un tour d’amoureux, supposer une lettre,
Ce n’est pas un forfait qu’on ne puisse remettre.
Il est vrai que Tircis en est mort de douleur,
Que Mélite après lui redouble ce malheur,
Que Cloris sans amant ne sait à qui s’en prendre ;
Mais la faute n’en est qu’au crédule Philandre ;
Lui seul en est la cause, et son esprit léger,
Qui trop facilement résolut de changer ;
Car ces lettres, qu’il croit l’effet de ses mérites,
La main que vous voyez les a toutes écrites.

 

PHILANDRE.

Je te laisse impuni, traître : de tels remords
Te donnent des tourments pires que mille morts ;
Je t’obligerois trop de t’arracher la vie,
Et ma juste vengeance est bien mieux assouvie
Par les folles horreurs de cette illusion.
Ah ! grands Dieux, que je suis plein de confusion !

ACTE IV
Scène IX

ÉRASTE.

Tu t’enfuis donc, barbare, et me laissant en proie
À ces cruelles sœurs, tu les combles de joie ?
Non, non, retirez-vous, Tisiphone, Alecton,
Et tout ce que je vois d’officiers de Pluton :
Vous me connoissez mal ; dans le corps d’un perfide
Je porte le courage et les forces d’Alcide.
Je vais tout renverser dans ces royaumes noirs,
Et saccager moi seul ces ténébreux manoirs.
Une seconde fois le triple chien Cerbère
Vomira l’aconit en voyant la lumière ;
J’irai du fond d’enfer dégager les Titans,
Et si Pluton s’oppose à ce que je prétends,
Passant dessus le ventre à sa troupe mutine,
J’irai d’entre ses bras enlever Proserpine.

ACTE IV
Scène X

LISIS, CLORIS.

 

LISIS.

N’en doute plus, Cloris, ton frère n’est point mort ;
Mais ayant su de lui son déplorable sort,
Je voulois éprouver par cette triste feinte
Si celle qu’il adore, aucunement atteinte,
Deviendroit plus sensible aux traits de la pitié
Qu’aux sincères ardeurs d’une sainte amitié.
Maintenant que je vois qu’il faut qu’on nous abuse.
Afin que nous puissions découvrir cette ruse,
Et que Tircis en soit de tout point éclairci.
Sois sûre que dans peu je te le rends ici.
Ma parole sera d’un prompt effet suivie :
Tu reverras bientôt ce frère plein de vie ;
C’est assez que je passe une fois pour trompeur.

 

CLORIS.

Si bien qu’au lieu du mal nous n’aurons que la peur ?
Le cœur me le disoit : je sentois que mes larmes
Refusoient de couler pour de fausses alarmes,
Dont les plus dangereux et plus rudes assauts
Avoient beaucoup de peine à m’émouvoir à faux ;
Et je n’étudiai cette douleur menteuse
Qu’à cause qu’en effet j’étois un peu honteuse
Qu’une autre en témoignât plus de ressentiment.

 

LISIS.

Après tout, entre nous, confesse franchement
Qu’une fille en ces lieux, qui perd un frère unique,
Jusques au désespoir fort rarement se pique :
Ce beau nom d’héritière a de telles douceurs,
Qu’il devient souverain à consoler des sœurs.

 

CLORIS.

Adieu, railleur, adieu : son intérêt me presse
D’aller rendre d’un mot la vie à sa maîtresse ;
Autrement je saurois t’apprendre à discourir.

 

LISIS.

Et moi, de ces frayeurs de nouveau te guérir.

ACTE V
Scène Première

CLITON, la Nourrice.

 

CLITON.

Je ne t’ai rien celé : tu sais toute l’affaire.

 

LA NOURRICE.

Tu m’en as bien conté ; mais se pourroit-il faire
Qu’Éraste eût des remords si vifs et si pressants
Que de violenter sa raison et ses sens ?

 

CLITON.

Eût-il pu, sans en perdre entièrement l’usage,
Se figurer Charon des traits de mon visage,
Et de plus, me prenant pour ce vieux nautonier,
Me payer à bons coups des droits de son denier ?

 

LA NOURRICE.

Plaisante illusion !

 

CLITON.

Plaisante illusion !_Mais funeste à ma tête,
Sur qui se déchargeoit une telle tempête,
Que je tiens maintenant à miracle évident
Qu’il me soit demeuré dans la bouche une dent.

 

LA NOURRICE.

C’étoit mal reconnoître un si rare service.

 

ÉRASTE,
derrière le théâtre.

Arrêtez, arrêtez, poltrons !

 

CLITON.

Arrêtez, arrêtez, poltrons !_Adieu, Nourrice :
Voici ce fou qui vient, je l’entends à la voix ;
Crois que ce n’est pas moi qu’il attrape deux fois.

 

LA NOURRICE.

Pour moi, quand je devrois passer pour Proserpine,
Je veux voir à quel point sa fureur le domine.

 

CLITON.

Contente à tes périls ton curieux désir.

 

LA NOURRICE.

Quoi qu’il puisse arriver, j’en aurai le plaisir.

ACTE V
Scène II

 

ÉRASTE, la Nourrice.

 

ÉRASTE.

En vain je les rappelle, en vain pour se défendre
La honte et le devoir leur parlent de m’attendre ;
Ces lâches escadrons de fantômes affreux
Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux,
Et se fiant à peine à la nuit qui les couvre,
Souhaitent sous l’enfer qu’un autre enfer s’entr’ouvre.
Ma voix met tout en fuite, et dans ce vaste effroi,
La peur saisit si bien les ombres et leur roi,
Que se précipitant à de promptes retraites,
Tous leurs soucis ne vont qu’à les rendre secrètes.
Le bouillant Phlégéthon, parmi ses flots pierreux,
Pour les favoriser ne roule plus de feux ;
Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,
Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière ;
Les Parques même en hâte emportent leurs fuseaux.
Et dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux,
Charon, les bras croisés, dans sa barque s’étonne
De ce qu’après Éraste il n’a passé personne.
Trop heureux accident, s’il avoit prévenu
Le déplorable coup du malheur avenu !
Trop heureux accident, si la terre entr’ouverte
Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,
Et si ce que le ciel me donne ici d’accès
Eût de ma trahison devancé le succès !
Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre !
N’étoit-ce pas assez pour me réduire en poudre
Que le simple dessein d’un si lâche forfait ?
Injustes, deviez-vous en attendre l’effet ?
Ah Mélite ! ah Tircis ! leur cruelle justice
Aux dépens de vos jours me choisit un supplice.
Ils doutoient que l’enfer eût de quoi me punir
Sans le triste secours de ce dur souvenir.
Tout ce qu’ont les enfers de feux, de fouets, de chaînes,
Ne sont auprès de lui que de légères peines ;
On reçoit d’Alecton un plus doux traitement.
Souvenir rigoureux, trêve, trêve un moment !
Qu’au moins avant ma mort dans ces demeures sombres
Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres !
Use après, si tu veux, de toute ta rigueur,
Et si pour m’achever tu manques de vigueur,
(Il met la main sur son épée.)
Voici qui t’aidera : mais derechef, de grâce,
Cesse de me gêner durant ce peu d’espace.
Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre, voici
L’ennemi de votre heur qui vous cherchoit ici :
C’est Éraste, c’est lui, qui n’a plus d’autre envie
Que d’épandre à vos pieds son sang avec sa vie :
Ainsi le veut le sort, et tout exprès les Dieux
L’ont abîmé vivant en ces funestes lieux.

 

LA NOURRICE.

Pourquoi permettez-vous que cette frénésie
Règne si puissamment sur votre fantaisie ?
L’enfer voit-il jamais une telle clarté ?

 

ÉRASTE.

Aussi ne la tient-il que de votre beauté ;
Ce n’est que de vos yeux que part cette lumière.

 

LA NOURRICE.

Ce n’est que de mes yeux ! Dessillez la paupière,
Et d’un sens plus rassis jugez de leur éclat.

 

ÉRASTE.

Ils ont, de vérité, je ne sais quoi de plat ;
Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage
Je m’étonne de voir un autre air, un autre âge :
Je ne reconnois plus aucun de vos attraits.
Jadis votre nourrice avoit ainsi les traits,
Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême,
Le poil ainsi grison. Dieux ! c’est elle-même.
Nourrice, qui t’amène en ces lieux pleins d’effroi ?
Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ?

 

LA NOURRICE.

Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte
Que la voyant si pâle il la crut être morte ;
Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.
Au reste, elle est vivante, et peut-être aujourd’hui
Tircis, de qui la mort n’étoit qu’imaginaire,
De sa fidélité recevra le salaire.

 

ÉRASTE.

Désormais donc en vain je les cherche ici-bas ;
En vain pour les trouver je rends tant de combats.

 

LA NOURRICE.

Votre douleur vous trouble, et forme des nuages
Qui séduisent vos sens par de fausses images :
Cet enfer, ces combats ne sont qu’illusions.

 

ÉRASTE.

Je ne m’abuse point de fausses visions :
Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite,
Et Pluton de frayeur en quitter la conduite.

 

LA NOURRICE.

Peut-être que chacun s’enfuyoit devant vous,
Craignant votre fureur et le poids de vos coups ;
Mais voyez si l’enfer ressemble à cette place :
Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la même face ?
Le logis de Mélite et celui de Cliton
Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ?
Quoi ? n’y remarquez-vous aucune différence ?

 

ÉRASTE.

De vrai, ce que tu dis a beaucoup d’apparence.
Nourrice, prends pitié d’un esprit égaré
Qu’ont mes vives douleurs d’avec moi séparé :
Ma guérison dépend de parler à Mélite.

 

LA NOURRICE.

Différez pour le mieux un peu cette visite,
Tant que, maître absolu de votre jugement,
Vous soyez en état de faire un compliment.
Votre teint et vos yeux n’ont rien d’un homme sage ;
Donnez-vous le loisir de changer de visage :
Un moment de repos que vous prendrez chez vous…

 

ÉRASTE.

Ne peut, si tu n’y viens, rendre mon sort plus doux,
Et ma foible raison, de guide dépourvue.
Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.

 

LA NOURRICE.

Si je vous suis utile, allons, je ne veux pas
Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.

ACTE V
Scène III

CLORIS, PHILANDRE.

 

CLORIS.

Ne m’importune plus, Philandre, je t’en prie ;
Me rapaiser jamais passe ton industrie.
Ton meilleur, je t’assure, est de n’y plus penser ;
Tes protestations ne font que m’offenser :
Savante à mes dépens de leur peu de durée,
Je ne veux point en gage une foi parjurée,
Un cœur que d’autres yeux peuvent sitôt brûler,
Qu’un billet supposé peut sitôt ébranler.

 

PHILANDRE.

Ah ! ne remettez plus dedans votre mémoire
L’indigne souvenir d’une action si noire.
Et pour rendre à jamais nos premiers vœux contents,
Étouffez l’ennemi du pardon que j’attends.
Mon crime est sans égal ; mais enfin, ma chère âme…

 

CLORIS.

Laisse là désormais ces petits mots de flamme,
Et par ces faux témoins d’un feu mal allumé
Ne me reproche plus que je t’ai trop aimé.

 

PHILANDRE.

De grâce, redonnez à l’amitié passée
Le rang que je tenois dedans votre pensée.
Derechef, ma Cloris, par ces doux entretiens,
Par ces feux qui voloient de vos yeux dans les miens,
Par ce que votre foi me permettoit d’attendre…

 

CLORIS.

C’est d’où dorénavant tu ne dois plus prétendre.
Ta sottise m’instruit, et par là je vois bien
Qu’un visage commun, et fait comme le mien,
N’a point assez d’appas, ni de chaîne assez forte,
Pour tenir en devoir un homme de ta sorte.
Mélite a des attraits qui savent tout dompter ;
Mais elle ne pourroit qu’à peine t’arrêter :
Il te faut un sujet qui la passe ou l’égale.
C’est en vain que vers moi ton amour se ravale ;
Fais-lui, si tu m’en crois, agréer tes ardeurs :
Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs.

 

PHILANDRE.

Ne me déguisez rien, un autre a pris ma place ;
Une autre affection vous rend pour moi de glace.

 

CLORIS.

Aucun jusqu’à ce point n’est encore arrivé ;
Mais je te changerai pour le premier trouvé.

 

PHILANDRE.

C’en est trop, tes dédains épuisent ma souffrance.
Adieu ; je ne veux plus avoir d’autre espérance,
Sinon qu’un jour le ciel te fera ressentir
De tant de cruautés le juste repentir.

 

CLORIS.

Adieu : Mélite et moi nous aurons de quoi rire
De tous les beaux discours que tu me viens de dire.
Que lui veux-tu mander ?

 

PHILANDRE.

Que lui veux-tu mander ?_Va, dis-lui de ma part
Qu’elle, ton frère et toi, reconnoîtrez trop tard
Ce que c’est que d’aigrir un homme de ma sorte.

 

CLORIS.

Ne crois pas la chaleur du courroux qui t’emporte :
Tu nous ferois trembler plus d’un quart d’heure ou deux.

 

PHILANDRE.

Tu railles, mais bientôt nous verrons d’autres jeux :
Je sais trop comme on venge une flamme outragée.

 

CLORIS.

Le sais-tu mieux que moi, qui suis déjà vengée ?
Par où t’y prendras-tu ? de quel air ?

 

PHILANDRE.

Par où t’y prendras-tu ? de quel air ?_Il suffit :
Je sais comme on se venge.

 

CLORIS.

Je sais comme on se venge._Et moi comme on s’en rit.

ACTE V
Scène IV

TIRCIS, MÉLITE.

 

TIRCIS.

Maintenant que le sort, attendri par nos plaintes,
Comble notre espérance et dissipe nos craintes,
Que nos contentements ne sont plus traversés
Que par le souvenir de nos malheurs passés,
Ouvrons toute notre âme à ces douces tendresses
Qu’inspirent aux amants les pleines allégresses,
Et d’un commun accord chérissons nos ennuis,
Dont nous voyons sortir de si précieux fruits.
Adorables regards, fidèles interprètes
Par qui nous expliquions nos passions secrètes,
Doux truchements du cœur, qui déjà tant de fois
M’avez si bien appris ce que n’osoit la voix,
Nous n’avons plus besoin de votre confidence :
L’amour en liberté peut dire ce qu’il pense,
Et dédaigne un secours qu’en sa naissante ardeur
Lui faisoient mendier la crainte et la pudeur.
Beaux yeux, à mon transport pardonnez ce blasphème,
La bouche est impuissante où l’amour est extrême :
Quand l’espoir est permis, elle a droit de parler ;
Mais vous allez plus loin qu’elle ne peut aller.
Ne vous lassez donc point d’en usurper l’usage,
Et quoi qu’elle m’ait dit, dites-moi davantage.
Mais tu ne me dis mot, ma vie ; et quels soucis
T’obligent à te taire auprès de ton Tircis ?

 

MÉLITE.

Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent.

 

TIRCIS.

Ah ! mon heur, il est vrai, si tes désirs secondent
Cet amour qui paroît et brille dans tes yeux,
Je n’ai rien désormais à demander aux Dieux.

 

MÉLITE.

Tu t’en peux assurer : mes yeux si pleins de flamme
Suivent l’instruction des mouvements de l’âme.
On en a vu l’effet, lorsque ta fausse mort
A fait sur tous mes sens un véritable effort ;
On en a vu l’effet, quand te sachant en vie,
De revivre avec toi j’ai pris aussi l’envie ;
On en a vu l’effet, lorsqu’à force de pleurs
Mon amour et mes soins, aidés de mes douleurs,
Ont fléchi la rigueur d’une mère obstinée,
Et gagné cet aveu qui fait notre hyménée,
Si bien qu’à ton retour ta chaste affection
Ne trouve plus d’obstacle à sa prétention.
Cependant l’aspect seul des lettres d’un faussaire
Te sut persuader tellement le contraire,
Que sans vouloir m’entendre, et sans me dire adieu,
Jaloux et furieux tu partis de ce lieu.

 

TIRCIS.

J’en rougis, mais apprends qu’il n’étoit pas possible
D’aimer comme j’aimois, et d’être moins sensible ;
Qu’un juste déplaisir ne sauroit écouter
La raison qui s’efforce à le violenter ;
Et qu’après des transports de telle promptitude,
Ma flamme ne te laisse aucune incertitude.

 

MÉLITE.

Tout cela seroit peu, n’étoit que ma bonté
T’en accorde un oubli sans l’avoir mérité,
Et que, tout criminel, tu m’es encore aimable.

 

TIRCIS.

Je me tiens donc heureux d’avoir été coupable,
Puisque l’on me rappelle au lieu de me bannir,
Et qu’on me récompense au lieu de me punir.
J’en aimerai l’auteur de cette perfidie,
Et si jamais je sais quelle main si hardie…

ACTE V
Scène V

CLORIS, TIRCIS, MÉLITE.

 

CLORIS.

Il vous fait fort bon voir, mon frère, à cajoler,
Cependant qu’une sœur ne se peut consoler,
Et que le triste ennui d’une attente incertaine
Touchant votre retour la tient encore en peine.

 

TIRCIS.

L’amour a fait au sang un peu de trahison ;
Mais Philandre pour moi t’en aura fait raison.
Dis-nous, auprès de lui retrouves-tu ton conte,
Et te peut-il revoir sans montrer quelque honte ?

 

CLORIS.

L’infidèle m’a fait tant de nouveaux serments,
Tant d’offres, tant de vœux, et tant de compliments,
Mêlés de repentir…

 

MÉLITE.

Mêlés de repentir…_Qu’à la fin exorable,
Vous l’avez regardé d’un œil plus favorable.

 

CLORIS.

Vous devinez fort mal.

 

TIRCIS.

Vous devinez fort mal._Quoi, tu l’as dédaigné ?

 

CLORIS.

Du moins, tous ses discours n’ont encor rien gagné.

 

MÉLITE.

Si bien qu’à n’aimer plus votre dépit s’obstine ?

 

CLORIS.

Non pas cela du tout, mais je suis assez fine :
Pour la première fois, il me dupe qui veut ;
Mais pour une seconde, il m’attrape qui peut.

 

MÉLITE.

C’est-à-dire, en un mot…

 

CLORIS.

C’est-à-dire, en un mot…_Que son humeur volage
Ne me tient pas deux fois en un même passage ;
En vain dessous mes lois il revient se ranger.
Il m’est avantageux de l’avoir vu changer,
Avant que de l’hymen le joug impitoyable,
M’attachant avec lui, me rendît misérable.
Qu’il cherche femme ailleurs, tandis que de ma part
J’attendrai du destin quelque meilleur hasard.

 

MÉLITE.

Mais le peu qu’il voulut me rendre de service
Ne lui doit pas porter un si grand préjudice.

 

CLORIS.

Après un tel faux bond, un change si soudain,
À volage, volage, et dédain pour dédain.

 

MÉLITE.

Ma sœur, ce fut pour moi qu’il osa s’en dédire.

 

CLORIS.

Et pour l’amour de vous je n’en ferai que rire.

 

MÉLITE.

Et pour l’amour de moi vous lui pardonnerez.

 

CLORIS.

Et pour l’amour de moi vous m’en dispenserez.

 

MÉLITE.

Que vous êtes mauvaise !

 

CLORIS.

Que vous êtes mauvaise !_Un peu plus qu’il ne semble.

 

MÉLITE.

Je vous veux toutefois remettre bien ensemble.

 

CLORIS.

Ne l’entreprenez pas; peut-être qu’après tout
Votre dextérité n’en viendroit pas à bout.

ACTE V
Scène VI

TIRCIS, la Nourrice, ÉRASTE, MÉLITE,
CLORIS.

 

TIRCIS.

De grâce, mon souci, laissons cette causeuse :
Qu’elle soit à son choix facile ou rigoureuse,
L’excès de mon ardeur ne sauroit consentir
Que ces frivoles soins te viennent divertir :
Tous nos pensers sont dus, en l’état où nous sommes,
À ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes,
Et ma fidélité, qu’il va récompenser…

 

LA NOURRICE.

Vous donnera bientôt autre chose à penser.
Votre rival vous cherche, et la main à l’épée
Vient demander raison de sa place usurpée.

 

ÉRASTE, à Mélite

.
Non, non, vous ne voyez en moi qu’un criminel,
À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel
Rend le jour odieux, et fait naître l’envie
De sortir de sa gêne en sortant de la vie.
Il vient mettre à vos pieds sa tête à l’abandon ;
La mort lui sera douce à l’égal du pardon.
Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite
La main qui sépara Tircis d’avec Mélite,
Et de qui l’imposture avec de faux écrits
A dérobé Philandre aux vœux de sa Cloris.

 

MÉLITE.

Eclaircis du seul point qui nous tenoit en doute,
Que serois-tu d’avis de lui répondre ?

 

TIRCIS.

Que serois-tu d’avis de lui répondre ?_Écoute
Quatre mots à quartier.

 

ÉRASTE.

Quatre mots à quartier.__Que vous avez de tort
De prolonger ma peine en différant ma mort !
De grâce, hâtez-vous d’abréger mon supplice,
Ou ma main préviendra votre lente justice.

 

MÉLITE.

Voyez comme le ciel a de secrets ressorts
Pour se faire obéir malgré nos vains efforts :
Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire,
Avance nos amours au lieu de les détruire ;
De son fâcheux succès, dont nous devions périr,
Le sort tire un remède afin de nous guérir.
Donc pour nous revancher de la faveur reçue,
Nous en aimons l’auteur à cause de l’issue,
Obligés désormais de ce que tour à tour
Nous nous sommes rendu tant de preuves d’amour,
Et de ce que l’excès de ma douleur sincère
A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère,
Que cette occasion prise comme aux cheveux,
Tircis n’a rien trouvé de contraire à ses vœux ;
Outre qu’en fait d’amour la fraude est légitime ;
Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,
Regardez, acceptant le pardon, ou l’oubli,
Par où votre repos sera mieux établi.

 

ÉRASTE.

Tout confus et honteux de tant de courtoisie,
Je veux dorénavant chérir ma jalousie,
Et puisque c’est de là que vos félicités…

 

LA NOURRICE, à Éraste.

Quittez ces compliments qu’ils n’ont pas mérités :
Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance
Ils tiennent le passé dans quelque indifférence,
N’osant se hasarder à des ressentiments
Qui donneroient du trouble à leurs contentements.
Mais Cloris, qui s’en tait, vous la gardera bonne,
Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,
Saura bien se venger sur vous à l’avenir
D’un amant échappé qu’elle pensoit tenir.

 

ÉRASTE, à Cloris.

Si vous pouviez souffrir qu’en votre bonne grâce
Celui qui l’en tira pût occuper sa place,
Éraste, qu’un pardon purge de son forfait,
Est prêt de réparer le tort qu’il vous a fait.
Mélite répondra de ma persévérance :
Je n’ai pu la quitter qu’en perdant l’espérance ;
Encore avez-vous vu mon amour irrité
Mettre tout en usage en cette extrémité ;
Et c’est avec raison que ma flamme contrainte
De réduire ses feux dans une amitié sainte,
Mes amoureux desirs, vers elle superflus
Tournent vers la beauté qu’elle chérit le plus.

 

TIRCIS.

Que t’en semble, ma sœur ?

 

CLORIS.

Que t’en semble, ma sœur ?_Mais toi-même, mon frère ?

 

TIRCIS.

Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.

 

CLORIS.

Tu sais qu’en tel sujet ce fut toujours de toi
Que mon affection voulut prendre la loi.

 

TIRCIS.

Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent,
Tu veux qu’auparavant les miens les autorisent.
Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j’y consens
Bien sûr que mon avis s’accommode à ton sens.
Fassent les puissants Dieux que par cette alliance
Il ne reste entre nous aucune défiance,
Et que m’aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,
Nos ans puissent couler avec plus de douceur !

 

ÉRASTE.

Heureux dans mon malheur, c’est dont je les supplie ;
Mais ma félicité ne peut être accomplie
Jusqu’à ce qu’après vous son aveu m’ait permis
D’aspirer à ce bien que vous m’avez promis.

 

CLORIS.

Aimez-moi seulement, et pour la récompense
On me donnera bien le loisir que j’y pense.

 

TIRCIS.

Oui, sous condition qu’avant la fin du jour
Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour.

CLORIS.

Vous prodiguez en vain vos foibles artifices ;
Je n’ai reçu de lui ni devoirs ni services.

 

MÉLITE.

C’est bien quelque raison ; mais ceux qu’il m’a rendus,
Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.
Ma sœur, acquitte-moi d’une reconnoissance
Dont un autre destin m’a mise en impuissance :
Accorde cette grâce à nos justes desirs.

 

TIRCIS.

Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs.

 

ÉRASTE.


Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,
Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;
Et pour faire aujourd’hui le bonheur d’un amant,
Laissez-les disposer de votre sentiment.

 

CLORIS.


En vain en ta faveur chacun me sollicite,
J’en croirai seulement la mère de Mélite :
Son avis m’ôtera la peur du repentir,
Et ton mérite alors m’y fera consentir.

 

TIRCIS.

Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,
Nourrice, va t’offrir pour maîtresse à Philandre.

 

LA NOURRICE.
(Tous rentrent, et elle demeure seule.)

Là, là, n’en riez point : autrefois en mon temps
D’aussi beaux fils que vous étoient assez contents,
Et croyoient de leur peine avoir trop de salaire
Quand je quittois un peu mon dédain ordinaire.
À leur compte, mes yeux étoient de vrais soleils
Qui répandoient partout des rayons nompareils ;
Je n’avois rien en moi qui ne fût un miracle ;
Un seul mot de ma part leur étoit un oracle…
Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu’est-ce-ci ?
Vous êtes bien hâtés de me laisser ainsi !
Allez, quelle que soit l’ardeur qui vous emporte,
On ne se moque point des femmes de ma sorte,
Et je ferai bien voir à vos feux empressés
Que vous n’en êtes pas encore où vous pensez.

*************

Mélite Corneille

 

 

LE THEÂTRE DE CORNEILLE

Le Théâtre de Corneille





     theatre-de-corneilleLe Théâtre de CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

 





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LE THEÂTRE DE CORNEILLE

 

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Mélite
Comédie en cinq actes
1629
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*

Clitandre
Tragédie en cinq actes
1631
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*

La Veuve
Comédie en cinq actes
1632

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*
LA GALERIE DU PALAIS
ou
L’Amie rivale
Comédie en cinq actes
1633
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*

La Suivante
Comédie en cinq actes
1634

*

Médée
Tragédie en cinq actes
1635

E0702 FEUERBACH 9826

**

LE CID
Tragédie en cinq actes
1636
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HORACE
Tragédie en cinq actes
1640

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**

Andromède
Tragédie en quatre actes
1650
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**

Œdipe
Tragédie en cinq actes
1659

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Théâtre de Corneille



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DÉFENSE DE QUELQUES PIÈCES DE THÉATRE
DE M. CORNEILLE.

À M. de Barillon
1677
I. Je n’ai jamais douté de votre inclination à la vertu, mais je ne vous croyois pas scrupuleux jusqu’au point de ne pouvoir souffrir Rodogune, sur le théâtre, parce qu’elle veut inspirer à ses amants le dessein de faire mourir leur mère, après que la mère a voulu inspirer à ses enfants le dessein de faire mourir une maîtresse. Je vous supplie, Monsieur, d’oublier la douceur de notre naturel, l’innocence de nos mœurs, l’humanité de notre politique, pour considérer les coutumes barbares et les maximes criminelles des princes de l’Orient. Quand vous aurez fait réflexion qu’en toutes les familles royales de l’Asie, les pères se défont de leurs enfants, sur le plus léger soupçon ; que les enfants se défont de leurs pères, par l’impatience de régner ; que les maris font tuer leurs femmes, et les femmes empoisonner leurs maris ; que les frères comptent pour rien le meurtre des frères ; quand vous aurez considéré un usage si détestable, établi parmi les rois de ces nations, vous vous étonnerez moins que Rodogune ait voulu venger la mort de son époux sur Cléopâtre, qu’elle ait voulu assurer sa vie, recouvrer sa liberté, et mettre un amant sur le trône, par la perte de la plus méchante femme qui fut jamais. Corneille a donné aux jeunes princes tout le bon naturel qu’ils auroient dû avoir pour la meilleure mère du monde : il a fait prendre à la jeune reine le parti qu’exigeoit d’elle la nécessité de ses affaires.

Peut-être me direz-vous que ces crimes-là peuvent s’exécuter en Asie, et ne se doivent pas représenter en France. Mais quelle raison vous oblige de refuser notre théâtre à une femme qui n’a fait que conseiller le crime pour son salut, et de l’accorder à ceux qui l’ont fait eux-mêmes sans aucun sujet ? Pourquoi bannir de notre scène Rodogune, et y recevoir avec applaudissement Electre et Oreste ? Pourquoi Atrée y fera-t-il servir à Thyeste ses propres enfants dans un festin ? Pourquoi Néron y fera-t-il empoisonner Britannicus ? Pourquoi Hérode, roi des Juifs, roi de ce peuple aimé de Dieu, fera-t-il mourir sa femme ? Pourquoi Amurat fera-t-il étrangler Roxane et Bajazet ? Et venant des Juifs et des Turcs aux chrétiens, pourquoi Philippe II, ce prince si catholique, fera-t-il mourir don Carlos, sur un soupçon fort mal éclairci ? La Nouvelle la plus agréable que nous ayons  renouvelé la mémoire d’une chose ensevelie, et a produit une tragédie, en Angleterre, dont le sujet a su plaire à tous les Anglois. Rodogune, cette pauvre princesse opprimée, n’a pas demandé un crime pour un crime. Elle a demandé sa sûreté, qui ne pouvoit s’établir que par un crime ; mais un crime, à l’égard d’un Capucin, plus qu’à l’égard d’un Ambassadeur, un crime dont Machiavel auroit fait une vertu politique, et que la méchanceté de Cléopâtre peut faire passer pour une justice légitimement exercée.

Une chose que vous trouviez fort à redire, Monsieur, c’est qu’on ait rendu une jeune princesse capable d’une si forte résolution. Je ne sais pas bien son âge ; mais je sais qu’elle étoit reine, et qu’elle étoit veuve. Une de ces qualités suffît pour faire perdre le scrupule à une femme, à quelque âge que ce soit. Faites grâce, Monsieur, faites grâce à Rodogune. Le monde vous fournira de plus grands crimes que le sien, où vous pourrez faire un meilleur usage de la vertueuse haine que vous avez pour les méchantes actions.

À madame la duchesse Mazarin.

II. Il me semble que Rodogune n’est pas mal justifiée : faisons la même chose pour Émilie, auprès de Madame Mazarin. Suspendez votre jugement, Madame ; Émilie n’est pas fort coupable d’avoir exposé Cinna aux dangers d’une conspiration. Ne la condamnez pas, de peur de vous condamner vous-même : c’est par vos propres sentiments que je veux défendre les siens ; c’est par Hortense que je prétends justifier Émilie.

Émilie avoit vu la proscription de sa famille ; elle avoit vu massacrer son père, et, ce qui étoit plus insupportable à une Romaine, elle voyoit la république assujettie par Auguste. Le désir de la vengeance et le dessein de rétablir la liberté lui firent chercher des amis, à qui les mêmes outrages pussent inspirer les mêmes sentiments, et que les mêmes sentiments pussent unir pour perdre un usurpateur. Cinna, neveu de Pompée, et le seul reste de cette grande maison, qui avoit péri pour la république, joignit ses ressentiments à ceux d’Émilie ; et tous deux venant à s’animer par le souvenir des injures, autant que par l’intérêt du public, formèrent ensemble le dessein hardi de cette illustre et célèbre conspiration.

Dans les conférences qu’il fallut avoir pour conduire cette affaire, les cœurs s’unirent aussi bien que les esprits ; mais ce ne fut que pour animer davantage la conspiration ; et jamais Émilie ne se promit à Cinna, qu’à condition qu’il se donneroit tout entier à leur entreprise. Ils conspirèrent donc, avant que de s’aimer ; et leur passion, qui mêla ses inquiétudes et ses craintes à celles qui suivent toujours les conjurations, demeura soumise au désir de la vengeance, et à l’amour de la liberté.

Comme leur dessein étoit sur le point de s’exécuter, Cinna, se laissant toucher à la confiance, et aux bienfaits d’Auguste, fit voir à Émilie une âme sujette aux remords, et toute prête à changer de résolution ; mais Émilie, plus Romaine que Cinna, lui reprocha sa foiblesse, et demeura plus fortement attachée à son dessein que jamais. Ce fut là qu’elle dit des injures à son amant ; ce fut là qu’elle imposa des conditions que vous n’avez pu souffrir, et que vous approuverez, Madame, quand vous vous serez mieux consultée. Le désir de la vengeance fut la première passion d’Émilie : le dessein de rétablir la république se joignit au désir de la vengeance ; l’amour fut un effet de la conspiration, et il entra dans l’âme des conspirateurs, plus pour y servir que pour y régner.

Joignons à la douceur de venger nos parens,
La gloire qu’on remporte à punir les tyrans ;
Et faisons publier par toute l’Italie :
La liberté de Rome est l’œuvre d’Émilie.
On a touché son âme, et son cœur s’est épris ;
Mais elle n’a donné son amour qu’à ce prix.

Vous êtes née à Rome, Madame, et vous y avez reçu l’âme des Porcies et des Arries, au lieu que les autres qu’on y voit naître n’y prennent que le génie des Italiens. Avec cette âme toute grande, toute romaine, si vous viviez aujourd’hui dans une république qu’on opprimât ; si vos parents y étoient proscrits, votre maison désolée, et, ce qui est le plus odieux à une personne libre, si votre égal étoit devenu votre maître ; ce couteau que vous avez acheté pour vous tuer, quand vous verrez la ruine de votre patrie ; ce couteau ne seroit-il pas essayé contre le tyran, avant que d’être employé contre vous-même ? Vous conspireriez sans doute ; et un misérable amant qui voudroit vous inspirer la foiblesse d’un repentir, seroit traité plus durement par Hortense, que Cinna ne le fut par Émilie.

Je m’imagine que nous vivons dans une même république, dont un citoyen ambitieux opprime la liberté. En cet état déplorable, je vous offrirois un vieux Cinna, qui feroit peu d’impression sur votre cœur ; mais, quand vous lui auriez ordonné de punir le tyran, il ne reviendrait pas vous trouver avec des remords, avec cette vertu apparente qui cache des mouvements de crainte, et des sentiments d’intérêt. Il recevroit la confidence et les bienfaits du nouvel Auguste, comme des outrages ; les périls ne feroient que l’animer à vous servir ; il se porteroit enfin si généreusement à l’exécution de l’entreprise, que vous le plaindriez mort, pour avoir obéi à vos ordres, ou le loueriez vivant, après les avoir exécutés.

Que la condition du vieux philosophe est malheureuse ! Il ne se soucie point de gloire ; et le mieux qui lui puisse arriver, c’est qu’un peu de louange soit le prix de tous ses services. Encore cette apparence de grâce, toute vaine qu’elle est, ne lui est accordée que bien rarement ; il voit même beaucoup plus de disposition à lui donner des chagrins que des louanges. Et Dieu conserve M. l’ambassadeur de Portugal ! S’il n’étoit plus au monde, le philosophe seroit exposé le premier aux mauvais traitements que Son Excellence essuie tous les jours.

À Messieurs de ***.

III. Si je dispute quelquefois avec vous, Messieurs, ce n’est que pour remplir le vide du jeu et pour vous ôter l’ennui d’une conversation trop languissante. Je conteste à dessein de vous céder, et vous oppose de foibles raisons, tout préparé à reconnoître la supériorité des vôtres.

Dans cette vue, j’ai soutenu que le Menteur étoit une bonne comédie, que le sujet du Cid étoit heureux, et que cette pièce faisoit un très-bel effet sur le théâtre, quoiqu’elle ne fût pas sans défaut ; j’ai soutenu que Rodogune étoit un fort bel ouvrage, et que l’Œdipe devoit passer pour un chef-d’œuvre de l’art. Pouvois-je vous faire un plus grand plaisir, Messieurs, que de vous donner une si juste occasion de me contredire, et de faire valoir la force et la netteté de votre jugement aux dépens du mien ?

J’ai soutenu que pour faire une belle comédie, il falloit choisir un beau sujet, le bien disposer, le bien suivre, et le mener naturellement à la fin ; qu’il falloit faire entrer les caractères dans les sujets, et non pas former la constitution des sujets après celle des caractères ; que nos actions devoient précéder nos qualités et nos humeurs ; qu’il falloit remettre à la philosophie de nous faire connoître ce que sont les hommes, et à la comédie de nous faire voir ce qu’ils font ; et qu’enfin ce n’est pas tant la nature humaine qu’il faut expliquer, que la condition humaine qu’il faut représenter sur le théâtre.

Ne vous ai-je pas bien servis, Messieurs, quand je me suis rendu ridicule par de si sottes propositions ? Pouvois-je faire plus pour vous, que d’exposer à votre censure la rudesse d’un vieux goût qui a fait voir le raffinement du vôtre ? Vous avez raison, Messieurs, vous avez raison de vous moquer des songes d’Aristote et d’Horace, des rêveries de Heinsius et de Grotius, des caprices de Corneille et de Ben-Johnson, des fantaisies de Rapin, et de Boileau. La seule règle des honnêtes gens, c’est la mode. Que sert une raison qui n’est point reçue, et qui peut trouver à redire à une extravagance qui plaît ?

J’avoue qu’il y a eu des temps où il falloit choisir de beaux sujets, et les bien traiter : il ne faut plus aujourd’hui que des caractères ; et je demande pardon au poëte de la comédie de M. le duc de Buckingham, s’il m’a paru ridicule, quand il se vantoit d’avoir trouvé l’invention de faire des comédies sans sujet. J’ai les mêmes excuses à vous faire, Messieurs : comme vous avez le même esprit, je vous ai tous offensés également ; ce qui m’oblige à vous donner une pareille satisfaction. Mais je ne prétends pas me raccommoder simplement avec vous, sur la comédie ; j’espère que vous me ferez, à l’avenir, un traitement plus favorable en tout, et que Madame Mazarin me sera moins opposée qu’elle n’est.

Que vous ai-je fait, madame la duchesse, pour me traiter de la façon que vous me traitez ? Il n’y a que moi, et le diable de Quevedo, à qui l’on impute toutes les qualités contraires. Vous me trouvez fade dans les louanges, vous me trouvez piquant dans les vérités : si je veux me taire, je suis trop discret ; si je veux parler, je suis trop libre. Quand je dispute, la contestation vous choque ; quand je m’empêche de disputer, ma retenue vous paroît méprisante et dédaigneuse. Dis-je des nouvelles ? je suis mal informé ; n’en dis-je pas ? je fais le mystérieux. À l’Hombre, on se défie de moi comme d’un pipeur, et on me trompe comme un imbécile. On me fait les injustices, et on me condamne. Je suis puni du tort qu’ont les autres : Tout le monde crie, tout le monde se plaint, et je suis le seul à souffrir.

Je vous ai l’obligation de toutes ces choses, Madame, sans compter que vous me donnez au public pour tel qu’il vous plaît. Vous me faites révérer ceux que je méprise, mépriser ceux que j’honore, offenser ceux que je crains. Quartier ! madame la duchesse ; je me rends. Ce n’est pas vaincre, que d’avoir affaire à des gens rendus. Portez vos armes contre les rebelles, forcez les opiniâtres, et gouvernez avec douceur les soumis : la différence des uns aux autres ne doit pas durer longtemps. Un jour viendra (et ce grand jour n’est pas loin) que le comte de Mélos ne murmurera plus à l’Hombre, et que le baron de la Taulade perdra sans chagrin. Pour moi, j’ai abandonné les Visionnaires et le Menteur. Racine est préféré à Corneille, et les caractères l’emportent sur les sujets. Je ne renonce pas seulement à mon opinion, Madame ; je maintiens les vôtres avec plus de fermeté que M. de Villiers n’en peut avoir à soutenir la beauté de ses parentes. J’ai changé l’ordre de mes louanges, et de mes censures. Dès les cinq heures du soir, je blâmerai ce que vous jugerez blâmable, et je louerai à minuit ce que vous croirez digne d’être loué. Pour dernier sacrifice, je continuerai, tant qu’il vous plaira, la maudite société que nous avons eue, M. l’ambassadeur de France, M. le comte de Castelmelhor, et moi. Proposez quelque chose de plus difficile ; vos ordres, Madame, le feront exécuter.

Charles de Saint-Évremond
Œuvres mêlées
Défense de quelques pièces de théâtre de M. Corneille

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Le Théâtre de Corneille

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IVAN KRYLOV : LE MAGASIN DE MODES – Traduction Française

Théâtre Russe d’Ivan Krylov

Comédie en trois actes et en prose
 комедия

Ivan Krylov Le Magasin de Modes Comédie en trois actes Traduction Argitato

Ivan Andreïevitch Krylov
Иван Андреевич
Крылов
(1769-1844)

LE MAGASIN DE MODES
Модная лавка
1806

Extraits

****

Acte 1

*****

Scène 1

Un magasin de mode très prisé et très élégant.
MARIANNE (Vendeuse), LESTOFF (L’amant d’Elise)
(Marianne est assise à son travail)

LESTOFF
Alors, ma petite Marianne ! As-tu fait des affaires ? Une fille aussi belle que toi devrait voler de ses propres ailes !

MARIANNE
Monsieur ! Je ne suis pas bien née pour voler ainsi de mes propres ailes !

LESTOFF
Bien née pour tenir un magasin ?

MARIANNE
Vous plaisantez ? Comme partout on regarde la naissance. Madame La Broche ou Madame Brochard n’ont pas les mêmes chances…

LESTOFF
Malheureuse ! Marie-toi donc à un Français !

MARIANNE
Je l’aurais fait  volontiers ; mais Madame votre sœur y consentirait-elle ?

LESTOFF
Suis-je bête ! Je pense toujours que tu es libre. Ah! Marianne ! Ma sœur ne sait pas la richesse qu’elle détient. Avec moi, tu n’aurais qu’un seul et unique ordre : régner sur mon âme ! Petit trésor !

MARIANNE
Oubliez-moi un peu, monsieur.  Et vous m’empêchez de mener à bien mon travail ! Vous m’offensez ! Vous n’avez pas changé depuis notre dernière campagne !

LESTOFF
Du tout ! J’ai changé ! Tu n’imagines pas à quel point ! Je ne suis plus le même ; je suis un autre homme !

MARIANNE
Vous ne seriez plus dépensier ?

LESTOFF
Du tout !

MARIANNE
Et ce changement date de quand ?

LESTOFF
Depuis que je n’ai plus rien !

MARIANNE
Et les jeux ?

LESTOFF
Plus rien !

MARIANNE
Vraiment ? Le jeu ne vous attire plus ?

LESTOFF
Plus le moindre du monde ! Un peu de cartes et un peu de billard !

MARIANNE
Fi ! Quel changement ! Et le bourreau des cœurs, les galanteries ? Continuent-elles ?

LESTOFF
Oh ! Marianne ! Que me rappelles-tu ?

MARIANNE
Qu’est-ce que ce soupir ? Cette mélancolie ? Ne jouez-vous la comédie ?

LESTOFF
Eh non ! Marianne ! Je suis amoureux ! Follement épris !

MARIANNE
Amoureux de combien de belles personnes ?

LESTOFF
Ecoute, jeune fille ! Aux environs de Koursk, dans une de ces grosses bourgades, je me suis arrêté alors que je me rendais à mon régiment. Voici que le maître des lieux m’invite à dîner …

MARIANNE
Monsieur ! Comme je comprends la joie du maître des lieux à voir ainsi un jeune homme élégant dans son pays perdu !

LESTOFF
Il est bien dommage que tu n’es vue mes hôtes : Monsieur Sombouroff, un vieux monsieur, avec de la bonté mais aussi de la violence et bien attachée aux vieilles traditions russes. Il trouve tout à critiquer, à l’exception de lui-même : la mode, les étrangers. Qu’un scandale touche un de ses proches, le voici condamné à mort ! Et avec une si grande famille, a-t-il l’occasion de se morfondre. Ainsi sa deuxième femme, Madame Sombouroff…

MARIANNE
Comment ce monsieur a deux épouses dans cette contrée ?

LESTOFF
Mais non! C’est un homme de bonne moralité ! Il a juste commencé par être veuf.

MARIANNE
Suis-je bête ! Alors ? Sa femme ?

LESTOFF
Un concentré de ce lieu ! Trente ans environ ! Violente, avare et méchante ! Par contre, sa fille de son premier mariage, Elise…

MARIANNE
Votre voix devient douce et votre visage est si expressif ! Cette Elise ne vous aurez t-elle pas envouté ?

LESTOFF
C’est un ange ! De l’esprit ! de la grâce ! de la beauté ! …

MARIANNE
Cette Elise a pris toutes les beautés de toutes les femmes.

LESTOFF
Je lui ai avouée ma flamme ! J’ai vu la joie dans son regard ! Si cela ne dépendait que d’elle …

MARIANNE
Pas si vite ! Du calme !

LESTOFF
Quoi donc ?

MARIANNE
Respirez ! Reprenez calmement le second chapitre de cette histoire. N’oubliez pas tous les obstacles que vous avez rencontrés. Ainsi ma tâche me semblera se terminer plus aisément.

LESTOFF
Que tu es pressée, ma petite Marianne ! Je dois te dire aussi qu’avec mes premières discussions avec notre Monsieur Sombouroff, je sus qu’il fut un camarade de collège de mon père. Ah! On se souvient de tout dans ces lieux reculés ! Je fus donc reçu comme si je faisais parti de la famille. Et le vieil homme ne voyait pas d’un mauvais œil l’idylle qui venait de naître entre moi et la belle Elise. Je fus clair sur mes ambitions. Tout allait bien jusqu’à ce que notre Madame Sombouroff gâta notre affaire en indiquant que la belle Elise était promise à un des membres de la famille, contre quelques négociations pécuniaires. N’ayant pas assez de biens, je fus donc éconduit proprement. J’étais bouleversé ! Depuis ce moment, j’ai perdu ma joie de vivre et mon bonheur. Depuis un an déjà ! Je suis désespéré ! Et mon amour pour Elise ne faiblit pas. Bien au contraire !

MARIANNE
un an déjà ? Et qu’allez-vous faire ?

LESTOFF
Aimer et…

MARIANNE
Désespérer ! Quel dommage avec votre condition, votre jeunesse ! Vous auriez tant de choses à faire. Mais que voulez-vous, si cela vous soulage de venir vous consoler ici. C’est un miracle que d’avoir un jeune homme autant sentimental !

*******

SCENE 2

MARIANNE, LESTOFF, Madame SOMBOUROFF et BLAISE (le valet de M. SOMBOUROFF)

Madame Sombouroff donne sa cape à son valet, Blaise et regarde d’un air étonné le magasin où travaille Marianne.

Madame SOMBOUROFF
Idiot ! A quoi penses-tu donc ?

BLAISE
Désolé, madame ! Mes yeux se sont perdus devant tant de beauté !

MARIANNE
(à part)
Voici de bons clients qui arrivent de nos provinces.

LESTOFF
(à part aussi)
Quoi ?  Mais quelle surprise ! Non ? Est-ce possible ?

Madame SOMBOUROFF
Eh ! Madame ! Pouvez-vous me dire ce que vous avez de bien dans votre magasin ?

MARIANNE
Tout ici est bien, vous savez ! Quels sont les désirs de madame ?

Madame SOMBOUROFF
Oh ! Qu’est-ce que cela ? Blaise ! Diantre ! Viens par là !

BLAISE
Voyez toutes ces belles choses ! Ces bonnets ! Ces chapeaux ! Madame l’Elue n’en a pas autant !

Madame SOMBOUROFF
Oublie la baillive ! Je t’avais demandé de m’amener dans un magasin français ! Où m’as-tu conduite ? Coquin !

MARIANNE
Mais votre valet a raison ! Nous sommes le tout premier magasin français de la ville ! Vous pouvez demander partout ! La réputation de madame Carré n’est plus à faire ! Les femmes les plus belles et élégantes viennent nous dévaliser !

Madame SOMBOUROFF
Ah ! Vraiment ! J’ai entendu parler russe ! J’ai eu peur ! Vous savez nos valets n’y entendent rien ! Ce valet aurait tout aussi bien pu me conduire à une boutique russe ! Mais moi, je veux ce qui se fait de mieux ! Je veux pour le trousseau de ma fille ce qu’il y a de plus beau !

LESTOFF
(à part)
Un trousseau ? … Ce n’est pas possible ! …On marie donc Elise. Ecoutons, et quoi qu’il en soit, je suis prêt à tout pour que cette union ne se réalise pas !
(à Madame Sombouroff)
Madame ! Quel joie de vous voir ici…

Madame SOMBOUROFF
Je suis bien contente pour vous ! Mais que vous vaut cette joie ? (à part) Oui, c’est bien ce Lestoff.

LESTOFF
(à part)
L’accueil n’est pas réellement chaleureux !
(à Madame Sombouroff)
Il y a un an déjà, chez vous, pendant ce trop court séjour…

Madame SOMBOUROFF
Ah oui ! … C’est vous ! Je ne vous reconnaissais pas ! Comment se rappeler de tout ce monde, de tous ces militaires ?
(à Marianne)
Montrez-moi vos plus étonnantes dentelles.

LESTOFF
Je me permets de vous présenter mes respects, madame.

Madame SOMBOUROFF
Laissons là, cher monsieur. Nous repartons illico.
(à Marianne)
Est-ce vrai que les femmes portent désormais des habits de paysannes ?

MARIANNE
Madame, la liberté totale règne en matière de mode. Chacun s’habille comme il le souhaite.

LESTOFF
(à Madame Sombouroff)
Vous êtes seule ici, madame ?

Madame SOMBOUROFF
(à part)
Il revient à l’attaque, le bougre !
(à Lestoff)
Non ! Mon mari m’accompagne ! Je ne pars jamais seule dans des contrées si lointaine sans mon cher Boniface. On ne sait jamais si on en reviendra !

BLAISE
Oh oui ! Pour un jour de voyage, une semaine de provision !

Madame SOMBOUROFF
Qui te permet de parler, coquin ? Je te prie de bien vouloir te taire !

BLAISE
Une journée à me taire! Pensez ! Tenir vingt-quatre heures !

LESTOFF
La douce Elise n’est-elle pas avec vous ?

Madame SOMBOUROFF
Oui, tout à fait !
(à Marianne)
Je n’aime pas ces dentelles ! Puis-je voir vos garnitures en tulle ?

LESTOFF
Puis-je vous demander, madame, quel est celui qui s’apprête à se marier avec Elise ?

Madame SOMBOUROFF
Ce sont des affaires bien trop longues et compliquée, qui vous ennuieraient certainement.
(à Marianne)
Il n’y a rien qui me convient chez vous ! Vous n’avez rien de bien joli, ma belle ! Voyons ailleurs !

MARIANNE
(à part)
Ma belle ! Voici bien une provinciale ! Nous allons voir ce que nous allons voir !

(Fort)
Mais regardez donc ce dernier arrivage de Paris : de somptueuses guirlandes !

Madame SOMBOUROFF
De Paris, vous dîtes ?

LESTOFF
(doucement, à Marianne)
Laisse-là, Marianne. Laisse-là sortir pour qu’avec Blaise, son valet…

MARIANNE
Un moment ! Vous verrez comme elle ravalera sa superbe ! Annette ! Annette !

****

SCENE 3

LES MÊMES avec ANNETTE (une autre vendeuse)

ANNETTE
Qui y-a-t-il ?

MARIANNE
As-tu préparé la robe de la comtesse Zénéide pour le bal de ce soir à la cour ?

ANNETTE
Oui, tout sera prêt pour aujourd’hui. La robe de la dame d’honneur sera prête, elle-aussi.

Madame SOMBOUROFF
Vous travaillez donc pour des dames d’honneur ? Ai-je bien entendu ? Serait-il possible d’ici jeter un coup d’œil ?

MARIANNE
(à Annette)
Pense à envoyer le carton pour la baronne de Préfané ; elle a apprécié la qualité de nos voiles de gaze et nous a envoyés ses compliments.

Madame SOMBOUROFF
(à part)
Une baronne comme cliente ! Et qui les complimente !
(à Marianne)
Ma chère, écoutez donc !
(à part)
Je l’ai blessée certainement ! Elle ne s’occupe plus de moi !

MARIANNE
(à Annette)
Pense à dire à madame Carré que les filles de la générale Fillinback seront présentées à la cour dans les jours qui arrivent. Elle est venue plusieurs fois pour des commandes.

Madame SOMBOUROFF
(à part)
Mon dieu ! Dans quelle situation me suis-je mise !
(à Marianne)
Ma très chère, mon amie, pouvez-vous, je vous en conjure, m’habiller ainsi que vous habillez les comtesses, les princesses et autres dames d’honneur. L’argent n’est pas un problème.

MARIANNE
Alors, comprenez bien ceci : les dames expriment leurs désirs, et nous sommes-là pour les réaliser !

Madame SOMBOUROFF
Ah ! Puis-je donc voir et toucher toutes ces belles choses ? Puis-je voir la patronne ?

MARIANNE
Ce n’est malheureusement pas possible, madame ! Je ne peux la déranger actuellement : elle prend son thé ! Et je ne peux vous annoncer …

Madame SOMBOUROFF
M’annoncer ? Cette pratique a donc lieu ici aussi, comme chez les gens importants !

MARIANNE
Sachez donc, madame, que ceux dont nous avons besoin sont toujours très importants.

Madame SOMBOUROFF
Regardons-donc ces parures… regardons-les.

MARIANNE
Annette, madame veut ce qu’il y a de plus beaux ! Montre-lui ! …Un instant, je vous prie.

****

Scène 4
MARIANNE, LESTOFF et BLAISE

LESTOFF
C’est elle, Marianne…

MARIANNE
Vous me croyez donc si bête. J’ai tout compris de suite.

LESTOFF
Ecoute : sers mon dessein ! Aide-moi à obtenir la main d’Elise ! Ma sœur, qui a beaucoup d’amitié pour moi, te rendra ta liberté et trois mille roubles de dot ! Es-tu d’accord ?

MARIANNE
Si je suis d’accord ? Il faut mettre madame Carré dans notre histoire. Et vous savez bien combien elle est sensible aux sentiments amoureux. Je suis certaine qu’elle nous aidera. Et je pense que vos sentiments sont vrais.

LESTOFF
Tu en doutes ?

MARIANNE
Elise vous aime donc ? …Je pense que nous y arriverons !

LESTOFF
Tu n’en es pas certaine ?

MARIANNE
Ce n’est pas la première fois que nous verrions une jeune demoiselle passer de notre magasin directement à l’église.

LESTOFF
Vite alors !
(en regardant Blaise)
Je vais m’occuper de celui-là !

MARIANNE
N’ayez pas de crainte ! Faites lui écouter le bruit de votre bourse et vous verrez !

****

Scène 5
LESTOFF et BLAISE

LESTOFF
(à part)
Ayons l’air de rien. Soyons indifférent. Il ne faudrait pas qu’il puisse soupçonner quoi que ce soit. Faisons comme si je retrouvais une simple connaissance. Bon ! Allons-y.

BLAISE
Ce lieu, monsieur, n’a rien à envier au palais impérial. De tous côtés, il n’y a que des merveilles !

LESTOFF
Dis à mademoiselle Elise que je la salue très respectueusement. Que monsieur de Lestoff souhaite ardemment… Eh! Tu m’entends ? Je te parle.

BLAISE
A moi, monseigneur ? Je ne vous entendais pas. Ne vous fâchez donc pas. Cela viendrait d’outre-mer ?

LESTOFF
D’outre-mer, d’accord ! Je souhaite que tu transmettes des compliments de ma part, de la part de monsieur de Lestoff…

BLAISE
(complètement ailleurs, en extase dans le magasin)
C’est donc dans ce lieu que les maîtres dépensent l’argent gagné de si loin.

LESTOFF
(Fort)
Peux-tu dire à mademoiselle, pour l’amour de Dieu…

BLAISE
Eh ! Ne vous fâchez donc pas, monseigneur ! Comment peut-on porter tout ça tous les jours de l’année ? Il y en a beaucoup trop !

LESTOFF
(à part)
Il me met au supplice, le bougre !
(à Blaise)
Peux-tu m’écouter un instant. If faut absolument que tu portes à…

BLAISE
Eh ! Tout doux monseigneur, ne vous fâchez pas contre moi ! Mais si ce sont les habits du quotidien, que porte-t-on alors les jours de fête ?

LESTOFF
(à part)
Il n’y a donc rien à faire avec ce chenapan ! Essayons de lui parler en ami, peut-être que cela marchera.
(à Blaise)

Ici, mon ami, ce n’est pas comme à la campagne. Tous les jours sont des jours de fête et les gens vivent, s’habillent, boivent et mangent en conséquence. Voilà ce que tu voulais savoir. Peux-tu m’écouter maintenant ? Je souhaite ardemment que mademoiselle Elise …

BLAISE
Quelle habitude ! Mais quelle habitude !  Et le jour de Carnaval, quand celui-ci tombe un jour de carême, alors le jour des cendres ne tombe-t-il le jour de Pâques ?

LESTOFF
(à part)
Mais que le diable emporte ce vaurien !
(Fort)
Je souhaite, me comprends-tu, que mademoiselle Elise sût…

BLAISE
Mais ne vous fâchez donc point ainsi, monsieur, …

LESTOFF
A le bougre ! J’enrage ! C’est le diable qu’il a dans sa langue.

****

Scène 6
MARIANNE, LESTOFF et BLAISE

MARIANNE
Alors ? En êtes-vous arrivé à vos fins ?

LESTOFF
Je n’ai rien pu tirer de ce maraud-là !

MARIANNE
Oubliez-le ! Et laissez-moi faire ! Partez et revenez dans deux heures, votre amoureuse sera ici.

LESTOFF
Est-ce possible ? Que tu es admirable, Marianne. Par des milliers de baisers…

MARIANNE
Eh ! Du calme ! Gardez-en pour votre amie ! Mais sortez maintenant afin d’éviter toute suspicion.

LESTOFF
Marinette, je te promets…

MARIANNE
Pas de promesses, monsieur. J’ai entendu que les promesses n’engagez que ceux qui les écoutent.

LESTOFF
Je te quitte. J’ai moi-même échoué autant avec la dame qu’avec le valet. Il ne me reste qu’à lui laisser la place.

***

Scène 7
Madame SOMBOUROFF, MARIANNE, ANNETTE et BLAISE

Madame SOMBOUROFF
Que tout cela est beau et charmant !

BLAISE
Madame.

Madame SOMBOUROFF
Quoi encore ?

BLAISE
Ce monsieur est bien celui qui était venu dans notre village. Mademoiselle Elise avait bien pleuré à l’annonce de sa mort. Mais je le vois vivant désormais…

Madame SOMBOUROFF
Laisse-là les ragots ! Pars m’attendre à la voiture ! Ne parles-tu donc que pour raconter des fadaises ?

BLAISE
Je m’en doutais bien qu’il n’avait pas été tué !

****

Scène 8
Madame SOMBOUROFF et MARIANNE

Madame SOMBOUROFF
N’oubliez pas de préciser à votre patronne qu’il me faudra de nombreuses parures et un grand nombres d’étoffes à la mode. Ma belle-fille devra être vêtue comme une poupée. C’est le plus beau parti de notre région. Elle se marie en plus avec un de mes parents. Je veux que la fête soit réussie.

MARIANNE
Le mieux serait de venir avec elle ! Nous prendrions les bonnes mesures… et vous verrez la qualité de nos ouvrages.

Madame SOMBOUROFF
Oui. En effet. Sans doute. Nous viendrons donc ici-même. Vous auriez pu venir chez nous, mais mon mari est si fermé ! Il ne supporte pas que l’on parle de la qualité française, des magasins français, de la mode française. Il n’aime que ce qui est russe ! Mais que fait-on de beau et de bien en Russie ? Sans les Françaises, nous marcherions complètement nues.

MARIANNE
Vous avez un goût si prononcé que avez tout d’une grande dame !

Madame SOMBOUROFF
Mais j’en suis une ! Ne suis-je pas la première personne ici-même ?

MARIANNE
Et votre futur gendre n’a-t-il pas des besoins en habits ? Nous avons ce qui se fait de mieux pour les hommes. Vu votre goût, vous avez dû choisir quelque personne de qualité.

Madame SOMBOUROFF
Pouvez-vous en douter ? J’ai essuyé les critiques de mon mari sur ce coup là ; mais je suis arrivée à mes fins. Monsieur Cléante, mon futur gendre est un homme particulier, qui a parcouru l’Europe : Londres, Paris. C’est un homme qui sait ce qu’il veut, un homme droit et volontaire. Il reste à la campagne par économie. Il fait tout comme les étrangers. Pour les récoltes, il suit les almanachs germaniques…Ma bonne dame, je reviens dans un moment. J’ai peur en effet que mon mari ne s’avise d’y voir clair dans notre histoire et Dieu m’en garde !

****

Scène 9
Madame et monsieur SOMBOUROFF avec MARIANNE

SOMBOUROFF
Ah oui ! Madame mon épouse ! J’avais une intuition que tu préparais une belle bêtise ! Réponds : pourquoi es-tu là ?

Madame SOMBOUROFF
Vous n’avez pas honte de beugler ainsi au milieu du monde !

SOMBOUROFF
Du monde ? Quel monde ? Voici des parasites qui vous sucent le sang et vous ruinent. Une fois bien vidés, ils vous jettent!

MARIANNE
A en juger, ce cher époux est loin d’être un homme de la cour.

Madame SOMBOUROFF
Vous ne pensez que par ce qui est russe. Ma nièce Pélagie, par exemple, m’a apporté quelques conseils…

SOMBOUROFF
Celle-là à courir les magasins. Elle ne pense qu’à dilapider ses biens et ceux de son mari.

Madame SOMBOUROFF
Sophie, ma cousine…

SOMBOUROFF
Pas mieux ! Jusqu’à s’être affamée elle-même !

Madame SOMBOUROFF
Un être avisé, mon frère…

SOMBOUROFF
Avisé ? Votre frère ? Il a tant de débits dans ces magasins du diable qu’il ne pourra bientôt plus vivre que de sa sagesse !

Madame SOMBOUROFF
Ô ! Monsieur ! Oubliez vos ritournelles russes ! Regardez Eraste et regardez Géronte, comme ils sont raisonnables. Des gens biens et avisés. Ils estiment que …

SOMBOUROFF
Oui, je sais, je sais ! Ils s’affichent en montrant que tout vient d’Angleterre et de France ! Et pourquoi pas des vessies pleines de vent anglais ! Et tu veux que je gobe ça ? Non, pas avec moi ! Aucun Français n’aura un de mes sous !

Madame SOMBOUROFF
Oui, mes ce sont les étrangers qui ont un goût…

SOMBOUROFF
Le goût pour notre argent ! Tu crois peut-être que sans eux nous serions nus comme des vers de terre ?

Madame SOMBOUROFF
Cela me fait grand peine  ! Nous n’avions qu’à rester comme nos anciens et nous ferions peur comme des épouvantails !

SOMBOUROFF
Diantre ! Si nos grands-mères avaient été si affreuses, nous ne serions pas de ce monde. Quand une femme est jolie, les couvertures françaises ne sont d’aucun secours. A quoi peuvent-elles bien lui servir ?

Madame SOMBOUROFF
A ne pas paraître ridicule…

SOMBOUROFF
Ridicule ? Pour qui ? Ridicule, c’est sans doute un crime.

MARIANNE
Non monsieur, ce n’est pas un crime dans une ville comme la nôtre. C’est bien pire que ça !

Madame SOMBOUROFF
En effet ! Pour un crime, on en répond devant Dieu. Mais d’être ridicule, on se cache et on ne se montre devant personne !

SOMBOUROFF
C’est du délire ! Mon petit oiseau ! Lisette sera très belle dans des beaux habits russes… Oh ! J’oubliais ! Elle m’attend dehors, dans la voiture !

MARIANNE
(à part)
Dommage ! Si Lestoff était là !

Madame SOMBOUROFF
Dans la voiture ? Comment ça ?

SOMBOUROFF
Eh oui ! Devant la porte ! J’ai vu notre Blaise en me promenant et j’ai accouru pour te sortir de ces griffes du diable. Partons !

Madame SOMBOUROFF
S’il te plaît ! Un instant encore !

SOMBOUROFF
Rien ! Pas ça! Même pas un bout de bout de ruban ! Pas une aiguille ! Et ne traîne plus à l’avenir dans de telles boutiques de perdition… M’entends-tu ? En homme averti et avisé des temps anciens, je désire que mon épouse m’obéisse en tous points ! Blaise ! Apporte la cape de madame !

****

Scène 10
Les mêmes avec BLAISE
(Blaise, ivre, apporte la cape de madame Sombouroff et a du mal à lui attacher)

SOMBOUROFF
Oui, ça te fait mal, mais peu importe !
(à Blaise)
Et toi, idiot, ne peux-tu fermer ta bouche ? Ouvre la porte !

BLAISE
Laquelle ?

SOMBOUROFF
Tu es dans les choux, mon ami !

Madame SOMBOUROFF
Comment as-tu pu … ?

BLAISE
L’ami nous a offert à boire avec Simon. Je ne pouvais pas refuser.

SOMBOUROFF
Tu as des amis dans chaque ville ! Et Simon ? Où es-t-il ?

BLAISE
Il ne tardera plus longtemps.

MARIANNE
(à part)
C’est notre amoureux qui en est la cause.

Madame SOMBOUROFF
Bande d’ivrognes ! On ne peut pas les quitter des yeux un seul instant ! ….Ne serait-ce pas un coup de notre Lestoff ?

SOMBOUROFF
Allons ! Allons ! Dépêchons, madame !

MARIANNE
(qui les accompagne)
Madame ! Pensez à nous et ne nous oubliez pas !
(à part)
Notre plan est mal engagé ; ce bougre-là a tout bouleversé.

****

Scène 11
MARIANNE et SOMBOUROFF

SOMBOUROFF
Halte-là ! Tu me sembles russe, la belle.

MARIANNE
Hélas ! pour mon malheur

SOMBOUROFF
Comment ça, pour ton malheur?

MARIANNE
Quoi ?

SOMBOUROFF
Je n’ai pas assez de temps maintenant. Mais nous aurons de nouvelles occasions. Le projet doit mûrir encore un peu. Partons maintenant !

MARIANNE
De quoi parle-t-il ? Un vrai de la campagne que cet oiseau-là ! Courons voir madame Carré au sujet de notre affaire.

FIN DU PREMIER ACTE

Traduction Jacky Lavauzelle

 

JUVENAL (Satires) Non à l’hellénisation de Rome !

JUVENAL
SATIRES








Juvenal Satires Non à l'Hellénisation de Rome Artgitato
Non à l’hellénisation
de Rome ! 

 Pour Juvénal, Rome n’est pas en odeur de sainteté.

ROME, LA VILLE DE TOUS LES DANGERS

Des problèmes de sécurité, d’hygiène, de bruit, d’agressions, d’alcoolisme brossent le quotidien de la vie des Romains. C’est la ville aventureuse et dangereuse (Nec tamen haec tantum metuas).

 Mais Juvénal évoque une problématique plus pernicieuse encore : une immigration qui gangrène les milieux les plus influents de Rome.

Des populations immigrées, Juvénal raille les égyptiens et les juifs. Mais il y a avant tout et surtout les grecs et la langue grecque qui s’immiscent dans le gratin de Rome. Il en parle principalement dans la troisième satire, mais aussi dans les sixième et huitième.

LE GREC EST L’ENNEMI

Le grec est l’ennemi. Rome perd peu-à-peu son identité au profit de la grecque (Quae nunc diuitibus gens acceptissima nostris et quos praecipue fugiam, properabo fateri, nec pudor, nec pudor opstabit. Non, possum ferre, Quirites, graecam urbem – Satire III). Rome puissance incontestée, se dé-romanise. Si Juvénal ne quitte pas Rome comme son ami Umbricus, qui rejoint la campagne, c’est qu’il ne peut pas.

ROME, LA VILLE DU MENSONGE

Les puissants apprécient le grec et les Grecs, et la langue et les hommes. Les Grecs savent s’introduirent et devenir indispensables. Ils ont comme défaut majeur, pour Juvénal, entre autre d’être comédien et pour rester à Rome, il faut savoir mentir. (Quid Romae faciam ? Mentiri nescio. Dans le mensonge, personne ne surpasse un Grec (Rides, ùaiore cachinno concutitur ; flet, si lacrimas conspexit amici, nec dolet ; igniculum brumae si tempore poscas, accipit endromidem ; si dixeris ‘aestuo’, sudat. Non sumus ergo pares…Satire III).

A Rome, il n’y a pas de travail pour ceux qui veulent vivre honnêtement (hic tunc Vmbricius : « quando artibus, inquit, honestis nullus in Vrbe locus, nulla emolumenta laborum –Satire III)

UNE LUBRICITE A TOUTE EPREUVE

Ces Grecs ne respectent rien et surtout pas le sacré. Tout est bon pour eux afin de satisfaire une lubricité infinie. Ils détroussent tout ce qui porte jupon ou toge, homme ou femme. S’ils ne trouvent rien de mieux, ils se contenteront des aïeux. La grand-mère fera l’affaire. Faute de grives, ils mangeront les merles (Praeterea sanctum nihil est neque ab inguine tutum, non matrona laris, non filia uirgo, neque ipse sponsus leuis adhuc, non filius ante pedicus ; horum si nihil est, auiam resupinat amici – Satire III).

SE PARFUMER ET S’EPILER








Cette intelligence et cette adaptation sont certaines. Le Grec est un vrai caméléon. Mais au combat, il n’est pas courageux ; la lâcheté du Rhodien se combine avec les manières efféminées du Corinthien (Despecias tu forsitan inbellis Rhodios unctamque Corinthon – Satire VIII). Dont le passe-temps essentiel reste de se parfumer et de s’épiler (despicias merito ; quid resinata iuuentus curaque totius facient tibi leuia gentis ? – Stire VIII)

Aussi, ils attirent ! Les femmes se targuent de parler grec jusque dans la couche. C’est la langue à la mode. Toutes en sont marquées, des jeunes jusqu’aux femmes de quatre-vingt-six ans ! (Quaedam parua quidem, sed non toleranda maritis. Nam quid rancidius, quam quod se non putat ulla formosam nisi quae de Tusca, Graecula facta est, de Sulmonensi mera Cecropis ? Omnia graece, cum sit turpe magis nostris nescire latine ; hoc sermone pauent, hoc iram, gaudia, curas, hoc cuncta effundunt animi secreta. Quid ultra ? Concumbunt graece. Dones tamen ista puellis : tune etiam, quam sextus et octogensimus annus pulsat, adhuc graece ? Non est hic sermo pudicus in uetula…- Satire VI)

ROME EN PAIX DEPUIS TROP LONGTEMPS

La grecquisation de Rome l’affaiblit encore un peu plus chaque jour. Elle perd de sa vitalité, elle perd son âme. Rien ne vaudrait une bonne guerre pour redonner du cœur à l’ouvrage et laver les fadaises qui occupent le quotidien du Romain.  Rome est en paix depuis bien trop longtemps (Nunc patimur longae pacis mala ; saeuior armis luxuria incubuit uictumque ulciscitur orbem. Nullum crimen abest facinusque libidinis, ex quo paupertas Romana perit. – Satire III).

Non, possum ferre, Quirites, graecam urbem. « Non, Chers Quirites, je ne peux supporter une Rome grecque. »

Mais doit-on s’arrêter à ce constat premier que nous montre Juvénal ? Gaston Boissier nous met en garde en 1870 dans son Juvénal et son Temps paru dans la revue des Deux Mondes sous la thématique des Mœurs Romaines sous l’Empire.

En effet, Juvénal n’est toutefois pas le héros de la cause romaine. Les Grecs sont gênants parce que bien plus aptes, habiles et légers.

Ainsi pour Gaston Boissier : « Un des passages les plus curieux en ce genre et où le poète a le plus subi l’influence de son entourage, c’est celui où il attaque si vigoureusement les Grecs. On est tenté d’abord d’y voir l’expression du plus ardent patriotisme. « Citoyens, dit-il d’un ton solennel, je ne puis supporter que Rome soit devenue une ville grecque ! » Ne semble-t-il pas qu’on entend la voix de Caton le censeur ? Aussi que de critiques s’y sont trompés ! Ils ont pris ces emportements au sérieux et se représentent Juvénal comme un des derniers défenseurs de l’indépendance nationale. C’est une erreur profonde. Le motif qui le fait gronder est moins élevé qu’on ne pense, et il n’y a au fond de cette colère qu’une rivalité de parasites. Le vieux client romain, qui s’est habitué à vivre de la générosité des riches, ne peut pas supporter l’idée qu’un étranger va prendre sa place. « Ainsi, dit-il, il signerait avant moi, il aurait à table la place d’honneur, ce drôle jeté ici par le vent qui nous apporte les figues et les pruneaux ! Ce n’est donc plus rien que d’avoir dans son enfance respiré l’air du mont Aventin et de s’être nourri des fruits de la Sabine ! » Quelle étrange bouffée d’orgueil national ! Ne dirait-on pas, à l’entendre, que le droit de flatter le maître et de vivre à ses dépens est un privilège qu’on acquiert par la naissance ou le domicile, comme celui de voter les lois et d’élire les consuls ! En réalité, ce ne sont pas les moyens employés par les Grecs qui lui répugnent ; il essaierait volontiers de s’en servir, s’il pensait le faire avec succès. « Je pourrais bien flatter comme eux, dit-il ; mais eux, ils savent se faire croire ! » Comment lutter de complaisance et de servilité avec cette race habile et souple ? « Le Grec naît comédien ; vous riez, il va rire plus fort que vous. Son patron laisse-t-il échapper une larme, le voilà tout en pleurs, sans être plus triste du reste. En hiver, demandez-vous un peu de feu, il endosse son manteau fourré. — Il fait bien chaud, dites-vous, la sueur lui coule du front ». Voilà ce que le Romain ne sait pas faire.  » (Gaston Boissier –  JUVENAL ET SON TEMPS – Les Mœurs romaines sous l’empire – Revue des Deux Mondes – Deuxième période – Tome 87 – 1870 )

Et il finit son analyse ainsi : « Malgré ses efforts, il est toujours épais et maladroit : c’est un vice de nature. Ses reparties manquent de finesse, il mange gloutonnement, il a, jusque dans ses plus honteuses complaisances, des brusqueries et des rudesses qui ne peuvent pas se souffrir ; il ne sait pas mettre autant de grâce et d’invention dans sa bassesse. Aussi, quand le patron a une fois goûté du Grec, qui flatte si bien ses penchants et qui sert si adroitement ses plaisirs, il ne peut plus revenir au lourd client romain. « La lutte est inégale entre nous, dit tristement Juvénal, ils ont trop d’avantages ! » Encore s’ils laissaient le pauvre client s’asseoir sans bruit au bout de la table et de temps en temps égayer l’assistance de quelques bons mots « qui sentent le terroir » ; mais non, ils veulent la maison tout entière. « Un Romain n’a plus de place là où règnent un Protogène quelconque, un Diphile ou un Erimarque. Ils détestent le partage, le patron tout entier leur appartient. Qu’ils disent seulement un mot, toute ma servilité passée ne compte plus : il me faut déguerpir ». C’est ainsi que ce malheureux, chassé de la maison du riche, l’imagination toute pleine des mets espérés ou entrevus, s’en revient tristement manger chez lui son misérable ordinaire, — domum revortit ad moenam miser. Voilà les raisons véritables qu’il a d’en vouloir aux Grecs, et Juvénal, qui l’a souvent entendu gémir après son maigre dîner, nous a fidèlement transmis ses plaintes. »

Jacky Lavauzelle


 

FEU LA MERE de MADAME (Feydeau) L’ART DES DERAPAGES CONTRÔLES

Georges Feydeau
Feu la Mère de Madame
(1908 Comédie Royale)

Georges Feydeau BNF Gallica

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ART DES
DERAPAGES
CONTRÔLES

Un Feydeau c’est comme une course de Formule 1. Nous sommes dans les tribunes et nous savons déjà que nous ne serons pas déçus. Nous savons aussi que Feydeau a toujours réalisé des dépassements brillants et impeccables. La belle mécanique est là, devant nous.

La stratégie de course est toujours la bonne. Il n’attaque pas fort d’emblée, il sait ménager son matériel et ses effets afin d’attaquer dans le milieu du circuit. Sans arrêt au stand. Le Feu la Mère de Madame se passe en un acte. Le circuit sera rapide et les ingrédients seront conséquents : une histoire de couple + la relation avec la belle-mère. Ça pourrait faire cliché, et ça fait cliché. Feydeau  assume totalement. Il a une réputation à tenir. Elle ne faiblira pas. Il faut aller au bout en tenant la pole position, sans relais et sans temps mort.

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140 Les Personnages

Au départ, rien ne se passe et tout se place. Les voitures sont là en plein soleil à se regarder de côté. La situation banale, n’est presque pas théâtrale ou sportive. Il l’emmagasine la banalité, la normalité. Le modeste succède au modeste. Georges Feydeau entame une précision diabolique et chaque objet a son importance comme chaque pièce métallique a la sienne dans la réussite de la course. « Intérieur modeste…luxe à bon marché, bibelots gentils mais sans valeur…une chaise…un jupon…une boite d’allumettes et une veilleuse-réchaud…les pantoufles d’Yvonne…les pantoufles de Lucien… » Tout est décrit, ce qui repose sur le lit, à côté du lit, de l’autre côté du lit, près de la cheminée, sur la cheminée…

 

Georges Feydeau par Carolus Duran

Une normalité, mais une normalité bourgeoise où chacun a son domestique. Un domestique ou plutôt un quasi esclave. Domestique que le couple s’évertuera à faire travailler selon ses envies et ses humeurs.  La nôtre se nomme Annette, la bonne allemande à tout faire, à toutes les heures. Pour parler des seins de Madame, question existentielle et fondamentale, c’est le branle-bas de combat. C’est seulement sur un ton ironique que Lucien fait constater à sa femme Yvonne : «  c’est pour lui raconter que tu fais lever la bonne ? » Si elle se permet, ose, la scélérate,  rouspéter, car réveiller en plein sommeil pour des broutilles, les bourgeois s’esclaffent et s’insurgent: « – Quoi « encore » ? Oui « encore » ! Qu’ça veut dire ça, « encore » ? …Et faites de la camomille à monsieur ! » (Yvonne), « (après un moment et sur un ton de ricane) – Ah non ! …ce que tu peux embêter cette fille ! » . Les bourgeois ont un peu de pouvoir, ils en abusent. Quand Annette se permet une remarque sur le mal de ventre de monsieur, « si moussié n’était pas allé faire le bôlichinelle dehors… ! », Lucien, « s’emballant », lui répond sèchement : » Ah ! non ! non ! vous n’allez pas aussi vous mettre de la partie, vous, hein ?…Allez-vous coucher ! … (furieux) Je parle à madame…Ah ! non ! … si les domestiques s’en mêlent à présent ! » Lucien l’appelle, se croyant drôle et grand artiste en devenir, « La Joconde« …

 

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140

Les rapports qu’entretiennent les bourgeois avec la pauvre Annette nous les rendre encore plus antipathiques. Lucien est mauvais coucheur, va oublier ses clés, réveiller sa femme, comparer les seins de sa femme avec ceux d’un modèle, réveiller la bonne,… 

Comme une voiture mal préparée sur une mécanique trop bien huilée, Georges Feydeau va introduire de légers défauts de réglages, des petites confusions avec des décalages temporels, linguistiques, de situation, esthétiques, corporels, sociaux. Et la machine n’attendra plus que l’incident, le quiproquo pour chauffer, s’emballer et enfin exploser. Elle arrivera au bout, mais quand le drapeau à damier s’agitera, la voiture n’aura plus, après moultes sorties de route et de dérapages, fière allure. Pourtant les dérapages sont tous contrôlés.

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140 Lacoste Marcel Simon Mlle Cassive

Robert de Beauplan le note dans le numéro de l’illustration du 7 avril 1923, le numéro 140 : « si l’on cherche à démêler ce qui fait l’inimitable originalité de ces œuvres, on trouvera sans doute ceci : empruntant une situation à la vie domestique la plus banale, la plus prosaïque, Feydeau en tire l’occasion d’une énorme bouffonnerie, où jaillit l’intarissable drôlerie du dialogue ; ou bien il imagine comme dans Feu la mère de Madame, un quiproquo qui nous laisse quelque temps dans l’incertitude entre le drame macabre et la farce, pour s’épanouir dans un feu d’artifice de gaîté. Georges Feydeau est un implacable logicien : il applique sa logique à l’être le plus illogique de tous, qui est la femme. Il nous la montre conséquente dans ses propos et inconséquente dans ses actes, et de ce contraste, il fait ressortir, en pince-sans-rire, la plus perspicace des philosophes. »

Mais l’être le plus illogique de la pièce n’est certainement pas Yvonne qui supporte les affres et les fadaises de son mari. Mais tous les deux apportent leurs lots d’incohérences et poussent leurs décalages dans le vaudeville débridé.

En décalant, l’intrigue s’en trouve déstabilisée, presque surréaliste. C’est dans ce déséquilibre qu’une situation en amène une autre, encore plus bancale, et que la recherche de l’équilibre ne se réalisera jamais tout à fait.  Nous avons vu le décalage social entre ce couple qui veut jouer aux riches avec un intérieur désepérément modeste. Lucien refusera de rentrer dans le lit où a dormi la bonne. Quel horreur !

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140 G Feydeau avec Marcel Simon et Mlle Cassive

Le décalage sur un mode temporel aussi avec la montre qui n’est pas à l’heure et qui retarde de dix minutes, tous les protagonistes sont réveillés en pleine nuit, Lucien est déguisé en Louis XIV… Il est aussi sémantique, avec la bonne allemande qui  prend le sel pour les sels et qui appelle le waterproof, le  Vatfairepouf, le vrai devient du frais… L’amphitrite, la Néréide,  devient l’entérite, la déesse pour l’inflammation de l’intestin. Le ciel se retrouve sublimé dans le cabinet de toilette. Décalage esthétique, artistique avec une discussion sur ce qui est de l’art et sur ce qui ne l’est pas, le peintre devient le peintre en bâtiment qui repeint les baignoires. Décalage des situations avec la cheminée éteinte qui réchauffe subjectivement le mari trempé qui retrouve l’illusion du feu, décalage des convenances, ce qui se fait et ce qui est à proscrire…

Comme un objet légèrement déséquilibré se mettra à rouler, de plus en plus vite, la pièce prendra son essor. Et elle grossit, grossit comme le crapaud qui, à la fin, explose.

Même si Feydeau utilise le gros fil de la belle-mère et de l’erreur d’adresse, chacun occupe son rôle pleinement. Les difficultés de monsieur sont désormais balayées et les lettres aux créanciers aussitôt envoyées. La joie à peine cachée et difficilement contenue de Lucien fera contrepoint avec la peine réelle  de sa femme. Nous sommes dans le quotidien et Feydeau frôle à chaque instant avec la vulgarité sans y tomber : « Prendre ses personnages parmi les gens d’une bourgeoisie moyenne et terre à terre, choisir des situations vulgaires – mais d’une irrésistible vérité – animer d’une verve folle des conversations extrêmement prosaïques, tirer le fond même du comique, non pas de l’intrigue, mais d’une observation minutieuse, trouver les mots pleins et robustes qui peignent les caractères ; mettre en relief et en pleine lumière d’humbles et quotidiennes vérité ; négliger tout dilettantisme littéraire et tout snobisme mondain pour ne rendre que la vie la plus plate, la plus commune, et la plus déshabillée, n’est-ce pas faire œuvre de réaliste ? » (Robert de Flers, Le Figaro)

Plus rien ne sera comme avant et nous laissons le couple seul, déchiré. La femme se retrouve joyeuse, ce n’est plus elle qui vient de perdre sa mère, mais la voisine. Le mari se désole de n’avoir pas pu régler enfin ses problèmes financiers.

 « Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître. » (Marguerite Yourcenar) Mais avec Feydeau, il nous tarde de revoir encore une nouvelle pièce pour que tout enfin redémarre sur les chapeaux de roue.

Texte paru dans La Petite Illustration n°140 du 7 avril 1923

Jacky Lavauzelle

Régis GIGNOUX : L’APPEL DU CLOWN (1923 au Théâtre du Grand Guignol)

Régis GIGNOUX
L’APPEL DU CLOWN
(Théâtre du Grand Guignol – le 23 mars 1923)

Régis Gignoux L'appel du clown 1923

 

 

 

 

 

 

BIM-BOUM-BEM-BAM-BOM-BÂOOOOOOOOO !!!!!!!

 L’Appel de la forêt, The Call of the Wild, le livre de Jack London sort en 1903 ; le livre suit les pattes du chien Buck qui finira par revenir vers une meute dans le Yukon et devenir enfin un mâle dominant. Notre mâle dominant se nomme Punch (M Gobet) et il attire la Dame (Jane Ader) dans L’Appel du clown, la pièce de théâtre en un acte jouait pour la première fois à Paris en 1923. Le Yukon glacial devient le Théâtre du Grand Guignol.

 

Gignoux L'appel du clown

Comme le loup dans sa forêt du nord-Canada, Punch lance un cri bestial et sauvage.  Ce cri peut enflammer un cœur désespéré. Un moment de fascination extrême et c’est tout le mondequi  bascule. Ce n’est pas son talent, son physique de clown, ses instruments, «-Non, c’est au moment où la salle éclate de rire, se tord en tire-bouchon que j’ai vu votre amoureuse, toute pâle, l’œil fixe, la narine dilatée, les lèvres tremblantes…au moment où vous reculez du piano, comme poursuivi par une bête, et où vous faites « bim-bem-bim-bâo » !  Je ne sais pas faire…ça commence par un cri de chien à la patte cassée, puis c’est un barrissement d’éléphant, un carillon d’amygdales, et votre voix finit en borborygme… »Bim-bem-boum-be-bi »…(Il tousse) Non…Je ne sais pas faire… (Le Monsieur) – Bim-boum-bem-bam-bom-bâooo ! (Punch) – Merveilleux ! Vous savez, vous ! Vous faites ça à volonté, sans effort…Je vous envie…Parce que j’ai essayé …Oui, monsieur…Elle a voulu que j’essaie…elle a exigé…Tout un après-midi, j’ai cherché, j’ai travaillé, j’ai gargouillé. Vous riez ! …Je vous comprends…Résultat : je me suis déchiré la gorge, avec inflammation de la glotte. (Le Monsieur) » (Scène 1)

Ce Bim-boum-bem-bam-bom-bâoo, c’est l’inexplicable, l’incompréhensible. Le trou noir de l’intelligence. Ce rien qui fait perdre tous les moyens. Cet appel de la forêt. Ce retour de l’animalité. L’appel du loup pour que la meute se forme et que les couples s’accouplent. Ce moment d’étrangeté qui accapare le réel et le domine, le soumet. Le Monsieur pose la question à Punch, le clown : «  Mais, entre nous, pourquoi est-ce bim-bada-boum qui l’a ravie, qui l’a affolée, qui l’a appelée ? Elle oublie tout, elle méconnaît tout pour répondre, à cet appel d’un inconnu, d’un rigolo, l’appel du clown…Comprenez-vous cette attraction, ce mystère, ce symbole ? » (Le Monsieur, Scène 1)

Régis Gignoux théâtre du Grand Guignol

Régis Gignoux se réfère au plus célèbre des clowns, Grock, le clown suisse, qui, dès 1922 fait sa tournée en France à L’Empire. Il utilise pour habiller Punch la même grande veste et le pantalon trop large qu’utilisait parfois Grock dans ses spectacles. Comme lui, il est reconnu et parcourt le monde entier. Il ne peut proposer à le Dame amoureuse qu’un rendez-vous dans plusieurs mois, plusieurs années. A la femme dans l’attente, il lui répond que, au mieux, il aura son premier jour de libre en 1926, trois ans plus tard : «  « Regarde ! …Encore huit jours ici, puis l’Angleterre, Londres, Manchester, Liverpool, matinée et soirée tous les jours…Oh ! la ! la ! …Après Copenhague, Stockholm…Christiania, pays pas gais, mais le change est bon…puis l’Amérique : que des chemins de fer, mais rien à faire dans le Pulmann à cause des nègres. Donc, 1923, 1924, on n’en parle pas ; 1925, toujours là-bas ; 1926, Paris du 4 au 7 janvier… » (Punch, scène 4)

Le clown Grock en 1903

Il arrivera à faire pleurer la Dame et de cette vie qu’elle imaginait merveilleuse et trépidante, à force de la rendre terne, routinière et usante : « – Le thé ! Cochonnerie ! Ça coupe l’appétit. Et je dîne de bonne heure. Faut que j’aie digéré avant mes quarante minute de bastringue…Alors bifteck, légumes verts, compote et une vieille bouteille d’Evian…C’est triste le succès. Il nous prive de tout. Je ne peux pas risquer d’être malade. Dans nos métiers, la vogue dure entre cinq et dix ans. Si tu n’as pas fait ta pelote, tu finis malheureux dans les boîtes. Alors, tu comprends, pas de blagues avec le travail, comme je disais au Monsieur ! » (Punch, scène 4)

A force de noirceur, la Dame retrouvera son homme, toujours là, à attendre, « Elle a eu une grande déception…Elle a fait un mauvais voyage…Heureusement que vous l’attendiez à la gare… » (Punch, scène 5) Et c’est dans les bras de son homme qu’elle repartira. Et Punch partira dans un « Bim-boum-bem-bam-bom-bâoo !. »  tonitruant. La belle est désormais vaccinée.

La notoriété de l’artiste, les feux de la rampe en attirent plus d’une dans les raies des lumières des  projecteurs. Mais l’aventure n’est pas où l’on croit : « Voici cet « envers du music-hall » cher à Madame Colette. M Régis Gignoux, lui aussi, oppose la réalité à la façade trompeuse. Mais il ne montre pas d’humbles détresses sous le sourire fardé, ni la mélancolie de la vie errante parmi les chambres d’hôtel solitaires et sans feu. Son clown qui a tourné la tête d’une jeune femme romanesque, est un gentleman méticuleux, soucieux de sa forme et de son hygiène et de son confort, qui tient registre de ses déplacements plusieurs années à l’avance et administre son art en parfait commerçant. La bohème, c’est bon pour la littérature : M Régis Gignoux, plus véridique, nous donne une leçon de bourgeoisie dans une loge de pitre. » (Robert de Beauplan, La Petite illustration n°158 du 18 août 1923)

 

L'appel du Clown 1923

Bien au contraire, Punch sait qu’il a tous les pouvoirs sur ce cœur ensorcelé. Il peut agir à sa guise. Mais il a vu le mari, malheureux et profondément amoureux dans sa loge. Il se doit, depuis le début, de démythifier son personnage. Elle ne le voit pas lui, mais elle voit une icône, un cri. Il la reconduit sur le bon quai de la gare. Il sait qu’il ne pourra que la rendre malheureusement et qu’elle l’aime pour de mauvaises raisons. Le clown a du cœur. Comme dans Tour est bien qui finit bien, de William Shakespeare, à la comtesse qui dit au clown qu’il restera un faquin calomniateur, celui-ci répondra  :  « Je suis un prophète, Madame, et c’est par le chemin le plus court que la vérité doit être dite. » (Acte I, scène 3)

Jacky Lavauzelle

PLAUTE – MOSTELLARIA – LE REVENANT (pièce en 5 actes)

PLAUTE

 LE REVENANT – MOSTALLERIA
vers 190 av. J.-C.





Plautus Plaute Artgitato Mostellaria Le Revenant

Traduction Jacky Lavauzelle

ACTE I
Scène 1

GRUMIO – GRUMION
Fermier de la Maison Theuropide
à la porte de la maison de Theuropide

Exi e culina, sis, foras, mastigia,

Sors de ta cuisine, canaille !

Qui mi inter patinas exhibes argutias.

 Qui fait le beau au milieu des casseroles.

 Egredere, erilis permities, ex aedibus.

Sors ! Fléau de ton maître !

Ego, pol,  te ruri, si vivam, ulciscar probe.

 Moi, par Pollux, si je vis, je me vengerai à la ferme !

Exi, inquam, nidor, e culina. quid lates?                  



Sors, te dis-je, des odeurs de ta cuisine ! Que caches-tu donc ?

                                                                                                                              

TRANIO – TRANION
Servant-Esclave- de la maison de Theuropide
Il sort

Quid tibi, malum, hic ante aedis clamitatiost?

 Qu’est-ce que tu as à crier devant notre maison ?

An ruri censes te esse? abscede ab aedibus.

Où crois-tu être ? Fous le camp !

Abi rus, abi,  dierecte, abscede ab janua.

Retourne aux champs !, allez ! Crétin ! Pars !

Hem, hocine volebas?

Tiens ! C’est ça ce que tu veux ?
(il le frappe)

 

GRUMION

Perii ! Cur me verberas?

Aïe ! Je meurs ! Pourquoi me frappes-tu ?

 

TRANION

Quia, tu, vis.

Parce que tu vis encore !

 

GRUMION

Patiar ! Sine modo adveniat senex

Je souffre ! Quand notre vieux maître rentrera



Sine modo venire salvom, quem absentem comes.

Sain et sauf, il verra que tu le dévores pendant son absence !

 

TRANION

 Nec veri simile loquere, nec verum, frutex,

Qu’est-ce que tu racontes ? Frustre ! C’est n’importe quoi !

 Comesse quemquam ut quisquam absentem possiet.

On ne dévore pas quelqu’un qui n’est pas là !



 

GRUMION

Tu urbanus vero scurra, deliciae popli,             

Toi, qui fait le beau, le  sophistiqué de la ville !

Rus mihi tu objectas? sane hoc, credo, Tranio,

Tu te crois supérieur aux paysans ? Tu crois vraiment, Tranion,

Quod te in pistrinum scis actutum tradier.

Tu seras un jour envoyé au moulin !

Cis, hercle, paucas tempestates, Tranio,

Par Hercule ! Dans peu de temps, Tranion,

Augebis ruri numerum, genus ferratile.

Tu rejoindras la populace des champs !

Nunc, dum tibi lubet licetque, pota, perde rem,    

Maintenant,  fais à ta guise, puisque tu veux tout perdre ainsi

Corrumpe herilem filium, adulescentem optumum.

Détruis le fils de notre maître, cet adolescent si prometteur !

Dies noctesque bibite, pergraecamini,

Jours et nuits, vous buvez, vous vivez à la grecque !

Amicas emite, liberate, pascite

Achetez des filles, puis les affranchir, vous gavez

Parasitos, obsonate pollucibiliter.

Les parasites, videz les marchés pour vos orgies !



Haeccine mandavit tibi, quom peregre hinc iit, senex?    

Est-ce ce ça qu’a demandé, avant de partir, notre vieux maître ?

Hoccine modo hic rem, curatam obfendet suam?

Est-ce ainsi qu’il entend que ses biens soient gérés ?

Hoccine boni esse opficium servi existumas,

Est-ce ainsi que l’on sert bien les intérêts de son maître ?

 Ut heri sui conrumpat et rem et filium?

En corrompant ainsi et la fortune et le fils ?

Nam ego illum conruptum duco, quom his factis studet;

Il est désormais corrompu, avec ce qu’il a fait !

Quo nemo adaeque juventute ex omni Attica                

Lui qui n’avait pas son pareil dans toute la jeunesse d’Attique

Antehac est habitus parcus, nec magis continens ;

Jusqu’à présent  qui avait l’habitude d’être économe

Is nunc in aliam partem palmam possidet.

Et qui maintenant c’est dans une autre partie qu’il obtient la palme.

Virtute id factum tua et magisterio tuo.

Et c’est grâce à tes actions et à tes leçons !

 

TRANION

Quid tibi, malum, me aut quid ego agam curatio’st ?

Qu’est-ce que tu as, malheureux, à être curieux ainsi de ce que je fais ?

An ruri quaeso non sunt, quos cures, bovis?                

Ne peux-tu donc pas t’occuper à soigner tes bœufs ?

Lubet potare, amare, scorta ducere.

Et s’il me plaît à moi de boire, d’aimer, et d’être escorter par de belles et jolies filles.

Mei tergi facio haec, non tui, fiducia.

C’est mon dos qui répondra de tout ça, non le tien, fais-moi confiance.

 

GRUMION

Quam confidenter loquitur ! Fue !

Comme tu parles hardiment ! Fi !



 

TRANION
(soudain écœuré, recule)

 At te Jupiter

Que Jupiter,

Dique omneis perduint, fu, oboluisti,  allium.

Et tous les Dieux réunis t’anéantissent, ce que tu pues l’ail !

Germana inluvies, rusticus, hircus, hara suis

Misérable, rustre, bouc, porcherie ambulante !

Canes capro conmista.

Mélange de chien et de bouc !

 

GRUMION

Quid tu vis fieri?

Et alors que veux-tu que j’y fasse ?

Non omneis possunt olere unguenta exotica,

Tout le monde ne peut pas sentir l’odeur des parfums exotiques,

Si tu oles, neque superior adcumbere,

Comme toi, ni occuper la meilleure place à table

Neque tam facetis, quam tu vivis,  victibus.

Ni être aussi spirituel quand tous les aliments à disposition.

Tu tibi istos habeas turtures, pisceis, aveis :          

Tu peux garder tes tourterelles, tes poissons et tes volailles :

Sine me alliato fungi fortunas meas.

Laisse-moi mon ail et vivre ma vie !

Tu fortunatus, ego miser : patiunda sunt.

Tu es un homme heureux et moi un misérable : c’est ainsi.

Meum bonum me, te tuum maneat malum.         

Mais à moi les bonnes choses à venir, et pour toi de grands malheurs.

 

TRANION





Quasi invidere mihi hoc videre, Grumio,         

Mais tu désires vivre comme moi, Grumion,

Quia mihi bene est, et tibi male est ; dignissumum’st.

Pour moi la vie est facile, et toi tu vis chichement.

Decet me amare, et te bubulcitarier ;

Je suis fait pour aimer, et toi conduire les bœufs ;

Me victitare polchre, et te miseris modis.

A moi de vivre agréablement, et à toi de vivre misérablement.

 

GRUMION

O carnuficium cribrum, quod credo fore :

Par mille tortures ! Je crois que ce sera l’inverse :

Ita te forabunt patibulatum per vias

Ils te traîneront dans les rues, le carcan sur ton dos

 Stimulis, si huc reveniat senex.

En te piquant, si notre vieux maître revient.

 

TRANION

Qui scis  an tibi istuc prius evenat quam mihi ?

Comment sais-tu tout ce qui nous arrivera ?

 

GRUMION

Quia numquam merui, tu meruisti et nunc meres.

Parce que je ne le mérite pas et que toi tu l’as mérité et que tu le mérites aussi maintenant.

 

TRANION

Orationis operam compendi face,

Abrège ton discours,

Nisi te mala re magna mactari cupis.

Sauf si tu souhaites une plus grande correction.

 

GRUMION

Ervom daturin’ estis, bubus quod feram?

Est-ce vous qui donnerez le fourrage qu’attendent mes bœufs ?

Date aes, si non estis : agite, porro, pergite

Donnez-moi de l’argent, si vous n’en êtes pas capable : eh bien ! en avant ! continuez !

Quomodo obcoepistis : bibite, pergraecamini,

Comme vous avez commencé : buvez, vivez comme des grecs

Este, ecfercite vos, saginam caedite.     

Bouffez, saoulez-vous, tuez ce qui est gras.               

 

TRANION





Tace, atque rus abi : ego ire in Piraeum volo,

Tais-toi ! Rentre dans ta campagne ! Je veux aller au Pirée

In vesperum parare piscatum mihi.

Acheter du poisson pour ce soir.

Ervom tibi aliquis cras faxo ad villam adferat.

Quelqu’un demain t’apportera du fourrage.

Quid est? quid tu me nunc obtuere, furcifer?

Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi me regardes-tu ainsi, maraud ?

 

GRUMION

Pol, tibi istuc credo nomen actutum fore.    

Par Pollux ! Je crois que ce sera bientôt le nom que tu porteras.

 

TRANION

Dum interea sic sit, istuc actutum sino.

Pourvu que je jouisse maintenant, ce bientôt m’est égal.

 

GRUMION

Ita est : sed unum hoc scito, nimio celerius

Qu’il en soit ainsi : mais sache seulement ceci

Veniet quod molestum’st,  quam id quod cupide petas.

Les ennuis arrivent souvent plus vite que ce nous désirons ardemment..

 

TRANION

Molestus ne sis : nunc jam i rus, teque amove.

Tu m’ennuies. Retourne aux champs et laisse-moi respirer.

Ne tu erres, hercle,  praeterhac mihi non facies moram.

Crois-moi, par Hercule, que je me retiens encore un instant.

 

GRUMION
(enfin seul)

Satin’ abiit, neque quod dixi flocci existumat !

Il est parti, sans tenir compte de ce que j’ai dit !

Pro Di inmortaleis, obsecro vostram fidem ;

Par les Dieux Immortels, je demande votre aide ;

Facite huc ut redeat noster quamprimum senex,

Faîtes donc que notre vieux maître,

Triennium qui jam hinc abest, priusquam omnia

Après trois longues années, revienne bientôt

Periere, et aedis, et ager : qui nisi huc redit,       

Terres et maisons : que tout cela  ne soit pas encore dévoré   



Paucorum mensium sunt relictae reliquiae.

S’il ne revient pas dans les mois à venir,  il n’en restera que des reliques

Nunc rus abibo : nam eccum herilem filium

Maintenant je rentre à la ferme : voici le fils de mon maître

Video  corruptum heic ex adulescente optumo.

Que je vois aujourd’hui corrompu, lui, autrefois, si droit.

 

ACTE I
Scène 2

PHILOLACHES
(Fils du maître Theuropide & amant de Philématie)

 

 

Recordatus multum et diu cogitavi

J’ai beaucoup et longtemps réfléchi

Argumentaque in pectus multa institui

J’ai pris le temps du raisonnement

Ego, atque in meo corde, si est quod mihi cor,

Moi, j’ai questionné mon cœur, si tant est que j’en possède un,

Eam rem volutavi et diu disputavi,

J’ai examiné et j’ai cherché

Hominem quojus rei, quando gnatus esset,

L’homme qui vient de naître, à quoi puis-je le comparer ?

Similem esse arbitrarer simulacrumque habere.

Il ressemble en fait à un bâtiment neuf.

Id reperi jam exemplum.  

J’ai trouvé cette comparaison intéressante ;

Novarum aedium esse arbitror similem ego hominem,

J’aime cette similitude entre le bâtiment et l’homme,

Quando hic gnatus est : ei rei argumenta dicam,

Quand celui-ci vient de naître : vous serez persuadé bientôt de ce que je dis,

Aque hoc haud videtur veri simile vobis :

Et je tiens à vous démontrer ce que j’avance :

At ego id faciam esse ita ut credatis.

Une fois que je vous aurez entendu, vous me croirez.

Profecto ita esse, ut praedico, vera vincam.

Vous serez d’accord avec moi

Atque hoc vosmetipsi, scio,

Vous aussi, j’en suis certain

Proinde uti nunc ego esse autumo, quando

Serez persuadé de la justesse de ma pensée. Quand



Dicta audietis mea, haud aliter id dicetis.

Vous entendrez mes paroles, pas moins vous raconterez.

Auscultate, argumenta dum dico ad hanc rem :

Ecoutez, les arguments que j’expose dans cette affaire;

Simul gnarureis vos volo esse hanc rem mecum.     

Que vous voyiez les choses telles que je les voie.

Aedeis quom extemplo sunt paratae, expolitae,

Le bâtiment est enfin prêt, habitable,                        

Factae probe, examussim,

Bien fait selon les règles de l’art,

Laudant fabrum, atque aedeis probant.

On approuve l’ouvrage et on le couvre de louange.

Inde exemplum expetunt sibi quisque simile,

Si bien que tous veulent en avoir un similaire,

Suo usque sumtu : operae ne parcunt suae.

Quel qu’en soit le prix : rien n’est épargné.

Atque ubi illo immigrat nequam homo, indiligensque,                      

Ensuite qu’arrive un homme sans morale, négligent

Cum pigra familia, immundus, instrenuus,

Avec des esclaves à son image, impurs, sans âme

Heic jam aedibus vitium additur,

A quoi s’ajoutent la négligence et la saleté,

Bonae quom curantur male.

Le bâtiment se détériore de si peu d’entretien.

Atque illud saepe fit, tempestas venit,

Et d’ailleurs, ce qui est souvent le cas, une tempête survient,

Confringit tegulas imbricesque : ibi

Cassant les tuiles de la toiture

Dominus indiligens reddere alias nevolt.

Le maître négligent  n’en remet pas d’autres.

Venit imber, lavit parietes, perpluunt,

La pluie tombe, lave les murs,

Tigna, putrefacit, aer operam fabri.

Les poutres  se putréfient, l’air les pourrit.

Nequior factus jam est usus aedium ;

Il en est fini des beaux travaux de l’architecte

Atque haud est fabri culpa ; sed magna pars

Ce n’est pas la faute de l’architecte ; mais une grande partie

Moram hanc induxerunt, si quid numo sarciri potest,    

Des gens reportent à plus tard, des travaux qui ne coûteraient pas si cher au départ

Usque mantant, neque id faciunt, donicum

Ils attendent et ne font rien

Parietes ruunt: aedificantur aedeis totae denuo.

Les murs sont en ruines : il faut détruire l’édifice et tout rebâtir.

Haec argumenta ego aedificiis dixi : nunc etiam volo

Voici mon argumentation sur les édifices : maintenant je souhaite

Dicere, ut homines aedium esse simileis arbitremini,

Montrer les similitudes entre les gens de sa maison et le bâtiment,

Primumdum, parenteis fabri liberum sunt,     

Premièrement, les parents fabriquent en quelque sorte les enfants,

Et fundamentum, substruunt, liberorum,

Les fondations, la  base,  de leurs enfants,

Extollunt, parant sedulo in firmitatem,

Ils accordent une attention particulière à la solidité de celle-ci,

Ut et in usum boni, et in speciem populo

Et afin qu’ils aient une réelle utilité, et une belle apparence

Sint ; sibique aut materiae non parcunt,

Tous les matériaux sont choisis avec soin,

Nec sumtus sibi sumtui esse ducunt ;         

Aucune dépense n’est jugée extravagante

Expoliunt, docent literas, iura, leges,

Pour les perfectionner, enseigner les lettres, les droits, les lois,

Sumtu suo et labore nituntur, ut

Tous les frais, tout le travail, pour s’efforcer

Alii sibi esse illorum simileis expetant.

Que les autres en souhaitent de semblables.

Ad legionem quom itant, adminiculum eis danunt

Et puis, quand ils partent à la légion, ils se font accompagner

Tum jam aliquem congnatum suum.                               

Par quelqu’un de la famille.

Eatenus abeunt a fabris.

A partir de maintenant l’ouvrier n’est plus maître de son ouvrage.

Unum ubi emeritum ‘st stipendium, igitur tum

Arrive la première campagne militaire, alors

Specimen cernitur, quo eveniat aedificatio.

On juge le spécimen et ce que l’édifice deviendra.

Nam ego ad illud frugi usque et probus fui,

Moi jusqu’à présent, j’étais un honnête homme,

In fabrorum potestate dum fui.

Tant que je restai dans les mains de l’ouvrier.

Posteaquam immigravi in ingenium in meum,          

Plus tard, quand je fus livré à moi-même

Perdidi operam fabrorum inlico oppido.

J’ai perdu ce qu’avait construit l’architecte, immédiatement

Venit ingnavia, ea mihi tempestas fuit,

Je me suis glissé dans la facilité, la tempête sur ma tête,

Ea mihi adventu suo grandinem imbremque adtulit ;

Et a apporté avec elle la grêle ;

Haec verecundiam mihi et virtutis modum

Ainsi, se sont détruits et ma vertu et mes principes

Deturbavit,  texit detexique a me inlico ;                      

J’étais à découvert immédiatement ;

Postilla obtegere eam neglegens fui :

Plus tard, j’ai été négligeant :

Continuo pro imbre amor advenit in cor meum.

L’amour, soudainement, est tombé sur mon cœur comme la pluie sur mon corps.

Is usque in pectus permanavit, permadefecit

Il m’a recouvert la poitrine et m’a pénétré profondément

Cor meum : nunc simul res, fides,  virtus,

Jusqu’au cœur ; maintenant ma raison, ma foi et ma vertu,

Decusque deseruerunt : ego sum in usu

M’ont déserté : je ne suis plus bon à rien

Factus nimio nequior :  atque edepol, ita,

Bien pire encore : pour cet édifice,

Haec tigna humide putent: non videor mihi

Ces poutres humides sont si pourries, que je ne suis plus

Sarcire posse aedeis meas, quin totae

En mesure de réparer la maison dans sa totalité

Perpetuae ruant, quin cum fundamento

L’humidité pénétrant, jusque dans ses fondations

Perierint, nec quisquam esse auxilio queat.

Et périssant, sans que quiconque puisse le sauver.

Cor dolet, quom scio ut nunc sum, atque ut fui :

Mon cœur est douloureux, quand je vois ce que maintenant je suis devenu, et ce que je fus :

Quo neque industrior de iuventute erat             

Lorsque parmi toute cette jeunesse            

Arte gymnastica, disco, hastis, pila,

Dans l’art de la gymnastique, du disque, de la lance, du javelot,

Cursu, armis, equo : victitabam volupe :

De la course, du maniement des armes, de l’équitation :

Parsimonia et duritia discipulinae aliis eram,

Je servais d’exemple pour que les autres endurent ces dures disciplines et la fatigue,

Optumi quique expetebant a me doctrinam sibi.   

Les leaders cherchaient à suivre ma doctrine.      

Nunc, postquam nihili sum, id vero meopte ingenio reperi.

Maintenant, je suis plus rien, et c’est moi qui en suis responsable.

ACTE I

Scène 3

 PHILOLACHES

SCAPHA  (« Ancilla », vieille courtisane au service de Philématie)

PHILEMATIUM – PHILEMATIE (Courtisane affranchie par Philolachès et amante de Philématie)

PHILEMATIE

Jampridem, ecastor, frigida non lavi magis lubenter,

Il y a bien longtemps, par Castor, que je n’ai eu autant de plaisir de me laver à l’eau froide,

Nec quom me melius, mea Scapha, rear esse defoecatam.

 Ni ne m’être, ma chère Scapa, aussi bien lavée.

SCAPHA

 Eventus rebus omnibus, velut horno messis magna

C’est le résultat de toutes choses, comme la moisson de cette année

Fuit.

Fut belle.

PHILEMATIE

Quid ea messis adtinet ad meam lavationem ? 

Quel est le rapport entre la moisson et mon bain ?

SCAPHA

Nihilo plus,  quam lavatio tua ad messim.

Rien de plus que ton bain avec la moisson.              

PHILOLACHES

(Elle voit Philématie – à part)

O Venus venusta !

Ô belle Vénus,

Haec illa est tempestas mea, mihi quae modestiam omnem

 Voici ma tempête, qui a modestement mis à nu

 Detexit, tectus qua fui, quam Amor et Cupido

 Ma couverture ; que l’Amour et Cupidon

In pectus perpluit meum, neque jam umquam optegere possum.

En mon sein, ruissellent, que déjà maintenant je ne puis plus me protéger.

Madent jam in corde parietes : periere hae oppido aedeis.             

Les murs déjà dans le cœur sont détrempés : l’édifice de la maison est en ruine.

 

PHILEMATIE

Contempla, amabo, mea Scapha, satin’ haec me vestis deceat ?

 Contemple, je t’en prie, ma chère Scapha, cette robe me met-elle en valeur ?

 Volo me placere Philolachi, meo ocello, meo patrono.

 Je veux plaire à Philolachès, ma prunelle de mes yeux, mon patron.

 

SCAPHA

Quin tu te exornas moribus lepidis, quom lepida tota es?

 Pourquoi se parer de si beaux ornements, plutôt que d’être soi-même?

 Non vestem amatores mulieris amant, sed vestis fartum.

 Les amants aiment moins le vêtement, que ce qui le remplit.

PHILOLACHES
(à part)

Ita me di ament, lepida est Scapha !  sapit scelesta multum.   

 Par les dieux qui me protègent ! Quelle Scapha ! La coquine a bien du bons sens.

 Ut lepide res omneis tenet, sententiasque amantum !

 Elle connaît toutes les manières et les opinions des amants !

 

PHILEMATIE

Quid nunc?

 Que faire maintenant ?

 

SCAPHA

Quid est?

Qu’est-ce ?

 PHILEMATIE

Quin me adspice et contempla, ut haec me decet.

Regarde et contemple, comme elle me va bien !

 

SCAPHA

Virtute formae id evenit, te ut deceat quidquid habeas.

 Avec de si belles formes, tout te va bien.

 

PHILOLACHES
(Toujours à part)

Ergo hoc ob verbum te, Scapha, donabo ego perfecto hodie aliquî :

 Pour ces bons mots, Scapha, je te ferai don d’un cadeau aujourd’hui :

 Neque patiar te istanc gratiis laudasse, quae placet mihi.  

 Je ne peux pas laisser sans récompense cet éloge à ma belle, qui me plaît.                 

   

PHILEMATIE

Nolo ego te adsentari mihi.

Je ne veux pas que tu me flattes.

 

SCAPHA

Nimis tu quidem stulta es mulier.

 Tu es bien bête !

 Eho mavis vituperari falso, quam vero extolli ?

 Préfères-tu des mensonges, plutôt que des vérités ?

 Equidem, pol, vel falso tamen laudari multo malo,

 En effet, par Pollux, je préfère encore à tort être louée,

 Quam vero culpari, aut alios meam speciem inridere.

 Qu’être justement critiquée,  et que l’on se moque de mon apparence.   

                     

PHILEMATIE

Ego verum amo, verum volo dici mihi, mendacem odi. 

 J’aime la vérité, je veux que la vérité me soit dite, j’ai le mensonge en horreur.

 

 SCAPHA

Ita tu me ames, ita Philolaches tuus te amet, ut venusta es.

 De cette façon, par l’amitié que tu me portes, par l’amour que Philolachès te porte, tu es charmante.

 

 PHILOLACHES

Quid ais, scelesta? Quomodo adjurasti ? Ita ego istam amarem !

 Que dis-tu, méchante ? Qu’as-tu dis ? Par amour pour elle !

 Quid istaec me, id cur non additum ‘st? infecta dona facio.

 Et son amour pour moi, pourquoi vous ne l’as-tu pas ajouté? Je reprends mes cadeaux.

 Periisti ! Quod promiseram, tibi donum, perdidisti.                      

 Perdus ! Ce que je t’avais promis comme cadeaux, tu viens de les perdre.

 

 SCAPHA

Equidem, pol, miror tam catam, tam doctam te, et bene eductam,

En effet, par Pollux, je suis surprise, toi avec autant d’intelligence, et bien éduquée,

Non stultam, stulte facere. 

Qui n’es pas sotte, te conduises comme une sotte.

 

PHILEMATIE

Quin mone, quaeso, si quid erro.

 En outre, dis-moi, je te prie, pourquoi suis-je dans l’erreur.

 

SCAPHA

Tu, ecastor, erras, quae quidem illum exspectes unum, atque illi

 Toi, par ma foi, tu as tort, de ne penser exclusivement qu’à lui, de n’attendre que lui

Morem praecipue sic geras, atque alios asperneris.

Et de négliger les autres, jusqu’à les rejeter.

Matronae, non meretricium ‘st unum inservire amantem.              

Beaucoup de femmes, qui ne se sont pas des courtisanes,  ne sont pas au service d’un seul amant.

 

PHILOLACHES

Pro Juppiter ! Nam quod malum versatur meae domi illud?

Par Jupiter !  Le mal est au cœur de la maison ?

Di deaeque me omnes pessumis exemplis interficiant,

Que les dieux et les déesses, me foudroient,

Nisi ego illam anum interfecero siti fameque atque algu.

Si je ne lui fais pas son compte  à la vieille grue par la soif, la faim ou le froid.

 

PHILEMATIE

 Nolo ego mihi male te, Scapha, praecipere. 

Ne me montre pas de mauvais commandements, Scapha.

 

SCAPHA

Stulta es plane, quae

 Tu es complètement stupide,

Illum tibi aeternum putes fore amicum et benevolentem.  

 De penser qu’il restera pour toujours ton ami bienveillant.  

 Moneo ego te : te deseret ille aetate et satietate.
Je te préviens :  il t’abandonnera avec le temps et l’abondance.

PHILEMATIE

Non spero.
J’espère que non.

SCAPHA

Insperata adcidunt magis saepe quam quae speres.
L’inattendu se produit plus souvent que ce que l’on attendait.

Postremo, si dictis nequis perduci, ut vera haec credas,
Enfin, si mes mots ne te persuadent pas, pour voir la vérité,

Mea dicta ex factis gnosce : rem vides, quae sim, et quae fui ante.
Mes mots ne te renseignent en rien : regarde les choses, comme je suis et comme je fus auparavant.

Nihilo ego quam nunc tu, amata sum, atque uni modo gessi morem,
Je n’étais pas différente de toi maintenant, j’étais aimée, par un seul amant,

Qui, pol, me, ubi aetate hoc caput colorem commutavit,
Lui, par Pollux, dès que sa couleur de cheveux changea,

Reliquit, deseruitque me : tibi idem futurum crede.
Me laissa tomber : je crois que la même chose va t’arriver.

PHILOLACHES

Vix comprimor, quin involem illi in oculos stimulatrici.
Je peine à me retenir ! Mais mes ongles aimeraient arracher les yeux de ce phénomène.

PHILEMATIE

Solam illi me soli censeo esse oportere obsequentem.
C’est à lui seul, que je suis sensée obéir.

Solam ille me soli sibi suo liberavit.
Seulement lui m’a affranchie.

PHILOLACHES

Pro di immortaleis, mulierem lepidam, et pudico ingenio !
Par les dieux immortels, la modeste femme, ce chaste génie !

Bene, hercle,  factum, et gaudeo mihi nihil esse hujus causa.
Je suis heureux, par Hercule,  et je me réjouis avoir tout donné pour une si belle cause.

 

SCAPHA

 Inscita, ecastor, tu quidem es.
Par Castor, tu n’y es vraiment pas.

PHILEMATIE

Quapropter ?
Pourquoi?         

SCAPHA

Quae istuc cures,
Parce que ta seule inquiétude,

Ut te ille amet.
C’est qu’il t’aime.

PHILEMATIE

Cur, obsecro,  non curem?
Pourquoi, je t’en prie,  ne pas m’en inquiéter ?

SCAPHA

Libera es jam.
Tu es libre désormais.

Tu jam quod quaerebas habes ; ille, te nisi amabit ultro,
As-tu ce que tu voulais ; lui, n’aime que lui-même,

Id pro capite tuo quod dedit, perdiderit tantum argenti.
Et sur ta tête ce qu’il a payé, est autant d’argent perdu.

PHILOLACHES

Perii, hercle, ni ego illam pessumis exemplis enicasso.
Je suis fait, par Hercule, si je ne l’a fait pas périr dans d’atroces souffrances.

Illa hanc corrumpit mulierem malesuada  vitilena.
Elle me la corrompt, fieffée maquerelle.

PHILEMATIE

Numquam ego illi possum gratiam referre, ut meritu’st de me.
Je ne pourrai jamais le remercier, de tout ce qu’il m’a donnée.

Scapha, id tu mihi ne suadeas, ut illum minoris pendam.
Scapha, tu ne me persuaderas pas, de moins tenir à lui.

SCAPHA

At hoc unum facito cogites, si illum inservibis solum,
Mais réfléchis bien, tu ne vis seulement que pour lui

Dum tibi nunc haec aetatula’st, in senecta male querere.
Tandis que tu es dans ta tendre jeunesse, viendront les désillusions de la vieillesse.

PHILOLACHES

In anginam ego nunc me velim verti, ut veneficae illi
Je voudrais maintenant me transformer en angine de poitrine, afin de l’étouffer,

Fauceis prehendam, atque enicem scelestam stimulatricem.
La prendre par le cou, jusqu’à l’étouffement de cette scélérate.

PHILEMATIE

Eundem animum oportet nunc mihi esse gratum, ut inpetravi,
Je désire maintenant lui conserver ma gratitude, qu’il a acquise,

Atque olim, priusquam id extudi, quom illi subblandiebar.
Comme dans le passé, lorsque je plaidais avec force, afin de l’adoucir.

PHILOLACHES

Di me faciant quod volunt, ni ob istam orationem
Que les dieux fassent de moi ce qu’ils veulent, si je pouvais pour ce discours

Te liberasso denuo, et nisi Scapham enicasso.
T’affranchir à nouveau, et étrangler Scapha.

SCAPHA

Si tibi sat abceptum ‘st, fore, victum tibi sempiternum,
S’il était certain que tu aies assez de victuailles éternellement,

Atque illum amatorem tibi proprium futurum in vita,
Et que tu doives posséder ton amant pour toute ta vie future, 

Soli gerundum censeo morem, et capiundos crineis.
J’entends alors que tu sois à lui jusqu’à la mort et que tu te fasses pousser les cheveux.

PHILEMATIE

Ut fama est homini, exin solet pecuniam invenire.
Si la réputation d’un homme est bonne, il trouvera facilement de l’argent.

 Ego si bonam famam mihi servasso, sat ero dives.
Si j’ai conservé ma réputation, alors je serai suffisamment riche.

PHILOLACHES

 Siquidem, hercle,  vendundu ’st, pater  vaenibit multo potius,
Je le jure, par Hercule, je vendrais mon père, je le vendrais le plus tôt possible,

 Quam te, me vivo, umquam sinam egere, aut mendicare.
Que de te laisser, moi vivant,  être dans le besoin ou dans la mendicité.                

SCAPHA

Quid illis futurum ‘st caeteris, qui te amant ?
Que deviendront les autres, ceux qui t’aiment ?

PHILEMATIE

Magis amabunt,
Ils m’aimeront davantage,

Quom  videbunt gratiam referri.
Quand ils verront que je me réfère au bien.

PHILOLACHES

Utinam meus nunc mortuus pater ad me nuncietur !
Je voudrais seulement que  dès, maintenant, on m’annonce la mort de mon père !

 Ut ego exhaeredem meis bonis me faciam, atque haec sit haeres.
Pour que je me déshérite, afin qu’elle devienne l’unique bénéficiaire.

SCAPHA

Jam ista quidem absumta res erit : diesque nocteisque estur,
Les ressources seront vite épuisées : nuit et jour, on mange

Bibitur, neque quisquam parsimoniam adhibet : sagina plane ‘st.
On boit, personne ne pense dépenser avec parcimonie : c’est de l’engraissement.

PHILOLACHES

In te, hercle, certum ’st, principium, ut sim parcus, experiri.
Ma foi, par Hercule, il est certain, que la première tu seras à expérimenter notre économie.

Nam neque edes quidquam, neque bibes apud me hisce diebus.
Ne plus rien manger,  ni boire chez moi pendant dix jours.

PHILEMATIE

Si quid tu in illum bene voles loqui, id loqui licebit :
Si tu souhaites parler de lui en bien, je t’autorise à parler:

Nec recte si illi dixeris, jam, ecastor, vapulabis.
Si tel n’est pas le cas, par Castor, tu seras battue.                

PHILOLACHES

Edepol, si summo Jovi vovi argento sacruficassem,
Par Pollux, si j’avais sacrifié l’argent au grand Jupiter,

Pro illius capite quod dedi, numquam aeque id bene conlocassem.
Celui que j’ai mis sur sa tête, que je lui ai donnée, il aurait été moins bien utilisé.

Ut videas eam medullitus me amare ! Oh ! Probus homo sum :
Vous la voyez comme elle m’aime ! Oh ! Je suis un homme heureux :

Quae pro me causam diceret, patronum liberavi.
C’est la raison pour laquelle je dis qu’elle affranchit son maître.

SCAPHA

Video te nihili pendere prae Philolache omneis homines.
Je vois qu’à part Philolachès aucun autre homme ne compte.

Nunc, ne ejus causa vapulem, tibi potius adsentabor,
Et maintenant, de peur d’être battue, je serai d’accord sur tout,

Si abceptum sat habes, tibi fore illum amicum sempiternum.
Si tu as la certitude qu’il sera ton ami pour toujours.

Alfred CAPUS – Notre Jeunesse – Comédie en quatre actes – 1904

ALFRED CAPUS

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Jacky Lavauzelle*******

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Alfred CAPUS
NOTRE JEUNESSE
Comédie en quatre actes
Jouée pour la première fois en 1904
Au Théâtre de la Comédie-Française

VERS L’ÂGE  DE LA RESIGNATION

Jacky Lavauzelle Alfred Capus Notre jeunesse Artgitato Baigneurs sur la plage de Trouville Eugène-Louis BOUDIN

 Jules Lemaître dans La Revue des Deux-Mondes souligne sur Alfred Capus que ses « sujets préférés, c’est la chasse à l’argent, mais considérée surtout chez ceux qui n’en ont pas ; c’est très simplement le mal qu’on a à gagner sa propre vie ; c’est la difficulté des débuts pour beaucoup de jeunes gens dans une société tout « industrialisée » et où la concurrence devient de jour en jour plus dure…

LE MONDE DES PROFESSIONS PARASITES
M. Capus connaît très bien le monde des bizarres professions parasites créées par ces nouvelles conditions sociales, le monde des coulissiers, des hommes d’affaires, des agents de publicité…Et il ne connaît pas moins bien la vie de la petite bourgeoisie, parisienne et provinciale. »

Dans Notre Jeunesse, Alfred Capus nous installe dans la grande bourgeoisie en villégiature à Trouville.  Lucien, un des personnages centraux,  a une entreprise qui vient de son père, Monsieur Briant. Il l’a sauvée de la banqueroute. Lucien est placé entre deux fortes personnalités : son père et sa femme Hélène.

NOUS SOMMES A LA VEILLE DE TRES GRAVES EVENEMENTS Dans le premier acte, nous retrouvons un tableau qui pourrait être un tableau de l’économie d’aujourd’hui. Nous sommes à l’orée du XXe siècle. Il parle à son ami Jacques Chartier, un bourgeois rentier : « Tu ne comptes donc pour rien les préoccupations de toutes sortes, l’incertitude du lendemain, tous les risques, tous les dangers de ma situation ? Nous sommes en pleine crise industrielle et commerciale…Oui, oui, ces mots-là ne signifient pas grand’ chose pur toi qui est oisif, qui vit dans un monde d’insouciance et de fantaisie…Tu es un consommateur, je suis un producteur…Pourvu qu’on te fournisse le luxe et le confortable dont tu as besoin, tu es tranquille et tu dis que tout est pour le mieux…Mais, moi, je suis obligé de te les fournir, je ne suis pas aussi rassuré…Je sais par les temps qui court, l’entreprise la plus florissante peut se trouver ruinée du jour au lendemain, par suite d’une grève, d’une catastrophe quelconque ou simplement de la concurrence étrangère…Nous sommes à la veille des très graves événements. »

Alfred Capus Analyse Jacky Lavauzelle

LES GREVES A REPETITION
Les débuts de ce siècle sont, en effet, bouleversés par les mouvements sociaux d’une ampleur exceptionnelle. Sont touchés les usines Schneider au Creusot, les usines de Saône-et-Loire, la Compagnie des Mines de Houilles de Blanzy, la grève des tullistes de Calais…dans l’espoir d’une grève générale. La loi du 30 mars 1900 de Millerand, la réforme du droit du travail, la journée de onze heures, réglemente la durée légale du travail et ouvre la voie à dix ans de modifications sociales et législatives, dix heures par jour et un maximum de soixante heures par semaine avec la loi de 1904…

IL NE MANQUAIT PLUS QU’UNE GREVE !
Dans le troisième acte, Monsieur Briant, le père de Lucien, doit rentrer à cause des mouvements sociaux qui agitent son entreprise : « Partons donc tranquillement et le plus tôt possible. D’autant plus que dans le courrier de ce matin, je trouve d’assez mauvaises nouvelles de là-bas…Bruits de grève…réclamations…Ma présence est nécessaire. En tout cas, moi je pars. – (Lucien) Et je vous accompagne, comme vous pensez…Ah ! il ne manquait plus qu’une grève !… – (M. Briant) Ne nous dissimulons pas que nous l’aurons un jour ou l’autre. – (Lucien) Quelle existence ! Et quel avenir !»

LA LOI FATALE
Mais nous sommes dans cette accélération des fusions des entreprises, des absorptions des petites par les grandes, dans la création des gros groupes, les premiers trusts voient le jour ; dans l’acte II : « – (Serquy) Vous serez absorbés tôt ou tard…Voyez-vous, la petite industrie doit se fondre dans la grande. C’est la loi fatale. Vendez-moi votre maison, je vous garde comme gérants, votre fils et vous. Vous ne risquerez plus rien et vous aurez autant de bénéfices. – (Monsieur Briant) Vous appelez ça un ‘trust’ aujourd’hui, je crois ? »

SE FAIRE DES OPINIONS RASSURANTES
Entre l’inquiétude des affaires, de ce qui deviendra la mondialisation capitaliste, le rentier Chartier oppose la confiance : « Un grand homme a dit : « ce qui émeut les hommes, ce n’est point les choses, mais leur opinion sur les choses. » Je tâche donc de me faire le plus possible des opinions rassurantes. »

Nous sommes dans les années qui suivent les premiers grands scandales politico-financiers. La Libre Parole relève en 1892 la corruption liée au Canal de Panama. Suivront les nombreuses affaires retentissantes, la banqueroute du banquier Oustric en 1929 avec la démission du ministre de la Justice, l’affaire Hanau en 1925, l’affaire Stavisky…

UN CARACTERE DE JEUNESSE
Les deux hommes s’opposent dans les affaires, dans leurs émotions et dans leurs caractères. C’est Lucien qui le précise le mieux : « Tu as toujours ton humeur d’autrefois, ton caractère de jeunesse. C’est ce que je t’envie le plus. Il y a des êtres qui communiquent pour ainsi dire de la frivolité à tous les événements où ils se mêlent. Tu es un de ces êtres-là. Moi, au contraire, tout ce qui m’arrive devient immédiatement grave, presque tragique…Aucune de mes aventures de jeune homme n’a bien fini : aucune ne m’a laissé un souvenir joyeux. »

Lucien ne croit pas si bien dire. Lucienne Gilard, qui arrive du village d’Espeuille à proximité de Limoges, une enfant naturelle, n’est autre que sa fille qu’il a eu dans sa jeunesse. Energique, désintéressée, elle recherche, non pas son père auprès duquel elle n’espère rien, mais l’ami de son père : Jacques Chartier.

Alfred Capus Jacky Lavauzelle

DES MILITANTES PLUS NOMBREUSES
Elle est une figure de l’indépendance féminine de son époque. En ces années 1900, le rôle de la femme commence à être reconnu. Les avancées sont modestes, mais notables. Depuis le rôle joué par Louise Michel en 1871, la création de l’Association pour les droits des femmes en 1870, le journal la Fronde, le Conseil National des Femmes Françaises, les militantes sont de plus en plus nombreuses venues de tous les horizons de la société française.

UN PEU A LA FACON DES HOMMES
Ainsi Lucienne est une femme de son temps et cherche à ne dépendre de personne, à être l’égale des hommes : « Mon rêve eût été à ce moment-là de choisir une de ces professions comme il y en a aujourd’hui pour les femmes qui n’ont pas de fortune. Une de mes camarades de pension, par exemple, est employée dans une imprimerie ; une autre est à la comptabilité d’une maison de banque. Je pensais que je pourrais trouver, moi aussi, une situation analogue, où, à la condition de travailler, on est indépendante un peu à la façon des hommes. Ce rêve-là, je le réaliserai peut-être un jour, je l’espère. » (Acte III)

UNE ECLATANTE REPUTATION D’HEROÏSME ET DE BEAUTE
Bien entendu, Alfred Capus place son histoire et ces héros dans une opposition des générations. C’était mieux avant, quoique. « Si quelqu’un ose insinuer que nos ancêtres ne valaient pas mieux que nous, on le traite de cerveau débile ou de mauvais citoyen ; et il faut aujourd’hui, pour louer ses semblables, plus d’audace qu’autrefois pour les flétrir. Eh bien ! moi, Monsieur Briant, je ne sais pas si notre époque laissera dans l’histoire une éclatante réputation d’héroïsme et de beauté, mais je la trouve, malgré ses tares et ses vices, plus cordiale et plus habitable que la vôtre. Nous n’avons plus certaines vertus que vous aviez, mais nous avons une sensibilité que vous n’aviez pas ; et nous sommes plus émus que vous par la souffrance, l’inégalité et la misère. » (Chartier à Monsieur Briant, Acte IV)… Audace, héroïsme, souffrance, misère ; nous ne sommes qu’à quelques années du début de la seconde guerre mondiale…

L’ÂGE DE LA RESIGNATION
Les générations ne se raccorderont pas complétement, mais Lucienne retrouvera son père in-extremis. Et la dernière vision sera sa découverte de son grand-père en partance sur le seuil de la maison. Il est l’heure de partir. Hélène penchée auparavant lui susurrait : « Nous vivrons précieusement les quelques années de santé et de force qui nous restent, et alors nous arriverons avec moins d’angoisse à l’âge de la résignation. » (Acte IV)

Jacky Lavauzelle

Jacky Lavauzelle Artgitato