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LES ENFANTS DU PARADIS de Marcel CARNE : LA FRAGILITE DU DEVOILEMENT INTERIEUR

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Marcel CARNE

LES ENFANTS DU PARADIS

1945

 

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LA
FRAGILITÉ
DU DÉVOILEMENT 
INTÉRIEUR

Jacky Lavauzelle

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  • VOUS Y PENSEREZ LE JOUR ET VOUS EN RÊVEREZ LA NUIT !

La caméra qui suit la foule sur le boulevard du crime, passe les haltérophiles, les funambules et les singes.
C’est la vie grouillante et populeuse qui se touche, qui s’entrechoque. La caméra s’arrête au porte du rideau, là où le voile cache. Les gens y rentrent les uns après les autres. Nous sommes dans un espace religieux. Le calme précède le spectacle. Il prépare notre vision à l’unique, au surnaturel. La beauté n’est pas un bien commun. On y va en pèlerinage. « Quand vous l’aurez vu, vous y penserez le jour, vous en rêverez la nuit…On ne paie qu’en sortant ». Les gens paieront, c’est sûr. Ils oublieront leur pingrerie. Assommés encore de tant de beauté.
Quelque chose brillera plus dans le cœur que quelques pièces de monnaie dans la poche.

  • LA VERITE JUSQU’AUX EPAULES

La vérité n’est pas dans la rue, la vérité est ailleurs.
Dans la rue, il n’y a que des moments de vérité. Quant à la vérité de la beauté, elle est dans son bain. La vérité n’est pas entière. Mais qui pourrait supporter toute la vérité, rien que la vérité.  « Le puits ? N’en parlons plus ! C’est fini ! La clientèle devenait trop difficile. Vous comprenez, la vérité jusqu’aux épaules, ils étaient déçus (Garance-Arletty) – Bien sûr, les braves gens davantage. Rien que la vérité, toute la vérité, comme je les comprends ! Le costume vous allez à ravir ! (Pierre-François Lacenaire – Marcel Herrand) – Peut-être, mais c’est toujours le même ! – Quelle modestie et quelle pudeur ! – Oh ! Ce n’est pas ça, mais ils sont vraiment trop laids ! – Oh c’est vrai qu’ils sont trop laids ! ».

  • LA BEAUTE, UNE INSULTE A LA LAIDEUR DU MONDE

La vérité et la beauté, dans le même sac, fermé jusqu’à bonne hauteur.
Le comte Édouard de Montray (Louis Salou) ne dira rien d’autre. Le dévoilement, c’est ce qu’on permet aux autres de voir, ce qu’on leur donne à voir du plus profond de notre être et que l’on a enfoui là, tout au fond de nous-mêmes. L’autre, ne peut en saisir qu’une infime partie. Trop lui donner à voir, c’est risquer l’incompréhension, voire la peur et donc la haine. Le Comte de Montray le sait bien, qui s’entoure des plus belles femmes aux parures étincelantes :   « Vous êtes trop belle pour qu’on vous aime vraiment. La beauté est une exception. Une insulte au monde qui est laid. Rarement les hommes aiment la beauté. Ils la pourchassent, simplement pour ne plus y penser, pour l’effacer, pour l’oublier».

  • PUBLIC, JE VOUS AIME !

Parfois, le petit plus de ce que l’on montre peut être l’origine d’une grande faille ou d’un gigantesque désordre. C’est le « Baptiste ! » crié une fois, rien qu’une, en intensité, au théâtre des funambules par Nathalie (Maria Casarès). Quand Baptiste se montre gai, c’est parce qu’il est trop plein de cet amour qui le subjugue, qui l’inonde à le noyer. Alors, il sourit. Il «brille ». Parfois, le petit plus qu’on donne permet à celui qui donne et à celui qui reçoit de retrouver de la sérénité : (Frédéric Lemaître-Pierre Brasseur) « Quand je joue, je suis éperdument amoureux et quand le rideau tombe, le public s’en va avec mon amour. Vous comprenez, je lui en fais cadeau au public, de mon amour. Il est bien content et moi aussi. Je redeviens sage, calme, libre. Tranquille comme Baptiste ». On lui donne en pâture quelques miettes.

  • APPARITION ! DISPARITION !

Ce qui se cache, bouillonne, vit à tout rompre. Comme Garance, volcanique, comme le théâtre des funambules où les deux familles s’affrontent jusqu’à se battre devant son public. On se cache et l’on montre, même quand on ne montre rien d’autre que la vie, la vie du public. Le directeur des Funambules (énorme Marcel Pérès) : « La comédie ? La comédie ? Mais mon pauvre ami, vous vous trompez de théâtre ! Ici, on ne joue pas ! Nous n’avons pas le droit de jouer la comédie! Nous devons entrer sur scène en marchant sur les mains. Et pourquoi ? Parce qu’on nous aime ! Et pourquoi ? Parce qu’on nous craint ! Si on jouait la comédie, ici, ils n’auraient plus qu’à mettre la clé sous la porte, les autres, les grands, les nobles théâtres. Chez eux, le public s’ennuie à crever ! Leurs pièces de musée, leurs tragédies, leurs péplums. Ils s’égosillent sans bouger. Tandis qu’ici, aux Funambules, c’est vivant, ça saute, ça remue! La vie quoi ! Apparition. Disparition. Exactement comme dans la vie. Pan ! La savate ! Comme dans la vie ! Et quel public ! Il est pauvre, bien sûr, mais il est en or mon public. Tenez ! Regardez-les ! Là-haut au paradis ! »

  • ME LAISSER SEUL AVEC MOI-MÊME. QUELLE INCONSEQUENCE !

Comme Lacenaire…Lacenaire qui se cache des autres. Ecrivain public le jour et malfrat la nuit. Lui, se cache en lui, là où les autres ont voulu qu’il se cache : « Quand j’étais enfant, j’étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres. Ils ne me l’ont pas pardonné !  Ils voulaient que je sois comme eux. Levez la tête Pierre-François ! Regardez-moi ! Baissez les yeux ! Et ils m’ont meublé l’esprit de force avec de vieux livres. Tant de poussière dans une tête d’enfant…Ma mère, qui préférait mon imbécile de frère, et mon directeur de conscience me répétaient sans cesse : ‘Vous êtes trop fier, mon cher. Il faut rentrer en vous-même’. Alors, je suis rentré en moi-même. Je n’ai jamais pu en sortir. Les imprudents ! Me laisser seul avec moi-même ! Et ils me défendaient les mauvaises fréquentations. Quelle inconséquence ! N’aimer personne. Être seul. N’être aimé de personne. Être livre ! »

  • QUAND J’ETAIS MALHEUREUX, JE RÊVAIS

L’autre dans sa globalité est monstrueux. Laid et haineux. Il se contente de l’apparence du bonheur ou de la beauté, d’un rayon ou deux. Baptiste l’a compris : « Ce n’est pas triste un enterrement ! Il suffit qu’il y ait un peu de soleil et tout le monde est content ».  Le masque est donc nécessaire pour vivre son intériorité pleinement. C’est celui du mime qu’a pris Baptiste pour affronter ou résister au monde, la face blanche et immobile, pour ne rien laisser paraître de son visage, juste singer l’autre, qui rit en se voyant : « Quand j’étais malheureux, je dormais, je rêvais. Les gens n’aiment pas qu’on rêve. Ils vous cognent dessus, histoire de vous réveiller un peu. Heureusement, j’avais le sommeil dur. Je leur échappais en dormant. J’espérais, j’attendais. C’est peut-être vous que j’attendais ! »

  • NOS PETITES LUEURS VACILLANTES

L’autre, c’est nous, aussi. Il n’est pas irrécupérable. « Regardez ! Les petites lueurs ! Les petites lumières de Ménilmontant. Les gens s’endorment et s’éveillent. Ils ont chacun cette lueur qui s’allume et qui s’éteint. C’est peu de chose tout ça ». C’est peu, mais l’on a que ça, pour espérer. C’est peu et c’est toujours mieux que rien. Mais dès qu’elles s’éteignent, ces lueurs, chacun remet son masque. Tout le monde possède un sac, un masque ou un voile. Il ne cache pas toujours la vérité ou la beauté, mais souvent des déchirures de l’enfance, profondes et lointaines, comme Lacenaire ou Baptiste. A travers des identités multiples, comme Jéricho (Pierre Renoir) « à cause de la trompette, dit Le Jugement dernier, dit Jupiter, dit La Méduse, dit Marchand de sable,… ». A travers la cécité comme l’aveugle qui cache sa vision dans la rue et la retrouve au troquet.

 Jacky Lavauzelle

HANA-BI (Kitano) …au bord de la mort

Takeshi KITANO
北野 武
HANA-BI
はなび
1997

Hana Bi Kitano Takeshi Artgitato
Une lumière
au bord de la mort

 LA RENAISSANCE DE NISHI

Une étrange solitude pèse sur Les êtres. Qu’ils soient flics ou yakusa. La solitude est aussi sur la ville. Nishi (Takeshi Kitano) perd sa fille. Il va perdre sa femme. Son ami est perdu ; sur un fauteuil roulant, lui aussi lui parle de solitude. Il comprend, il l’écoute : « même quand on est mari et femme, chacun ne pense qu’à soi. Quand je suis revenu chez moi, ma femme et ma fille m’avaient tourné le dos. La lumière n’était même pas allumée. Elles m’ont juste dit adieu ! Je n’étais plus qu’une épave. Elles sont parties sans hésiter. En fait, c’est peut-être mieux comme ça. Mais je n’ai rien à faire. Ma mère m’a dit de me trouver un passe-temps. Elle voudrait m’inscrire à un club de poésie. A croire qu’elle se moque de moi. Je n’ai rien fait d’autre que bosser. Comme j’habite au bord de la mer, je pourrais essayer de peindre. Mais, je n’ai jamais rien peint, je ne sais pas par où commencer. Et puis, le matériel coûte cher. Mais, t’en fais pas ! Tu y es pour rien ! Je vais m’acheter un béret d’artiste. »
 Il va commencer par la fin et se laisser submerger par la mer, le fauteuil ensablé. Nous commençons aussi par la fin. Mais tout s’emboite comme les casse-tête fait tout au long du film. Hana-bi est composé sous cette forme et non celle du puzzle. Dans le puzzle, chaque pièce a une place et une seule. Unique. Tout est pré déterminé. Le casse-tête se réfléchit en fonction d’un objectif, d’un but. Et chaque pièce vivra dans plusieurs figures, pleinement. Chaque pièce a plusieurs vies, comme Nishi.

L’être lui-même est un casse-tête. En fonction de son rapport à la vie, il se donnera, ou non, un destin différent.

L’être ne redevient humain, chez Kitano, qu’après une catastrophe. Comme ceux qui, après avoir touché la mort dans un grave accident, se mettent à dévorer la vie. En face de la mort, Nishi redécouvre la sienne et retrouve sa femme dans d’intenses moments, entre jeux et partages. Il redevient lui-même. Il se retrouve enfant, jouant aux casse-tête, au cerf-volant, aux feux d’artifice, à faire sonner la cloche, qu’on venait d’interdire à un garçon quelques secondes auparavant. Son ami, lui, découvre la peinture. Un colis de tubes, un béret ; une peinture naïve et pointilliste qui illumine l’écran. Des yeux-fleurs, des têtes-fleurs. Des fleurs et des mots sur la neige : « Neige », « Lumière », « Suicide ». Rouge sur blanc. Parfois, trop de vie si vite…

Ces collègues policiers sont, comme nous, témoins de cette renaissance et s’en émerveille : « Sa femme n’en a plus pour très longtemps. Mais, en un sens, il est plus heureux que moi !». Ou à la fin, le constat net : « je ne saurai jamais vivre comme ça! »

Sa femme, dans cette spirale de bonheur, oublie sa souffrance. Un sourire trône sur ses lèvres. Plus que la vie, il s’agit d’un fluide, d’une énergie. Pourquoi des fleurs séchées ne pourraient-elles donc pas repartir aussi ? « Pourquoi vous leur donnez de l’eau ? Elles sont fanées ! Dites donc, ça ne sert à rien d’arroser des fleurs mortes ! Ton mec t’a plaquée et ça t’a rendue zinzin ! » Malheureusement son « mec », c’est Nishi qui clôturera rapidement cette discussion.

Deux phrases. « Merci ! » « Merci pour tout ! »…

…Deux balles. La musique s’arrête. Revient le bruit des vagues.

本当にありがとうございます

Jacky Lavauzelle

Cervantes et Dante – L’El Medio et La Paura

Cervantes et Dante
LA PEUR et L’ACTION

Dante & Cervantes La Peur Artgitato Divine Comédie et le Quichotte

L’EL MIEDO du QUICHOTTE
et
L
A PAURA DE LA
DIVINE COMEDIE

El Miedo, source d’inaction

L’ingénieux Don Quichotte, l’intrépide, une fois lectures et imaginaires amassés, veut agir. Il est homme d’action. « Hechas pues estas prevenciones, no quiso aguardar mas tiempo a poner en efeto su pensamiento, apretandole a ello la falta que el pensaba que hacia en el mundo su tardanza, … » (chapitre 2).

Devant la continuelle peur de Sancho, Quichotte va droit devant, se riant de la peur de son écuyer. A chaque combat, Sancho liquéfié donne encore plus de courage à notre chevalier. Lors de l’attaque des moulins ? Quichotte lui dit : « ellos son gigantes, y si tienes miedo quitate de ahi y ponte en oracion en el espacio que yo voy a entrar con ellos en fiera y desigual batalla. »(chapitre 8).

Une autre aventure (Chapitre 18), fait apparaître à Quichotte des moutons comme étant des chevaux hennissants prêts au combat. « El miedo que tienes, dijo don Quijote, te hace, Sancho, que ni veas ni oyas a derechas, porque uno de los efectos del miedo es turbar los sentidos, y hacer que las cosas no parezcan lo que son… ». Le livre est plein de ces moments de rencontres hardies et directes où la peur ne fait que ralentir ou annuler l’action (chapitre 23…).

Elle est contre-productive. Quichotte inverse la folie. Trop de peur floute le réel.

  • La Paura ou la connaissance pétrifiée

L’opposition avec Dante est totale. Avant son entrée en Enfer, celui-ci est pétrifié. La peur, la « paura » n’est plus l’  « el miedo » du Quichotte. C’est le mot qui revient le plus souvent dans le premier livre de l’Enfer. Dante se retrouve dès les premiers vers perdu dans une vallée profonde, dans une forêt obscure après une nuit d’angoisse, de « paura » : « Nel mezzo del camin di nostra vita, Mi ritrovai per una selva oscura, Que la diritta via era smaritta. Ahi quanto a dir quel era è cosa dura Esta selva selvaggia e aspra e forte Che nel pensier rinova la paura. La “paura” est le mot qui, dès le début du poème, revient le plus souvent : « Che m’aeva di paura il cor compunto…Allor fu la paura un poco queta…ma non si che paura non mi desse« . Apparition de trois bêtes : une panthère « leggera et presta molto », Dante a peur :  « ch’i fui ritornar piu volte volto »Puis un lion : « ma non si che paura non mi disse, la vista che m’apparve d’un leone ». Puis une louve “che di tutte brame sembiave carca ne la sua magrezza, e molte genti fé gia viver grame”. Cette “paura” omniprésente sera affaiblie (« parea fioco« ) par la venue de Virgile.

A TE CONVIEN TENERE ALTRO VIAGGIO

D’abord Virgile apparaît comme une figure étrange, Dante l’apostrophe : « Miserere di me , gridai a lui, qual che tu sii, od ombra od omo certo !” Virgile répond : “Non omo, omo gia fui”Il ne se présente pas comme Virgile, mais comme une énigme : « Nacqui sub…poeta fui…”Et lui pose la question : « ma tu perché ritornai a tanta noia ? » Mais pourquoi retournes-tu à tant d’angoisse ?

Puis suit une déclaration d’admiration, « bello stilo che m’ha fatto onore », de Dante à Virgile et la peur s’analyse, s’étudie « aiutami de lei, famoso saggio » …

« A te convien tenere altro viaggio ».

Jacky Lavauzelle

CORALINE : LE PUITS ET LE TUNNEL

Henry SELICK
CORALINE
2009

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LE PUITS ET LE TUNNEL
Les rites du passage

 Coraline n’est plus une enfant. Elle est dans ce début d’adolescence où l’on évoque les tensions, les fossés qui se creusent. Des volontés d’émancipation. Des désirs d’ailleurs.  Coraline veut élargir son horizon. D’abord avec le puits, le grand saut, puis par la traversée du tunnel, plus progressif. Sera-t-il moins dangereux ?

LE MOUVEMENT  VERS LE BAS
Dès que Coraline arrive dans sa nouvelle demeure, elle se met à la recherche d’un puits. Le puits est le lieu le plus obscur et le plus terrifiant. La solution est extrême ; elle est à la mesure de l’attente de changement de Coraline.

Elle doit le localiser, savoir où il est, pour enfin développer son imaginaire. Le puits doit se contourner. Il ne se pénètre pas. C’est le mouvement vers le bas. Tomber dans le puits, c’est tomber dans l’oubli, dans le néant. On ne remonte pas du puits. C’est notre dernière expérience. Le lieu où naissent de très nombreux cauchemars. Le puits s’entoure de maléfice. Rien qu’à son approche, Coraline est entourée d’une baguette de sorcier de sumac vénéneux, d’un monstrueux cavalier masqué, en plein orage.

UN CIEL ETOILE AU-DESSUS DE NOS TÊTES

Armée pour trouver le puits, Coraline est à deux doigts de tomber dedans. « Si tu ne fais pas attention, tu vas tomber dedans. Il est si profond que si on tombe dedans et qu’on regarde en haut, on voit un ciel étoilé même en pleine journée » lui raconte Wyborne, son voisin.
Cette scène est reprise de Tarkovski dans l’Enfance d’Ivan où la mère du jeune Ivan, regardant le fond du puits, dit : « – Quand un puits est profond, on peut voir une étoile en plein jour« . « – Quelle étoile ? » demande Ivan. « – N’importe laquelle » lui répond-elle. Le visage d’Ivan s’éclaire : « J’en vois une, maman ! Pourquoi brille-t-elle ?« . Parce que « C’est la nuit, pour elle, en ce moment. Elle brille comme dans la nuit« . Mais alors que le soleil brille dans un ciel sans nuage, le petit Ivan s’étonne : « on n’est pas dans la nuit, on est en plein jour ! » La mère avec un sourire lui répond : « Pour toi, c’est le jour, pour moi aussi. Pour elle, c’est la nuit. »
Ivan essaie de la toucher, touche la surface de l’eau, en douceur. Il se retrouve au fond du puits. Le seau remonte. La mère est seule en haut.

J’AI FAILLI MOURIR ! – C’EST BIEN !

Revenons à Coraline. Elle l’évite et peut rentrer chez elle raconter sa frayeur à sa mère inattentive : « J’ai failli tomber dans un puits hier, j’ai failli mourir ». « C’est bien ! », lui répond sa mère. Sa peur n’est pas celle de sa mère, beaucoup plus ennuyée quand elle lui parle de sortir par une pluie battante et donc de rentrer sale.

Le puits localisé, Coraline pense avoir fait le plus dur et le plus risqué. C’est sans compter sur le tunnel.

Le tunnel ne se cherche pas. Il arrive par hasard lors des fouilles minutieuses de Coraline qui s’ennuie. Le tunnel, à la différence du puits, symbolise le passage, d’un lieu à un autre, d’un temps ou d’une représentation à autres choses. Il se pénètre et laisse toujours la possibilité du retour. Le tunnel ne se contourne pas, on s’engouffre dedans, espérant trouver quelques secrets. L’herbe est toujours plus verte ailleurs.

ON GARDERA UN OEIL SUR CORALINE

Coraline, de l’autre côté, trouve la famille idéale, attentionnée, gaie, cuisinant tout ce qu’elle aime. C’est le lieu du même et de l’autre. Du même en mieux. Les mêmes parents, mais différents. On garde le meilleur et on y met tous ses désirs. « Elle est chouette, adorable, c’est une bonne copine. Elle est mignonne comme un chou. On le répète partout…C’est ce que pensent tous ceux qui ont vu Coraline. Quand elle vient explorer, maman et moi n’allons jamais l’ennuyer. On gardera un œil sur Coraline ».

BIENTÔT, TU VERRAS LES CHOSES COMME NOUS !

Le tunnel, cet incontournable lieu de passage et d’échange de l’enfant. La perfection qu’on lui promet, « tu pourrais rester ici pour toujours si tu voulais. On chantera et on jouera à des jeux. Maman cuisinera tes plats préférés », n’est rien au regard de sa liberté.

Au « bientôt tu verras les choses comme nous », Coraline crie : « Jamais ! On ne me coudera pas de boutons à la place des yeux ! ».

Du passage dans le tunnel, ce n’est pas l’aller le plus difficile…

Jacky Lavauzelle

ALIAS THE DOCTOR- La Force du destin

Michael CURTIZ & Llyod BACON

Lloyd Bacon & Michael Curtiz Alias the doctor Artgitato
ALIAS THE DOCTOR
(1932)

LA FORCE DU DESTIN

 LE MALHEUR IMMINENT

Le passage de l’enfance à l’âge adulte, de la nature au monde urbain, de la ruralité à la modernité, de l’enracinement des valeurs traditionnelles aux turpitudes et aux excès de la nuit s’opère sur deux images. La première, une roue en bois, qui laisse la place à la roue fumante de la locomotive. Yorik, le crâne affublé d’une casquette annonce à plusieurs reprises une mort ou un malheur imminent. La salle d’interrogatoire après le décès de la copine de Stephan, son frère, se trouve barrée par une immense grille oblique métallique qui scelle le sort de notre héros, Karl Brenner (Richard Barthelmess), et qui le conduira à la prison.

AU SON DES ORGUES

La remise des diplômes a lieu au son d’un orgue qui semble sortir des diplômes superposés les uns contre les autres. Comme si la musique sentencieuse sortait des parchemins. Ceux-ci scelleront la vie d’étudiant, les plongeant dans le sérieux des carrières médicales. Pendant que Stephan reçoit son diplôme, passe le convoi pénitentiaire de Karl. La même musique conduira Karl jusqu’au cœur de la prison annonçant donc la reprise prochaine de son activité médicale.

L’AVENIR SEMBLE RADIEUX

A sa sortie, Karl se retrouve dans la ferme de son enfance ; sa nostalgie est renforcée par la musique enfantine qui s’installe et les rayons du soleil qui traversent la pièce. Il sourit. Ses meilleurs souvenirs sont ici. Il se pose.
De suite, le crâne à casquette.
La lumière baisse.
Karl se met à pleurer.

Huit ans avant le Dictateur de Charlie Chaplin, Karl et Stephan, avant la reconnaissance officielle et la remise des titres, jouent avec le globe terrestre au bowling avec des bouteilles vides. Stephan fait un strike. L’avenir semble radieux et le monde à leurs portées.

LA FORCE DU DESTIN

Le passé demeure un moment révolu. Jamais, il ne sera possible de retrouver cette paix et cette quiétude. Une fois le mouvement commencé, rien ne l’arrêtera.

Lotte qui l’attend dans sa ferme, y croit. Elle pense que le retour est possible. Que l’on est libre de reprendre sa route où elle s’était interrompue. « -Quand tu seras chirurgien, tu t’y remettras – Ce sera différent. J’aurai changé. J’aurai la tête farcie de sciences. – Tu penseras au pays. Si célèbre sois-tu, tu reviendras là. – Tu crois posséder la réussite, c’est la réussite qui te possède ».

Alors que Karl, major de sa promotion, répète son discours d’intronisation : «il est peu probable que ce groupe se reconstitue jamais, au grand jamais. Nous acceptons une lourde charge. Certains seront chirurgiens. D’autres, médecins… Devant vos visages familiers, une pensée m’attriste… ». Arrive Stéphan, qui va briser sa carrière.

DE L’AUDACE

Karl, conscient de ce qui lui arrive, subit tout le temps son destin. Il endosse l’accident de son frère, puis purge cinq ans sous les verrous. Il est prisonnier de ses capacités : « Un homme de votre valeur, égaré dans la campagne…Vous n’allez pas vous défiler ? La nature vous a comblé. L’humanité doit en bénéficier…Préparez-vous et suivez-moi. Vous n’avez pas le choix ! » (Le chirurgien). Propos relayés par sa mère : « Tu l’as entendu comme moi : ‘la nature t’a comblé. L’humanité doit en bénéficier’. Si tu as commis un crime hier soir, recommence ! Récidive !…Tiens, tu t’appelles Stéphan et tu y vas…Tu dérobes à ton devoir…Courage. De l’audace. Ne crains rien. »

LA TERRE COMME UN REFUGE OU UN LIEU D’OUBLI ET DE MORT

La première scène rattrape la dernière. Karl trace son sillon. « C’est ton dernier sillon » lui dit Lotte au début du film. Cette terre qui l’appelle et sur laquelle il ne peut se fixer. Elle le chasse et l’attire. Quand il revient, il a « hâte d’empoigner une charrue ». Le chirurgien l’attire à nouveau vers la ville : «  un homme de votre valeur égaré dans la campagne ».  Sa mère rajoute : « Il est venu tout droit ici. Il aime la vie à la ferme. Quel gâchis ! Ici ! ». Quand épuisé par la ville, il songe à tout quitter et repartir vers sa terre. « Je voulais te voir seule. Lotte, je vais démissionner. Je le veux depuis longtemps. Je suis épuisé, Lotte. A bout. Je n’en peux plus, sans toi ! – Mais la carrière ? – Il y a plus important dans la vie – Mais ta tâche n’est pas finie…- J’ai fait ma part. Vingt-cinq ans de bagne en cinq ans.».

NOUS SOMMES VOUES A LA TERRE

C’est la terre qui l’aide à vivre et à supporter la prison. «  L’idée de retrouver les champs m’a fait supporter la prison ».

La terre qui tue aussi. C’est celle qui a tué le père : « quand j’ai épousé ton père, il avait ton âge à peu près, il rêvait d’être un grand chirurgien, quand il est tombé raide à côté de sa charrue. Il voulait payer ses études pour qu’enfin nous cessions d’être des forçats de la terre »

Après sa sortie de prison, Karl est accueilli par sa mère : «  J’ai eu tort, je voulais t’arracher à la ferme. Je suis punie de mon égoïsme…Nous sommes voués à la terre, nous ne pouvons pas la quitter. La main de Dieu nous retient ici. Mais ce n’est pas juste ! »

UNE CONFUSION DANS LES PERSONNAGES

Karl est le fils adoptif de Martha Brenner. Il se substitue au vrai fils, qui boit et s’amuse pendant ses études. Voilà comment Martha parle à son vrai fils, Stéphan : «Tu es mon fils, malgré tout… Tu ne vaux pas mieux qu’un paysan ! Pas fichu d’être un médecin de campagne convenable ! » .

Karl est amoureux de Lotte, la fille de Martha. Quand il se substitue à Stéphan, il devient son frère. Son amour devient incestueux et impossible. « Désormais, il sera mon frère. Uniquement. »

TON PROJET N’EST QUE CHIMERE

La scène d’amour entre Karl et Lotte est suivie immédiatement d’une scène de rupture. De la rupture des lieux se substituent la rupture des sentiments. Une scène avant, Lotte : « J’ai l’impression de vivre un rêve ». Suivi juste après par : «  Il m’a fallu t’oublier. Ton projet n’est que chimère. J’ai le devoir de t’oublier. »

Deux scènes se suivent entre Lotte et Martha, sa mère. Les rôles sont diamétralement inversés dans les deux. La première, Martha domine Lotte. « Veux-tu te taire ! Voyons ! Tu n’épouseras pas Karl…Hors mariage ? Tu n’oseras pas ! Honte à toi ! Tu ne partiras pas ! ». On passe juste après à : « On s’en fait une montagne. Pourquoi ne pas l’épouser ?  Qu’importe à ces médecins qu’il soit Karl ou Stéphan ? Il est meilleur qu’eux tous. Ils passeront sur un acte commis à ses tout débuts. Tu vois, tout peut s’arranger pour Karl et toi, finalement ! », nous dit la même mère.

ET LA MORT QUI TOUJOURS RODE…

Dans la ferme, comme dans la loge d’étudiant, dans les couloirs de l’hôpital, rode la mort. Elle prend les traits de Yorik, le crâne à casquette, ou celui « du type de l’autopsie », à qui il ne manque plus que la faux et qui apparaît dans l’embrasure des portes dès que le fil de la vie se coupe.

VOUS RAMPERIEZ !

La plus belle scène est celle où Karl opère sa mère. Après le plaidoyer auprès des administratifs et autres collègues où il implore qu’on lui laisse faire sa dernière opération. « Mon sort m’importe peu. J’admets tout. Je reconnais tout ! Mais il s’agit de ma mère…Elle n’a confiance qu’en moi. Qui prendra cette responsabilité ? Vous ? Vous  … Si c’était votre mère, vous me supplieriez d’opérer…Vous ramperiez ! Messieurs, accordez-moi une chance de la sauver ! Imaginez son désarroi si je ne revenais pas ! Ne me retenez pas ! C’est inhumain ! Mettez-moi en prison après ! Mais laissez-moi l’opérer ! ». Viens l’opération, moment émouvant et magique. C’est le soufflet qui rythme la respiration qui est filmé. Le ballon se dégonfle. Le type de l’autopsie qui arrive. Qui tend la main au porte-manteau. Des regards entre infirmières. Des gouttes. Le ballon s’arrête de bouger. Et tout repart. « Il a réussi ! »

« Je suis fier de vous ! »

Jacky Lavauzelle

Nuits Blanches (Luchino Visconti) – 1957- Le notti bianche – LE LONG VACILLEMENT DE L’ÊTRE

LUCHINO VISCONTI
Nuits blanches (Le notti bianche)

Nuits Blanches Visconti Long vacillement des êtres Artgitato Nuits blanches (Le notti bianche)
NUITS BLANCHE
Le Notti Bianche
1957

LE LONG VACILLEMENT DE L’ÊTRE

L’attente de l’être dans la tranquille sauvagerie. Tout le monde espère. Natalia espère dans la promesse du locataire (Jean Marais), Mario espère le bonheur simple dans la fraîcheur de Natalia, la prostituée espère un moment de douceur, un plaisir d’un soir. La blancheur de la neige et de l’attente. L’attente tout au long de ces nuits abrutissantes.

Une Livourne approximative entremêlée de ruelles et de ponts, de canaux et de quais, de passants et de clochards. Tout ne semble tenir que par les ponts arcboutés sur les êtres vides, livides et transhumants. Les murs défoncés et les ruines posent. Elles sont le décor et l’âme des personnages, décentrés et perdus.

LES RAYONS DE SUAVES ARDEURS

La lente et profonde désarticulation de l’être. Les êtres se chevauchent, se déhanchent, s’arcboutent aussi, se plient, tombent parfois et se relèvent enfin comme dans le rock endiablé de la taverne.

La blondeur enfantine, juvénile, fraîche de Natalia (Maria Schell). Un visage lumineux qui embarque Mario et le locataire.

La blondeur dans l’amour de la loge à l’écoute du Barbier. Une tête sur une épaule. « Et les fleurs exhalaient de suaves odeurs  Autant que les rayons de suaves ardeurs ; Et l’on eût dit des voix timides et flûtées Qui sortaient à la fois des feuilles veloutées ; Et comme un seul accord d’accents harmonieux, Tout semblait s’élever en chœur jusques aux cieux » (Alfred de Vigny, Les Amants de Montmorency).

LES LAIDEURS PARTICULIERES

Le film se pose. Natalia restera toujours dans l’attente d’un autre bonheur. Elle a trouvé. Elle sait. Pourquoi chercher ailleurs. Il n’y a plus qu’à attendre même dans le bruit des larmes, dans le bruit des soupirs.

La noirceur et la poisse de la prostituée (Clara Calamai) à la recherche d’un peu de lumière. Mario se laisse prendre, désabusé. « L’éclat des yeux peut tromper au premier moment. Mais on rencontre souvent des laideurs particulières, vicieuses, psychiques » (Henri Michaux, Un Barbare en Inde). Elle se perd dans les profondeurs, entraîne Mario sur des quais interlopes. Mario d’un dernier coup de reins remonte à la lumière et quitte la malédiction des profondeurs.

IL ABUSE DE LA NUIT

Mario revit. Il est là et dans ses bras Natalia. Tout est beau, trop beau, jusqu’à cette neige recouvrant toutes les misères, toutes les noirceurs et les bassesses. La neige illumine ces deux êtres seuls dans la ville, seuls mais qui la dépassent et la survolent. Ils crient, jouent et s’embrassent dans de longs projets d’avenir joyeux et soyeux.

Le « C’est lui » final, claquant dans la neige et cassant le rêve monté par Mario.  Le personnage accuse le coup, se courbe. La tête tombe. Le mur seul peut encore le retenir. Le manteau sur l’épaule, Mario (Marcello Mastroianni)  se retourne et part en caressant le chien au fond de la nuit. « Il n’abusera pas trop de la lumière des lampes. Il abusera plutôt de la nuit » (Henri Michaux, Un Barbare en Inde).

 

Jacky Lavauzelle

 

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Nuits blanches (Le notti bianche)

LUMIERE D’ETE de GREMILLON

Jean GREMILLON

Lumière d'été Jean Grémillion Artgitato 1943
LUMIERE D’ETE
1943
Le Bal des solitudes

 Trois hommes, trois statuts et trois moments. Michèle reste l’élément neutre du groupe où, autour, gravitent Patrice, Roland et Julien dans Lumière d’Été de Grémillon.

« TU DEVRAIS LE SAVOIR AVEC LE TEMPS »

Patrice (Paul Bernard), le noble, représente le passé, le temps long, celui des catastrophes, des drames, des meurtres, et des souvenirs lancinants. Il est le mal.

A la question de Cri-Cri qui cherche à savoir si celui-ci l’aime encore, il répond : « tu devrais le savoir depuis le temps !». Il sourit et semble heureux quand Cri-Cri lui montre son bureau avec des vielles photos, les lettres, des fleurs séchées, un vieux ticket de métro, des anciens articles, des programmes du premier soir de celle qui s’appelait encore Christiane. Ce carrefour des rencontres, des possibles et des excitations, des attentes où Patrice vivait encore. D’ailleurs son visage s’illumine déjà. La rupture avec Marie-Hélène, les vacances au Touquet, les premiers regards, « être seuls au monde ». A ce moment encore, ils vivaient, respiraient l’air du temps, puis vint la jalousie, le meurtre et les regrets si lourds à porter.

UNE IDEE N’ATTEND PAS !

Roland (Pierre Brasseur), l’artiste, le passionné, le futur, dans un mouvement continuel et effréné qui n’a peur que du repos et de la pause, en somme de l’ennui. « Une idée n’attend pas ! » lance t-il à Patrice dans son château.

C’EST PAS MAL, TU SAIS, LA SINCERITE !

Il n’est ni bon ni mauvais. Il s’efforce de dire la vérité, de l’incarner. « Je pensais à toi tout le temps, dit-il à Michèle, en venant sur la route, je me disais : il faut que je lui dise la vérité, elle le mérite. Je n’ai pas le droit de me taire… C’est pas mal, tu sais, la lucidité, la sincérité ! Rien dans les mains, rien dans les poches.»

Roland, est l’homme, mi démon déchu, mi génie, fatigué de s’être agité sans fin dans une création impossible afin de fuir sa véritable crainte : l’ennui. « Je ne suis pas malheureux, je suis abimé, usé, lessivé, foutu, liquidé, vidé et fatigué » Il n’a pas peur du malheur, ça occupe le malheur, il l’attend même, l’a souhaité ; mais même ce malheur n’a pas suffit ! : « C’est pas terrible le malheur ! Ce qui est terrible, c’est l’ennui ! ».

FONCE DEDANS ! TAPE LE PREMIER !

Le bonheur, le malheur, ça lui rappelle son père : « un marrant, mon père, dans son genre. Lui qui était malheureux comme des pierres, tu l’aurais vu se débattre, donner des conseils, surtout quand il avait bu un peu :surtout fait attention quand tu verras le malheur arriver, n’aie pas peur, ne perds pas de temps ! Le laisse pas placer un mot ! Fonce dedans ! Tape le premier ! Et il s’en ira sur la pointe des pieds !Eh bien, moi, quand le malheur est arrivé, je lui ai ouvert ma porte et je lui ai dit ‘entrez donc ! Vous êtes chez vous ! Ne vous gênez pas ! Faîtes voir un peu la gueule que vous avez ! Bah ! On s’en fait un monde ! Ce n’est pas terrible le malheur ! Ce qui est terrible : c’est l’ennui ! Oh l’ennui ! Mon dieu ! L’ennui ! ».

LA VISION DU BONHEUR DES ARTISTES

« L’ennui sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler… Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision du bonheur des artistes et des philosophes. » (Nietzsche Humain, trop humain, I, § 611, Bouquins I, p. 680)

UN PETIT PAYSAGE SORDIDE
AU FOND DU PLACARD

Pour vaincre cette mort temporel, il fait. « Il fait tout», souligne Michèle, comme dans son ballet, «le décor, les costumes, il a même trouvé le titre : le Bal des Ardents». Il peint une salle du Château en blanc, complètement blanc. Comme pour donner un sens à cette maison du Bon-Dieu « ouverte à tous».Mais le blanc lui-même ne trompera pas, il sera terrifiant, affreux. Ce sera le blanc du rejet et de la peur : « Tout en blanc. Rien que du blanc. La pièce sera tellement blanche que personne n’osera y rentrer. Pour mon mécène, je peindrai, tout de même, un petit paysage sordide et désolé, là-dedans, dans ce placard, en pénitence, dans le cabinet noir. Vous seul aurez la clé ! »

MORT DE RAGE !
MORT DE HONTE !
MORT D’HUMILIATION !

Il y a l’ennui, mais aussi l’échec. L’ennui est terrible, mais ce qui peut arriver de pire, c’est l’échec, car l’échec et l’indifférence c’est la mort. Après le fiasco de son ballet, Roland dit à Michèle qu’il «  était mort ! » et après un temps, il continue : « mort de rage, mort de honte  et d’humiliation !  Un désastre ! Nous avons sombré ! Même pas dans le ridicule, mais dans l’indifférence ! Ils sont tous partis au milieu du spectacle, les uns après les autres, sur la pointe des pieds. Je suis resté seul sur un strapontin !»

Il voudrait toutefois que Michèle soit heureuse. Mais il n’a pas le temps de l’aimer. C’est au-dessus de ses forces. « Ce qu’il y a de plus tristes, c’est que je t’aime pas assez » reconnaît-il à Michèle.

DANS LA MONTAGNE AVEC MICHELE

Julien, l’ouvrier, raisonné et calme, le présent, l’innocence, le dévouement. Il est clair que le cœur de Grémillon est du côté de Julien. Au bord de la fontaine quand son visage rencontre celui de Michèle, les deux ne font plus qu’un. Ils sont comme frère et sœur. Il est le lisse, livide, presque transparent. Ils sont peu nombreux à le voir, il passe. Sa beauté est quasi-informelle, intemporelle. Il en est presque raide, rigide, même quand il descend bras dessus, bras dessous dans la montagne avec Michèle, dans un plan final.

C’EST UN PAYS PERDU !

Michèle en débarquant dans ce coin des Alpes de Hautes-Provence découvre cette montagne que l’on transforme, que l’on désintègre et pulvérise, qu’on atomise. Cette unité éclate en de multiples petits rochers qui dévalent vers le bas. La hauteur est magnifiée, comme le génie de la Bastille ou la Grande-Roue de Paris. Comme ce bloc, les humains autour de Michèle vont se désintégrer en voulant ou en croyant s’unir à elle.

Pas d’arbres mais des rochers et des lignes de crêtes, pour mettre en valeur autant les personnages que les caractères.
Comme le dit Cri-Cri (Madeleine Renaud) à Michèle, « c’est un pays perdu ». Les gens le sont aussi en arrivant ici. Être sauvé s’est partir, à Paris par exemple, où s’attacher à Michèle, sorte de radeau navigant dans un des cercles de l’Enfer.

J’insiste sur ce point, le détail !
L’imagination, ce n’est rien, c’est du vent ! 

Jean Grémillon a commencé par le documentaire avec des sujets aussi divers que le revêtement des routes (1923), l’étirage des ampoules électriques, le roulement à billes ou la fabrication du ciment artificiel (1924).
Le premier plan commence donc par une vision de la montagne, une trompette avec des coups rapides, puis deux, nouvelle rafale, deux coups et un long. La caméra s’arrête nette sur le panneau « Attention aux Mines – Danger de Mort ». Nous sommes prévenus, nous aurons du sang, du sensationnel, des meurtres et des explosions de toutes sortes. Vient l’explosion, comme si la montagne partait en fusion, se réveillait. Un grand nuage blanc, suivi d’une multitude de galets roulants au fond du ravin. Chaque fragment qui tombe est important, il est cette montagne.
La  diatribe de Marcel Lévesque sur la force du détail qui balaye cette imagination qui n’est en fait « que du vent ». « Ce qui compte, c’est la documentation, le détail. J’insiste sur ce point, le détail ! »

UN ANGE DANS LA MAISON DU BON DIEU

Michèle Lagarde (Madeleine Robinson), descend du bus comme si elle descendait du ciel,  absorbée par la montagne magnétique, comme s’il s’agissait de sa création, que seules les cloches de la calèche feront sortir de son émerveillement. C’est l’Archange Gabriel tombé du ciel, que le malin emportera ! La pureté et la blancheur, l’innocence et l’Amour. Elle se dirigera d’abord avec Patrice, nouveau Méphistophélès à l’auberge-volière, l’Ange Gardien et ensuite au Château de Cabrière, la « Maison du Bon-Dieu » (Patrice). Pour enfin, lors du bal endiablé, sous l’air du Veau d’Or du Faust de Gounod, retrouver son nouvel amant Julien.

LE MAL EST DANS LE BAL

Le bal débridé comme l’ultime tentative du diable pour posséder l’ange. La danse dans sa tentation, dans son relâchement des corps, que la raison ne contrôle plus : « les danses sont toujours dangereuses ; c’est pourquoi les confesseurs doivent, autant qu’il est en leur pouvoir, en éloigner les paroissiens…Les prêtres ne peuvent jamais approuver d’une manière positive ce genre de divertissement ni s’y livrer ou y assister » (le Manuel du Confesseur, les danses et les bals). Cette danse, de plus, n’est pas n’importe laquelle, c’est celle du Veau d’Or, sans retenue, débridée, totalement. Plus aucune croyance. Tout ce vaut.

TU NE SERAS JAMAIS
COMBIEN JE T’AIME !

Si Michèle semble tomber du ciel, elle ressemble au mouton que l’aigle veut prendre dans ses griffes, et dont on parle tout au long du film. Cet aigle démoniaque, ici Paul, qui fascine et terrorise en même temps. Les êtres sont ses proies. Il a tué déjà pour assouvir son amour dans un épisode qui a fait la une des journaux à scandale. Il est prêt à tuer encore pour conquérir Michèle en utilisant Cri-Cri (Madeleine Renaud), en mettant en joue Julien (Georges Marchal) dans le parc du château, en embauchant Roland (Pierre Brasseur) afin que celui-ci amène Michèle dans sa tanière de Cabrière.

DES PIERRES, DU VENT, DU SOLEIL
ET DE LA NEIGE EN HIVER !

Cri-Cri, transie devant Paul, n’est qu’un esclave. Elle attend et ne vit que pour Paul. Elle a tout abandonné pour lui : son métier de danseuse reconnue à Paris, son avenir en l’attendant à l’Ange Gardien, en lui donnant son âme et son amour exclusif. « Tu ne seras jamais combien je t’aime !». Elle a perdu depuis sa joie. Le temps lui semble long dans cette interminable attente et ce qu’elle acceptait auparavant commence à devenir une plainte : « des pierres, toujours des pierres,… et du vent,…du soleil,…la neige l’hiver,…Ah oui ! C’est sauvage ! » Elle se réfugie dans ce reste d’amour, dans sa volière, dans son attente et dans les cartes de son tarot qu’elle fait parler en énumérant ce qui fait son univers : «  le ciel, la terre, eau, ruisseau, murmure, poudre : poussière et cendre (pour le barrage que les ouvriers construisent), ténèbres : absence, perfidie (pour Paul), le ciel, la terre, les éclairs, la foudre, etc. »

LA VERITE EST SORTIE DU PUITS !

Roland reste dans la tourmente d’une création qui le dépasse et qu’il ne peut maîtriser. Il est possédé lui-aussi, mais par ce qu’il lui échappe ! Même quand celui-ci le possède !
Roland ne veut plus de Michèle qui l’attend patiemment. Il est l’homme, perdu : « Moi ! Un jour, je peindrai un grand désert sur une toute petite toile et tout le monde aura peur ! La vérité est sortie du puits, elle se secoue ! Elle nous éclabousse ! Nous sommes trompés, perdus tous les deux »

OUI, JE T’AIME ! MAIS JE ME PREFERE !

Perdu aussi par son égoïsme absolu : «  Ce qu’il y a de plus triste, c’est que je ne t’aime pas assez ! Oui, je t’aime ! Mais, je me préfère ! »

Ne plus savoir ce qu’aimer veut dire

Michèle en descendant du bus, reste portée dans ce nuage d’un amour absolu, puis déçu, puis fataliste.
L’amour est d’abord sa vérité, sa vie. Aveugle, elle embrasse avec passion Julien qui se trompe de chambre sans attendre la lumière. Ça ne peut être que lui. Elle aime « toutes les fleurs, surtout les tournesols ».
Elle attend Roland, sa première question : « Monsieur Roland Maillard est-il arrivé ? », se ruer vers ce téléphone qui sonne et qui ne peut être que pour elle, bien-sûr. Dès qu’elle le voit, son cœur s’emballe : « je suis si heureuse ! Pourquoi ne m’as-tu pas donnée signe de vie ? », « tu m’as dit soit sage et attends-moi ! J’ai été sage ! Pourquoi es-tu méchant avec moi ? »… Pour finir Roland lui lance : «  Je t’assure, si tu m’aimes vraiment, tu devrais me quitter ! »

Jacky Lavauzelle

 

André MAUROIS Une certaine idée du Monde

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 ANDRE MAUROIS

André Maurois une certaine idée du monde Artgitato

LES IDEES DE SON MONDE
ou
UNE CERTAINE IDEE DU MONDE

1/ LES IDEES DE SON MONDE

Le « monde », la classe dirigeante, ses codes, ses idées. En être. En être, c’est accepter et se plier à l’ensemble du protocole, même, et peut-être surtout, du plus insignifiant, vu de l’extérieur : « Surtout je crois que j’ai de l’influence sur lui. Au début, je lui ai dit que je détestais les idées de son monde. Il m’a répondu que ce n’était pas son monde. » (Les Roses de septembre)

Une noblesse qui s’affirme, s’entraide, se coopte. Un monde qui s’est dessiné depuis de très longues années et qui prospère. Du mariage aux amitiés, les intérêts sont protégés, développés, analysés. Bakounine disait dans un numéro de l’Egalité de 1869 : « Car toute politique bourgeoise, quels que soient sa couleur et son nom, ne peut avoir au fond qu’un seul but : le maintien de la domination bourgeoise ». André Maurois nous décrit au fil de ses romans, une caste de nobles coupée du monde. Peu, voire pas, de description du monde ouvrier ; le monde bourgeois lui-même est regardé avec soit de la curiosité, soit du dégoût.

1/ « ON SENT TOUT DE MÊME QU’ILS NE SONT PAS DE NOTRE MONDE« 

Le sentiment de sa classe reste le plus fort, tout oriente l’enfant à reproduire certains schémas prédéfinis, de l’école, de la famille ou des relations. L’œil de Maurois dans cette mondalogie de classe regarde les autres avec l’œil du colonial regardant un monde étrange, parfois grotesque et souvent vulgaire.

 « -Curieuses gens, pensa t’elle, ces Romilly…Affectueux, déférents, mais curieux…On sent tout de même qu’ils ne sont pas de notre monde. » (L’Instinct du bonheur)

La beauté de certaines personnes hors castes, permet de rapides écarts, le temps d’une brève rencontre et d’un rapide assouvissement ;  « Les belles boulangères et marchandes de Venise étaient pourtant d’une espèce très différentes de la sienne. Mais la comtesse Guiccioli unissait une reposante et affectueuse sottise aux grâces d’une femme bien née. » (Ariel ou la vie de Shelley)

3/ LES MALHEURS DE LA NAISSANCE

Les classes dirigeantes acceptent, à de rares exceptions, une possible intégration ; mais il va falloir que l’accédant montre ténacité, et surtout empressement mesuré. Les codes sont souvent complexes et toujours douloureux pour tout nouvel élu.

« Il a toujours été un si grand admirateur de la jeunesse et la sienne a été gaspillée parce que le point de départ était trop bas ; il lui a fallu quarante ans pour atteindre le niveau d’où sont partis un Peel, un Gladstone, un Manners. Malheur de la naissance, le plus dur peut-être de tous, parce que le plus injuste. Maintenant « c’est venu trop tard. »  (La vie de Disraeli)

Celles, qui par leur mariage, passe le pont-levis, s’en souviendront toute leur vie. Car ce sont le plus souvent des belles bourgeoises, de part l’effet combiné de leur beauté et de leur richesse, qui arrivent à rentrer dans le cœur de la forteresse.

« Les Saviniac, dit Valentine, voudront pour leur fils une fille bien née. – Ma chère, dit Mme de Guichardie, j’ai souvent parlé de cela avec Xavier ; il est beaucoup trop intelligent et moderne pour s’attacher à la naissance quand il s’agit d’une femme… S’il avait une fille à marier, ce serait une autre histoire…» (L’Instinct du bonheur)

« ELLE S’EXCUSAIT INUTILEMENT DE SA NAISSANCE RICHE ET BOURGEOISE« 

« Elle essaya de parler d’elle-même, de sa vie triste chez ses parents, de ce qu’elle eût aimé à faire pour les ouvriers de son père. Elle s’excusait inutilement de sa naissance riche et bourgeoise. » (Ni Ange ni bête)

 « -Eh bien ! On dit surtout que, si vous accepté à votre retour de Paris d’épouser un homme qui n’était pas en somme de votre monde…c’est que vous ne pouviez faire autrement. » (Ni Ange ni bête)

 4/ CE NE SONT PAS DES GENS
COMME NOUS

Mais la raison doit reprendre ses droits. La récréation est terminée. Ils ne sont pas nous. Ils nous amusent un peu, mais leur place n’est pas ici. Qu’ils retournent rapidement dans leur quartier malsain.

« ‘Ce ne sont pas des gens pour nous’ était une phrase Marcenat et une terrible condamnation » (Climats)

« Un visage nouveau surprenait, dans ce milieu fermé, comme un chien inconnu dans les rues de Combray » (Les Roses de septembre)

La caste dirigeante avec ses codes, devient un territoire apaisant, serein, charmant.

Tout est si simple pour qui y est né.

« Les deux hommes furent contents l’un de l’autre ; Byron trouvait en Shelley un homme de sa classe qui, malgré une vie difficile, avait conservé l’aisance charmante des jeunes gens de bon sang. » (Ariel ou la vie de Shelley)

« LES QUALITES DE CARACTERE DE SA RACE »

« Elle (Mathilde de La Mole) possède à un très haut degré les qualités de caractère de sa race pour n’être pas heurtée par les faiblesses de son monde. » (Sept visages de l’amour)

Des compositions séculaires, rodées, huilées, telles que des rencontres pourraient s’opérer naturellement, sans aucun dysfonctionnement ou incompréhension, entre des époques différentes. Un continuum sans faille, où la vie s’écoule aux rythmes des soirées mondaines.

« On pourrait dire que les personnages d’A la Recherche du temps perdu sont descendants directs de ceux de la Princesse de Clèves. Ils appartiennent au même monde ; ils vivent dans les mêmes salons et M. de Nemours fut certainement, au dix-septième siècle, cousin des Guermantes. » (Sept visage de l’amour)

5/ S’ELEVER DU SENTIMENT DE CASTE
AU SENTIMENT NATIONAL

Seul un séisme pourrait remettre en branle un tel édifice. Une évolution ne serait suffire. Certains en appellent à un sentiment plus large, notamment à l’écoute des bottes et des guerres qui se préparent…

« Sa grande tâche était l’éducation du parti ; il avait à le sortir de la protection ; à l’élever du sentiment de caste au sentiment national ; à lui apprendre le souci du confort populaire et de la solidité de l’Empire » (La vie de Disraeli) … ou d’une révolution qui rebattra les cartes.  « Tout le monde a envie de quitter une famille, un groupe social. On reste par lâcheté, par habitude. Une révolution donne à chacun sa liberté. » (Le cercle de Famille)

UNE CLASSE CONDAMNEE ?

« Pensez, à notre époque…Elle va vers un complet bouleversement. La classe à laquelle nous appartenons, Pauline et moi, est aussi condamnée que l’était la noblesse ne 1788 » (Les Roses de septembre)

Déjà de nombreuses voix se font entendre qui refusent cet état :  « As-tu compris qu’entre le prolétariat et la bourgeoisie, il existe un antagonisme qui est irréconciliable, parce qu’il est une conséquence nécessaire de leurs positions respectives ?  Que la prospérité de la classe bourgeoise est incompatible avec le bien-être et la liberté des travailleurs, parce que cette prospérité exclusive n’est et ne peut être fondée que sur l’exploitation et l’asservissement de leur travail, et que, pour la même raison la prospérité et la dignité humaine des masses ouvrières exigent absolument l’abolition de la bourgeoisie comme classe séparée ? Que par conséquent la guerre entre le prolétariat et la bourgeoisie est fatale et ne peut finir que par la destruction de cette dernière ? » (Bakounine,  L’Égalité, 7-28 août 1869, la Politique de l’Internationale)

Jacky Lavauzelle

 

André MAUROIS ou La Musique dans la Nature

André MAUROIS

André Maurois & La Musique de la nature Artgitato
La Musique
dans la nature

Le charme d’une musique rode, habille ou se jette sur les protagonistes dans l’œuvre d’André Maurois.

1/  » De la musique avant toute chose » (Verlaine, Art poétique)

Elle reste essentiellement terrienne. Quand la musique des hommes cherche à atteindre le ciel et le divin, les croassements des corbeaux ou les rafales d’une mitrailleuse nous rappellent la mort par ce qu’elle a de plus directe : le sang.

« Les corbeaux s’échappaient avec de grands mouvements d’ailes des hautes tours carrées aux fenêtres géminées et leurs croassements bruyants couvraient la musique éternelle des cloches. –Ils sentent le sang, dit à Geneviève une vieille qui sortait de l’église. » (Ni Ange ni bête)

« On devinait au-dehors les lueurs des fusées qui montaient et descendaient doucement ; le Padre et le docteur décrivaient encore leurs cadavres tout en manœuvrant prudemment les pièces d’ivoire du petit échiquier ; le canon et la mitrailleuse, coupant le rythme voluptueux de la valse, en firent une sorte de symphonie qu’Aurelle goûta assez vivement. » (Les Silences du Colonel Bramble)

2/« Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! »

La musique de la nature n’est ni sérieuse, ni solennelle et pontifiante, c’est l’image des pintades criardes au plein milieu d’une ferme qui renvoie à l’orchestre sérieux et raides. La nature en contrepoint.

« Le bruit du moteur devenait plus précis. Gaston arrivait à la métairie des Bruyères. Dans la cour, il traversait une troupe de pintades, dignes et noires, comme un orchestre qui revient à ses pupitres, les hommes passaient les gerbes à la batteuse. » (Ni Ange ni bête)

André Maurois nous le rappelle à l’envi : la musique reste un élément essentiel, primordial. Elle se doit de rester près des hommes et ne pas prendre la grosse tête. Il ne l’aime ni grandiloquente ni exagérée, il ne l’aime pas non plus frivole et anarchique ; elle doit être pour le monde, dans le monde, ce n’est que dans le sentiment amoureux qu’elle deviendra symphonique, passionnée et exaltée :

«La musique, mon cher, c’est comme la religion…C’est excellent, mais pas jusqu’à l’exaltation » » (Le Cercle de Famille)

3/   » C‘est des beaux yeux derrière des voiles » (Verlaine, Art poétique)

C’est donc par des petites touches éparses, une note de couleur ou une voix flûtée, que la musique s’infiltre et nous rend joyeux, voire amoureux :  « Seuls les volets gris bordés de vert mettaient une note vive et humaine dans ce royaume de la terre. » (Les Silences du Colonel Bramble)

 « Sur quoi Mademoiselle, ayant prononcé de sa voix flûtée, releva légèrement sa large jupe noire, et, montant les marches de pierre avec une vivacité inattendue, disparut aux yeux de Philippe et alla commander son dîner » (Ni Ange ni bête)

Des éléments qui parcourent constamment nos êtres, comme l’eau du ruisseau pénétrant la roche dans sa chute : « L’eau courante a, comme la musique, le doux pouvoir de transformer la tristesse en mélancolie. Toutes deux, par la fuite continue de leurs fluides éléments, insinuent doucement dans les âmes la certitude de l’oubli. » (Ariel ou la vie de Shelley)

  « Qu’il était agréable de composer pour elle, avec un peu d’inquiétude, un bouquet de fleurs de champs, bleuets, soleils d’or et marguerites, ou une symphonie en blanc majeur, arums et tulipes blanches » (Climats)

L’amour donne à la nature d’autres couleurs et d’autres lumières. « La nature que j’avais tant aimée depuis qu’Odile me l’avait révélée, ne chantait plus que par des motifs mineurs et tristes. La beauté même d’Odile n’était plus parfaite et il m’arrivait de découvrir dans ses traits les signes de la fausseté. C’était fugitif» (Climats)

 Même si l’amour à sa musique propre et majestueuse…

Jacky Lavauzelle

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LE SYNDROME DE FRANCOIS MAYNARD

François Maynard François Maynard

Le Syndrome de Maynard

Le syndrome de Maynard comme le passage d’une vie mondaine remplie d’honneur et de distinctions à une vie recluse d’ermite.

Après avoir connu les plus hautes sphères de l’Etat et côtoyé les plus puissants de France et d’Italie, François Maynard ne souhaite se nourrir,à la fin de sa vie, que de solitude, de nature et de désert.

Le syndrome de Maynard : des ors et des médailles au sable et aux étoiles, une volonté maladive de se libérer des contraintes et donner « à son désert les restes de sa vie. »

UN NOBLE QUI VAVOIT METTRE LES PIERRERIES EN OEUVRE

Elève de Malherbe, qui disait que de ces élèves celui-ci « faisoit le mieux les vers », avocat, secrétaire de Marguerite de Valois, la Reine Margot,  qui « émoit les vers et qui les savoit faire » (Pélisson), « elle avoit la coutume de dire que Maynard étoit un orfèvre excellent, qui savoit mettre les pierreries en œuvre » (Pélisson), président au Présidial d’Aurillac, Conseiller au Parlement, diplomate, anobli en 1644, académicien.

 

 LA FINESSE DE LA POESIE

Côtoyant, accompagnant tous les puissants de son temps : « Mais s’i avoit eu en France l’honneur et l’estime des gens de la plus haute condition, comme il se voit par les lettres escrites, il n’acquit pas moins celle des plus grands personnages d’Italie, pendant le séjour qu’il fit à Rome, l’an 1634, avec M de Nouailles qui y estoit pour lors ambassadeur. Urbain VIII l’honora mesme  de sa conversation et, dans cette cognoissance que ce savant pontife avoit des lettres sacrées et profanes, il se plaisoit à lui communiquer souvent ses ouvrages et à s’entretenir avecque luy de la finesse de la poésie.» (Colletet)

LAS DE ME PLAINDRE

Une cassure intervient qui le fait renoncer aux biens et à la reconnaissance du monde religieux, intellectuel ou royal. Colletet souligne un peu plus loin : « Mais enfin, lassé de l’embarras de la cour et de la chicane du palais, il se retira chez luy pour vaquer, quelques temps avant sa mort, à l’estude de la philosophie. Les quatre vers qu’il fit mettre sur la porte de son cabinet, apprennent l’estat de sa fortune et de son âme :
Sur François Maynard

Las d’espérer et de ma plaindre
Des muses, des grands et du sort,
C’est ici que j’attends la mort
Sans la désirer ni la craindre »

JE SUIS LAS D’ENCENSER L’AUTEL DE LA FORTUNE

Nous pourrions croire à une lassitude, las d’avoir à contrôler ses faits et gestes, si nous n’avions dans ces poèmes plus que la recherche d’un havre de paix dans un château entouré de verdures et de solitude prompte à la réflexion philosophique.
Il y a une urgence maladive de retrouver une paix intérieure « Je suis las d’encenser l’autel de la fortune, Et brusle de revoir mes rochers et mes bois, Où tout me satisfait, où rien ne m’importune. » (Adieu Paris, adieu pour la dernière fois), ou « Les palais y sont pleins d’orgueil et d’ignorance ; Je suis las d’y souffrir, et honteux d’avoir mis Dans ma tête chenue une vaine espérance. » (Désert où j’ai vécu dans un calme si doux)
Il y a de l’amertume dans ces pertes de temps et dans ce manque cruel de reconnaissance : « Depuis que je cognois que le siecle est gasté
Et que le haut merite est souvent mal-traité, Je ne trouve ma paix que dans la solitude. 
» (Adieu Paris, adieu pour la dernière fois)

MES VERS SONT MESPRISEZ

Il a dû expliquer, s’abaisser, entendre des commentaires sarcastiques, voire méprisants. Il semble se lâcher : « Il est vray. Je le sçay. Mes Vers sont mesprisez. Leur cadence a choqué les Galans et les Belles, Graces à la bonté des Orateurs frisez, Dont le faux sentiment regne dans les Ruelles. Ils s’efforcent en vain de ravaler mon prix ; Et malgré leur malice, aussi foible que noire, Mon Livre sera leu de tous les beaux Esprits ; Et, plus il vieillira, plus il aura de Gloire. Tant qu’on fera des Vers, les miens seront vivans ; Et la Race future, équitable aux Sçavans, Dira que j’ay connu l’Art qui fait bien Escrire. » (Il est vray. Je le sçay. Mes vers vous mesprisez).

 

MA PLUME EST UNE PUTAIN

Comme si François Maynard avant vendu son âme, s’était prostitué devant des Béotiens, à se justifier : « Ma plume est une putain,
Mais ma vie est une sainte»
(Il n’est homme en l’Univers…). Il souhaite sanctifier le reste de sa vie, se laver des hontes et des ténèbres de sa vie mondaine.

  J’AY FLATTE LES PUISSANS
J’AY PLASTRE LEURS MALICES

En se préparant à mourir, il sait que la tâche reste ardue et difficile. Son âme sera-t-elle sauvée ? : Pour entrer sans frayeur dans la terre des morts ? J’ay flatté les puissans, j’ay plastré leurs malices,
J’ay fait de mes pechez mes uniques plaisirs, Je me suis tout entier plongé dans les delices, Et les biens passagers ont esté mes desirs.
Tout espoir de salut me semble illegitime ; Je suis persecuté de l’horreur de mon crime, Et son affreuse image est toujours devant moy. 
»(je suis dans dans le penchant de mon âge de glace)

Jacky Lavauzelle