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Gao Xingjian – LA MONTAGNE DE L’ÂME : LES RELENTS FETIDES DE LA REVOLUTION ANTI-CULTURELLE

Gao Xingjian
高行健

LA MONTAGNE DE L’ÂME

 LES RELENTS FETIDES
de la REVOLUTION
ANTI-CULTURELLE

 Affiche chinoise

Alors que brillait la grandeur de la pensée qui allait sauver les masses du grand marasme bourgeois et aristocratique, de nombreux intellectuels de gauche levaient, à bout de bras, le petit livre rouge et les pensées profondes du Président Mao. Ils nous éclairaient. On reconnaissait tous les grands philosophes, donneurs de leçons, penseurs progressistes, Humanistes. Tiens un Philippe Sollers, un André Gluksmann, un Alain Badiou (Médiapart 19 février 2012 : « Oui, la Révolution culturelle est l’équivalent, dans les conditions bureaucratiques de l’État socialiste, de la Commune de Paris : un soulèvement qui indique ce que pourrait être une figure de masse de l’appropriation des idées communistes quand ce n’est pas l’État, ni l’aristocratie dirigeante qui commande tout, mais quand peuvent se libérer les conditions d’une action politique de masse. »), un Jean-Luc Godard, des Gérard Miller, Alain Finkielkraut, BHL avant son départ en Lybie, Olivier Rolin, Serge July, etc.  Ils continuent à nous éclairer de leurs grandeurs de vues. C’est réconfortant. Et à nous dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Encore maintenant. C’est fantastique !

Affiche La Chine de Antonioni

L’HOMME CAPABLE DE TOUT INVENTER

Le plus étonnant, c’est que tous ces « penseurs » du petit matin auraient été les premières victimes de cette purge à grande échelle, jugés comme « laquais de la clique noire des contre-révolutionnaires ».  Au mieux, ils auraient participé à augmenter la production agricole d’une ferme du Sichuan ou d’ailleurs, ou auraient participé à des campagnes de rééducation idéologique. « La troisième fois, c’est quand on m’a dénoncé, accusé d’être ‘droitiste’ et envoyé en rééducation dans une ferme. Pendant la période de catastrophes naturelles, il n’y avait plus rien à manger, mon corps était couvert d’œdèmes et j’ai failli mourir. Jeune homme, la nature n’est pas effrayante, c’est l’homme qui est effrayant. Il te suffira de te familiariser avec la nature et elle se rapprochera de toi. L’homme, lui, s’il est intelligent bien sûr, est capable de tout inventer, depuis les calomnies jusqu’aux bébés-éprouvettes, mais en même temps il extermine chaque jour deux à trois espèces dans le monde. Voilà la supercherie humaine. » (La Montagne de l’Âme)

LE FONDEMENT DE LA THEORIE, C’EST LA PRATIQUE

Puisque, comme disait Mao Zedong : «  le fondement de la théorie, c’est la pratique ». Rien ne vaut qu’une bonne cure d’austérité mentale et sentir le foin et le purin. Et tous ces intellectuels, qui, pour la plupart, n’ont jamais planté un arbre dans leur vie, auraient cultivé le riz et creusé des tranchées afin de repenser la politique autrement. Et l’air de la campagne, c’est tellement bon. Ça ne peut être qu’excellent pour un cerveau nourrit dans la pollution Rive Gauche à Paris.

Gao Xinjiang, moins théoricien, au travers de ses romans nous distillent l’horreur cette révolution anti-culturelle et jusqu’au-boutiste. Les condamnations, les fouilles, les exécutions sommaires,  les déportations à la campagne, y compris des personnes malades, les vexations, les brimades d’un petit chef local du Parti.

IL EN AVAIT PERDU SES INCISIVES

Se retrouver transporté sur un quai de gare, « rempli de sentinelles…sur le quai, on emmenait sous escorte un groupe de détenus des camps de travail. Tels  des mendiants en haillons, vieillards, hommes et femmes, chacun avec un paquetage de couvertures, un gobelet et un bol à la main, ils chantaient à tue-tête : ‘Reconnaître ses crimes têtes baissées, c’est la sagesse, refuser de s’amender, c’est l’impasse.’» (La Montagne de l’Âme, chapitre  32)

Bien entendu, il y en a qui apprécie. Et qui ne voit rien à redire aux séances de torture affligées même à des proches. « Tout le monde aimait jouer avec elle, c’était la période la plus heureuse de sa vie. Elle adorait l’Ecole des cadres, bien qu’elle ait vu l’oncle Liang sang subir une séance de critique. Jeté en bas de son banc, battu jusqu’au sang, il en avait perdu ses incisives. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 32)

DES HOMMES QUI SE DEBATTENT COMME DES POISSONS !

Mais la description la plus horrible se situe au Chapitre 75. Notamment les noyades orchestrées par les enfants du peuple à Wanxian : « c’étaient bien des hommes que l’on tuait, pas des poissons. Trois par trois, attachés par les poignets à l’aide d’un fil de fer, ils étaient poussés vers le fleuve par des tirs de mitrailleuses. Dès que l’un d’eux était touché, ils entraînaient les autres dans l’eau et il les avait vus se débattre tels des poissons pris à l’hameçon avant de dériver au fil du courant comme des chiens crevés. Ce qui est curieux, c’est que plus on tue les hommes, plus ils sont nombreux, alors que les poissons, plus on en pêche, plus ils deviennent rares. Il vaudrait mieux que ce soit le contraire… »

LA BOUSE DES VACHES EST PLUS UTILE QUE LES DOGMES

Mais comme le disait le Grand Timonier : « « Il n’est pas difficile à un homme de faire quelques bonnes actions ; ce qui est difficile, c’est d’agir bien toute sa vie, sans jamais rien faire de mal.  »

Penser n’est pas agir. Alors les fautes sont pardonnées. En fait ils ont fait un gros caca intellectuel de gauche. Encore une fois. Et « La bouse de la vache est plus utile que les dogmes : on peut en faire de l’engrais.  »

Et nous revenons aux champs.  La boucle est bouclée.       

              Jacky Lavauzelle

(Extraits de La Montagne de l’Âme, Editions du Seuil, traduction de Noël et Liliane Dutrait)  

SHAN SA : LA JOUEUSE DE GO – LES GALETS DE L’ÂME SUR LE TABLIER DE L’HISTOIRE

Shan Sa

Shan Sa La Joueuse de Go Gallimard Artgitato

La Joueuse de go
(Editions Gallimard)

Les galets de l’âme
sur le tablier de l’Histoire.
Shan Sa joue avec les maux et les ombres, avec les mots et les nombres, « je ne peux m’empêcher de sourire bêtement au tableau noir où je crois le voir démontrer son habileté entre les mots et les nombres. » Elle joue avec le lecteur avec un sourire sur cette page blanche où je la vois démonter un à un les sentiments amoureux et les enlacements guerriers.

Elle joue de ce temps de campagne et de guerre sur le grand damier de l’histoire désorientée où trônent deux figures immenses et tutélaires : la Chine et l’Empereur du Japon.

LE DOUBLE JE
Elle joue comme son héroïne à croiser, encercler, les pions, les galets et les hommes. A travers elle, deux joueurs s’opposent. Une adolescente chinoise de seize ans et un officier japonais. Deux galets, deux inconnus. Les chapitres se partagent alors entre ces deux protagonistes. Lui garde les chapitres pairs et elle les impairs. C’est elle qui joue la première, c’est donc elle qui détient les pierres noires, le Komi ; elle a donc un avantage sur les pierres blanches du soldat, la neige des campagnes militaires, la neige des corps des geishas, la chaux qui lui tombe sur la tête lors du séisme détruisant Tokyo pendant sa jeunesse.

Le « jeu », ou plutôt le double jeu, celui de l’homme et de la femme, du Japon et de la Chine. Un double Je qui se raconte à travers la guerre, l’enfance, les familles et les rencontres.

Elle a débuté la partie, lui la clôturera. Avec 92 chapitres, chacun en possède 46. Leur première rencontre se fera au milieu du livre. Au chapitre 45 pour elle, et au 46 pour lui, déguisé en universitaire pékinois. Lui, mauvais simulateur. Elle, étrange adolescente au corps changeant. Tout peut s’arrêter là, à n’importe quel moment. La vie est un miracle dans cet enfer de délation, de faux-semblant et de mensonge.

Le vrai est dans le jeu, dans le go. Tout se lit à qui sait prendre le temps. La forme de l’encerclement, le bruit du galet, la position du jour. Rien ne se cache vraiment longtemps sur la place des Mille Vents.

LE VIDE OU LE NEANT
Le livre s’aventure là où ce jeu s’est développé : la Chine, la Corée et le Japon. Ce sera notre tablier, notre goban, où les pierres de chacun se positionneront. Et comme celui-ci, la stratégie de l’encerclement autour des troupes chinoises, autour de la jeune fille, autour de la Place des Mille Vents, se décline. Les territoires conquis se déclinent, pour l’un au rythme des massacres, des exécutions, par le néant aussi et pour l’autre par sa connaissance intime du jeu, par celle du vide aussi. L’un dans sa force animale, brutale et primitive et l’autre dans l’intériorité de ses désirs et de son corps. L’un dans les divertissements, les déchaînements, la sueur, la boue et les flammes, l’autre dans le secret, le tressaillement, les frissons, les palpitations et la langueur.

Nous sommes en 1932, et nous suivons l’invasion de la Mandchourie du dedans par l’héroïne, côté chinois, et de l’extérieur par notre soldat japonais.

RÊVER ACCROÎT MA MELANCOLIE
Lui est dans le mouvement et dans l’action, « mon rêve disparaît » et elle dans la réflexion : « des longues heures de méditation face au damier étaient un martyre, mais le désir de la victoire me tenait immobile», «  rêver accroît ma mélancolie ». Lui, le mouvement, il est tombé dedans, dès son enfance, au rythme des tremblements de terre de son pays. Le Japon en envahissant le continent recherche cette stabilité qui lui fait tant défaut : «la légende dit que le Japon est une île flottante posée sur le dos d’un poisson-chat dont le mouvement provoque des tremblements de terre. Je tentais de me représenter la forme monstrueuse de ce félin aquatique… Faute de pouvoir tuer le dieu, il nous fallait donner l’assaut au continent. La Chine, infinie et stable, était à portée de main. C’est là que nous assurerons l’avenir de nos enfants. », « nous ne pouvions ni reculer, ni nous dérober »(30)

SE PREPARER A MOURIR
Il est comme condamné à avancer. Toujours plus loin. Comme un « voyage sans retour » (chapitre 26). Fuyant les ombres et ne trouvant que des morts, toujours plus de morts.

Lui est fasciné par la mort : « après le séisme, je me mis à éprouver de la fascination et de la répulsion pour la mort », « mourir, est-ce aussi léger que s’étonner », « je me suis préparé à mourir».  

Une mort qui débouche sur le néant. Ce néant de l’acte sexuel, « je découvrais la jouissance de m’anéantir dans une femme », celui aussi d’après la mort, « tout homme doit mourir. Choisir le néant est la seule manière de triompher » (ch. 28)

POURQUOI JE VIS
Enfin, ce soldat arrive à Mille Vents, en Mandchourie. Notre héroïne est experte dans l’art de l’épuisement, « une simple partie de go épuise la plupart des joueurs. »(33) Arrivera-t-elle à épuiser notre soldat pendant la confrontation qui s’annonce ?

Lui n’a pas d’avenir. Il avance vers la béance qui l’attend. Il repense dès qu’il le peut à ses souvenirs de geishas, de nuits de noces, de tremblements de terre, de famille. Elle est en attente de cette adolescence qui tarde trop. Elle se voudrait femme, mais n’est que collégienne. Les hommes sont là, posés le long du récit qui la pousse un peu plus vers ce futur. Elle découvre le nouveau monde de l’intime quand lui n’en a plus que des brides dans sa tête. « Je ne suis plus et ne veux plus être une simple collégienne qui se contente de rêver. Il faut agir, sauter dans le vide. A l’instant où commencera l’irréversible, je saurai enfin qui je suis, pourquoi je vis. » (39)

JE N’AI PLUS PEUR DE RIEN
Mais dès le milieu du livre, les caractères changent. Elle, s’affirme et devient forte. « Je suis une autre femme et porte mon nom comme la cigale la réminiscence de la terre. Je n’ai plus peur de rien. Cette existence n’est qu’une partie de go ! » (79) Lui , s’affaiblit, doute. La torture le dégoûte ; « au lieu de m’emplir de force et de m’apaiser, comme chaque fois, cette prière me rend plus nerveux encore. »

Viendra le temps de l’exode vers Pékin et l’ultime rencontre. Dans une partie sans vainqueur ni vaincu. Si le livre s’ouvre sur les joueurs de go pareils aux bonshommes de neige, il se referme sur des amants immobiles dans le grand jeu de l’au-delà.

Jacky Lavauzelle