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L’HOMME A BONNES FORTUNES (M. BARON -1686) – LA SECONDE &LES ETERNITES

Michel BARON
L’Homme à Bonnes Fortunes
(1686)

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La Seconde
&
Les éternités
Ou
La dictature de l’instant

« La plupart des hommes emploient la meilleure partie de leur vie à rendre l’autre misérable » (La Bruyère -Les Caractères, De l’homme, 102). Cela  pourrait s’appliquer sur Moncade, personnage central de L’Homme à Bonnes Fortunes, avec la nuance suivante : un homme qui emploie chaque seconde vécue à rendre misérable chaque seconde écoulée.

BIEN PARLER ET AVOIR DE L’ESPRIT

Ce n’est pas un homme solide et engagé que ce Moncade-là. D’ailleurs qui en voudrait d’un homme massif et vertueux ? L’esprit et la répartie sont bien plus loués : « c’est une grande misère  de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler » (La Bruyère, Les Caractères, De la société et de la conversation, 18). Moncade, lui, est versatile, totalement. Le portrait de Marton, suivante de Lucinde, cette dernière amoureuse de Moncade, est justement brossé à la quatrième scène du premier acte : « un homme toujours inquiet, toujours bizarre, toujours content de lui, jamais content, amoureux aujourd’hui, demain perfide…n’aimez-vous pas Moncade ? C’est son portrait que je viens de faire. »

UN MONCADE PRÊT A SE DONNER AU DIABLE

Quand Moncade est amoureux, il l’est en effet réellement, totalement. Quand il doute, c’est aussi, bien entendu, complétement. Ce n’est pas un Don Juan, étudiant et planifiant des stratégies de conquête. Ce pourrait-être même un anti-Casanova.  Il ne se moque pas quand il dit qu’il aime. « Je crois que je suis amoureux…oui, te dis-je, amoureux…Veux-tu que je me donne au diable pour te le faire croire. » (Acte I, scène 9). Et c’est à Pasquin qu’il livre ses pensées secrètes, son valet fidèle. Il ne ment pas. Du moins à l’instant où il s’émerveille. Et même si la seconde suivante contredit cet infernal engagement.

Moncade personnifie  l’apparence et le dictat de la mode. Il est le jouet du temps présent. La Bruyère dans ses Caractères, qui sortira deux ans plus tard soulignait l’importance des « beaux traits et de la taille belle pour être adoré de bien des femmes. » (Les Caractères, Des femmes).Et Moncade a la taille belle …

…Il est beau, il porte haut cette prestance qui ne laisse pas insensible la gente féminine. Du moins le pense t-il : « il est si prévenu de son mérite, qu’il croit qu’on est forcé de l’aimer dès qu’on le voit. » (Marton, Acte III, scène 2)

LA VERITE, LE TEMPS D’UNE SECONDE

Mais Moncade vit dans l’instant. Sa pensée ne vaut que dans le moment où elle est prononcée. Dans ce fragment-là, elle est dite dans sa vérité entière, sans faux-fuyant ou déguisement. Le problème, c’est qu’à l’instant suivant tout est remis en cause.

Balloté dans le temps, il ne prendra jamais une seule décision qu’il sera en mesure d’honnorer. « Je ne sais ce que je ferai. J’ai bien envie de passer ma journée ici. Non, il faut que je sorte. » (Acte I, scène 8) « Rien ; se taire, et commencer dès à présent. » (Acte I, scène 10)

C’est en offrant ces moments d’intensité, qu’il foudroie le cœur de ces dames : « tant qu’il n’a eu dessein que de vous plaire, et d’être aimé de vous, le plus joli homme du monde était Moncade ; mais dès qu’il a vu que vous le vouliez toujours fidèle et toujours amoureux, a-t-il seulement pu se résoudre à conserver les moindres égards pour vous ? » (Marton -Acte I, scène 4)

LES FEMMES SONT EXTRÊMES

« Les femmes sont extrêmes : elles sont meilleures et pires que les hommes » et « la plupart des femmes n’ont guère de principes ; elles se conduisent par le cœur, et dépendent pour leurs mœurs de ceux qu’elles aiment » (La Bruyère, Les Caractères, 53 & 54). A aimer l’instant de la passion, elles ne supporteront plus d’être ballotées l’instant suivant et remisées, déposées. Les femmes souffriront alors terriblement de ces inconstances. Moncade en est conscient, même malheureux : « il y a des moments où je voudrais n’être point fait comme je suis, et où je donnerais toutes choses au monde pour être fait comme toi. » Moncade (Acte I, scène 8). Mais il suffit qu’il passe devant une dame, une coquette ou une marchande et son esprit prend une autre direction en oubliant tout ce qu’il vient de dire : « Je te le pardonne ; mais si de ta vie… Je vais passer un moment chez cette petite marchande, ici près, en attendant l’heure. » (Moncade- Acte IV, scène 10)

DE MON SANG S’IL LE FAUT !

Car dans l’instant de la passion, son assurance est telle, qu’il se sent capable de donner toutes les preuves du monde, y compris en signant un pacte avec son propre sang, comme précédemment se livrer au diable. (Acte III, scène 3) : – Léonor : « Mais, Moncade, que me demandez-vous ? »  Moncade : « Que vous m’aimiez, que vous le pensiez, et que vous le disiez sans cesse. »  – Léonor : « Vous me trahirez ? »  – Moncade : « Non, madame, jamais. » – Léonor : « Me le signerez-vous ? » – Moncade : « De mon sang s’il le faut. » – Léonor : «  Vous n’aimez point Lucinde ; et vous vivrez éternellement pour moi : vous me le promettez, et votre main est prête, dites-vous, à m’en signer l’aveu ? » – Moncade : « A l’instant même : commandez. »
Au dernier acte Moncade s’engage sur sa vie (Acte V, scène 8) : « Oui, j’aime, madame, et d’un amour qui ne finira qu’avec ma vie. » Le souci c’est que sa vie est multiple et que celle sur laquelle il s’engage ne compte que quelques secondes.

LES MORALITES M’ENDORMENT

Il n’est pas amoral ou immoral par goût. Il le dit même, il « aime les moralités », le souci, c’est qu’elles « l’endorment » (Acte I, scène 10). La moralité se déroule dans le temps, avec des lois et des principes. Rien que puisse retenir Moncade bien longtemps.

Un an après la représentation de L’Homme à Bonnes Fortunes paraîtra la pièce de Dancourt, en 1687, Le Chevalier à la Mode. Et c’est de cette mode dont parle Moncade. Il est le galant à la mode. Et de nombreuses femmes sont attirées par ce brillant qu’elles pensent pouvoir posséder et placer dans leur écrin. Lucinde l’aborde au deuxième acte (scène 11) : « Que sais-je ? Pour entasser conquête sur conquête, pour satisfaire une vanité ridicule dont tous les jeunes gens se piquent aujourd’hui. Les choses si aisées ne font point d’honneur, Moncade» ;  ou encore Pasquin, dans ce même acte, scène 13 : «Toutes s’empressent à lui plaire, l’une par un véritablement entêtement, l’autre par jalousie de sa beauté ; celle-ci, pour se venger d’un amant qui l’aura quittée, celle-là, pour réveiller les ardeurs d’un amant languissant ; toutes enfin pour suivre la mode, car il y a de la mode, oui, en ceci comme en autre chose… »

SE DISTINGUER PAR DE VAINES CHOSES

L’apparence de Moncade est celle de son temps, de cette fin du XVIIème. Il est tel un habit étincelant, une magnifique monture. Comme la onzième scène du premier acte, où les propos de Marton, sont entrecoupés par l’habillement de Moncade : – « Mon justeaucorps ? … – Ma montre…- Mon épée… – Ma bourse… – Ma perruque…- Suis-je bien, Marton ? – Mes gants, mon chapeau. Adieu Marton.» Le tout sans l’écouter une seule fois. Il se fond dans cette attente et cette recherche. Il ne se résume plus qu’à ça. 

Bossuet, huit ans après la pièce de Baron sortira son Traité de la Concupiscence (1694) où il critiquera cette légèreté et ces inconstances. Nous le lisons au regard du personnage de Moncade : « vous étalez vos riches habits… Comme vous voulez être regardé, vous voulez aussi regarder ; et rien ne vous touche, ni dans les autres, ni dans vous-même, que ce qui étale de la grandeur et ce qui distingue. Et tout cela, qu’est-ce autre chose qu’ostentation et désir de se distinguer par des choses vaines ? C’est donc là, au lieu de grandeur, ce qui vous marque en vous de la petitesse. »

Jacky Lavauzelle

SUSANA La Perverses ou LA SEDUCTION DU DEMON (Buñuel)

Luis Buñuel

Susana la perverse Susana, demonio y carne
1951
LA SEDUCTION DU DEMON

Susana la perverse-Susana demonio y carne- Luis Bunuel Artgitato « Le serpent alors innocent, mais qui devait dans la suite devenir si odieux, comme si nuisible à notre nature, devait servir en son temps à nous rendre la séduction du démon plus odieuse ; et les autres qualités de cet animal étaient propres à nous figurer le juste supplice de cet esprit arrogant, atterré par la main de Dieu, et devenu si rampant par son orgueil. » (Bossuet, De la concupiscence)

 

Des premières images, les premiers plans sont les plus beaux du film. La musique de Raul Lavista gronde littéralement d’inquiétude lancinante en perdant la caméra dans les nuages. La caméra monte, monte. La pluie tombe alors. L’orage zèbre la nuit. Des lumières d’un édifice imposant. Plan sur la pancarte qui remplit l’écran : « REFORMATORIO DEL ESTADO », Maison de Correction d’Etat. Le déluge peut commencer.

« Alors le Seigneur fit tomber sur Sodome et Gomorrhe une pluie de soufre et de feu, venant du Seigneur, du ciel. » (Genèse)

Des cellules de la maison de redressement sont dans le noir.

Des dames descendent avec une fille leur criant : « Soyez maudites ! » Elle crache, donne des coups de poings et des coups de pieds, elle  éructe comme un diablotin.

Le cas de Susanna s’aggrave ; « depuis deux ans, son état ne fait que s’empirer. » Elle a passé une partie de sa jeunesse dans cette institution. Elle est entre deux âges. Presqu’une femme.
Nous sommes dans le cœur du film. Le bien et le mal. Le Diable et Dieu. Mais ce qui est le plus intéressant, c’est que cette Susana que l’on emprisonne dans un cachot insalubre pour quinze jour afin de la calmer n’invoque ni Satan ni le Diable, mais Dieu.

Malgré son allure démoniaque, sa beauté rayonne. Elle illumine.

Elle reste terrorisée par une chauve-souris, des rats, une araignée., comme une fillette qui découvrirait pour la première fois la prison. La première personne qu’elle implore est Dieu : « Dieu ! Faites-moi sortir ! Je veux sortir… » Et c’est la croix qui illumine alors le centre du cachot.

Le Diable n’est pas là. Et Susana n’est pas effrayée par cette apparition qui la calme immédiatement. La musique s’adoucit de suite. Nous n’entendons plus l’orage.

Elle semble avoir perdu la raison. « Elle n’est pas plus heureuse en jouissant des plaisirs que ses sens lui offrent : au contraire elle s’appauvrit dans cette recherche, puisqu’en poursuivant le plaisir elle perd la raison. Le plaisir est un sentiment qui nous transporte, qui nous enivre, qui nous saisit indépendamment de la raison, et nous entraîne malgré ses lois. » (Bossuet, Sermon pour Madame de La Vallière, 4 juin 1675)

Susana continue dans le même registre. Elle ressemble alors à une sainte perdue dans ses prières. L’hystérique du début n’est plus du tout la même, mais le Dieu invoqué prend des couleurs moins évidentes : « Seigneur. Tu m’as fait comme je suis. Comme les scorpions, comme les rats… » Ce n’est donc pas le Seigneur qu’elle invoque : « Dieu des prisons, aie pitié de moi. Fais tomber les barreaux, les murs. Laisse-mois sentir l’air, le soleil. J’ai autant de droits qu’un serpent…ou que cette araignée ! … Dieu, accorde-moi un miracle si tu peux !…Sors-moi de là ! »

Déchaînée, les barreaux cèdent. Elle s’en servira d’échelle. Un rire diabolique sort de sa bouche.  Dehors le déluge continue au rythme de la musique qui s’accélère. Les orages rayent la toile. Elle tombe, rampe, glisse, comme un serpent dans la tourmente.

Cette partie est la plus ambigüe. Sa libération est un miracle en soi. Même si elle invoque le « Dieu des prisons », c’est la croix qui s’inscrit et c’est Dieu qu’elle invoque et qui semble répondre à sa prière.

« Au terme des mille ans, Satan déchaîné, s’évadera de sa prison pour séduire les nations aux quatre coins de la terre. » (L’Apoclypse de Jean, XX)

Le plan suivant présentera l’hacienda, sous les eaux et sous l’orage, de Don Guadalupe. Luis Buñuel nous la montre comme un havre de paix. Un havre que le malin cherchera à conquérir.

La jument préféré du maître des liuex est en train de mettre bas. La naissance se passe mal. Le poulain n’y résistera pas et le pronostic vital de la jument est engagé. La mort de cet animal innocent marque l’approche des forces diaboliques.

Les propos tournent dans le grand salon autour de superstitions, notamment de la part de la servante Felisa. Susana qui arrive détrempée, s’évanouie au seuil de la maison. Elle est accueillie par charité chrétienne. Dona Carmen, la femme de Don Guadalupe écoute la fausse histoire de Susana et la prend sous sa protection.

Susana cherchera à séduire les hommes qui lui permettront de rester dans l’hacienda. Jesus, le contremaître, qui lui tourne autour, apprendra vite qu’elle est recherchée par les autorités et cherchera à en tirer parti. Dans l’hacienda, c’est le mal qui triomphe, Susana prend possession des âmes et c’est le fils, doux et obéissant, étudiant invétéré, qui se retrouve dans une chambre avec des barreaux.

La fumée des batailles du cœur commence à se répandre. Elle se dissipera bientôt…mais pour mieux découvrir le lugubre spectacle des ruines.

En attendant, Susana séduira ensuite le fils et le père. La cellule familiale se décomposera tout au long du film, créant des jalousies, des rancœurs et des haines. Elle jouera constamment sur son image de jeune fille chaste et prude. Et ne découvre largement ses épaules que pour passer à l’offensive de la séduction, avec un geste de sa main dans ses cheveux.

Tout redeviendra plus calme avec l’arrivée des autorités conduite par Jesus, récemment licencié après avoir été surpris, par Don Guadalupe, avec Susana. Il était temps.

« Mais un feu descendit du ciel et les dévora. Le Diable, leur séducteur, fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, auprès de la Bête et du faux prophète ; ils y seront tourmentés jour et nuit, pour les siècles des siècles. » (L’Apocalypse de Jean)

Le foyer se recomposera aussitôt. Le fils retrouvera sa gentillesse naturelle et le père son fauteuil de maître incontesté de l’hacienda. Dès le départ de Susana, nous apprendrons aussi que la jument que Don Guadalupe devait abattre, est, désormais, totalement guérie.

« Je vis alors un grand trône blanc et Celui qui siégeait dessus…Je vis alors un ciel nouveau et une terre nouvelle, puisque le premier ciel et la première terre s’en étaient allés… » (L’Apocalypse de Jean)

Jacky Lavauzelle

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LES PERSONNAGES

Fernando Soler (Don Guadalupe, le père) Matilde Palou (Dona Carmen, la mère) Luis López Somoza (Alberto, le fils)

Rosita Quintana (Susana) Víctor Manuel Mendoza (Jesus, l’intendant) María Gentil Arcos (Felisa, la servante-chef)