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Alain Aurenche LE GRAND FEU DE L’AMITIE

Chanson
ALAIN AURENCHE

LE GRAND FEU DE L’AMITIE

Le temps claudiquant s’est pris les pattes dans la table du fond du bar, où s’attablent, une fois encore, les vieux amis, qui sont, eux-aussi, morts « cent fois, avant d’y croire ». A l’ombre d’une photo jaunie de Rimbaud, au parfum de salpêtre. «Café, ivoire et peaux, désert hallucinant. Caravanes, chevaux. Tes fusils, ton argent au soleil des pillards ». Les rires flétris et les souvenirs de charlatans s’enchaînent tout au long des profondeurs de la nuit et des enchantements des mots qui s’envolent de nos soirées. Dans le mélange des avoirs et des rêves. « C’est un mégot qu’on se partage, un imper pour deux sous l’orage. »

  Nous nous posons au bar après un banal déluge avec ce qui reste de notre squelette. Nous posons nos capes, nos ennuis et nos chapeaux. Nous tombons nos bottes de pluie, lourdes de notre dernière faillite amoureuse. « Ton errance est finie, suintant de pourriture, Senteurs d’Abyssinie, Charognarde aventure pressentant l’enterrement. Onze jours, douze nuits, seize porteurs, quinze thalaris parporteur, trois cents kilomètres, trente-six ans. »

Notre bar, comme chaque fois, s’enferme dans la nuit, «aux heures indues de la détresse ». Et les portes sont closes à jamais sur ces êtres «qui n’ont pas eu de veines ». Seuls dans ce « grand large de l’aventure ». Rien ne peut arriver et tout va arriver. La pluie qui tombe ne touche pas les larmes. Et les larmes remontent, se mélangent dans la gorge au dernier verre. Personne n’attend plus personne. Personne n’est de ce monde, que nous lisons avec nos tripes lessivées d’un vin trop frais. « C’est un chagrin à deux qui tresse les lendemains de l’allégresse dans les rouges-bord de l’ivresse. »

Le temps ne sait plus quand tout ça a bien pu commencer. C’est une si longue histoire. Des fantômes viennent qui nous hantent, mais la main est là, ferme et tranquille, précise malgré les effluves de whisky, de Gin, et d’autres boissons inconnues. « C’est un coup de poing sur l’épaule, comme une caresse qui vole dans la brume où tu te désoles. C’est un fou-rire quand rien n’est drôle, qui met le nord à ta boussole. »

 Des yeux et des paroles libres enfin, qui se donnent à voir ; des mots gercés et des livres d’images désolantes. Que la nuit soit le jour, et  que les rais de lumière dans le plus lointain interstice, nous donnent un seul instant d’espoir, juste une seconde d’espoir.

Pensez qu’après le trait, un espace existe où un souffle encore sommeille. Aller en entrain et sans frein, ne plus contrôler ces heures et attendre tout de cette pauvre et ridicule petite seconde et d’un mot, d’un seul, s’envoler. « C’est un mot qui fait rejaillir la jouvence des souvenirs lorsque le fil du temps s’étire. C’est un livre que tu peux lire les yeux fermés, sans rien trahir. C’est un amour, sans le désir. L’amitié… »

 Nos paroles sont mortes car la mort nous soutient. « La mort imaginée, un peu comme la mer, nageur fou destiné aux tourments de l’enfer ; enfants livrés à des désordres solitaires. » Ça claque des os, et la gamine passe et repasse en boucle. « Où vas-tu la gamine, dans ta robe rétro, quand la manche tapine aux bouches du métro…Où ton âme frangine, fait son temps à l’abri…Tu vas dans ta nuit vers la voix qui t’appelle. » Nos paroles partent en vrille sur ces musiques d’Alain Bréheret, de Jean-Luc Debattice ou d’Alain Aurenche lui-même.

Et la mort qui passe, se retrouve dans notre dos. Elle nous pousse. Un peu plus. Mais l’amitié éloigne de nous, un peu plus chaque jour, la sortie.

Nous marchons maintenant la mort dans la main, et dans le cœur une épine, si fine qu’elle va loin dans notre vaisseau brinquebalant. Et notre âme feinte et joue encore jusqu’au crépuscule, croyant ainsi trouver une brèche possible dans l’éternité.

Au-delà il n’y a rien qu’un seul battement de cils et un effleurement de paupière.

Et autour, le silence.

Et autour du silence, la brume.

Et autour de la brume, de la brume encore.

Ni plus épaisse, ni plus transparente. Et enfin, loin, très loin, à nouveau le silence. Puis un mélange de désir et de répulsion. Et pour finir, une étoile, un ami.

Jacky Lavauzelle

LE SACRIFICE (Offret) LE RITUEL DU CAFARD

Andreï TARKOVSKI
LE SACRIFICE
Offret (1986)Andreï Tarkovski LE RITUEL DU CAFARD Offret 1986

Le Rituel
du Cafard 

La période n’est plus à l’optimisme. Un voile recouvre le monde et les lumières qui montrent un chemin se font rares. Très rares. Elles se sont envolées. Les individus errent sur terre. Dans l’attente de la mort et du chaos. L’obscurité règne. Le visible s’est retiré. Comment désormais dépasser cet invisible qui est là. Comment sortir de notre caverne où quelques ombres encore éclairent encore notre présent. Comment retrouver ce réel qui a fui, qui s’est esquivé à jamais. Première image. Ecran noir. Seule l’aria de la Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach pénètre ce noir total et apporte la lumière sur la toile. C’est le son qui le premier déchire la toile. Car le son est primordial.

J’AI TOUJOURS EU PEUR DE LEONARD C’est le seul qui a la force et la vitesse, la dynamique, pour enfanter au-delà de la plénitude du néant. « Quand brille la lune, le plus malheureux, dit un poème japonais, n’est pas l’aveugle mais le muet. La splendeur qui ne veut rien appelle pourtant notre chant » (Jean-Louis Chrétien, L’Effroi du beau). Comme une respiration, un champ des possibles. Otto (Allan Edwall) devant le tableau de Leonard : « Qu’est-ce que ça représente ? …Le tableau. Sur le mur. Qu’est-ce que c’est ? Je ne vois pas bien. Il est sous verre. Et il fait sombre… Mon Dieu, comme c’est lugubre… J’ai toujours eu très peur de Léonard. » C’est la musique qui d’abord transperce, puis la peinture. Est-ce que l’image qu’offre l’art est vraie. Est-ce que la visibilité de l’art, cette première lumière, nous apporte un brin de vérité. Cette offrande, cet offret, ce sacrifice déjà de l’œuvre ne s’offre pas en toute simplicité, en toute évidence. La route sera longue et demandera de douleurs efforts et du temps. Comme dans toute quête, la recherche de cette simple immédiateté, de cette fulgurance sera longue. « Je pioche beaucoup, je m’entête à une série d’effets différents, mais à cette époque le soleil décline si vite que je en peux le suivre…Je deviens d’une lenteur à travailler qui me désespère, mais plus je vais, plus je vois qu’il faut beaucoup travailler pour arriver à rendre ce que je cherche : «instantanéité» (Monet, Lettre à Geoffroy, 7 octobre 1890)

Tout autour se détruit, la guerre gronde et le temps que nous connaissons s’effrite. Ce n’est qu’une question de minutes. Les ombres parcourent le monde, indéfiniment. La terre tremble et l’onde destructrice du mal parcourt le monde. Dès le commencement, Le Sacrifice se livre, se donne à travers l’Annonciation à Marie, de Léonard. C’est l’annonciation qui permettra au souffle de se régénérer, de se revitaliser. La révélation reste mystérieuse. L’impossible, la venue du Christ dans le corps de Marie, rend le futur possible. Le monde pourra alors être sauvé. Maria, Gudrún Gísladóttir, ainsi sauvera le monde en se donnant à Alexandre, Erland Josephson.  C’est entendu. C’est l’arbre de vie qui irrigue, qui nourrit l’histoire, qui relie Alexander et Otto, l’alpha et l’oméga. Cet arbre de l’annonciation autant que l’arbre du commencement et du recommencement. Ce cercle qui illumine en son centre une autre annonciation de  Frans Pourbus dit le Jeune, plus flamboyante.

Déjà dans sa structure, le film se découpe en dix tableaux comme le tableau de Léonard en dix planches encollées.

TOUJOURS LE MÊME DESESPOIR, LA MÊME ABSURDITE Structure qui se conjugue avec le retour nietzschéen évoqué dans la première partie. Otto, le facteur-collectionneur le dit aussi à sa manière, abordant l’histoire du nain bossu d’Ainsi parlait Zarathoustra : « que tout recommence mais pas tout à fait de la même manière ou alors la même chose avec une représentation différente ; mais c’est toujours le même désespoir et la même absurdité».

Le cycle du Sacrifice,  lui, pourrait se lire dans la respiration circulaire suivante :

 1-      L’arbre Ouverture
2-      Méditation dans la forêt –  Si seulement quelqu’un voulait cesser de parler
3-      Discours sur le théâtre
4-      L’explosion
5-      La dernière chance
6-      La rencontre avec Maria
7-      Le monde est sauvé !
8-      L’Incendie de la maison
9-      L’incendie de la maison ou l’importance de se taire 10-   L’arbre Epilogue (Musique) Au commencement était le verbe.

 Il y a ce dérèglement de l’humanité. Quelque chose ne fonctionne plus. La belle horloge ne marque plus la bonne heure. La nature, le cycle, la répétition, la spiritualité permettent de revenir à un unisson bienfaiteur. « Refaire tous les jours la même chose aux mêmes heures et le monde serait changé. Comme au japon les ikebanas. » L’enjeu est fondamental et nos êtres sur ce bout de terre au bout du monde peuvent encore sauver ce bout d’humanité qui résiste encore.

SI JE CROIS A UNE CHOSE, ELLE DEVIENDRA REALITE Ces personnes ne sont pas là par hasard. Ils ont une mission divine. Comme Otto qui longtemps a attendu son heure.  « Toute ma vie j’ai attendu. Toute ma vie, je me suis senti comme sur un quai de gare. Et toujours, j’ai eu le sentiment que ce qui se passait n’était pas la vraie vie mais une attente de la vie, une attente de quelque chose de réel, d’important» Le tout est d’y croire, avec ses tripes. Otto : « et si je crois vraiment à une chose, elle deviendra réalité. »  Croyez que cela vous est donné, et il en sera ainsi. »  Alexander : « qu’as-tu à gémir ? Tu sais, « au commencement était le verbe. » Mais toi, tu es muet, comme un poisson. Une petite truite. »

Le lieu lui-même n’a pas été choisi au hasard. C’est par une intervention divine qui  a orienté le couple et découvre le site « Idéal ». C’est un nouvel Eden. « Comment Alexander a découvert son île, bien avant la conception de l’enfant. Nous n’étions jamais venus auparavant et nous avions oublié la carte. Et nous n’avions plus d’essence. Nous avons arrêté la voiture par ici et continué à pied. Nous étions complétement perdus. Il s’est mis à pleuvoir une pluie fine et glaciale. Nous sommes arrivés près du pin desséché. A ce moment, le soleil a reparu. La pluie a cessé…tout a été inondé de lumière. Alors, nous l’avons vue. Soudain, j’ai regretté de ne pas vivre ici, je veux dire ta mère et moi, dans cette maison sous les pins, au bord de la mer. Un emplacement idéal. Il m’a semblé que si on vivait là, on serait heureux jusqu’à la mort. »… « Nous étions là, comme ensorcelés, ta mère et moi, nous regardions cette beauté, sans pouvoir nous en détacher…Le silence, la paix ! Il était clair que cette maison avait été créée pour nous. Il se trouve qu’elle était à vendre. Un vrai miracle. Et c’est là que tu es né. »

C’EST L’AILE D’UN MAUVAIS ANGE QUI M’A TOUCHE Mais qui dit Eden dit sortie de l’Eden, dans le désordre et la foudre. Entouré de démons. Quand Otto tombe comme foudroyé : « C’est l’aile d’un mauvais ange qui m’a touché ! » Et, au ton désinvolte de Victor, Otto lui répond : « Cela n’a rien d’une plaisanterie, M. le docteur. Il n’y a pas de quoi plaisanter ! » Dans le feu de la régénération. Détruire pour créer. L’homme peut retrouver sa place et vivre à nouveau. Le lieu, Alexandre se sont sacrifiés. Pour nous. Nous pouvons quitter le film, reconnaissant de cette offrande. L’arbre planté, au début du film, l’arbre mort, tenu par quelques tristes galets, peut enfin se remettre à bourgeonner. Alexander a tenu et a perdu la raison. Il a eu la foi, cette foi qui habitait le moine orthodoxe Pamve demandant à son disciple Kolov d’arroser  avec persévérance l’arbre continuellement.

La nature se remet à vivre. Il faudra bien que l’homme la protège un peu plus. L’Ecologie n’est pas un parti, c’est notre partie, notre être. La nature c’est nous et beaucoup plus que nous « L’homme s’est toujours défendu contre les autres hommes, contre la nature qui l’entoure. Il a toujours violenté la nature. Il en est sorti une civilisation fondée sur la force, le pouvoir, la peur et la dépendance. Tout ce qu’on appelle le progrès technique n’a jamais servi qu’à produire confort, standardisation, et les armes pour garder le pouvoir. Nous sommes des sauvages. Nous utilisons le microscope comme une massue. Les sauvages ont une bien plus grande vie spirituelle. Chaque découverte scientifique nous en faisons immédiatement un mal…
WORDS ! WORDS ! WORDS ! … Quant au confort, un sage a dit que le péché, c’est tout ce qui n’est pas nécessaire. Si c’est vrai, toute notre civilisation se fonde sur le péché. Nous sommes arrivés à une discordance et un déséquilibre terribles entre le développement matériel et le spirituel. Notre culture, ou plutôt notre civilisation est gravement malade, mon garçon. Tu penses qu’on pourrait étudier le problème et trouver une solution. Peut-être, s’il n’était pas si tard. Trop tard. Mon Dieu, que je suis las de ces bavardages ! « Words, words, words… »Je ne comprends qu’à présent ce que voulait dire Hamlet. Il ne supportait pas les discoureurs. C’est aussi mon cas. Pourquoi parler, alors ? Si seulement quelqu’un voulait cesser de parler pour faire quelque chose ! Au moins essayer !
« 

Nous sommes sauvés. Une fois encore. Quant à la vérité, c’est tout autre chose.   » – (Otto) Quelle vérité ? Vous êtes obsédés par cette idée de la vérité. Il n’y a pas de vérité ! Nous regardons mais nous ne voyons rien ! Tenez, un cafard…Un cafard qui tourne en rond sur une assiette, en imaginant qu’il se dirige vers un but… – (Victor) Comment savez-vous à quoi pense le cafard ? Peut-être que c’est un rituel. Un rituel de cafard. –  (Otto) Oui, peut-être. Tout « peut » être.  Sans quoi nous restons avec notre  « vérité « »

 

Jacky Lavauzelle

 Erland Josephson : Alexander Susan Fleetwood : Adélaïde Valérie Mairesse : Julia Allan Edwall : Otto Tommy Kjellqvist :Gossen Gudrún Gísladóttir : Maria