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CRONIN : CHANGEANTES PERFECTIONS (KALEIDOSCOPE, 1933)

KALEIDOSCOPE
Archibald-Joseph CRONIN

(CHAIRS VIVES – KALEIDOSCOPE IN”K”) 1933

 Changeantes
Perfections 

Une ville, un hôpital, une salle, une équipe, un microcosme, un roman. Nous sommes dans les années 30 à Dublin. Une journée avec l’équipe médicale et les malades de la salle K.

Nous regardons ce spectacle comme si nous ouvrions une fourmilière. Il y a des codes, des gestuelles précises, des non-dits, des dits. Nous sommes dans la fonction « Skopein » du kaléidoscope. Nous savons donc que les choses qui se présentent devant nous vont prendre des formes, des tons et des émotions différents. Ce sont ces images, « Eidos », qui bougent et reflètent des réalités changeantes, voire contraires. Des morceaux d’images. Un morcellement multiple et mouvant. Quant au beau, le « Kalos », il ne sera pas toujours présent.

UNE PLONGEE DANS UN KALEIDOSCOPE MEDICAL

C’est au cœur de la ville, au cœur de l’hôpital, que nous nous retrouvons. Dans la salle K, où un monde s’agite qui n’est pas tout à fait celui de la ville, ni tout à fait un autre. Nous resterons là, voyeur, à regarder ce monde pendant cette journée. Plongeons dans ce kaléidoscope médical.   

RIEN NE SE PASSE ICI !

Il semblerait que ce soit court. Y aura-t-il assez d’épaisseur afin de garantir l’attention du lecteur. L’infirmière de nuit qui ouvre et ferme le roman s’y laisse prendre avec son regard triste et blasé. Elle le dira en conclusion : «  Rien ne se passe ici ! Rien de rien ! »

Et pourtant, cette salle prend de l’épaisseur. D’abord par la pression de l’extérieur, par l’ensemble de la tension qui monte de la ville. Elle est là, toute proche, presque menaçante. La salle K se présente alors comme un refuge. Mais aussi comme une prison. Nous sommes déjà dans cette dualité, dans cette opposition, ce balancement. Les êtres se retrouvent là, blesser par ce monde extérieur, dans un armistice relatif. Il ne s’agit que d’une pause, une courte pause.  Mais ceux qui se donnent aux soins laissent aussi une partie de leur vie faite d’habitudes, de répétitions incessantes.

Et dans ce monde, celui de la salle K, il y a plusieurs mondes. Celui des malades, souvent présentés avec leur numéro. Ils sont d’abord des lits, des pathologies. Le numéro 10, Daisy Dean, une trapéziste blessée qui veut se reconvertir dans l’élevage de poulets, le numéro 13, Rose Griffin, vitriolée, qui ne supporte plus et veut en finir avec la vie,…Des numéros qui ne se suivent pas, avec un ordre bien à eux. Pour arriver au feu d’artifice du chapitre douze, ou les numéros sont passés en revue avec cet ordre bien particulier : 10, 9, 3, 5, 15, 12, 13, …

Tout semble si bien huilé, si parfait. L’ordre des lits, la numérotation des malades, la hiérarchie des infirmières, de la fille de salle, de l’infirmière, la surveillante, la hiérarchie des médecins, avec au-dessus le solennel Sir Walter Selby.

IL ETAIT LA PERFECTION MÊME

Cette perfection est personnifiée par Miss Fanshawe, l’héroïne du roman et le fil conducteur. Elle en est l’inspiratrice. Son entrée dans la salle K est théâtrale, elle règne. « L’attention au plus petit détail, cette perfection… il y avait une force qui les portait à cette perfection, un fluide puissant… Miss Fanshawe, fit son entrée en scène,  à huit heures trente précisément, majestueusement,  dans la salle K. »

D’autres ont une perfection perfectible. C’est le cas du brillant et élégant Freddy Preston. « Il était la perfection même. Il en était conscient. » Attiré par la perfection de la fraiche beauté de la jeune Doris Andross.

QUAND LE SOLEIL SE PARE DES OMBRES DE LA NUIT

Ce Freddy qui se place entre la lune, la nuit, la discipline, le travail, la tâche, la précision, la pureté, Fanny Fanshawe et le soleil, l’ardeur, la jeunesse, le charme ravageur, notre Mona Lisa de dix-neuf ans, Doris Andross.

Mais nous sommes dans un kaléidoscope où les choses changent. La lune devient solaire et le soleil se pare des ombres de la nuit.

La bascule est un des leviers majeurs dans la construction de ce roman de Cronin. Des effets de balanciers incessants, permanents.

UNE REVOLUTION AU COEUR DE LA SALLE K

Cronin détaillent minutieusement les scènes. La scène de l’opération de la tumeur où va s’opérer en quelques secondes la passation entre Sir Walter Selby et Barclay, l’abandon, la mise à la retraite du premier et la mise au premier plan du second. Quelques secondes pour un véritable coup d’état. Une véritable révolution au cœur de l’hôpital. Pour un moment d’hésitation, quelques incertitudes, un moment de doute, une erreur de diagnostic, ne pas prendre la bonne décision.  

Et que certains détails changent de couleurs, d’aspects. Ces petits changements font mouvoir les scènes. Comme l’amour de Fanny qui passe de Freddy Preston à Barclay. D’un amour fou du matin au lâcher prise du soir dans les bras de ce dernier. Quelques heures et le destin de notre surveillante passe du rouge au noir pour finir dans le blanc.

UN INCESSANT MOUVEMENT DE BALANCIER

Les idées de Fanny, au chapitre neuf, balancent perceptiblement. « Sa réflexion, mue dans un mouvement de balancier, se focalisait désormais sur ses angoisses, d’une manière très précise mais aussi de façon totalement anarchique. »

La scène de la fêlure à la théière du chapitre onze, sorte de madeleine, petit ancrage minuscule suivi d’une succession d’émotions intenses, la plonge ainsi dans son passé douloureux relatif au décès de son père.

Les choses vivent et les images renvoient des réalités si différentes. Au treizième chapitre, la masse obscure de la ville, le soir, sous un ciel rougeoyant, laisse apparaître des lumières des rues. Des magasins, des feux des voitures. Cette vie du dehors qui donne du jaune au noir et renvoie la blancheur de la salle à la noirceur et à la solitude des sentiments de Fanny.

Peut-être qu’il ne se passe rien, presque rien. Mais un rien qui dans ce balancement devient une totalité. De ce plein qui remplit le cœur de Fanny. Les lumières de la salle K sont éteintes. Mais le noir ne se fait pas. Les veilleuses dans la nuit indiquent la sortie.    

Jacky Lavauzelle

(Trad J Lavauzelle)