LA PLACE ROYALE ACTE I CORNEILLE
Le Théâtre de Corneillle
LA PLACE ROYALE CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE
Comédie
EN CINQ ACTES
LA PLACE ROYALE ACTE I
***
ACTE PREMIER
Scène première
PHYLIS & ANGELIQUE
ANGELIQUE
Ton frère, je l’avoue, a beaucoup de mérite ;
Mais souffre qu’envers lui cet éloge m’acquitte,
Et ne m’entretiens plus des feux qu’il a pour moi.
PHYLIS
C’est me vouloir prescrire une trop dure loi.
Puis-je, sans étouffer la voix de la nature,
Dénier mon secours aux tourments qu’il endure ?
Quoi ! tu m’aimes, il meurt, et tu peux le guérir ;
Et sans t’importuner je le verrais périr !
Ne me diras-tu point que j’ai tort de le plaindre ?
ANGELIQUE
C’est un mal bien léger qu’un feu qu’on peut éteindre.
PHYLIS
Je sais qu’il le devrait ; mais avec tant d’appas,
Le moyen qu’il te voie et ne t’adore pas ?
Ses yeux ne souffrent point que son cœur soit de glace ;
On ne pourrait aussi m’y résoudre, en sa place ;
Et tes regards, sur moi plus forts que tes mépris,
Te sauraient conserver ce que tu m’aurais pris.
ANGELIQUE
S’il veut garder encor cette humeur obstinée,
Je puis bien m’empêcher d’en être importunée ;
Feindre un peu de migraine, ou me faire celer,
C’est un moyen bien court de ne lui plus parler:
Mais ce qui m’en déplaît, et qui me désespère,
C’est de perdre la sœur pour éviter le frère,
Et me violenter à fuir ton entretien,
Puisque te voir encor c’est m’exposer au sien.
Du moins, s’il faut quitter cette douce pratique,
Ne mets point en oubli l’amitié d’Angélique,
Et crois que ses effets auront leur premier cours
Aussitôt que ton frère aura d’autres amours.
PHYLIS
Tu vis d’un air étrange, et presque insupportable.
ANGELIQUE
Que toi-même pourtant dois trouver équitable ;
Mais la raison sur toi ne saurait l’emporter ;
Dans l’intérêt d’un frère on ne peut l’écouter.
PHYLIS
Et par quelle raison négliger son martyre ?
ANGELIQUE
Vois-tu, j’aime Alidor, et c’est assez te dire.
Le reste des mortels pourrait m’offrir des vœux,
Je suis aveugle, sourde, insensible pour eux ;
La pitié de leurs maux ne peut toucher mon âme
Que par des sentiments dérobés à ma flamme.
On ne doit point avoir des amants par quartier ;
Alidor a mon cœur, et l’aura tout entier ;
En aimer deux, c’est être à tous deux infidèle.
PHYLIS
Qu’Alidor seul te rende à tout autre cruelle,
C’est avoir pour le reste un cœur trop endurci.
ANGELIQUE
Pour aimer comme il faut, il faut aimer ainsi.
PHYLIS
Dans l’obstination où je te vois réduite,
J’admire ton amour, et ris de ta conduite.
Fasse état qui voudra de ta fidélité,
Je ne me pique point de cette vanité ;
Et l’exemple d’autrui m’a trop fait reconnaître
Qu’au lieu d’un serviteur c’est accepter un maître.
Quand on n’en souffre qu’un, qu’on ne pense qu’à lui,
Tous autres entretiens nous donnent de l’ennui,
Il nous faut de tout point vivre à sa fantaisie,
Souffrir de son humeur, craindre sa jalousie,
Et de peur que le temps n’emporte ses ferveurs,
Le combler chaque jour de nouvelles faveurs:
Notre âme, s’il s’éloigne, est chagrine, abattue ;
Sa mort nous désespère, et son change nous tue.
Et de quelque douceur que nos feux soient suivis,
On dispose de nous sans prendre notre avis ;
C’est rarement qu’un père à nos goûts s’accommode ;
Et lors, juge quels fruits on a de ta méthode.
Pour moi, j’aime un chacun, et sans rien négliger,
Le premier qui m’en conte a de quoi m’engager:
Ainsi tout contribue à ma bonne fortune ;
Tout le monde me plaît et rien ne m’importune.
De mille que je rends l’un de l’autre jaloux,
Mon cœur n’est à pas un, et se promet à tous ;
Ainsi tous à l’envi s’efforcent à me plaire ;
Tous vivent d’espérance, et briguent leur salaire ;
L’éloignement d’aucun ne saurait m’affliger,
Mille encore présents m’empêchent d’y songer.
Je n’en crains point la mort, je n’en crains point le change
Un monde m’en console aussitôt, ou m’en venge.
Le moyen que de tant et de si différents
Quelqu’un n’ait assez d’heur pour plaire à mes parents ?
Et si quelque inconnu m’obtient d’eux pour maîtresse,
Ne crois pas que j’en tombe en profonde tristesse ;
Il aura quelques traits de tant que je chéris,
Et je puis avec joie accepter tous maris.
ANGELIQUE
Voilà fort plaisamment tailler cette matière,
Et donner à ta langue une libre carrière ;
Ce grand flux de raisons dont tu viens m’attaquer
Est bon à faire rire, et non à pratiquer.
Simple ! tu ne sais pas ce que c’est que tu blâmes,
Et ce qu’a de douceurs l’union de deux âmes ;
Tu n’éprouvas jamais de quels contentements
Se nourrissent les feux des fidèles amants.
Qui peut en avoir mille en est plus estimée ;
Mais qui les aime tous de pas un n’est aimée ;
Elle voit leur amour soudain se dissiper.
Qui veut tout retenir laisse tout échapper.
PHYLIS
Défais-toi, défais-toi de tes fausses maximes ;
Ou si ces vieux abus te semblent légitimes,
Si le seul Alidor te plaît dessous les cieux,
Conserve-lui ton cœur, mais partage tes yeux:
De mon frère par là soulage un peu les plaies ;
Accorde un faux remède à des douleurs si vraies ;
Feins, déguise avec lui, trompe-le par pitié,
Ou du moins par vengeance et par inimitié.
ANGELIQUE
Le beau prix qu’il aurait de m’avoir tant chérie,
Si je ne le payais que d’une tromperie !
Pour salaire des maux qu’il endure en m’aimant,
Il aura qu’avec lui je vivrai franchement.
PHYLIS
Franchement, c’est-à-dire avec mille rudesses
Le mépriser, le fuir, et par quelques adresses
Qu’il tâche d’adoucir… Quoi, me quitter ainsi
Et sans me dire adieu ! le sujet ?
LA PLACE ROYALE ACTE I
Scène II
DORASTE, PHYLIS
DORASTE
Le voici.
Ma sœur, ne cherche plus une chose trouvée:
Sa fuite n’est l’effet que de mon arrivée ;
Ma présence la chasse, et son muet départ
A presque devancé son dédaigneux regard.
PHYLIS
Juge par là quels fruits produit mon entremise.
Je m’acquitte des mieux de la charge commise ;
Je te fais plus parfait mille fois que tu n’es:
Ton feu ne peut aller au point où je le mets ;
J’invente des raisons à combattre sa haine ;
Je blâme, flatte, prie, et perds toujours ma peine,
En grand péril d’y perdre encor son amitié,
Et d’être en tes malheurs avec toi de moitié.
DORASTE
Ah ! tu ris de mes maux.
PHYLIS
Que veux-tu que je fasse ?
Ris des miens, si jamais tu me vois en ta place.
Que serviraient mes pleurs ? Veux-tu qu’à tes tourments
J’ajoute la pitié de mes ressentiments ?
Après mille mépris qu’a reçus ta folie,
Tu n’es que trop chargé de ta mélancolie ;
Si j’y joignais la mienne, elle t’accablerait,
Et de mon déplaisir le tien redoublerait ;
Contraindre mon humeur me serait un supplice
Qui me rendrait moins propre à te faire service.
Vois-tu ? par tous moyens je te veux soulager ;
Mais j’ai bien plus d’esprit que de m’en affliger.
Il n’est point de douleur si forte en un courage
Qui ne perde sa force auprès de mon visage ;
C’est toujours de tes maux autant de rabattu:
Confesse, ont-ils encor le pouvoir qu’ils ont eu ?
Ne sens-tu point déjà ton âme un peu plus gaie ?
DORASTE
Tu me forces à rire en dépit que j’en aie.
Je souffre tout de toi, mais à condition
D’employer tous tes soins à mon affection.
Dis-moi par quelle ruse il faut…
PHYLIS
Rentrons, mon frère:
Un de mes amants vient, qui pourrait nous distraire.
LA PLACE ROYALE ACTE I
Scène III
CLEANDRE
Que je dois bien faire pitié
De souffrir les rigueurs d’un sort si tyrannique !
J’aime Alidor, j’aime Angélique ;
Mais l’amour cède à l’amitié,
Et jamais on n’a vu sous les lois d’une belle
D’amant si malheureux, ni d’ami si fidèle.
Ma bouche ignore mes désirs,
Et de peur de se voir trahi par imprudence,
Mon cœur n’a point de confidence
Avec mes yeux ni mes soupirs:
Tous mes vœux sont muets, et l’ardeur de ma flamme
S’enferme tout entière au-dedans de mon âme.
Je feins d’aimer en d’autres lieux ;
Et pour en quelque sorte alléger mon supplice,
Je porte du moins mon service
À celle qu’elle aime le mieux.
Phylis, à qui j’en conte, a beau faire la fine ;
Son plus charmant appas, c’est d’être sa voisine.
Esclave d’un oeil si puissant,
Jusque-là seulement me laisse aller ma chaîne,
Trop récompensé, dans ma peine,
D’un de ses regards en passant.
Je n’en veux à Phylis que pour voir Angélique,
Et mon feu, qui vient d’elle, auprès d’elle s’explique.
Ami, mieux aimé mille fois,
Faut-il, pour m’accabler de douleurs infinies,
Que nos volontés soient unies
Jusqu’à faire le même choix ?
Viens quereller mon cœur d’avoir tant de faiblesse
Que de se laisser prendre au même oeil qui te blesse.
Mais plutôt vois te préférer
À celle que le tien préfère à tout le monde,
Et ton amitié sans seconde
N’aura plus de quoi murmurer.
Ainsi je veux punir ma flamme déloyale ;
Ainsi…
LA PLACE ROYALE ACTE I
Scène IV
ALIDOR, CLEANDRE
ALIDOR
Te rencontrer dans la place Royale,
Solitaire, et si près de ta douce prison,
Montre bien que Phylis n’est pas à la maison.
CLEANDRE
Mais voir de ce côté ta démarche avancée
Montre bien qu’Angélique est fort dans ta pensée.
ALIDOR
Hélas ! c’est mon malheur ! son objet trop charmant,
Quoi que je puisse faire, y règne absolument.
CLEANDRE
De ce pouvoir peut-être elle use en inhumaine ?
ALIDOR
Rien moins, et c’est par là que redouble ma peine:
Ce n’est qu’en m’aimant trop qu’elle me fait mourir ;
Un moment de froideur, et je pourrais guérir ;
Une mauvaise œillade, un peu de jalousie,
Et j’en aurais soudain passé ma fantaisie:
Mais las ! elle est parfaite, et sa perfection
N’approche point encor de son affection ;
Point de refus pour moi, point d’heures inégales ;
Accablé de faveurs à mon repos fatales,
Sitôt qu’elle voit jour à d’innocents plaisirs,
Je vois qu’elle devine et prévient mes désirs ;
Et si j’ai des rivaux, sa dédaigneuse vue
Les désespère autant que son ardeur me tue.
CLEANDRE
Vit-on jamais amant de la sorte enflammé,
Qui se tînt malheureux pour être trop aimé ?
ALIDOR
Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ?
Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ?
Les règles que je suis ont un air tout divers ;
Je veux la liberté dans le milieu des fers.
Il ne faut point servir d’objet qui nous possède ;
Il ne faut point nourrir d’amour qui ne nous cède ;
Je le hais, s’il me force: et quand j’aime, je veux
Que de ma volonté dépendent tous mes vœux ;
Que mon feu m’obéisse, au lieu de me contraindre ;
Que je puisse à mon gré l’enflammer et l’éteindre,
Et toujours en état de disposer de moi,
Donner, quand il me plaît, et retirer ma foi.
Pour vivre de la sorte Angélique est trop belle:
Mes pensers ne sauraient m’entretenir que d’elle ;
Je sens de ses regards mes plaisirs se borner ;
Mes pas d’autre côté n’oseraient se tourner,
Et de tous mes soucis la liberté bannie
Me soumet en esclave à trop de tyrannie.
J’ai honte de souffrir les maux dont je me plains,
Et d’éprouver ses yeux plus forts que mes desseins.
Je n’ai que trop langui sous de si rudes gênes ;
À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes,
De crainte qu’un hymen, m’en ôtant le pouvoir,
Fît d’un amour par force un amour par devoir.
CLEANDRE
Crains-tu de posséder un objet qui te charme ?
ALIDOR
Ne parle point d’un nœud dont le seul nom m’alarme.
J’idolâtre Angélique: elle est belle aujourd’hui,
Mais sa beauté peut-elle autant durer que lui ?
Et pour peu qu’elle dure, aucun me peut-il dire
Si je pourrai l’aimer jusqu’à ce qu’elle expire ?
Du temps, qui change tout, les révolutions
Ne changent-elles pas nos résolutions ?
Est-ce une humeur égale et ferme que la nôtre ?
N’a-t-on point d’autres goûts en un âge qu’en l’autre ?
Juge alors le tourment que c’est d’être attaché,
Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.
Cependant Angélique, à force de me plaire,
Me flatte doucement de l’espoir du contraire ;
Et si d’autre façon je ne me sais garder,
Je sens que ses attraits m’en vont persuader.
Mais puisque son amour me donne tant de peine,
Je la veux offenser pour acquérir sa haine,
Et mériter enfin un doux commandement
Qui prononce l’arrêt de mon bannissement.
Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire:
Puisqu’elle me plaît trop, il me faut lui déplaire.
Tant que j’aurai chez elle encor le moindre accès,
Mes desseins de guérir n’auront point de succès.
CLEANDRE
Etrange humeur d’amant !
ALIDOR
Etrange, mais utile.
Je me procure un mal pour en éviter mille.
CLEANDRE
Tu ne prévois donc pas ce qui t’attend de maux,
Quand un rival aura le fruit de tes travaux ?
Pour se venger de toi, cette belle offensée
Sous les lois d’un mari sera bientôt passée ;
Et lors, que de soupirs et de pleurs répandus
Ne te rendront aucun de tant de biens perdus !
ALIDOR
Dis mieux, que pour rentrer dans mon indifférence,
Je perdrai mon amour avec mon espérance,
Et qu’y trouvant alors sujet d’aversion,
Ma liberté naîtra de ma punition.
CLEANDRE
Après cette assurance, ami, je me déclare.
Amoureux dès longtemps d’une beauté si rare,
Toi seul de la servir me pouvais empêcher ;
Et je n’aimais Phylis que pour m’en approcher.
Souffre donc maintenant que pour mon allégeance,
Je prenne, si je puis, le temps de sa vengeance ;
Que des ressentiments qu’elle aura contre toi
Je tire un avantage en lui portant ma foi,
Et que cette colère en son âme conçue
Puisse de mes désirs faciliter l’issue.
ALIDOR
Si ce joug inhumain, ce passage trompeur,
Ce supplice éternel, ne te fait point de peur,
À moi ne tiendra pas que la beauté que j’aime
Ne me quitte bientôt pour un autre moi-même.
Tu portes en bon lieu tes désirs amoureux ;
Mais songe que l’hymen fait bien des malheureux.
CLEANDRE
J’en veux bien faire essai ; mais d’ailleurs, quand j’y pense,
Peut-être seulement le nom d’époux t’offense,
Et tu voudrais qu’un autre…
ALIDOR
Ami, que me dis-tu ?
Connais mieux Angélique et sa haute vertu ;
Et sache qu’une fille a beau toucher mon âme,
Je ne la connais plus dès l’heure qu’elle est femme.
De mille qu’autrefois tu m’as vu caresser,
En pas une un mari pouvait-il s’offenser ?
J’évite l’apparence autant comme le crime ;
Je fuis un compliment qui semble illégitime ;
Et le jeu m’en déplaît, quand on fait à tous coups
Causer un médisant, et rêver un jaloux.
Encor que dans mon feu mon cœur ne s’intéresse,
Je veux pouvoir prétendre où ma bouche l’adresse,
Et garder, si je puis, parmi ces fictions,
Un renom aussi pur que mes intentions.
Ami, soupçon à part, et sans plus de réplique,
Si tu veux en ma place être aimé d’Angélique,
Allons tout de ce pas ensemble imaginer
Les moyens de la perdre et de te la donner,
Et quelle invention sera la plus aisée.
CLEANDRE
Allons. Ce que j’ai dit n’était que par risée.
*****
Fin LA PLACE ROYALE ACTE I