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FRAGILITÉ – ÉMILE POUVILLON

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

ÉMILE POUVILLON

né le 10 octobre 1840 à Montauban et mort le 7 octobre 1906 à Jacob-Bellecombette

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FRAGILITÉ

 

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LISEZ-MOI
N°67
10 JUIN 1908

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C’est à Cauterets, pendant la saison, la saison parfumée, la saison brève, quand les amoureux se hâtent d’aimer, quand les fleurs se hâtent de fleurir.

Sous le sapin, au bord du gave, ils sont assis tous les deux ; la main dans la main, ils causent.

Sous l’antique sapin, dans l’ombre des branches inclinées en alcôve, au bord du gave qui bondit comme un isard de rocher en rocher, les amoureux sont assis ; ils causent d’amour à voix basse.

Le gave gronde :

Oh !ces amoureux qui s’imaginent qu’on les écoute ! comme si on ne savait pas, avant qu’ils parlent, tout ce qu’ils peuvent dire ! Les libellules bleues, qui se poursuivent à la pointe des joncs, n’y mettent pas tant de malice. Elles m’intéressent davantage, si éperdument bleues, si naïvement impudiques !

Le gave gronde et le sapin murmure :

Encore deux fous qui vont me martyriser avec leurs canifs, qui vont incruster leurs initiales dans ma moelle, sous le ridicule prétexte d’éterniser leurs amours. Pauvres fous ! Les abeilles qui pullulent dans les fentes de mon écorce, les pinsons qui font leur nid à la fourche de mes branches, se comportent avec moi d’une façon plus discrète.

Et les amoureux ont entrelacé leurs initiales au cœur de l’arbre ; à voix basse, de peur que le gave ne les entende, ils ont échangé leurs serments d’amour.

Mon ami, mon tendre ami, je ne t’oublierai jamais !

Et, déjà, la saison parfumée et fragile a pris fin. Les amoureux sont partis et les les bûcherons sont venus ; ils ont abattu l’arbre. Ils l’ont débité en planches. Et les planches, vendues à des marchands, ont été charriées à la ville, à la ville lointaine habitée par l’amoureux. C’était l’hiver, et l’amoureux venait de mourir. Et, avec les planches de sapin témoins de ses aveux, on a construit son cercueil.

La bien-aimée a su que son amoureux était mort. Et elle a pleuré. Oh ! comme elle a pleuré, la bien aimée !

Mon ami, mon tendre ami, jamais je ne t’oublierai !

La bien-aimée a pleuré tout un jour et tout une nuit.

Et puis, comme on était en carnaval, elle a mis sa belle robe ; elle est allée danser.

A la première danse, elle s’est consolée ; à la seconde danse, elle s’est fiancée.

Et son fiancé l’a mené dans son bateau, sur la rivière lente, à l’ombre des saules, printaniers qui sentent le miel :

Mon ami, mon tendre ami ! c’est toi que j’aime. Je ne t’oublierai jamais.

Et la rivière s’est mise à clapoter joyeusement, la rivière s’est mise à rire autour de la barque. Et, en riant, elle a envoyé un soufflet d’écume à la joue de la bien-aimée.

Car la rivière, c’était la gave qui avait entendu ses serments d’amour, c’était la belle eau bleue charrieuse de mensonge.

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