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POUCHKINE FÊTE DE PIERRE PREMIER Пир Петра Первого 1835

Пир Петра Первого
Fête de Pierre Premier

Poèsie de Pouchkine

Poème de Pouchkine
1833


Alexandre Pouchkine
русский поэт- Poète Russe
русская литература
Littérature Russe
ALEXANDRE POUCHKINE
Poésie de Pouchkine

pushkin poems
стихотворение  – Poésie
  Пушкин 

Fête de Pierre Premier

 

 







POUCHKINE  Пу́шкин
Алекса́ндр Серге́евич Пу́шкин
1799-1837

[создатель современного русского литературного языка]

TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE

 








LA POESIE DE POUCHKINE

СТИХИ АЛЕКСАНДРА СЕРГЕЕВИЧА ПУШКИНА
Пушкин 


Пир Петра Первого
ВСАДНИК
1835

 FÊTE DE PIERRE PREMIER
1835

Louis Caravaque
La Bataille de Poltava
1717-1718

Над Невою резво вьются
Au-dessus de la Néva espiègle, se tordent
 Флаги пёстрые судов;
Les drapeaux de navires bariolés ;
 Звучно с лодок раздаются
De ces esquifs se font entendre…

DISPONIBLE SUR AMAZON

 Далеко потрясена.
Au loin s’entrechoquent.

*********

NOTES
Fête de Pierre Premier

*Bataille de Poltava ou Bataille de Pultawa oppose le Tsar Pierre Ier à Charles XII de Suède le 8 juillet 1709

*****

Pierre Ier le Grand
Пётр Алексеевич Романов
1672-1725

Catherine Ière
Екатерина I
1684 – 1727
En 1707, elle devient l’épouse de Pierre Ier

 

*****

 Poésie de Pouchkine
1835
Пушкин
Пир Петра Первого

FÊTE DE PIERRE PREMIER

 

LA GALERIE DU PALAIS CORNEILLE 1633 Comédie

la-galerie-du-palais-corneille-1633-nicolas-lancret-la-terreLa Galerie du Palais
Ou l’Amie rivale
Le Théâtre de Corneillle






     LA GALERIE DU PALAIS CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES


 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

la-galerie-du-palais-corneille-1633 

LA GALERIE DU PALAIS
ou
L’AMIE RIVALE


Comédie en Cinq Actes

LA GALERIE DU PALAIS
Adresse

À Madame de Liancour
                                                                                              Madame,

Je vous demande pardon si je vous fais un mauvais présent ; non pas que j’aie si mauvaise opinion de cette pièce, que je veuille condamner les applaudissements qu’elle a reçus, mais parce que je ne croirai jamais qu’un ouvrage de cette nature soit digne de vous être présenté. Aussi vous supplierai-je très humblement de ne prendre pas tant garde à la qualité de la chose, qu’au pouvoir de celui dont elle part : c’est tout ce que vous peut offrir un homme de ma sorte ; et Dieu ne m’ayant pas fait naître assez considérable pour être à votre service, je me tiendrai trop récompensé d’ailleurs si je puis contribuer en quelque façon à vos divertissements. De six comédies qui me sont échappées, si celle-ci n’est la meilleure, c’est la plus heureuse, et toutefois la plus malheureuse en ce point, que n’ayant pas eu l’honneur d’être vue de vous, il lui manque votre approbation, sans laquelle sa gloire est encore douteuse, et n’ose s’assurer sur les acclamations publiques. Elle vous la vient demander, Madame, avec cette protection qu’autrefois Mélite a trouvée si favorable. J’espère que votre bonté ne lui refusera pas l’une et l’autre, ou que si vous désapprouvez sa conduite, du moins vous agréez mon zèle, et me permettrez de me dire toute ma vie,

Madame,

Votre très humble, très obéissant, et très obligé serviteur,

Corneille

******
LA GALERIE DU PALAIS

Examen

Ce titre serait tout à fait irrégulier, puisqu’il n’est fondé que sur le spectacle du premier acte, où commence l’amour de Dorimant pour Hippolyte, s’il n’était autorisé par l’exemple des anciens, qui étaient sans doute encore bien plus licencieux, quand ils ne donnaient à leurs tragédies que le nom des chœurs, qui n’étaient que témoins de l’action, comme les Trachiniennes et les Phéniciennes. L’Ajax même de Sophocle ne porte pas pour titre la Mort d’Ajax, qui est sa principale action, mais Ajax porte-fouet, qui n’est que l’action du premier acte. Je ne parle point des Nuées, des Guêpes et des Grenouilles d’Aristophane ; ceci doit suffire pour montrer que les Grecs, nos premiers maîtres, ne s’attachaient point à la principale action pour en faire porter le nom à leurs ouvrages, et qu’ils ne gardaient aucune règle sur cet article. J’ai donc pris ce titre de la Galerie du Palais, parce que la promesse de ce spectacle extraordinaire, et agréable pour sa naïveté, devait exciter vraisemblablement la curiosité des auditeurs ; et ç’a été pour leur plaire plus d’une fois, que j’ai fait paraître ce même spectacle à la fin du quatrième acte, où il est entièrement inutile, et n’est renoué avec celui du premier que par des valets qui viennent prendre dans les boutiques ce que leurs maîtres y avaient acheté, ou voir si les marchands ont reçu les nippes qu’ils attendaient. Cette espèce de renouement lui était nécessaire, afin qu’il eût quelque liaison qui lui fît trouver sa place, et qu’il ne fût pas tout à fait hors d’œuvre. La rencontre que j’y fais faire d’Aronte et de Florice est ce qui le fixe particulièrement en ce lieu-là ; et sans cet incident, il eût été aussi propre à la fin du second et du troisième, qu’en la place qu’il occupe. Sans cet agrément la pièce aurait été très régulière pour l’unité du lieu et la liaison des scènes, qui n’est interrompue que par là. Célidée et Hippolyte sont deux voisines dont les demeures ne sont séparées que par le travers d’une rue, et ne sont pas d’une condition trop élevée pour souffrir que leurs amants les entretiennent à leur porte. Il est vrai que ce qu’elles y disent seroit mieux dit dans une chambre ou dans une salle, et même ce n’est que pour se faire voir aux spectateurs qu’elles quittent cette porte où elles devroient être retranchées, et viennent parler au milieu de la scène ; mais c’est un accommodement de théâtre qu’il faut souffrir pour trouver cette rigoureuse unité de lieu qu’exigent les grands réguliers. Il sort un peu de l’exacte vraisemblance et de la bienséance même ; mais il est presque impossible d’en user autrement ; et les spectateurs y sont si accoutumés, qu’ils n’y trouvent rien qui les blesse. Les anciens, sur les exemples desquels on a formé les règles, se donnoient cette liberté. Ils choisissoient pour le lieu de leurs comédies, et même de leurs tragédies, une place publique ; mais je m’assure qu’à les bien examiner, il y a plus de la moitié de ce qu’ils font dire qui seroit mieux dit dans la maison qu’en cette place. Je n’en produirai qu’un exemple, sur qui le lecteur en pourra trouver d’autres.

L’Andrienne de Térence commence par le vieillard Simon, qui revient du marché avec des valets chargés de ce qu’il vient d’acheter pour les noces de son fils ; il leur commande d’entrer dans sa maison avec leur charge, et retient avec lui Sosie, pour lui apprendre que ces noces ne sont que des noces feintes, à dessein de voir ce qu’en dira son fils, qu’il croit engagé dans une autre affection, dont il lui conte l’histoire. Je ne pense pas qu’aucun me dénie qu’il seroit mieux dans sa salle à lui faire confidence de ce secret que dans une rue. Dans la seconde scène, il menace Davus de le maltraiter, s’il fait aucune fourbe pour troubler ses noces : il le menacerait plus à propos dans sa maison qu’en public ; et la seule raison qui le fait parler devant son logis, c’est afin que ce Davus, demeuré seul, puisse voir Mysis sortir de chez Glycère, et qu’il se fasse une liaison d’oeil entre ces deux scènes ; ce qui ne regarde pas l’action présente de cette première, qui se passerait mieux dans la maison, mais une action future qu’ils ne prévoient point, et qui est plutôt du dessein du poète, qui force un peu la vraisemblance pour observer les règles de son art, que du choix des acteurs qui ont à parler, qui ne seraient pas où les met le poète, s’il n’était question que de dire ce qu’il leur fait dire. Je laisse aux curieux à examiner le reste de cette comédie de Térence ; et je veux croire qu’à moins que d’avoir l’esprit fort préoccupé d’un sentiment contraire, ils demeureront d’accord de ce que je dis.

Quant à la durée de cette pièce, elle est dans le même ordre que la précédente, c’est-à-dire dans cinq jours consécutifs. Le style en est plus fort et plus dégagé des pointes dont j’ai parlé, qui s’y trouveront assez rares. Le personnage de nourrice, qui est de la vieille comédie, et que le manque d’actrices sur nos théâtres y avait conservé jusqu’alors, afin qu’un homme le pût représenter sous le masque, se trouve ici métamorphosé en celui de suivante, qu’une femme représente sur son visage. Le caractère des deux amantes a quelque chose de choquant, en ce qu’elles sont toutes deux amoureuses d’hommes qui ne le sont point d’elles, et Célidée particulièrement s’emporte jusqu’à s’offrir elle-même. On la pourrait excuser sur le violent dépit qu’elle a de s’être vue méprisée par son amant, qui, en sa présence même a conté des fleurettes à une autre ; et j’aurais de plus à dire que nous ne mettons pas sur la scène des personnages si parfaits, qu’ils ne soient sujets à des défauts et aux faiblesses qu’impriment les passions ; mais je veux bien avouer que cela va trop avant, et passe trop la bienséance et la modestie du sexe, bien qu’absolument il ne soit pas condamnable. En récompense, le cinquième acte est moins traînant que celui des précédentes, et conclut deux mariages sans laisser aucun mécontent ; ce qui n’arrive pas dans celles-là.

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la-galerie-du-palais-corneille-1633-nicolas-lancret-la-terre

Nicolas Lancret, La Terre

***
LA GALERIE DU PALAIS




PERSONNAGES

Pleirante, père de Célidée
Lysandre, amant de Célidée
Dorimant, amoureux d’Hippolyte
Chrysante, mère d’Hippolyte
Célidée, fille de Pleirante
Hippolyte, fille de Chrysante
Aronte, écuyer de Lysandre
Cléante, écuyer de Dorimant
Florice, suivante d’Hippolyte
Le Libraire du Palais
Le Mercier du Palais
La Lingère du Palais

La scène est à Paris

******

LA GALERIE DU PALAIS




ACTE premier

Scène première

Aronte, Florice.

Aronte.

Enfin je ne le puis : que veux-tu que j’y fasse ?
Pour tout autre sujet mon maître n’est que glace ;
Elle est trop dans son cœur ; on ne l’en peut chasser,
Et c’est folie à nous que de plus y penser.
J’ai beau devant les yeux lui remettre Hippolyte,
Parler de ses attraits, élever son mérite,
Sa grâce, son esprit, sa naissance, son bien ;
Je n’avance non plus qu’à ne lui dire rien :
L’amour, dont malgré moi son âme est possédée,
Fait qu’il en voit autant, ou plus, en Célidée.

Florice.

Ne quittons pas pourtant ; à la longue on fait tout.
La gloire suit la peine : espérons jusqu’au bout.
Je veux que Célidée ait charmé son courage,
L’amour le plus parfait n’est pas un mariage ;
Fort souvent moins que rien cause un grand changement,
Et les occasions naissent en un moment.

Aronte.

Je les prendrai toujours quand je les verrai naître.

Florice.

Hippolyte, en ce cas, saura le reconnaître.

Aronte.

Tout ce que j’en prétends, c’est un entier secret.
Adieu : je vais trouver Célidée à regret.

Florice.

De la part de ton maître ?

Aronte.

De la part de ton maître ? Oui.

Florice.

De la part de ton maître ? Oui. Si j’ai bonne vue,
La voilà que son père amène vers la rue.
Tirons-nous à quartier ; nous jouerons mieux nos jeux,
S’ils n’aperçoivent point que nous parlions nous deux.

ACTE I
Scène II

Pleirante, Célidée.

Pleirante.

Ne pense plus, ma fille, à me cacher ta flamme ;
N’en conçois point de honte, et n’en crains point de blâme :
Le sujet qui l’allume a des perfections
Dignes de posséder tes inclinations ;
Et pour mieux te montrer le fond de mon courage,
J’aime autant son esprit que tu fais son visage.
Confesse donc, ma fille, et crois qu’un si beau feu
Veut être mieux traité que par un désaveu.

Célidée.

Monsieur, il est tout vrai, son ardeur légitime
A tant gagné sur moi que j’en fais de l’estime ;
J’honore son mérite, et n’ai pu m’empêcher
De prendre du plaisir à m’en voir rechercher ;
J’aime son entretien, je chéris sa présence :
Mais cela n’est enfin qu’un peu de complaisance,
Qu’un mouvement léger qui passe en moins d’un jour.
Vos seuls commandements produiront mon amour ;
Et votre volonté, de la mienne suivie…

Pleirante.

Favorisant ses vœux, seconde ton envie.
Aime, aime ton Lysandre ; et puisque je consens
Et que je t’autorise à ces feux innocents,
Donne-lui hardiment une entière assurance
Qu’un mariage heureux suivra son espérance ;
Engage-lui ta foi. Mais j’aperçois venir
Quelqu’un qui de sa part te vient entretenir.
Ma fille, adieu : les yeux d’un homme de mon âge
Peut-être empêcheraient la moitié du message.

Célidée.

Il ne vient rien de lui qu’il faille vous celer.

Pleirante.

Mais tu seras sans moi plus libre à lui parler ;
Et ta civilité, sans doute un peu forcée,
Me fait un compliment qui trahit ta pensée.

ACTE I
Scène III

Célidée, Aronte.

Célidée.

Que fait ton maître, Aronte ?

Aronte.

Que fait ton maître, Aronte ? Il m’envoie aujourd’hui
Voir ce que sa maîtresse a résolu de lui,
Et comment vous voulez qu’il passe la journée.

Célidée.

Je serai chez Daphnis toute l’après-dînée ;
Et s’il m’aime, je crois que nous l’y pourrons voir.
Autrement…

Aronte.

Autrement… Ne pensez qu’à l’y bien recevoir.

Célidée.

S’il y manque, il verra sa paresse punie.
Nous y devons dîner fort bonne compagnie ;
J’y mène, du quartier, Hippolyte et Chloris.

Aronte.

Après elles et vous il n’est rien dans Paris ;
Et je n’en sache point, pour belles qu’on les nomme,
Qui puissent attirer les yeux d’un honnête homme.

Célidée.

Je ne suis pas d’humeur bien propre à t’écouter,
Et ne prends pas plaisir à m’entendre flatter.
Sans que ton bel esprit tâche plus d’y paraître,
Mêle-toi de porter ma réponse à ton maître.

Aronte,
seul.

Quelle superbe humeur ! quel arrogant maintien !
Si mon maître me croit, vous ne tenez plus rien ;
Il changera d’objet, ou j’y perdrai ma peine :
Aussi bien son amour ne vous rend que trop vaine.

ACTE I
Scène IV

La Lingère, le Libraire.

(On tire un rideau, et l’on voit le libraire, la lingère et le mercier, chacun dans sa boutique.)
La Lingère.

Vous avez fort la presse à ce livre nouveau ;
C’est pour vous faire riche.

Le Libraire.

C’est pour vous faire riche. On le trouve si beau,
Que c’est pour mon profit le meilleur qui se voie.
Mais vous, que vous vendez de ces toiles de soie !

La Lingère.

De vrai, bien que d’abord on en vendît fort peu,
À présent Dieu nous aime, on y court comme au feu ;
Je n’en saurais fournir autant qu’on m’en demande :
Elle sied mieux aussi que celle de Hollande,
Découvre moins le fard dont un visage est peint,
Et donne, ce me semble, un plus grand lustre au teint.
Je perds bien à gagner, de ce que ma boutique,
Pour être trop étroite, empêche ma pratique ;
À peine y puis-je avoir deux chalands à la fois :
Je veux changer de place avant qu’il soit un mois ;
J’aime mieux en payer le double et davantage,
Et voir ma marchandise en un bel étalage.

Le Libraire.

Vous avez bien raison ; mais, à ce que j’entends…
Monsieur, vous plaît-il voir quelques livres du temps ?

ACTE I
Scène V

Dorimant, Cléante, le Libraire.

Dorimant.

Montrez-m’en quelques-uns.

Le Libraire.

Montrez-m’en quelques-uns. Voici ceux de la mode.

Dorimant.

Otez-moi cet auteur, son nom seul m’incommode :
C’est un impertinent, ou je n’y connais rien.

Le Libraire.

Ses œuvres toutefois se vendent assez bien.

Dorimant.

Quantité d’ignorants ne songent qu’à la rime.

Le Libraire.

Monsieur, en voici deux dont on fait grande estime ;
Considérez ce trait, on le trouve divin.

Dorimant.

Il n’est que mal traduit du cavalier Marin ;
Sa veine, au demeurant, me semble assez hardie.

Le Libraire.

Ce fut son coup d’essai que cette comédie.

Dorimant.

Cela n’est pas tant mal pour un commencement ;
La plupart de ses vers coulent fort doucement :
Qu’il a de mignardise à décrire un visage !

ACTE I
Scène VI

Hippolyte, Florice, Dorimant, Cléante, le Libraire, la Lingère.

Hippolyte.

Madame, montrez-nous quelques collets d’ouvrage.

La Lingère.

Je vous en vais montrer de toutes les façons.

Dorimant,
au libraire.

Ce visage vaut mieux que toutes vos chansons.

La Lingère,
à Hippolyte.

Voilà du point d’esprit, de Gênes, et d’Espagne.

Hippolyte.

Ceci n’est guère bon qu’à des gens de campagne.

La Lingère.

Voyez bien ; s’il en est deux pareils dans Paris…

Hippolyte.

Ne les vantez point tant, et dites-nous le prix.

La Lingère.

Quand vous aurez choisi.

Hippolyte.

Quand vous aurez choisi. Que t’en semble, Florice ?

Florice.

Ceux-là sont assez beaux, mais de mauvais service ;
En moins de trois savons on ne les connaît plus.

Hippolyte.

Celui-ci, qu’en dis-tu ?

Florice.

Celui-ci, qu’en dis-tu ? L’ouvrage en est confus,
Bien que l’invention de près soit assez belle.
Voici bien votre fait, n’était que la dentelle
Est fort mal assortie avec le passement ;
Cet autre n’a de beau que le couronnement.

La Lingère.

Si vous pouviez avoir deux jours de patience,
Il m’en vient, mais qui sont dans la même excellence.
(Dorimant parle au libraire à l’oreille.)

Florice.

Il vaudrait mieux attendre.



Hippolyte.
Il vaudrait mieux attendre.Eh bien, nous attendrons ;
Dites-nous au plus tard quel jour nous reviendrons.

La Lingère.

Mercredi j’en attends de certaines nouvelles.
Cependant vous faut-il quelques autres dentelles ?

Hippolyte.

J’en ai ce qu’il m’en faut pour ma provision.

Le Libraire,
à Dorimant.

J’en vais subtilement prendre l’occasion.
(À la lingère.)
La connais-tu, voisine ?

La Lingère.

La connais-tu, voisine ? Oui, quelque peu de vue :
Quant au reste, elle m’est tout à fait inconnue.
(Dorimant tire Cléante au milieu du théâtre, et lui parle à l’oreille.)
Ce cavalier sans doute y trouve plus d’appas
Que dans tous vos auteurs ?

Cléante.

Que dans tous vos auteurs ? Je n’y manquerai pas.

Dorimant.

Si tu ne me vois là, je serai dans la salle.
(Il prend un livre sur la boutique du libraire.)
Je connais celui-ci ; sa veine est fort égale ;
Il ne fait point de vers qu’on ne trouve charmants.
Mais on ne parle plus qu’on fasse de romans ;
J’ai vu que notre peuple en était idolâtre.

Le Libraire.

La mode est à présent des pièces de théâtre.

Dorimant.

De vrai, chacun s’en pique ; et tel y met la main,
Qui n’eut jamais l’esprit d’ajuster un quatrain.

ACTE I
Scène VII

Lysandre, Dorimant, le Libraire, le Mercier.

Lysandre.

Je te prends sur le livre.

Dorimant.

Je te prends sur le livre. Eh bien, qu’en veux-tu dire ?
Tant d’excellents esprits, qui se mêlent d’écrire,
Valent bien qu’on leur donne une heure de loisir.

Lysandre.

Y trouves-tu toujours une heure de plaisir ?
Beaucoup font bien des vers, et peu la comédie.

Dorimant.

Ton goût, je m’en assure, est pour la Normandie.

Lysandre.

Sans rien spécifier, peu méritent de voir ;
Souvent leur entreprise excède leur pouvoir :
Et tel parle d’amour sans aucune pratique.

Dorimant.

On n’y sait guère alors que la vieille rubrique :
Faute de le connaître, on l’habille en fureur
Et loin d’en faire envie, on nous en fait horreur.
Lui seul de ses effets a droit de nous instruire ;
Notre plume à lui seul doit se laisser conduire :
Pour en bien discourir, il faut l’avoir bien fait ;
Un bon poète ne vient que d’un amant parfait.

Lysandre.

Il n’en faut point douter, l’amour a des tendresses
Que nous n’apprenons point qu’auprès de nos maîtresses.
Tant de sorte d’appas, de doux saisissements,
D’agréables langueurs et de ravissements,
Jusques où d’un bel oeil peut s’étendre l’empire,
Et mille autres secrets que l’on ne saurait dire
(Quoi que tous nos rimeurs en mettent par écrit),
Ne se surent jamais par un effort d’esprit ;
Et je n’ai jamais vu de cervelles bien faites
Qui traitassent l’amour à la façon des poètes :
C’est tout un autre jeu. Le style d’un sonnet
Est fort extravagant dedans un cabinet ;
Il y faut bien louer la beauté qu’on adore,
Sans mépriser Vénus, sans médire de Flore,
Sans que l’éclat des lis, des roses, d’un beau jour,
Ait rien à démêler avecque notre amour.
O pauvre comédie, objet de tant de veines,
Si tu n’es qu’un portrait des actions humaines,
On te tire souvent sur un original
À qui, pour dire vrai, tu ressembles fort mal !

Dorimant.

Laissons la muse en paix, de grâce à la pareille.
Chacun fait ce qu’il peut, et ce n’est pas merveille
Si, comme avec bon droit on perd bien un procès,
Souvent un bon ouvrage a de faibles succès.
Le jugement de l’homme, ou plutôt son caprice,
Pour quantité d’esprits n’a que de l’injustice :
J’en admire beaucoup dont on fait peu d’état ;
Leurs fautes, tout au pis, ne sont pas coups d’Etat,
La plus grande est toujours de peu de conséquence.

Le Libraire.

Vous plairait-il de voir des pièces d’éloquence ?

Lysandre,
ayant regardé le titre d’un livre que le libraire lui présente.

J’en lus hier la moitié ; mais son vol est si haut,
Que presque à tous moments je me trouve en défaut.

Dorimant.

Voici quelques auteurs dont j’aime l’industrie.
Mettez ces trois à part, mon maître, je vous prie ;
Tantôt un de mes gens vous les viendra payer.
Lysandre, se retirant d’auprès les boutiques.
Le reste du matin où veux-tu l’employer ?

Le Mercier.

Voyez deçà, messieurs ; vous plaît-il rien du nôtre ?
Voyez, je vous ferai meilleur marché qu’un autre,
Des gants, des baudriers, des rubans, des castors.

ACTE I
Scène VIII

Dorimant, Lysandre.

Dorimant.

Je ne saurais encor te suivre si tu sors :
Faisons un tour de salle, attendant mon Cléante.

Lysandre.

Qui te retient ici ?

Dorimant.

Qui te retient ici ? L’histoire en est plaisante :
Tantôt, comme j’étais sur le livre occupé,
Tout proche on est venu choisir du point coupé.

Lysandre.

Qui ?

Dorimant.

Qui ? C’est la question ; mais s’il faut s’en remettre
À ce qu’à mes regards sa coiffe a pu permettre,
Je n’ai rien vu d’égal : mon Cléante la suit,
Et ne reviendra point qu’il n’en soit bien instruit,
Qu’il n’en sache le nom, le rang et la demeure.

Lysandre.

Ami, le cœur t’en dit.

Dorimant.

Nullement, ou je meure ;
Voyant je ne sais quoi de rare en sa beauté,
J’ai voulu contenter ma curiosité.

Lysandre.

Ta curiosité deviendra bientôt flamme ;
C’est par là que l’amour se glisse dans une âme.
À la première vue, un objet qui nous plaît
N’inspire qu’un désir de savoir quel il est ;
On en veut aussitôt apprendre davantage,
Voir si son entretien répond à son visage,
S’il est civil ou rude, importun ou charmeur,
Eprouver son esprit, connaître son humeur :
De là cet examen se tourne en complaisance ;
On cherche si souvent le bien de sa présence,
Qu’on en fait habitude, et qu’au point d’en sortir
Quelque regret commence à se faire sentir :
On revient tout rêveur ; et notre âme blessée,
Sans prendre garde à rien, cajole sa pensée.
Ayant rêvé le jour, la nuit à tous propos
On sent je ne sais quoi qui trouble le repos ;
Un sommeil inquiet, sur de confus nuages,
Elève incessamment de flatteuses images,
Et sur leur vain rapport fait naître des souhaits
Que le réveil admire et ne dédit jamais ;
Tout le cœur court en hâte après de si doux guides ;
Et le moindre larcin que font ses vœux timides
Arrête le larron, et le met dans les fers.

Dorimant.

Ainsi tu fus épris de celle que tu sers ?

Lysandre.

C’est un autre discours ; à présent je ne touche
Qu’aux ruses de l’amour contre un esprit farouche,
Qu’il faut apprivoiser presque insensiblement,
Et contre ses froideurs combattre finement.
Des naturels plus doux…

ACTE I
Scène IX

Dorimant, Lysandre, Cléante.

Dorimant.

Des naturels plus doux… Eh bien, elle s’appelle ?

Cléante.

Ne m’informez de rien qui touche cette belle.
Trois filous rencontrés vers le milieu du pont,
Chacun l’épée au poing, m’ont voulu faire affront,
Et sans quelques amis qui m’ont tiré de peine,
Contr’eux ma résistance eût peut-être été vaine ;
Ils ont tourné le dos, me voyant secouru,
Mais ce que je suivais tandis est disparu.

Dorimant.

Les traîtres ! trois contre un ! t’attaquer ! te surprendre !
Quels insolents vers moi s’osent ainsi méprendre ?

Cléante.

Je ne connais qu’un d’eux, et c’est là le retour
De quelques tours de main qu’il reçut l’autre jour,
Lorsque, m’ayant tenu quelques propos d’ivrogne,
Nous eûmes prise ensemble à l’hôtel de Bourgogne.

Dorimant.

Qu’on le trouve où qu’il soit ; qu’une grêle de bois
Assemble sur lui seul le châtiment des trois ;
Et que sous l’étrivière il puisse tôt connaître,
Quand on se prend aux miens, qu’on s’attaque à leur maître !

Lysandre.

J’aime à te voir ainsi décharger ton courroux :
Mais voudrais-tu parler franchement entre nous ?

Dorimant.

Quoi ! tu doutes encor de ma juste colère ?

Lysandre.

En ce qui le regarde, elle n’est que légère :
En vain pour son sujet tu fais l’intéressé ;
Il a paré des coups dont ton cœur est blessé :
Cet accident fâcheux te vole une maîtresse ;
Confesse ingénument, c’est là ce qui te presse.

Dorimant.

Pourquoi te confesser ce que tu vois assez ?
Au point de se former, mes desseins renversés,
Et mon désir trompé, poussent dans ces contraintes,
Sous de faux mouvements, de véritables plaintes.

Lysandre.

Ce désir, à vrai dire, est un amour naissant
Qui ne sait où se prendre, et demeure impuissant ;
Il s’égare et se perd dans cette incertitude ;
Et renaissant toujours de ton inquiétude,
Il te montre un objet d’autant plus souhaité,
Que plus sa connaissance a de difficulté.
C’est par là que ton feu davantage s’allume :
Moins on l’a pu connaître, et plus on en présume ;
Notre ardeur curieuse en augmente le prix.

Dorimant.

Que tu sais cher ami, lire dans les esprits !
Et que, pour bien juger d’une secrète flamme,
Tu pénètres avant dans les ressorts d’une âme !

Lysandre.

Ce n’est pas encor tout, je veux te secourir.

Dorimant.

Oh, que je ne suis pas en état de guérir !
L’amour use sur moi de trop de tyrannie.

Lysandre.

Souffre que je te mène en une compagnie
Où l’objet de mes vœux m’a donné rendez-vous ;
Les divertissements t’y sembleront si doux,
Ton âme en un moment en sera si charmée
Que, tous ses déplaisirs dissipés en fumée,
On gagnera sur toi fort aisément ce point
D’oublier un objet que tu ne connais point.
Mais garde-toi surtout d’une jeune voisine
Que ma maîtresse y mène ; elle est et belle et fine,
Et sait si dextrement ménager ses attraits,
Qu’il n’est pas bien aisé d’en éviter les traits.

Dorimant.

Au hasard, fais de moi tout ce que bon te semble.

Lysandre.

Donc, en attendant l’heure, allons dîner ensemble.

ACTE I
Scène X

Hippolyte, Florice.

Hippolyte.

Tu me railles toujours.

Florice.

Tu me railles toujours. S’il ne vous veut du bien,
Dites assurément que je n’y connais rien.
Je le considérais tantôt chez ce libraire ;
Ses regards de sur vous ne pouvaient se distraire,
Et son maintien était dans une émotion
Qui m’instruisait assez de son affection.
Il voulait vous parler, et n’osait l’entreprendre.

Hippolyte.

Toi, ne me parle point, ou parle de Lysandre :
C’est le seul dont la vue excite mon ardeur.

Florice.

Et le seul qui pour vous n’a que de la froideur.
Célidée est son âme, et tout autre visage
N’a point d’assez beaux traits pour toucher son courage ;
Son brasier est trop grand, rien ne peut l’amortir :
En vain son écuyer tâche à l’en divertir,
En vain, jusques aux cieux portant votre louange,
Il tâche à lui jeter quelque amorce du change,
Et lui dit jusque-là que dans votre entretien
Vous témoignez souvent de lui vouloir du bien ;
Tout cela n’est qu’autant de paroles perdues.

Hippolyte.

Faute d’être sans doute assez bien entendues.

Florice.

Ne le présumez pas, il faut avoir recours
À de plus hauts secrets qu’à ces faibles discours.
Je fus fine autrefois, et depuis mon veuvage
Ma ruse chaque jour s’est accrue avec l’âge :
Je me connais en monde, et sais mille ressorts
Pour débaucher une âme et brouiller des accords.

Hippolyte.

Dis promptement, de grâce.

Florice.

Dis promptement, de grâce. À présent l’heure presse,
Et je ne vous saurais donner qu’un mot d’adresse.
Cette voisine et vous… Mais déjà la voici.

ACTE I
Scène XI

Célidée, Hippolyte, Florice.

Célidée.

À force de tarder, tu m’as mise en souci :
Il est temps, et Daphnis par un page me mande
Que pour faire servir on n’attend que ma bande ;
Le carrosse est tout prêt : allons, veux-tu venir ?

Hippolyte.

Lysandre après dîner t’y vient entretenir ?

Célidée.

S’il osait y manquer, je te donne promesse
Qu’il pourrait bien ailleurs chercher une maîtresse.

Fin du premier acte
**
La Galerie du Palais

ACTE II

Scène première

Hippolyte, Dorimant.

Hippolyte.

Ne me contez point tant que mon visage est beau :
Ces discours n’ont pour moi rien du tout de nouveau ;
Je le sais bien sans vous, et j’ai cet avantage,
Quelques perfections qui soient sur mon visage,
Que je suis la première à m’en apercevoir :
Pour me les bien apprendre, il ne faut qu’un miroir ;
J’y vois en un moment tout ce que vous me dites.

Dorimant.

Mais vous n’y voyez pas tous vos rares mérites :
Cet esprit tout divin et ce doux entretien
Ont des charmes puissants dont il ne montre rien.

Hippolyte.

Vous les montrez assez par cette après-dînée
Qu’à causer avec moi vous vous êtes donnée ;
Si mon discours n’avait quelque charme caché,
Il ne vous tiendrait pas si longtemps attaché.
Je vous juge plus sage, et plus aimer votre aise,
Que d’y tarder ainsi sans que rien vous y plaise ;
Et si je présumais qu’il vous plût sans raison,

Je me ferais moi-même un peu de trahison ;
Et par ce trait badin qui sentirait l’enfance,
Votre beau jugement recevrait trop d’offense.
Je suis un peu timide, et dût-on me jouer,
Je n’ose démentir ceux qui m’osent louer.

Dorimant.

Aussi vous n’avez pas le moindre lieu de craindre
Qu’on puisse, en vous louant ni vous flatter ni feindre ;
On voit un tel éclat en vos brillants appas,
Qu’on ne peut l’exprimer, ni ne l’adorer pas.

Hippolyte.

Ni ne l’adorer pas ! Par là vous voulez dire…

Dorimant.

Que mon cœur désormais vit dessous votre empire,
Et que tous mes desseins de vivre en liberté
N’ont rien eu d’assez fort contre votre beauté.

Hippolyte.

Quoi ? mes perfections vous donnent dans la vue ?

Dorimant.

Les rares qualités dont vous êtes pourvue
Vous ôtent tout sujet de vous en étonner.

Hippolyte.

Cessez aussi, monsieur, de vous l’imaginer.
Si vous brûlez pour moi, ce ne sont pas merveilles ;
J’ai de pareils discours chaque jour aux oreilles,
Et tous les gens d’esprit en font autant que vous.

Dorimant.

En amour toutefois je les surpasse tous.
Je n’ai point consulté pour vous donner mon âme ;

Votre premier aspect sut allumer ma flamme,
Et je sentis mon cœur, par un secret pouvoir,
Aussi prompt à brûler que mes yeux à vous voir.

Hippolyte.

Avoir connu d’abord combien je suis aimable,
Encor qu’à votre avis il soit inexprimable,
Ce grand et prompt effet m’assure puissamment
De la vivacité de votre jugement.
Pour moi, que la nature a faite un peu grossière,
Mon esprit, qui n’a pas cette vive lumière,
Conduit trop pesamment toutes ses fonctions
Pour m’avertir sitôt de vos perfections.
Je vois bien que vos feux méritent récompense :
Mais de les seconder ce défaut me dispense.

Dorimant.

Railleuse !

Hippolyte.

Railleuse ! Excusez-moi, je parle tout de bon.

Dorimant.

Le temps de cet orgueil me fera la raison ;
Et nous verrons un jour, à force de services,
Adoucir vos rigueurs et finir mes supplices.

ACTE II
Scène II

Dorimant, Lysandre, Hippolyte, Florice.

(Lysandre sort de chez Célidée, et passe sans s’arrêter, leur donnant seulement un coup de chapeau.)
Hippolyte.

Peut-être l’avenir… Tout beau, coureur, tout beau !
On n’est pas quitte ainsi pour un coup de chapeau :
Vous aimez l’entretien de votre fantaisie ;
Mais pour un cavalier c’est peu de courtoisie,
Et cela messied fort à des hommes de cour,
De n’accompagner pas leur salut d’un bonjour.

Lysandre.

Puisque auprès d’un sujet capable de nous plaire
La présence d’un tiers n’est jamais nécessaire,
De peur qu’il en reçût quelque importunité,
J’ai mieux aimé manquer à la civilité.

Hippolyte.

Voilà parer mon coup d’un galant artifice,
Comme si je pouvais… Que me veux-tu, Florice ?
(Florice sort et parle à Hippolyte à l’oreille.)
Dis-lui que je m’en vais. Messieurs, pardonnez-moi,
On me vient d’apporter une fâcheuse loi ;
Incivile à mon tour, il faut que je vous quitte.
Une mère m’appelle.

Dorimant.

Une mère m’appelle. Adieu, belle Hippolyte,
Adieu : souvenez-vous…

Hippolyte.

Adieu : souvenez-vous… Mais vous, n’y songez plus.

ACTE II
Scène III

Lysandre.

Quoi ! Dorimant, ce mot t’a rendu tout confus !

Dorimant.

Ce mot à mes désirs laisse peu d’espérance.

Lysandre.

Tu ne la vois encor qu’avec indifférence ?

Dorimant.

Comme toi Célidée.

Lysandre.

Comme toi Célidée. Elle eut donc chez Daphnis,
Hier dans son entretien des charmes infinis ?
Je te l’avais bien dit que ton âme à sa vue
Demeurerait, ou prise, ou puissamment émue ;
Mais tu n’as pas sitôt oublié la beauté
Qui fit naître au Palais ta curiosité ?
Du moins ces deux objets balancent ton courage ?

Dorimant.

Sais-tu bien que c’est là justement mon visage,
Celui que j’avais vu le matin au Palais ?

Lysandre.

À ce compte…

Dorimant.

À ce compte… J’en tiens, ou l’on n’en tint jamais.

Lysandre.

C’est consentir bientôt à perdre ta franchise.

Dorimant.

C’est rendre un prompt hommage aux yeux qui me l’ont prise.

Lysandre.

Puisque tu les connais, je ne plains plus ton mal.

Dorimant.

Leur coup, pour les connaître, en est-il moins fatal ?

Lysandre.

Non, mais du moins ton cœur n’est plus à la torture
De voir tes vœux forcés d’aller à l’aventure ;
Et cette belle humeur de l’objet qui t’a pris…

Dorimant.

Sous un accueil riant cache un subtil mépris.
Ah, que tu ne sais pas de quel air on me traite !

Lysandre.

Je t’en avais jugé l’âme fort satisfaite :
Et cette gaie humeur, qui brillait dans ses yeux,
M’en promettait pour toi quelque chose de mieux.

Dorimant.

Cette belle, de vrai, quoique toute de glace,
Mêle dans ses froideurs je ne sais quelle grâce,
Par où tout de nouveau je me laisse gagner,
Et consens, peu s’en faut, à m’en voir dédaigner.
Loin de s’en affaiblir, mon amour s’en augmente ;
Je demeure charmé de ce qui me tourmente.
Je pourrais de toute autre être le possesseur,
Que sa possession aurait moins de douceur.
Je ne suis plus à moi quand je vois Hippolyte
Rejeter ma louange et vanter son mérite,
Négliger mon amour ensemble et l’approuver,
Me remplir tout d’un temps d’espoir et m’en priver,
Me refuser son cœur en acceptant mon âme,
Faire état de mon choix en méprisant ma flamme.
Hélas ! en voilà trop : le moindre de ces traits
A pour me retenir de trop puissants attraits ;
Trop heureux d’avoir vu sa froideur enjouée
Ne se point offenser d’une ardeur avouée !

Lysandre.

Son adieu toutefois te défend d’y songer,
Et ce commandement t’en devrait dégager.

Dorimant.

Qu’un plus capricieux d’un tel adieu s’offense ;
Il me donne un conseil plutôt qu’une défense,
Et par ce mot d’avis, son cœur sans amitié
Du temps que j’y perdrai montre quelque pitié.

Lysandre.

Soit défense ou conseil, de rien ne désespère ;
Je te réponds déjà de l’esprit de sa mère.
Pleirante son voisin lui parlera pour toi ;
Il peut beaucoup sur elle, et fera tout pour moi.
Tu sais qu’il m’a donné sa fille pour maîtresse.
Tâche à vaincre Hippolyte avec un peu d’adresse,
Et n’appréhende pas qu’il en faille beaucoup :
Tu verras sa froideur se perdre tout d’un coup.
Elle ne se contraint à cette indifférence
Que pour rendre une entière et pleine déférence,
Et cherche, en déguisant son propre sentiment,
La gloire de n’aimer que par commandement.

Dorimant.

Tu me flattes, ami, d’une attente frivole.

Lysandre.

L’effet suivra de près.

Dorimant.

L’effet suivra de près. Mon cœur, sur ta parole,
Ne se résout qu’à peine à vivre plus content.

Lysandre.

Il se peut assurer du bonheur qu’il prétend ;
J’y donnerai bon ordre. Adieu : le temps me presse,
Et je viens de sortir d’auprès de ma maîtresse ;
Quelques commissions dont elle m’a chargé
M’obligent maintenant à prendre ce congé.

ACTE II
Scène IV

Dorimant, Florice.

Dorimant,
seul.

Dieux ! qu’il est malaisé qu’une âme bien atteinte
Conçoive de l’espoir qu’avec un peu de crainte !
Je dois toute croyance à la foi d’un ami,
Et n’ose cependant m’y fier qu’à demi.
Hippolyte, d’un mot, chasserait ce caprice.
Est-elle encore en haut ?

Florice.

Est-elle encore en haut ? Encore.

Dorimant.

Est-elle encore en haut ? Encore. Adieu, Florice.
Nous la verrons demain.

ACTE II
Scène V

Hippolyte, Florice.

Florice.

Nous la verrons demain. Il vient de s’en aller.
Sortez.

Hippolyte.

Sortez. Mais fallait-il ainsi me rappeler,
Me supposer ainsi des ordres d’une mère ?
Sans mentir, contre toi j’en suis toute en colère :
À peine ai-je attiré Lysandre en nos discours,
Que tu viens par plaisir en arrêter le cours.

Florice.

Eh bien ! prenez-vous-en à mon impatience
De vous communiquer un trait de ma science :
Cet avis important tombé dans mon esprit
Méritait qu’aussitôt Hippolyte l’apprît ;
Je vais sans perdre temps y disposer Aronte.

Hippolyte.

J’ai la mine après tout d’y trouver mal mon conte.

Florice.

Je sais ce que je fais, et ne perds point mes pas ;
Mais de votre côté ne vous épargnez pas ;
Mettez tout votre esprit à bien mener la ruse.

Hippolyte.

Il ne faut point par là te préparer d’excuse.
Va, suivant le succès, je veux à l’avenir
Du mal que tu m’as fait perdre le souvenir.

ACTE II
Scène VI

Hippolyte, Célidée.

Hippolyte, frappant à la porte de Célidée.

Célidée, es-tu là ?

Célidée.

Célidée, es-tu là ? Que me veut Hippolyte ?

Hippolyte.

Délasser mon esprit une heure en ta visite.
Que j’ai depuis un jour un importun amant !
Et que, pour mon malheur, je plais à Dorimant !

Célidée.

Ma sœur, que me dis-tu ? Dorimant t’importune !
Quoi ! j’enviais déjà ton heureuse fortune,
Et déjà dans l’esprit je sentais quelque ennui
D’avoir connu Lysandre auparavant que lui.

Hippolyte.

Ah ! ne me raille point. Lysandre, qui t’engage,
Est le plus accompli des hommes de son âge.

Célidée.

Je te jure, à mes yeux l’autre l’est bien autant.
Mon cœur a de la peine à demeurer constant ;
Et pour te découvrir jusqu’au fond de mon âme,
Ce n’est plus que ma foi qui conserve ma flamme :
Lysandre me déplaît de me vouloir du bien.
Plût aux dieux que son change autorisât le mien,
Ou qu’il usât vers moi de tant de négligence,
Que ma légèreté se pût nommer vengeance !
Si j’avais un prétexte à me mécontenter,
Tu me verrais bientôt résoudre à le quitter.

Hippolyte.

Simple, présumes-tu qu’il devienne volage
Tant qu’il verra l’amour régner sur ton visage ?
Ta flamme trop visible entretient ses ferveurs,
Et ses feux dureront autant que tes faveurs.

Célidée.

Il semble, à t’écouter, que rien ne le retienne
Que parce que sa flamme a l’aveu de la mienne.

Hippolyte.

Que sais-je ? Il n’a jamais éprouvé tes rigueurs ;
L’amour en même temps sut embraser vos cœurs ;
Et même j’ose dire, après beaucoup de monde,
Que sa flamme vers toi ne fut que la seconde.
Il se vit accepter avant que de s’offrir ;
Il ne vit rien à craindre, il n’eut rien à souffrir ;
Il vit sa récompense acquise avant la peine,
Et devant le combat sa victoire certaine.
Un homme est bien cruel quand il ne donne pas
Un cœur qu’on lui demande avecque tant d’appas.
Qu’à ce prix la constance est une chose aisée,
Et qu’autrefois par là je me vis abusée !
Alcidor, que mes yeux avaient si fort épris,
Courut au changement dès le premier mépris.
La force de l’amour paraît dans la souffrance.
Je le tiens fort douteux, s’il a tant d’assurance.
Qu’on en voit s’affaiblir pour un peu de longueur !
Et qu’on en voit céder à la moindre rigueur !

Célidée.

Je connais mon Lysandre, et sa flamme est trop forte
Pour tomber en soupçon qu’il m’aime de la sorte.
Toutefois un dédain éprouvera ses feux.
Ainsi, quoi qu’il en soit, j’aurai ce que je veux ;
Il me rendra constante, ou me fera volage :
S’il m’aime, il me retient ; s’il change, il me dégage.
Suivant ce qu’il aura d’amour ou de froideur,
Je suivrai ma nouvelle ou ma première ardeur.

Hippolyte.

En vain tu t’y résous : ton âme un peu contrainte,
Au travers de tes yeux lui trahira ta feinte.
L’un d’eux dédira l’autre, et toujours un souris
Lui fera voir assez combien tu le chéris.

Célidée.

Ce n’est qu’un faux soupçon qui te le persuade ;
J’armerai de rigueurs jusqu’à la moindre oeillade,
Et réglerai si bien toutes mes actions,
Qu’il ne pourra juger de mes intentions.
Pour le moins aussitôt que par cette conduite
Tu seras de son cœur suffisamment instruite,
S’il demeure constant, l’amour et la pitié,
Avant que dire adieu, renoueront l’amitié.

Célidée.

Il va bientôt venir. Va-t’en, et sois certaine
De ne voir d’aujourd’hui Lysandre hors de peine.

Hippolyte.

Et demain ?

Célidée.

Et demain ? Je t’irai conter ses mouvements
Et touchant l’avenir prendre tes sentiments.
O dieux ! si je pouvais changer sans infamie !

Hippolyte.

Adieu. N’épargne en rien ta plus fidèle amie.

ACTE II
Scène VII

Célidée.

Quel étrange combat ! Je meurs de le quitter,
Et mon reste d’amour ne le peut maltraiter.
Mon âme veut et n’ose, et bien que refroidie,
N’aura trait de mépris si je ne l’étudie.
Tout ce que mon Lysandre a de perfections
Se vient offrir en foule à mes affections.
Je vois mieux ce qu’il vaut lorsque je l’abandonne,
Et déjà la grandeur de ma perte m’étonne.
Pour régler sur ce point mon esprit balancé,
J’attends ses mouvements sur mon dédain forcé ;
Ma feinte éprouvera si son amour est vraie.
Hélas ! ses yeux me font une nouvelle plaie.
Prépare-toi, mon cœur, et laisse à mes discours
Assez de liberté pour trahir mes amours.

ACTE II
Scène VIII

Lysandre, Célidée.

Célidée.

Quoi ? j’aurai donc de vous encore une visite !
Vraiment pour aujourd’hui je m’en estimais quitte.

Lysandre.

Une par jour suffit, si tu veux endurer
Qu’autant comme le jour je la fasse durer.

Célidée.

Pour douce que nous soit l’ardeur qui nous consume,
Tant d’importunité n’est point sans amertume.

Lysandre.

Au lieu de me donner ces appréhensions,
Apprends ce que j’ai fait sur tes commissions.

Célidée.

Je ne vous en chargeai qu’afin de me défaire
D’un entretien chargeant, et qui m’allait déplaire.

Lysandre.

Depuis quand donnez-vous ces qualités aux miens ?

Célidée.

Depuis que mon esprit n’est plus dans vos liens.

Lysandre.

Est-ce donc par gageure, ou par galanterie ?

Célidée.

Ne vous flattez point tant que ce soit raillerie.
Ce que j’ai dans l’esprit je ne le puis celer,
Et ne suis pas d’humeur à rien dissimuler.

Lysandre.

Quoi ! que vous ai-je fait ? d’où provient ma disgrâce ?
Quel sujet avez-vous d’être pour moi de glace ?
Ai-je manqué de soins ? ai-je manqué de feux ?
Vous ai-je dérobé le moindre de mes vœux ?
Ai-je trop peu cherché l’heur de votre présence ?
Ai-je eu pour d’autres yeux la moindre complaisance ?

Célidée.

Tout cela n’est qu’autant de propos superflus.
Je voulus vous aimer, et je ne le veux plus ;
Mon feu fut sans raison, ma glace l’est de même ;
Si l’un eut quelque excès, je rendrai l’autre extrême.

Lysandre.

Par cette extrémité vous avancez ma mort.

Célidée.

Il m’importe fort peu quel sera votre sort.

Lysandre.

Quelle nouvelle amour, ou plutôt quel caprice

Vous porte à me traiter avec cette injustice,
Vous de qui le serment m’a reçu pour époux ?

Célidée.

J’en perds le souvenir aussi bien que de vous.

Lysandre.

Évitez-en la honte et fuyez-en le blâme.

Célidée.

Je les veux accepter pour peines de ma flamme.

Lysandre.

Un reproche éternel suit ce tour inconstant.

Célidée.

Si vous me voulez plaire, il en faut faire autant.

Lysandre.

Est-ce là donc le prix de vous avoir servie ?
Ah ! cessez vos mépris, ou me privez de vie.

Célidée.

Eh bien ! soit, un adieu les va faire cesser :
Aussi bien ce discours ne fait que me lasser.

Lysandre.

Ah ! redouble plutôt ce dédain qui me tue,
Et laisse-moi le bien d’expirer à ta vue ;
Que j’adore tes yeux, tout cruels qu’ils me sont ;
Qu’ils reçoivent mes vœux pour le mal qu’ils me font.
Invente à me gêner quelque rigueur nouvelle ;
Traite, si tu le veux, mon âme en criminelle :
Dis que je suis ingrat, appelle-moi léger ;
Impute à mes amours la honte de changer ;
Dedans mon désespoir fais éclater ta joie ;
Et tout me sera doux, pourvu que je te voie.
Tu verras tes mépris n’ébranler point ma foi,
Et mes derniers soupirs ne voler qu’après toi.
Ne crains point de ma part de reproche ou d’injure,
Je ne t’appellerai ni lâche, ni parjure.
Mon feu supprimera ces titres odieux ;
Mes douleurs céderont au pouvoir de tes yeux ;
Et mon fidèle amour, malgré leur vie atteinte,
Pour t’adorer encore étouffera ma plainte.

Célidée.

Adieu. Quelques encens que tu veuilles m’offrir,
Je ne me saurais plus résoudre à les souffrir.

ACTE II
Scène IX

Lysandre.

Célidée ! Ah, tu fuis ! tu fuis donc, et tu n’oses
Faire tes yeux témoins d’un trépas que tu causes !
Ton esprit, insensible à mes feux innocents,
Craint de ne l’être pas aux douleurs que je sens :
Tu crains que la pitié qui se glisse en ton âme
N’y rejette un rayon de ta première flamme,
Et qu’elle ne t’arrache un soudain repentir,
Malgré tout cet orgueil qui n’y peut consentir.
Tu vois qu’un désespoir dessus mon front exprime
En mille traits de feu mon ardeur et ton crime ;
Mon visage t’accuse, et tu vois dans mes yeux
Un portrait que mon cœur conserve beaucoup mieux.
Tous mes soins, tu le sais, furent pour Célidée :
La nuit ne m’a jamais retracé d’autre idée,
Et tout ce que Paris a d’objets ravissants
N’a jamais ébranlé le moindre de mes sens.
Ton exemple à changer en vain me sollicite ;
Dans ta volage humeur j’adore ton mérite ;
Et mon amour, plus fort que mes ressentiments,
Conserve sa vigueur au milieu des tourments,
Reviens, mon cher souci, puisqu’après tes défenses
Mes plus vives ardeurs sont pour toi des offenses.
Vois comme je persiste à te désobéir,
Et par là, si tu peux, prends droit de me haïr.
Fol, je présume ainsi rappeler l’inhumaine,
Qui ne veut pas avoir de raisons à sa haine ?
Puisqu’elle a sur mon cœur un pouvoir absolu,
Il lui suffit de dire : « Ainsi je l’ai voulu. »
Cruelle, tu le veux ! C’est donc ainsi qu’on traite
Les sincères ardeurs d’une amour si parfaite ?
Tu me veux donc trahir ? Tu le veux, et ta foi
N’est qu’un gage frivole à qui vit sous ta loi ?
Mais je veux l’endurer sans bruit, sans résistance ;
Tu verras ma langueur, et non mon inconstance ;
Et de peur de t’ôter un captif par ma mort,
J’attendrai ce bonheur de mon funeste sort.
Jusque-là mes douleurs, publiant ta victoire,
Sur mon front pâlissant élèveront ta gloire,
Et sauront en tous lieux hautement témoigner
Que, sans me refroidir, tu m’as pu dédaigner.

Fin du second acte
**
LA GALERIE DU PALAIS

 

ACTE III

Scène première

Lysandre, Aronte.

Lysandre.

Tu me donnes, Aronte, un étrange remède.

Aronte.

Souverain toutefois au mal qui vous possède,
Croyez-moi, j’en ai vu des succès merveilleux
À remettre au devoir ces esprits orgueilleux :
Quand on leur sait donner un peu de jalousie,
Ils ont bientôt quitté ces traits de fantaisie ;
Car enfin tout l’éclat de ces emportements
Ne peut avoir pour but de perdre leurs amants.

Lysandre.

Que voudrait donc par là mon ingrate maîtresse ?

Aronte.

Elle vous joue un tour de la plus haute adresse.
Avez-vous bien pris garde au temps de ses mépris ?
Tant qu’elle vous a cru légèrement épris,
Que votre chaîne encor n’était pas assez forte,
Vous a-t-elle jamais gouverné de la sorte ?
Vous ignoriez alors l’usage des soupirs ;
Ce n’étaient que douceurs, ce n’étaient que plaisirs :
Son esprit avisé voulait par cette ruse
Établir un pouvoir dont maintenant elle use.
Remarquez-en l’adresse ; elle fait vanité
De voir dans ses dédains votre fidélité.
Votre humeur endurante à ces rigueurs l’invite.
On voit par là vos feux, par vos feux son mérite ;
Et cette fermeté de vos affections
Montre un effet puissant de ses perfections.
Osez-vous espérer qu’elle soit plus humaine,
Puisque sa gloire augmente, augmentant votre peine ?
Rabattez cet orgueil, faites-lui soupçonner
Que vous vous en piquez jusqu’à l’abandonner.
La crainte d’en voir naître une si juste suite
À vivre comme il faut l’aura bientôt réduite ;
Elle en fuira la honte, et ne souffrira pas
Que ce change s’impute à son manque d’appas.
Il est de son honneur d’empêcher qu’on présume
Qu’on éteigne aisément les flammes qu’elle allume.
Feignez d’aimer quelque autre, et vous verrez alors
Combien à vous reprendre elle fera d’efforts.

Lysandre.

Mais peux-tu me juger capable d’une feinte ?

Aronte.

Pouvez-vous trouver rude un moment de contrainte ?

Lysandre.

Je trouve ses mépris plus doux à supporter.

Aronte.

Pour les faire finir, il faut les imiter.

Lysandre.

Faut-il être inconstant pour la rendre fidèle ?

Aronte.

Il faut souffrir toujours, ou déguiser comme elle.

Lysandre.

Que de raisons, Aronte, à combattre mon cœur,
Qui ne peut adorer que son premier vainqueur !
Du moins auparavant que l’effet en éclate,
Fais un effort pour moi, va trouver mon ingrate :
Mets-lui devant les yeux mes services passés,
Mes feux si bien reçus, si mal récompensés,
L’excès de mes tourments et de ses injustices ;
Emploie à la gagner tes meilleurs artifices.
Que n’obtiendras-tu point par ta dextérité,
Puisque tu viens à bout de ma fidélité ?

Aronte.

Mais, mon possible fait, si cela ne succède ?

Lysandre.

Je feindrai dès demain qu’Aminte me possède.

Aronte.

Aminte ! Ah ! commencez la feinte dès demain ;
Mais n’allez point courir au faubourg Saint-Germain.
Et quand penseriez-vous que cette âme cruelle
Dans le fond du Marais en reçût la nouvelle ?
Vous seriez tout un siècle à lui vouloir du bien,
Sans que votre arrogante en apprît jamais rien.
Puisque vous voulez feindre, il faut feindre à sa vue,
Qu’aussitôt votre feinte en puisse être aperçue,
Qu’elle blesse les yeux de son esprit jaloux,
Et porte jusqu’au cœur d’inévitables coups.
Ce sera faire au vôtre un peu de violence ;
Mais tout le fruit consiste à feindre en sa présence.

Lysandre.

Hippolyte, en ce cas, serait fort à propos ;
Mais je crains qu’un ami en perdît le repos.
Dorimant, dont ses yeux ont charmé le courage,
Autant que Célidée en aurait de l’ombrage.

Aronte.

Vous verrez si soudain rallumer son amour,
Que la feinte n’est pas pour durer plus d’un jour ;
Et vous aurez après un sujet de risée
Des soupçons mal fondés de son âme abusée.

Lysandre.

Va trouver Célidée, et puis nous résoudrons,
En ces extrémités, quel avis nous prendrons.

ACTE III
Scène II

Aronte, Florice.

Aronte,
seul.

Sans que pour l’apaiser je me rompe la tête,
Mon message est tout fait et sa réponse prête.
Bien loin que mon discours pût la persuader,
Elle n’aura jamais voulu me regarder.
Une prompte retraite au seul nom de Lysandre,
C’est par où ses dédains se seront fait entendre.
Mes amours du passé ne m’ont que trop appris
Avec quelles couleurs il faut peindre un mépris.
À peine faisait-on semblant de me connaître,
De sorte…

Florice.

De sorte… Aronte, eh bien, qu’as-tu fait vers ton maître ?
Le verrons-nous bientôt ?

Aronte.

Le verrons-nous bientôt ? N’en sois plus en souci ;
Dans une heure au plus tard je te le rends ici.

Florice.

Prêt à lui témoigner…

Aronte.

Prêt à lui témoigner… Tout prêt. Adieu. Je tremble
Que de chez Célidée on ne nous voie ensemble.

ACTE III
Scène III

Hippolyte, Florice.

Hippolyte.

D’où vient que mon abord l’oblige à te quitter ?

Florice.

Tant s’en faut qu’il vous fuie, il vient de me conter…
Toutefois je ne sais si je vous le dois dire.

Hippolyte.

Que tu te plais, Florice, à me mettre en martyre !

Florice.

Il faut vous préparer à des ravissements…

Hippolyte.

Ta longueur m’y prépare avec bien des tourments.
Dépêche ; ces discours font mourir Hippolyte.

Florice.

Mourez donc promptement, que je vous ressuscite.

Hippolyte.

L’insupportable femme ! Enfin diras-tu rien ?

Florice.

L’impatiente fille ! Enfin tout ira bien.

Hippolyte.

Enfin tout ira bien ? Ne saurai-je autre chose ?

Florice.

Il faut que votre esprit là-dessus se repose.
Vous ne pouviez tantôt souffrir de longs propos,
Et pour vous obliger, j’ai tout dit en trois mots ;
Mais ce que maintenant vous n’en pouvez apprendre,
Vous l’apprendrez bientôt plus au long de Lysandre.

Hippolyte.

Tu ne flattes mon cœur que d’un espoir confus.

Florice.

Parlez à votre amie, et ne vous fâchez plus.

ACTE III
Scène IV

Célidée, Hippolyte, Florice.

Célidée.

Mon abord importun rompt votre conférence :
Tu m’en voudras du mal.

Hippolyte.

Tu m’en voudras du mal. Du mal ? et l’apparence ?
Je ne sais pas aimer de si mauvaise foi ;
Et tout à l’heure encor je lui parlais de toi.

Célidée.

Je me retire donc, afin que sans contrainte…

Hippolyte.

Quitte cette grimace, et mets à part la feinte.
Tu fais la réservée en ces occasions,
Mais tu meurs de savoir ce que nous en disions.

Célidée.

Tu meurs de le conter plus que moi de l’apprendre,
Et tu prendrais pour crime un refus de l’entendre.
Puis donc que tu le veux, ma curiosité…

Hippolyte.

Vraiment, tu me confonds de ta civilité.

Célidée.

Voilà de tes détours, et comme tu diffères
À me dire en quel point vous teniez mes affaires.

Hippolyte.

Nous parlions du dessein d’éprouver ton amant.
Tu l’as vu réussir à ton contentement ?

Célidée.

Je viens te voir exprès pour t’en dire l’issue :
Que je m’en suis trouvée heureusement déçue !
Je présumais beaucoup de ses affections,
Mais je n’attendais pas tant de submissions.
Jamais le désespoir qui saisit son courage
N’en put tirer un mot à mon désavantage ;
Il tenait mes dédains encor trop précieux,
Et ses reproches même étaient officieux.
Aussi ce grand amour a rallumé ma flamme :
Le change n’a plus rien qui chatouille mon âme ;
Il n’a plus de douceur pour mon esprit flottant,
Aussi ferme à présent qu’il le croit inconstant.

Florice.

Quoi que vous ayez vu de sa persévérance,
N’en prenez pas encore une entière assurance.
L’espoir de vous fléchir a pu le premier jour
Jeter sur son dépit ces beaux dehors d’amour ;
Mais vous verrez bientôt que pour qui le méprise
Toute légèreté lui semblera permise.
J’ai vu des amoureux de toutes les façons.

Hippolyte.

Cette bizarre humeur n’est jamais sans soupçons.
L’avantage qu’elle a d’un peu d’expérience
Tient éternellement son âme en défiance ;
Mais ce qu’elle te dit ne vaut pas l’écouter.

Célidée.

Et je ne suis pas fille à m’en épouvanter.
Je veux que ma rigueur à tes yeux continue,
Et lors sa fermeté te sera mieux connue ;
Tu ne verras des traits que d’un amour si fort,
Que Florice elle-même avouera qu’elle a tort.

Hippolyte.

Ce sera trop longtemps lui paraître cruelle.

Célidée.

Tu connaîtras par là combien il m’est fidèle.
Le ciel à ce dessein nous l’envoie à propos.

Hippolyte.

Et quand te résous-tu de le mettre en repos ?

Célidée.

Trouve bon, je te prie, après un peu de feinte,
Que mes feux violents s’expliquent sans contrainte ;
Et pour le rappeler des portes du trépas,
Si j’en dis un peu trop, ne t’en offense pas.

ACTE III
Scène V

Lysandre, Célidée, Hippolyte, Florice.

Lysandre.

Merveille des beautés, seul objet qui m’engage…

Célidée.

N’oublierez-vous jamais cet importun langage ?
Vous obstiner encore à me persécuter,
C’est prendre du plaisir à vous voir maltraiter.
Perdez mon souvenir avec votre espérance,
Et ne m’accablez plus de cette déférence.
Il faut, pour m’arrêter, des entretiens meilleurs.

Lysandre.

Quoi ! vous prenez pour vous ce que j’adresse ailleurs ?
Adore qui voudra votre rare mérite,
Un change heureux me donne à la belle Hippolyte :
Mon sort en cela seul a voulu me trahir,
Qu’en ce change mon cœur semble vous obéir,
Et que mon feu passé vous va rendre si vaine

Que vous imputerez ma flamme à votre haine,
À votre orgueil nouveau mes nouveaux sentiments,
L’effet de ma raison à vos commandements.

Célidée.

Tant s’en faut que je prenne une si triste gloire,
Je chasse mes dédains même de ma mémoire,
Et dans leur souvenir rien ne me semble doux,
Puisqu’en le conservant je penserais à vous.

Lysandre,
à Hippolyte.

Beauté de qui les yeux, nouveaux rois de mon âme,
Me font être léger sans en craindre le blâme…

Hippolyte.

Ne vous emportez point à ces propos perdus,
Et cessez de m’offrir des vœux qui lui sont dus ;
Je pense mieux valoir que le refus d’une autre.
Si vous voulez venger son mépris par le vôtre,
Ne venez point du moins m’enrichir de son bien.
Elle vous traite mal, mais elle n’aime rien.
Vous, faites-en autant, sans chercher de retraite
Aux importunités dont elle s’est défaite.

Lysandre.

Que son exemple encor réglât mes actions !
Cela fut bon du temps de mes affections ;
À présent que mon cœur adore une autre reine,
À présent qu’Hippolyte en est la souveraine…

Hippolyte.

C’est elle seulement que vous voulez flatter.

Lysandre.

C’est elle seulement que je dois imiter.

Hippolyte.

Savez-vous donc à quoi la raison vous oblige ?
C’est à me négliger, comme je vous néglige.

Lysandre.

Je ne puis imiter ce mépris de mes feux,
À moins qu’à votre tour vous m’offriez des vœux :
Donnez-m’en les moyens, vous en verrez l’issue.

Hippolyte.

J’appréhenderais fort d’être trop bien reçue,
Et qu’au lieu du plaisir de me voir imiter
Je n’eusse que l’honneur de me faire écouter,
Pour n’avoir que la honte après de me dédire.

Lysandre.

Souffrez donc que mon cœur sans exemple soupire,
Qu’il aime sans exemple, et que mes passions
S’égalent seulement à vos perfections.
Je vaincrai vos rigueurs par mon humble service,
Et ma fidélité…

Célidée.

Et ma fidélité… Viens avec moi, Florice :
J’ai des nippes en haut que je veux te montrer.

ACTE III
Scène VI

Hippolyte, Lysandre.

Hippolyte.

Quoi ? sans la retenir, vous la laissez rentrer ?
Allez, Lysandre, allez ; c’est assez de contraintes ;
J’ai pitié du tourment que vous donnent ces feintes.
Suivez ce bel objet dont les charmes puissants
Sont et seront toujours absolus sur vos sens.
Quoi qu’après ses dédains un peu d’orgueil publie,
Son mérite est trop grand pour souffrir qu’on l’oublie ;
Elle a des qualités, et de corps, et d’esprit,
Dont pas un cœur donné jamais ne se reprit.

Lysandre.

Mon change fera voir l’avantage des vôtres,
Qu’en la comparaison des unes et des autres
Les siennes désormais n’ont qu’un éclat terni,
Que son mérite est grand, et le vôtre infini.

Hippolyte.

Que j’emporte sur elle aucune préférence !
Vous tenez des discours qui sont hors d’apparence ;
Elle me passe en tout ; et dans ce changement,
Chacun vous blâmerait de peu de jugement.

Lysandre.

M’en blâmer en ce cas, c’est en manquer soi-même,
Et choquer la raison, qui veut que je vous aime.
Nous sommes hors du temps de cette vieille erreur
Qui faisait de l’amour une aveugle fureur,
Et l’ayant aveuglé, lui donnait pour conduite
Le mouvement d’une âme et surprise et séduite.
Ceux qui l’ont peint sans yeux ne le connaissaient pas ;
C’est par les yeux qu’il entre, et nous dit vos appas ;
Lors notre esprit en juge ; et suivant le mérite,
Il fait croître une ardeur que cette vue excite.
Si la mienne pour vous se relâche un moment,
C’est lors que je croirai manquer de jugement ;
Et la même raison qui vous rend admirable
Doit rendre comme vous ma flamme incomparable.

Hippolyte.

Epargnez avec moi ces propos affétés.
Encore hier Célidée avait ces qualités ;
Encore hier en mérite elle était sans pareille.
Si je suis aujourd’hui cette unique merveille,
Demain quelque autre objet, dont vous suivrez la loi,
Gagnera votre cœur et ce titre sur moi.
Un esprit inconstant a toujours cette adresse.

ACTE III
Scène VII

Chrysante, Pleirante, Hippolyte, Lysandre.

Chrysante.

Monsieur, j’aime ma fille avec trop de tendresse
Pour la vouloir contraindre en ses affections.

Pleirante.

Madame, vous saurez ses inclinations ;
Elle voudra vous plaire, et je l’en vois sourire.
(À Lysandre.)
Allons, mon cavalier, j’ai deux mots à vous dire.

Chrysante.

Vous en aurez réponse avant qu’il soit trois jours.

ACTE III
Scène VIII

Chrysante, Hippolyte.

Chrysante.

Devinerais-tu bien quels étaient nos discours ?

Hippolyte.

Il vous parlait d’amour peut-être ?

Chrysante.

Il vous parlait d’amour peut-être ? Oui : que t’en semble ?

Hippolyte.

D’âge presque pareils, vous seriez bien ensemble.

Chrysante.

Tu me donnes vraiment un gracieux détour ;
C’était pour ton sujet qu’il me parlait d’amour.

Hippolyte.

Pour moi ? Ces jours passés, un poète qui m’adore,
Du moins à ce qu’il dit, m’égalait à l’Aurore ;
Je me raillais alors de sa comparaison.
Mais, si cela se fait, il avait bien raison.

Chrysante.

Avec tout ce babil, tu n’es qu’une étourdie.
Le bonhomme est bien loin de cette maladie ;
Il veut te marier, mais c’est à Dorimant :
Vois si tu te résous d’accepter cet amant.

Hippolyte.

Dessus tous mes désirs vous êtes absolue,
Et si vous le voulez, m’y voilà résolue.
Dorimant vaut beaucoup, je vous le dis sans fard ;
Mais remarquez un peu le trait de ce vieillard :
Lysandre si longtemps a brûlé pour sa fille,
Qu’il en faisait déjà l’appui de sa famille ;
À présent que ses feux ne sont plus que pour moi,
Il voudrait bien qu’un autre eût engagé ma foi,
Afin que sans espoir dans cette amour nouvelle,
Un nouveau changement le ramenât vers elle.
N’avez-vous point pris garde, en vous disant adieu,
Qu’il a presque arraché Lysandre de ce lieu ?

Chrysante.

Simple ! ce qu’il en fait, ce n’est qu’à sa prière.
Et Lysandre tient même à faveur singulière…

Hippolyte.

Je sais que Dorimant est un de ses amis ;
Mais vous voyez d’ailleurs que le ciel a permis
Que pour mieux vous montrer que tout n’est qu’artifice,
Lysandre me faisait ses offres de service.

Chrysante.

Aucun des deux n’est homme à se jouer de nous.
Quelque secret mystère est caché là-dessous.
Allons, pour en tirer la vérité plus claire,
Seules dedans ma chambre examiner l’affaire ;
Ici quelque importun pourrait nous aborder.

ACTE III
Scène IX

Hippolyte, Florice.

Hippolyte.

J’aurai bien de la peine à la persuader :
Ah, Florice ! en quel point laisses-tu Célidée ?

Florice.

De honte et de dépit tout à fait possédée.

Hippolyte.

Que t’a-t-elle montré ?

Florice.

Que t’a-t-elle montré ? Cent choses à la fois,
Selon que le hasard les mettait sous ses doigts :
Ce n’était qu’un prétexte à faire sa retraite.

Hippolyte.

Elle t’a témoigné d’être fort satisfaite ?

Florice.

Sans que je vous amuse en discours superflus,
Son visage suffit pour juger du surplus.
Hippolyte regarde Célidée.
Ses pleurs ne se sauraient empêcher de descendre ;
Et j’en aurais pitié si je n’aimais Lysandre.

ACTE III
Scène X

Célidée.

Infidèles témoins d’un feu mal allumé,
Soyez-les de ma honte ; et vous fondant en larmes,
Punissez-vous, mes yeux, d’avoir trop présumé
Du pouvoir de vos charmes.
De quoi vous a servi d’avoir su me flatter,
D’avoir pris le parti d’un ingrat qui me trompe,
S’il ne fit le constant qu’afin de me quitter
Avecque plus de pompe ?
Quand je m’en veux défaire, il est parfait amant ;
Quand je veux le garder, il n’en fait plus de compte ;
Et n’ayant pu le perdre avec contentement,
Je le perds avec honte.
Ce que j’eus lors de joie augmente mon regret ;
Par là mon désespoir davantage se pique.
Quand je le crus constant, mon plaisir fut secret,
Et ma honte est publique.
Le traître avait senti qu’alors me négliger
C’était à Dorimant livrer toute mon âme ;
Et la constance plut à cet esprit léger
Pour amortir ma flamme.
Autant que j’eus de peine à l’éteindre en naissant,
Autant m’en faudra-t-il à la faire renaître :
De peur qu’a cet amour d’être encore impuissant,
Il n’ose plus paraître.
Outre que, de mon cœur pleinement exilé,
Et n’y conservant plus aucune intelligence,
Il est trop glorieux pour n’être rappelé
Qu’à servir ma vengeance.
Mais j’aperçois celui qui le porte en ses yeux.
Courage donc, mon cœur ; espérons un peu mieux.
Je sens bien que déjà devers lui tu t’envoles ;
Mais pour t’accompagner je n’ai point de paroles :
Ma honte et ma douleur, surmontant mes désirs,
N’en laissent le passage ouvert qu’à mes soupirs.

ACTE III
Scène XI

Dorimant, Célidée, Cléante.

Dorimant.

Dans ce profond penser, pâle, triste, abattue,
Ou quelque grand malheur de Lysandre vous tue,
Ou bientôt vos douleurs l’accableront d’ennuis.

Célidée.

Il est cause en effet de l’état où je suis,
Non pas en la façon qu’un ami s’imagine,
Mais…

Dorimant.

Mais… Vous n’achevez point, faut-il que je devine ?

Célidée.

Permettez que je cède à la confusion,
Qui m’étouffe la voix en cette occasion.
J’ai d’incroyables traits de Lysandre à vous dire :
Mais ce reste du jour souffrez que je respire,
Et m’obligez demain que je vous puisse voir.
(Elle sort.)

Dorimant.

De sorte qu’à présent on n’en peut rien savoir ?
Dieux ! elle se dérobe, et me laisse en un doute…
Poursuivons toutefois notre première route ;
Peut-être ces beaux yeux, dont l’éclat me surprit,
De ce fâcheux soupçon purgeront mon esprit.
(À Cléante.)
Frappe.

ACTE III
Scène XII

Dorimant, Florice, Cléante.

Florice.

Frappe. Que vous plaît-il ?

Dorimant.

Frappe. Que vous plaît-il ? Peut-on voir Hippolyte ?

Florice.

Elle vient de sortir pour faire une visite.

Dorimant.

Ainsi, tout aujourd’hui mes pas ont été vains.
Florice, à ce défaut, fais-lui mes baisemains.

Florice,
seule.

Ce sont des compliments qu’il fait mauvais lui faire.
Depuis que ce Lysandre a tâché de lui plaire,
Elle ne veut plus être au logis que pour lui,
Et tous autres devoirs lui donnent de l’ennui.

Fin du troisième acte

 

**

La Galerie du Palais

ACTE IV

Scène première

Hippolyte, Aronte.

Hippolyte.

À cet excès d’amour qu’il me faisait paraître,
Je me croyais déjà maîtresse de ton maître ;
Tu m’as fait grand dépit de me désabuser.
Qu’il a l’esprit adroit quand il veut déguiser !
Et que pour mettre en jour ces compliments frivoles,
Il sait bien ajuster ses yeux à ses paroles !
Mais je me promets tant de ta dextérité,
Qu’il tournera bientôt la feinte en vérité.

Aronte.

Je n’ose l’espérer : sa passion trop forte
Déjà vers son objet malgré moi le remporte ;
Et comme s’il avait reconnu son erreur,
Vos yeux lui sont à charge, et sa feinte en horreur :
Même il m’a commandé d’aller vers sa cruelle
Lui jurer que son cœur n’a brûlé que pour elle,
Attaquer son orgueil par des submissions…

Hippolyte.

J’entends assez le but de tes commissions.
Tu vas tâcher pour lui d’amollir son courage ?

Aronte.

J’emploie auprès de vous le temps de ce message,
Et la ferai parler tantôt à mon retour
D’une façon mal propre à donner de l’amour ;
Mais après mon rapport, si son ardeur extrême
Le résout à porter son message lui-même,
Je ne réponds de rien. L’amour qu’ils ont tous deux
Vaincra notre artifice, et parlera pour eux.

Hippolyte.

Sa maîtresse éblouie ignore encor ma flamme,
Et laisse à mes conseils tout pouvoir sur son âme.
Ainsi tout est à nous, s’il ne faut qu’empêcher
Qu’un si fidèle amant n’en puisse rapprocher.

Aronte.

Qui pourrait toutefois en détourner Lysandre,
Ce serait le plus sûr.

Hippolyte.

Ce serait le plus sûr. N’oses-tu l’entreprendre ?

Aronte.

Donnez-moi les moyens de le rendre jaloux,
Et vous verrez après frapper d’étranges coups.

Hippolyte.

L’autre jour Dorimant toucha fort ma rivale,
Jusque-là qu’entre eux deux son âme était égale ;
Mais Lysandre depuis, endurant sa rigueur,
Lui montra tant d’amour qu’il regagna son cœur.

Aronte.

Donc à voir Célidée et Dorimant ensemble,
Quelque dieu qui vous aime aujourd’hui les assemble.

Hippolyte.

Fais-les voir à ton maître, et ne perds point ce temps,
Puisque de là dépend le bonheur que j’attends.

ACTE IV
Scène II

Dorimant, Célidée, Aronte.

Dorimant.

Aronte, un mot. Tu fuis ? Crains-tu que je te voie ?

Aronte.

Non ; mais pressé d’aller où mon maître m’envoie,
J’avais doublé le pas sans vous apercevoir.

Dorimant.

D’où viens-tu ?

Aronte.

D’où viens-tu ? D’un logis vers la Croix-du-Tiroir.

Dorimant.

C’est donc en ce Marais que finit ton voyage ?

Aronte.

Non ; je cours au Palais faire encore un message.

Dorimant.

Et c’en est le chemin de passer par ici ?

Aronte.

Souffrez que j’aille ôter mon maître de souci ;
Il meurt d’impatience à force de m’attendre.

Dorimant.

Et touchant mes amours ne peux-tu rien m’apprendre ?
As-tu vu depuis peu l’objet que je chéris ?

Aronte.

Oui, tantôt en passant j’ai rencontré Cloris.
Dorimant Tu cherches des détours : je parle d’Hippolyte.

Célidée.

Et c’est là seulement le discours qu’il évite.
Tu t’enferres, Aronte ; et, pris au dépourvu,
En vain tu veux cacher ce que nous avons vu.
Va, ne sois point honteux des crimes de ton maître :
Pourquoi désavouer ce qu’il fait trop paraître ?
Il la sert à mes yeux, cet infidèle amant,
Et te vient d’envoyer lui faire un compliment.
(Aronte sort.)

ACTE IV
Scène III

Dorimant, Célidée.

Célidée.

Après cette retraite et ce morne silence,
Pouvez-vous bien encor demeurer en balance ?

Dorimant.

Je n’en ai que trop vu, mes yeux m’en ont trop dit :
Aronte, en me parlant, était tout interdit,
Et sa confusion portait sur son visage
Assez et trop de jour pour lire son message.
Traître, traître Lysandre, est-ce là donc le fruit
Qu’en faveur de mes feux ton amitié produit ?

Célidée.

Connaissez tout à fait l’humeur de l’infidèle,
Votre amour seulement la lui fait trouver belle :
Cet objet, tout aimable et tout parfait qu’il est,
N’a des charmes pour lui que depuis qu’il vous plaît ;
Et votre affection, de la sienne suivie,
Montre que c’est par là qu’il en a pris envie,
Qu’il veut moins l’acquérir que vous le dérober.

Dorimant.

Voici, dans ce larcin, qui le fait succomber.
En ce dessein commun de servir Hippolyte,
Il faut voir seul à seul qui des deux la mérite :
Son sang me répondra de son manque de foi,
Et me fera raison et pour vous et pour moi.
Notre vieille union ne fait qu’aigrir mon âme,
Et mon amitié meurt voyant naître sa flamme.

Célidée.

Vouloir quelque mesure entre un perfide et vous,
Est-ce faire justice à ce juste courroux ?
Pouvez-vous présumer, après sa tromperie,
Qu’il ait dans les combats moins de supercherie ?
Certes pour le punir c’est trop vous négliger,
Et chercher à vous perdre au lieu de vous venger.

Dorimant.

Pourriez-vous approuver que je prisse avantage
Pour immoler ce traître à mon peu de courage ?
J’achèterais trop cher la mort du suborneur,
Si pour avoir sa vie il m’en coûtait l’honneur,
Et montrerais une âme, et trop basse et trop noire,
De ménager mon sang aux dépens de ma gloire.

Célidée.

Sans les voir l’un ni l’autre en péril exposés,
Il est pour vous venger des moyens plus aisés.
Pour peu que vous fussiez de mon intelligence,
Vous auriez bientôt pris une juste vengeance ;
Et vous pourriez sans bruit ôter à l’inconstant…

Dorimant.

Quoi ? ce qu’il m’a volé ?

Célidée.

Quoi ? ce qu’il m’a volé ? Non, mais du moins autant.

Dorimant.

La faiblesse du sexe en ce point vous conseille ;
Il se croit trop vengé, quand il rend la pareille :
Mais suivre le chemin que vous voulez tenir,
C’est imiter son crime au lieu de le punir ;
Au lieu de lui ravir une belle maîtresse,
C’est prendre, à son refus, une beauté qu’il laisse.
(Lysandre vient avec Aronte, qui lui fait voir Dorimant avec Célidée.)
C’est lui faire plaisir, au lieu de l’affliger,
C’est souffrir un affront, et non pas se venger.
J’en perds ici le temps. Adieu : je me retire ;
Mais, avant qu’il soit peu, si vous entendez dire
Qu’un coup fatal et juste ait puni l’imposteur,
Vous pourrez aisément en deviner l’auteur.

Célidée.

De grâce, encore un mot. Hélas ! il m’abandonne
Aux cuisants déplaisirs que ma douleur me donne.
Rentre, pauvre abusée, et dedans tes malheurs,
Si tu ne les retiens, cache du moins tes pleurs !

ACTE IV
Scène IV

Lysandre, Aronte.

Aronte.

Eh bien, qu’en dites-vous ? et que vous semble d’elle ?

Lysandre.

Hélas ! pour mon malheur, tu n’es que trop fidèle,
N’exerce plus tes soins à me faire endurer ;
Ma plus douce fortune est de tout ignorer :
Je serais trop heureux sans le rapport d’Aronte.

Aronte.

Encor pour Dorimant, il en a quelque honte ;
Vous voyant, il a fui.

Lysandre.

Vous voyant, il a fui. Mais mon ingrate alors,
Pour empêcher sa fuite a fait tous ses efforts,
Aronte, et tu prenais ses dédains pour des feintes !
Tu croyais que son cœur n’eût point d’autres atteintes,
Que son esprit entier se conservait à moi,
Et parmi ses rigueurs n’oubliait point sa foi.

Aronte.

À vous dire le vrai, j’en suis trompé moi-même.
Après deux ans passés dans un amour extrême,
Que sans occasion elle vînt à changer !
Je me fusse tenu coupable d’y songer ;
Mais puisque sans raison la volage vous change,
Faites qu’avec raison un changement vous venge.
Pour punir comme il faut son infidélité,
Vous n’avez qu’à tourner la feinte en vérité.

Lysandre.

Misérable ! est-ce ainsi qu’il faut qu’on me soulage ?
Ai-je trop peu souffert sous cette humeur volage ?
Et veux-tu désormais que par un second choix
Je m’engage à souffrir encore une autre fois ?
Qui t’a dit qu’Hippolyte à cette amour nouvelle
Se rendrait plus sensible, ou serait plus fidèle ?

Aronte.

Vous en devez, monsieur, présumer beaucoup mieux.

Lysandre.

Conseiller importun, ôte-toi de mes yeux.

Aronte.

Son âme…

Lysandre.

Son âme… Ote-toi, dis-je ; et dérobe ta tête
Aux violents effets que ma colère apprête :
Ma bouillante fureur ne cherche qu’un objet ;
Va, tu l’attirerais sur un sang trop abjet.

ACTE IV
Scène V

Lysandre.

Il faut à mon courroux de plus nobles victimes ;
Il faut qu’un même coup me venge de deux crimes ;
Qu’après les trahisons de ce couple indiscret,
L’un meure de ma main, et l’autre de regret.
Oui, la mort de l’amant punira la maîtresse ;
Et mes plaisirs alors naîtront de sa tristesse.
Mon cœur, à qui mes yeux apprendront ses tourments,
Permettra le retour à mes contentements ;
Ce visage si beau, si bien pourvu de charmes,
N’en aura plus pour moi, s’il n’est couvert de larmes.
Ses douleurs seulement ont droit de me guérir ;
Pour me résoudre à vivre il faut la voir mourir.
Frénétiques transports, avec quelle insolence
Portez-vous mon esprit à tant de violence ?
Allez, vous avez pris trop d’empire sur moi ;
Dois-je être sans raison, parce qu’ils sont sans foi ?
Dorimant, Célidée, ami, chère maîtresse,
Suivrais-je contre vous la fureur qui me presse ?
Quoi ? vous ayant aimés, pourrais-je vous haïr ?
Mais vous pourrais-je aimer, quand vous m’osez trahir ?
Qu’un rigoureux combat déchire mon courage !
Ma jalousie augmente, et redouble ma rage ;
Mais quelques fiers projets qu’elle jette en mon cœur,
L’amour… Ah ! ce mot seul me range à la douceur.
Celle que nous aimons jamais ne nous offense ;
Un mouvement secret prend toujours sa défense :
L’amant souffre tout d’elle ; et dans son changement,
Quelque irrité qu’il soit, il est toujours amant.
Toutefois, si l’amour contre elle m’intimide,
Revenez, mes fureurs, pour punir le perfide ;
Arrachez-lui mon bien ; une telle beauté
N’est pas le juste prix d’une déloyauté.
Souffrirais-je, à mes yeux, que par ses artifices
Il recueillît les fruits dus à mes longs services ?
S’il vous faut épargner le sujet de mes feux,
Que ce traître du moins réponde pour tous deux.
Vous me devez son sang pour expier son crime :
Contre sa lâcheté tout vous est légitime ;
Et quelques châtiments… Mais, dieux ! que vois-je ici ?

ACTE IV
Scène VI

Hippolyte, Lysandre.

Hippolyte.

Vous avez dans l’esprit quelque pesant souci ;
Ce visage enflammé, ces yeux pleins de colère,
En font voir au-dehors une marque trop claire.
Je prends assez de part en tous vos intérêts
Pour vouloir en aveugle y mêler mes regrets.
Mais si vous me disiez ce qui cause vos peines…

Lysandre.

Ah ! ne m’imposez point de si cruelles gênes ;
C’est irriter mes maux que de me secourir ;
La mort, la seule mort a droit de me guérir.

Hippolyte.

Si vous vous obstinez à m’en taire la cause,
Tout mon pouvoir sur vous n’est que fort peu de chose.

Lysandre.

Vous l’avez souverain, hormis en ce seul point.

Hippolyte.

Laissez-le-moi partout, ou ne m’en laissez point.
C’est n’aimer qu’à demi qu’aimer avec réserve ;
Et ce n’est pas ainsi que je veux qu’on me serve.
Il faut m’apprendre tout, et lorsque je vous voi,
Etre de belle humeur, ou n’être plus à moi.

Lysandre.

Ne perdez point d’efforts à vaincre mon silence :
Vous useriez sur moi de trop de violence.
Adieu : je vous ennuie, et les grands déplaisirs
Veulent en liberté s’exhaler en soupirs.

ACTE IV
Scène VII

Hippolyte.

C’est donc là tout l’état que tu fais d’Hippolyte ?
Après des vœux offerts, c’est ainsi qu’on me quitte ?
Qu’Aronte jugeait bien que ses feintes amours,
Avant qu’il fût longtemps, interrompraient leur cours !
Dans ce peu de succès des ruses de Florice,
J’ai manqué de bonheur, mais non pas de malice ;
Et si j’en puis jamais trouver l’occasion,
J’y mettrai bien encor de la division.
Si notre pauvre amant est plein de jalousie,
Ma rivale, qui sort, n’en est pas moins saisie.

ACTE IV
Scène VIII

Hippolyte, Célidée.

Célidée.

N’ai-je pas tantôt vu mon perfide avec vous ?
Il a bientôt quitté des entretiens si doux.

Hippolyte.

Qu’y ferait-il, ma sœur ? Ta fidèle Hippolyte
Traite cet inconstant ainsi qu’il le mérite.
Il a beau m’en conter de toutes les façons,
Je le renvoie ailleurs pratiquer ses leçons.

Célidée.

Le parjure à présent est fort sur ta louange ?

Hippolyte.

Il ne tient pas à lui que je ne sois un ange ;
Et quand il vient ensuite à parler de ses feux,
Aucune passion jamais n’approcha d’eux.
Par tous ces vains discours il croit fort qu’il m’oblige,
Mais non la moitié tant qu’alors qu’il te néglige :
C’est par là qu’il me pense acquérir puissamment ;
Et moi, qui t’ai toujours chérie uniquement,
Je te laisse à juger alors si je l’endure.

Célidée.

C’est trop prendre, ma sœur, de part en mon injure ;
Laisse-le mépriser celle dont les mépris
Sont cause maintenant que d’autres yeux l’ont pris.
Si Lysandre te plaît, possède le volage,
Mais ne me traite point avec désavantage ;
Et si tu te résous d’accepter mon amant,
Relâche-moi du moins le cœur de Dorimant.

Hippolyte.

Pourvu que leur pouvoir se range sous le nôtre,
Je te donne le choix et de l’un et de l’autre ;
Ou, si l’un ne suffit à ton jeune désir,
Défais-moi de tous deux, tu me feras plaisir.
J’estimai fort Lysandre avant que le connaître ;
Mais depuis cet amour que mes yeux ont fait naître,
Je te répute heureuse après l’avoir perdu.
Que son humeur est vaine ! et qu’il fait l’entendu !
Que son discours est fade avec ses flatteries !
Qu’on est importuné de ses afféteries !
Vraiment, si tout le monde était fait comme lui,
Je crois qu’avant deux jours je sécherais d’ennui.

Célidée.

Qu’en cela du destin l’ordonnance fatale
A pris pour nos malheurs une route inégale !
L’un et l’autre me fuit, et je brûle pour eux,
L’un et l’autre t’adore, et tu les fuis tous deux.

Hippolyte.

Si nous changions de sort, que nous serions contentes !

Célidée.

Outre, hélas ! que le ciel s’oppose à nos attentes,
Lysandre n’a plus rien à rengager ma foi.

Hippolyte.

Mais l’autre, tu voudrais…

ACTE IV
Scène IX

Pleirante, Hippolyte, Célidée.

Pleirante.

Mais l’autre, tu voudrais… Ne rompez pas pour moi ;
Craignez-vous qu’un ami sache de vos nouvelles ?

Hippolyte.

Nous causions de mouchoirs, de rabats, de dentelles,
De ménages de fille.

Pleirante.

De ménages de fille. Et parmi ces discours,
Vous confériez ensemble un peu de vos amours :
Eh bien, ce serviteur, l’aura-t-on agréable ?

Hippolyte.

Vous m’attaquez toujours par quelque trait semblable.
Des hommes comme vous ne sont que des conteurs.
Vraiment c’est bien à moi d’avoir des serviteurs !

Pleirante.

Parlons, parlons français. Enfin, pour cette affaire,
Nous en remettrons-nous à l’avis d’une mère ?

Hippolyte.

J’obéirai toujours à son commandement.
Mais, de grâce, monsieur, parlez plus clairement :
Je ne puis deviner ce que vous voulez dire.

Pleirante.

Un certain cavalier pour vos beaux yeux soupire…

Hippolyte.

Vous en voulez par là…

Pleirante.

Vous en voulez par là… Ce n’est point fiction
Que ce que je vous dis de son affection.
Votre mère sut hier à quel point il vous aime,
Et veut que ce soit vous qui vous donniez vous-même.

Hippolyte.

Et c’est ce que ma mère, afin de m’expliquer,
Ne m’a point fait l’honneur de me communiquer ;
Mais, pour l’amour de vous, je vais le savoir d’elle.

ACTE IV
Scène X

Pleirante, Célidée.

Pleirante.

Ta compagne est du moins aussi fine que belle.

Célidée.

Elle a bien su, de vrai, se défaire de vous.

Pleirante.

Et fort habilement se parer de mes coups.

Célidée.

Peut-être innocemment, faute d’y rien comprendre.

Pleirante.

Mais faute, bien plutôt, d’y vouloir rien entendre.
Je suis des plus trompés si Dorimant lui plaît.

Célidée.

Y prenez-vous, monsieur, pour lui quelque intérêt ?

Pleirante.

Lysandre m’a prié d’en porter la parole.

Célidée.

Lysandre !

Pleirante.

Lysandre ! Oui, ton Lysandre.

Célidée.

Lysandre ! Oui, ton Lysandre. Et lui-même cajole…

Pleirante.

Quoi ? que cajole-t-il ?

Célidée.

Quoi ? que cajole-t-il ? Hippolyte, à mes yeux.

Pleirante.

Folle, il n’aima jamais que toi dessous les cieux ;
Et nous sommes tout prêts de choisir la journée
Qui bientôt de vous deux termine l’hyménée.
Il se plaint toutefois un peu de ta froideur ;
Mais, pour l’amour de moi, montre-lui plus d’ardeur ;
Parle : ma volonté sera-t-elle obéie ?

Célidée.

Hélas ! qu’on vous abuse après m’avoir trahie !
Il vous fait, cet ingrat, parler pour Dorimant,
Tandis qu’au même objet il s’offre pour amant,
Et traverse par là tout ce qu’à sa prière
Votre vaine entremise avance vers la mère.
Cela, qu’est-ce, monsieur, que se jouer de vous ?

Pleirante.

Qu’il est peu de raison dans ces esprits jaloux !
Eh quoi ! pour un ami s’il rend une visite,
Faut-il s’imaginer qu’il cajole Hippolyte ?

Célidée.

Je sais ce que j’ai vu.

Pleirante.

Je sais ce que j’ai vu. Je sais ce qu’il m’a dit,
Et ne veux plus du tout souffrir de contredit.
Mon choix de votre hymen en sa faveur dispose.

Célidée.

Commandez-moi plutôt, monsieur, toute autre chose.

Pleirante.

Quelle bizarre humeur ! quelle inégalité
De rejeter un bien qu’on a tant souhaité !
La belle, voyez-vous ! qu’on perde ces caprices ;
Il faut pour m’éblouir de meilleurs artifices.
Quelque nouveau venu vous donne dans les yeux,
Quelque jeune étourdi qui vous flatte un peu mieux :
Et parce qu’il vous fait quelque feinte caresse,
Il faut que nous manquions, vous et moi, de promesse ?
Quittez, pour votre bien, ces fantasques refus.

Célidée.

Monsieur…

Pleirante.

Monsieur… Quittez-les, dis-je, et ne contestez plus…

ACTE IV
Scène XI

Célidée.

Fâcheux commandement d’un incrédule père !
Qu’il me fut doux jadis, et qu’il me désespère !
J’avais, auparavant qu’on m’eût manqué de foi,
Le devoir et l’amour tout d’un parti chez moi,
Et ma flamme, d’accord avecque sa puissance,
Unissait mes désirs à mon obéissance ;
Mais, hélas, que depuis cette infidélité
Je trouve d’injustice en son autorité !
Mon esprit s’en révolte, et ma flamme bannie
Fait qu’un pouvoir si saint m’est une tyrannie.
Dures extrémités où mon sort est réduit !
On donne mes faveurs à celui qui les fuit ;
Nous avons l’un pour l’autre une pareille haine,
Et l’on m’attache à lui d’une éternelle chaîne.
Mais s’il ne m’aimait plus, parlerait-il d’amour
À celui dont je tiens la lumière du jour ?
Mais s’il m’aimait encor, verrait-il Hippolyte ?
Mon cœur en même temps se retient et s’excite.
Je ne sais quoi me flatte, et je sens déjà bien
Que mon feu ne dépend que de croire le sien.
Tout beau, ma passion, c’est déjà trop paraître ;
Attends, attends du moins la sienne pour renaître.
À quelle folle erreur me laissé-je emporter !
Il fait tout à dessein de me persécuter.
L’ingrat cherche ma peine, et veut par sa malice
Que l’ordre qu’on me donne augmente mon supplice.
Rentrons, que son objet présenté par hasard
De mon cœur ébranlé ne reprenne une part :
C’est bien assez qu’un père à souffrir me destine,
Sans que mes yeux encore aident à ma ruine.

ACTE IV
Scène XII

La Lingère, le Mercier.

La Lingère,
après qu’ils se sont entre-poussé une boîte qui est entre leurs boutiques.

J’enverrai tout à bas, puis après on verra.
Ardez, vraiment c’est-mon, on vous l’endurera !
Vous êtes un bel homme, et je dois fort vous craindre !

Le Mercier.

Tout est sur mon tapis, qu’avez-vous à vous plaindre ?

La Lingère.

Aussi votre tapis est tout sur mon battant ;
Je ne m’étonne plus de quoi je gagne tant.

Le Mercier.

Là, là, criez bien haut, faites bien l’étourdie,
Et puis on vous jouera dedans la comédie.

La Lingère.

Je voudrais l’avoir vu que quelqu’un s’y fût mis !
Pour en avoir raisons nous manquerions d’amis ?
On joue ainsi le monde ?

Le Mercier

On joue ainsi le monde ? Après tout ce langage,
Ne me repoussez pas mes boîtes davantage.
Votre caquet m’enlève à tous coups mes chalands ;
Vous vendez dix rabats contre moi deux galands.
Pour conserver la paix, depuis six mois j’endure
Sans vous en dire mot, sans le moindre murmure ;
Et vous me harcelez et sans cause et sans fin.
Qu’une femme hargneuse est un mauvais voisin !
Nous n’apaiserons point cette humeur qui vous pique
Que par un entre-deux mis à votre boutique ;
Alors, n’ayant plus rien ensemble à démêler,
Vous n’aurez plus aussi sur quoi me quereller.

La Lingère.

Justement.

ACTE IV
Scène XIII

La Lingère, Florice, le Mercier, le Libraire, Cléante.

La Lingère.

Justement. De tout loin je vous ai reconnue.

Florice.

Vous vous doutez donc bien pourquoi je suis venue ?
Les avez-vous reçus, ces points-coupés nouveaux ?

La Lingère.

Ils viennent d’arriver.

Florice.

Ils viennent d’arriver. Voyons donc les plus beaux.

Le Mercier,
à Cléante qui passe.

Ne vous vendrai-je rien, monsieur ? des bas de soie,
Des gants en broderie, ou quelque petite oie ?

Cléante,
au libraire.

Ces livres que mon maître avait fait mettre à part,
Les avez-vous encor ?

Le Libraire,
empaquetant ses livres.

Les avez-vous encor ? Ah ! que vous venez tard !
Encore un peu, ma foi, je m’en allais les vendre.
Trois jours sans revenir ! je m’ennuyais d’attendre.

Cléante.

Je l’avais oublié. Le prix ?

Le Libraire.

Je l’avais oublié. Le prix ? Chacun le sait ;
Autant de quarts d’écu, c’est un marché tout fait.

La Lingère,
à Florice.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

Florice.

Eh bien, qu’en dites-vous ? J’en suis toute ravie,
Et n’ai rien encor vu de pareil en ma vie.
Vous aurez notre argent, si l’on croit mon rapport.
Que celui-ci me semble et délicat et fort !
Que cet autre me plaît ! que j’en aime l’ouvrage !
Montrez-m’en cependant quelqu’un à mon usage.

La Lingère.

Voici de quoi vous faire un assez beau collet.

Florice.

Je pense, en vérité, qu’il ne serait pas laid ;
Que me coûtera-t-il ?

La Lingère

Que me coûtera-t-il ?
Allez, faites-moi vendre,
Et pour l’amour de vous, je n’en voudrai rien prendre,
Mais avisez alors à me récompenser.

Florice.

L’offre n’est pas mauvaise, et vaut bien y penser.
Vous me verrez demain avecque ma maîtresse.

ACTE IV
Scène XIV

Florice, Aronte, le Mercier, la Lingère.

Florice.

Aronte, eh bien ! quels fruits produira notre adresse ?

Aronte.

De fort mauvais pour moi. Mon maître, au désespoir,
Fuit les yeux d’Hippolyte, et ne veut plus me voir.

Florice.

Nous sommes donc ainsi bien loin de notre conte ?

Aronte.

Oui, mais tout le malheur en tombe sur Aronte.

Florice.

Ne te débauche point, je veux faire ta paix.

Aronte.

Son courroux est trop grand pour s’apaiser jamais.

Florice.

S’il vient encor chez nous, ou chez sa Célidée,
Je te rends aussitôt l’affaire accommodée.

Aronte.

Si tu fais ce coup-là, que ton pouvoir est grand !
Viens, je te veux donner tout à l’heure un galand.

Le Mercier.

Voyez, monsieur ; j’en ai des plus beaux de la terre :
En voilà de Paris, d’Avignon, d’Angleterre.
Aronte, après avoir regardé une boîte de galands.
Tous vos rubans n’ont point d’assez vives couleurs.
Allons, Florice, allons, il en faut voir ailleurs.

La Lingère.

Ainsi, faute d’avoir de bonne marchandise,
Des hommes comme vous perdent leur chalandise.

Le Mercier.

Vous ne la perdez pas, vous, mais Dieu sait comment ;
Du moins, si je vends peu, je vends loyalement,
Et je n’attire point avec une promesse
De suivante qui m’aide à tromper sa maîtresse.

La Lingère.

Quand il faut dire tout, on s’entre-connaît bien ;
Chacun sait son métier, et… Mais je ne dis rien.

Le Mercier.

Vous ferez un grand coup si vous pouvez vous taire.

La Lingère.

Je ne réplique point à des gens en colère.

Fin du quatrième acte

 

**

LA GALERIE DU PALAIS

ACTE V

Scène première

Lysandre.

Indiscrète vengeance, imprudentes chaleurs,
Dont l’impuissance ajoute un comble à mes malheurs,
Ne me conseillez plus la mort de ce faussaire.
J’aime encor Célidée, et n’ose lui déplaire :
Priver de la clarté ce qu’elle aime le mieux,
Ce n’est pas le moyen d’agréer à ses yeux.
L’amour, en la perdant, me retient en balance ;
Il produit ma fureur et rompt sa violence,
Et me laissant trahi, confus et méprisé,
Ne veut que triompher de mon cœur divisé.
Amour, cruel auteur de ma longue misère,
Ou permets à la fin d’agir à ma colère,
Ou, sans m’embarrasser d’inutiles transports,
Auprès de ce bel oeil fais tes derniers efforts ;
Viens, accompagne-moi chez ma belle inhumaine,
Et comme de mon cœur, triomphe de sa haine !
Contre toi ma vengeance a mis les armes bas,
Contre ses cruautés rends les mêmes combats ;
Exerce ta puissance à fléchir la farouche ;
Montre-toi dans mes yeux, et parle par ma bouche :
Si tu te sens trop faible, appelle à ton secours
Le souvenir de mille et de mille heureux jours
Où ses désirs, d’accord avec mon espérance,
Ne laissaient à nos vœux aucune différence.
Je pense avoir encor ce qui la sut charmer,
Les mêmes qualités qu’elle voulut aimer.
Peut-être mes douleurs ont changé mon visage ;
Mais, en revanche aussi, je l’aime davantage.
Mon respect s’est accru pour un objet si cher ;
Je ne me venge point, de peur de la fâcher.
Un infidèle ami tient son âme captive,
Je le sais, je le vois et je souffre qu’il vive.
Je tarde trop ; allons, ou vaincre ses refus,
Ou me venger sur moi de ne lui plaire plus,
Et tirons de son cœur, malgré sa flamme éteinte,
La pitié par ma mort, ou l’amour par ma plainte :
Ses rigueurs par ce fer me perceront le sein.

ACTE V
Scène II

Dorimant, Lysandre.

Dorimant.

Eh quoi ! pour m’avoir vu, vous changez de dessein ?
Ne craignez point pour moi d’entrer chez Hippolyte ;
Vous ne m’apprendrez rien en lui faisant visite ;
Mes yeux, mes propres yeux n’ont que trop découvert
Comme un ami si rare auprès d’elle me sert.

Lysandre.

Parlez plus franchement : ma rencontre importune
Auprès d’un autre objet trouble votre fortune ;
Et vous montrez assez, par ces faibles détours,
Qu’un témoin comme moi déplaît à vos amours ;
Vous voulez seul à seul cajoler Célidée ;
La querelle entre nous sera bientôt vidée :
Ma mort vous donnera chez elle un libre accès.
Ou ma juste vengeance un funeste succès.

Dorimant.

Qu’est-ce-ci, déloyal ? quelle fourbe est la vôtre ?
Vous m’en disputez une, afin d’acquérir l’autre !
Après ce que chacun a vu de votre feu,
C’est une lâcheté d’en faire un désaveu.

Lysandre.

Je ne me connais point à combattre d’injures.

Dorimant.

Aussi veux-je punir autrement tes parjures :
Le ciel, le juste ciel, ennemi des ingrats,
Qui pour ton châtiment a destiné mon bras,
T’apprendra qu’à moi seul Hippolyte est gardée.

Lysandre.

Garde ton Hippolyte.

Dorimant.

Garde ton Hippolyte. Et toi, ta Célidée.

Lysandre.

Voilà faire le fin, de crainte d’un combat.

Dorimant.

Tu m’imputes la crainte, et ton cœur s’en abat !

Lysandre.

Laissons à part les noms ; disputons la maîtresse,
Et pour qui que ce soit, montre ici ton adresse.

Dorimant.

C’est comme je l’entends.

ACTE V
Scène III

Célidée, Lysandre, Dorimant.

Célidée.

C’est comme je l’entends. Ô dieux ! ils sont aux coups !
(À Lysandre.)
Ah ! perfide ! sur moi détourne ton courroux ;
La mort de Dorimant me serait trop funeste.

Dorimant.

Lysandre, une autre fois nous viderons le reste.

Célidée,
à Dorimant.

Arrête, cher ingrat !

Lysandre.

Arrête, cher ingrat ! Tu recules, voleur !

Dorimant.

Je fuis cette importune, et non pas ta valeur.

ACTE V
Scène IV

Lysandre, Célidée.

Lysandre.

Ne suivez pas du moins ce perfide à ma vue :
Avez-vous résolu que sa fuite me tue,
Et qu’ayant su braver son plus vaillant effort,
Par sa retraite infâme il me donne la mort ?
Pour en frapper le coup, vous n’avez qu’à le suivre.

Célidée.

Je tiens des gens sans foi si peu dignes de vivre,
Qu’on ne verra jamais que je recule un pas
De crainte de causer un si juste trépas.

Lysandre.

Eh bien, voyez-le donc ; ma lame toute prête
N’attendait que vos yeux pour immoler ma tête.
Vous lirez dans mon sang, à vos pieds répandu,
Ce que valait l’amant que vous aurez perdu ;
Et sans vous reprocher un si cruel outrage,
Ma main de vos rigueurs achèvera l’ouvrage.
Trop heureux mille fois si je plais en mourant
À celle à qui j’ai pu déplaire en l’adorant,
Et si ma prompte mort, secondant son envie,
L’assure du pouvoir qu’elle avait sur ma vie !

Célidée.

Moi, du pouvoir sur vous ! vos yeux se sont mépris ;
Et quelque illusion qui trouble vos esprits
Vous fait imaginer d’être auprès d’Hippolyte.
Allez, volage, allez où l’amour vous invite ;
Dans ses doux entretiens recherchez vos plaisirs,
Et ne m’empêchez plus de suivre mes désirs.

Lysandre.

Ce n’est pas sans raison que ma feinte passée
A jeté cette erreur dedans votre pensée.
Il est vrai, devant vous forçant mes sentiments,
J’ai présenté des vœux, j’ai fait des compliments ;
Mais c’étaient compliments qui partaient d’une souche ;
Mon cœur, que vous teniez, désavouait ma bouche.
Pleirante, qui rompit ces ennuyeux discours,
Sait bien que mon amour n’en changea point de cours ;
Contre votre froideur une modeste plainte
Fut tout notre entretien au sortir de la feinte ;
Et je le priai lors…

Célidée.

Et je le priai lors… D’user de son pouvoir ?
Ce n’était pas par là qu’il me fallait avoir.
Les mauvais traitements ne font qu’aigrir les âmes.

Lysandre.

Confus, désespéré du mépris de mes flammes,
Sans conseil, sans raison, pareil aux matelots
Qu’un naufrage abandonne à la merci des flots,
Je me suis pris à tout, ne sachant où me prendre.
Ma douleur par mes cris d’abord s’est fait entendre ;
J’ai cru que vous seriez d’un naturel plus doux,
Pourvu que votre esprit devînt un peu jaloux ;
J’ai fait agir pour moi l’autorité d’un père,
J’ai fait venir aux mains celui qu’on me préfère ;
Et puisque ces efforts n’ont réussi qu’en vain,
J’aurai de vous ma grâce, ou la mort de ma main.
Choisissez, l’une ou l’autre achèvera mes peines ;
Mon sang brûle déjà de sortir de mes veines :
Il faut, pour l’arrêter, me rendre votre amour ;
Je n’ai plus rien sans lui qui me retienne au jour.

Célidée.

Volage, fallait-il, pour un peu de rudesse,
Vous porter si soudain à changer de maîtresse ?
Que je vous croyais bien d’un jugement plus meur !
Ne pouviez-vous souffrir de ma mauvaise humeur ?
Ne pouviez-vous juger que c’était une feinte
À dessein d’éprouver quelle était votre atteinte ?
Les dieux m’en soient témoins, et ce nouveau sujet
Que vos feux inconstants ont choisi pour objet,
Si jamais j’eus pour vous de dédain véritable,
Avant que votre amour parût si peu durable !
Qu’Hippolyte vous die avec quels sentiments
Je lui fus raconter vos premiers mouvements,
Avec quelles douceurs je m’étais préparée
À redonner la joie à votre âme éplorée !
Dieux ! que je fus surprise, et mes sens éperdus,
Quand je vis vos devoirs à sa beauté rendus !
Votre légèreté fut soudain imitée :
Non pas que Dorimant m’en eût sollicitée ;
Au contraire, il me fuit, et l’ingrat ne veut pas
Que sa franchise cède au peu que j’ai d’appas ;
Mais, hélas ! plus il fuit, plus son portrait s’efface.
Je vous sens, malgré moi, reprendre votre place.
L’aveu de votre erreur désarme mon courroux ;
Ne redoutez plus rien, l’amour combat pour vous.
Si nous avons failli de feindre l’un et l’autre,
Pardonnez à ma feinte, et j’oublierai la vôtre.
Moi-même je l’avoue à ma confusion,
Mon imprudence a fait notre division.
Tu ne méritais pas de si rudes alarmes :
Accepte un repentir accompagné de larmes ;
Et souffre que le tien nous fasse tour à tour
Par ce petit divorce augmenter notre amour.

Lysandre.

Que vous me surprenez ! O ciel ! est-il possible
Que je vous trouve encore à mes désirs sensible ?
Que j’aime ces dédains qui finissent ainsi !

Célidée.

Et pour l’amour de toi, que je les aime aussi !

Lysandre.

Que ce soit toutefois sans qu’il vous prenne envie
De les plus essayer au péril de ma vie.

Célidée.

J’aime trop désormais ton repos et le mien ;
Tous mes soins n’iront plus qu’à notre commun bien.
Voudrais-je, après ma faute, une plus douce amende
Que l’effet d’un hymen qu’un père me commande ?
Je t’accusais en vain d’une infidélité :
Il agissait pour toi de pleine autorité,
Me traitait de parjure et de fille rebelle ;
Mais allons lui porter cette heureuse nouvelle ;
Ce que pour mes froideurs il témoigne d’horreur
Mérite bien qu’en hâte on le tire d’erreur.

Lysandre.

Vous craignez qu’à vos yeux cette belle Hippolyte
N’ait encor de ma bouche un hommage hypocrite ?

Célidée.

Non, je fuis Dorimant qu’ensemble j’aperçoi ;
Je ne veux plus le voir, puisque je suis à toi.

ACTE V
Scène V

Dorimant, Hippolyte.

Dorimant.

Autant que mon esprit adore vos mérites,
Autant veux-je de mal à vos longues visites.

Hippolyte.

Que vous ont-elles fait pour vous mettre en courroux ?

Dorimant.

Elles m’ôtent le bien de vous trouver chez vous.
J’y fais à tous moments une course inutile ;
J’apprends cent fois le jour que vous êtes en ville ;
En voici presque trois que je n’ai pu vous voir,
Pour rendre à vos beautés ce que je sais devoir ;
Et n’était qu’aujourd’hui cette heureuse rencontre,
Sur le point de rentrer, par hasard me les montre,
Je crois que ce jour même aurait encor passé
Sans moyen de m’en plaindre aux yeux qui m’ont blessé.

Hippolyte.

Ma libre et gaie humeur hait le ton de plainte ;
Je n’en puis écouter qu’avec de la contrainte.
Si vous prenez plaisir dedans mon entretien,
Pour le faire durer ne vous plaignez de rien.

Dorimant.

Vous me pouvez ôter tout sujet de me plaindre.

Hippolyte.

Et vous pouvez aussi vous empêcher d’en feindre.

Dorimant.

Est-ce en feindre un sujet qu’accuser vos rigueurs ?

Hippolyte.

Pour vous en plaindre à faux, vous feignez des langueurs.

Dorimant.

Verrais-je sans languir ma flamme qu’on néglige ?

Hippolyte.

Éteignez cette flamme où rien ne vous oblige.

Dorimant.

Vos charmes trop puissants me forcent à ces feux.

Hippolyte.

Oui, mais rien ne vous force à vous approcher d’eux.

Dorimant.

Ma présence vous fâche et vous est odieuse.

Hippolyte.

Non ; mais tout ce discours la peut rendre ennuyeuse.

Dorimant.

Je vois bien ce que c’est ; je lis dans votre cœur :
Il a reçu les traits d’un plus heureux vainqueur ;
Un autre, regardé d’un oeil plus favorable,
À mes submissions vous fait inexorable ;
C’est pour lui seulement que vous voulez brûler.

Hippolyte.

Il est vrai ; je ne puis vous le dissimuler :
Il faut que je vous traite avec toute franchise.
Alors que je vous pris, un autre m’avait prise,
Un autre captivait mes inclinations.
Vous devez présumer de vos perfections
Que si vous attaquiez un cœur qui fût à prendre,
Il serait malaisé qu’il s’en pût bien défendre.
Vous auriez eu le mien, s’il n’eût été donné ;
Mais puisque les destins ainsi l’ont ordonné,
Tant que ma passion aura quelque espérance,
N’attendez rien de moi que de l’indifférence.

Dorimant.

Vous ne m’apprenez point le nom de cet amant :
Sans doute que Lysandre est cet objet charmant
Dont les discours flatteurs vous ont préoccupée.

Hippolyte.

Cela ne se dit point à des hommes d’épée :
Vous exposer aux coups d’un duel hasardeux,
Ce serait le moyen de vous perdre tous deux.
Je vous veux, si je puis, conserver l’un et l’autre ;
Je chéris sa personne, et hais si peu la vôtre,
Qu’ayant perdu l’espoir de le voir mon époux,
Si ma mère y consent, Hippolyte est à vous.
Mais aussi jusque-là plaignez votre infortune.

Dorimant.

Permettez pour ce nom que je vous importune ;
Ne me refusez plus de me le déclarer :
Que je sache en quel temps j’aurai droit d’espérer,
Un mot me suffira pour me tirer de peine ;
Et lors j’étoufferai si bien toute ma haine,
Que vous me trouverez vous-même trop remis.

ACTE V
Scène VI

Pleirante, Lysandre, Célidée, Dorimant, Hippolyte.

Pleirante.

Souffrez, mon cavalier, que je vous rende amis.
Vous ne lui voulez pas quereller Célidée ?

Dorimant.

L’affaire, à cela près, peut être décidée.
Voici le seul objet de nos affections,
Et l’unique motif de nos dissensions.

Lysandre.

Dissipe, cher ami, cette jalouse atteinte ;
C’est l’objet de tes feux, et celui de ma feinte.
Mon cœur fut toujours ferme, et moi je me dédis
Des vœux que de ma bouche elle reçut jadis.
Piqué d’un faux dédain, j’avais pris fantaisie
De mettre Célidée en quelque jalousie ;
Mais, au lieu d’un esprit, j’en ai fait deux jaloux.

Pleirante.

Vous pouvez désormais achever entre vous :
Je vais dans ce logis dire un mot à madame.

ACTE V
Scène VII

Dorimant, Lysandre, Célidée, Hippolyte.

Dorimant.

Ainsi, loin de m’aider, tu traversais ma flamme !

Lysandre.

Les efforts que Pleirante à ma prière a faits
T’auraient acquis déjà le but de tes souhaits ;
Mais tu dois accuser les glaces d’Hippolyte,
Si ton bonheur n’est pas égal à ton mérite.

Hippolyte.

Qu’aurai-je cependant pour satisfaction
D’avoir servi d’objet à votre fiction ?
Dans votre différend je suis la plus blessée,
Et me trouve, à l’accord, entièrement laissée.

Célidée.

N’y songe plus, de grâce, et pour l’amour de moi,
Trouve bon qu’il ait feint de vivre sous ta loi.
Veux-tu le quereller lorsque je lui pardonne ?
Le droit de l’amitié tout autrement ordonne.
Tout prêts d’être assemblés d’un lien conjugal,
Tu ne peux le haïr sans me vouloir du mal.
J’ai feint par ton conseil ; lui, par celui d’un autre ;
Et bien qu’amour jamais ne fût égal au nôtre,
Je m’étonne comment cette confusion
Laisse finir si tôt notre division.

Hippolyte.

De sorte qu’à présent le ciel y remédie ?

Célidée.

Tu vois ; mais après tout, s’il faut que je le die,
Ton conseil est fort bon, mais un peu dangereux.

Hippolyte.

Excuse, chère amie, un esprit amoureux.
Lysandre me plaisait, et tout mon artifice
N’allait qu’à détourner son cœur de ton service.
J’ai fait ce que j’ai pu pour brouiller vos esprits ;
J’ai, pour me l’attirer, pratiqué tes mépris ;
Mais puisqu’ainsi le ciel rejoint votre hyménée…

Dorimant.

Votre rigueur vers moi doit être terminée.
Sans chercher de raisons pour vous persuader,
Votre amour hors d’espoir fait qu’il me faut céder ;
Vous savez trop à quoi la parole vous lie.

Hippolyte.

À vous dire le vrai, j’ai fait une folie :

Je les croyais encor loin de se réunir,
Et moi, par conséquent, loin de vous la tenir.

Dorimant.

Auriez-vous pour la rompre une âme assez légère ?

Hippolyte.

Puisque je l’ai promis, vous pouvez voir ma mère.

Lysandre.

Si tu juges Pleirante à cela suffisant,
Je crois qu’eux deux ensemble en parlent à présent.

Dorimant.

Après cette faveur qu’on me vient de promettre,
Je crois que mes devoirs ne se peuvent remettre :
J’espère tout de lui ; mais, pour un bien si doux
Je ne saurais…

Lysandre.

Je ne saurais… Arrête ; ils s’avancent vers nous.

ACTE V
Scène VIII

Pleirante, Chrysante, Lysandre, Dorimant, Célidée, Hippolyte, Florice.

Dorimant,
à Chrysante.

Madame, un pauvre amant, captif de cette belle,
Implore le pouvoir que vous avez sur elle ;
Tenant ses volontés, vous gouvernez mon sort.
J’attends de votre bouche ou la vie ou la mort.

Chrysante,
à Dorimant.

Un homme tel que vous, et de votre naissance,
Ne peut avoir besoin d’implorer ma puissance.

Si vous avez gagné ses inclinations,
Soyez sûr du succès de vos affections ;
Mais je ne suis pas femme à forcer son courage ;
Je sais ce que la force est en un mariage.
Il me souvient encor de tous mes déplaisirs
Lorsqu’un premier hymen contraignit mes désirs ;
Et, sage à mes dépens, je veux bien qu’Hippolyte
Prenne ou laisse, à son choix, un homme de mérite.
Ainsi présumez tout de mon consentement,
Mais ne prétendez rien de mon commandement.

Dorimant,
à Hippolyte.

Après un tel aveu serez-vous inhumaine ?

Hippolyte,
à Chrysante.

Madame, un mot de vous me mettrait hors de peine.
Ce que vous remettez à mon choix d’accorder,
Vous feriez beaucoup mieux de me le commander.

Pleirante,
à Chrysante.

Elle vous montre assez où son désir se porte.

Chrysante.

Puisqu’elle s’y résout, le reste ne m’importe.

Dorimant.

Ce favorable mot me rend le plus heureux
De tout ce que jamais on a vu d’amoureux.

Lysandre.

J’en sens croître la joie au milieu de mon âme,
Comme si de nouveau l’on acceptait ma flamme.

Hippolyte,
à Lysandre.

Ferez-vous donc enfin quelque chose pour moi ?

Lysandre.

Tout, hormis ce seul point, de lui manquer de foi.

Hippolyte.

Pardonnez donc à ceux qui, gagnés par Florice,
Lorsque je vous aimais, m’ont fait quelque service.

Lysandre.

Je vous entends assez ; soit. Aronte impuni
Pour ses mauvais conseils ne sera point banni ;
Tu le souffriras bien, puisqu’elle m’en supplie.

Célidée.

Il n’est rien que pour elle et pour toi je n’oublie.

Pleirante.

Attendant que demain ces deux couples d’amants
Soient mis au plus haut point de leurs contentements,
Allons chez moi, madame, achever la journée.

Chrysante.

Mon cœur est tout ravi de ce double hyménée.

Florice.

Mais afin que la joie en soit égale à tous,
Faites encor celui de monsieur et de vous.

Chrysante.

Outre l’âge en tous deux un peu trop refroidie,
Cela sentirait trop sa fin de comédie.

*

Fin du cinquième et dernier acte
LA GALERIE DU PALAIS

LA VEUVE CORNEILLE – COMEDIE DE CORNEILLE 1632

La Veuve Corneille
Le Théâtre de Corneillle

 

la-veuve-corneille-artgitato

Aussitôt qu’une dame a charmé nos esprits,
Offrir notre service au hasard d’un mépris,
Et nous abandonnant à nos brusques saillies,
Au lieu de notre ardeur lui montrer nos folies,
Nous attirer sur l’heure un dédain éclatant,
Il n’est si maladroit qui n’en fît bien autant.
La Veuve Corneille Acte I Scène 1

Diane n’eut jamais une si belle taille ;
Auprès d’elle Vénus ne serait rien qui vaille ;
Ce ne sont rien que lis et roses que son teint ;
Enfin de ses beautés il est si fort atteint…
La Veuve Corneille Acte I Scène IV

 









     Clitandre CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

Comédie
EN CINQ ACTES





 

LE THEÂTRE DE
PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

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LA VEUVE

Comédie en Cinq Actes

La Veuve Corneille

Adresse

À Madame de La Maisonfort

Madame,

Le bon accueil qu’autrefois cette Veuve a reçu de vous l’oblige à vous remercier, et l’enhardit à vous demander la faveur de votre protection. Etant exposée aux coups de l’envie et de la médisance, elle n’en peut trouver de plus assurée que celle d’une personne sur qui ces deux monstres n’ont jamais de prise. Elle espère que vous ne la méconnaîtrez pas pour être dépouillée de tous autres ornements que les siens, et que vous la traiterez aussi bien qu’alors que la grâce de la représentation la mettait en son jour. Pourvu qu’elle vous puisse divertir encore une heure, elle trop contente, et se bannira sans regret du théâtre pour avoir une place dans votre cabinet. Elle honteuse de vous ressembler si peu, et a de grands sujets d’appréhender qu’on ne l’accuse de peu de jugement de se présenter devant vous, dont les perfections la feront paraître d’autant plus imparfaite  ; mais quand elle considère qu’elles en sont en un si haut point, qu’on n’en peut avoir de légères teintures sans des privilèges tout particuliers du ciel, elle se rassure entièrement, et n’ose plus craindre qu’il se rencontre des esprits assez injustes pour lui imputer à défaut le manque des choses qui sont au dessus des forces de la nature  : en effet, madame, quelque difficulté que vous fassiez de croire aux miracles, il faut que vous en reconnaissiez en vous même, ou que vous ne vous connaissiez pas, puisqu’il est tout vrai que des vertus et des qualités si peu commune que les vôtres ne sauraient avoir d’autre nom. Ce n’est pas mon dessein d’en faire ici les éloges  ; outre qu’il serait superflu de particulariser ce que tout le monde sait, la bassesse de mon discours profanerait des choses si relevées. Ma plume est trop faible pour entreprendre de voler si haut  ; c’est assez pour elle de vous rendre mes devoirs, et de vous protester, avec plus de vérité que d’éloquence, que je serai toute ma vie,

Madame,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Corneille.

********

La Veuve Corneille

***********

Au lecteur

Si tu n’es homme à te contenter de la naïveté du style et de la subtilité de l’intrigue, je ne t’invite point à la lecture de cette pièce : son ornement n’est pas dans l’éclat des vers. C’est une belle chose que de les faire puissants et majestueux : cette pompe ravit d’ordinaire les esprits, et pour le moins les éblouit ; mais il faut que les sujets en fassent naître les occasions ; autrement c’est en faire parade mal à propos, et pour gagner le nom de poète, perdre celui de judicieux. La comédie n’est qu’un portrait de nos actions et de nos discours, et la perfection des portraits consiste en la ressemblance. Sur cette maxime je tâche de ne mettre en la bouche de mes acteurs que ce que diraient vraisemblablement en leur place ceux qu’ils représentent, et de les faire discourir en honnêtes gens, et non pas en auteurs. Ce n’est qu’aux ouvrages où le poète parle qu’il faut parler en poète ; Plaute n’a pas écrit comme Virgile, et ne laisse pas d’avoir bien écrit. Ici donc tu ne trouveras en beaucoup d’endroits qu’une prose rimée, peu de scènes toutefois sans quelque raisonnement assez véritable, et partout une conduite assez industrieuse. Tu y reconnaîtras trois sortes d’amours aussi extraordinaires au théâtre qu’ordinaires dans le monde : celle de Philiste et Clarice, d’Alcidon et Doris, et celle de la même Doris avec Florange, qui ne paraît point. Le plus beau de leurs entretiens est en équivoques, et en propositions dont ils te laissent les conséquences à tirer. Si tu en pénètres bien le sens, l’artifice ne t’en déplaira point. Pour l’ordre de la pièce, je ne l’ai mis ni dans la sévérité des règles, ni dans la liberté qui n’est que trop ordinaire sur le théâtre français : l’une est trop rarement capable de beaux effets, et on les trouve à trop bon marché dans l’autre, qui prend quelquefois tout un siècle pour la durée de son action, et toute la terre habitable pour le lieu de sa scène. Cela sent un peu trop son abandon, messéant à toutes sortes de poèmes, et particulièrement aux dramatiques, qui ont toujours été les plus réglés. J’ai donc cherché quelque milieu pour la règle du temps, et me suis persuadé que la comédie étant disposée en cinq actes, cinq jours consécutifs n’y seraient point mal employés. Ce n’est pas que je méprise l’antiquité ; mais comme on épouse malaisément des beautés si vieilles, j’ai cru lui rendre assez de respect de lui partager mes ouvrages ; et de six pièces de théâtre qui me sont échappées, en ayant réduit trois dans la contrainte qu’elle nous a prescrite, je n’ai point fait de conscience d’allonger un peu les vingt et quatre heures aux trois autres. Pour l’unité de lieu et d’action, ce sont deux règles que j’observe inviolablement ; mais j’interprète la dernière à ma mode ; et la première, tantôt je la resserre à la seule grandeur du théâtre, et tantôt je l’étends jusqu’à toute une ville, comme en cette pièce. Je l’ai poussée dans le Clitandre jusques aux lieux où l’on peut aller dans les vingt et quatre heures ; mais bien que j’en pusse trouver de bons garants et de grands exemples dans les vieux et nouveaux siècles, j’estime qu’il n’est que meilleur de se passer de leur imitation en ce point. Quelque jour je m’expliquerai davantage sur ces matières ; mais il faut attendre l’occasion d’un plus grand volume : cette préface n’est déjà que trop longue pour une comédie.

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La Veuve Corneille

*****

Argument

Alcidon, amoureux de Clarice, veuve d’Alcandre et maîtresse de Philiste, son particulier ami, de peur qu’il ne s’en aperçût, feint d’aimer sa sœur Doris, qui, ne s’abusant point par ses caresses, consent au mariage de Florange, que sa mère lui propose. Ce faux ami, sous un prétexte de se venger de l’affront que lui faisait ce mariage, fait consentir Célidan à enlever Clarice en sa faveur, et ils la mènent ensemble à un château de Célidan. Philiste, abusé des faux ressentiments de son ami, fait rompre le mariage de Florange : sur quoi Célidan conjure Alcidon de reprendre Doris, et rendre Clarice à son amant. Ne l’y pouvant résoudre, il soupçonne quelque fourbe de sa part, et fait si bien qu’il tire les vers du nez à la nourrice de Clarice, qui avait toujours eu une intelligence avec Alcidon, et lui avait même facilité l’enlèvement de sa maîtresse ; ce qui le porte à quitter le parti de ce perfide : de sorte que, ramenant Clarice à Philiste, il obtient de lui en récompense sa sœur Doris.

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LA VEUVE CORNEILLE

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Examen

Cette comédie n’est pas plus régulière que Mélite en ce qui regarde l’unité de lieu, et a le même défaut au cinquième acte, qui se passe en compliments pour venir à la conclusion d’un amour épisodique ; avec cette différence toutefois que le mariage de Célidan avec Doris a plus de justesse dans celle-ci que celui d’Eraste avec Chloris dans l’autre. Elle a quelque chose de mieux ordonné pour le temps en général, qui n’est pas si vague que dans Mélite, et a ses intervalles mieux proportionnés par cinq jours consécutifs. C’était un tempérament que je croyais lors fort raisonnable entre la rigueur des vingt et quatre heures et cette étendue libertine qui n’avait aucunes bornes. Mais elle a ce même défaut dans le particulier de la durée de chaque acte, que souvent celle de l’action y excède de beaucoup celle de la représentation. Dans le commencement du premier, Philiste quitte Alcidon pour aller faire des visites avec Clarice, et paraît en la dernière scène avec elle au sortir de ces visites, qui doivent avoir consumé toute l’après-dinée, ou du moins la meilleure partie. La même chose se trouve au cinquième : Alcidon y fait partie avec Célidan d’aller voir Clarice sur le soir dans son château, où il la croit encore prisonnière, et se résout de faire part de sa joie à la nourrice, qu’il n’oserait voir de jour, de peur de faire soupçonner l’intelligence secrète et criminelle qu’ils ont ensemble ; et environ cent vers après, il vient chercher cette confidente chez Clarice, dont il ignore le retour. Il ne pouvait être qu’environ midi quand il en a formé le dessein, puisque Célidan venait de ramener Clarice (ce que vraisemblablement il a fait le plus tôt qu’il a pu, ayant un intérêt d’amour qui le pressait de lui rendre ce service en faveur de son amant) ; et quand il vient pour exécuter cette résolution, la nuit doit avoir déjà assez d’obscurité pour cacher cette visite qu’il lui va rendre. L’excuse qu’on pourrait y donner, aussi bien qu’à ce que j’ai remarqué de Tircis dans Mélite, c’est qu’il n’y a point de liaisons de scènes, et par conséquent point de continuité d’action. Aussi, on pourrait dire que ces scènes détachées qui sont placées l’une après l’autre ne s’entre-suivent pas immédiatement, et qu’il se consume un temps notable entre la fin de l’une et le commencement de l’autre ; ce qui n’arrive point quand elles sont liées ensemble, cette liaison étant cause que l’une commence nécessairement au même instant que l’autre finit.

Cette comédie peut faire connaître l’aversion naturelle que j’ai toujours eue pour les a parte. Elle m’en donnait de belles occasions, m’étant proposé d’y peindre un amour réciproque qui parût dans les entretiens de deux personnes qui ne parlent point d’amour ensemble, et de mettre des compliments d’amour suivis entre deux gens qui n’en ont point du tout l’un pour l’autre, et qui sont toutefois obligés, par des considérations particulières, de s’en rendre des témoignages mutuels. C’était un beau jeu pour ces discours à part, si fréquents chez les anciens et chez les modernes de toutes les langues ; cependant j’ai si bien fait, par le moyen des confidences qui ont précédé ces scènes artificieuses, et des réflexions qui les ont suivies, que sans emprunter ce secours, l’amour a paru entre ceux qui n’en parlent point, et le mépris a été visible entre ceux qui se font des protestations d’amour. La sixième scène du quatrième acte semble commencer par ces a parte, et n’en a toutefois aucun. Célidan et la nourrice y parlent véritablement chacun à part, mais en sorte que chacun des deux veut bien que l’autre entende ce qu’il dit. La nourrice cherche à donner à Célidan des marques d’une douleur très vive, qu’elle n’a point, et en affecte d’autant plus les dehors pour l’éblouir ; et Célidan, de son côté, veut qu’elle ait lieu de croire qu’il la cherche pour la tirer du péril où il feint qu’elle est, et qu’ainsi il la rencontre fort à propos. Le reste de cette scène est fort adroit, par la manière dont il dupe cette vieille, et lui arrache l’aveu d’une fourbe où on le voulait prendre lui-même pour dupe. Il l’enferme, de peur qu’elle ne fasse encore quelque pièce qui trouble son dessein ; et quelques-uns ont trouvé à dire qu’on ne parle point d’elle au cinquième ; mais ces sortes de personnages, qui n’agissent que pour l’intérêt des autres, ne sont pas assez d’importance pour faire naître une curiosité légitime de savoir leurs sentiments sur l’événement de la comédie, où ils n’ont plus que faire quand on n’y a plus affaire d’eux ; et d’ailleurs Clarice y a trop de satisfaction de se voir hors du pouvoir de ses ravisseurs et rendue à son amant, pour penser en sa présence à cette nourrice, et prendre garde si elle est en sa maison, ou si elle n’y est pas.

Le style n’est pas plus élevé ici que dans Mélite, mais il est plus net et plus dégagé des pointes dont l’autre est semée, qui ne sont, à en bien parler, que de fausses lumières, dont le brillant marque bien quelque vivacité d’esprit, mais sans aucune solidité de raisonnement. L’intrigue y est aussi beaucoup plus raisonnable que dans l’autre ; et Alcidon a lieu d’espérer un bien plus heureux succès de sa fourbe qu’Eraste de la sienne.

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La Veuve Corneille

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Acteurs

Philiste, amant de Clarice.

Alcidon, ami de Philiste, et amant de Doris.

Célidan, ami d’Alcidon, et amoureux de Doris.

Clarice, veuve d’Alcandre, et maîtresse de Philiste.

Chrysante, mère de Doris.

Doris, sœur de Philiste.

La Nourrice de Clarice.

Géron, agent de Florange, amoureux de Doris.

Lycas, domestique de Philis.

Polymas,

Doraste,

Listor, domestiques de Clarice.

**************

LA VEUVE CORNEILLE

**************

La scène est à Paris

Acte premier
Scène première

Philiste, Alcidon

Alcidon

J’en demeure d’accord, chacun a sa méthode ;

Mais la tienne pour moi serait trop incommode :

Mon cœur ne pourrait pas conserver tant de feu,

S’il fallait que ma bouche en témoignât si peu.

Depuis près de deux ans tu brûles pour Clarice ;

Et plus ton amour croît, moins elle en a d’indice.

Il semble qu’à languir tes désirs sont contents,

Et que tu n’as pour but que de perdre ton temps.

Quel fruit espères-tu de ta persévérance

À la traiter toujours avec indifférence ?

Auprès d’elle assidu, sans lui parler d’amour,

Veux-tu qu’elle commence à te faire la cour ?

Philiste

Non ; mais, à dire vrai, je veux qu’elle devine.

Alcidon

Ton espoir qui te flatte en vain se l’imagine :

Clarice avec raison prend pour stupidité

Ce ridicule effet de ta timidité.

Philiste

Peut-être. Mais enfin vois-tu qu’elle me fuie,

Qu’indifférent qu’il est, mon entretien l’ennuie,

Que je lui sois à charge, et lorsque je la voi,

Qu’elle use d’artifice à s’échapper de moi ?

Sans te mettre en souci quelle en sera la suite,

Apprends comme l’amour doit régler sa conduite.

Aussitôt qu’une dame a charmé nos esprits,

Offrir notre service au hasard d’un mépris,

Et nous abandonnant à nos brusques saillies,

Au lieu de notre ardeur lui montrer nos folies,

Nous attirer sur l’heure un dédain éclatant,

Il n’est si maladroit qui n’en fît bien autant.

Il faut s’en faire aimer avant qu’on se déclare ;

Notre submission à l’orgueil la prépare.

Lui dire incontinent son pouvoir souverain,

C’est mettre à sa rigueur les armes à la main.

Usons, pour être aimés, d’un meilleur artifice,

Et sans lui rien offrir, rendons-lui du service ;

Réglons sur son humeur toutes nos actions,

Réglons tous nos desseins sur ses intentions,

Tant que par la douceur d’une longue hantise,

Comme insensiblement elle se trouve prise.

C’est par là que l’on sème aux dames des appas

Qu’elles n’évitent point, ne les prévoyant pas.

Leur haine envers l’amour pourrait être un prodige

Que le seul nom les choque, et l’effet les oblige.

Alcidon

Suive qui le voudra ce procédé nouveau :

Mon feu me déplairait caché sous ce rideau.

Ne parler point d’amour ! Pour moi, je me défie

Des fantasques raisons de ta philosophie :

Ce n’est pas là mon jeu. Le joli passe-temps

D’être auprès d’une dame et causer du beau temps,

Lui jurer que Paris est toujours plein de fange,

Qu’un certain parfumeur vend de fort bonne eau d’ange,

Qu’un cavalier regarde un autre de travers,

Que dans la comédie on dit d’assez bons vers,

Qu’Aglante avec Philis dans un mois se marie !

Change, pauvre abusé, change de batterie,

Conte ce qui te mène, et ne t’amuse pas

À perdre innocemment tes discours et tes pas.

Philiste

Je les aurais perdus auprès de ma maîtresse,

Si je n’eusse employé que la commune adresse,

Puisqu’inégal de biens et de condition,

Je ne pouvais prétendre à son affection.

Alcidon

Mais si tu ne les perds, je le tiens à miracle,

Puisqu’ainsi ton amour rencontre un double obstacle,

Et que ton froid silence et l’inégalité

S’opposent tout ensemble à ta témérité.

Philiste

Crois que de la façon dont j’ai su me conduire

Mon silence n’est pas en état de me nuire :

Mille petits devoirs ont tant parlé pour moi,

Qu’il ne m’est plus permis de douter de sa foi.

Mes soupirs et les siens font un secret langage

Par où son cœur au mien à tous moments s’engage :

Des coups d’œil languissants, des souris ajustés,

Des penchements de tête à demi concertés,

Et mille autres douceurs, aux seuls amants connues,

Nous font voir chaque jour nos âmes toutes nues,

Nous sont de bons garants d’un feu qui chaque jour…

Alcidon

Tout cela, cependant, sans lui parler d’amour ?

Philiste

Sans lui parler d’amour.

Alcidon

J’estime ta science ;

Mais j’aurais à l’épreuve un peu d’impatience.

Philiste

Le ciel, qui nous choisit lui-même des partis,

À tes feux et les miens prudemment assortis,

Et comme à ces longueurs t’ayant fait indocile,

Il te donne en ma sœur un naturel facile,

Ainsi pour cette veuve il a su m’enflammer,

Après m’avoir donné par où m’en faire aimer.

Alcidon

Mais il lui faut enfin découvrir ton courage.

Philiste

C’est ce qu’en ma faveur sa nourrice ménage :

Cette vieille subtile a mille inventions

Pour m’avancer au but de mes intentions ;

Elle m’avertira du temps que je dois prendre ;

Le reste une autre fois se pourra mieux apprendre :

Adieu.

Alcidon

La confidence avec un bon ami

Jamais sans l’offenser ne s’exerce à demi.

Philiste

Un intérêt d’amour me prescrit ces limites :

Ma maîtresse m’attend pour faire des visites

Où je lui promis hier de lui prêter la main.

Alcidon

Adieu donc, cher Philiste.

Philiste

Adieu, jusqu’à demain.

ACTE I
Scène II

Alcidon, la Nourrice

Alcidon,
seul.

Vit-on jamais amant de pareille imprudence

Faire avec son rival entière confidence ?

Simple, apprends que ta sœur n’aura jamais de quoi

Asservir sous ses lois des gens faits comme moi ;

Qu’Alcidon feint pour elle, et brûle pour Clarice.

Ton agente est à moi. N’est-il pas vrai, nourrice ?

La Nourrice

Tu le peux bien jurer.

Alcidon

Et notre ami rival ?

La Nourrice

Si jamais on m’en croit, son affaire ira mal.

Alcidon

Tu lui promets pourtant.

La Nourrice

C’est par où je l’amuse,

Jusqu’à ce que l’effet lui découvre ma ruse.

Alcidon

Je viens de le quitter.

La Nourrice

Eh bien ! que t’a-t-il dit ?

Alcidon

Que tu veux employer pour lui tout ton crédit,

Et que rendant toujours quelque petit service,

Il s’est fait une entrée en l’âme de Clarice.

La Nourrice

Moindre qu’il ne présume. Et toi ?

Alcidon

Je l’ai poussé

À s’enhardir un peu plus que par le passé,

Et découvrir son mal à celle qui le cause.

La Nourrice

Pourquoi ?

Alcidon

Pour deux raisons : l’une, qu’il me propose

Ce qu’il a dans le cœur beaucoup plus librement ;

L’autre, que ta maîtresse après ce compliment,

Le chassera peut-être ainsi qu’un téméraire.

La Nourrice

Ne l’enhardis pas tant ; j’aurais peur au contraire

Que malgré tes raisons quelque mal ne t’en prît :

Car enfin ce rival est bien dans son esprit,

Mais non pas tellement qu’avant que le mois passe

Notre adresse sous main ne le mette en disgrâce.

Alcidon

Et lors ?

La Nourrice

Je te réponds de ce que tu chéris.

Cependant continue à caresser Doris ;

Que son frère, ébloui par cette accorte feinte,

De nos prétentions n’ait ni soupçon, ni crainte.

Alcidon

À m’en ouïr conter, l’amour de Céladon

N’eut jamais rien d’égal à celui d’Alcidon :

Tu rirais trop de voir comme je la cajole.

La Nourrice

Et la dupe qu’elle est croit tout sur ta parole ?

Alcidon

Cette jeune étourdie est si folle de moi,

Qu’elle prend chaque mot pour article de foi ;

Et son frère, pipé du fard de mon langage,

Qui croit que je soupire après son mariage,

Pensant bien m’obliger, m’en parle tous les jours ;

Mais quand il en vient là, je sais bien mes détours.

Tantôt, vu l’amitié qui tous deux nous assemble,

J’attendrai son hymen pour être heureux ensemble ;

Tantôt il faut du temps pour le consentement

D’un oncle dont j’espère un haut avancement ;

Tantôt je sais trouver quelqu’autre bagatelle.

La Nourrice

Séparons-nous, de peur qu’il entrât en cervelle,

S’il avait découvert un si long entretien.

Joue aussi bien ton jeu que je jouerai le mien.

Alcidon

Nourrice, ce n’est pas ainsi qu’on se sépare.

La Nourrice

Monsieur, vous me jugez d’un naturel avare.

Alcidon

Tu veilleras pour moi d’un soin plus diligent.

La Nourrice

Ce sera donc pour vous plus que pour votre argent.

ACTE I
Scène III

Chrysante, Doris

Chrisante

C’est trop désavouer une si belle flamme,

Qui n’a rien de honteux, rien de sujet au blâme :

Confesse-le, ma fille, Alcidon a ton cœur ;

Ses rares qualités l’en ont rendu vainqueur :

Ne vous entr’appeler que « mon âme et ma vie »,

C’est montrer que tous deux vous n’avez qu’une envie,

Et que d’un même trait vos esprits sont blessés.

Doris

Madame, il n’en va pas ainsi que vous pensez.

Mon frère aime Alcidon, et sa prière expresse

M’oblige à lui répondre en termes de maîtresse.

Je me fais, comme lui, souvent toute de feux ;

Mais mon cœur se conserve, au point où je le veux,

Toujours libre, et qui garde une amitié sincère

À celui que voudra me prescrire une mère.

Chrisante

Oui, pourvu qu’Alcidon te soit ainsi prescrit.

Doris

Madame, pussiez-vous lire dans mon esprit !

Vous verriez jusqu’où va ma pure obéissance.

Chrisante

Ne crains pas que je veuille user de ma puissance ;

Je croirais en produire un trop cruel effet,

Si je te séparais d’un amant si parfait.

Doris

Vous le connaissez mal ; son âme a deux visages,

Et ce dissimulé n’est qu’un conteur à gages.

Il a beau m’accabler de protestations,

Je démêle aisément toutes ses fictions ;

Il ne me prête rien que je ne lui renvoie :

Nous nous entre-payons d’une même monnoie ;

Et malgré nos discours, mon vertueux désir

Attend toujours celui que vous voudrez choisir :

Votre vouloir du mien absolument dispose.

Chrisante

L’épreuve en fera foi ; mais parlons d’autre chose.

Nous vîmes hier au bal, entre autres nouveautés,

Tout plein d’honnêtes gens caresser les beautés.

Doris

Oui, madame : Alindor en voulait à Célie,

Lysandre à Célidée, Oronte à Rosélie.

Chrisante

Et, nommant celles-ci, tu caches finement

Qu’un certain t’entretint assez paisiblement.

Doris

Ce visage inconnu qu’on appelait Florange ?

Chrisante

Lui-même.

Doris

Ah, Dieu ! que c’est un cajoleur étrange !

Ce fut paisiblement, de vrai, qu’il m’entretint.

Soit que quelque raison en secret le retînt,

Soit que son bel esprit me jugeât incapable

De lui pouvoir fournir un entretien sortable,

Il m’épargna si bien, que ses plus longs propos

À peine en plus d’une heure étaient de quatre mots ;

Il me mena danser deux fois sans me rien dire.

Chrisante

Mais ensuite ?

Doris

La suite est digne qu’on l’admire.

Mon baladin muet se retranche en un coin,

Pour faire mieux jouer la prunelle de loin ;

Après m’avoir de là longtemps considérée,

Après m’avoir des yeux mille fois mesurée,

Il m’aborde en tremblant, avec ce compliment :

« Vous m’attirez à vous ainsi que fait l’aimant. »

(Il pensait m’avoir dit le meilleur mot du monde.)

Entendant ce haut style, aussitôt je seconde,

Et réponds brusquement, sans beaucoup m’émouvoir :

« Vous êtes donc de fer, à ce que je puis voir. »

Ce grand mot étouffa tout ce qu’il voulait dire,

Et pour toute réplique il se mit à sourire.

Depuis il s’avisa de me serrer les doigts ;

Et retrouvant un peu l’usage de la voix,

Il prit un de mes gants : « La mode en est nouvelle,

Me dit-il, et jamais je n’en vis de si belle ;

Vous portez sur la gorge un mouchoir fort carré ;

Votre éventail me plaît d’être ainsi bigarré ;

L’amour, je vous assure, est une belle chose ;

Vraiment vous aimez fort cette couleur de rose ;

La ville est en hiver tout autre que les champs ;

Les charges à présent n’ont que trop de marchands ;

On n’en peut approcher. »

Chrisante

Mais enfin que t’en semble ?

Doris

Je n’ai jamais connu d’homme qui lui ressemble,

Ni qui mêle en discours tant de diversités.

Chrisante

Il est nouveau venu des universités,

Mais après tout fort riche, et que la mort d’un père,

Sans deux successions que de plus il espère,

Comble de tant de biens, qu’il n’est fille aujourd’hui

Qui ne lui rie au nez, et n’ait dessein sur lui.

Doris

Aussi me contez-vous de beaux traits de visage.

Chrisante

Eh bien ! avec ces traits est-il à ton usage ?

Doris

Je douterais plutôt si je serais au sien.

Chrisante

Je sais qu’assurément il te veut force bien ;

Mais il te le faudrait, en fille plus accorte,

Recevoir désormais un peu d’une autre sorte.

Doris

Commandez seulement, madame, et mon devoir

Ne négligera rien qui soit en mon pouvoir.

Chrisante

Ma fille, te voilà telle que je souhaite.

Pour ne te rien celer, c’est chose qui vaut faite.

Géron, qui depuis peu fait ici tant de tours,

Au déçu d’un chacun a traité ces amours ;

Et puisqu’à mes désirs je te vois résolue,

Je veux qu’avant deux jours l’affaire soit conclue.

Au regard d’Alcidon tu dois continuer,

Et de ton beau semblant ne rien diminuer.

Il faut jouer au fin contre un esprit si double.

Doris

Mon frère en sa faveur vous donnera du trouble.

Chrisante

Il n’est pas si mauvais que l’on n’en vienne à bout.

Doris

Madame, avisez-y, je vous remets le tout.

Chrisante

Rentre ; voici Géron, de qui la conférence

Doit rompre, ou nous donner une entière assurance.

ACTE I
Scène IV

Chrysante, Géron

Chrisante

Ils se sont vus enfin.

Géron

Je l’avais déjà su,

Madame, et les effets ne m’en ont point déçu,

Du moins quant à Florange.

Chrisante

Eh bien ! mais qu’est-ce encore ?

Que dit-il de ma fille ?

Géron

Ah ! madame, il l’adore !

Il n’a point encor vu de miracles pareils :

Ses yeux, à son avis, sont autant de soleils ;

L’enflure de son sein un double petit monde ;

C’est le seul ornement de la machine ronde.

L’Amour à ses regards allume son flambeau,

Et souvent pour la voir il ôte son bandeau ;

Diane n’eut jamais une si belle taille ;

Auprès d’elle Vénus ne serait rien qui vaille ;

Ce ne sont rien que lis et roses que son teint ;

Enfin de ses beautés il est si fort atteint…

Chrisante

Atteint ? Ah ! mon ami, tant de badinerie

Ne témoigne que trop qu’il en fait raillerie.

Géron

Madame, je vous jure, il pèche innocemment,

Et s’il savait mieux dire, il dirait autrement.

C’est un homme tout neuf : que voulez-vous qu’il fasse ?

Il dit ce qu’il a lu. Daignez juger, de grâce,

Plus favorablement de son intention ;

Et pour mieux vous montrer où va sa passion,

Vous savez les deux points (mais aussi, je vous prie,

Vous ne lui direz pas cette supercherie).

Chrisante

Non, non.

Géron

Vous savez donc les deux difficultés

Qui jusqu’à maintenant vous tiennent arrêtés ?

Chrisante

Il veut son avantage, et nous cherchons le nôtre.

Géron

« Va, Géron, m’a-t-il dit ; et pour l’une et pour l’autre,

Si par dextérité tu n’en peux rien tirer,

Accorde tout plutôt que de plus différer.

Doris est à mes yeux de tant d’attraits pourvue,

Qu’il faut bien qu’il m’en coûte un peu pour l’avoir vue. »

Mais qu’en dit votre fille ?

Chrisante

Elle suivra mon choix,

Et montre une âme prête à recevoir mes lois ;

Non qu’elle en fasse état plus que de bonne sorte :

Il suffit qu’elle voit ce que le bien apporte,

Et qu’elle s’accommode aux solides raisons

Qui forment à présent les meilleures maisons.

Géron

À ce compte, c’est fait. Quand vous plaît-il qu’il vienne

Dégager ma parole, et vous donner la sienne ?

Chrisante

Deux jours me suffiront, ménagés dextrement,

Pour disposer mon fils à son contentement.

Durant ce peu de temps, si son ardeur le presse,

Il peut hors du logis rencontrer sa maîtresse.

Assez d’occasions s’offrent aux amoureux.

Géron

Madame, que d’un mot je vais le rendre heureux !

ACTE I
Scène V

Philiste, Clarice

Philiste

Le bonheur aujourd’hui conduisait vos visites,

Et semblait rendre hommage à vos rares mérites,

Vous avez rencontré tout ce que vous cherchiez.

Clarice

Oui ; mais n’estimez pas qu’ainsi vous m’empêchiez

De vous dire, à présent que nous faisons retraite,

Combien de chez Daphnis je sors mal satisfaite.

Philiste

Madame, toutefois elle a fait son pouvoir,

Du moins en apparence, à vous bien recevoir.

Clarice

Ne pensez pas aussi que je me plaigne d’elle.

Philiste

Sa compagnie était, ce me semble, assez belle.

Clarice

Que trop belle à mon goût, et, que je pense, au tien !

Deux filles possédaient seules ton entretien ;

Et leur orgueil, enflé par cette préférence,

De ce qu’elles valaient tirait pleine assurance.

Philiste

Ce reproche obligeant me laisse tout surpris :

Avec tant de beautés, et tant de bons esprits,

Je ne valus jamais qu’on me trouvât à dire.

Clarice

Avec ces bons esprits je n’étais qu’en martyre ;

Leur discours m’assassine, et n’a qu’un certain jeu

Qui m’étourdit beaucoup, et qui me plaît fort peu.

Philiste

Celui que nous tenions me plaisait à merveilles.

Clarice

Tes yeux s’y plaisaient bien autant que tes oreilles.

Philiste

Je ne le puis nier, puisqu’en parlant de vous,

Sur les vôtres mes yeux se portaient à tous coups,

Et s’en allaient chercher sur un si beau visage

Mille et mille raisons d’un éternel hommage.

Clarice

O la subtile ruse ! et l’excellent détour !

Sans doute une des deux te donne de l’amour ;

Mais tu le veux cacher.

Philiste

Que dites-vous, madame ?

Un de ces deux objets captiverait mon âme !

Jugez-en mieux, de grâce ; et croyez que mon cœur

Choisirait pour se rendre un plus puissant vainqueur.

Clarice

Tu tranches du fâcheux. Bélinde et Chrysolite

Manquent donc, à ton gré, d’attraits et de mérite,

Elles dont les beautés captivent mille amants ?

Philiste

Tout autre trouverait leurs visages charmants,

Et j’en ferais état, si le ciel m’eût fait naître

D’un malheur assez grand pour ne vous pas connaître ;

Mais l’honneur de vous voir, que vous me permettez,

Fait que je n’y remarque aucunes raretés ;

Et plein de votre idée, il ne m’est pas possible

Ni d’admirer ailleurs, ni d’être ailleurs sensible.

Clarice

On ne m’éblouit pas à force de flatter :

Revenons au propos que tu veux éviter.

Je veux savoir des deux laquelle est ta maîtresse,

Ne dissimule plus, Philiste, et me confesse…

Philiste

Que Chrysolite et l’autre, égales toutes deux,

N’ont rien d’assez puissant pour attirer mes vœux.

Si, blessé des regards de quelque beau visage,

Mon cœur de sa franchise avait perdu l’usage…

Clarice

Tu serais assez fin pour bien cacher ton jeu.

Philiste

C’est ce qui ne se peut : l’amour est tout de feu,

Il éclaire en brûlant, et se trahit soi-même.

Un esprit amoureux, absent de ce qu’il aime,

Par sa mauvaise humeur fait trop voir ce qu’il est ;

Toujours morne, rêveur, triste tout lui déplaît ;

À tout autre propos qu’à celui de sa flamme,

Le silence à la bouche, et le chagrin en l’âme,

Son œil semble à regret nous donner ses regards,

Et les jette à la fois souvent de toutes parts,

Qu’ainsi sa fonction confuse ou mal guidée

Se ramène en soi-même, et ne voit qu’une idée ;

Mais auprès de l’objet qui possède son cœur,

Ses esprits ranimés reprennent leur vigueur :

Gai, complaisant, actif…

Clarice

Enfin que veux-tu dire ?

Philiste

Que par ces actions que je viens de décrire,

Vous, de qui j’ai l’honneur chaque jour d’approcher,

Jugiez pour quel objet l’amour m’a su toucher.

Clarice

Pour faire un jugement d’une telle importance,

Il faudrait plus de temps. Adieu ; la nuit s’avance.

Te verra-t-on demain ?

Philiste

Madame, en doutez-vous ?

Jamais commandements ne me furent si doux ;

Loin de vous, je n’ai rien qu’avec plaisir je voie,

Tout me devient fâcheux, tout s’oppose à ma joie :

Un chagrin invincible accable tous mes sens.

Clarice

Si, comme tu le dis, dans le cœur des absents

C’est l’amour qui fait naître une telle tristesse,

Ce compliment n’est bon qu’auprès d’une maîtresse.

Philiste

Souffrez-le d’un respect qui produit chaque jour

Pour un sujet si haut les effets de l’amour.

ACTE I
Scène VI

Clarice

Las ! il m’en dit assez, si je l’osais entendre,

Et ses désirs aux miens se font assez comprendre ;

Mais pour nous déclarer une si belle ardeur,

L’un est muet de crainte, et l’autre de pudeur !

Que mon rang me déplaît ! que mon trop de fortune,

Au lieu de m’obliger, me choque et m’importune !

Egale à mon Philiste, il m’offrirait ses vœux,

Je m’entendrais nommer le sujet de ses feux,

Et ses discours pourraient forcer ma modestie

À l’assurer bientôt de notre sympathie ;

Mais le peu de rapport de nos conditions

Ote le nom d’amour à ses submissions ;

Et sous l’injuste loi de cette retenue,

Le remède me manque, et mon mal continue.

Il me sert en esclave, et non pas en amant,

Tant son respect s’oppose à mon contentement !

Ah ! que ne devient-il un peu plus téméraire !

Que ne s’expose-t-il au hasard de me plaire !

Amour, gagne à la fin ce respect ennuyeux,

Et rends-le moins timide, ou l’ôte de mes yeux.

*******

LA VEUVE CORNEILLE

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Acte II
Scène première

Philiste

Secrets tyrans de ma pensée,

Respect, amour, de qui les lois

D’un juste et fâcheux contre poids

La tiennent toujours balancée ;

Que vos mouvements opposés,

Vos traits, l’un par l’autre brisés,

Sont puissants à s’entre-détruire !

Que l’un m’offre d’espoir ! que l’autre a de rigueur !

Et tandis que tous deux tâchent à me séduire,

Que leur combat est rude au milieu de mon cœur !

Moi-même je fais mon supplice

À force de leur obéir ;

Mais le moyen de les haïr ?

Ils viennent tous deux de Clarice ;

Ils m’en entretiennent tous deux,

Et forment ma crainte et mes vœux

Pour ce bel œil qui les fait naître ;

Et de deux flots divers mon esprit agité,

Plein de glace, et d’un feu qui n’oserait paraître,

Blâme sa retenue et sa témérité.

Mon âme, dans cet esclavage,

Fait des vœux qu’elle n’ose offrir ;

J’aime seulement pour souffrir ;

J’ai trop, et trop peu de courage ;

Je vois bien que je suis aimé,

Et que l’objet qui m’a charmé

Vit en de pareilles contraintes.

Mon silence à ses feux fait tant de trahison,

Qu’impertinent captif de mes frivoles craintes,

Pour accroître son mal, je fuis ma guérison.

Elle brûle, et par quelque signe

Que son cœur s’explique avec moi,

Je doute de ce que je voi,

Parce que je m’en trouve indigne.

Espoir, adieu ; c’est trop flatté :

Ne crois pas que cette beauté

Daigne avouer de telles flammes ;

Et dans le juste soin qu’elle a de les cacher,

Vois que si même ardeur embrase nos deux âmes,

Sa bouche à son esprit n’ose le reprocher.

Pauvre amant, vois par son silence

Qu’elle t’en commande un égal,

Et que le récit de ton mal

Te convaincrait d’une insolence.

Quel fantasque raisonnement !

Et qu’au milieu de mon tourment

Je deviens subtil à ma peine !

Pourquoi m’imaginer qu’un discours amoureux

Par un contraire effet change l’amour en haine,

Et malgré mon bonheur me rendre malheureux ?

Mais j’aperçois Clarice. O dieux ! si cette belle

Parlait autant de moi que je m’entretiens d’elle !

Du moins si sa nourrice a soin de nos amours,

C’est de moi qu’à présent doit être leur discours.

Une humeur curieuse avec chaleur m’emporte

À me couler sans bruit derrière cette porte,

Pour écouter de là, sans en être aperçu,

En quoi mon fol espoir me peut avoir déçu.

Allons. Souvent l’amour ne veut qu’une bonne heure ;

Jamais l’occasion ne s’offrira meilleure,

Et peut-être qu’enfin nous en pourrons tirer

Celle que nous cherchons pour nous mieux déclarer.

ACTE II
Scène II

Clarice, la Nourrice

Clarice

Tu me veux détourner d’une seconde flamme,

Dont je ne pense pas qu’autre que toi me blâme.

Etre veuve à mon âge, et toujours déplorer

La perte d’un mari que je puis réparer !

Refuser d’un amant ce doux nom de maîtresse !

N’avoir que des mépris pour les vœux qu’il m’adresse !

Le voir toujours languir dessous ma dure loi !

Cette vertu, nourrice, est trop haute pour moi.

La Nourrice

Madame, mon avis au vôtre ne résiste

Qu’alors que votre ardeur se porte vers Philiste.

Aimez, aimez quelqu’un ; mais comme à l’autre fois

Qu’un lien digne de vous arrête votre choix.

Clarice

Brise là ce discours dont mon amour s’irrite ;

Philiste n’en voit point qui le passe en mérite.

La Nourrice

Je ne remarque en lui rien que de fort commun,

Sinon que plus qu’un autre il se rend importun.

Clarice

Que ton aveuglement en ce point est extrême !

Et que tu connais mal et Philiste et moi-même,

Si tu crois que l’excès de sa civilité

Passe jamais chez moi pour importunité !

La Nourrice

Ce cajoleur rusé, qui toujours vous assiège,

A tant fait qu’à la fin vous tombez dans son piège.

Clarice

Ce cavalier parfait, de qui je tiens le cœur,

A tant fait que du mien il s’est rendu vainqueur.

La Nourrice

Il aime votre bien, et non votre personne.

Clarice

Son vertueux amour l’un et l’autre lui donne :

Ce m’est trop d’heur encor, dans le peu que je vaux,

Qu’un peu de bien que j’ai supplée à mes défauts.

La Nourrice

La mémoire d’Alcandre, et le rang qu’il vous laisse,

Voudraient un successeur de plus haute noblesse.

Clarice

S’il précéda Philiste en vaines dignités,

Philiste le devance en rares qualités ;

Il est né gentilhomme, et sa vertu répare

Tout ce dont la fortune envers lui fut avare :

Nous avons, elle et moi, trop de quoi l’agrandir.

La Nourrice

Si vous pouviez, madame, un peu vous refroidir

Pour le considérer avec indifférence,

Sans prendre pour mérite une fausse apparence,

La raison ferait voir à vos yeux insensés

Que Philiste n’est pas tout ce que vous pensez.

Croyez-m’en plus que vous ; j’ai vieilli dans le monde,

J’ai de l’expérience, et c’est où je me fonde ;

Eloignez quelque temps ce dangereux charmeur,

Faites en son absence essai d’une autre humeur ;

Pratiquez-en quelque autre, et désintéressée,

Comparez-lui l’objet dont vous êtes blessée ;

Comparez-en l’esprit, la façon, l’entretien,

Et lors vous trouverez qu’un autre le vaut bien.

Clarice

Exercer contre moi de si noirs artifices !

Donner à mon amour de si cruels supplices !

Trahir tous mes désirs ! éteindre un feu si beau !

Qu’on m’enferme plutôt toute vive au tombeau.

Fais venir cet amant : dussé-je la première

Lui faire de mon cœur une ouverture entière,

Je ne permettrai point qu’il sorte d’avec moi

Sans avoir l’un à l’autre engagé notre foi.

La Nourrice

Ne précipitez point ce que le temps ménage :

Vous pourrez à loisir éprouver son courage.

Clarice

Ne m’importune plus de tes conseils maudits,

Et sans me répliquer fais ce que je te dis.

ACTE II
Scène III

Philiste, la Nourrice

Philiste

Je te ferai cracher cette langue traîtresse.

Est-ce ainsi qu’on me sert auprès de ma maîtresse,

Détestable sorcière ?

La Nourrice

Eh bien ! quoi ? qu’ai-je fait ?

Philiste

Et tu doutes encor si j’ai vu ton forfait ?

La Nourrice

Quel forfait ?

Philiste

Peut-on voir lâcheté plus hardie ?

Joindre encor l’impudence à tant de perfidie !

La Nourrice

Tenir ce qu’on promet, est-ce une trahison ?

Philiste

Est-ce ainsi qu’on le tient ?

La Nourrice

Parlons avec raison ;

Que t’avais-je promis ?

Philiste

Que de tout ton possible

Tu rendrais ta maîtresse à mes désirs sensible,

Et la disposerais à recevoir mes vœux.

La Nourrice

Et ne la vois-tu pas au point où tu la veux ?

Philiste

Malgré toi mon bonheur à ce point l’a réduite.

La Nourrice

Mais tu dois ce bonheur à ma sage conduite,

Jeune et simple novice en matière d’amour,

Qui ne saurais comprendre encore un si bon tour.

Flatter de nos discours les passions des dames,

C’est aider lâchement à leurs naissantes flammes ;

C’est traiter lourdement un délicat effet ;

C’est n’y savoir enfin que ce que chacun sait :

Moi, qui de ce métier ai la haute science,

Et qui pour te servir brûle d’impatience,

Par un chemin plus court qu’un propos complaisant,

J’ai su croître sa flamme en la contredisant ;

J’ai su faire éclater, mais avec violence,

Un amour étouffé sous un honteux silence,

Et n’ai pas tant choqué que piqué ses désirs,

Dont la soif irritée avance tes plaisirs.

Philiste

À croire ton babil, la ruse est merveilleuse,

Mais l’épreuve, à mon goût, en est fort périlleuse.

La Nourrice

Jamais il ne s’est vu de tours plus assurés.

La raison et l’amour sont ennemis jurés ;

Et lorsque ce dernier dans un esprit commande,

Il ne peut endurer que l’autre le gourmande :

Plus la raison l’attaque, et plus il se roidit ;

Plus elle l’intimide, et plus il s’enhardit.

Je le dis sans besoin, vos yeux et vos oreilles

Sont de trop bons témoins de toutes ces merveilles ;

Vous-même avez tout vu, que voulez-vous de plus ?

Entrez, on vous attend ; ces discours superflus

Reculent votre bien, et font languir Clarice.

Allez, allez cueillir les fruits de mon service ;

Usez bien de votre heur et de l’occasion.

Philiste

Soit une vérité, soit une illusion

Que ton esprit adroit emploie à ta défense,

Le mien de tes discours plus outre ne s’offense,

Et j’en estimerai mon bonheur plus parfait,

Si d’un mauvais dessein je tire un bon effet.

La Nourrice

Que de propos perdus ! Voyez l’impatiente

Qui ne peut plus souffrir une si longue attente.

ACTE II
Scène IV

Clarice, Philiste, la Nourrice

Clarice

Paresseux, qui tardez si longtemps à venir,

Devinez la façon dont je veux vous punir.

Philiste

M’interdiriez-vous bien l’honneur de votre vue ?

Clarice

Vraiment, vous me jugez de sens fort dépourvue :

Vous bannir de mes yeux ! une si dure loi

Ferait trop retomber le châtiment sur moi,

Et je n’ai pas failli, pour me punir moi-même.

Philiste

L’absence ne fait mal que de ceux que l’on aime.

Clarice

Aussi, que savez-vous si vos perfections

Ne vous ont rien acquis sur mes affections ?

Philiste

Madame, excusez-moi, je sais mieux reconnaître

Mes défauts, et le peu que le ciel m’a fait naître.

Clarice

N’oublierez-vous jamais ces termes ravalés,

Pour vous priser de bouche autant que vous valez ?

Seriez-vous bien content qu’on crût ce que vous dites ?

Demeurez avec moi d’accord de vos mérites ;

Laissez-moi me flatter de cette vanité,

Que j’ai quelque pouvoir sur votre liberté,

Et qu’une humeur si froide, à toute autre invincible,

Ne perd qu’auprès de moi le titre d’insensible :

Une si douce erreur tâche à s’autoriser ;

Quel plaisir prenez-vous à m’en désabuser ?

Philiste

Ce n’est point une erreur ; pardonnez-moi, madame,

Ce sont les mouvements les plus sains de mon âme.

Il est vrai, je vous aime, et mes feux indiscrets

Se donnent leur supplice en demeurant secrets.

Je reçois sans contrainte une ardeur téméraire ;

Mais si j’ose brûler, je sais aussi me taire ;

Et près de votre objet, mon unique vainqueur,

Je puis tout sur ma langue, et rien dessus mon cœur.

En vain j’avais appris que la seule espérance

Entretenait l’amour dans la persévérance,

J’aime sans espérer ; et mon cœur enflammé

A pour but de vous plaire, et non pas d’être aimé.

L’amour devient servile, alors qu’il se dispense

À n’allumer ses feux que pour la récompense.

Ma flamme est toute pure, et sans rien présumer,

Je ne cherche en aimant que le seul bien d’aimer.

Clarice

Et celui d’être aimé, sans que tu le prétendes,

Préviendra tes désirs et tes justes demandes.

Ne déguisons plus rien, cher Philiste : il est temps

Qu’un aveu mutuel rende nos vœux contents.

Donnons-leur, je te prie, une entière assurance,

Vengeons-nous à loisir de notre indifférence,

Vengeons-nous à loisir de toutes ces langueurs

Où sa fausse couleur avait réduit nos cœurs.

Philiste

Vous me jouez, madame, et cette accorte feinte

Ne donne à mon amour qu’une railleuse atteinte.

Clarice

Quelle façon étrange ! En me voyant brûler,

Tu t’obstines encore à le dissimuler ;

Tu veux qu’encore un coup je me donne la honte

De te dire à quel point l’amour pour toi me dompte :

Tu le vois cependant avec pleine clarté,

Et veux douter encor de cette vérité ?

Philiste

Oui, j’en doute, et l’excès du bonheur qui m’accable

Me surprend, me confond, me paraît incroyable.

Madame, est-il possible ? et me puis-je assurer

D’un bien à quoi mes vœux n’oseraient aspirer ?

Clarice

Cesse de me tuer par cette défiance.

Qui pourrait des mortels troubler notre alliance ?

Quelqu’un a-t-il à voir dessus mes actions,

Dont j’aie à prendre l’ordre en mes affections ?

Veuve, et qui ne dois plus de respect à personne,

Ne puis-je disposer de ce que je te donne ?

Philiste

N’ayant jamais été digne d’un tel honneur,

J’ai de la peine encore à croire mon bonheur.

Clarice

Pour t’obliger enfin à changer de langage,

Si ma foi ne suffit que je te donne en gage,

Un bracelet exprès tissu de mes cheveux,

T’attend pour enchaîner et ton bras et tes vœux ;

Viens le quérir, et prendre avec moi la journée

Qui termine bientôt notre heureux hyménée.

Philiste

C’est dont vos seuls avis se doivent consulter :

Trop heureux, quant à moi, de les exécuter !

La Nourrice,
seule.

Vous comptez sans votre hôte, et vous pourrez apprendre

Que ce n’est pas sans moi que ce jour se doit prendre.

De vos prétentions Alcidon averti

Vous fera, s’il m’en croit, un dangereux parti.

Je lui vais bien donner de plus sûres adresses

Que d’amuser Doris par de fausses caresses ;

Aussi bien, m’a-t-on dit, à beau jeu beau retour :

Au lieu de la duper avec ce feint amour,

Elle-même le dupe, et lui rendant son change,

Lui promet un amour qu’elle garde à Florange :

Ainsi, de tous côtés primé par un rival,

Ses affaires sans moi se porteraient fort mal.

ACTE II
Scène V

Alcidon, Doris

Alcidon

Adieu, mon cher souci ; sois sûre que mon âme

Jusqu’au dernier soupir conservera sa flamme.

Doris

Alcidon, cet adieu me prend au dépourvu.

Tu ne fais que d’entrer ; à peine t’ai-je vu :

C’est m’envier trop tôt le bien de ta présence.

De grâce, oblige-moi d’un peu de complaisance,

Et puisque je te tiens, souffre qu’avec loisir

Je puisse m’en donner un peu plus de plaisir.

Alcidon

Je t’explique si mal le feu qui me consume,

Qu’il me force à rougir d’autant plus qu’il s’allume

Mon discours s’en confond, j’en demeure interdit ;

Ce que je ne puis dire est plus que je n’ai dit :

J’en hais les vains efforts de ma langue grossière,

Qui manquent de justesse en si belle matière,

Et ne répondant point aux mouvements du cœur,

Te découvrent si peu le fond de ma langueur.

Doris, si tu pouvais lire dans ma pensée,

Et voir jusqu’au milieu de mon âme blessée,

Tu verrais un brasier bien autre et bien plus grand

Qu’en ces faibles devoirs que ma bouche te rend.

Doris

Si tu pouvais aussi pénétrer mon courage,

Et voir jusqu’à quel point ma passion m’engage,

Ce que dans mes discours tu prends pour des ardeurs

Ne te semblerait plus que de tristes froideurs.

Ton amour et le mien ont faute de paroles.

Par un malheur égal ainsi tu me consoles ;

Et de mille défauts me sentant accabler,

Ce m’est trop d’heur qu’un d’eux me fait te ressembler.

Alcidon

Mais quelque ressemblance entre nous qui survienne,

Ta passion n’a rien qui ressemble à la mienne,

Et tu ne m’aimes pas de la même façon.

Doris

Si tu m’aimes encor, quitte un si faux soupçon ;

Tu douterais à tort d’une chose trop claire ;

L’épreuve fera foi comme j’aime à te plaire.

Je meurs d’impatience, attendant l’heureux jour

Qui te montre quel est envers toi mon amour ;

Ma mère en ma faveur brûle de même envie.

Alcidon

Hélas ! ma volonté sous un autre asservie,

Dont je ne puis encore à mon gré disposer,

Fais que d’un tel bonheur je ne saurais user.

Je dépends d’un vieil oncle, et s’il ne m’autorise,

Je ne te fais qu’en vain le don de ma franchise ;

Tu sais que tout son bien ne regarde que moi,

Et qu’attendant sa mort je vis dessous sa loi.

Mais nous le gagnerons, et mon humeur accorte

Sait comme il faut avoir les hommes de sa sorte :

Un peu de temps fait tout.

Doris

Ne précipite rien.

Je connais ce qu’au monde aujourd’hui vaut le bien.

Conserve ce vieillard ; pourquoi te mettre en peine,

À force de m’aimer, de t’acquérir sa haine ?

Ce qui te plaît m’agrée ; et ce retardement,

Parce qu’il vient de toi, m’oblige infiniment.

Alcidon

De moi ! C’est offenser une pure innocence.

Si l’effet de mes vœux n’est pas en ma puissance,

Leur obstacle me gêne autant ou plus que toi.

Doris

C’est prendre mal mon sens ; je sais quelle est ta foi.

Alcidon

En veux-tu par écrit une entière assurance ?

Doris

Elle m’assure assez de ta persévérance ;

Et je lui ferais tort d’en recevoir d’ailleurs

Une preuve plus ample ou des garants meilleurs.

Alcidon

Je l’apporte demain, pour mieux faire connaître…

Doris

J’en crois si fortement ce que j’en vois paraître,

Que c’est perdre du temps que de plus en parler.

Adieu. Va désormais où tu voulais aller.

Si pour te retenir j’ai trop peu de mérite,

Souviens-toi pour le moins que c’est moi qui te quitte.

Alcidon

Ce brusque adieu m’étonne et je n’entends pas bien…

ACTE II
Scène VI

Alcidon, la Nourrice

La Nourrice

Je te prends au sortir d’un plaisant entretien.

Alcidon

Plaisant, de vérité, vu que mon artifice

Lui raconte les vœux que j’envoie à Clarice ;

Et de tous mes soupirs, qui se portent plus loin,

Elle se croit l’objet, et n’en est que témoin.

La Nourrice

Ainsi ton feu se joue ?

Alcidon

Ainsi quand je soupire,

Je la prends pour une autre, et lui dis mon martyre,

Et sa réponse, au point que je puis souhaiter,

Dans cette illusion a droit de me flatter.

La Nourrice

Elle t’aime ?

Alcidon

Et de plus, un discours équivoque

Lui fait aisément croire un amour réciproque.

Elle se pense belle, et cette vanité

L’assure imprudemment de ma captivité ;

Et comme si j’étais des amants ordinaires,

Elle prend sur mon cœur des droits imaginaires,

Cependant que le sien sent tout ce que je feins,

Et vit dans les langueurs dont à faux je me plains.

La Nourrice

Je te réponds que non. Si tu n’y mets remède,

Avant qu’il soit trois jours Florange la possède.

Alcidon

Et qui t’en a tant dit ?

La Nourrice

Géron m’a tout conté ;

C’est lui qui sourdement a conduit ce traité.

Alcidon

C’est ce qu’en mots obscurs son adieu voulait dire.

Elle a cru me braver, mais je n’en fais que rire ;

Et comme j’étais las de me contraindre tant,

La coquette qu’elle est m’oblige en me quittant.

Ne m’apprendras-tu point ce que fait ta maîtresse ?

La Nourrice

Elle met ton agente au bout de sa finesse.

Philiste assurément tient son esprit charmé ;

Je n’aurais jamais cru qu’elle l’eût tant aimé.

Alcidon

C’est à faire à du temps.

La Nourrice

Quitte cette espérance :

Ils ont pris l’un de l’autre une entière assurance,

Jusqu’à s’entre-donner la parole et la foi.

Alcidon

Que tu demeures froide en te moquant de moi !

La Nourrice

Il n’est rien de si vrai ; ce n’est point raillerie.

Alcidon

C’est donc fait d’Alcidon ! Nourrice, je te prie…

La Nourrice

Rien ne sert de prier ; mon esprit épuisé

Pour divertir ce coup n’est point assez rusé.

Je n’en sais qu’un moyen, mais je ne l’ose dire.

Alcidon

Dépêche, ta longueur m’est un second martyre.

La Nourrice

Clarice, tous les soirs, rêvant à ses amours,

Seule dans son jardin fait trois ou quatre tours.

Alcidon

Et qu’a cela de propre à reculer ma perte ?

La Nourrice

Je te puis en tenir la fausse porte ouverte.

Aurais-tu du courage assez pour l’enlever ?

Alcidon

Oui, mais il faut retraite après où me sauver ;

Et je n’ai point d’ami si peu jaloux de gloire

Que d’être partisan d’une action si noire.

Si j’avais un prétexte, alors je ne dis pas

Que quelqu’un abusé n’accompagnât mes pas.

La Nourrice

On te vole Doris, et ta feinte colère

Manquerait de prétexte à quereller son frère !

Fais-en sonner partout un faux ressentiment :

Tu verras trop d’amis s’offrir aveuglément,

Se prendre à ces dehors, et sans voir dans ton âme,

Vouloir venger l’affront qu’aura reçu ta flamme.

Sers-toi de leur erreur, et dupe-les si bien…

Alcidon

Ce prétexte est si beau que je ne crains plus rien.

La Nourrice

Pour ôter tout soupçon de notre intelligence,

Ne faisons plus ensemble aucune conférence,

Et viens quand tu pourras ; je t’attends dès demain.

Alcidon

Adieu. Je tiens le coup, autant vaut, dans ma main.

*********

La Veuve Corneille

***********

Le bien est en ce siècle une grande douceur :
Etant riche, on est tout
La Veuve Corneille Acte III Scène VII

la-veuve-corneille-georges-de-la-tour-le-tricheur-le-louvre

Le Tricheur à l’as de carreau (détail)
Georges de La Tour
1636 – 1638
Musée du Louvre 
***********************

Acte III
Scène première

Célidan, Alcidon

Célidan

Ce n’est pas que j’excuse ou la sœur, ou le frère,

Dont l’infidélité fait naître ta colère ;

Mais à ne point mentir, ton dessein à l’abord

N’a gagné mon esprit qu’avec un peu d’effort.

Lorsque tu m’as parlé d’enlever sa maîtresse,

L’honneur a quelque temps combattu ma promesse :

Ce mot d’enlèvement me faisait de l’horreur ;

Mes sens, embarrassés dans cette vaine erreur,

N’avaient plus la raison de leur intelligence.

En plaignant ton malheur, je blâmais ta vengeance,

Et l’ombre d’un forfait amusant ma pitié,

Retardait les effets dus à notre amitié.

Pardonne un vain scrupule à mon âme inquiète ;

Prends mon bras pour second, mon château pour retraite.

Le déloyal Philiste, en te volant ton bien,

N’a que trop mérité qu’on le prive du sien :

Après son action la tienne est légitime ;

Et l’on venge sans honte un crime par un crime.

Alcidon

Tu vois comme il me trompe, et me promet sa sœur,

Pour en faire sous main Florange possesseur.

Ah ciel ! fut-il jamais un si noir artifice ?

Il lui fait recevoir mes offres de service ;

Cette belle m’accepte, et fier de son aveu,

Je me vante partout du bonheur de mon feu :

Cependant il me l’ôte, et par cette pratique,

Plus mon amour est su, plus ma honte est publique.

Célidan

Après sa trahison, vois ma fidélité ;

Il t’enlève un objet que je t’avais quitté.

Ta Doris fut toujours la reine de mon âme ;

J’ai toujours eu pour elle une secrète flamme,

Sans jamais témoigner que j’en étais épris,

Tant que tes feux ont pu te promettre ce prix :

Mais je te l’ai quittée, et non pas à Florange.

Quand je t’aurai vengé, contre lui je me venge,

Et je lui fais savoir que jusqu’à mon trépas,

Tout autre qu’Alcidon ne l’emportera pas.

Alcidon

Pour moi donc à ce point ta contrainte est venue !

Que je te veux du mal de cette retenue !

Est-ce ainsi qu’entre amis on vit à cœur ouvert ?

Célidan

Mon feu, qui t’offensait, est demeuré couvert ;

Et si cette beauté malgré moi l’a fait naître,

J’ai su pour ton respect l’empêcher de paraître.

Alcidon

Hélas ! tu m’as perdu, me voulant obliger ;

Notre vieille amitié m’en eût fait dégager.

Je souffre maintenant la honte de sa perte,

Et j’aurais eu l’honneur de te l’avoir offerte,

De te l’avoir cédée, et réduit mes désirs

Au glorieux dessein d’avancer tes plaisirs.

Faites, dieux tout-puissants, que Philiste se change !

Et l’inspirant bientôt de rompre avec Florange,

Donnez-moi le moyen de montrer qu’à mon tour

Je sais pour un ami contraindre mon amour.

Célidan

Tes souhaits arrivés, nous t’en verrions dédire ;

Doris sur ton esprit reprendrait son empire :

Nous donnons aisément ce qui n’est plus à nous.

Alcidon

Si j’y manquais, grands dieux ! je vous conjure tous

D’armer contre Alcidon vos dextres vengeresses.

Célidan

Un ami tel que toi m’est plus que cent maîtresses.

Il n’y va pas de tant ; résolvons seulement

Du jour et des moyens de cet enlèvement.

Alcidon

Mon secret n’a besoin que de ton assistance.

Je n’ai point lieu de craindre aucune résistance :

La beauté dont mon traître adore les attraits

Chaque soir au jardin va prendre un peu de frais ;

J’en ai su de lui-même ouvrir la fausse porte ;

Etant seule, et de nuit, le moindre effort l’emporte.

Allons-y dès ce soir ; le plus tôt vaut le mieux ;

Et surtout déguisés, dérobons à ses yeux,

Et de nous, et du coup, l’entière connaissance.

Célidan

Si Clarice une fois est en notre puissance,

Crois que c’est un bon gage à moyenner l’accord,

Et rendre, en le faisant, ton parti le plus fort.

Mais pour la sûreté d’une telle surprise,

Aussitôt que chez moi nous pourrons l’avoir mise,

Retournons sur nos pas, et soudain effaçons

Ce que pourrait l’absence engendrer de soupçons.

Alcidon

Ton salutaire avis est la même prudence ;

Et déjà je prépare une froide impudence

À m’informer demain, avec étonnement,

De l’heure et de l’auteur de cet enlèvement.

Célidan

Adieu ; j’y vais mettre ordre.

Alcidon

Estime qu’en revanche

Je n’ai goutte de sang que pour toi je n’épanche.

ACTE III
Scène II

Alcidon

Bons dieux ! que d’innocence et de simplicité !

Ou, pour la mieux nommer, que de stupidité,

Dont le manque de sens se cache et se déguise

Sous le front spécieux d’une sotte franchise !

Que Célidan est bon ! que j’aime sa candeur !

Et que son peu d’adresse oblige mon ardeur !

Oh ! qu’il n’est pas de ceux dont l’esprit à la mode

À l’humeur d’un ami jamais ne s’accommode,

Et qui nous font souvent cent protestations,

Et contre les effets ont mille inventions !

Lui, quand il a promis, il meurt qu’il n’effectue,

Et l’attente déjà de me servir le tue.

J’admire cependant par quel secret ressort

Sa fortune et la mienne ont cela de rapport,

Que celle qu’un ami nomme ou tient sa maîtresse

Est l’objet qui tous deux au fond du cœur nous blesse,

Et qu’ayant comme moi caché sa passion,

Nous n’avons différé que de l’intention,

Puisqu’il met pour autrui son bonheur en arrière,

Et pour moi…

ACTE III
Scène III

Philiste, Alcidon

Philiste

Je t’y prends, rêveur.

Alcidon

Oui, par-derrière.

C’est d’ordinaire ainsi que les traîtres en font.

Philiste

Je te vois accablé d’un chagrin si profond,

Que j’excuse aisément ta réponse un peu crue.

Mais que fais-tu si triste au milieu d’une rue ?

Quelque penser fâcheux te servait d’entretien ?

Alcidon

Je rêvais que le monde en l’âme ne vaut rien,

Du moins pour la plupart ; que le siècle où nous sommes

À bien dissimuler met la vertu des hommes ;

Qu’à peine quatre mots se peuvent échapper

Sans quelque double sens afin de nous tromper ;

Et que souvent de bouche un dessein se propose,

Cependant que l’esprit songe à toute autre chose.

Philiste

Et cela t’affligeait ? Laissons courir le temps,

Et malgré ses abus, vivons toujours contents.

Le monde est un chaos, et son désordre excède

Tout ce qu’on y voudrait apporter de remède.

N’ayons l’œil, cher ami, que sur nos actions.

Aussi bien, s’offenser de ses corruptions,

À des gens comme nous ce n’est qu’une folie.

Mais, pour te retirer de ta mélancolie,

Je te veux faire part de mes contentements.

Si l’on peut en amour s’assurer aux serments,

Dans trois jours au plus tard, par un bonheur étrange,

Clarice est à Philiste.

Alcidon

Et Doris, à Florange.

Philiste

Quelque soupçon frivole en ce point te déçoit ;

J’aurai perdu la vie avant que cela soit.

Alcidon

Voilà faire le fin de fort mauvaise grâce ;

Philiste, vois-tu bien, je sais ce qui se passe.

Philiste

Ma mère en a reçu, de vrai, quelque propos,

Et voulut hier au soir m’en toucher quelques mots.

Les femmes de son âge ont ce mal ordinaire

De régler sur les biens une pareille affaire :

Un si honteux motif leur fait tout décider,

Et l’or qui les aveugle a droit de les guider ;

Mais comme son éclat n’éblouit point mon âme,

Que je vois d’un autre œil ton mérite et ta flamme,

Je lui fis bien savoir que mon consentement

Ne dépendrait jamais de son aveuglement,

Et que jusqu’au tombeau, quant à cet hyménée,

Je maintiendrais la foi que je t’avais donnée.

Ma sœur accortement feignait de l’écouter ;

Non pas que son amour n’osât lui résister,

Mais elle voulait bien qu’un peu de jalousie

Sur quelque bruit léger piquât ta fantaisie :

Ce petit aiguillon quelquefois, en passant,

Réveille puissamment un amour languissant.

Alcidon

Fais à qui tu voudras ce conte ridicule.

Soit que ta sœur l’accepte, ou qu’elle dissimule

Le peu que j’y perdrai ne vaut pas m’en fâcher.

Rien de mes sentiments ne saurait approcher.

Comme, alors qu’au théâtre on nous fait voir Mélite,

Le discours de Chloris, quand Philandre la quitte :

Ce qu’elle dit de lui, je le dis de ta sœur,

Et je la veux traiter avec même douceur.

Pourquoi m’aigrir contre elle ? En cet indigne change,

Le beau choix qu’elle fait la punit et me venge ;

Et ce sexe imparfait, de soi-même ennemi,

Ne posséda jamais la raison qu’à demi.

J’aurais tort de vouloir qu’elle en eût davantage ;

Sa faiblesse la force à devenir volage.

Je n’ai que pitié d’elle en ce manque de foi ;

Et mon courroux entier se réserve pour toi,

Toi qui trahis ma flamme après l’avoir fait naître,

Toi qui ne m’es ami qu’afin d’être plus traître,

Et que tes lâchetés tirent de leur excès,

Par ce damnable appas, un facile succès.

Déloyal ! ainsi donc de ta vaine promesse

Je reçois mille affronts au lieu d’une maîtresse ;

Et ton perfide cœur, masqué jusqu’à ce jour,

Pour assouvir ta haine alluma mon amour !

Philiste

Ces soupçons dissipés par des effets contraires,

Nous renouerons bientôt une amitié de frères.

Puisse dessus ma tête éclater à tes yeux

Ce qu’a de plus mortel la colère des cieux,

Si jamais ton rival a ma sœur sans ma vie

À cause de son bien ma mère en meurt d’envie ;

Mais malgré…

Alcidon

Laisse là ces propos superflus :

Ces protestations ne m’éblouissent plus ;

Et ma simplicité, lasse d’être dupée,

N’admet plus de raisons qu’au bout de mon épée.

Philiste

Etrange impression d’une jalouse erreur,

Dont ton esprit atteint ne suit que sa fureur !

Eh bien ! tu veux ma vie, et je te l’abandonne ;

Ce courroux insensé qui dans ton cœur bouillonne,

Contente-le par là, pousse ; mais n’attends pas

Que par le tien je veuille éviter mon trépas.

Trop heureux que mon sang puisse te satisfaire,

Je le veux tout donner au seul bien de te plaire.

Toujours à ces défis j’ai couru sans effroi ;

Mais je n’ai point d’épée à tirer contre toi.

Alcidon

Voilà bien déguiser un manque de courage.

Philiste

C’est presser un peu trop qu’aller jusqu’à l’outrage.

On n’a point encor vu que ce manque de cœur

M’ait rendu le dernier où vont les gens d’honneur.

Je te veux bien ôter tout sujet de colère ;

Et quoi que de ma sœur ait résolu ma mère,

Dût mon peu de respect irriter tous les dieux,

J’affronterai Géron et Florange à ses yeux.

Mais après les efforts de cette déférence

Si tu gardes encor la même violence,

Peut-être saurons-nous apaiser autrement

Les obstinations de ton emportement.

Alcidon,
seul.

Je crains son amitié plus que cette menace.

Sans doute il va chasser Florange de ma place.

Mon prétexte est perdu, s’il ne quitte ces soins.

Dieux ! qu’il m’obligerait de m’aimer un peu moins !

ACTE III
Scène IV

Chrysante, Doris

Chrisante

Je meure, mon enfant, si tu n’es admirable !

Et ta dextérité me semble incomparable :

Tu mérites de vivre après un si beau tour.

Doris

Croyez-moi qu’Alcidon n’en sait guère en amour ;

Vous n’eussiez pu m’entendre, et vous garder de rire.

Je me tuais moi-même à tous coups de lui dire

Que mon âme pour lui n’a que de la froideur,

Et que je lui ressemble en ce que notre ardeur

Ne s’explique à tous deux point du tout par la bouche,

Enfin que je le quitte.

Chrisante

Il est donc une souche,

S’il ne peut rien comprendre à ces naïvetés.

Peut-être y mêlais-tu quelques obscurités ?

Doris

Pas une ; en mots exprès je lui rendais son change,

Et n’ai couvert mon jeu qu’au regard de Florange.

Chrisante

De Florange ? et comment en osais-tu parler ?

Doris

Je ne me trouvais pas d’humeur à rien celer ;

Mais nous nous sûmes lors jeter sur l’équivoque.

Chrisante

Tu vaux trop. C’est ainsi qu’il faut, quand on se moque,

Que le moqué toujours sorte fort satisfait ;

Ce n’est plus autrement qu’un plaisir imparfait,

Qui souvent malgré nous se termine en querelle.

Doris

Je lui prépare encore une ruse nouvelle

Pour la première fois qu’il m’en viendra conter.

Chrisante

Mais, pour en dire trop, tu pourras tout gâter.

Doris

N’en ayez pas de peur.

Chrisante

Quoi que l’on se propose,

Assez souvent l’issue…

Doris

On vous veut quelque chose,

Madame, je vous laisse.

Chrisante

Oui, va-t’en ; il vaut mieux

Que l’on ne traite point cette affaire à tes yeux.

ACTE IIII
Scène V

Chrysante, Géron

Chrisante

Je devine à peu près le sujet qui t’amène ;

Mais, sans mentir, mon fils me donne un peu de peine,

Et s’emporte si fort en faveur d’un ami,

Que je n’ai su gagner son esprit qu’à demi.

Encore une remise ; et que, tandis Florange

Ne craigne aucunement qu’on lui donne le change ;

Moi-même j’ai tant fait que ma fille aujourd’hui

(Le croirais-tu, Géron ?) a de l’amour pour lui.

Géron

Florange, impatient de n’avoir pas encore

L’entier et libre accès vers l’objet qu’il adore,

Ne pourra consentir à ce retardement.

Chrisante

Le tout en ira mieux pour son contentement.

Quel plaisir aura-t-il auprès de sa maîtresse,

Si mon fils ne l’y voit que d’un œil de rudesse,

Si sa mauvaise humeur ne daigne lui parler,

Ou ne lui parle enfin que pour le quereller ?

Géron

Madame, il ne faut point tant de discours frivoles.

Je ne fus jamais homme à porter des paroles,

Depuis que j’ai connu qu’on ne les peut tenir.

Si monsieur votre fils…

Chrisante

Je l’aperçois venir.

Géron

Tant mieux. Nous allons voir s’il dédira sa mère.

Chrisante

Sauve-toi ; ses regards ne sont que de colère.

ACTE III
Scène VI

Philiste, Chrysante, Géron, Lycas

Philiste

Te voilà donc ici, peste du bien public,

Qui réduis les amours en un sale trafic !

Va pratiquer ailleurs tes commerces infâmes.

Ce n’est pas où je suis que l’on surprend des femmes.

Géron

Vous me prenez à tort pour quelque suborneur ;

Je ne sortis jamais des termes de l’honneur ;

Et madame elle-même a choisi cette voie.

Philiste, lui donnant des coups de plat d’épée.

Tiens, porte ce revers à celui qui t’envoie ;

Ceux-ci seront pour toi

.

ACTE III
Scène VII

Chrysante, Philiste, Lycas

Chrisante

Mon fils, qu’avez-vous fait ?

Philiste

J’ai mis, grâces aux dieux, ma promesse en effet.

Chrisante

Ainsi vous m’empêchez d’exécuter la mienne.

Philiste

Je ne puis empêcher que la vôtre ne tienne ;

Mais si jamais je trouve ici ce courratier,

Je lui saurai, madame, apprendre son métier.

Chrisante

Il vient sous mon aveu.

Philiste

Votre aveu ne m’importe ;

C’est un fou s’il me voit sans regagner la porte :

Autrement, il saura ce que pèsent mes coups.

Chrisante

Est-ce là le respect que j’attendais de vous ?

Philiste

Commandez que le cœur à vos yeux je m’arrache,

Pourvu que mon honneur ne souffre aucune tache :

Je suis prêt d’expier avec mille tourments

Ce que je mets d’obstacle à vos contentements.

Chrisante

Souffrez que la raison règle votre courage ;

Considérez, mon fils, quel heur, quel avantage,

L’affaire qui se traite apporte à votre sœur.

Le bien est en ce siècle une grande douceur :

Etant riche, on est tout ; ajoutez qu’elle-même

N’aime point Alcidon, et ne croit pas qu’il l’aime.

Quoi ! voulez-vous forcer son inclination ?

Philiste

Vous la forcez vous-même à cette élection :

Je suis de ses amours le témoin oculaire.

Chrisante

Elle se contraignait seulement pour vous plaire.

Philiste

Elle doit donc encor se contraindre pour moi.

Chrisante

Et pourquoi lui prescrire une si dure loi ?

Philiste

Puisqu’elle m’a trompé, qu’elle en porte la peine.

Chrisante

Voulez-vous l’attacher à l’objet de sa haine ?

Philiste

Je veux tenir parole à mes meilleurs amis,

Et qu’elle tienne aussi ce qu’elle m’a promis.

Chrisante

Mais elle ne vous doit aucune obéissance.

Philiste

Sa promesse me donne une entière puissance.

Chrisante

Sa promesse, sans moi, ne la peut obliger.

Philiste

Que deviendra ma foi, qu’elle a fait engager ?

Chrisante

Il la faut révoquer, comme elle sa promesse.

Philiste

Il faudrait donc, comme elle, avoir l’âme traîtresse.

Lycas, cours chez Florange, et dis-lui de ma part…

Chrisante

Quel violent esprit !

Philiste

Que s’il ne se départ

D’une place chez nous par surprise occupée,

Je ne le trouve point sans une bonne épée.

Chrisante

Attends un peu. Mon fils…

Philiste,
à Lycas.

Marche, mais promptement.

Chrysante,
seule.

Dieux ! que cet emporté me donne de tourment !

Que je te plains, ma fille ! Hélas ! pour ta misère

Les destins ennemis t’ont fait naître ce frère ;

Déplorable, le ciel te veut favoriser

D’une bonne fortune, et tu n’en peux user.

Rejoignons toutes deux ce naturel sauvage,

Et tâchons par nos pleurs d’amollir son courage.

ACTE III
Scène VIII

Clarice, dans son jardin

Chers confidents de mes désirs,

Beaux lieux, secrets témoins de mon inquiétude,

Ce n’est plus avec des soupirs

Que je viens abuser de votre solitude ;

Mes tourments sont passés,

Mes vœux sont exaucés,

La joie aux maux succède :

Mon sort en ma faveur change sa dure loi,

Et pour dire en un mot le bien que je possède,

Mon Philiste est à moi.

En vain nos inégalités

M’avaient avantagée à mon désavantage.

L’amour confond nos qualités,

Et nous réduit tous deux sous un même esclavage.

L’aveugle outrecuidé

Se croirait mal guidé

Par l’aveugle fortune ;

Et son aveuglement par miracle fait voir

Que quand il nous saisit, l’autre nous importune,

Et n’a plus de pouvoir.

Cher Philiste, à présent tes yeux,

Que j’entendais si bien sans les vouloir entendre,

Et tes propos mystérieux,

Par leurs rusés détours n’ont plus rien à m’apprendre.

Notre libre entretien

Ne dissimule rien ;

Et ces respects farouches

N’exerçant plus sur nous de secrètes rigueurs,

L’amour est maintenant le maître de nos bouches

Ainsi que de nos cœurs.

Qu’il fait bon avoir enduré !

Que le plaisir se goûte au sortir des supplices !

Et qu’après avoir tant duré,

La peine qui n’est plus augmente nos délices !

Qu’un si doux souvenir

M’apprête à l’avenir

D’amoureuses tendresses !

Que mes malheurs finis auront de volupté !

Et que j’estimerai chèrement ces caresses

Qui m’auront tant coûté !

Mon heur me semble sans pareil ;

Depuis qu’en liberté notre amour m’en assure,

Je ne crois pas que le soleil…

ACTE III
Scène IX

Célidan, Alcidon, Clarice, la Nourrice

Célidan
dit ces mots derrière le théâtre.

Cocher, attends-nous là.

Clarice

D’où provient ce murmure ?

Alcidon

Il est temps d’avancer ; baissons le tapabord,

Moins nous ferons de bruit, moins il faudra d’effort.

Clarice

Aux voleurs ! au secours !

La Nourrice

Quoi ! des voleurs, madame ?

Clarice

Oui, des voleurs, nourrice.

La nourrice embrasse les genoux de Clarice et l’empêche de fuir.

Ah ! de frayeur je pâme.

Clarice

Laisse-moi, misérable !

Célidan

Allons, il faut marcher,

Madame ; vous viendrez.

Clarice

(Célidan lui met la main sur la bouche.)

Aux vo…

Celidan

(Il dit ces mots derrière le théâtre.)

Touche, cocher.

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la-veuve-corneille-lenlevement-de-persephone-rembrandt-van-rijn-1631

« Ils ont ravi Clarice…. »
La Veuve Corneille Acte III Scène X

*******

ACTE III
Scène X

La Nourrice, Doraste, Polymas, Listor

La Nourrice,
seule.

Sortons de pâmoison, reprenons la parole ;

II nous faut à grands cris jouer un autre rôle.

Ou je n’y connais rien, ou j’ai bien pris mon temps :

Ils n’en seront pas tous également contents ;

Et Philiste demain, cette nouvelle sue,

Sera de belle humeur, ou je suis fort déçue.

Mais par où vont nos gens ? Voyons, qu’en sûreté

Je fasse aller après par un autre côté.

À présent il est temps que ma voix s’évertue.

Aux armes ! aux voleurs ! on m’égorge, on me tue,

On enlève Madame ! Amis, secourez-nous !

À la force ! aux brigands ! au meurtre ! Accourez tous,

Doraste, Polymas, Listor !

Polymas

Qu’as-tu, nourrice ?

La Nourrice

Des voleurs…

Polymas

Qu’ont-ils fait ?

La Nourrice

Ils ont ravi Clarice.

Polymas

Comment ? ravi Clarice ?

La Nourrice

Oui. Suivez promptement.

Bons dieux ! que j’ai reçu de coups en un moment !

Doraste

Suivons-les : mais dis-nous la route qu’ils ont prise.

La Nourrice

Ils vont tout droit par là. Le ciel vous favorise !

(Elle est seule.)

Oh, qu’ils en vont abattre ! ils sont morts, c’en est fait ;

Et leur sang, autant vaut, a lavé leur forfait.

Pourvu que le bonheur à leurs souhaits réponde,

Ils les rencontreront s’ils font le tour du monde.

Quant à nous cependant subornons quelques pleurs

Qui servent de témoins à nos fausses douleurs.

*********

La Veuve Corneille

***********

Acte IV
Scène première

Philiste, Lycas

Philiste

Des voleurs cette nuit ont enlevé Clarice !

Quelle preuve en as-tu ? quel témoin ? quel indice ?

Ton rapport n’est fondé que sur quelque faux bruit.

Lycas

Je n’en suis par les yeux, hélas ! que trop instruit ;

Les cris de sa nourrice en sa maison déserte

M’ont trop suffisamment assuré de sa perte ;

Seule en ce grand logis, elle court haut et bas,

Elle renverse tout ce qui s’offre à ses pas,

Et sur ceux qu’elle voit frappe sans reconnaître ;

À peine devant elle oserait-on paraître :

De furie elle écume, et fait sans cesse un bruit

Que le désespoir forme, et que la rage suit ;

Et parmi ses transports, son hurlement farouche

Ne laisse distinguer que Clarice en sa bouche.

Philiste

Ne t’a-t-elle rien dit ?

Lycas

Soudain qu’elle m’a vu,

Ces mots ont éclaté d’un transport imprévu :

«  Va lui dire qu’il perd sa maîtresse et la nôtre  » ;

Et puis incontinent, me prenant pour un autre,

Elle m’allait traiter en auteur du forfait ;

Mais ma fuite a rendu sa fureur sans effet.

Philiste

Elle nomme du moins celui qu’elle en soupçonne ?

Lycas

Ses confuses clameurs n’en accusent personne,

Et même les voisins n’en savent que juger.

Philiste

Tu m’apprends seulement ce qui peut m’affliger,

Traître, sans que je sache où, pour mon allégeance,

Adresser ma poursuite et porter ma vengeance.

(Seul.)

Tu fais bien d’échapper ; dessus toi ma douleur,

Faute d’un autre objet, eût vengé ce malheur :

Malheur d’autant plus grand que sa source ignorée

Ne laisse aucun espoir à mon âme éplorée,

Ne laisse à ma douleur, qui va finir mes jours,

Qu’une plainte inutile au lieu d’un prompt secours :

Faible soulagement en un coup si funeste ;

Mais il s’en faut servir, puisque seul il nous reste.

Plains, Philiste, plains-toi, mais avec des accents

Plus remplis de fureur qu’ils ne sont impuissants ;

Fais qu’à force de cris poussés jusqu’en la nue,

Ton mal soit plus connu que sa cause inconnue ;

Fais que chacun le sache, et que par tes clameurs

Clarice, où qu’elle soit, apprenne que tu meurs.

Clarice, unique objet qui me tiens en servage,

Reçois de mon ardeur ce dernier témoignage :

Vois comme en te perdant je vais perdre le jour,

Et par mon désespoir juge de mon amour.

Hélas ! pour en juger, peut-être est-ce ta feinte

Qui me porte à dessein cette cruelle atteinte,

Et ton amour, qui doute encor de mes serments,

Cherche à s’en assurer par mes ressentiments.

Soupçonneuse beauté, contente ton envie,

Et prends cette assurance aux dépens de ma vie.

Si ton feu dure encor, par mes derniers soupirs

Reçois ensemble et perds l’effet de tes désirs ;

Alors ta flamme en vain pour Philiste allumée,

Tu lui voudras du mal de t’avoir trop aimée ;

Et sûre d’une foi que tu crains d’accepter,

Tu pleureras en vain le bonheur d’en douter.

Que ce penser flatteur me dérobe à moi-même !

Quel charme à mon trépas de penser qu’elle m’aime !

Et dans mon désespoir qu’il m’est doux d’espérer,

Que ma mort, à son tour, la fera soupirer !

Simple, qu’espères-tu ? Sa perte volontaire

Ne veut que te punir d’un amour téméraire ;

Ton déplaisir lui plaît, et tous autres tourments

Lui sembleraient pour toi de légers châtiments.

Elle en rit maintenant, cette belle inhumaine ;

Elle pâme de joie au récit de ta peine,

Et choisit pour objet de son affection

Un amant plus sortable à sa condition.

Pauvre désespéré, que ta raison s’égare !

Et que tu traites mal une amitié si rare !

Après tant de serments de n’aimer rien que toi,

Tu la veux faire heureuse aux dépens de sa foi ;

Tu veux seul avoir part à la douleur commune ;

Tu veux seul te charger de toute l’infortune,

Comme si tu pouvais en croissant tes malheurs

Diminuer les siens, et l’ôter aux voleurs.

N’en doute plus, Philiste, un ravisseur infâme

A mis en son pouvoir la reine de ton âme,

Et peut-être déjà ce corsaire effronté

Triomphe insolemment de sa fidélité.

Qu’à ce triste penser ma vigueur diminue !

ACTE IV
Scène II

Philiste, Doraste, Polymas, Listor

Philiste

Qu’est-elle devenue ?

Mais voici de ses gens.

Amis, le savez-vous ? N’avez-vous rien trouvé

Qui nous puisse éclaircir du malheur arrivé ?

Doraste

Nous avons fait, monsieur, une vaine poursuite.

Philiste

Du moins vous avez vu des marques de leur fuite.

Doraste

Si nous avions pu voir les traces de leurs pas,

Des brigands ou de nous vous sauriez le trépas ;

Mais, hélas ! quelque soin et quelque diligence…

Philiste

Ce sont là des effets de votre intelligence,

Traîtres ; ces feints hélas ne sauraient m’abuser.

Polymas

Vous n’avez point, monsieur, de quoi nous accuser.

Philiste

Perfides, vous prêtez épaule à leur retraite,

Et c’est ce qui vous fait me la tenir secrète.

Mais voici… Vous fuyez ! vous avez beau courir,

Il faut me ramener ma maîtresse, ou mourir.

Doraste rentrant avec ses compagnons, cependant que Philiste les cherche derrière le théâtre.

Cédons à sa fureur, évitons-en l’orage.

Polymas,

Ne nous présentons plus aux transports de sa rage ;

Mais plutôt derechef allons si bien chercher,

Qu’il n’ait plus au retour sujet de se fâcher.

Listor, voyant revenir Philiste, et s’enfuyant avec ses compagnons.

Le voilà.

Philiste,
l’épée à la main, et seul.

Qui les ôte à ma juste colère ?

Venez de vos forfaits recevoir le salaire,

Infâmes scélérats, venez, qu’espérez-vous ?

Votre fuite ne peut vous sauver de mes coups.

ACTE IV
Scène III

Alcidon, Célidan, Philiste

Alcidon
met l’épée à la main.

Philiste, à la bonne heure, un miracle visible

T’a rendu maintenant à l’honneur plus sensible,

Puisqu’ainsi tu m’attends les armes à la main.

J’admire avec plaisir ce changement soudain,

Et vais…

Célidan

Ne pense pas ainsi…

Alcidon

Laisse-nous faire ;

C’est en homme de cœur qu’il me va satisfaire.

Crains-tu d’être témoin d’une bonne action ?

Philiste

Dieux ! ce comble manquait à mon affliction.

Que j’éprouve en mon sort une rigueur cruelle !

Ma maîtresse perdue, un ami me querelle.

Alcidon

Ta maîtresse perdue !

Philiste

Hélas ! hier, des voleurs…

Alcidon

Je n’en veux rien savoir, va le conter ailleurs ;

Je ne prends point de part aux intérêts d’un traître ;

Et puisqu’il est ainsi, le ciel fait bien connaître

Que son juste courroux a soin de me venger.

Philiste

Quel plaisir, Alcidon, prends-tu de m’outrager ?

Mon amitié se lasse, et ma fureur m’emporte ;

Mon âme pour sortir ne cherche qu’une porte.

Ne me presse donc plus dans un tel désespoir :

J’ai déjà fait pour toi par-delà mon devoir.

Te peux-tu plaindre encor de ta place usurpée ?

J’ai renvoyé Géron à coups de plat d’épée ;

J’ai menacé Florange, et rompu les accords

Qui t’avaient su causer ces violents transports.

Alcidon

Entre des cavaliers une offense reçue

Ne se contente point d’une si lâche issue ;

Va m’attendre…

Célidan,
à Alcidon.

Arrêtez, je ne permettrai pas

Qu’un si funeste mot termine vos débats.

Philiste

Faire ici du fendant tandis qu’on nous sépare,

C’est montrer un esprit lâche autant que barbare.

Adieu, mauvais, adieu : nous nous pourrons trouver ;

Et si le cœur t’en dit, au lieu de tant braver,

J’apprendrai seul à seul, dans peu, de tes nouvelles.

Mon honneur souffrirait des taches éternelles

À craindre encor de perdre une telle amitié.

ACTE IV
Scène IV

Célidan, Alcidon

Célidan

Mon cœur à ses douleurs s’attendrit de pitié ;

Il montre une franchise ici trop naturelle,

Pour ne te pas ôter tout sujet de querelle.

L’affaire se traitait sans doute à son desçu,

Et quelque faux soupçon en ce point t’a déçu.

Va retrouver Doris, et rendons-lui Clarice.

Alcidon

Tu te laisses donc prendre à ce lourd artifice,

À ce piège, qu’il dresse afin de me duper ?

Célidan

Romprait-il ces accords à dessein de tromper ?

Que vois-tu là qui sente une supercherie ?

Alcidon

Je n’y vois qu’un effet de sa poltronnerie,

Qu’un lâche désaveu de cette trahison,

De peur d’être obligé de m’en faire raison.

Je l’en pressai dès hier ; mais son peu de courage

Aima mieux pratiquer ce rusé témoignage,

Par où, m’éblouissant, il pût un de ces jours

Renouer sourdement ces muettes amours.

Il en donne en secret des avis à Florange :

Tu ne le connais pas ; c’est un esprit étrange.

Célidan

Quelque étrange qu’il soit, si tu prends bien ton temps,

Malgré lui tes désirs se trouveront contents.

Ses offres acceptés, que rien ne se diffère ;

Après un prompt hymen, tu le mets à pis faire.

Alcidon

Cet ordre est infaillible à procurer mon bien ;

Mais ton contentement m’est plus cher que le mien.

Longtemps à mon sujet tes passions contraintes

Ont souffert et caché leurs plus vives atteintes ;

Il me faut à mon tour en faire autant pour toi :

Hier devant tous les dieux je t’en donnai ma foi,

Et pour la maintenir tout me sera possible.

Célidan

Ta perte en mon bonheur me serait trop sensible ;

Et je m’en haïrais, si j’avais consenti

Que mon hymen laissât Alcidon sans parti.

Alcidon

Eh bien, pour t’arracher ce scrupule de l’âme

(Quoique je n’eus jamais pour elle aucune flamme),

J’épouserai Clarice. Ainsi, puisque mon sort

Veut qu’à mes amitiés je fasse un tel effort,

Que d’un de mes amis j’épouse la maîtresse,

C’est là que par devoir il faut que je m’adresse.

Philiste est un parjure, et moi ton obligé :

Il m’a fait un affront, et tu m’en as vengé.

Balancer un tel choix avec inquiétude,

Ce serait me noircir de trop d’ingratitude.

Célidan

Mais te priver pour moi de ce que tu chéris !

Alcidon

C’est faire mon devoir, te quittant ma Doris,

Et me venger d’un traître, épousant sa Clarice.

Mes discours ni mon cœur n’ont aucun artifice.

Je vais, pour confirmer tout ce que je t’ai dit,

Employer vers Doris mon reste de crédit :

Si je la puis gagner, je te réponds du frère,

Trop heureux à ce prix d’apaiser ma colère !

Célidan

C’est ainsi que tu veux m’obliger doublement.

Vois ce que je pourrai pour ton contentement.

Alcidon

L’affaire, à mon avis, deviendrait plus aisée,

Si Clarice apprenait une mort supposée…

Célidan

De qui ? de son amant ? Va, tiens pour assuré

Qu’elle croira dans peu ce perfide expiré.

Alcidon

Quand elle en aura su la nouvelle funeste,

Nous aurons moins de peine à la résoudre au reste.

On a beau nous aimer, des pleurs sont tôt séchés

Et les morts soudain mis au rang des vieux péchés.

ACTE IV
Scène V

Célidan

Il me cède à mon gré Doris de bon courage ;

Et ce nouveau dessein d’un autre mariage,

Pour être fait sur l’heure, et tout nonchalamment,

Est conduit, ce me semble, assez accortement.

Qu’il en sait de moyens ! qu’il a ses raisons prêtes !

Et qu’il trouve à l’instant de prétextes honnêtes

Pour ne point rapprocher de son premier amour !

Plus j’y porte la vue, et moins j y vois de jour.

M’aurait-il bien caché le fond de sa pensée ?

Oui, sans doute, Clarice a son âme blessée ;

Il se venge en parole, et s’oblige en effet.

On ne le voit que trop, rien ne le satisfait :

Quand on lui rend Doris, il s’aigrit davantage.

Je jouerais, à ce conte, un joli personnage !

Il s’en faut éclaircir. Alcidon ruse en vain,

Tandis que le succès est encore en ma main :

Si mon soupçon est vrai, je lui ferai connaître

Que je ne suis pas homme à seconder un traître.

Ce n’est point avec moi qu’il faut faire le fin,

Et qui me veut duper en doit craindre la fin.

Il ne voulait que moi pour lui servir d’escorte,

Et si je ne me trompe, il n’ouvrit point la porte ;

Nous étions attendus, on secondait nos coups ;

La nourrice parut en même temps que nous,

Et se pâma soudain avec tant de justesse,

Que cette pâmoison nous livra sa maîtresse.

Qui lui pourrait un peu tirer les vers du nez,

Que nous verrions demain des gens bien étonnés !

ACTE IV
Scène VI

Célidan, la Nourrice

La Nourrice

Ah !

Célidan

j’entends des soupirs.

La Nourrice

Destins !

Célidan

C’est la nourrice ;

Qu’elle vient à propos !

La Nourrice

Ou rendez-moi Clarice…

Célidan

Il la faut aborder.

La Nourrice

Ou me donnez la mort.

Célidan

Qu’est-ce ? qu’as-tu, nourrice, à t’affliger si fort ?

Quel funeste accident ? quelle perte arrivée ?

La Nourrice

Perfide ! c’est donc toi qui me l’as enlevée ?

En quel lieu la tiens-tu ? dis-moi, qu’en as-tu fait ?

Célidan

Ta douleur sans raison m’impute ce forfait ;

Car enfin je t’entends, tu cherches ta maîtresse ?

La Nourrice

Oui, je te la demande, âme double et traîtresse.

Célidan

Je n’ai point eu de part en cet enlèvement ;

Mais je t’en dirai bien l’heureux événement.

Il ne faut plus avoir un visage si triste,

Elle est en bonne main.

La Nourrice

De qui ?

Célidan

De son Philiste.

La Nourrice

Le cœur me le disait, que ce rusé flatteur

Devait être du coup le véritable auteur.

Célidan

Je ne dis pas cela, nourrice ; du contraire,

Sa rencontre à Clarice était fort nécessaire.

La Nourrice

Quoi ! l’a-t-il délivrée ?

Célidan

Oui.

La Nourrice

Bons dieux !

Célidan

Sa valeur

Ote ensemble la vie, et Clarice au voleur.

La Nourrice

Vous ne parlez que d’un.

Célidan

L’autre ayant pris la fuite,

Philiste a négligé d’en faire la poursuite.

La Nourrice

Leur carrosse roulant, comme est-il avenu…

Célidan

Tu m’en veux informer en vain par le menu.

Peut-être un mauvais pas, une branche, une pierre,

Fit verser leur carrosse, et les jeta par terre ;

Et Philiste eut tant d’heur que de les rencontrer

Comme eux et ta maîtresse étaient prêts d’y rentrer.

La Nourrice

Cette heureuse nouvelle a mon âme ravie.

Mais le nom de celui qu’il a privé de vie ?

Célidan

C’est… je l’aurais nommé mille fois en un jour :

Que ma mémoire ici me fait un mauvais tour !

C’est un des bons amis que Philiste eût au monde.

Rêve un peu comme moi, nourrice, et me seconde.

La Nourrice

Donnez-m’en quelque adresse.

Célidan

Il se termine en don.

C’est… j’y suis ; peu s’en faut ; attends, c’est…

La Nourrice

Alcidon ?

Célidan

T’y voilà justement.

La Nourrice

Est-ce lui ? Quel dommage

Qu’un brave gentilhomme en la fleur de son âge…

Toutefois il n’a rien qu’il n’ait bien mérité,

Et grâces aux bons dieux, son dessein avorté…

Mais du moins, en mourant, il nomma son complice ?

Célidan

C’est là le pis pour toi.

La Nourrice

Pour moi !

Célidan

Pour toi, nourrice.

La Nourrice

Ah ! le traître !

Célidan

Sans doute il te voulait du mal.

La Nourrice

Et m’en pourrait-il faire ?

Célidan

Oui, son rapport fatal…

La Nourrice

Ne peut rien contenir que je ne le dénie.

Célidan

En effet, ce rapport n’est qu’une calomnie.

Ecoute cependant : il a dit qu’à ton su

Ce malheureux dessein avait été conçu ;

Et que pour empêcher la fuite de Clarice,

Ta feinte pâmoison lui fit un bon office ;

Qu’il trouva le jardin par ton moyen ouvert.

La Nourrice

De quels damnables tours cet imposteur se sert !

Non, monsieur ; à présent il faut que je le die !

Le ciel ne vit jamais de telle perfidie.

Ce traître aimait Clarice, et brûlant de ce feu,

Il n’amusait Doris que pour couvrir son jeu ;

Depuis près de six mois il a tâché sans cesse

D’acheter ma faveur auprès de ma maîtresse ;

Il n’a rien épargné qui fût en son pouvoir ;

Mais me voyant toujours ferme dans le devoir,

Et que pour moi ses dons n’avaient aucune amorce,

Enfin il a voulu recourir à la force.

Vous savez le surplus, vous voyez son effort

À se venger de moi pour le moins en sa mort :

Piqué de mes refus, il me fait criminelle,

Et mon crime ne vient que d’être trop fidèle.

Mais, monsieur, le croit-on ?

Célidan

N’en doute aucunement.

Le bruit est qu’on t’apprête un rude châtiment.

La Nourrice

Las ! que me dites-vous ?

Célidan

Ta maîtresse en colère

Jure que tes forfaits recevront leur salaire ;

Surtout elle s’aigrit contre ta pâmoison.

Si tu veux éviter une infâme prison,

N’attends pas son retour.

La Nourrice

Où me vois-je réduite,

Si mon salut dépend d’une soudaine fuite !

Et mon esprit confus ne sait où l’adresser.

Célidan

J’ai pitié des malheurs qui te viennent presser :

Nourrice, fais chez moi, si tu veux, ta retraite ;

Autant qu’en lieu du monde elle y sera secrète.

La Nourrice

Oserais-je espérer que la compassion…

Célidan

Je prends ton innocence en ma protection.

Va, ne perds point de temps : être ici davantage

Ne pourrait à la fin tourner qu’à ton dommage.

Je te suivrai de l’œil, et ne dis encor rien

Comme après je saurai m’employer pour ton bien :

Durant l’éloignement ta paix se pourra faire.

La Nourrice

Vous me serez, monsieur, comme un dieu tutélaire.

Célidan

Trêve, pour le présent, de ces remerciements ;

Va, tu n’as pas loisir de tant de compliments.

ACTE IV
Scène VII

Célidan

Voilà mon homme pris, et ma vieille attrapée.

Vraiment un mauvais conte aisément l’a dupée :

Je la croyais plus fine, et n’eusse pas pensé

Qu’un discours sur-le-champ par hasard commencé,

Dont la suite non plus n’allait qu’à l’aventure,

Pût donner à son âme une telle torture,

La jeter en désordre, et brouiller ses ressorts ;

Mais la raison le veut, c’est l’effet des remords.

Le cuisant souvenir d’une action méchante

Soudain au moindre mot nous donne l’épouvante.

Mettons-la cependant en lieu de sûreté,

D’où nous ne craignions rien de sa subtilité ;

Après, nous ferons voir qu’il me faut d’une affaire

Ou du tout ne rien dire, ou du tout ne rien taire,

Et que depuis qu’on joue à surprendre un ami,

Un trompeur en moi trouve un trompeur et demi.

ACTE IV
Scène VIII

Alcidon, Doris

Doris

C’est donc pour un ami que tu veux que mon âme

Allume à ta prière une nouvelle flamme ?

Alcidon

Oui, de tout mon pouvoir je t’en viens conjurer.

Doris

À ce coup, Alcidon, voilà te déclarer.

Ce compliment, fort beau pour des âmes glacées,

M’est un aveu bien clair de tes feintes passées.

Alcidon

Ne parle point de feinte ; il n’appartient qu’à toi

D’être dissimulée, et de manquer de foi ;

L’effet l’a trop montré.

Doris

L’effet a dû t’apprendre,

Quand on feint avec moi, que je sais bien le rendre.

Mais je reviens à toi. Tu fais donc tant de bruit

Afin qu’après un autre en recueille le fruit ;

Et c’est à ce dessein que ta fausse colère

Abuse insolemment de l’esprit de mon frère ?

Alcidon

Ce qu’il a pris de part en mes ressentiments

Apporte seul du trouble à tes contentements ;

Et pour moi, qui vois trop ta haine par ce change

Qui t’a fait sans raison me préférer Florange,

Je n’ose plus t’offrir un service odieux.

Doris

Tu ne fais pas tant mal. Mais pour faire encor mieux,

Puisque tu connais ma véritable haine,

De moi, ni de mon choix ne te mets point en peine.

C’est trop manquer de sens : je te prie, est-ce à toi,

À l’objet de ma haine, à disposer de moi ?

Alcidon

Non ; mais puisque je vois à mon peu de mérite

De ta possession l’espérance interdite,

Je sentirais mon mal puissamment soulagé,

Si du moins un ami m’en était obligé.

Ce cavalier, au reste, a tous les avantages

Que l’on peut remarquer aux plus braves courages,

Beau de corps et d’esprit, riche, adroit, valeureux,

Et surtout de Doris à l’extrême amoureux.

Doris

Toutes ces qualités n’ont rien qui me déplaise ;

Mais il en a de plus une autre fort mauvaise,

C’est qu’il est ton ami ; cette seule raison

Me le ferait haïr, si j’en savais le nom.

Alcidon

Donc, pour le bien servir, il faut ici le taire ?

Doris

Et de plus lui donner cet avis salutaire,

Que s’il est vrai qu’il m’aime et qu’il veuille être aimé,

Quand il m’entretiendra, tu ne sois point nommé ;

Qu’il n’espère autrement de réponse que triste.

J’ai dépit que le sang me lie avec Philiste,

Et qu’ainsi malgré moi j’aime un de tes amis.

Alcidon

Tu seras quelque jour d’un esprit plus remis.

Adieu. Quoi qu’il en soit, souviens-toi, dédaigneuse,

Que tu hais Alcidon qui te veut rendre heureuse.

Doris

Va, je ne veux point d’heur qui parte de ta main.

ACTE IV
Scène IX

Doris

Qu’aux filles comme moi le sort est inhumain !

Que leur condition se trouve déplorable !

Une mère aveuglée, un frère inexorable,

Chacun de son côté, prennent sur mon devoir

Et sur mes volontés un absolu pouvoir.

Chacun me veut forcer à suivre son caprice :

L’un a ses amitiés, l’autre a son avarice.

Ma mère veut Florange, et mon frère Alcidon.

Dans leurs divisions mon cœur à l’abandon

N’attend que leur accord pour souffrir et pour feindre.

Je n’ose qu’espérer, et je ne sais que craindre,

Ou plutôt je crains tout et je n’espère rien.

Je n’ose fuir mon mal, ni rechercher mon bien.

Dure sujétion ! étrange tyrannie !

Toute liberté donc à mon choix se dénie !

On ne laisse à mes yeux rien à dire à mon cœur,

Et par force un amant n’a de moi que rigueur.

Cependant il y va du reste de ma vie,

Et je n’ose écouter tant soit peu mon envie.

Il faut que mes désirs, toujours indifférents,

Aillent sans résistance au gré de mes parents,

Qui m’apprêtent peut-être un brutal, un sauvage :

Et puis cela s’appelle une fille bien sage !

Ciel, qui vois ma misère et qui fais les heureux,

Prends pitié d’un devoir qui m’est si rigoureux !

Acte V
Scène première

Célidan, Clarice

Célidan

N’espérez pas, madame, avec cet artifice,

Apprendre du forfait l’auteur ni le complice :

Je chéris l’un et l’autre, et crois qu’il m’est permis

De conserver l’honneur de mes plus chers amis.

L’un, aveuglé d’amour, ne jugea point de blâme

À ravir la beauté qui lui ravissait l’âme ;

Et l’autre l’assista par importunité :

C’est ce que vous saurez de leur témérité.

Clarice

Puisque vous le voulez, monsieur, je suis contente

De voir qu’un bon succès a trompé leur attente ;

Et me résolvant même à perdre à l’avenir,

De toute ma douleur l’odieux souvenir,

J’estime que la perte en sera plus aisée,

Si j’ignore les noms de ceux qui l’ont causée.

C’est assez que je sais qu’à votre heureux secours

Je dois tout le bonheur du reste de mes jours.

Philiste autant que moi vous en est redevable ;

S’il a su mon malheur, il est inconsolable ;

Et dans son désespoir sans doute qu’aujourd’hui

Vous lui rendez la vie en me rendant à lui.

Disposez du pouvoir et de l’un et de l’autre ;

Ce que vous y verrez, tenez-le comme au vôtre ;

Et souffrez cependant qu’on le puisse avertir

Que nos maux en plaisirs se doivent convertir.

La douleur trop longtemps règne sur son courage.

Célidan

C’est à moi qu’appartient l’honneur de ce message ;

Mon secours sans cela, comme de nul effet,

Ne vous aurait rendu qu’un service imparfait.

Clarice

Après avoir rompu les fers d’une captive,

C’est tout de nouveau prendre une peine excessive,

Et l’obligation que j’en vais vous avoir

Met la revanche hors de mon peu de pouvoir.

Ainsi dorénavant, quelque espoir qui me flatte,

Il faudra malgré moi que j’en demeure ingrate.

Célidan

En quoi que mon service oblige votre amour,

Vos seuls remerciements me mettent à retour.

ACTE V
Scène II

Célidan

Qu’Alcidon maintenant soit de feu pour Clarice,

Qu’il ait de son parti sa traîtresse nourrice,

Que d’un ami trop simple il fasse un ravisseur,

Qu’il querelle Philiste, et néglige sa sœur,

Enfin qu’il aime, dupe, enlève, feigne, abuse,

Je trouve mieux que lui mon compte dans sa ruse :

Son artifice m’aide, et succède si bien,

Qu’il me donne Doris, et ne lui laisse rien.

Il semble n’enlever qu’à dessein que je rende,

Et que Philiste après une faveur si grande

N’ose me refuser celle dont ses transports

Et ses faux mouvements font rompre les accords.

Ne m’offre plus Doris, elle m’est toute acquise ;

Je ne la veux devoir, traître, qu’à ma franchise ;

Il suffit que ta ruse ait dégagé sa foi :

Cesse tes compliments, je l’aurai bien sans toi.

Mais pour voir ces effets allons trouver le frère :

Notre heur s’accorde mal avecque sa misère,

Et ne peut s’avancer qu’en lui disant le sien.

ACTE V
Scène III

Alcidon, Célidan

Célidan

Ah ! je cherchais une heure avec toi d’entretien ;

Ta rencontre jamais ne fut plus opportune.

Alcidon

En quel point as-tu mis l’état de ma fortune ?

Célidan

Tout va le mieux du monde. Il ne se pouvait pas

Avec plus de succès supposer un trépas ;

Clarice au désespoir croit Philiste sans vie.

Alcidon

Et l’auteur de ce coup ?

Célidan

Celui qui l’a ravie,

Un amant inconnu dont je lui fais parler.

Alcidon

Elle a donc bien jeté des injures en l’air ?

Célidan

Cela s’en va sans dire.

Alcidon

Ainsi rien ne l’apaise ?

Célidan

Si je te disais tout, tu mourrais de trop d’aise.

Alcidon

Je n’en veux point qui porte une si dure loi.

Célidan

Dans ce grand désespoir elle parle de toi.

Alcidon

Elle parle de moi !

Célidan

« J’ai perdu ce que j’aime,

Dit-elle ; mais du moins si cet autre lui-même,

Son fidèle Alcidon, m’en consolait ici !  »

Alcidon

Tout de bon ?

Célidan

Son esprit en paraît adouci.

Alcidon

Je ne me pensais pas si fort dans sa mémoire.

Mais non, cela n’est point, tu m’en donnes à croire.

Célidan

Tu peux, dans ce jour même, en voir la vérité.

Alcidon

J’accepte le parti par curiosité.

Dérobons-nous ce soir pour lui rendre visite.

Célidan

Tu verras à quel point elle met ton mérite.

Alcidon

Si l’occasion s’offre, on peut la disposer,

Mais comme sans dessein…

Célidan

J’entends, à t’épouser.

Alcidon

Nous pourrons feindre alors que par ma diligence

Le concierge, rendu de mon intelligence,

Me donne un accès libre aux lieux de sa prison ;

Que déjà quelque argent m’en a fait la raison,

Et que, s’il en faut croire une juste espérance,

Les pistoles dans peu feront sa délivrance,

Pourvu qu’un prompt hymen succède à mes désirs.

Célidan

Que cette invention t’assure de plaisirs !

Une subtilité si dextrement tissue

Ne peut jamais avoir qu’une admirable issue.

Alcidon

Mais l’exécution ne s’en doit pas surseoir.

Célidan

Ne diffère donc point. Je t’attends vers le soir ;

N’y manque pas. Adieu. J’ai quelque affaire en ville.

Alcidon,
seul.

O l’excellent ami ! qu’il a l’esprit docile !

Pouvais-je faire un choix plus commode pour moi ?

Je trompe tout le monde avec sa bonne foi ;

Et quant à sa Doris, si sa poursuite est vaine,

C’est de quoi maintenant je ne suis guère en peine ;

Puisque j’aurai mon compte, il m’importe fort peu

Si la coquette agrée ou néglige son feu.

Mais je ne songe pas que ma joie imprudente

Laisse en perplexité ma chère confidente ;

Avant que de partir, il faudra sur le tard

De nos heureux succès lui faire quelque part.

ACTE V
Scène IV

Chrysante, Philiste, Doris

Chrisante

Je ne le puis celer, bien que j’y compatisse :

Je trouve en ton malheur quelque peu de justice :

Le ciel venge ta sœur ; ton fol emportement

A rompu sa fortune, et chassé son amant,

Et tu vois aussitôt la tienne renversée,

Ta maîtresse par force en d’autres mains passée.

Cependant Alcidon, que tu crois rappeler,

Toujours de plus en plus s’obstine à quereller.

Philiste

Madame, c’est à vous que nous devons nous prendre

De tous les déplaisirs qu’il nous en faut attendre.

D’un si honteux affront le cuisant souvenir

Eteint toute autre ardeur que celle de punir.

Ainsi mon mauvais sort m’a bien ôté Clarice ;

Mais du reste accusez votre seule avarice.

Madame, nous perdons par votre aveuglement

Votre fils, un ami ; votre fille, un amant.

Doris

Otez ce nom d’amant : le fard de son langage

Ne m’empêcha jamais de voir dans son courage ;

Et nous étions tous deux semblables en ce point,

Que nous feignions d’aimer ce que nous n’aimions point.

Philiste

Ce que vous n’aimiez point ! Jeune dissimulée,

Fallait-il donc souffrir d’en être cajolée ?

Doris

Il le fallait souffrir, ou vous désobliger.

Philiste

Dites qu’il vous fallait un esprit moins léger.

Chrisante

Célidan vient d’entrer : fais un peu de silence,

Et du moins à ses yeux cache ta violence.

ACTE V
Scène V

Philiste, Chrysante, Célidan, Doris

Philiste,
à Célidan.

Eh bien ! que dit, que fait, notre amant irrité ?

Persiste-t-il encor dans sa brutalité ?

Célidan

Quitte pour aujourd’hui le soin de tes querelles :

J’ai bien à te conter de meilleures nouvelles.

Les ravisseurs n’ont plus Clarice en leur pouvoir.

Philiste

Ami, que me dis-tu ?

Célidan

Ce que je viens de voir.

Philiste

Et de grâce, où voit-on le sujet que j’adore ?

Dis-moi le lieu.

Célidan

Le lieu ne se dit pas encore.

Celui qui te la rend te veut faire une loi…

Philiste

Après cette faveur, qu’il dispose de moi ;

Mon possible est à lui.

Célidan

Donc, sous cette promesse,

Tu peux dans son logis aller voir ta maîtresse :

Ambassadeur exprès…

ACTE V
Scène VI

Chrysante, Célidan, Doris

Chrisante

Son feu précipité

Lui fait faire envers vous une incivilité ;

Vous la pardonnerez à cette ardeur trop forte

Qui sans vous dire adieu, vers son objet l’emporte.

Célidan

C’est comme doit agir un véritable amour.

Un feu moindre eût souffert quelque plus long séjour ;

Et nous voyons assez par cette expérience

Que le sien est égal à son impatience.

Mais puisqu’ainsi le ciel rejoint ces deux amants,

Et que tout se dispose à vos contentements,

Pour m’avancer aux miens, oserais-je, madame

Offrir à tant d’appas un cœur qui n’est que flamme,

Un cœur sur qui ses yeux de tout temps absolus

Ont imprimé des traits qui ne s’effacent plus ?

J’ai cru par le passé qu’une ardeur mutuelle

Unissait les esprits et d’Alcidon et d’elle,

Et qu’en ce cavalier son désir arrêté

Prendrait tous autres vœux pour importunité.

Cette seule raison m’obligeant à me taire,

Je trahissais mon feu de peur de lui déplaire ;

Mais aujourd’hui qu’un autre en sa place reçu

Me fait voir clairement combien j’étais déçu,

Je ne condamne plus mon amour au silence,

Et viens faire éclater toute sa violence.

Souffrez que mes désirs, si longtemps retenus,

Rendent à sa beauté des vœux qui lui sont dus ;

Et du moins, par pitié d’un si cruel martyre,

Permettez quelque espoir à ce cœur qui soupire.

Chrisante

Votre amour pour Doris est un si grand bonheur

Que je voudrais sur l’heure en accepter l’honneur ;

Mais vous voyez le point où me réduit Philiste,

Et comme son caprice à mes souhaits résiste.

Trop chaud ami qu’il est, il s’emporte à tous coups

Pour un fourbe insolent qui se moque de nous.

Honteuse qu’il me force à manquer de promesse,

Je n’ose vous donner une réponse expresse,

Tant je crains de sa part un désordre nouveau.

Célidan

Vous me tuez, madame, et cachez le couteau :

Sous ce détour discret un refus se colore.

Chrisante

Non, monsieur, croyez-moi, votre offre nous honore.

Aussi dans le refus j’aurais peu de raison :

Je connais votre bien, je sais votre maison.

Votre père jadis (hélas ! que cette histoire

Encor sur mes vieux ans m’est douce en la mémoire !),

Votre feu père, dis-je, eut de l’amour pour moi ;

J’étais son cher objet ; et maintenant je voi

Que comme par un droit successif de famille,

L’amour qu’il eut pour moi, vous l’avez pour ma fille.

S’il m’aimait, je l’aimais ; et les seules rigueurs

De ses cruels parents divisèrent nos cœurs :

On l’éloigna de moi par ce maudit usage

Qui n’a d’égard qu’aux biens pour faire un mariage ;

Et son père jamais ne souffrit son retour

Que ma foi n’eût ailleurs engagé mon amour :

En vain à cet hymen j’opposai ma constance ;

La volonté des miens vainquit ma résistance.

Mais je reviens à vous, en qui je vois portraits

De ses perfections les plus aimables traits.

Afin de vous ôter désormais toute crainte

Que dessous mes discours se cache aucune feinte,

Allons trouver Philiste, et vous verrez alors

Comme en votre faveur je ferai mes efforts.

Célidan

Si de ce cher objet j’avais même assurance,

Rien ne pourrait jamais troubler mon espérance.

Doris

Je ne sais qu’obéir, et n’ai point de vouloir.

Célidan

Employer contre vous un absolu pouvoir !

Ma flamme d’y penser se tiendrait criminelle.

Chrisante

Je connais bien ma fille, et je vous réponds d’elle.

Dépêchons seulement d’aller vers ces amants.

Célidan

Allons : mon heur dépend de vos commandements.

ACTE V
Scène VII

Philiste, Clarice

Philiste

Ma douleur, qui s’obstine à combattre ma joie,

Pousse encor des soupirs, bien que je vous revoie ;

Et l’excès des plaisirs qui me viennent charmer

Mêle dans ces douceurs je ne sais quoi d’amer :

Mon âme en est ensemble et ravie et confuse.

D’un peu de lâcheté votre retour m’accuse,

Et votre liberté me reproche aujourd’hui

Que mon amour la doit à la pitié d’autrui.

Elle me comble d’aise et m’accable de honte ;

Celui qui vous la rend, en m’obligeant, m’affronte :

Un coup si glorieux n’appartenait qu’à moi.

Clarice

Vois-tu dans mon esprit des doutes de ta foi ?

Y vois-tu des soupçons qui blessent ton courage,

Et dispensent ta bouche à ce fâcheux langage ?

Ton amour et tes soins trompés par mon malheur,

Ma prison inconnue a bravé ta valeur.

Que t’importe à présent qu’un autre m’en délivre,

Puisque c’est pour toi seul que Clarice veut vivre,

Et que d’un tel orage en bonace réduit

Célidan a la peine, et Philiste le fruit ?

Philiste

Mais vous ne dites pas que le point qui m’afflige,

C’est la reconnaissance où l’honneur vous oblige :

Il vous faut être ingrate, ou bien à l’avenir

Lui garder en votre âme un peu de souvenir.

La mienne en est jalouse, et trouve ce partage,

Quelque inégal qu’il soit, à son désavantage ;

Je ne puis le souffrir. Nos pensers à tous deux

Ne devraient, à mon gré, parler que de nos feux.

Tout autre objet que moi dans votre esprit me pique.

Clarice

Ton humeur, à ce compte, est un peu tyrannique :

Penses-tu que je veuille un amant si jaloux ?

Philiste

Je tâche d’imiter ce que je vois en vous ;

Mon esprit amoureux, qui vous tient pour sa reine,

Fait de vos actions sa règle souveraine.

Clarice

Je ne puis endurer ces propos outrageux :

Où me vois-tu jalouse, afin d’être ombrageux ?

Philiste

Quoi ! ne l’étiez-vous point l’autre jour qu’en visite

J’entretins quelque temps Bélinde et Chrysolite ?

Clarice

Ne me reproche point l’excès de mon amour.

Philiste

Mais permettez-moi donc cet excès à mon tour :

Est-il rien de plus juste, ou de plus équitable ?

Clarice

Encor pour un jaloux tu seras fort traitable,

Et n’es pas maladroit en ces doux entretiens,

D’accuser mes défauts pour excuser les tiens ;

Par cette liberté tu me fais bien paraître

Que tu crois que l’hymen t’ait déjà rendu maître,

Puisque laissant les vœux et les submissions,

Tu me dis seulement mes imperfections.

Philiste, c’est douter trop peu de ta puissance,

Et prendre avant le temps un peu trop de licence.

Nous avions notre hymen à demain arrêté ;

Mais, pour te bien punir de cette liberté,

De plus de quatre jours ne crois pas qu’il s’achève.

Philiste

Mais si durant ce temps quelque autre vous enlève,

Avez-vous sûreté que, pour votre secours,

Le même Célidan se rencontre toujours ?

Clarice

Il faut savoir de lui s’il prendrait cette peine.

Vois ta mère et ta sœur que vers nous il amène.

Sa réponse rendra nos débats terminés.

Philiste

Ah ! mère, sœur, ami, que vous m’importunez !

ACTE V
Scène VIII

Chrysante, Doris, Célidan, Clarice, Philiste

Chrysante,
à Clarice.

Je viens après mon fils vous rendre une assurance

De la part que je prends en votre délivrance ;

Et mon cœur tout à vous ne saurait endurer

Que mes humbles devoirs osent se différer.

Clarice,
à Chrysante.

N’usez point de ce mot vers celle dont l’envie

Est de vous obéir le reste de sa vie,

Que son retour rend moins à soi-même qu’à vous.

Ce brave cavalier accepté pour époux,

C’est à moi désormais, entrant dans sa famille,

À vous rendre un devoir de servante et de fille ;

Heureuse mille fois, si le peu que je vaux

Ne vous empêche point d’excuser mes défauts,

Et si votre bonté d’un tel choix se contente !

Chrysante,
à Clarice.

Dans ce bien excessif, qui passe mon attente,

Je soupçonne mes sens d’une infidélité,

Tant ma raison s’oppose à ma crédulité.

Surprise que je suis d’une telle merveille,

Mon esprit tout confus doute encor si je veille ;

Mon âme en est ravie, et ces ravissements

M’ôtent la liberté de tous remerciements.

Doris,
à Clarice.

Souffrez qu’en ce bonheur mon zèle m’enhardisse

À vous offrir, madame, un fidèle service.

Clarice,
à Doris.

Et moi, sans compliment qui vous farde mon cœur,

Je vous offre et demande une amitié de sœur.

Philiste,
à Célidan.

Toi, sans qui mon malheur était inconsolable,

Ma douleur sans espoir, ma perte irréparable,

Qui m’as seul obligé plus que tous mes amis,

Puisque je te dois tout, que je t’ai tout promis,

Cesse de me tenir dedans l’incertitude :

Dis-moi par où je puis sortir d’ingratitude ;

Donne-moi le moyen, après un tel bienfait,

De réduire pour toi ma parole en effet.

Célidan,
à Philiste.

S’il est vrai que ta flamme et celle de Clarice

Doivent leur bonne issue à mon peu de service,

Qu’un bon succès par moi réponde à tous vos vœux,

J’ose t’en demander un pareil à mes feux.

(Montrant Chrysante.)

J’ose te demander, sous l’aveu de Madame,

Ce digne et seul objet de ma secrète flamme,

Cette sœur que j’adore, et qui pour faire un choix

Attend de ton vouloir les favorables lois.

Philiste,
à Célidan.

Ta demande m’étonne ensemble et m’embarrasse :

Sur ton meilleur ami tu brigues cette place,

Et tu sais que ma foi la réserve pour lui.

Chrysante,
à Philiste.

Si tu n’as entrepris de m’accabler d’ennui,

Ne te fais point ingrat pour une âme si double.

Philiste,
à Célidan.

Mon esprit divisé de plus en plus se trouble ;

Dispense-moi, de grâce, et songe qu’avant toi

Ce bizarre Alcidon tient en gage ma foi.

Si ton amour est grand, l’excuse t’est sensible ;

Mais je ne t’ai promis que ce qui m’est possible ;

Et cette foi donnée ôte de mon pouvoir

Ce qu’à notre amitié je me sais trop devoir.

Chrysante,
à Philiste.

Ne te ressouviens plus d’une vieille promesse ;

Et juge, en regardant cette belle maîtresse,

Si celui qui pour toi l’ôte à son ravisseur

N’a pas bien mérité l’échange de ta sœur.

Clarice,
à Chrysante.

Je ne saurais souffrir qu’en ma présence on die

Qu’il doive m’acquérir par une perfidie ;

Et pour un tel ami lui voir si peu de foi

Me ferait redouter qu’il en eût moins pour moi.

Mais Alcidon survient ; nous l’allons voir lui-même

Contre un rival et vous disputer ce qu’il aime.

Scène IX[modifier]

Clarice, Alcidon, Philiste, Chrysante, Célidan, Doris

Clarice, à Alcidon.

Mon abord t’a surpris, tu changes de couleur ;

Tu me croyais sans doute encor dans le malheur :

Voici qui m’en délivre ; et n’était que Philiste

À ses nouveaux desseins en ta faveur résiste,

Cet ami si parfait qu’entre tous tu chéris

T’aurait pour récompense enlevé ta Doris.

Alcidon

Le désordre éclatant qu’on voit sur mon visage

N’est que l’effet trop prompt d’une soudaine rage.

Je forcène de voir que sur votre retour

Ce traître assure ainsi ma perte et son amour.

Perfide ! à mes dépens tu veux donc des maîtresses,

Et mon honneur perdu te gagne leurs caresses ?

Célidan,
à Alcidon.

Quoi ! j’ai su jusqu’ici cacher tes lâchetés,

Et tu m’oses couvrir de ces indignités !

Cesse de m’outrager, ou le respect des dames

N’est plus pour contenir celui que tu diffames.

Philiste,
à Alcidon.

Cher ami, ne crains rien, et demeure assuré

Que je sais maintenir ce que je t’ai juré :

Pour t’enlever ma sœur, il faut m’arracher l’âme.

Alcidon,
à Philiste.

Non, non, il n’est plus temps de déguiser ma flamme.

Il te faut, malgré moi, faire un honteux aveu

Que si mon cœur brûlait, c’était d’un autre feu.

Ami, ne cherche plus qui t’a ravi Clarice :

(Il se montre.)

Voici l’auteur du coup,

(Il montre Célidan.)

et voilà le complice.

(A Philiste.)

Adieu. Ce mot lâché, je te suis en horreur.

ACTE V
Scène X

Chrysante, Clarice, Philiste, Célidan, Doris

Chrysante,
à Philiste.

Eh bien ! rebelle, enfin sortiras-tu d’erreur ?

Célidan,
à Philiste.

Puisque son désespoir vous découvre un mystère

Que ma discrétion vous avait voulu taire,

C’est à moi de montrer quel était mon dessein.

Il est vrai qu’en ce coup je lui prêtai la main :

La peur que j’eus alors qu’après ma résistance

Il ne trouvât ailleurs trop fidèle assistance…

Philiste,
à Célidan.

Quittons là ce discours, puisqu’en cette action

La fin m’éclaircit trop de ton intention,

Et ta sincérité se fait assez connaître.

Je m’obstinais tantôt dans le parti d’un traître ;

Mais au lieu d’affaiblir vers toi mon amitié,

Un tel aveuglement te doit faire pitié.

Plains-moi, plains mon malheur, plains mon trop de franchise,

Qu’un ami déloyal a tellement surprise ;

Vois par là comme j’aime, et ne te souviens plus

Que j’ai voulu te faire un injuste refus.

Fais, malgré mon erreur, que ton feu persévère ;

Ne punis point la sœur de la faute du frère ;

Et reçois de ma main celle que ton désir,

Avant mon imprudence, avait daigné choisir.

Clarice,
à Célidan.

Une pareille erreur me rend toute confuse ;

Mais ici mon amour me servira d’excuse ;

Il serre nos esprits d’un trop étroit lien

Pour permettre à mon sens de s’éloigner du sien.

Célidan

Si vous croyez encor que cette erreur me touche,

Un mot me satisfait de cette belle bouche ;

Mais, hélas ! quel espoir ose rien présumer,

Quand on n’a pu servir, et qu’on n’a fait qu’aimer ?

Doris

Réunir les esprits d’une mère et d’un frère,

Du choix qu’ils m’avaient fait avoir su me défaire,

M’arracher à Florange et m’ôter Alcidon,

Et d’un cœur généreux me faire l’heureux don,

C’est avoir su me rendre un assez grand service

Pour espérer beaucoup avec quelque justice.

Et, puisqu’on me l’ordonne, on peut vous assurer

Qu’alors que j’obéis, c’est sans en murmurer.

Célidan

À ces mots enchanteurs tout mon cœur se déploie,

Et s’ouvre tout entier à l’excès de ma joie.

Chrisante

Que la mienne est extrême ! et que sur mes vieux ans

Le favorable ciel me fait de doux présents !

Qu’il conduit mon bonheur par un ressort étrange !

Qu’à propos sa faveur m’a fait perdre Florange !

Puisse-t-elle, pour comble, accorder à mes vœux

Qu’une éternelle paix suive de si beaux nœuds,

Et rendre par les fruits de ce double hyménée

Ma dernière vieillesse à jamais fortunée !

Clarice,
à Chrysante.

Cependant pour ce soir ne me refusez pas

L’heur de vous voir ici prendre un mauvais repas,

Afin qu’à ce qui reste ensemble on se prépare,

Tant qu’un mystère saint deux à deux nous sépare.

Chrysante,
à Clarice.

Nous éloigner de vous avant ce doux moment,

Ce serait me priver de tout contentement.

CLITANDRE CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES 1631

Clitandre Corneille
Clitandre, ou l’Innocence persécutée

clitandre-corneille-artgitato

Quelque revers d’amour vous conduit en ces lieux ;
N’est-il pas vrai, monsieur ? et même cette aiguille
Sent assez les faveurs de quelque belle fille
Clitandre Corneille Acte III Scène V









     Clitandre CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 clitandre-corneille-tragedie-en-cinq-actes-1631

 




CLITANDRE
ou
L’Innocence persécutée

Clitandre Corneille

1631

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ADRESSE

À Monseigneur le duc de Longueville

MONSEIGNEUR,

Je prends avantage de ma témérité ; et quelque défiance que j’aie de Clitandre, je ne puis croire qu’on s’en promette rien de mauvais, après avoir vu la hardiesse que j’ai de vous l’offrir. Il est impossible qu’on s’imagine qu’à des personnes de votre rang, et à des esprits de l’excellence du vôtre, on présente rien qui ne soit de mise, puisqu’il est tout vrai que vous avez un tel dégoût des mauvaises choses, et les savez si nettement démêler d’avec les bonnes, qu’on fait paraître plus de manque de jugement à vous les présenter qu’à les concevoir. Cette vérité est si généralement reconnue, qu’il faudrait n’être pas du monde pour ignorer que votre condition vous relève encore moins par-dessus le reste des hommes que votre esprit, et que les belles parties qui ont accompagné la splendeur de votre naissance n’ont reçu d’elle que ce qui leur était dû : c’est ce qui fait dire aux plus honnêtes gens de notre siècle qu’il semble que le ciel ne vous a fait naître prince qu’afin d’ôter au roi la gloire de choisir votre personne, et d’établir votre grandeur sur la seule reconnaissance de vos vertus : aussi, MONSEIGNEUR, ces considérations m’auraient intimidé, et ce cavalier n’eût jamais osé vous aller entretenir de ma part, si votre permission ne l’en eût autorisé, et comme assuré que vous l’aviez en quelque sorte d’estime, vu qu’il ne vous était pas tout à fait inconnu. C’est le même qui, par vos commandements, vous fut conter, il y a quelque temps, une partie de ses aventures, autant qu’en pouvaient contenir deux actes de ce poème encore tout informes et qui n’étaient qu’à peine ébauchés. Le malheur ne persécutait point encore son innocence, et ses contentements devaient être en un haut degré, puisque l’affection, la promesse et l’autorité de son prince lui rendaient la possession de sa maîtresse presque infaillible ; ses faveurs toutefois ne lui étaient point si chères que celles qu’il recevait de vous ; et jamais il ne se fût plaint de sa prison, s’il y eût trouvé autant de douceur qu’en votre cabinet. Il a couru de grands périls durant sa vie, et n’en court pas de moindres à présent que je tâche à le faire revivre. Son prince le préserva des premiers ; il espère que vous le garantirez des autres, et que, comme il l’arracha du supplice qui l’allait perdre, vous le défendrez de l’envie, qui a déjà fait une partie de ses efforts à l’étouffer. C’est, MONSEIGNEUR, dont vous supplie très humblement celui qui n’est pas moins, par la force de son inclination que par les obligations de son devoir,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

CORNEILLE.

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Préface




Pour peu de souvenir qu’on ait de Mélite, il sera fort aisé de juger, après la lecture de ce poème, que peut-être jamais deux pièces ne partirent d’une même main plus différentes et d’invention et de style. Il ne faut pas moins d’adresse à réduire un grand sujet qu’à en déduire un petit ; et si je m’étais aussi dignement acquitté de celui-ci qu’heureusement de l’autre, j’estimerais avoir, en quelque façon, approché de ce que demande Horace au poète qu’il instruit, quand il veut qu’il possède tellement ses sujets, qu’il en demeure toujours le maître, et les asservisse à soi-même, sans se laisser emporter par eux. Ceux qui ont blâmé l’autre de peu d’effets auront ici de quoi se satisfaire si toutefois ils ont l’esprit assez tendu pour me suivre au théâtre, et si la quantité d’intriques et de rencontres n’accable et ne confond leur mémoire. Que si cela leur arrive, je les supplie de prendre ma justification chez le libraire, et de reconnaître par la lecture que ce n’est pas ma faute. Il faut néanmoins que j’avoue que ceux qui n’ayant vu représenter Clitandre qu’une fois, ne le comprendront pas nettement, seront fort excusables, vu que les narrations qui doivent donner le jour au reste y sont si courtes, que le moindre défaut, ou d’attention du spectateur, ou de mémoire de l’acteur, laisse une obscurité perpétuelle en la suite, et ôte presque l’entière intelligence de ces grands mouvements dont les pensées ne s’égarent point du fait, et ne sont que des raisonnements continus sur ce qui s’est passé. Que si j’ai renfermé cette pièce dans la règle d’un jour, ce n’est pas que je me repente de n’y avoir point mis Mélite, ou que je me sois résolu à m’y attacher dorénavant. Aujourd’hui, quelques-uns adorent cette règle ; beaucoup la méprisent : pour moi, j’ai voulu seulement montrer que si je m’en éloigne, ce n’est pas faute de la connaître. Il est vrai qu’on pourra m’imputer que m’étant proposé de suivre la règle des anciens, j’ai renversé leur ordre, vu qu’au lieu des messagers qu’ils introduisent à chaque bout de champ pour raconter les choses merveilleuses qui arrivent à leurs personnages, j’ai mis les accidents mêmes sur la scène. Cette nouveauté pourra plaire à quelques-uns ; et quiconque voudra bien peser l’avantage que l’action a sur ces longs et ennuyeux récits, ne trouvera pas étrange que j’aie mieux aimé divertir les yeux qu’importuner les oreilles, et que me tenant dans la contrainte de cette méthode, j’en aie pris la beauté, sans tomber dans les incommodités que les Grecs et les Latins, qui l’ont suivie, n’ont su d’ordinaire, ou du moins n’ont osé éviter. Je me donne ici quelque sorte de liberté de choquer les anciens, d’autant qu’ils ne sont plus en état de me répondre, et que je ne veux engager personne en la recherche de mes défauts. Puisque les sciences et les arts ne sont jamais à leur période, il m’est permis de croire qu’ils n’ont pas tout su, et que de leurs instructions on peut tirer les lumières qu’ils n’ont pas eues. Je leur porte du respect comme à des gens qui nous ont frayé le chemin, et qui, après avoir défriché un pays fort rude, nous ont laissés à le cultiver. J’honore les modernes sans les envier, et n’attribuerai jamais au hasard ce qu’ils auront fait par science, ou par des règles particulières qu’ils se seront eux-mêmes prescrites ; outre que c’est ce qui ne me tombera jamais en la pensée, qu’une pièce de si longue haleine, où il faut coucher l’esprit à tant de reprises, et s’imprimer tant de contraires mouvements, se puisse faire par aventure. Il n’en va pas de la comédie comme d’un songe qui saisit notre imagination tumultuairement et sans notre aveu, ou comme d’un sonnet ou d’une ode, qu’une chaleur extraordinaire peut pousser par boutade, et sans lever la plume. Aussi l’antiquité nous parle bien de l’écume d’un cheval qu’une éponge jetée par dépit sur un tableau exprima parfaitement, après que l’industrie du peintre n’en avait su venir à bout ; mais il ne se lit point que jamais un tableau tout entier ait été produit de cette sorte. Au reste, je laisse le lieu de ma scène au choix du lecteur, bien qu’il ne me coûtât ici qu’à nommer. Si mon sujet est véritable, j’ai raison de le taire ; si c’est une fiction, quelle apparence, pour suivre je ne sais quelle chorographie, de donner un soufflet à l’histoire, d’attribuer à un pays des princes imaginaires, et d’en rapporter des aventures qui ne se lisent point dans les chroniques de leur royaume ? Ma scène est donc en un château d’un roi, proche d’une forêt ; je n’en détermine ni la province ni le royaume ; où vous l’aurez une fois placée, elle s’y tiendra. Que si l’on remarque des concurrences dans mes vers, qu’on ne les prenne pas pour des larcins. Je n’y en ai point laissé que j’aie connues, et j’ai toujours cru que, pour belle que fût une pensée, tomber en soupçon de la tenir d’un autre, c’est l’acheter plus qu’elle ne vaut ; de sorte qu’en l’état que je donne cette pièce au public, je pense n’avoir rien de commun avec la plupart des écrivains modernes, qu’un peu de vanité que je témoigne ici.

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Clitandre Corneille

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Argument

Rosidor, favori du roi, était si passionnément aimé de deux des filles de la reine, Caliste et Dorise, que celle-ci en dédaignait Pymante, et celle-là Clitandre. Ses affections, toutefois, n’étaient que pour la première, de sorte que cette amour mutuelle n’eût point eu d’obstacle sans Clitandre. Ce cavalier était le mignon du prince, fils unique du roi, qui pouvait tout sur la reine sa mère, dont cette fille dépendait ; et de là procédaient les refus de la reine toutes les fois que Rosidor la suppliait d’agréer leur mariage. Ces deux demoiselles, bien que rivales, ne laissaient pas d’être amies, d’autant que Dorise feignait que son amour n’était que par galanterie, et comme pour avoir de quoi répliquer aux importunités de Pymante. De cette façon, elle entrait dans la confidence de Caliste, et se tenant toujours assidue auprès d’elle, elle se donnait plus de moyen de voir Rosidor, qui ne s’en éloignait que le moins qu’il lui était possible. Cependant la jalousie la rongeait au-dedans, et excitait en son âme autant de véritables mouvements de haine pour sa compagne qu’elle lui rendait de feints témoignages d’amitié. Un jour que le roi, avec toute sa cour, s’était retiré en un château de plaisance proche d’une forêt, cette fille, entretenant en ces bois ses pensées mélancoliques, rencontra par hasard une épée : c’était celle d’un cavalier nommé Arimant, demeurée là par mégarde depuis deux jours qu’il avait été tué en duel, disputant sa maîtresse Daphné contre Eraste. Cette jalouse, dans sa profonde rêverie, devenue furieuse, jugea cette occasion propre à perdre sa rivale. Elle la cache donc au même endroit, et à son retour conte à Caliste que Rosidor la trompe, qu’elle a découvert une secrète affection entre Hippolyte et lui, et enfin qu’ils avaient rendez-vous dans les bois le lendemain au lever du soleil pour en venir aux dernières faveurs : une offre en outre de les lui faire surprendre éveille la curiosité de cet esprit facile, qui lui promet de se dérober, et se dérobe en effet le lendemain avec elle pour faire ses yeux témoins de cette perfidie. D’autre côté, Pymante, résolu de se défaire de Rosidor, comme du seul qui l’empêchait d’être aimé de Dorise, et ne l’osant attaquer ouvertement, à cause de sa faveur auprès du roi, dont il n’eût pu rapprocher, suborne Géronte, écuyer de Clitandre, et Lycaste, page du même. Cet écuyer écrit un cartel à Rosidor au nom de son maître, prend pour prétexte l’affection qu’ils avaient tous deux pour Caliste, contrefait au bas son seing, le fait rendre par ce page, et eux trois le vont attendre masqués et déguisés en paysans. L’heure était la même que Dorise avait donnée à Caliste, à cause que l’un et l’autre voulaient être assez tôt de retour pour se rendre au lever du roi et de la reine après le coup exécuté. Les lieux mêmes n’étaient pas fort éloignés ; de sorte que Rosidor, poursuivi par ces trois assassins, arrive auprès de ces deux filles comme Dorise avait l’épée à la main, prête de l’enfoncer dans l’estomac de Caliste. Il pare, et blesse toujours en reculant, et tue enfin ce page, mais si malheureusement, que, retirant son épée, elle se rompt contre la branche d’un arbre. En cette extrémité, il voit celle que tient Dorise, et sans la reconnaître, il la lui arrache, passe tout d’un temps le tronçon de la sienne en la main gauche, à guise d’un poignard, se défend ainsi contre Pymante et Géronte, tue encore ce dernier, et met l’autre en fuite. Dorise fuit aussi, se voyant désarmée par Rosidor ; et Caliste, sitôt qu’elle l’a reconnu, se pâme d’appréhension de son péril. Rosidor démasque les morts, et fulmine contre Clitandre, qu’il prend pour l’auteur de cette perfidie, attendu qu’ils sont ses domestiques et qu’il était venu dans ce bois sur un cartel reçu de sa part. Dans ce mouvement, il voit Caliste pâmée, et la croit morte : ses regrets avec ses plaies le font tomber en faiblesse. Caliste revient de pâmoison, et s’entr’aidant l’un à l’autre à marcher, ils gagnent la maison d’un paysan, où elle lui bande ses blessures. Dorise désespérée, et n’osant retourner à la cour, trouve les vrais habits de ces assassins, et s’accommode de celui de Géronte pour se mieux cacher. Pymante, qui allait rechercher les siens, et cependant, afin de mieux passer pour villageois, avait jeté son masque et son épée dans une caverne, la voit en cet état. Après quelque mécompte, Dorise se feint être un jeune gentilhomme, contraint pour quelque occasion de se retirer de la cour, et le prie de le tenir là quelque temps caché. Pymante lui baille quelque échappatoire ; mais s’étant aperçu à ses discours qu’elle avait vu son crime, et d’ailleurs entré en quelque soupçon que ce fût Dorise, il accorde sa demande, et la mène en cette caverne, résolu, si c’était elle, de se servir de l’occasion, sinon d’ôter du monde un témoin de son forfait, en ce lieu où il était assuré de retrouver son épée. Sur le chemin, au moyen d’un poinçon qui lui était demeuré dans les cheveux, il la reconnaît et se fait connaître à elle : ses offres de services sont aussi mal reçues que par le passé ; elle persiste toujours à ne vouloir chérir que Rosidor. Pymante l’assure qu’il l’a tué ; elle entre en furie, qui n’empêche pas ce paysan déguisé de l’enlever dans cette caverne, où, tâchant d’user de force, cette courageuse fille lui crève un œil de son poinçon ; et comme la douleur lui fait y porter les deux mains, elle s’échappe de lui, dont l’amour tourné en rage le fait sortir l’épée à la main de cette caverne, à dessein et de venger cette injure par sa mort, et d’étouffer ensemble l’indice de son crime. Rosidor cependant n’avait pu se dérober si secrètement qu’il ne fût suivi de son écuyer Lysarque, à qui par importunité il conte le sujet de sa sortie. Ce généreux serviteur, ne pouvant endurer que la partie s’achevât sans lui, le quitte pour aller engager l’écuyer de Clitandre à servir de second à son maître. En cette résolution, il rencontre un gentilhomme, son particulier ami, nommé Cléon, dont il apprend que Clitandre venait de monter à cheval avec le prince pour aller à la chasse. Cette nouvelle le met en inquiétude ; et ne sachant tous deux que juger de ce mécompte, ils vont de compagnie en avertir le roi. Le roi, qui ne voulait pas perdre ces cavaliers, envoie en même temps Cléon rappeler Clitandre de la chasse, et Lysarque avec une troupe d’archers au lieu de l’assignation, afin que si Clitandre s’était échappé d’auprès du prince pour aller joindre son rival, il fût assez fort pour les séparer. Lysarque ne trouve que les deux corps des gens de Clitandre, qu’il renvoie au roi par la moitié de ses archers, cependant qu’avec l’autre il suit une trace de sang qui le mène jusqu’au lieu où Rosidor et Caliste s’étaient retirés. La vue de ces corps fait soupçonner au roi quelque supercherie de la part de Clitandre, et l’aigrit tellement contre lui, qu’à son retour de la chasse il le fait mettre en prison, sans qu’on lui en dît même le sujet. Cette colère s’augmente par l’arrivée de Rosidor tout blessé, qui, après le récit de ses aventures, présente au roi le cartel de Clitandre, signé de sa main (contrefaite toutefois) et rendu par son page : si bien que le roi, ne doutant plus de son crime, le fait venir en son conseil, où, quelque protestation que pût faire son innocence, il le condamne à perdre la tête dans le jour même, de peur de se voir comme forcé de le donner aux prières de son fils s’il attendait son retour de la chasse. Cléon en apprend la nouvelle ; et redoutant que le prince ne se prît à lui de la perte de ce cavalier qu’il affectionnait, il le va chercher encore une fois à la chasse pour l’en avertir. Tandis que tout ceci se passe, une tempête surprend le prince à la chasse ; ses gens, effrayés de la violence des foudres et des orages, qui ça qui là cherchent où se cacher : si bien que, demeuré seul, un coup de tonnerre lui tue son cheval sous lui. La tempête finie, il voit un jeune gentilhomme qu’un paysan poursuivait l’épée à la main (c’était Pymante et Dorise). Il était déjà terrassé, et près de recevoir le coup de la mort ; mais le prince, ne pouvant souffrir une action si méchante, tâche d’empêcher cet assassinat. Pymante, tenant Dorise d’une main, le combat de l’autre, ne croyant pas de sûreté pour soi, après avoir été vu en cet équipage, que par sa mort. Dorise reconnaît le prince, et s’entrelace tellement dans les jambes de son ravisseur, qu’elle le fait trébucher. Le prince saute aussitôt sur lui, et le désarme : l’ayant désarmé, il crie ses gens, et enfin deux veneurs paraissent chargés des vrais habits de Pymante, Dorise et Lycaste. Ils les lui présentent comme un effet extraordinaire du foudre, qui avait consumé trois corps, à ce qu’ils s’imaginaient, sans toucher à leurs habits. C’est de là que Dorise prend occasion de se faire connaître au prince, et de lui déclarer tout ce qui s’est passé dans ce bois. Le prince étonné commande à ses veneurs de garrotter Pymante avec les couples de leurs chiens : en même temps Cléon arrive, qui fait le récit au prince du péril de Clitandre, et du sujet qui l’avait réduit en l’extrémité où il était. Cela lui fait reconnaître Pymante pour l’auteur de ces perfidies ; et l’ayant baillé à ses veneurs à ramener, il pique à toute bride vers le château, arrache Clitandre aux bourreaux, et le va présenter au roi avec les criminels, Pymante et Dorise, arrivés quelque temps après lui. Le roi venait de conclure avec la reine le mariage de Rosidor et de Caliste, sitôt qu’il serait guéri, dont Caliste était allée porter la nouvelle au blessé ; et après que le prince lui eut fait connaître l’innocence de Clitandre, il le reçoit à bras ouverts, et lui promet toute sorte de faveurs pour récompense du tort qu’il lui avait pensé faire. De là il envoie Pymante à son conseil pour être puni, voulant voir par là de quelle façon ses sujets vengeraient un attentat fait sur leur prince. Le prince obtient un pardon pour Dorise qui lui avait assuré la vie ; et la voulant désormais favoriser en propose le mariage à Clitandre, qui s’en excuse modestement. Rosidor et Caliste viennent remercier le roi, qui les réconcilie avec Clitandre et Dorise, et invite ces derniers, voire même leur commande de s’entr’aimer, puisque lui et le prince le désirent, leur donnant jusqu’à la guérison de Rosidor pour allumer cette flamme,

Afin de voir alors cueillir en même jour

À deux couples d’amants les fruits de leur amour.

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Clitandre Corneille

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Examen

Un voyage que je fis à Paris pour voir le succès de Mélite, m’apprit qu’elle n’était pas dans les vingt et quatre heures : c’était l’unique règle que l’on connût en ce temps-là. J’entendis que ceux du métier la blâmaient de peu d’effets, et de ce que le style en était trop familier. Pour la justifier contre cette censure par une espèce de bravade, et montrer que ce genre de pièces avait les vraies beautés de théâtre, j’entrepris d’en faire une régulière (c’est-à-dire dans ses vingt et quatre heures), pleine d’incidents, et d’un style plus élevé, mais qui ne vaudrait rien du tout ; en quoi je réussis parfaitement. Le style en est véritablement plus fort que celui de l’autre ; mais c’est tout ce qu’on y peut trouver de supportable. Il est mêlé de pointes comme dans cette première ; mais ce n’était pas alors un si grand vice dans le choix des pensées, que la scène en dût être entièrement purgée. Pour la constitution, elle est si désordonnée, que vous avez de la peine à deviner qui sont les premiers acteurs. Rosidor et Caliste sont ceux qui le paraissent le plus par l’avantage de leur caractère et de leur amour mutuel : mais leur action finit dès le premier acte avec leur péril ; et ce qu’ils disent au troisième et au cinquième ne fait que montrer leurs visages, attendant que les autres achèvent. Pymante et Dorise y ont le plus grand emploi ; mais ce ne sont que deux criminels qui cherchent à éviter la punition de leurs crimes, et dont même le premier en attente de plus grands pour mettre à couvert les autres. Clitandre, autour de qui semble tourner le nœud de la pièce, puisque les premières actions vont à le faire coupable, et les dernières à le justifier, n’en peut être qu’un héros bien ennuyeux, qui n’est introduit que pour déclamer en prison, et ne parle pas même à cette maîtresse dont les dédains servent de couleur à le faire passer pour criminel. Tout le cinquième acte languit, comme celui de Mélite, après la conclusion des épisodes, et n’a rien de surprenant, puisque, dès le quatrième, on devine tout ce qui doit arriver, hormis le mariage de Clitandre avec Dorise, qui est encore plus étrange que celui d’Eraste, et dont on n’a garde de se défier.

Le roi et le prince son fils y paraissent dans un emploi fort au-dessous de leur dignité : l’un n’y est que comme juge, et l’autre comme confident de son favori. Ce défaut n’a pas accoutumé de passer pour défaut : aussi n’est-ce qu’un sentiment particulier dont je me suis fait une règle, qui peut-être ne semblera pas déraisonnable, bien que nouvelle.

Pour m’expliquer, je dis qu’un roi, un héritier de la couronne, un gouverneur de province, et généralement un homme d’autorité, peut paraître sur le théâtre en trois façons : comme roi, comme homme et comme juge ; quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois avec toutes les trois ensemble. Il paraît comme roi seulement, quand il n’a intérêt qu’à la conservation de son trône ou de sa vie, qu’on attaque pour changer l’État, sans avoir l’esprit agité d’aucune passion particulière ; et c’est ainsi qu’Auguste agit dans Cinna, et Phocas dans Héraclius. Il paraît comme homme seulement quand il n’a que l’intérêt d’une passion à suivre ou à vaincre, sans aucun péril pour son État ; et tel est Grimoald dans les trois premiers actes de Pertharite, et les deux reines dans Don Sanche. Il ne paraît enfin que comme juge quand il est introduit sans aucun intérêt pour son État ni pour sa personne, ni pour ses affections, mais seulement pour régler celui des autres, comme dans ce poème et dans le Cid ; et on ne peut désavouer qu’en cette dernière posture il remplit assez mal la dignité d’un si grand titre, n’ayant aucune part en l’action que celle qu’il y veut prendre pour d’autres, et demeurant bien éloigné de l’éclat des deux autres manières. Aussi on ne le donne jamais à représenter aux meilleurs acteurs ; mais il faut qu’il se contente de passer par la bouche de ceux du second ou du troisième ordre. Il peut paraître comme roi et comme homme tout à la fois quand il a un grand intérêt d’État et une forte passion tout ensemble à soutenir, comme Antiochus dans Rodogune, et Nicomède dans la tragédie qui porte son nom ; et c’est, à mon avis, la plus digne manière et la plus avantageuse de mettre sur la scène des gens de cette condition, parce qu’ils attirent alors toute l’action à eux, et ne manquent jamais d’être représentés par les premiers acteurs. Il ne me vient point d’exemple en la mémoire où un roi paraisse comme homme et comme juge, avec un intérêt de passion pour lui, et un soin de régler ceux des autres sans aucun péril pour son État ; mais pour voir les trois manières ensemble, on les peut aucunement remarquer dans les deux gouverneurs d’Arménie et de Syrie que j’ai introduits, l’un dans Polyeucte et l’autre dans Théodore. Je dis aucunement, parce que la tendresse que l’un a pour son gendre, et l’autre pour son fils, qui est ce qui les fait paraître comme hommes, agit si faiblement, qu’elle semble étouffée sous le soin qu’a l’un et l’autre de conserver sa dignité, dont ils font tous deux leur capital ; et qu’ainsi on peut dire en rigueur qu’ils ne paraissent que comme gouverneurs qui craignent de se perdre, et comme juges qui, par cette crainte dominante, condamnent ou plutôt s’immolent ce qu’ils voudraient conserver.

Les monologues sont trop longs et trop fréquents en cette pièce ; c’était une beauté en ce temps-là : les comédiens les souhaitaient, et croyaient y paraître avec plus d’avantage. La mode a si bien changé que la plupart de mes derniers ouvrages n’en ont aucun ; et vous n’en trouverez point dans Pompée, la Suite du Menteur, Théodore et Pertharite, ni dans Héraclius, Andromède, Oedipe et la Toison d’Or, à la réserve des stances.

Pour le lieu, il a encore plus d’étendue, ou, si vous voulez souffrir ce mot, plus de libertinage ici que dans Mélite : il comprend un château d’un roi avec une forêt voisine, comme pourrait être celui de Saint-Germain, et est bien éloigné de l’exactitude que les sévères critiques y demandent.

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Clitandre Corneille

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Acteurs

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Alcandre, roi d’Ecosse.

Floridan, fils du roi.

Rosidor, favori du roi et amant de Caliste.

Clitandre, favori du prince Floridan, et amoureux aussi de Caliste, mais dédaigné.

Pymante, amoureux de Dorise, et dédaigné.

Caliste, maîtresse de Rosidor et de Clitandre.

Dorise, maîtresse de Pymante.

Lysarque, écuyer de Rosidor.

Geronte, écuyer de Clitandre.

Cléon, gentilhomme suivant la cour.

Lycaste, page de Clitandre.

Le Geolier.

Trois archers. — Trois veneurs.

La scène est en un château du roi, proche d’une forêt.

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Acte premier
Scène première

Caliste

N’en doute plus, mon cœur, un amant hypocrite

Feignant de m’adorer, brûle pour Hippolyte :

Dorise m’en a dit le secret rendez-vous

Où leur naissante ardeur se cache aux yeux de tous ;

Et pour les y surprendre elle m’y doit conduire,

Sitôt que le soleil commencera de luire.

Mais qu’elle est paresseuse à me venir trouver !

La dormeuse m’oublie, et ne se peut lever.

Toutefois, sans raison J’accuse sa paresse :

La nuit, qui dure encor, fait que rien ne la presse :

Ma jalouse fureur, mon dépit, mon amour,

Ont troublé mon repos avant le point du jour :

Mais elle, qui n’en fait aucune expérience,

Etant sans intérêt, est sans impatience.

Toi qui fais ma douleur, et qui fis mon souci,

Ne tarde plus, volage, à te montrer ici ;

Viens en hâte affermir ton indigne victoire ;

Viens t’assurer l’éclat de cette infâme gloire ;

Viens signaler ton nom par ton manque de foi.

Le jour s’en va paraître ; affronteur, hâte-toi.

Mais, hélas ! cher ingrat, adorable parjure,

Ma timide voix tremble à te dire une injure ;

Si j’écoute l’amour, il devient si puissant,

Qu’en dépit de Dorise il te fait innocent :

Je ne sais lequel croire, et j’aime tant ce doute,

Que j’ai peur d’en sortir entrant dans cette route.

Je crains ce que je cherche, et je ne connais pas

De plus grand heur pour moi que d’y perdre mes pas.

Ah, mes yeux ! si jamais vos fonctions propices

À mon cœur amoureux firent de bons services,

Apprenez aujourd’hui quel est votre devoir :

Le moyen de me plaire est de me décevoir ;

Si vous ne m’abusez, si vous n’êtes faussaires,

Vous êtes de mon heur les cruels adversaires.

Et toi, soleil, qui vas, en ramenant le jour,

Dissiper une erreur si chère à mon amour,

Puisqu’il faut qu’avec toi ce que je crains éclate,

Souffre qu’encore un peu l’ignorance me flatte.

Mais je te parle en vain, et l’aube, de ses rais,

A déjà reblanchi le haut de ces forêts.

Si je puis me fier à sa lumière sombre,

Dont l’éclat brille à peine et dispute avec l’ombre,

J’entrevois le sujet de mon jaloux ennui,

Et quelqu’un de ses gens qui conteste avec lui.

Rentre, pauvre abusée, et cache-toi de sorte

Que tu puisses l’entendre à travers cette porte.

ACTE I
Scène II

Rosidor, Lysarque

Rosidor

Ce devoir, ou plutôt cette importunité,

Au lieu de m’assurer de ta fidélité,

Marque trop clairement ton peu d’obéissance.

Laisse-moi seul, Lysarque, une heure en ma puissance ;

Que retiré du monde et du bruit de la cour,

Je puisse dans ces bois consulter mon amour ;

Que là Caliste seule occupe mes pensées,

Et par le souvenir de ses faveurs passées,

Assure mon espoir de celles que j’attends ;

Qu’un entretien rêveur durant ce peu de temps

M’instruise des moyens de plaire à cette belle,

Allume dans mon cœur de nouveaux feux pour elle :

Enfin, sans persister dans l’obstination,

Laisse-moi suivre ici mon inclination.

Lysarque

Cette inclination, qui jusqu’ici vous mène,

À me la déguiser vous donne trop de peine.

Il ne faut point, monsieur, beaucoup l’examiner :

L’heure et le lieu suspects font assez deviner

Qu’en même temps que vous s’échappe quelque dame…

Vous m’entendez assez.

Rosidor

Juge mieux de ma flamme,

Et ne présume point que je manque de foi

À celle que j’adore, et qui brûle pour moi.

J’aime mieux contenter ton humeur curieuse,

Qui par ces faux soupçons m’est trop injurieuse.

Tant s’en faut que le change ait pour moi des appas,

Tant s’en faut qu’en ces bois il attire mes pas :

J’y vais… Mais pourrais-tu le savoir et le taire ?

Lysarque

Qu’ai-je fait qui vous porte à craindre le contraire ?

Rosidor

Tu vas apprendre tout ; mais aussi, l’ayant su,

Avise à ta retraite. Hier, un cartel reçu

De la part d’un rival…

Lysarque

Vous le nommez ?

Rosidor

Clitandre.

Au pied du grand rocher il me doit seul attendre ;

Et là, l’épée au poing, nous verrons qui des deux

Mérite d’embraser Caliste de ses feux

Lysarque

De sorte qu’un second…

Rosidor

Sans me faire une offense,

Ne peut se présenter à prendre ma défense :

Nous devons seul à seul vider notre débat.

Lysarque

Ne pensez pas sans moi terminer ce combat :

L’écuyer de Clitandre est homme de courage,

II sera trop heureux que mon défi l’engage

À s’acquitter vers lui d’un semblable devoir,

Et je vais de ce pas y faire mon pouvoir.

Rosidor

Ta volonté suffit ; va-t’en donc, et désiste

De plus m’offrir une aide à mériter Caliste.

Lysarque est seul.

Vous obéir ici me coûterait trop cher,

Et je serais honteux qu’on me pût reprocher

D’avoir su le sujet d’une telle sortie,

Sans trouver les moyens d’être de la partie.

ACTE I
Scène III

Caliste

Qu’il s’en est bien défait ! qu’avec dextérité

Le fourbe se prévaut de son autorité !

Qu’il trouve un beau prétexte en ses flammes éteintes !

Et que mon nom lui sert à colorer ses feintes !

Il y va cependant, le perfide qu’il est !

Hippolyte le charme, Hippolyte lui plaît ;

Et ses lâches désirs l’emportent où l’appelle

Le cartel amoureux de sa flamme nouvelle.

ACTE I
Scène IV

Caliste, Dorise

Caliste

Je n’en puis plus douter, mon feu désabusé

Ne tient plus le parti de ce cœur déguisé.

Allons, ma chère sœur, allons à la vengeance,

Allons de ses douceurs tirer quelque allégeance ;

Allons, et sans te mettre en peine de m’aider,

Ne prends aucun souci que de me regarder.

Pour en venir à bout, il suffit de ma rage ;

D’elle j’aurai la force ainsi que le courage ;

Et déjà, dépouillant tout naturel humain,

Je laisse à ses transports à gouverner ma main.

Vois-tu comme, suivant de si furieux guides,

Elle cherche déjà les yeux de ces perfides,

Et comme de fureur tous mes sens animés

Menacent les appas qui les avaient charmés ?

Dorise

Modère ces bouillons d’une âme colérée,

Ils sont trop violents pour être de durée ;

Pour faire quelque mal, c’est frapper de trop loin.

Réserve ton courroux tout entier au besoin ;

Sa plus forte chaleur se dissipe en paroles,

Ses résolutions en deviennent plus molles :

En lui donnant de l’air, son ardeur s’alentit.

Caliste

Ce n’est que faute d’air que le feu s’amortit.

Allons, et tu verras qu’ainsi le mien s’allume,

Que ma douleur aigrie en a plus d’amertume,

Et qu’ainsi mon esprit ne fait que s’exciter

À ce que ma colère a droit d’exécuter.

Doris, seule.

Si ma ruse est enfin de son effet suivie,

Cette aveugle chaleur te va coûter la vie :

Un fer caché me donne en ces lieux écartés

La vengeance des maux que me font tes beautés.

Tu m’ôtes Rosidor, tu possèdes son âme :

Il n’a d’yeux que pour toi, que mépris pour ma flamme ;

Mais puisque tous mes soins ne le peuvent gagner,

J’en punirai l’objet qui m’en fait dédaigner.

ACTE I
Scène V




Pymante, Géronte,
sortant d’une grotte, déguisés en paysans.

Géronte

En ce déguisement on ne peut nous connaître,

Et sans doute bientôt le jour qui vient de naître

Conduira Rosidor, séduit d’un faux cartel,

Aux lieux où cette main lui garde un coup mortel.

Vos vœux, si mal reçus de l’ingrate Dorise,

Qui l’idolâtre autant comme elle vous méprise,

Ne rencontreront plus aucun empêchement.

Mais je m’étonne fort de son aveuglement,

Et je ne comprends point cet orgueilleux caprice

Qui fait qu’elle vous traite avec tant d’injustice.

Vos rares qualités…

Pymante

Au lieu de me flatter,

Voyons si le projet ne saurait avorter,

Si la supercherie…

Géronte

Elle est si bien tissue,

Qu’il faut manquer de sens pour douter de l’issue.

Clitandre aime Caliste, et comme son rival,

Il a trop de sujet de lui vouloir du mal.

Moi que depuis dix ans il tient à son service,

D’écrire comme lui j’ai trouvé l’artifice ;

Si bien que ce cartel, quoique tout de ma main,

À son dépit jaloux s’imputera soudain.

Pymante

Que ton subtil esprit a de grands avantages !

Mais le nom du porteur ?

Géronte

Lycaste, un de ses pages.

Pymante

Celui qui fait le guet auprès du rendez-vous ?

Géronte

Lui-même, et le voici qui s’avance vers nous :

À force de courir il s’est mis hors d’haleine.

ACTE I
Scène VI

Pymante, Géronte, Lycaste, aussi déguisé en paysan.

Pymante

Eh bien ! est-il venu ?

Lycaste

N’en soyez plus en peine ;

Il est où vous savez, et tout bouffi d’orgueil,

Il n’y pense à rien moins qu’à son propre cercueil.

Pymante

Ne perdons point de temps. Nos masques, nos épées !

(Lycaste les va quérir dans la grotte d’où ils sont sortis.)

Qu’il me tarde déjà que, dans son sang trempées,

Elles ne me font voir à mes pieds étendu

Le seul qui sert d’obstacle au bonheur qui m’est dû !

Ah ! qu’il va bien trouver d’autres gens que Clitandre !

Mais pourquoi ces habits ? qui te les fait reprendre ?

Lycaste
leur présente à chacun un masque et une épée, et porte leurs habits.

Pour notre sûreté, portons-les avec nous,

De peur que, cependant que nous serons aux coups,

Quelque maraud, conduit par sa bonne aventure,

Ne nous laisse tous trois en mauvaise posture.

Quand il faudra donner, sans les perdre des yeux,

Au pied du premier arbre ils seront beaucoup mieux.

Pymante

Prends-en donc même soin après la chose faite.

Lycaste

Ne craignez pas sans eux que je fasse retraite.

Pymante

Sus donc ! chacun déjà devrait être masqué.

Allons, qu’il tombe mort aussitôt qu’attaqué.

ACTE I
Scène VII

Cléon, Lysarque

Cléon

Réserve à d’autres temps cette ardeur de courage

Qui rend de ta valeur un si grand témoignage.

Ce duel que tu dis ne se peut concevoir.

Tu parles de Clitandre, et je viens de le voir

Que notre jeune prince enlevait à la chasse.

Lysarque

Tu les as vus passer ?

Cléon

Par cette même place.

Sans doute que ton maître a quelque occasion

Qui le fait t’éblouir par cette illusion.

Lysarque

Non, il parlait du cœur ; je connais sa franchise.

Cléon

S’il est ainsi, je crains que par quelque surprise

Ce généreux guerrier, sous le nombre abattu,

Ne cède aux envieux que lui fait sa vertu.

Lysarque

À présent il n’a point d’ennemis que je sache ;

Mais, quelque événement que le destin nous cache,

Si tu veux m’obliger, viens, de grâce, avec moi,

Que nous donnions ensemble avis de tout au roi.

ACTE I
Scène VIII

Caliste, Dorise

Caliste

cependant que Dorise s’arrête à chercher derrière un buisson.

Ma sœur, l’heure s’avance, et nous serons à peine,

Si nous ne retournons, au lever de la reine.

Je ne vois point mon traître, Hippolyte non plus.

Dorise,
tirant une épée de derrière ce buisson, et saisissant Caliste par le bras.

Voici qui va trancher tes soucis superflus ;

Voici dont je vais rendre, aux dépens de ta vie,

Et ma flamme vengée, et ma haine assouvie.

Caliste,

Tout beau, tout beau, ma sœur, tu veux m’épouvanter ;

Mais je te connais trop pour m’en inquiéter,

Laisse la feinte à part, et mettons, je te prie,

À les trouver bientôt toute notre industrie.

Dorise

Va, va, ne songe plus à leurs fausses amours,

Dont le récit n’était qu’une embûche à tes jours :

Rosidor t’est fidèle, et cette feinte amante

Brûle aussi peu pour lui que je fais pour Pymante.

Caliste

Déloyale ! ainsi donc ton courage inhumain…

Dorise

Ces injures en l’air n’arrêtent point ma main.

Caliste

Le reproche honteux d’une action si noire…

Dorise

Qui se venge en secret, en secret en fait gloire.

Caliste

T’ai-je donc pu, ma sœur, déplaire en quelque point ?

Dorise

Oui, puisque Rosidor t’aime et ne m’aime point ;

C’est assez m’offenser que d’être ma rivale.

ACTE I
Scène IX

Rosidor, Pymante, Géronte, Lycaste, Caliste, Dorise

Comme Dorise est prête de tuer Caliste, un bruit entendu lui fait relever son épée, et Rosidor paraît tout en sang, poursuivi par ces trois assassins masqués. En entrant, il tue Lycaste ; et retirant son épée, elle se rompt contre la branche d’un arbre. En cette extrémité, il voit celle que tient Dorise ; et sans la reconnaître, il s’en saisit, et passe tout d’un temps le tronçon qui lui restait de la sienne en la main gauche, et se défend ainsi contre Pymante et Géronte, dont il tue le dernier, et met l’autre en fuite.

Rosidor

Meurs, brigand ! Ah, malheur ! cette branche fatale

A rompu mon épée. Assassins… Toutefois,

J’ai de quoi me défendre une seconde fois.

Dorise,
s’enfuyant.

N’est-ce pas Rosidor qui m’arrache les armes ?

Ah ! qu’il me va causer de périls et de larmes !

Fuis, Dorise, et fuyant laisse-toi reprocher

Que tu fuis aujourd’hui ce qui t’est le plus cher.

Caliste

C’est lui-même de vrai. Rosidor ! Ah ! je pâme,

Et la peur de sa mort ne me laisse point d’âme.

Adieu, mon cher espoir.

Rosidor, après avoir tué Géronte.

Celui-ci dépêché,

C’est de toi maintenant que j’aurai bon marché.

Nous sommes seul à seul. Quoi ! ton peu d’assurance

Ne met plus qu’en tes pieds sa dernière espérance ?

Marche sans emprunter d’ailes de ton effroi :

Je ne cours point après des lâches comme toi.

Il suffit de ces deux. Mais qui pourraient-ils être ?

Ah, ciel ! le masque ôté me les fait trop connaître !

Le seul Clitandre arma contre moi ces voleurs ;

Celui-ci fut toujours vêtu de ses couleurs ;

Voilà son écuyer, dont la pâleur exprime

Moins de traits de la mort que d’horreurs de son crime.

Et ces deux reconnus, je douterais en vain

De celui que sa fuite a sauvé de ma main.

Trop indigne rival, crois-tu que ton absence

Donne à tes lâchetés quelque ombre d’innocence,

Et qu’après avoir vu renverser ton dessein,

Un désaveu démente et tes gens et ton seing ?

Ne le présume pas ; sans autre conjecture.

Je te rends convaincu de ta seule écriture,

Sitôt que j’aurai pu faire ma plainte au roi.

Mais quel piteux objet se vient offrir à moi ?

Traîtres, auriez-vous fait sur un si beau visage,

Attendant Rosidor, l’essai de votre rage ?

C’est Caliste elle-même ! Ah, dieux, injustes dieux !

Ainsi donc, pour montrer ce spectacle à mes yeux,

Votre faveur barbare a conservé ma vie !

Je n’en veux point chercher d’auteurs que votre envie :

La nature, qui perd ce qu’elle a de parfait,

Sur tout autre que vous eût vengé ce forfait,

Et vous eût accablés, si vous n’étiez ses maîtres.

Vous m’envoyez en vain ce fer contre des traîtres.

Je ne veux point devoir mes déplorables jours

À l’affreuse rigueur d’un si fatal secours.

O vous qui me restez d’une troupe ennemie

Pour marques de ma gloire et de son infamie,

Blessures, hâtez-vous d’élargir vos canaux,

Par où mon sang emporte et ma vie et mes maux !

Ah ! pour l’être trop peu, blessures trop cruelles,

De peur de m’obliger vous n’êtes pas mortelles.

Eh quoi ! ce bel objet, mon aimable vainqueur,

Avait-il seul le droit de me blesser au cœur ?

Et d’où vient que la mort, à qui tout fait hommage,

L’ayant si mal traité, respecte son image ?

Noires divinités, qui tournez mon fuseau,

Vous faut-il tant prier pour un coup de ciseau ?

Insensé que je suis ! en ce malheur extrême,

Je demande la mort à d’autres qu’à moi-même ;

Aveugle ! je m’arrête à supplier en vain,

Et pour me contenter j’ai de quoi dans la main.

Il faut rendre ma vie au fer qui l’a sauvée ;

C’est à lui qu’elle est due, il se l’est réservée ;

Et l’honneur, quel qu’il soit, de finir mes malheurs,

C’est pour me le donner qu’il l’ôte à des voleurs.

Poussons donc hardiment. Mais, hélas ! cette épée

Coulant entre mes doigts, laisse ma main trompée ;

Et sa lame, timide à procurer mon bien,

Au sang des assassins n’ose mêler le mien.

Ma faiblesse importune à mon trépas s’oppose ;

En vain je m’y résous, en vain je m’y dispose ;

Mon reste de vigueur ne peut l’effectuer ;

J’en ai trop pour mourir, trop peu pour me tuer :

L’un me manque au besoin, et l’autre me résiste.

Mais je vois s’entr’ouvrir les beaux yeux de Caliste,

Les roses de son teint n’ont plus tant de pâleur,

Et j’entends un soupir qui flatte ma douleur.

Voyez, dieux inhumains, que, malgré votre envie,

L’amour lui sait donner la moitié de ma vie,

Qu’une âme désormais suffit à deux amants.

Caliste

Hélas ! qui me rappelle à de nouveaux tourments ?

Si Rosidor n’est plus, pourquoi reviens-je au monde ?

Rosidor

O merveilleux effet d’une amour sans seconde !

Caliste

Exécrable assassin qui rougis de son sang,

Dépêche comme à lui de me percer le flanc,

Prends de lui ce qui reste.

Rosidor

Adorable cruelle,

Est-ce ainsi qu’on reçoit un amant si fidèle ?

Caliste

Ne m’en fais point un crime ; encor pleine d’effroi,

Je ne t’ai méconnu qu’en songeant trop à toi.

J’avais si bien gravé là-dedans ton image,

Qu’elle ne voulait pas céder à ton visage.

Mon esprit, glorieux et jaloux de l’avoir,

Enviait à mes yeux le bonheur de te voir.

Mais quel secours propice a trompé mes alarmes ?

Contre tant d’assassins qui t’a prêté des armes ?

Rosidor

Toi-même, qui t’a mise à telle heure en ces lieux,

Où je te vois mourir et revivre à mes yeux ?

Caliste

Quand l’amour une fois règne sur un courage…

Mais tâchons de gagner jusqu’au premier village,

Où ces bouillons de sang se puissent arrêter ;

Là, j’aurai tout loisir de te le raconter,

Aux charges qu’à mon tour aussi l’on m’entretienne.

Rosidor

Allons ; ma volonté n’a de loi que la tienne ;

Et l’amour, par tes yeux devenu tout-puissant,

Rend déjà la vigueur à mon corps languissant.

Caliste

Il donne en même temps une aide à ta faiblesse,

Puisqu’il fait que la mienne auprès de toi me laisse,

Et qu’en dépit du sort ta Caliste aujourd’hui

À tes pas chancelants pourra servir d’appui.

Acte II
Scène première

Pymante, masqué.

Destins, qui réglez tout au gré de vos caprices,

Sur moi donc tout à coup fondent vos injustices,

Et trouvent à leurs traits si longtemps retenus,

Afin de mieux frapper, des chemins inconnus ?

Dites, que vous ont fait Rosidor ou Pymante ?

Fournissez de raison, destins, qui me démente ;

Dites ce qu’ils ont fait qui vous puisse émouvoir

À partager si mal entre eux votre pouvoir ?

Lui rendre contre moi l’impossible possible

Pour rompre le succès d’un dessein infaillible,

C’est prêter un miracle à son bras sans secours,

Pour conserver son sang au péril de mes jours.

Trois ont fondu sur lui sans le jeter en fuite ;

À peine en m’y jetant moi-même je l’évite ;

Loin de laisser la vie, il a su l’arracher ;

Loin de céder au nombre, il l’a su retrancher :

Toute votre faveur, à son aide occupée,

Trouve à le mieux armer en rompant son épée,

Et ressaisit ses mains, par celles du hasard,

L’une d’une autre épée, et l’autre d’un poignard.

O honte ! ô déplaisirs ! ô désespoir ! ô rage !

Ainsi donc un rival pris à mon avantage

Ne tombe dans mes rets que pour les déchirer !

Son bonheur qui me brave ose l’en retirer,

Lui donne sur mes gens une prompte victoire,

Et fait de son péril un sujet de sa gloire !

Retournons animés d’un courage plus fort,

Retournons, et du moins perdons-nous dans sa mort.

Sortez de vos cachots, infernales Furies ;

Apportez à m’aider toutes vos barbaries ;

Qu’avec vous tout l’enfer m’aide en ce noir dessein

Qu’un sanglant désespoir me verse dans le sein.

J’avais de point en point l’entreprise tramée,

Comme dans mon esprit vous me l’aviez formée ;

Mais contre Rosidor tout le pouvoir humain

N’a que de la faiblesse ; il y faut votre main.

En vain, cruelles sœurs, ma fureur vous appelle ;

En vain vous armeriez l’enfer pour ma querelle :

La terre vous refuse un passage à sortir.

Ouvre du moins ton sein, terre, pour m’engloutir ;

N’attends pas que Mercure avec son caducée

M’en fasse après ma mort l’ouverture forcée ;

N’attends pas qu’un supplice, hélas ! trop mérité,

Ajoute l’infamie à tant de lâcheté ;

Préviens-en la rigueur ; rends toi-même justice

Aux projets avortés d’un si noir artifice.

Mes cris s’en vont en l’air, et s’y perdent sans fruit.

Dedans mon désespoir, tout me fuit ou me nuit :

La terre n’entend point la douleur qui me presse ;

Le ciel me persécute, et l’enfer me délaisse.

Affronte-les, Pymante, et sauve en dépit d’eux

Ta vie et ton honneur d’un pas si dangereux.

Si quelque espoir te reste, il n’est plus qu’en toi-même ;

Et, si tu veux t’aider, ton mal n’est pas extrême.

Passe pour villageois dans un lieu si fatal ;

Et réservant ailleurs la mort de ton rival,

Fais que d’un même habit la trompeuse apparence

Qui le mit en péril, te mette en assurance.

Mais ce masque l’empêche, et me vient reprocher

Un crime qu’il découvre au lieu de me cacher.

Ce damnable instrument de mon traître artifice,

Après mon coup manqué, n’en est plus que l’indice,

Et ce fer qui tantôt, inutile en ma main,

Que ma fureur jalouse avait armée en vain,

Sut si mal attaquer et plus mal me défendre,

N’est propre désormais qu’à me faire surprendre.

(Il jette son masque et son épée dans la grotte.)

Allez, témoins honteux de mes lâches forfaits,

N’en produisez non plus de soupçons que d’effets.

Ainsi n’ayant plus rien qui démente ma feinte,

Dedans cette forêt je marcherai sans crainte,

Tant que…



ACTE II
Scène II

Lysarque, Pymante, Archers

Lysarque

Mon grand ami !

Pymante

Monsieur ?

Lysarque

Viens çà ; dis-nous,

N’as-tu point ici vu deux cavaliers aux coups ?

Pymante

Non, monsieur.

Lysarque

Ou l’un d’eux se sauver à la fuite ?

Pymante

Non, monsieur.

Lysarque

Ni passer dedans ces bois sans suite ?

Pymante

Attendez, il y peut avoir quelque huit jours…

Lysarque

Je parle d’aujourd’hui : laisse là ces discours ;

Réponds précisément.

Pymante

Pour aujourd’hui, je pense…

Toutefois, si la chose était de conséquence,

Dans le prochain village on saurait aisément…

Lysarque

Donnons jusques au lieu, c’est trop d’amusement.

Pymante,
seul.

Ce départ favorable enfin me rend la vie

Que tant de questions m’avaient presque ravie.

Cette troupe d’archers aveugles en ce point,

Trouve ce qu’elle cherche et ne s’en saisit point ;

Bien que leur conducteur donne assez à connaître

Qu’ils vont pour arrêter l’ennemi de son maître,

J’échappe néanmoins en ce pas hasardeux

D’aussi près de la mort que je me voyais d’eux.

Que j’aime ce péril, dont la vaine menace

Promettait un orage, et se tourne en bonace,

Ce péril qui ne veut que me faire trembler,

Ou plutôt qui se montre, et n’ose m’accabler !

Qu’à bonne heure défait d’un masque et d’une épée,

J’ai leur crédulité sous ces habits trompée !

De sorte qu’à présent deux corps désanimés

Termineront l’exploit de tant de gens armés,

Corps qui gardent tous deux un naturel si traître,

Qu’encore après leur mort ils vont trahir leur maître,

Et le faire l’auteur de cette lâcheté,

Pour mettre à ses dépens Pymante en sûreté !

Mes habits, rencontrés sous les yeux de Lysarque,

Peuvent de mes forfaits donner seuls quelque marque ;

Mais s’il ne les voit pas, lors sans aucun effroi

Je n’ai qu’à me ranger en hâte auprès du roi,

Où je verrai tantôt avec effronterie

Clitandre convaincu de ma supercherie.

ACTE II
Scène III

Lysarque, Archers

Lysarque regarde les corps de Géronte et de Lycaste.

Cela ne suffit pas ; il faut chercher encor,

Et trouver, s’il se peut, Clitandre ou Rosidor.

Amis, Sa Majesté, par ma bouche avertie

Des soupçons que j’avais touchant cette partie,

Voudra savoir au vrai ce qu’ils sont devenus.

Premier Archer

Pourrait-elle en douter ? Ces deux corps reconnus

Font trop voir le succès de toute l’entreprise.

Lysarque

Et qu’en présumes-tu ?

Premier Archer

Que malgré leur surprise,

Leur nombre avantageux, et leur déguisement,

Rosidor de leurs mains se tire heureusement,

Lysarque

Ce n’est qu’en me flattant que tu te le figures ;

Pour moi, je n’en conçois que de mauvais augures,

Et présume plutôt que son bras valeureux

Avant que de mourir s’est immolé ces deux.

Premier Archer

Mais où serait son corps ?

Lysarque

Au creux de quelque roche,

Où les traîtres, voyant notre troupe si proche,

N’auront pas eu loisir de mettre encor ceux-ci,

De qui le seul aspect rend le crime éclairci.

Second Archer,

lui présentant les deux pièces rompues de l’épée de Rosidor.

Monsieur, connaissez-vous ce fer et cette garde ?

Lysarque

Donne-moi, que je voie. Oui, plus je les regarde,

Plus j’ai par eux d’avis du déplorable sort

D’un maître qui n’a pu s’en dessaisir que mort.

Second Archer

Monsieur, avec cela j’ai vu dans cette route

Des pas mêlés de sang distillé goutte à goutte.

Lysarque

Suivons-les au hasard. Vous autres, enlevez

Promptement ces deux corps que nous avons trouvés.

(Lysarque et cet archer rentrent dans le bois, et le reste des archers reportent à la cour les corps de Géronte et de Lycaste.)

ACTE II
Scène IV

Floridan, Clitandre, Page

Floridan, parlant à son page.

Ce cheval trop fougueux m’incommode à la chasse ;

Tiens-m’en un autre prêt, tandis qu’en cette place,

À l’ombre des ormeaux l’un dans l’autre enlacés,

Clitandre m’entretient de ses travaux passés.

Qu’au reste, les veneurs, allant sur leurs brisées,

Ne forcent pas le cerf, s’il est aux reposées ;

Qu’ils prennent connaissance, et pressent mollement,

Sans le donner aux chiens qu’à mon commandement.

(Le page rentre.)

Achève maintenant l’histoire commencée

De ton affection si mal récompensée.

Clitandre

Ce récit ennuyeux de ma triste langueur,

Mon prince, ne vaut pas le tirer en longueur ;

J’ai tout dit en un mot : cette fière Caliste

Dans ses cruels mépris incessamment persiste ;

C’est toujours elle-même ; et sous sa dure loi,

Tout ce qu’elle a d’orgueil se réserve pour moi.

Cependant qu’un rival, ses plus chères délices,

Redouble ses plaisirs en voyant mes supplices.

Floridan

Ou tu te plains à faux, ou, puissamment épris,

Ton courage demeure insensible aux mépris ;

Et je m’étonne fort comme ils n’ont dans ton âme

Rétabli ta raison, ou dissipé ta flamme.

Quelques charmes secrets mêlés dans ses rigueurs

Etouffent en naissant la révolte des cœurs ;

Et le mien auprès d’elle, à quoi qu’il se dispose,

Murmurant de son mal, en adore la cause.

Floridan

Mais puisque son dédain, au lieu de te guérir,

Ranime ton amour, qu’il dût faire mourir,

Sers-toi de mon pouvoir ; en ma faveur, la reine

Tient et tiendra toujours Rosidor en haleine ;

Mais son commandement dans peu, si tu le veux,

Te met, à ma prière, au comble de tes vœux.

Avise donc ; tu sais qu’un fils peut tout sur elle.

Clitandre

Malgré tous les mépris de cette âme cruelle,

Dont un autre a charmé les inclinations,

J’ai toujours du respect pour ses perfections,

Et je serais marri qu’aucune violence…

Floridan

L’amour sur le respect emporte la balance.

Clitandre

Je brûle ; et le bonheur de vaincre ses froideurs,

Je ne le veux devoir qu’à mes vives ardeurs ;

Je ne la veux gagner qu’à force de services.

Floridan

Tandis, tu veux donc vivre en d’éternels supplices ?

Clitandre

Tandis, ce m’est assez qu’un rival préféré

N’obtient, non plus que moi, le succès espéré.

À la longue ennuyés, la moindre négligence

Pourra de leurs esprits rompre l’intelligence ;

Un temps bien pris alors me donne en un moment

Ce que depuis trois ans je poursuis vainement.

Mon prince, trouvez bon…

Floridan

N’en dis pas davantage ;

Celui-ci qui me vient faire quelque message,

Apprendrait malgré toi l’état de tes amours.

ACTE II
Scène V

Floridan, Clitandre, Cléon

Cléon

Pardonnez-moi, seigneur, si je romps vos discours ;

C’est en obéissant au roi qui me l’ordonne,

Et rappelle Clitandre auprès de sa personne.

Floridan

Qui ?

Cléon

Clitandre, seigneur.

Floridan

Et que lui veut le roi ?

Cléon

De semblables secrets ne s’ouvrent pas à moi.

Floridan

Je n’en sais que penser ; et la cause incertaine

De ce commandement tient mon esprit en peine.

Pourrai-je me résoudre à te laisser aller

Sans savoir les motifs qui te font rappeler ?

Clitandre

C’est, à mon jugement, quelque prompte entreprise,

Dont l’exécution à moi seul est remise ;

Mais, quoi que là-dessus j’ose m’imaginer,

C’est à moi d’obéir sans rien examiner.

Floridan

J’y consens à regret : va, mais qu’il te souvienne

Que je chéris ta vie à l’égal de la mienne ;

Et si tu veux m’ôter de cette anxiété,

Que j’en sache au plus tôt toute la vérité.

Ce cor m’appelle. Adieu. Toute la chasse prête

N’attend que ma présence à relancer la bête.

ACTE II
Scène VI

Dorise,

achevant de vêtir l’habit de Géronte qu’elle avait trouvé dans le bois.

Achève, malheureuse, achève de vêtir

Ce que ton mauvais sort laisse à te garantir.

Si de tes trahisons la jalouse impuissance

Sut donner un faux crime à la même innocence,

Recherche maintenant, par un plus juste effet,

Une fausse innocence à cacher ton forfait.

Quelle honte importune au visage te monte

Pour un sexe quitté dont tu n’es que de honte ?

Il t’abhorre lui-même ; et ce déguisement,

En le désavouant, l’oblige pleinement.

Après avoir perdu sa douceur naturelle,

Dépouille sa pudeur, qui te messied sans elle ;

Dérobe tout d’un temps, par ce crime nouveau,

Et l’autre aux yeux du monde, et ta tête au bourreau.

Si tu veux empêcher ta perte inévitable,

Deviens plus criminelle, et parais moins coupable.

Par une fausseté tu tombes en danger,

Par une fausseté sache t’en dégager.

Fausseté détestable, où me viens-tu réduire ?

Honteux déguisement, où me vas-tu conduire ?

Ici de tous côtés l’effroi suit mon erreur,

Et j’y suis à moi-même une nouvelle horreur :

L’image de Caliste à ma fureur soustraite

Y brave fièrement ma timide retraite,

Encor si son trépas, secondant mon désir,

Mêlait à mes douleurs l’ombre d’un faux plaisir !

Mais tels sont les excès du malheur qui m’opprime,

Qu’il ne m’est pas permis de jouir de mon crime ;

Dans l’état pitoyable où le sort me réduit,

J’en mérite la peine et n’en ai pas le fruit ;

Et tout ce que j’ai fait contre mon ennemie

Sert à croître sa gloire avec mon infamie.

N’importe, Rosidor de mes cruels destins

Tient de quoi repousser ses lâches assassins.

Sa valeur, inutile en sa main désarmée,

Sans moi ne vivrait plus que chez la renommée :

Ainsi rien désormais ne pourrait m’enflammer ;

N’ayant plus que haïr, je n’aurais plus qu’aimer.

Fâcheuse loi du sort qui s’obstine à ma peine,

Je sauve mon amour, et je manque à ma haine.

Ces contraires succès, demeurant sans effet,

Font naître mon malheur de mon heur imparfait.

Toutefois l’orgueilleux pour qui mon cœur soupire

De moi seule aujourd’hui tient le jour qu’il respire :

Il m’en est redevable, et peut-être à son tour

Cette obligation produira quelque amour.

Dorise, à quels pensers ton espoir se ravale !

S’il vit par ton moyen, c’est pour une rivale.

N’attends plus, n’attends plus que haine de sa part ;

L’offense vint de toi, le secours, du hasard.

Malgré les vains efforts de ta ruse traîtresse,

Le hasard, par tes mains, le rend à sa maîtresse.

Ce péril mutuel qui conserve leurs jours

D’un contre-coup égal va croître leurs amours.

Heureux couple d’amants que le destin assemble,

Qu’il expose en péril, qu’il en retire ensemble !

ACTE II
Scène VII

Pymante, Dorise

Pymante, la prenant pour Géronte, et l’embrassant.

O dieux ! voici Géronte, et je le croyais mort.

Malheureux compagnon de mon funeste sort…

Dorise,
croyant qu’il la prend pour Rosidor, et qu’en l’embrassant il la poignarde.

Ton œil t’abuse. Hélas ! misérable, regarde

Qu’au lieu de Rosidor ton erreur me poignarde.

Pymante

Ne crains pas, cher ami, ce funeste accident,

Je te connais assez, je suis… Mais, impudent,

Où m’allait engager mon erreur indiscrète ?

Monsieur, pardonnez-moi la faute que j’ai faite.

Un berger d’ici près a quitté ses brebis

Pour s’en aller au camp presqu’en pareils habits ;

Et d’abord vous prenant pour ce mien camarade,

Mes sens d’aise aveuglés ont fait cette escapade.

Ne craignez point au reste un pauvre villageois

Qui seul et désarmé court à travers ces bois.

D’un ordre assez précis l’heure presque expirée

Me défend des discours de plus longue durée.

À mon empressement pardonnez cet adieu ;

Je perdrais trop, monsieur, à tarder en ce lieu.

Dorise

Ami, qui que tu sois, si ton âme sensible

À la compassion peut se rendre accessible,

Un jeune gentilhomme implore ton secours ;

Prends pitié de mes maux pour trois ou quatre jours ;

Durant ce peu de temps, accorde une retraite

Sous ton chaume rustique à ma fuite secrète :

D’un ennemi puissant la haine me poursuit,

Et n’ayant pu qu’à peine éviter cette nuit…

Pymante

L’affaire qui me presse est assez importante

Pour ne pouvoir, monsieur, répondre à votre attente.

Mais si vous me donniez le loisir d’un moment,

Je vous assurerais d’être ici promptement ;

Et j’estime qu’alors il me serait facile

Contre cet ennemi de vous faire un asile.

Dorise

Mais, avant ton retour, si quelque instant fatal

M’exposait par malheur aux yeux de ce brutal,

Et que l’emportement de son humeur altière…

Pymante

Pour ne rien hasarder, cachez-vous là derrière.

Dorise

Souffre que je te suive, et que mes tristes pas…

Pymante

J’ai des secrets, monsieur, qui ne le souffrent pas,

Et ne puis rien pour vous, à moins que de m’attendre.

Avisez au parti que vous avez à prendre.

Dorise

Va donc, je t’attendrai.

Pymante

Cette touffe d’ormeaux

Vous pourra cependant couvrir de ses rameaux.

ACTE II
Scène VIII

Pymante

Enfin, grâces au ciel, ayant su m’en défaire,

Je puis seul aviser à ce que je dois faire.

Qui qu’il soit, il a vu Rosidor attaqué,

Et sait assurément que nous l’avons manqué ;

N’en étant point connu, je n’en ai rien à craindre,

Puisqu’ainsi déguisé tout ce que je veux feindre

Sur son esprit crédule obtient un tel pouvoir.

Toutefois plus j’y songe, et plus je pense voir,

Par quelque grand effet de vengeance divine,

En ce faible témoin l’auteur de ma ruine :

Son indice douteux, pour peu qu’il ait de jour,

N’éclaircira que trop mon forfait à la cour.

Simple ! j’ai peur encor que ce malheur m’avienne,

Et je puis éviter ma perte par la sienne !

Et mêmes on dirait qu’un antre tout exprès

Me garde mon épée au fond de ces forêts :

C’est en ce lieu fatal qu’il me le faut conduire ;

C’est là qu’un heureux coup l’empêche de me nuire.

Je ne m’y puis résoudre ; un reste de pitié

Violente mon cœur à des traits d’amitié ;

En vain je lui résiste et tâche à me défendre

D’un secret mouvement que je ne puis comprendre :

Son âge, sa beauté, sa grâce, son maintien,

Forcent mes sentiments à lui vouloir du bien ;

Et l’air de son visage a quelque mignardise

Qui ne tire pas mal à celle de Dorise.

Ah ! que tant de malheurs m’auraient favorisé,

Si c’était elle-même en habit déguisé !

J’en meurs déjà de joie, et mon âme ravie

Abandonne le soin du reste de ma vie.

Je ne suis plus à moi, quand je viens à penser

À quoi l’occasion me pourrait dispenser.

Quoi qu’il en soit, voyant tant de ses traits ensemble,

Je porte du respect à ce qui lui ressemble.

Misérable Pymante, ainsi donc tu te perds !

Encor qu’il tienne un peu de celle que tu sers,

Etouffe ce témoin pour assurer ta tête ;

S’il est, comme il le dit, battu d’une tempête,

Au lieu qu’en ta cabane il cherche quelque port,

Fais que dans cette grotte il rencontre sa mort.

Modère-toi, cruel ; et plutôt examine

Sa parole, son teint, et sa taille, et sa mine :

Si c’est Dorise, alors révoque cet arrêt ;

Sinon, que la pitié cède à ton intérêt.



******
Clitandre Corneille
*********

Acte III
Scène première

Alcandre, Rosidor, Caliste, un Prévot

Alcandre

L’admirable rencontre a mon âme ravie

De voir que deux amants s’entre-doivent la vie,

De voir que ton péril la tire de danger,

Que le sien te fournit de quoi t’en dégager,

Qu’à deux desseins divers la même heure choisie

Assemble en même lieu pareille jalousie,

Et que l’heureux malheur qui vous a menacés

Avec tant de justesse a ses temps compassés !

Rosidor

Sire, ajoutez du ciel l’occulte providence :

Sur deux amants il verse une même influence ;

Et comme l’un par l’autre il a su nous sauver,

Il semble l’un pour l’autre exprès nous conserver.

Alcandre

Je t’entends, Rosidor ; par là tu me veux dire

Qu’il faut qu’avec le ciel ma volonté conspire,

Et ne s’oppose pas à ses justes décrets,

Qu’il vient de témoigner par tant d’avis secrets.

Eh bien ! je veux moi-même en parler à la reine ;

Elle se fléchira, ne t’en mets pas en peine.

Achève seulement de me rendre raison

De ce qui t’arriva depuis sa pâmoison.

Rosidor

Sire, un mot désormais suffit pour ce qui reste.

Lysarque et vos archers depuis ce lieu funeste

Se laissèrent conduire aux traces de mon sang,

Qui, durant le chemin, me dégouttait du flanc ;

Et me trouvant enfin dessous un toit rustique,

Ranimé par les soins de son amour pudique,

Leurs bras officieux m’ont ici rapporté,

Pour en faire ma plainte à Votre Majesté.

Non pas que je soupire après une vengeance

Qui ne peut me donner qu’une fausse allégeance :

Le prince aime Clitandre, et mon respect consent

Que son affection le déclare innocent ;

Mais si quelque pitié d’une telle infortune

Peut souffrir aujourd’hui que je vous importune,

Otant par un hymen l’espoir à mes rivaux,

Sire, vous taririez la source de nos maux.

Alcandre

Tu fuis à te venger ; l’objet de ta maîtresse

Fait qu’un tel désir cède à l’amour qui te presse ;

Aussi n’est-ce qu’à moi de punir ces forfaits,

Et de montrer à tous par de puissants effets

Qu’attaquer Rosidor c’est se prendre à moi-même :

Tant je veux que chacun respecte ce que j’aime !

Je le ferai bien voir. Quand ce perfide tour

Aurait eu pour objet le moindre de ma cour,

Je devrais au public, par un honteux supplice,

De telles trahisons l’exemplaire justice.

Mais Rosidor surpris, et blessé comme il l’est,

Au devoir d’un vrai roi joint mon propre intérêt.

Je lui ferai sentir, à ce traître Clitandre,

Quelque part que le prince y puisse ou veuille prendre,

Combien mal à propos sa folle vanité

Croyait dans sa faveur trouver l’impunité.

Je tiens cet assassin ; un soupçon véritable,

Que m’ont donné les corps d’un couple détestable,

De son lâche attentat m’avait si bien instruit,

Que déjà dans les fers il en reçoit le fruit.

Toi, qu’avec Rosidor le bonheur a sauvée,

Tu te peux assurer que, Dorise trouvée,

Comme ils avaient choisi même heure à votre mort,

En même heure tous deux auront un même sort.

Caliste

Sire, ne songez pas à cette misérable ;

Rosidor garanti me rend sa redevable ;

Et je me sens forcée à lui vouloir du bien

D’avoir à votre État conservé ce soutien.

Alcandre

Le généreux orgueil des âmes magnanimes

Par un noble dédain sait pardonner les crimes ;

Mais votre aspect m’emporte à d’autres sentiments,

Dont je ne puis cacher les justes mouvements ;

Ce teint pâle à tous deux me rougit de colère,

Et vouloir m’adoucir, c’est vouloir me déplaire.

Rosidor

Mais, sire, que sait-on ? peut-être ce rival,

Qui m’a fait, après tout, plus de bien que de mal,

Sitôt qu’il vous plaira d’écouter sa défense,

Saura de ce forfait purger son innocence.

Alcandre

Et par où la purger ? Sa main d’un trait mortel

A signé son arrêt en signant ce cartel.

Peut-il désavouer ce qu’assure un tel gage,

Envoyé de [sa] part, et rendu par son page ?

Peut-il désavouer que ses gens déguisés

De son commandement ne soient autorisés ?

Les deux, tout morts qu’ils sont, qu’on les traîne à la boue,

L’autre, aussitôt que pris, se verra sur la roue ;

Et pour le scélérat que je tiens prisonnier,

Ce jour que nous voyons lui sera le dernier.

Qu’on l’amène au conseil ; par forme il faut l’entendre,

Et voir par quelle adresse il pourra se défendre.

Toi, pense à te guérir, et crois que pour le mieux,

Je ne veux pas montrer ce perfide à tes yeux :

Sans doute qu’aussitôt qu’il se ferait paraître,

Ton sang rejaillirait au visage du traître.

Rosidor

L’apparence déçoit, et souvent on a vu

Sortir la vérité d’un moyen imprévu,

Bien que la conjecture y fût encor plus forte ;

Du moins, sire, apaisez l’ardeur qui vous transporte ;

Que, l’âme plus tranquille et l’esprit plus remis,

Le seul pouvoir des lois perde nos ennemis.

Alcandre

Sans plus m’importuner, ne songe qu’à tes plaies.

Non, il ne fut jamais d’apparences si vraies.

Douter de ce forfait, c’est manquer de raison.

Derechef, ne prends soin que de ta guérison.

ACTE III
Scène II

Rosidor, Caliste

Rosidor

Ah ! que ce grand courroux sensiblement m’afflige !

Caliste

C’est ainsi que le roi, te refusant, t’oblige :

Il te donne beaucoup en ce qu’il t’interdit,

Et tu gagnes beaucoup d’y perdre ton crédit.

On voit dans ces refus une marque certaine

Que contre Rosidor toute prière est vaine.

Ses violents transports sont d’assurés témoins

Qu’il t’écouterait mieux s’il te chérissait moins.

Mais un plus long séjour pourrait ici te nuire :

Ne perdons plus de temps ; laisse-moi te conduire

Jusque dans l’antichambre où Lysarque t’attend,

Et montre désormais un esprit plus content.

Rosidor

Si près de te quitter…

Caliste

N’achève pas ta plainte.

Tous deux nous ressentons cette commune atteinte ;

Mais d’un fâcheux respect la tyrannique loi

M’appelle chez la reine et m’éloigne de toi.

Il me lui faut conter comme l’on m’a surprise,

Excuser mon absence en accusant Dorise ;

Et lui dire comment, par un cruel destin,

Mon devoir auprès d’elle a manqué ce matin.

Rosidor

Va donc, et quand son âme, après la chose sue,

Fera voir la pitié qu’elle en aura conçue,

Figure-lui si bien Clitandre tel qu’il est

Qu’elle n’ose en ses feux prendre plus d’intérêt.

Caliste

Ne crains pas désormais que mon amour s’oublie ;

Répare seulement ta vigueur affaiblie :

Sache bien te servir de la faveur du roi,

Et pour tout le surplus repose-t’en sur moi.

ACTE III
Scène III

Clitandre,
en prison.

Je ne sais si je veille, ou si ma rêverie

À mes sens endormis fait quelque tromperie ;

Peu s’en faut, dans l’excès de ma confusion,

Que je ne prenne tout pour une illusion.

Clitandre prisonnier ! je n’en fais pas croyable

Ni l’air sale et puant d’un cachot effroyable

Ni de ce faible jour l’incertaine clarté,

Ni le poids de ces fers dont je suis arrêté ;

Je les sens, je les vois ; mais mon âme innocente

Dément tous les objets que mon œil lui présente

Et, le désavouant, défend à ma raison

De me persuader que je sois en prison.

Jamais aucun forfait, aucun dessein infâme

N’a pu souiller ma main, ni glisser dans mon âme ;

Et je suis retenu dans ces funestes lieux !

Non, cela ne se peut : vous vous trompez, mes yeux ;

J’aime mieux rejeter vos plus clairs témoignages,

J’aime mieux démentir ce qu’on me fait d’outrages,

Que de m’imaginer, sous un si juste roi,

Qu’on peuple les prisons d’innocents comme moi.

Cependant je m’y trouve ; et bien que ma pensée

Recherche à la rigueur ma conduite passée,

Mon exacte censure a beau l’examiner,

Le crime qui me perd ne se peut deviner ;

Et quelque grand effort que fasse ma mémoire,

Elle ne me fournit que des sujets de gloire.

Ah ! prince, c’est quelqu’un de vos faveurs jaloux

Qui m’impute à forfait d’être chéri de vous.

Le temps qu’on m’en sépare, on le donne à l’envie,

Comme une liberté d’attenter sur ma vie.

Le cœur vous le disait, et je ne sais comment

Mon destin me poussa dans cet aveuglement

De rejeter l’avis de mon dieu tutélaire ;

C’est là ma seule faute, et c’en est le salaire,

C’en est le châtiment que je reçois ici.

On vous venge, mon prince, en me traitant ainsi ;

Mais vous saurez montrer, embrassant ma défense,

Que qui vous venge ainsi puissamment vous offense,

Les perfides auteurs de ce complot maudit,

Qu’à me persécuter votre absence enhardit,

À votre heureux retour verront que ces tempêtes,

Clitandre préservé, n’abattront que leurs têtes.

Mais on ouvre, et quelqu’un, dans cette sombre horreur,

Par son visage affreux redouble ma terreur.

ACTE III
Scène IV

Clitandre, le Geôlier

Le Geôlier

Permettez que ma main de ces fers vous détache.

Clitandre

Suis-je libre déjà ?

Le Geôlier

Non encor, que je sache.

Clitandre

Quoi ! ta seule pitié s’y hasarde pour moi ?

Le Geôlier

Non, c’est un ordre exprès de vous conduire au roi.

Clitandre

Ne m’apprendras-tu point le crime qu’on m’impute,

Et quel lâche imposteur ainsi me persécute ?

Le Geôlier

Descendons : Un prévôt, qui vous attend là-bas,

Vous pourra mieux que moi contenter sur ce cas.

ACTE III
Scène V

Pymante, Dorise

Pymante,
regardant une aiguille qu’elle avait laissée par mégarde dans ses cheveux en se déguisant.

En vain pour m’éblouir vous usez de la ruse,

Mon esprit, quoique lourd, aisément ne s’abuse :

Ce que vous me cachez, je le lis dans vos yeux.

Quelque revers d’amour vous conduit en ces lieux ;

N’est-il pas vrai, monsieur ? et même cette aiguille

Sent assez les faveurs de quelque belle fille :

Elle est, ou je me trompe, un gage de sa foi.

Dorise

O malheureuse aiguille ! Hélas ! c’est fait de moi.

Pymante

Sans doute votre plaie à ce mot s’est rouverte.

Monsieur, regrettez-vous son absence, ou sa perte ?

Vous aurait-elle bien pour un autre quitté,

Et payé vos ardeurs d’une infidélité ?

Vous ne répondez point ; cette rougeur confuse,

Quoique vous vous taisiez, clairement vous accuse.

Brisons là : ce discours vous fâcherait enfin,

Et c’était pour tromper la longueur du chemin,

Qu’après plusieurs discours, ne sachant que vous dire,

J’ai touché sur un point dont votre cœur soupire,

Et de quoi fort souvent on aime mieux parler

Que de perdre son temps à des propos en l’air.

Dorise

Ami, ne porte plus la sonde en mon courage :

Ton entretien commun me charme davantage ;

Il ne peut me lasser, indifférent qu’il est ;

Et ce n’est pas aussi sans sujet qu’il me plaît.

Ta conversation est tellement civile,

Que pour un tel esprit ta naissance est trop vile ;

Tu n’as de villageois que l’habit et le rang ;

Tes rares qualités te font d’un autre sang ;

Même, plus je te vois, plus en toi je remarque

Des traits pareils à ceux d’un cavalier de marque :

Il s’appelle Pymante, et ton air et ton port

Ont avec tous les siens un merveilleux rapport.

Pymante

J’en suis tout glorieux, et de ma part je prise

Votre rencontre autant que celle de Dorise,

Autant que si le ciel, apaisant sa rigueur,

Me faisait maintenant un présent de son cœur.

Dorise

Qui nommes-tu Dorise ?

Pymante

Une jeune cruelle

Qui me fuit pour un autre.

Dorise

Et ce rival s’appelle ?

Pymante

Le berger Rosidor.

Dorise

Ami, ce nom si beau

Chez vous donc se profane à garder un troupeau ?

Pymante

Madame, il ne faut plus que mon feu vous déguise

Que sous ces faux habits il reconnaît Dorise.

Je ne suis point surpris de me voir dans ces bois

Ne passer à vos yeux que pour un villageois ;

Votre haine pour moi fut toujours assez forte

Pour déférer sans peine à l’habit que je porte.

Cette fausse apparence aide et suit vos mépris ;

Mais cette erreur vers vous ne m’a jamais surpris ;

Je sais trop que le ciel n’a donné l’avantage

De tant de raretés qu’à votre seul visage,

Sitôt que je l’ai vu, j’ai cru voir en ces lieux

Dorise déguisée, ou quelqu’un de nos dieux ;

Et si j’ai quelque temps feint de vous méconnaître

En vous prenant pour tel que vous vouliez paraître,

Admirez mon amour, dont la discrétion

Rendait à vos désirs cette submission,

Et disposez de moi, qui borne mon envie

À prodiguer pour vous tout ce que j’ai de vie.

Dorise

Pymante, eh quoi ! faut-il qu’en l’état où je suis

Tes importunités augmentent mes ennuis ?

Faut-il que dans ce bois ta rencontre funeste

Vienne encor m’arracher le seul bien qui me reste,

Et qu’ainsi mon malheur au dernier point venu

N’ose plus espérer de n’être pas connu ?

Pymante

Voyez comme le ciel égale nos fortunes,

Et comme, pour les faire entre nous deux communes,

Nous réduisant ensemble à ces déguisements,

Il montre avoir pour nous de pareils mouvements.

Dorise

Nous changeons bien d’habits, mais non pas de visages ;

Nous changeons bien d’habits, mais non pas de courages ;

Et ces masques trompeurs de nos conditions

Cachent, sans les changer, nos inclinations.

Pymante

Me négliger toujours, et pour qui vous néglige !

Dorise

Que veux-tu ? son mépris plus que ton feu m’oblige ;

J’y trouve, malgré moi, je ne sais quel appas,

Par où l’ingrat me tue, et ne m’offense pas.

Pymante

Qu’espérez-vous enfin d’un amour si frivole

Pour cet ingrat amant qui n’est plus qu’une idole ?

Dorise

Qu’une idole ! Ah ! ce mot me donne de l’effroi.

Rosidor une idole ! Ah ! perfide, c’est toi,

Ce sont tes trahisons qui l’empêchent de vivre.

Je t’ai vu dans ce bois moi-même le poursuivre,

Avantagé du nombre, et vêtu de façon

Que ce rustique habit effaçait tout soupçon :

Ton embûche a surpris une valeur si rare.

Pymante

Il est vrai, j’ai puni l’orgueil de ce barbare,

De cet heureux ingrat, si cruel envers vous,

Qui, maintenant par terre et percé de mes coups,

Eprouve par sa mort comme un amant fidèle

Venge votre beauté du mépris qu’on fait d’elle.

Dorise

Monstre de la nature, exécrable bourreau,

Après ce lâche coup qui creuse mon tombeau,

D’un compliment railleur ta malice me flatte !

Fuis, fuis, que dessus toi ma vengeance n’éclate.

Ces mains, ces faibles mains que vont armer les dieux,

N’auront que trop de force à t’arracher les yeux,

Que trop à t’imprimer sur ce hideux visage

En mille traits de sang les marques de ma rage.

Pymante

Le courroux d’une femme, impétueux d’abord,

Promet tout ce qu’il ose à son premier transport ;

Mais comme il n’a pour lui que sa seule impuissance

À force de grossir il meurt en sa naissance ;

Ou s’étouffant soi-même, à la fin ne produit

Que point ou peu d’effet après beaucoup de bruit.

Dorise

Va, va, ne prétends pas que le mien s’adoucisse :

Il faut que ma fureur ou l’enfer te punisse ;

Le reste des humains ne saurait inventer

De gêne qui te puisse à mon gré tourmenter.

Si tu ne crains mes bras, crains de meilleures armes ;

Crains tout ce que le ciel m’a départi de charmes :

Tu sais quelle est leur force, et ton cœur la ressent ;

Crains qu’elle ne m’assure un vengeur plus puissant.

Ce courroux, dont tu ris, en fera la conquête

De quiconque mettra à ma haine exposera ta tête,

De quiconque mettra ma vengeance en mon choix.

Adieu : j’en perds le temps à crier dans ce bois :

Mais tu verras bientôt si je vaux quelque chose,

Et si ma rage en vain se promet ce qu’elle ose.

Pymante

J’aime tant cette ardeur à me faire périr,

Que je veux bien moi-même avec vous y courir.

Dorise

Traître ! ne me suis point.

Pymante

Prendre seule la fuite !

Vous vous égareriez à marcher sans conduite ;

Et d’ailleurs votre habit, où je ne comprends rien,

Peut avoir du mystère aussi bien que le mien.

L’asile dont tantôt vous faisiez la demande

Montre quelque besoin d’un bras qui vous défende ;

Et mon devoir vers vous serait mal acquitté,

S’il ne vous avait mise en lieu de sûreté.

Vous pensez m’échapper quand je vous le témoigne ;

Mais vous n’irez pas loin que je ne vous rejoigne.

L’amour que j’ai pour vous, malgré vos dures lois,

Sait trop ce qu’il vous doit, et ce que je me dois.

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Clitandre Corneille

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Acte IV
Scène première

Pymante, Dorise

Dorise

Je te le dis encor, tu perds temps à me suivre ;

Souffre que de tes yeux ta pitié me délivre :

Tu redoubles mes maux par de tels entretiens.

Pymante

Prenez à votre tour quelque pitié des miens,

Madame, et tarissez ce déluge de larmes ;

Pour rappeler un mort ce sont de faibles armes ;

Et, quoi que vous conseille un inutile ennui,

Vos cris et vos sanglots ne vont point jusqu’à lui.

Dorise

Si mes sanglots ne vont où mon cœur les envoie,

Du moins par eux mon âme y trouvera la voie ;

S’il lui faut un passage afin de s’envoler,

Ils le lui vont ouvrir en le fermant à l’air.

Sus donc, sus, mes sanglots ! redoublez vos secousses :

Pour un tel désespoir vous les avez trop douces :

Faites pour m’étouffer de plus puissants efforts.

Pymante

Ne songez plus, madame, à rejoindre les morts ;

Pensez plutôt à ceux qui n’ont point d’autre envie

Que d’employer pour vous le reste de leur vie ;

Pensez plutôt à ceux dont le service offert

Accepté vous conserve, et refusé vous perd.

Dorise

Crois-tu donc, assassin, m’acquérir par ton crime ?

Qu’innocent méprisé, coupable je t’estime ?

À ce compte, tes feux n’ayant pu m’émouvoir,

Ta noire perfidie obtiendrait ce pouvoir ?

Je chérirais en toi la qualité de traître,

Et mon affection commencerait à naître

Lorsque tout l’univers a droit de te haïr ?

Pymante

Si j’oubliai l’honneur jusques à le trahir,

Si, pour vous posséder, mon esprit, tout de flamme,

N’a rien cru de honteux, n’a rien trouvé d’infâme,

Voyez par là, voyez l’excès de mon ardeur :

Par cet aveuglement jugez de sa grandeur.

Dorise

Non, non, ta lâcheté, que j’y vois trop certaine,

N’a servi qu’à donner des raisons à ma haine.

Ainsi ce que j’avais pour toi d’aversion

Vient maintenant d’ailleurs que d’inclination :

C’est la raison, c’est elle à présent qui me guide

Aux mépris que je fais des flammes d’un perfide.

Pymante

Je ne sache raison qui s’oppose à mes vœux,

Puisqu’ici la raison n’est que ce que je veux,

Et, ployant dessous moi, permet à mon envie

De recueillir les fruits de vous avoir servie.

Il me faut des faveurs malgré vos cruautés.

Dorise

Exécrable ! ainsi donc tes désirs effrontés

Voudraient sur ma faiblesse user de violence ?

Pymante

Je ris de vos refus, et sais trop la licence

Que me donne l’amour en cette occasion.

Dorise, lui crevant l’œil de son aiguille.

Traître ! ce ne sera qu’à ta confusion.

Pymante, portant les mains à son œil crevé.

Ah, cruelle !

Dorise

Ah, brigand !

Pymante

Ah, que viens-tu de faire ?

Dorise

De punir l’attentat d’un infâme corsaire.

Pymante,
prenant son épée dans la caverne où il l’avait jetée au second acte.

Ton sang m’en répondra ; tu m’auras beau prier,

Tu mourras.

Dorise,
à part.

Fuis, Dorise, et laisse-le crier.

ACTE IV
Scène II

Pymante

Où s’est-elle cachée ? où l’emporte sa fuite ?

Où faut-il que ma rage adresse ma poursuite ?

La tigresse m’échappe, et, telle qu’un éclair,

En me frappant les yeux, elle se perd en l’air ;

Ou plutôt, l’un perdu, l’autre m’est inutile ;

L’un s’offusque du sang qui de l’autre distille.

Coule, coule, mon sang : en de si grands malheurs,

Tu dois avec raison me tenir lieu de pleurs :

Ne verser désormais que des larmes communes,

C’est pleurer lâchement de telles infortunes.

Je vois de tous côtés mon supplice approcher ;

N’osant me découvrir, je ne me puis cacher.

Mon forfait avorté se lit dans ma disgrâce,

Et ces gouttes de sang me font suivre à la trace.

Miraculeux effet ! Pour traître que je sois,

Mon sang l’est encor plus, et sert tout à la fois

De pleurs à ma douleur, d’indices à ma prise,

De peine à mon forfait, de vengeance à Dorise.

O toi qui, secondant son courage inhumain,

Loin d’orner ses cheveux, déshonores sa main,

Exécrable instrument de sa brutale rage,

Tu devais pour le moins respecter son image ;

Ce portrait accompli d’un chef-d’œuvre des cieux,

Imprimé dans mon cœur, exprimé dans mes yeux,

Quoi que te commandât une âme si cruelle,

Devait être adoré de ta pointe rebelle.

Honteux restes d’amour qui brouillez mon cerveau !

Quoi ! puis-je en ma maîtresse adorer mon bourreau ?

Remettez-vous, mes sens ; rassure-toi, ma rage ;

Reviens, mais reviens seule animer mon courage ;

Tu n’as plus à débattre avec mes passions

L’empire souverain dessus mes actions ;

L’amour vient d’expirer, et ses flammes éteintes

Ne t’imposeront plus leurs infâmes contraintes.

Dorise ne tient plus dedans mon souvenir

Que ce qu’il faut de place à l’ardeur de punir :

Je n’ai plus rien en moi qui n’en veuille à sa vie.

Sus donc, qui me la rend ? Destins, si votre envie,

Si votre haine encor s’obstine à mes tourments,

Jusqu’à me réserver à d’autres châtiments,

Faites que je mérite, en trouvant l’inhumaine,

Par un nouveau forfait, une nouvelle peine,

Et ne me traitez pas avec tant de rigueur

Que mon feu ni mon fer ne touchent point son cœur.

Mais ma fureur se joue, et demi-languissante,

S’amuse au vain éclat d’une voix impuissante.

Recourons aux effets, cherchons de toutes parts ;

Prenons dorénavant pour guides les hasards.

Quiconque ne pourra me montrer la cruelle,

Que son sang aussitôt me réponde pour elle ;

Et ne suivant ainsi qu’une incertaine erreur,

Remplissons tous ces lieux de carnage et d’horreur.

(Une tempête survient.)

Mes menaces déjà font trembler tout le monde :

Le vent fuit d’épouvante, et le tonnerre en gronde ;

L’œil du ciel s’en retire, et par un voile noir,

N’y pouvant résister, se défend d’en rien voir ;

Cent nuages épais se distillant en larmes,

À force de pitié, veulent m’ôter les armes,

La nature étonnée embrasse mon courroux,

Et veut m’offrir Dorise, ou devancer mes coups.

Tout est de mon parti : le ciel même n’envoie

Tant d’éclairs redoublés qu’afin que je la voie.

Quelques lieux où l’effroi porte ses pas errants,

Ils sont entrecoupés de mille gros torrents.

Que je serais heureux, si cet éclat de foudre,

Pour m’en faire raison, l’avait réduite en poudre !

Allons voir ce miracle, et désarmer nos mains,

Si le ciel a daigné prévenir nos desseins.

Destins, soyez enfin de mon intelligence,

Et vengez mon affront, ou souffrez ma vengeance !

ACTE IV
Scène III

Floridan

Quel bonheur m’accompagne en ce moment fatal !

Le tonnerre a sous moi foudroyé mon cheval,

Et consumant sur lui toute sa violence,

Il m’a porté respect parmi son insolence.

Tous mes gens, écartés par un subit effroi,

Loin d’être à mon secours, ont fui d’autour de moi,

Ou, déjà dispersés par l’ardeur de la chasse,

Ont dérobé leur tête à sa fière menace.

Cependant seul, à pied, je pense à tous moments

Voir le dernier débris de tous les éléments,

Dont l’obstination à se faire la guerre

Met toute la nature au pouvoir du tonnerre.

Dieux, si vous témoignez par là votre courroux,

De Clitandre ou de moi lequel menacez-vous ?

La perte m’est égale, et la même tempête

Qui l’aurait accablé tomberait sur ma tête.

Pour le moins, justes dieux, s’il court quelque danger,

Souffrez que je le puisse avec lui partager !

J’en découvre à la fin quelque meilleur présage ;

L’haleine manque aux vents, et la force à l’orage ;

Les éclairs, indignés d’être éteints par les eaux,

En ont tari la source et séché les ruisseaux,

Et déjà le soleil de ses rayons essuie

Sur ces moites rameaux le reste de la pluie ;

Au lieu du bruit affreux des foudres décochés,

Les petits oisillons, encor demi-cachés…

Mais je verrai bientôt quelques-uns de ma suite :

Je le juge à ce bruit.

ACTE IV
Scène IV

Floridan, Pymante, Dorise

Pymante saisit Dorise qui le fuyait.

Enfin, malgré ta fuite,

Je te retiens, barbare.

Dorise

Hélas !

Pymante

Songe à mourir ;

Tout l’univers ici ne te peut secourir.

Floridan

L’égorger à ma vue ! ô l’indigne spectacle !

Sus, sus, à ce brigand opposons un obstacle.

Arrête, scélérat !

Pymante

Téméraire, où vas-tu ?

Floridan

Sauver ce gentilhomme à tes pieds abattu.

Dorise,

Traître, n’avance pas ; c’est le prince.

Pymante, tenant Dorise d’une main, et se battant de l’autre.

N’importe ;

Il m’oblige à sa mort, m’ayant vu de la sorte.

Floridan

Est-ce là le respect que tu dois à mon rang ?

Pymante

Je ne connais ici ni qualités ni sang.

Quelque respect ailleurs que ta naissance obtienne,

Pour assurer ma vie, il faut perdre la tienne.

Dorise

S’il me demeure encor quelque peu de vigueur,

Si mon débile bras ne dédit point mon cœur,

J’arrêterai le tien.

Pymante

Que fais-tu, misérable ?

Dorise

Je détourne le coup d’un forfait exécrable.

Pymante

Avec ces vains efforts crois-tu m’en empêcher ?

Floridan

Par une heureuse adresse il l’a fait trébucher.

Assassin, rends l’épée.

ACTE IV
Scène V

Floridan, Pymante, Dorise, trois Veneurs,

portant en leurs mains les vrais habits de Pymante, Lycaste et Dorise

Premier Veneur

Ecoute, il est fort proche :

C’est sa voix qui résonne au creux de cette roche,

Et c’est lui que tantôt nous avions entendu.

Floridan désarme Pymante, et en donne l’épée à garder à Dorise.

Prends ce fer en ta main.

Pymante

Ah, cieux ! je suis perdu.

Second Veneur

Oui, je le vois. Seigneur, quelle aventure étrange,

Quel malheureux destin en cet état vous range ?

Floridan

Garrottez ce maraud ; les couples de vos chiens

Vous y pourront servir, faute d’autres liens.

Je veux qu’à mon retour une prompte justice

Lui fasse ressentir par l’éclat d’un supplice,

Sans armer contre lui que les lois de l’État,

Que m’attaquer n’est pas un léger attentat.

Sachez que s’il échappe il y va de vos têtes.

Premier Veneur

Si nous manquons, seigneur, les voilà toutes prêtes.

Admirez cependant le foudre et ses efforts,

Qui, dans cette forêt, ont consumé trois corps :

En voici les habits, qui sans aucun dommage

Semblent avoir bravé la fureur de l’orage.

Floridan

Tu montres à mes yeux de merveilleux effets.

Dorise

Mais des marques plutôt de merveilleux forfaits.

Ces habits, dont n’a point approché le tonnerre,

Sont aux plus criminels qui vivent sur la terre :

Connaissez-les, grand prince, et voyez devant vous

Pymante prisonnier, et Dorise à genoux.

Floridan

Que ce soit là Pymante, et que tu sois Dorise !

Dorise

Quelques étonnements qu’une telle surprise

Jette dans votre esprit, que vos yeux ont déçu,

D’autres le saisiront quand vous aurez tout su.

La honte de paraître en un tel équipage

Coupe ici ma parole et l’étouffe au passage ;

Souffrez que je reprenne en un coin de ce bois

Avec mes vêtements l’usage de la voix,

Pour vous conter le reste en habit plus sortable.

Floridan

Cette honte me plaît ; ta prière équitable,

En faveur de ton sexe et du secours prêté,

Suspendra jusqu’alors ma curiosité

Tandis, sans m’éloigner beaucoup de cette place,

Je vais sur ce coteau pour découvrir la chasse.

Tu l’y ramèneras. Vous, s’il ne veut marcher,

Gardez-le cependant au pied de ce rocher.

(Le prince sort, et un des veneurs s’en va avec Dorise, et les autres mènent Pymante d’un autre côté.)

ACTE IV
Scène VI

Clitandre, le Geôlier

Clitandre,
en prison.

Dans ces funestes lieux, où la seule inclémence

D’un rigoureux destin réduit mon innocence,

Je n’attends désormais du reste des humains

Ni faveur, ni secours, si ce n’est par tes mains.

Le Geôlier

Je ne connais que trop où tend ce préambule.

Vous n’avez pas affaire à quelque homme crédule :

Tous, dans cette prison, dont je porte les clés,

Se disent comme vous du malheur accablés,

Et la justice à tous est injuste ; de sorte

Que la pitié me doit leur faire ouvrir la porte ;

Mais je me tiens toujours ferme dans mon devoir :

Soyez coupable ou non, je n’en veux rien savoir ;

Le roi, quoi qu’il en soit, vous a mis en ma garde.

Il me suffit ; le reste en rien ne me regarde.

Clitandre

Tu juges mes desseins autres qu’ils ne sont pas.

Je tiens l’éloignement pire que le trépas,

Et la terre n’a point de si douce province

Où le jour m’agréât loin des yeux de mon prince.

Hélas ! si tu voulais l’envoyer avertir

Du péril dont sans lui je ne saurais sortir,

Ou qu’il lui fût porté de ma part une lettre,

De la sienne en ce cas je t’ose bien promettre

Que son retour soudain des plus riches te rend :

Que cet anneau t’en serve et d’arrhe et de garant :

Tends la main et l’esprit vers un bonheur si proche.

Le Geôlier

Monsieur, jusqu’à présent j’ai vécu sans reproche,

Et pour me suborner promesses ni présents

N’ont et n’auront jamais de charmes suffisants.

C’est de quoi je vous donne une entière assurance :

Perdez-en le dessein avecque l’espérance ;

Et puisque vous dressez des pièges à ma foi,

Adieu, ce lieu devient trop dangereux pour moi.

ACTE IV
Scène VII

Clitandre

Va, tigre ! va, cruel, barbare, impitoyable !

Ce noir cachot n’a rien tant que toi d’effroyable.

Va, porte aux criminels tes regards, dont l’horreur

Peut seule aux innocents imprimer la terreur :

Ton visage déjà commençait mon supplice ;

Et mon injuste sort, dont tu te fais complice,

Ne t’envoyait ici que pour m’épouvanter,

Ne t’envoyait ici que pour me tourmenter.

Cependant, malheureux, à qui me dois-je prendre

D’une accusation que je ne puis comprendre ?

A-t-on rien vu jamais, a-t-on rien vu de tel ?

Mes gens assassinés me rendent criminel ;

L’auteur du coup s’en vante, et l’on m’en calomnie ;

On le comble d’honneur, et moi d’ignominie ;

L’échafaud qu’on m’apprête au sortir de prison,

C’est par où de ce meurtre on me fait la raison.

Mais leur déguisement d’autre côté m’étonne :

Jamais un bon dessein ne déguisa personne ;

Leur masque les condamne, et mon seing contrefait,

M’imputant un cartel, me charge d’un forfait.

Mon jugement s’aveugle, et, ce que je déplore,

Je me sens bien trahi, mais par qui ? je l’ignore ;

Et mon esprit troublé, dans ce confus rapport,

Ne voit rien de certain que ma honteuse mort.

Traître, qui que tu sois, rival, ou domestique,

Le ciel te garde encore un destin plus tragique.

N’importe, vif ou mort, les gouffres des enfers

Auront pour ton supplice encor de pires fers.

Là, mille affreux bourreaux t’attendent dans les flammes ;

Moins les corps sont punis, plus ils gênent les âmes,

Et par des cruautés qu’on ne peut concevoir,

Ils vengent l’innocence au-delà de l’espoir.

Et vous, que désormais je n’ose plus attendre,

Prince, qui m’honoriez d’une amitié si tendre,

Et dont l’éloignement fait mon plus grand malheur,

Bien qu’un crime imputé noircisse ma valeur,

Que le prétexte faux d’une action si noire

Ne laisse plus de moi qu’une sale mémoire,

Permettez que mon nom, qu’un bourreau va ternir,

Dure sans infamie en votre souvenir.

Ne vous repentez point de vos faveurs passées,

Comme chez un perfide indignement placées :

J’ose, j’ose espérer qu’un jour la vérité

Paraîtra toute nue à la postérité,

Et je tiens d’un tel heur l’attente si certaine,

Qu’elle adoucit déjà la rigueur de ma peine ;

Mon âme s’en chatouille, et ce plaisir secret

La prépare à sortir avec moins de regret.

ACTE IV
Scène VIII

Floridan, Pymante, Cléon, Dorise en habit de femme, trois Veneurs

Floridan,
à Dorise et Cléon.

Vous m’avez dit tous deux d’étranges aventures.

Ah, Clitandre ! ainsi donc de fausses conjectures

T’accablent, malheureux, sous le courroux du roi.

Ce funeste récit me met tout hors de moi.

Cléon

Hâtant un peu le pas, quelque espoir me demeure

Que vous arriverez auparavant qu’il meure.

Floridan

Si je n’y viens à temps, ce perfide en ce cas

À son ombre immolé ne me suffira pas.

C’est trop peu de l’auteur de tant d’énormes crimes ;

Innocent, il aura d’innocentes victimes.

Où que soit Rosidor, il le suivra de près,

Et je saurai changer ses myrtes en cyprès.

Dorise

Souiller ainsi vos mains du sang de l’innocence !

Floridan

Mon déplaisir m’en donne une entière licence.

J’en veux, comme le roi, faire autant à mon tour ;

Et puisqu’en sa faveur on prévient mon retour,

Il est trop criminel. Mais que viens-je d’entendre ?

Je me tiens presque sûr de sauver mon Clitandre ;

La chasse n’est pas loin, où prenant un cheval,

Je préviendrai le coup de mon malheur fatal ;

Il suffit de Cléon pour ramener Dorise.

Vous autres, gardez bien de lâcher votre prise ;

Un supplice l’attend, qui doit faire trembler

Quiconque désormais voudrait lui ressembler.

********

Clitandre Corneille

*****

Acte V
Scène première

Floridan, Clitandre, un Prévôt, Cléon

Floridan,
parlant au prévôt.

Dites vous-même au roi qu’une telle innocence

Légitime en ce point ma désobéissance,

Et qu’un homme sans crime avait bien mérité

Que j’usasse pour lui de quelque autorité.

Je vous suis. Cependant que mon heur est extrême,

Ami, que je chéris à l’égal de moi-même,

D’avoir su justement venir à ton secours

Lorsqu’un infâme glaive allait trancher tes jours,

Et qu’un injuste sort, ne trouvant point d’obstacle,

Apprêtait de ta tête un indigne spectacle !

Clitandre

Ainsi qu’un autre Alcide, en m’arrachant des fers,

Vous m’avez aujourd’hui retiré des enfers ;

Et moi dorénavant j’arrête mon envie

À ne servir qu’un prince à qui je dois la vie.

Floridan

Réserve pour Caliste une part de tes soins.

Clitandre

C’est à quoi désormais je veux penser le moins.

Floridan

Le moins ! Quoi ! désormais Caliste en ta pensée

N’aurait plus que le rang d’une image effacée ?

Clitandre

J’ai honte que mon cœur auprès d’elle attaché

De son ardeur pour vous ait souvent relâché,

Ait souvent pour le sien quitté votre service :

C’est par là que j’avais mérité mon supplice ;

Et pour m’en faire naître un juste repentir,

Il semble que les dieux y voulaient consentir ;

Mais votre heureux retour a calmé cet orage.

Floridan

Tu me fais assez lire au fond de ton courage :

La crainte de la mort en chasse des appas

Qui t’ont mis au péril d’un si honteux trépas,

Puisque sans cet amour la fourbe mal conçue

Eût manqué contre toi de prétexte et d’issue ;

Ou peut-être à présent tes désirs amoureux

Tournent vers des objets un peu moins rigoureux.

Clitandre

Doux ou cruels, aucun désormais ne me touche.

Floridan

L’amour dompte aisément l’esprit le plus farouche ;

C’est à ceux de notre âge un puissant ennemi.

Tu ne connais encor ses forces qu’à demi ;

Ta résolution, un peu trop violente,

N’a pas bien consulté ta jeunesse bouillante.

Mais que veux-tu, Cléon, et qu’est-il arrivé ?

Pymante de vos mains se serait-il sauvé ?

Cléon

Non, seigneur ; acquittés de la charge commise,

Nos veneurs ont conduit Pymante, et moi Dorise ;

Et je viens seulement prendre un ordre nouveau.

Floridan

Qu’on m’attende avec eux aux portes du château.

Allons, allons au roi montrer ton innocence ;

Les auteurs des forfaits sont en notre puissance ;

Et l’un d’eux, convaincu dès le premier aspect,

Ne te laissera plus aucunement suspect.

ACTE V
Scène II

Rosidor,
sur son lit.

Amants les mieux payés de votre longue peine,

Vous de qui l’espérance est la moins incertaine,

Et qui vous figurez, après tant de longueurs,

Avoir droit sur les corps dont vous tenez les cœurs,

En est-il parmi vous de qui l’âme contente

Goûte plus de plaisir que moi dans son attente ?

En est-il parmi vous de qui l’heur à venir

D’un espoir mieux fondé se puisse entretenir ?

Mon esprit, que captive un objet adorable,

Ne l’éprouva jamais autre que favorable,

J’ignorerais encor ce que c’est que mépris,

Si le sort d’un rival ne me l’avait appris.

Je te plains toutefois, Clitandre, et la colère

D’un grand roi qui te perd me semble trop sévère.

Tes desseins par l’effet n’étaient que trop punis ;

Nous voulant séparer, tu nous as réunis.

Il ne te fallait point de plus cruels supplices

Que de te voir toi-même auteur de nos délices,

Puisqu’il n’est pas à croire, après ce lâche tour,

Que le prince ose plus traverser notre amour.

Ton crime t’a rendu désormais trop infâme

Pour tenir ton parti sans s’exposer au blâme :

On devient ton complice à te favoriser.

Mais, hélas ! mes pensers, qui vous vient diviser ?

Quel plaisir de vengeance à présent vous engage ?

Faut-il qu’avec Caliste un rival vous partage ?

Retournez, retournez vers mon unique bien :

Que seul dorénavant il soit votre entretien ;

Ne vous repaissez plus que de sa seule idée ;

Faites-moi voir la mienne en son âme gardée.

Ne vous arrêtez pas à peindre sa beauté,

C’est par où mon esprit est le moins enchanté ;

Elle servit d’amorce à mes désirs avides ;

Mais ils ont su trouver des objets plus solides :

Mon feu qu’elle alluma fût mort au premier jour,

S’il n’eût été nourri d’un réciproque amour.

Oui, Caliste, et je veux toujours qu’il m’en souvienne,

J’aperçus aussitôt ta flamme que la mienne :

L’amour apprit ensemble à nos cœurs à brûler ;

L’amour apprit ensemble à nos yeux à parler ;

Et sa timidité lui donna la prudence

De n’admettre que nous en notre confidence :

Ainsi nos passions se dérobaient à tous ;

Ainsi nos feux secrets n’ayant point de jaloux…

Mais qui vient jusqu’ici troubler mes rêveries ?

ACTE V
Scène III

Rosidor, Caliste

Caliste

Celle qui voudrait voir tes blessures guéries,

Celle…

Rosidor

Ah ! mon heur, jamais je n’obtiendrais sur moi

De pardonner ce crime à tout autre qu’à toi.

De notre amour naissant la douceur et la gloire

De leur charmante idée occupaient ma mémoire ;

Je flattais ton image, elle me reflattait ;

Je lui faisais des vœux, elle les acceptait ;

Je formais des désirs, elle en aimait l’hommage.

La désavoueras-tu, cette flatteuse image ?

Voudras-tu démentir notre entretien secret ?

Seras-tu plus mauvaise enfin que ton portrait ?

Caliste

Tu pourrais de sa part te faire tant promettre,

Que je ne voudrais pas tout à fait m’y remettre ;

Quoiqu’à dire le vrai je ne sais pas trop bien

En quoi je dédirais ce secret entretien,

Si ta pleine santé me donnait lieu de dire

Quelle borne à tes vœux je puis et dois prescrire.

Prends soin de te guérir, et les miens plus contents…

Mais je te le dirai quand il en sera temps.

Rosidor

Cet énigme enjoué n’a point d’incertitude

Qui soit propre à donner beaucoup d’inquiétude,

Et si j’ose entrevoir dans son obscurité,

Ma guérison importe à plus qu’à ma santé.

Mais dis tout, ou du moins souffre que je devine,

Et te dise à mon tour ce que je m’imagine.

Caliste

Tu dois, par complaisance au peu que j’ai d’appas,

Feindre d’entendre mal ce que je ne dis pas,

Et ne point m’envier un moment de délices

Que fait goûter l’amour en ces petits supplices.

Doute donc, sois en peine, et montre un cœur gêné

D’une amoureuse peur d’avoir mal deviné ;

Tremble sans craindre trop ; hésite, mais aspire ;

Attends de ma bonté qu’il me plaise tout dire,

Et sans en concevoir d’espoir trop affermi,

N’espère qu’à demi, quand je parle à demi.

Rosidor

Tu parles à demi, mais un secret langage

Qui va jusques au cœur m’en dit bien davantage,

Et tes yeux sont du tien de mauvais truchements,

Ou rien plus ne s’oppose à nos contentements.

Caliste

Je l’avais bien prévu, que ton impatience

Porterait ton espoir à trop de confiance ;

Que, pour craindre trop peu, tu devinerais mal.

Rosidor

Quoi ! la reine ose encor soutenir mon rival ?

Et sans avoir d’horreur d’une action si noire…

Caliste

Elle a l’âme trop haute et chérit trop la gloire

Pour ne pas s’accorder aux volonté du roi,

Qui d’un heureux hymen récompense ta foi…

Rosidor

Si notre heureux malheur a produit ce miracle,

Qui peut à nos désirs mettre encor quelque obstacle ?

Caliste

Tes blessures.

Rosidor

Allons, je suis déjà guéri.

Caliste

Ce n’est pas pour un jour que je veux un mari,

Et je ne puis souffrir que ton ardeur hasarde

Un bien que de ton roi la prudence retarde.

Prends soin de te guérir, mais guérir tout à fait,

Et crois que tes désirs…

Rosidor

N’auront aucun effet.

Caliste

N’auront aucun effet ! Qui te le persuade ?

Rosidor

Un corps peut-il guérir, dont le cœur est malade ?

Caliste

Tu m’as rendu mon change, et m’as fait quelque peur ;

Mais je sais le remède aux blessures du cœur.

Les tiennes, attendant le jour que tu souhaites,

Auront pour médecins mes yeux qui les ont faites ;

Je me rends désormais assidue à te voir.

Rosidor

Cependant, ma chère âme, il est de mon devoir

Que sans perdre de temps j’aille rendre en personne

D’humbles grâces au roi du bonheur qu’il nous donne.

Caliste

Je me charge pour toi de ce remercîment.

Toutefois qui saurait que pour ce compliment

Une heure hors d’ici ne pût beaucoup te nuire,

Je voudrais en ce cas moi-même t’y conduire,

Et j’aimerais mieux être un peu plus tard à toi,

Que tes justes devoirs manquassent vers ton roi.

Rosidor

Mes blessures n’ont point, dans leurs faibles atteintes,

Sur quoi ton amitié puisse fonder ses craintes.

Caliste

Viens donc, et puisqu’enfin nous faisons mêmes vœux,

En le remerciant parle au nom de tous deux.

ACTE V
Scène IV

Alcandre, Floridan, Clitandre, Pymante, Dorise, Cléon, Prévôt, trois Veneurs

Alcandre

Que souvent notre esprit, trompé par l’apparence,

Règle ses mouvements avec peu d’assurance !

Qu’il est peu de lumière en nos entendements,

Et que d’incertitude en nos raisonnements !

Qui voudra désormais se fier aux impostures

Qu’en notre jugement forment les conjectures :

Tu suffis pour apprendre à la postérité

Combien la vraisemblance a peu de vérité.

Jamais jusqu’à ce jour la raison en déroute

N’a conçu tant d’erreur avec si peu de doute ;

Jamais, par des soupçons si faux et si pressants,

On n’a jusqu’à ce jour convaincu d’innocents.

J’en suis honteux, Clitandre, et mon âme confuse

De trop de promptitude en soi-même s’accuse.

Un roi doit se donner, quand il est irrité,

Ou plus de retenue, ou moins d’autorité.

Perds-en le souvenir, et pour moi, je te jure

Qu’à force de bienfaits j’en répare l’injure.

Clitandre

Que Votre Majesté, sire, n’estime pas

Qu’il faille m’attirer par de nouveaux appas.

L’honneur de vous servir m’apporte assez de gloire,

Et je perdrais le mien, si quelqu’un pouvait croire

Que mon devoir penchât au refroidissement,

Sans le flatteur espoir d’un agrandissement.

Vous n’avez exercé qu’une juste colère :

On est trop criminel quand on peut vous déplaire ;

Et, tout chargé de fers, ma plus forte douleur

Ne s’en osa jamais prendre qu’à mon malheur.

Floridan

Seigneur, moi qui connais le fond de son courage,

Et qui n’ai jamais vu de fard en son langage,

Je tiendrais à bonheur que Votre Majesté

M’acceptât pour garant de sa fidélité.

Alcandre

Ne nous arrêtons plus sur la reconnaissance

Et de mon injustice et de son innocence ;

Passons aux criminels. Toi dont la trahison

A fait si lourdement trébucher ma raison,

Approche, scélérat. Un homme de courage

Se met avec honneur en un tel équipage ?

Attaque, le plus fort, un rival plus heureux ?

Et présumant encor cet exploit dangereux,

À force de présents et d’infâmes pratiques,

D’un autre cavalier corrompt les domestiques ?

Prend d’un autre le nom, et contrefait son seing,

Afin qu’exécutant son perfide dessein,

Sur un homme innocent tombent les conjectures ?

Parle, parle, confesse, et préviens les tortures.

Pymante

Sire, écoutez-en donc la pure vérité,

Votre seule faveur a fait ma lâcheté,

Vous, dis-je. Et cet objet dont l’amour me transporte.

L’honneur doit pouvoir tout sur les gens de ma sorte ;

Mais recherchant la mort de qui vous est si cher,

Pour en avoir le fruit il me fallait cacher :

Reconnu pour l’auteur d’une telle surprise,

Le moyen d’approcher de vous ou de Dorise ?

Alcandre

Tu dois aller plus outre, et m’imputer encor

L’attentat sur mon fils comme sur Rosidor ;

Car je ne touche point à Dorise outragée ;

Chacun, en te voyant, la voit assez vengée,

Et coupable elle-même, elle a bien mérité

L’affront qu’elle a reçu de ta témérité.

Pymante

Un crime attire l’autre, et, de peur d’un supplice,

On tâche, en étouffant ce qu’on en voit d’indice,

De paraître innocent à force de forfaits.

Je ne suis criminel sinon manque d’effets,

Et sans l’âpre rigueur du sort qui me tourmente,

Vous pleureriez le prince et souffririez Pymante.

Mais que tardez-vous plus ? J’ai tout dit : punissez.

Alcandre

Est-ce là le regret de tes crimes passés ?

Otez-le-moi d’ici : je ne puis voir sans honte

Que de tant de forfaits il tient si peu de conte.

Dites à mon conseil que, pour le châtiment,

J’en laisse à ses avis le libre jugement ;

Mais qu’après son arrêt je saurai reconnaître

L’amour que vers son prince il aura fait paraître.

Viens çà, toi, maintenant, monstre de cruauté,

Qui joins l’assassinat à la déloyauté,

Détestable Alecton, que la reine déçue

Avait naguère au rang de ses filles reçue !

Quel barbare, ou plutôt quelle peste d’enfer

Se rendit ton complice et te donna ce fer ?

Dorise

L’autre jour, dans ce bois trouvé par aventure,

Sire, il donna sujet à toute l’imposture ;

Mille jaloux serpents qui me rongeaient le sein

Sur cette occasion formèrent mon dessein :

Je le cachai dès lors.

Floridan

Il est tout manifeste

Que ce fer n’est enfin qu’un misérable reste

Du malheureux duel où le triste Arimant

Laissa son corps sans âme, et Daphné sans amant.

Mais quant à son forfait, un ver de jalousie

Jette souvent notre âme en telle frénésie,

Que la raison, qu’aveugle un plein emportement,

Laisse notre conduite à son dérèglement ;

Lors tout ce qu’il produit mérite qu’on l’excuse.

Alcandre

De si faibles raisons mon esprit ne s’abuse.

Floridan

Seigneur, quoi qu’il en soit, un fils qu’elle vous rend,

Sous votre bon plaisir sa défense entreprend ;

Innocente ou coupable, elle assura ma vie.

Alcandre

Ma justice en ce cas la donne à ton envie ;

Ta prière obtient même avant que demander

Ce qu’aucune raison ne pouvait t’accorder.

Le pardon t’est acquis : relève-toi, Dorise,

Et va dire partout, en liberté remise,

Que le prince aujourd’hui te préserve à la fois

Des fureurs de Pymante et des rigueurs des lois.

Dorise

Après une bonté tellement excessive,

Puisque votre clémence ordonne que je vive,

Permettez désormais, sire, que mes desseins

Prennent des mouvements plus réglés et plus sains ;

Souffrez que pour pleurer mes actions brutales,

Je fasse ma retraite avecque les vestales,

Et qu’une criminelle indigne d’être au jour

Se puisse renfermer en leur sacré séjour.

Floridan

Te bannir de la cour après m’être obligée,

Ce serait trop montrer ma faveur négligée.

Dorise

N’arrêtez point au monde un objet odieux,

De qui chacun, d’horreur, détournerait les yeux.

Floridan

Fusses-tu mille fois encor plus méprisable,

Ma faveur te va rendre assez considérable

Pour t’acquérir ici mille inclinations.

Outre l’attrait puissant de tes perfections,

Mon respect à l’amour tout le monde convie

Vers celle à qui je dois et qui me doit la vie.

Fais-le voir, cher Clitandre, et tourne ton désir

Du côté que ton prince a voulu te choisir :

Réunis mes faveurs t’unissant à Dorise.

Clitandre

Mais par cette union mon esprit se divise,

Puisqu’il faut que je donne aux devoirs d’un époux

La moitié des pensers qui ne sont dus qu’à vous.

Floridan

Ce partage m’oblige, et je tiens tes pensées

Vers un si beau sujet d’autant mieux adressées,

Que je lui veux céder ce qui m’en appartient.

Alcandre

Taisez-vous, j’aperçois notre blessé qui vient.

ACTE V
Scène V

Alcandre, Floridan, Cléon, Clitandre, Rosidor, Caliste, Dorise

Alcandre

Au comble de tes vœux, sûr de ton mariage,

N’es-tu point satisfait ? que veux-tu davantage ?

Rosidor

L’apprendre de vous, sire, et pour remerciements

Nous offrir l’un et l’autre à vos commandements.

Alcandre

Si mon commandement peut sur toi quelque chose,

Et si ma volonté de la tienne dispose,

Embrasse un cavalier indigne des liens

Où l’a mis aujourd’hui la trahison des siens.

Le prince heureusement l’a sauvé du supplice,

Et ces deux que ton bras dérobe à ma justice,

Corrompus par Pymante, avaient juré ta mort !

Le suborneur depuis n’a pas eu meilleur sort,

Et ce traître, à présent tombé sous ma puissance,

Clitandre fait trop voir quelle est son innocence.

Rosidor

Sire, vous le savez, le cœur me l’avait dit,

Et si peu que j’avais près de vous de crédit,

Je l’employai dès lors contre votre colère.

(A Clitandre.)

En moi dorénavant faites état d’un frère.

Clitandre,
à Rosidor.

En moi, d’un serviteur dont l’amour éperdu

Ne vous conteste plus un prix qui vous est dû.

Dorise,
à Caliste.

Si le pardon du roi me peut donner le vôtre,

Si mon crime…

Caliste

Ah ! ma sœur, tu me prends pour une autre,

Si tu crois que je puisse encor m’en souvenir.

Alcandre

Tu ne veux plus songer qu’à ce jour à venir

Où Rosidor guéri termine un hyménée.

Clitandre, en attendant cette heureuse journée,

Tâchera d’allumer en son âme des feux

Pour celle que mon fils désire, et que je veux ;

À qui, pour réparer sa faute criminelle,

Je défends désormais de se montrer cruelle ;

Et nous verrons alors cueillir en même jour

À deux couples d’amants les fruits de leur amour.

******************

Clitandre Corneille

MÉLITE Corneille COMEDIE en cinq actes – 1629

melite-corneille-artgitatoMélite Corneille





   melite-corneille  Mélite CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

COMEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 




MÉLITE
ou
Les Fausses Lettres

1629

MÉLITE CORNEILLE

 

*****

À MONSIEUR DE LIANCOUR

Monsieur,

Mélite seroit trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre ; elle vous doit cet hommage et cette légère reconnoissance de tant d’obligations qu’elle vous a : non qu’elle présume par là s’en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France. Quand je considère le peu de bruit qu’elle fit à son arrivée à Paris, venant d’un homme qui ne pouvoit sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu’il étoit avantageux d’en taire le nom ; quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n’eurent point tant d’affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis rapporter de si foibles commencements qu’au loisir qu’il falloit au monde pour apprendre que vous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu’à votre approbation, que chacun se croyoit obligé de suivre après l’avoir sue. C’est de là, Monsieur, qu’est venu tout le bonheur de Mélite ; et quelques hauts effets qu’elle ait produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c’est l’honneur d’être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie,
MONSIEUR,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

CORNEILLE

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Mélite Corneille

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AU LECTEUR

Je sais bien que l’impression d’une pièce en affoiblit la réputation : la publier, c’est l’avilir ; et même il s’y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d’écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m’ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois ; mais, par je ne sais quel malheur, c’est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d’eux ne s’en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l’ont méprisé ; et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c’en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j’espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu’ils m’ont témoignée par le passé ; que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d’estime de cette pièce, soit par coutume de l’approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d’essai ; et d’autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n’est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.

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ARGUMENT

Éraste, amoureux de Mélite, l’a fait connoître à son ami Tircis, et devenu puis après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d’amour supposées, de la part de Mélite, à Philandre, accordé de Cloris, sœur de Tircis. Philandre s’étant résolu, par l’artifice et les suasions d’Éraste, de quitter Cloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis la désabuse, et fait revenir Tircis, qui l’épouse. Cependant Cliton ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Éraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Éraste, saisi de remords, entre en folie ; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu’elle et Tircis sont vivants, il lui va demander pardon de sa fourbe et obtient de ces deux amants Cloris, qui ne vouloit plus de Philandre après sa légèreté.



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Mélite Corneille

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EXAMEN

Cette pièce fut mon coup d’essai, et elle n’a garde d’être dans les règles, puisque je ne savois pas alors qu’il y en eût. Je n’avois pour guide qu’un peu de sens commun, avec les exemples de feu Hardy, dont la veine étoit plus féconde que polie, et de quelques modernes qui commençoient à se produire, et qui n’étoient pas plus réguliers que lui. Le succès en fut surprenant : il établit une nouvelle troupe de comédiens à Paris, malgré le mérite de celle qui étoit en possession de s’y voir l’unique ; il égala tout ce qui s’étoit fait de plus beau jusqu’alors, et me fit connoître à la cour. Ce sens commun, qui étoit toute ma règle, m’avoit fait trouver l’unité d’action pour brouiller quatre amants par un seul intrique, et m’avoit donné assez d’aversion de cet horrible dérèglement qui mettoit Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le mien dans une seule ville.

La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune langue, et le style naïf qui faisoit une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n’avoit jamais vu jusque-là que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisoit son effet par l’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’on voit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n’étoient que des marchands. Avec tout cela, j’avoue que l’auditeur fut bien facile à donner son approbation à une pièce dont le nœud n’avoit aucune justesse. Éraste y fait contrefaire des lettres de Mélite, et les porter à Philandre. Ce Philandre est bien crédule de se persuader d’être aimé d’une personne qu’il n’a jamais entretenue, dont il ne connoît point l’écriture, et qui lui défend de l’aller voir, cependant qu’elle reçoit les visites d’un autre avec qui il doit avoir une amitié assez étroite, puisqu’il est accordé de sa sœur. Il fait plus : sur la légèreté d’une croyance si peu raisonnable, il renonce à une affection dont il étoit assuré, et qui étoit prête d’avoir son effet. Éraste n’est pas moins ridicule que lui, de s’imaginer que sa fourbe causera cette rupture, qui seroit toutefois inutile à son dessein, s’il ne savoit de certitude que Philandre, malgré le secret qu’il lui fait demander par Mélite dans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer à Tircis ; que cet amant favorisé croira plutôt un caractère qu’il n’a jamais vu, que les assurances d’amour qu’il reçoit tous les jours de sa maîtresse ; et qu’il rompra avec elle sans lui parler, de peur de s’en éclaircir. Cette prétention d’Éraste ne pouvoit être supportable, à moins d’une révélation ; et Tircis, qui est l’honnête homme de la pièce, n’a pas l’esprit moins léger que les deux autres, de s’abandonner au désespoir par une même facilité de croyance, à la vue de ce caractère inconnu. Les sentiments de douleur qu’il en peut légitimement concevoir devroient du moins l’emporter à faire quelques reproches à celle dont il se croit trahi, et lui donner par là l’occasion de le désabuser. La folie d’Éraste n’est pas de meilleure trempe. Je la condamnois dès lors en mon âme ; mais comme c’étoit un ornement de théâtre qui ne manquoit jamais de plaire, et se faisoit souvent admirer, j’affectai volontiers ces grands égarements, et en tirai un effet que je tiendrois encore admirable en ce temps : c’est la manière dont Éraste fait connoître à Philandre, en le prenant pour Minos, la fourbe qu’il lui a faite, et l’erreur où il l’a jeté. Dans tout ce que j’ai fait depuis, je ne pense pas qu’il se rencontre rien de plus adroit pour un dénouement.

Tout le cinquième acte peut passer pour inutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu’il commence, et par conséquent l’action est terminée. Il n’est plus question que de savoir qui a fait la supposition des lettres, et ils pouvoient Tavoir su de Cloris, à qui Philandre l’avoit dit pour se justifier. Il est vrai que cet acte retire Éraste de folie, qu’il le réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avec Cloris ; mais tout cela ne regarde plus qu’une action épisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principale est finie ; et surtout ce mariage a si peu d’apparence, qu’il est aisé de voir qu’on ne le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-là, qui étoit de marier tout ce qu’on introduisoit sur la scène. Il semble même que le personnage de Philandre, qui part avec un ressentiment ridicule, dont on ne craint pas l’effet, ne soit point achevé, et qu’il lui falloit quelque cousine de Mélite, ou quelque sœur d’Éraste, pour le réunir avec les autres. Mais dès lors je ne m’assujettissois pas tout à fait à cette mode, et je me contentai 11 de faire voir l’assiette de son esprit, sans prendre soin de le pourvoir d’une autre femme.

Quant à la durée de l’action, il est assez visible qu’elle passe l’unité de jour ; mais ce n’en est pas le seul défaut : il y a de plus une inégalité d’intervalle entre les actes, qu’il faut éviter. Il doit s’être passé huit ou quinze jours entre le premier et le second, et autant entre le second et le troisième ; mais du troisième au quatrième il n’est pas besoin de plus d’une heure, et il en faut encore moins entre les deux derniers, de peur de donner le temps de se ralentir à cette chaleur qui jette Éraste dans l’égarement d’esprit. Je ne sais même si les personnages qui paroissent deux fois dans un même acte (posé que cela soit permis, ce que j’examinerai ailleurs), je ne sais, dis-je, s’ils ont le loisir d’aller d’un quartier de la ville à l’autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignés l’un de l’autre, que les acteurs ayent lieu de ne pas s’entreconnoître. Au premier acte, Tircis, après avoir quitté Mélite chez elle, n’a que le temps d’environ soixante vers pour aller chez lui, où il rencontre Philandre avec sa sœur, et n’en a guère davantage au second à refaire le même chemin. Je sais bien que la représentation raccourcit la durée de l’action, et qu’elle fait voir en deux heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent a besoin d’un jour entier pour s’effectuer ; mais je voudrois que pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcissement se ménageât dans les intervalles des actes, et que le temps qu’il faut perdre s’y perdît, en sorte que chaque acte n’en eût, pour la partie de l’action qu’il représente, que ce qu’il en faut pour sa représentation.

Ce coup d’essai a sans doute encore d’autres irrégularités ; mais je ne m’attache pas à les examiner si ponctuellement que je m’obstine à n’en vouloir oublier aucune. Je pense avoir marqué les plus notables ; et pour peu que le lecteur aye peu d’indulgence pour moi, j’espère qu’il ne s’offensera pas d’un peu de négligence pour le reste.



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Mélite Corneille

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LES ACTEURS

ÉRASTE, amoureux de Mélite
TIRCIS, ami d’Éraste et son rival
PHILANDRE, amant de Cloris
MÉLITE, maîtresse d’Éraste et de Tircis
CLORIS, sœur de Tircis
LISIS, ami de Tircis
CLITON, voisin de Mélite
La Nourrice de Mélite

La scène est à Paris

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ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE, TIRCIS.
ÉRASTE.

Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable ;
Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :
Le change seroit juste, après tant de rigueur ;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D’un seul de ses regards l’adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison,
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme,
Et qui sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir,
Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.

 

TIRCIS.

Que je te trouve, ami, d’une humeur admirable !
Pour paroître éloquent tu te feins misérable :
Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs
Je saurois adoucir les traits de tes malheurs ?
Ne t’imagine pas qu’ainsi sur ta parole
D’une fausse douleur un ami te console :
Ce que chacun en dit ne m’a que trop appris
Que Mélite pour toi n’eut jamais de mépris.

 

ÉRASTE.

Son gracieux accueil et ma persévérance
Font naître ce faux bruit d’une vaine apparence :
Ses mépris sont cachés, et s’en font mieux sentir,
Et n’étant point connus, on n’y peut compatir.

 

TIRCIS.

En étant bien reçu, du reste que t’importe ?
C’est tout ce que tu veux des filles de sa sorte.

 

ÉRASTE.

Cet accès favorable, ouvert et libre à tous,
Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux :
Elle souffre aisément mes soins et mon service ;
Mais loin de se résoudre à leur rendre justice,
Parler de l’hyménée à ce cœur de rocher,
C’est l’unique moyen de n’en plus approcher.

 

TIRCIS.

Ne dissimulons point : tu règles mieux ta flamme,
Et tu n’es pas si fou que d’en faire ta femme.

 

ÉRASTE.

Quoi ! tu sembles douter de mes intentions ?

 

TIRCIS.

Je crois malaisément que tes affections
Sur l’éclat d’un beau teint, qu’on voit si périssable,
Règlent d’une moitié le choix invariable.
Tu serois incivil de la voir chaque jour
Et ne lui pas tenir quelques propos d’amour ;
Mais d’un vain compliment ta passion bornée
Laisse aller tes desseins ailleurs pour l’hyménée.
Tu sais qu’on te souhaite aux plus riches maisons,
Que les meilleurs partis …

 

ÉRASTE.

Trêve de ces raisons ;
Mon amour s’en offense, et tiendroit pour supplice
De recevoir des lois d’une sale avarice ;
Il me rend insensible aux faux attraits de l’or,
Et trouve en sa personne un assez grand trésor.

 

TIRCIS.

Si c’est là le chemin qu’en aimant tu veux suivre,
Tu ne sais guère encor ce que c’est que de vivre.
Ces visages d’éclat sont bons à cajoler ;
C’est là qu’un apprentif doit s’instruire à parler ;
J’aime à remplir de feux ma bouche en leur présence ;
La mode nous oblige à cette complaisance ;
Tous ces discours de livre alors sont de saison :
Il faut feindre des maux, demander guérison,
Donner sur le phébus, promettre des miracles ;
Jurer qu’on brisera toute sorte d’obstacles ;
Mais du vent et cela doivent être tout un.

 

ÉRASTE.

Passe pour des beautés qui sont dans le commun :
C’est ainsi qu’autrefois j’amusai Crisolite ;
Mais c’est d’autre façon qu’on doit servir Mélite.
Malgré tes sentiments, il me faut accorder
Que le souverain bien n’est qu’à la posséder.
Le jour qu’elle naquit, Vénus, bien qu’immortelle,
Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;
Les Grâces, à l’envi, descendirent des cieux,
Pour se donner l’honneur d’accompagner ses yeux ;
Et l’Amour, qui ne put entrer dans son courage,
Voulut obstinément loger sur son visage.

 

TIRCIS.

Tu le prends d’un haut ton, et je crois qu’au besoin
Ce discours emphatique iroit encor bien loin.
Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore
Que bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,
Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.
Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,
Qu’une femme fût-elle entre toutes choisie,
On en voit en six mois passer la fantaisie.
Tel au bout de ce temps n’en voit plus la beauté
Qu’avec un esprit sombre, inquiet, agité ;
Au premier qui lui parle ou jette l’œil sur elle,
Mille sottes frayeurs lui brouillent la cervelle ;
Ce n’est plus lors qu’une aide à faire un favori,
Un charme pour tout autre, et non pour un mari.

 

ÉRASTE.

Ces caprices honteux et ces chimères vaines
Ne sauroient ébranler des cervelles bien saines,
Et quiconque a su prendre une fille d’honneur
N’a point à redouter l’appas d’un suborneur.

 

TIRCIS.

Peut-être dis-tu vrai ; mais ce choix difficile
Assez et trop souvent trompe le plus habile,
Et l’hymen de soi-même est un si lourd fardeau,
Qu’il faut l’appréhender à l’égal du tombeau.
S’attacher pour jamais aux côtés d’une femme !
Perdre pour des enfants le repos de son âme !
Voir leur nombre importun remplir une maison !
Ah ! qu’on aime ce joug avec peu de raison !

 

ÉRASTE.

Mais il y faut venir ; c’est en vain qu’on recule,
C’est en vain qu’on refuit, tôt ou tard on s’y brûle ;
Pour libertin qu’on soit, on s’y trouve attrapé :
Toi-même, qui fais tant le cheval échappé.
Nous te verrons un jour songer au mariage.

 

TIRCIS.

Alors ne pense pas que j’épouse un visage :
Je règle mes désirs suivant mon intérêt.
Si Doris me vouloit, toute laide qu’elle est,
Je l’estimerois plus qu’Aminte et qu’Hippolyte ;
Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :
C’est comme il faut aimer. L’abondance des biens
Pour l’amour conjugal a de puissants liens :
La beauté, les attraits, l’esprit, la bonne mine,
Échauffent bien le cœur, mais non pas la cuisine ;
Et l’hymen qui succède à ces folles amours,
Après quelques douceurs, a bien de mauvais jours.
Une amitié si longue est fort mal assurée
Dessus des fondements de si peu de durée.
L’argent dans le ménage a certaine splendeur
Qui donne un teint d’éclat à la même laideur ;
Et tu ne peux trouver de si douces caresses
Dont le goût dure autant que celui des richesses.

 

ÉRASTE.

Auprès de ce bel œil qui tient mes sens ravis,
À peine pourrois-tu conserver ton avis.

 

TIRCIS.

La raison en tous lieux est également forte

 

ÉRASTE.

L’essai n’en coûte rien : Mélite est à sa porte ;
Allons, et tu verras dans ses aimables traits
Tant de charmants appas, tant de brillants attraits,
Que tu seras forcé toi-même à reconnoître
Que si je suis un fou, j’ai bien raison de l’être.

 

TIRCIS.

Allons, et tu verras que toute sa beauté
Ne saura me tourner contre la vérité.

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ACTE I
Scène II

MÉLITE, ÉRASTE, TIRCIS.

 

ÉRASTE.

De deux amis, Madame, apaisez la querelle.
Un esclave d’Amour le défend d’un rebelle,
Si toutefois un cœur qui n’a jamais aimé,
Fier et vain qu’il en est, peut être ainsi nommé.
Comme dès le moment que je vous ai servie
J’ai cru qu’il étoit seul la véritable vie,
Il n’est pas merveilleux que ce peu de rapport
Entre nos deux esprits sème quelque discord.
Je me suis donc piqué contre sa médisance,
Avec tant de malheur ou tant d’insuffisance.
Que des droits si sacrés et si pleins d’équité.
N’ont pu se garantir de sa subtilité,
Et je l’amène ici, n’ayant plus que répondre,
Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre.

 

MÉLITE.

Vous deviez l’assurer plutôt qu’il trouveroit
En ce mépris d’Amour qui le seconderoit.

 

TIRCIS.

Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,
Et ne fait de l’amour une plus haute estime,
Je plains les malheureux à qui vous en donnez,
Comme à d’étranges maux par leur sort destinés.

 

MÉLITE.

Ce reproche sans cause avec raison m’étonne :
Je ne reçois d’amour et n’en donne à personne.
Les moyens de donner ce que je n’eus jamais ?

 

ÉRASTE.

Ils vous sont trop aisés, et par vous désormais
La nature pour moi montre son injustice
À pervertir son cours pour me faire un supplice.

 

MÉLITE.

Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.

 

ÉRASTE.

Supplice qui déchire et mon âme et mon cœur.

 

MÉLITE.

Il est rare qu’on porte avec si bon visage
L’âme et le cœur ensemble en si triste équipage.

 

ÉRASTE.

Votre charmant aspect suspendant mes douleurs,
Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.

 

MÉLITE.

Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme,
Empruntez tout d’un temps les froideurs de mon âme.

 

ÉRASTE.

Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir,
Et vous n’en conservez que faute de vous voir.

 

MÉLITE.

Et quoi ! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?

 

ÉRASTE.

Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ?
De si frêles sujets ne sauroient exprimer
Ce que l’amour aux cœurs peut lui seul imprimer,
Et quand vous en voudrez croire leur impuissance,
Cette légère idée et foible connoissance
Que vous aurez par eux de tant de raretés
Vous mettra hors du pair de toutes les beautés.

 

MÉLITE.

Voilà trop vous tenir dans une complaisance
Que vous dussiez quitter, du moins en ma présence,
Et ne démentir pas le rapport de vos yeux,
Afin d’avoir sujet de m’entreprendre mieux.

 

ÉRASTE.

Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,
Ne m’a que trop appris le pouvoir de vos charmes.

 

TIRCIS.

Sur peine d’être ingrate, il faut de votre part
Reconnoître les dons que le ciel vous départ.

 

ÉRASTE.

Voyez que d’un second mon droit se fortifie.

 

MÉLITE.

Voyez que son secours montre qu’il s’en défie.

 

TIRCIS.

Je me range toujours avec la vérité.

 

MÉLITE.

Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.

 

TIRCIS.

Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.
Mais cessez de chercher ces refuites frivoles,
Et prenant désormais des sentiments plus doux,
Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.

 

MÉLITE.

Un ennemi d’Amour me tenir ce langage !
Accordez votre bouche avec votre courage ;
Pratiquez vos conseils, ou ne m’en donnez pas.

 

TIRCIS.

J’ai connu mon erreur auprès de vos appas :
Il vous l’avoit bien dit.

 

ÉRASTE.

Il vous l’avoit bien dit._Ainsi donc par l’issue
Mon âme sur ce point n’a point été déçue ?

 

TIRCIS.

Si tes feux en son cœur produisoient même effet,
Crois-moi que ton bonheur seroit bientôt parfait.

 

MÉLITE.

Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire
Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire ;
Mais je pourrois bientôt, à m’entendre flatter,
Concevoir quelque orgueil qu’il vaut mieux éviter.
Excusez ma retraite.

 

ÉRASTE.

Excusez ma retraite._Adieu, belle inhumaine.
De qui seule dépend et ma joie et ma peine.

 

MÉLITE.

Plus sage à l’avenir, quittez ces vains propos,
Et laissez votre esprit et le mien en repos.

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ACTE I
Scène III

ÉRASTE, TIRCIS.

 

ÉRASTE.

Maintenant suis-je un fou ? mérité- je du blâme ?
Que dis-tu de l’objet? que dis-tu de ma flamme?

 

TIRCIS.

Que veux-tu que j’en die ? elle a je ne sais quoi
Qui ne peut consentir que l’on demeure à soi.
Mon cœur, jusqu’à présent à l’amour invincible.
Ne se maintient qu’à force aux termes d’insensible ;
Tout autre que Tircis mourroit pour la servir.

 

ÉRASTE.

Confesse franchement qu’elle a su te ravir,
Mais que tu ne veux pas prendre pour cette belle
Avec le nom d’amant le titre d’infidèle.
Rien que notre amitié ne t’en peut détourner ;
Mais ta muse du moins, facile à suborner,
Avec plaisir déjà prépare quelques veilles
À de puissants efforts pour de telles merveilles.

 

TIRCIS.

En effet ayant vu tant et de tels appas,
Que je ne rime point, je ne le promets pas.

 

ÉRASTE.

Tes feux n’iront-ils point plus avant que la rime ?

 

TIRCIS.

Si je brûle jamais, je veux brûler sans crime.

 

ÉRASTE.

Mais si sans y penser tu te trouvois surpris ?

 

TIRCIS.

Quitte pour décharger mon creur dans mes écrits.
J’aime bien ces discours de plaintes et d’alarmes,
De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes :
C’est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson ;
Mais j’en connois, sans plus, la cadence et le son.
Souffre qu’en un sonnet je m’efforce à dépeindre
Cet agréable feu que tu ne peux éteindre ;
Tu le pourras donner comme venant de toi.

 

ÉRASTE.

Ainsi ce cœur d’acier qui me tient sous sa loi
Verra ma passion pour le moins en peinture.
Je doute néanmoins qu’en cette portraiture
Tu ne suives plutôt tes propres sentiments.

 

TIRCIS.

Me prépare le ciel de nouveaux châtiments,
Si jamais un tel crime entre dans mon courage !

 

ÉRASTE.

Adieu, je suis content, j’ai ta parole en gage,
Et sais trop que l’honneur t’en fera souvenir.

 

TIRCIS, seul.

En matière d’amour rien n’oblige à tenir,
Et les meilleurs amis, lorsque son feu les presse.
Font bientôt vanité d’oublier leur promesse.

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ACTE I
Scène IV

PHILANDRE, CLORIS.

 

PHILANDRE.

Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr :
Tous mes soins depuis peu ne vont qu’à te trahir.

 

CLORIS.

Ne m’épouvante point : à ta mine, je pense
Que le pardon suivra de fort près cette offense,
Sitôt que j’aurai su quel est ce mauvais tour.

 

PHILANDRE.

Sache donc qu’il ne vient sinon de trop d’amour.

 

CLORIS.

J’eusse osé le gager qu’ainsi par quelque ruse
Ton crime officieux porteroit son excuse.

 

PHILANDRE.

Ton adorable objet, mon unique vainqueur,
Fait naître chaque jour tant de feux en mon cœur,
Que leur excès m’accable, et que pour m’en défaire
J’y cherche des défauts qui puissent me déplaire.
J’examine ton teint dont l’éclat me surprit,
Les traits de ton visage, et ceux de ton esprit ;
Mais je n’en puis trouver un seul qui ne me charme.

 

CLORIS.

Et moi, je suis ravie, après ce peu d’alarme.
Qu’ainsi tes sens trompés te puissent obliger
À chérir ta Cloris, et jamais ne changer.

 

PHILANDRE.

Ta beauté te répond de ma persévérance,
Et ma foi qui t’en donne une entière assurance.

 

CLORIS.

Voilà fort doucement dire que sans ta foi
Ma beauté ne pourroit te conserver à moi.

 

PHILANDRE.

Je traiterois trop mal une telle maîtresse
De l’aimer seulement pour tenir ma promesse :
Ma passion en est la cause, et non l’effet ;
Outre que tu n’as rien qui ne soit si parfait,
Qu’on ne peut te servir sans voir sur ton visage
De quoi rendre constant l’esprit le plus volage.

 

CLORIS.

Ne m’en conte point tant de ma perfection :
Tu dois être assuré de mon affection,
Et tu perds tout l’effort de ta galanterie,
Si tu crois l’augmenter par une flatterie.
Une fausse louange est un blâme secret :
Je suis belle à tes yeux ; il suffit, sois discret  ;
C’est mon plus grand bonheur, et le seul où j’aspire.

 

PHILANDRE.

Tu sais adroitement adoucir mon martyre ;
Mais parmi les plaisirs qu’avec toi je ressens,
À peine mon esprit ose croire mes sens.
Toujours entre la crainte et l’espoir en balance
Car s’il faut que l’amour naisse de ressemblance,
Mes imperfections nous éloignant si fort,
Qu’oserois-je prétendre en ce peu de rapport ?

 

CLORIS.

Du moins ne prétends pas qu’à présent je te loue,
Et qu’un mépris rusé, que ton cœur désavoue,
Me mette sur la langue un babil affété,
Pour te rendre à mon tour ce que tu m’as prêté :
Au contraire, je veux que tout le monde sache
Que je connois en toi des défauts que je cache.
Quiconque avec raison peut être négligé
À qui le veut aimer est bien plus obligé.

 

PHILANDRE.

Quant à toi, tu te crois de beaucoup plus aimable ?

 

CLORIS.

Sans doute ; et qu’aurois-tu qui me fût comparable ?

 

PHILANDRE.

Regarde dans mes yeux, et reconnois qu’en moi
On peut voir quelque chose aussi parfait que toi.

 

CLORIS.

C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée.

 

PHILANDRE.

Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée.
Tu n’y vois que mon cœur, qui n’a plus un seul trait
Que ceux qu’il a reçus de ton charmant portrait,
Et qui tout aussitôt que tu t’es fait paroître,
Afin de te mieux voir s’est mis à la fenêtre.

 

CLORIS.

Le trait n’est pas mauvais ; mais puisqu’il te plaît tant.
Regarde dans mes yeux, ils t’en montrent autant,
Et nos feux tous pareils ont mêmes étincelles.

 

PHILANDRE.

Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles,
Dedans cette union prenant un même cours,
Nous préparent un heur qui durera toujours.
Cependant, en faveur de ma longue souffrance …

 

CLORIS.

Tais-toi, mon frère vient.

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ACTE I
Scène V

TIRCIS, PHILANDRE, CLORIS.

 

TIRCIS.

Tais-toi, mon frère vient._Si j’en crois l’apparence,
Mon arrivée ici fait quelque contre-temps.

 

PHILANDRE.

Que t’en semble, Tircis ?

 

TIRCIS.

Que t’en semble, Tircis ?_Je vous vois si contents,
Qu’à ne vous rien celer touchant ce qu’il me semble
Du divertissement que vous preniez ensemble,
De moins sorciers que moi pourroient bien deviner
Qu’un troisième ne fait que vous importuner.

 

CLORIS.

Dis ce que tu voudras ; nos feux n’ont point de crimes,
Et pour t’appréhender ils sont trop légitimes,
Puisqu’un hymen sacré, promis ces jours passés.
Sous ton consentement les autorise assez.

 

TIRCIS.

Ou je te connois mal, ou son heure tardive
Te désoblige fort de ce qu’elle n’arrive.

 

CLORIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère.

 

TIRCIS.

Ta belle humeur te tient, mon frère._Assurément.

 

CLORIS.

Le sujet ?

 

TIRCIS.

Le sujet ?_J’en ai trop dans ton contentement.

 

CLORIS.

Le cœur t’en dit d’ailleurs.

 

TIRCIS.

Le cœur t’en dit d’ailleurs_._Il est vrai, je te jure ;
J’ai vu je ne sais quoi…

 

CLORIS.

J’ai vu je ne sais quoi…_Dis tout, je t’en conjure.

 

TIRCIS.

Ma foi, si ton Philandre avoit vu de mes yeux,
Tes affaires, ma sœur, n’en iroient guère mieux.

 

CLORIS.

J’ai trop de vanité pour croire que Philandre
Trouve encore après moi qui puisse le surprendre.

 

TIRCIS.

Tes vanités à part, repose-t’en sur moi.
Que celle que j’ai vue est bien autre que toi.

 

PHILANDRE.

Parle mieux de l’objet dont mon âme est ravie ;
Ce blasphème à tout autre auroit coûté la vie.

 

TIRCIS.

Nous tomberons d’accord sans nous mettre en pourpoint.

 

CLORIS.

Encor, cette beauté, ne la nomme-ton point ?

 

TIRCIS.

Non pas sitôt. Adieu : ma présence importune
Te laisse à la merci d’Amour et de la brune.
Continuez les jeux que vous avez quittés.

 

CLORIS.

Ne crois pas éviter mes importunités :
Ou tu diras le nom de cette incomparable,
Ou je vais de tes pas me rendre inséparable.

 

TIRCIS.

Il n’est pas fort aisé d’arracher ce secret.
Adieu : ne perds point temps.

 

CLORIS.

Adieu : ne perds point temps._Ô l’amoureux discret !
Eh bien ! nous allons voir si tu sauras te taire.

 

PHILANDRE.

 

(Il retient Cloris, qui suit son frère.)

C’est donc ainsi qu’on quitte un amant pour un frère !

 

CLORIS.

Philandre, avoir un peu de curiosité,
Ce n’est pas envers toi grande infidélité :
Souffre que je dérobe un moment à ma flamme,
Pour lire malgré lui jusqu’au fond de son âme.
Nous en rirons après ensemble, si tu veux.

 

PHILANDRE.

Quoi ! c’est là tout l’état que tu fais de mes feux ?

 

CLORIS.

Je ne t’aime pas moins pour être curieuse ?
Et ta flamme à mon cœur n’est pas moins précieuse.
Conserve-moi le tien, et sois sûr de ma foi.

 

PHILANDRE.

Ah, folle ! qu’en t’aimant il faut souffrir de toi !

*******

ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE

Je l’avois bien prévu, que ce cœur infidèle
Ne se défendroit point des yeux de ma cruelle,
Qui traite mille amants avec mille mépris,
Et n’a point de faveurs que pour le dernier pris.
Sitôt qu’il l’aborda, je lus sur son visage
De sa déloyauté l’infaillible présage ;
Un inconnu frisson dans mon corps épandu
Me donna les avis de ce que j’ai perdu
Depuis, cette volage évite ma rencontre,
Ou si malgré ses soins le hasard me la montre,
Si je puis l’aborder, son discours se confond,
Son esprit en désordre à peine me répond ;
Une réflexion vers le traître qu’elle aime
Presque à tous les moments le ramène en lui-même ;
Et tout rêveur qu’il est, il n’a point de soucis
Qu’un soupir ne trahisse au seul nom de Tircis.
Lors, par le prompt effet d’un changement étrange,
Son silence rompu se déborde en louange.
Elle remarque en lui tant de perfections,
Que les moins éclairés verroient ses passions.
Sa bouche ne se plaît qu’en cette flatterie,
Et tout autre propos lui rend sa rêverie.
Cependant chaque jour au discours attachés,
Ils ne retiennent plus leurs sentiments cachés :
Ils ont des rendez-vous où l’amour les assemble ;
Encore hier sur le soir je les surpris ensemble ;
Encor tout de nouveau je la vois qui l’attend.
Que cet œil assuré marque un esprit content !
Perds tout respect, Éraste, et tout soin de lui plaire ;
Rends, sans plus différer, ta vengeance exemplaire ;
Mais il vaut mieux t’en rire, et pour dernier effort
Lui montrer en raillant combien elle a de tort.

******

ACTE II
Scène II

ÉRASTE, MÉLITE.
ÉRASTE.

Quoi ! seule et sans Tircis ! vraiment c’est un prodige,
Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige,
Laissant ainsi couler la belle occasion
De vous conter l’excès de son affection.

 

MÉLITE.

Vous savez que son âme en est fort dépourvue.

 

ÉRASTE.

Toutefois, ce dit-on, depuis qu’il vous a vue,
Il en porte dans l’âme un si doux souvenir,
Qu’il n’a plus de plaisirs qu’à vous entretenir.

 

MÉLITE.

Il a lieu de s’y plaire avec quelque justice :
L’amour ainsi qu’à lui me paroît un supplice ;
Et sa froideur, qu’augmente un si lourd entretien,
Le résout d’autant mieux à n’aimer jamais rien.

 

ÉRASTE.

Dites : à n’aimer rien que la belle Mélite.

 

MÉLITE.

Pour tant de vanité j’ai trop peu de mérite.

 

ÉRASTE.

En faut-il tant avoir pour ce nouveau venu ?

 

MÉLITE.

Un peu plus que pour vous.

 

ÉRASTE.

Un peu plus que pour vous._De vrai, j’ai reconnu,
Vous ayant pu servir deux ans, et davantage,
Qu’il faut si peu que rien à toucher mon courage.

 

MÉLITE.

Encor si peu que c’est vous étant refusé,
Présumez comme ailleurs vous serez méprisé.

 

ÉRASTE.

Vos mépris ne sont pas de grande conséquence,
Et ne vaudront jamais la peine que j’y pense ;
Sachant qu’il vous voyoit, je m’étois bien douté
Que je ne serois plus que fort mal écouté.

 

MÉLITE.

Sans que mes actions de plus près j’examine,
À la meilleure humeur je fais meilleure mine,
Et s’il m’osoit tenir de semblables discours,
Nous romprions ensemble avant qu’il fût deux jours.

 

ÉRASTE.

Si chaque objet nouveau de même vous engage,
Il changera bientôt d’humeur et de langage.
Caressé maintenant aussitôt qu’aperçu,
Qu’auroit-il à se plaindre, étant si bien reçu ?

 

MÉLITE.

Éraste, voyez-vous, trêve de jalousie ;
Purgez votre cerveau de cette frénésie ;
Laissez en liberté mes inclinations.
Qui vous a fait censeur de mes affections ?
Est-ce à votre chagrin que j’en dois rendre conte ?

 

ÉRASTE.

Non, mais j’ai malgré moi pour vous un peu de honte
De ce qu’on dit partout du trop de privauté
Que déjà vous souffrez à sa témérité.

 

MÉLITE.

Ne soyez en souci que de ce qui vous touche.

 

ÉRASTE.

Le moyen, sans regret, de vous voir si farouche
Aux légitimes vœux de tant de gens d’honneur,
Et d’ailleurs si facile à ceux d’un suborneur ?

 

MÉLITE.

Ce n’est pas contre lui qu’il faut en ma présence
Lâcher les traits jaloux de votre médisance.
Adieu : souvenez-vous que ces mots insensés
L’avanceront chez moi plus que vous ne pensez.

********

ACTE II
Scène III

ÉRASTE.

C’est là donc ce qu’enfin me gardoit ton caprice ?
C’est ce que j’ai gagné par deux ans de service ?
C’est ainsi que mon feu s’étant trop abaissé
D’un outrageux mépris se voit récompensé ?
Tu m’oses préférer un traître qui te flatte ;
Mais dans ta lâcheté ne crois pas que j’éclate,
Et que par la grandeur de mes ressentiments
Je laisse aller au jour celle de mes tourments.
Un aveu si public qu’en feroit ma colère
Enfleroit trop l’orgueil de ton âme légère
Et me convaincroit trop de ce désir abjet
Qui m’a fait soupirer pour un indigne objet.
Je saurai me venger, mais avec l’apparence
De n’avoir pour tous deux que de l’indifférence.
Il fut toujours permis de tirer sa raison
D’une infidélité par une trahison.
Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée
Que ton heur surprenant aura peu de durée,
Et que par une adresse égale à tes forfaits
Je mettrai le désordre où tu crois voir la paix.
L’esprit fourbe et vénal d’un voisin de Mélite
Donnera prompte issue à ce que je médite.
À servir qui l’achète il est toujours tout prêt,
Et ne voit rien d’injuste où brille l’intérêt.
Allons sans perdre temps lui payer ma vengeance,
Et la pistole en main presser sa diligence.

******

ACTE II
Scène IV

TIRCIS, CLORIS.

 

TIRCIS.

Ma sœur, un mot d’avis sur un méchant sonnet
Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.

 

CLORIS.

C’est à quelque beauté que ta muse l’adresse ?

 

TIRCIS.

En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse.
Vois si tu le connois, et si, parlant pour lui,
J’ai su m’accommoder aux passions d’autrui.

 

SONNET.

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable…

 

CLORIS.

Ah ! frère, il n’en faut plus.

 

TIRCIS.

Ah ! frère, il n’en faut plus._Tu n’es pas supportable
De me rompre sitôt.

 

CLORIS.

De me rompre sitôt._C’étoit sans y penser ;
Achève.

 

TIRCIS.

Achève_Tais-toi donc, je vais recommencer.

 

SONNET.

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable ;
Il n’est rien de solide après ma loyauté.
Mon feu, comme son teint, se rend incomparable,
Et je suis en amour ce qu’elle est en beauté.
Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,
Mon cœur à tous ses traits demeure invulnérable,
Et bien qu’elle ait au sien la même cruauté.
Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moins durable.
C’est donc avec raison que mon extrême ardeur
Trouve chez cette belle une extrême froideur,
Et que sans être aimé je brûle pour Mélite ;
Car de ce que les Dieux, nous envoyant au jour,
Donnèrent pour nous deux d’amour et de mérite,
Elle a tout le mérite, et moi j’ai tout l’amour.

 

CLORIS.

Tu l’as fait pour Éraste ?

 

TIRCIS.

Tu l’as fait pour Éraste ?_Oui, j’ai dépeint sa flamme,

 

CLORIS.

Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ?

 

TIRCIS.

Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur
N’a de part en mes vers que celle de rimeur.

 

CLORIS.

Pauvre frère, vois-tu, ton silence t’abuse ;
De la langue ou des yeux, n’importe qui t’accuse :
Les tiens m’avoient bien dit malgré toi que ton cœur
Soupiroit sous les lois de quelque objet vainqueur ;
Mais j’ignorois encor qui tenoit ta franchise,
Et le nom de Mélite a causé ma surprise,
Sitôt qu’au premier vers ton sonnet m’a fait voir
Ce que depuis huit jours je brûlois de savoir.

 

TIRCIS.

Tu crois donc que j’en tiens ?

 

CLORIS.

Tu crois donc que j’en tiens ?_Fort avant.

 

TIRCIS.

Tu crois donc que j’en tiens ? Fort avant._Pour Mélite ?

 

CLORIS.

Pour Mélite, et de plus que ta flamme n’excite
Au cœur de cette belle aucun embrasement.

 

TIRCIS.

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?

 

CLORIS.

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?_Justement.

 

TIRCIS.

Et c’est ce qui te trompe avec tes conjectures,
Et par où ta finesse a mal pris ses mesures.
Un visage jamais ne m’auroit arrêté,
S’il falloit que l’amour fût tout de mon côté.
Ma rime seulement est un portrait fidèle
De ce qu’Éraste souffre en servant cette belle ;
Mais quand je l’entretiens de mon affection,
J’en ai toujours assez de satisfaction.

 

CLORIS.

Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie,
Et rends-toi moins rêveur, afin que je te croie.

 

TIRCIS.

Je rêve, et mon esprit ne s’en peut exempter ;
Car sitôt que je viens à me représenter
Qu’une vieille amitié de mon amour s’irrite,
Qu’Éraste s’en offense et s’oppose à Mélite,
Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival,
Et toujours balancé d’un contre-poids égal,
J’ai honte de me voir insensible ou perfide :
Si l’amour m’enhardit, l’amitié m’intimide.
Entre ces mouvements mon esprit partagé
Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.

 

CLORIS.

Voilà bien des détours pour dire, au bout du conte,
Que c’est contre ton gré que l’amour te surmonte.
Tu présumes par là me le persuader ;
Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en donne à garder.
À la mode du temps, quand nous servons quelque autre,
C’est seulement alors qu’il n’y va rien du nôtre.
Chacun en son affaire est son meilleur ami,
Et tout autre intérêt ne touche qu’à demi.

 

TIRCIS.

Que du foudre à tes yeux j’éprouve la furie,
Si rien que ce rival cause ma rêverie !

 

CLORIS.

C’est donc assurément son bien qui t’est suspect :
Son bien te fait rêver, et non pas son respect,
Et toute amitié bas, tu crains que sa richesse
En dépit de tes feux n’obtienne ta maîtresse.

 

TIRCIS.

Tu devines, ma sœur : cela me fait mourir.

 

CLORIS.

Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir.
Depuis quand ton Éraste en tient-il pour Mélite ?

 

TIRCIS.

Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.

 

CLORIS.

Mais dit-il les grands mots ? parle-t-il d’épouser ?

 

TIRCIS.

Presque à chaque moment.

 

CLORIS.

Presque à chaque moment._Laisse-le donc jaser.
Ce malheureux amant ne vaut pas qu’on le craigne ;
Quelque riche qu’il soit, Mélite le dédaigne :
Puisqu’on voit sans effet deux ans d’affection,
Tu ne dois plus douter de son aversion ;
Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte.
On prend soudain au mot les hommes de sa sorte,
Et sans rien hasarder à la moindre longueur,
On leur donne la main dès qu’ils offrent le cœur.

 

TIRCIS.

Sa mère peut agir de puissance absolue.

 

CLORIS.

Crois que déjà l’affaire en seroit résolue,
Et qu’il auroit déjà de quoi se contenter,
Si sa mère étoit femme à la violenter.

 

TIRCIS.

Ma crainte diminue et ma douleur s’apaise ;
Mais si je t’abandonne, excuse mon trop d’aise.
Avec cette lumière et ma dextérité,
J’en veux aller savoir toute la vérité.
Adieu.

 

CLORIS.

Adieu._Moi, je m’en vais paisiblement attendre
Le retour désiré du paresseux Philandre.
Un moment de froideur lui fera souvenir
Qu’il faut une autre fois tarder moins à venir.

********

ACTE II
Scène V

ÉRASTE, CLITON.

 

ÉRASTE, lui donnant une lettre.

Va-t’en chercher Philandre, et dis-lui que Mélite
A dedans ce billet sa passion décrite ;
Dis-lui que sa pudeur ne sauroit plus cacher
Un feu qui la consume et qu’elle tient si cher.
Mais prends garde surtout à bien jouer ton rôle :
Remarque sa couleur, son maintien, sa parole ;
Vois si dans la lecture un peu d’émotion
Ne te montrera rien de son intention.

 

CLITON.

Cela vaut fait, Monsieur.

 

ÉRASTE.

Cela vaut fait, Monsieur._Mais après ce message
Sache avec tant d’adresse ébranler son courage,
Que tu viennes à bout de sa fidélité.

 

CLITON.

Monsieur, reposez-vous sur ma subtilité ;
Il faudra malgré lui qu’il donne dans le piége :
Ma tête sur ce point vous servira de plége ;
Mais aussi vous savez…

 

ÉRASTE.

Mais aussi vous savez…_Oui, va, sois diligent.
Ces âmes du commun n’ont pour but que l’argent ;
Et je n’ai que trop vu par mon expérience…
Mais tu reviens bientôt ?

 

CLITON.

Mais tu reviens bientôt__?_Donnez-vous patience,
Monsieur; il ne nous faut qu’un moment de loisir,
Et vous pourrez vous-même en avoir le plaisir.

 

ÉRASTE.

Comment ?

 

CLITON.

Comment ?_De ce carfour j’ai vu venir Philandre.
Cachez-vous en ce coin, et de là sachez prendre
L’occasion commode à seconder mes coups :
Par là nous le tenons. Le voici ; sauvez-vous.

*********

ACTE II
Scène VI

PHILANDRE, ÉRASTE, CLITON.

 

PHILANDRE.
(Éraste est caché et les écoute.)

Quelle réception me fera ma maîtresse ?
Le moyen d’excuser une telle paresse ?

 

CLITON.

Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,
Expressément chargé de vous rendre ceci.

 

PHILANDRE.

Qu’est-ce ?

 

CLITON.

Qu’est-ce ?_Vous allez voir, en lisant cette lettre,
Ce qu’un homme jamais n’oseroit se promettre ;
Ouvrez-la seulement.

 

PHILANDRE.

Ouvrez-la seulement._Va, tu n’es qu’un conteur.

 

CLITON.

Je veux mourir au cas qu’on me trouve menteur.

 

lettre supposée de mélite à philandre.

Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci m’échappe en faveur de vos mérites, pour vous apprendre que c’est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jusques à ce quelle ait 144 ôté de l’esprit de sa mère quelques personnes qui n’y sont que trop bien pour son contentement.

 

ÉRASTE, feignant d’avoir lu la lettre par-dessus son épaule.

C’est donc la vérité que la belle Mélite
Fait du brave Philandre une louable élite,
Et qu’il obtient ainsi de sa seule vertu
Ce qu’Éraste et Tircis ont en vain débattu !
Vraiment dans un tel choix mon regret diminue ;
Outre qu’une froideur depuis peu survenue,
De tant de vœux perdus ayant su me lasser,
N’attendoit qu’un prétexte à m’en débarrasser.

 

PHILANDRE.

Me dis-tu que Tircis brûle pour cette belle ?

 

ÉRASTE.

Il en meurt.

 

PHILANDRE.

Il en meurt._Ce courage à l’amour si rebelle ?

 

ÉRASTE.

Lui-même.

 

PHILANDRE.

Lui-même._Si ton cœur ne tient plus qu’à demi,
Tu peux le retirer en faveur d’un ami ;
Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre :
Étant pris une fois, je ne suis plus à prendre.
Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant,
C’est de m’en revancher par un zèle impuissant ;
Et ma Cloris la prie, afin de s’en distraire,
De tourner, s’il se peut, sa flamme vers son frère.

 

ÉRASTE.

Auprès de sa beauté qu’est-ce que ta Cloris ?

 

PHILANDRE.

Un peu plus de respect pour ce que je chéris.



ÉRASTE.

Je veux qu’elle ait en soi quelque chose d’aimable ;
Mais enfin à Mélite est-elle comparable ?

 

PHILANDRE.

Qu’elle le soit ou non, je n’examine pas
Si des deux l’une ou l’autre a plus ou moins d’appas.
J’aime l’une ; et mon cœur pour toute autre insensible …

 

ÉRASTE.

Avise toutefois, le prétexte est plausible.

 

PHILANDRE.

J’en serois mal voulu des hommes et des Dieux.

 

ÉRASTE.

On pardonne aisément à qui trouve son mieux.

 

PHILANDRE.

Mais en quoi gît ce mieux ?

 

ÉRASTE.

Mais en quoi gît ce mieux ?_En esprit, en richesse.

 

PHILANDRE.

Ô le honteux motif à changer de maîtresse !

 

ÉRASTE.

En amour.

 

PHILANDRE.

En amour._Cloris m’aime, et si je m’y connoi,
Rien ne peut égaler celui qu’elle a pour moi.

 

ÉRASTE.

Tu te détromperas, si tu veux prendre garde
À ce qu’à ton sujet l’une et l’autre hasarde.
L’une en t’aimant s’expose au péril d’un mépris :
L’autre ne t’aime point que tu n’en sois épris ;
L’une t’aime engagé vers une autre moins belle :
L’autre se rend sensible à qui n’aime rien qu’elle ;
L’une au desçu des siens te montre son ardeur,
Et l’autre après leur choix quitte un peu sa froideur ;
L’une…

 

PHILANDRE.

L’une…_Adieu : des raisons de si peu d’importance
Ne pourroient en un siècle ébranler ma constance.
(Il dit ce vers à Cliton tout bas.)
Dans deux heures d’ici tu viendras me revoir.

 

CLITON.

Disposez librement de mon petit pouvoir.

 

ÉRASTE,
seul


Il a beau déguiser, il a goûté l’amorce ;
Cloris déjà sur lui n’a presque plus de force :
Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,
Ruinant tout ensemble et le frère et la sœur.

******

ACTE II
Scène VII

TIRCIS, ÉRASTE, MÉLITE.

 

TIRCIS.

Éraste, arrête un peu.

 

ÉRASTE.

Éraste, arrête un peu._Que me veux- tu ?

 

TIRCIS.

Éraste, arrête un peu. Que me veux- tu ?_Te rendre
Ce sonnet que pour toi j’ai promis d’entreprendre.

 

MÉLITE, au travers d’une jalousie, cependant qu’Éraste
lit le sonnet.

Que font-ils là tous deux ? qu’ont-ils à démêler ?
Ce jaloux à la fin le pourra quereller :
Du moins les compliments, dont peut-être ils se jouent,
Sont des civilités qu’en l’âme ils désavouent.

 

TIRCIS.


J’y donne une raison de ton sort inhumain.
Allons, je le veux voir présenter de ta main
À ce charmant objet dont ton âme est blessée.

 

ÉRASTE, lui rendant son sonnet.

Une autre fois, Tircis ; quelque affaire pressée
Fait que je ne saurois pour l’heure m’en charger.
Tu trouveras ailleurs un meilleur messager.

 

TIRCIS, seul.

La belle humeur de l’homme ! Ô Dieux, quel personnage !
Quel ami j’avois fait de ce plaisant visage !
Une mine froncée, un regard de travers,
C’est le remercîment que j’aurai de mes vers.
Je manque, à mon avis, d’assurance ou d’adresse,
Pour les donner moi-même à sa jeune maîtresse,
Et prendre ainsi le temps de dire à sa beauté
L’empire que ses yeux ont sur ma liberté.
Je pense l’entrevoir par cette jalousie :
Oui, mon âme de joie en est toute saisie.
Hélas ! et le moyen de pouvoir lui parler,
Si mon premier aspect l’oblige à s’en aller ?
Que cette joie est courte, et qu’elle est cher vendue !
Toutefois tout va bien, la voilà descendue.
Ses regards pleins de feu s’entendent avec moi ;
Que dis-je ? en s’avançant elle m’appelle à soi.

******

ACTE II
Scène VIII

TIRCIS, MÉLITE.

 

MÉLITE.

Eh bien ! qu’avez-vous fait de votre compagnie ?

 

TIRCIS.

Je ne puis rien juger de ce qui l’a bannie :
À peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots,
Qu’aussitôt le fantasque, en me tournant le dos,
S’est échappé de moi.

 

MÉLITE.

S’est échappé de moi._Sans doute il m’aura vue,
Et c’est de là que vient cette fuite imprévue.

 

TIRCIS.

Vous aimant comme il fait, qui l’eût jamais pensé ?

 

MÉLITE.

Vous ne savez donc rien de ce qui s’est passé ?

 

TIRCIS.

J’aimerois beaucoup mieux savoir ce qui se passe,
Et la part qu’a Tircis en votre bonne grâce.

 

MÉLITE.

Meilleure aucunement qu’Éraste ne voudroit.
Je n’ai jamais connu d’amant si maladroit ;
Il ne sauroit souffrir qu’autre que lui m’approche.
Dieux ! qu’à votre sujet il m’a fait de reproche !
Vous ne sauriez me voir sans le désobliger.

 

TIRCIS.

Et de tous mes soucis c’est là le plus léger.
Toute une légion de rivaux de sa sorte
Ne divertiroit pas l’amour que je vous porte,
Qui ne craindra jamais les humeurs d’un jaloux.

 

MÉLITE.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe.

 

TIRCIS.

Aussi le croit-il bien, ou je me trompe._Et vous ?

 

MÉLITE.

Bien que cette croyance à quelque erreur m’expose,
Pour lui faire dépit, j’en croirai quelque chose.

 

TIRCIS.

Mais afin qu’il reçût un entier déplaisir,
Il faudroit que nos cœurs n’eussent plus qu’un désir,
Et quitter ces discours de volontés sujettes,
Qui ne sont point de mise en l’état où vous êtes.
Vous-même consultez un moment vos appas,
Songez à leurs effets, et ne présumez pas
Avoir sur tous les cœurs un pouvoir si suprême,
Sans qu’il vous soit permis d’en user sur vous-même.
Un si digne sujet ne reçoit point de loi,
De règle, ni d’avis, d’un autre que de soi.

 

MÉLITE.

Ton mérite, plus fort que ta raison flatteuse,
Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse.
Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant
Je voudrois tout remettre à son commandement ;
Mais attendre pour toi l’effet de sa puissance,
Sans te rien témoigner que par obéissance,
Tircis, ce seroit trop : tes rares qualités
Dispensent mon devoir de ces formalités.

 

TIRCIS.

Que d’amour et de joie un tel aveu me donne !

 

MÉLITE.

C’est peut-être en trop dire, et me montrer trop bonne ;
Mais par là tu peux voir que mon affection
Prend confiance entière en ta discrétion.

 

TIRCIS.

Vous la verrez toujours, dans un respect sincère,
Attacher mon bonheur à celui de vous plaire,
N’avoir point d’autre soin, n’avoir point d’autre esprit ;
Et si vous en voulez un serment par écrit,
Ce sonnet que pour vous vient de tracer ma flamme
Vous fera voir à nu jusqu’au fond de mon âme.

 

MÉLITE.

.
Garde bien ton sonnet, et pense qu’aujourd’hui
Mélite veut te croire autant et plus que lui.
Je le prends toutefois comme un précieux gage
Du pouvoir que mes yeux ont pris sur ton courage.
Adieu : sois-moi fidèle en dépit du jaloux.

 

TIRCIS.


Ô ciel ! jamais amant eut-il un sort plus doux ?

******

ACTE III
Scène Première

PHILANDRE.

Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est pas possible
D’être à tant de faveurs plus longtemps insensible.
Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,
Tes lettres où ton cœur est si bien par écrit,
Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses.
Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses.
Ah ! Mélite, pardon ! je t’offense à nommer
Celle qui m’empêcha si longtemps de t’aimer.
Souvenirs importuns d’une amante laissée,
Qui venez malgré moi remettre en ma pensée
Un portrait que j’en veux tellement effacer
Que le sommeil ait peine à me le retracer,
Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie,
Et retournant trouver celle qui vous envoie,
Dites-lui de ma part pour la dernière fois
Qu’elle est en liberté de faire un autre choix ;
Que ma fidélité n’entretient plus ma flamme,
Ou que s’il m’en demeure encore un peu dans l’âme,
Je souhaite en faveur de ce reste de foi
Qu’elle puisse gagner au change autant que moi.
Dites-lui que Mélite, ainsi qu’une Déesse,
Est de tous nos désirs souveraine maîtresse,
Dispose de nos cœurs, force nos volontés,
Et que par son pouvoir nos destins surmontés
Se tiennent trop heureux de prendre l’ordre d’elle ;
Enfin que tous mes vœux…

ACTE III
Scène II

TIRCIS, PHILANDRE.

 

TIRCIS.

Enfin que tous mes vœux…_Philandre !

 

PHILANDRE.

Enfin que tous mes vœux… Philandre !_Qui m’appelle ?

 

TIRCIS.

Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté
Ne peut être parfait sans te l’avoir conté.

 

PHILANDRE.

Tu me fais trop d’honneur par cette confidence.

 

TIRCIS.

J’userois envers toi d’une sotte prudence.
Si je faisois dessein de te dissimuler
Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauroient te celer.

 

PHILANDRE.

En effet, si l’on peut te juger au visage,
Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage,
Ce qu’ils montrent de joie à tel point me surprend,
Que je n’en puis trouver de sujet assez grand :
Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.

 

TIRCIS.

Que fera le sujet, si les signes t’étonnent ?
Mon bonheur est plus grand qu’on ne peut soupçonner ;
C’est quand tu l’auras su qu’il faudra t’étonner.

 

PHILANDRE.

Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.

 

TIRCIS.

Possesseur, autant vaut…

 

PHILANDRE.

Possesseur, autant vaut…_De quoi ?

 

TIRCIS.

Possesseur, autant vaut… De quoi ?_D’une maîtresse.
Belle, honnête, jolie, et dont l’esprit charmant
De son seul entretien peut ravir un amant :
En un mot, de Mélite.

 

PHILANDRE.

En un mot, de Mélite._Il est vrai qu’elle est belle ;
Tu n’as pas mal choisi ; mais…

 

TIRCIS.

Tu n’as pas mal choisi ; mais…_Quoi, mais ?

 

PHILANDRE.

Tu n’as pas mal choisi ; mais… Quoi, mais ?_T’aime-t-elle ?

 

TIRCIS.

Cela n’est plus en doute.

 

PHILANDRE.

Cela n’est plus en doute._Et de cœur ?

 

TIRCIS.

Cela n’est plus en doute. Et de cœur ?_Et de cœur,
Je t’en réponds.

 

PHILANDRE.

Je t’en réponds._Souvent un visage moqueur
N’a que le beau semblant d’une mine hypocrite.

 

TIRCIS.

Je ne crains rien de tel du côté de Mélite.

 

PHILANDRE.

Écoute, j’en ai vu de toutes les façons :
J’en ai vu qui sembloient n’être que des glaçons,
Dont le feu, retenu par une adroite feinte,
S’allumoit d’autant plus qu’il souffroit de contrainte ;
J’en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas
Des preuves d’un amour qui ne les touchoit pas,
Prenoient du passe-temps d’une folle jeunesse
Qui se laisse affiner à ces traits de souplesse,
Et pratiquoient sous main d’autres affections ;
Mais j’en ai vu fort peu de qui les passions
Fussent d’intelligence avec tout le visage.

 

TIRCIS.

Et de ce petit nombre est celle qui m’engage :
De sa possession je me tiens aussi seur
Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.

 

PHILANDRE.

Donc, si ton espérance à la lin n’est déçue.
Ces deux amours auront une pareille issue.

 

TIRCIS.

Si cela n’arrivoit, je me tromperois fort.

 

PHILANDRE.

Pour te faire plaisir j’en veux être d’accord.
Cependant apprends-moi comment elle te traite,
Et qui te fait juger son ardeur si parfaite.

 

TIRCIS.

Une parfaite ardeur a trop de truchements
Par qui se faire entendre aux esprits des amants :
Un coup d’œil, un soupir…

 

PHILANDRE.

Un coup d’œil, un soupir…_Ces faveurs ridicules
Ne servent qu’à duper des âmes trop crédules.
N’as-tu rien que cela ?

 

TIRCIS.

N’as-tu rien que cela ?_Sa parole et sa foi.

 

PHILANDRE.

Encor c’est quelque chose. Achève et conte-moi
Les petites douceurs, les aimables tendresses
Qu’elle se plaît à joindre à de telles promesses.
Quelques lettres du moins te daignent confirmer
Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait de t’aimer ?

 

TIRCIS.

Recherche qui voudra ces menus badinages,
Qui n’en sont pas toujours de fort sûrs témoignages ;
Je n’ai que sa parole, et ne veux que sa foi.

 

PHILANDRE.

Je connois donc quelqu’un plus avancé que toi.

 

TIRCIS.

J’entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre.
Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre.
Éraste, qu’ont banni ses dédains rigoureux…

 

PHILANDRE.

Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.

 

TIRCIS.

Je ne connois que lui qui soupire pour elle.

 

PHILANDRE.

Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle :
Pendant qu’elle t’amuse avec ses beaux discours,
Un rival inconnu possède ses amours,
Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.

 

TIRCIS.

De telles trahisons lui sont trop en horreur.

 

PHILANDRE.

Je te veux par pitié tirer de cette erreur.
Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cette lettre ;
Tiens, vois ce que tu peux désormais t’en promettre.

 

lettre supposée de mélite à philandre.

Je commence à m’estimer quelque chose, puisque je vous plais ; et mon miroir m’offense tous les jours, ne me représentant pas assez belle, comme je m’imagine qu’il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que par faveur, ou comme une récompense extraordinaire d’un excès d’amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.

 

PHILANDRE.

Maintenant qu’en dis-tu? n’est-ce pas t’affronter ?

 

TIRCIS.

Cette lettre en tes mains ne peut m’épouvanter.

 

PHILANDRE.

La raison ?

 

TIRCIS.

La raison ?_Le porteur a su combien je t’aime,
Et par galanterie il t’a pris pour moi-même,
Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaits amis.

 

PHILANDRE.

Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’est permis,
Et pour ton intérêt aimer à te méprendre.

 

TIRCIS.

On t’en aura donné quelque autre pour me rendre,
Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.

 

PHILANDRE.

Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’ai reçu,
Et puisqu’il est pour toi…

 

TIRCIS.

Et puisqu’il est pour toi…_Que ta longueur me tue !
Dépêche.

 

PHILANDRE.

Dépêche._Le voilà que je te restitue.

 

autre lettre supposée de mélite à philandre.

Vous n’avez plus affaire qu’à Tircis ; je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leurs espérances.

 

PHILANDRE.

Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi,
Crois-tu que ce billet s’adresse encore à toi ?

 

TIRCIS.

Traître ! c’est donc ainsi que ma sœur méprisée
Sert à ton changement d’un sujet de risée ?
C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osant manquer,
D’un parjure si noir ne fait que se moquer ?
C’est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes
Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?
Suis-moi tout de ce pas, que l’épée à la main
Un si cruel affront se répare soudain :
Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.

 

PHILANDRE.

Si pour te voir trompé tu te déplais au monde,
Cherche en ce désespoir qui t’en veuille arracher ;
Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher.

 

TIRCIS.

Quoi ! tu crains le duel ?

 

PHILANDRE.

Quoi ! tu crains le duel ?_Non ; mais j’en crains la suite,
Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite,
Et du plus beau succès le dangereux éclat
Nous fait perdre l’objet et le prix du combat.

 

TIRCIS.

Tant de raisonnement et si peu de courage
Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
Viens, ou dis que ton sang n’oseroit s’exposer.

 

PHILANDRE.

Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puis disposer.
Mais puisque ta douleur de mes raisons s’irrite,
J’en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.
Adieu.

ACTE III
Scène III

TIRCIS

Adieu._Tu fuis, perfide, et ta légèreté,
T’ayant fait criminel, te met en sûreté !
Reviens, reviens défendre une place usurpée :
Celle qui te chérit vaut bien un coup d’épée.
Fais voir que l’infidèle, en se donnant à toi,
A fait choix d’un amant qui valoit mieux que moi ;
Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme
Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme.
Crois-tu qu’on la mérite à force de courir ?
Peux-tu m’abandonner ses faveurs sans mourir ?
Ô lettres, ô faveurs indignement placées,
À ma discrétion honteusement laissées !
Ô gages qu’il néglige ainsi que superflus !
Je ne sais qui de nous vous diffamez le plus ;
Je ne sais qui des trois doit rougir davantage ;
Car vous nous apprenez qu’elle est une volage,
Son amant un parjure, et moi sans jugement,
De n’avoir rien prévu de leur déguisement.
Mais il le falloit bien, que cette âme infidèle,
Changeant d’affection, prît un traître comme elle,
Et que le digne amant qu’elle a su rechercher
À sa déloyauté n’eût rien à reprocher.
Cependant j’en croyois cette fausse apparence
Dont elle repaissoit ma frivole espérance ;
J’en croyois ses regards, qui tous remplis d’amour,
Étoient de la partie en un si lâche tour.
Ô ciel ! vit-on jamais tant de supercherie,
Que tout l’extérieur ne fût que tromperie ?
Non, non, il n’en est rien : une telle beauté
Ne fut jamais sujette à la déloyauté.
Foibles et seuls témoins du malheur qui me touche,
Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche.
Mélite me chérit, elle me l’a juré :
Son oracle reçu, je m’en tiens assuré.
Que dites-vous là contre ? êtes-vous plus croyables ?
Caractères trompeurs, vous me contez des fables,
Vous voulez me trahir ; mais vos efforts sont vains :
Sa parole a laissé son cœur entre mes mains.
À ce doux souvenir ma flamme se rallume ;
Je ne sais plus qui croire ou d’elle ou de sa plume :
L’un et l’autre en effet n’ont rien que de léger ;
Mais du plus ou du moins je n’en puis que juger.
Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu me suggère !
Je vois trop clairement qu’elle est la plus légère ;
La foi que j’en reçus s’en est allée en l’air.
Et ces traits de sa plume osent encor parler,
Et laissent en mes mains une honteuse image,
Où son cœur peint au vif remplit le mien de rage.
Oui, j’enrage, je meurs, et tous mes sens troublés
D’un excès de douleur se trouvent accablés ;
Un si cruel tourment me gêne et me déchire,
Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre :
Mais cachons-en la honte, et nous donnons du moins
Ce faux soulagement, en mourant sans témoins,
Que mon trépas secret empêche l’infidèle
D’avoir la vanité que je sois mort pour elle.

ACTE III
Scène IV

TIRCIS, CLORIS.

 

CLORIS.

Mon frère, en ma faveur retourne sur tes pas.
Dis-moi la vérité : tu ne me cherchois pas ?
Eh quoi ! tu fais semblant de ne me pas connoître ?
Dieux ! en quel état te vois-je ici paroitre !
Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards
S’élancent incertains presque de toutes parts !
Tu manques à la fois de couleur et d’haleine !
Ton pied mal affermi ne te soutient qu’à peine !
Quel accident nouveau te trouble ainsi les sens ?

 

TIRCIS.

Puisque tu veux savoir le mal que je ressens,
Avant que d’assouvir l’inexorable envie
De mon sort rigoureux qui demande ma vie,
Je vais l’assassiner d’un fatal entretien,
Et te dire en deux mots mon malheur et le tien.
En nos chastes amours de tous deux on se moque :
Philandre… Ah ! la douleur m’étouffe et me suffoque.
Adieu, ma sœur, adieu ; je ne puis plus parler :
Lis, et si tu le peux, tâche à te consoler.

 

CLORIS.

Ne m’échappe donc pas.

 

TIRCIS.

Ne m’échappe donc pas._Ma sœur, je te supplie…

 

CLORIS.

Quoi ! que je t’abandonne à ta mélancolie ?
Voyons auparavant ce qui te fait mourir,
Et nous aviserons à te laisser courir.

 

TIRCIS.

Hélas ! quelle injustice !

 

CLORIS, après avoir lu les lettres qu’il lui a données.

Hélas ! quelle injustice !_Est-ce là tout, fantasque ?
Quoi ! si la déloyale enfin lève le masque,
Oses-tu te fâcher d’être désabusé ?
Apprends qu’il le faut être en amour plus rusé ;
Apprends que les discours des filles bien sensées
Découvrent rarement le fond de leurs pensées,
Et que les yeux aidant à ce déguisement,
Notre sexe a le don de tromper finement.
Apprends aussi de moi que ta raison s’égare,
Que Mélite n’est pas une pièce si rare,
Qu’elle soit seule ici qui vaille la servir ;
Assez d’autres objets y sauront te ravir.
Ne t’inquiète point pour une écervelée
Qui n’a d’ambition que d’être cajolée,
Et rend à plaindre ceux qui flattant ses beautés
Ont assez de malheur pour en être écoutés.
Damon lui plut jadis, Aristandre, et Géronte ;
Éraste après deux ans n’y voit pas mieux son conte ;
Elle t’a trouvé bon seulement pour huit jours ;
Philandre est aujourd’hui l’objet de ses amours,
Et peut-être déjà (tant elle aime le change !)
Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge.
Ce n’est qu’une coquette avec tous ses attraits ;
Sa langue avec son cœur ne s’accorde jamais ;
Les infidélités font ses jeux ordinaires ;
Et ses plus doux appas sont tellement vulgaires,
Qu’en elle homme d’esprit n’admira jamais rien
Que le sujet pourquoi tu lui voulois du bien.

 

TIRCIS.

Penses-tu m’arrêter par ce torrent d’injures ?
Que ce soient vérités, que ce soient impostures,
Tu redoubles mes maux, au lieu de les guérir.
Adieu : rien que la mort ne peut me secourir.

ACTE III
Scène V

CLORIS.

Mon frère… Il s’est sauvé ; son désespoir l’emporte :
Me préserve le ciel d’en user de la sorte !
Un volage me quitte, et je le quitte aussi :
Je l’obligerois trop de m’en mettre en souci.
Pour perdre des amants, celles qui s’en affligent
Donnent trop d’avantage à ceux qui les négligent ;
Il n’est lors que la joie : elle nous venge mieux,
Et la fît-on à faux éclater par les yeux,
C’est montrer par bravade à leur vaine inconstance
Qu’elle est pour nous toucher de trop peu d’importance.
Que Philandre à son gré rende ses vœux contents ;
S’il attend que j’en pleure, il attendra longtemps.
Son cœur est un trésor dont j’aime qu’il dispose ;
Le larcin qu’il m’en fait me vole peu de chose,
Et l’amour qui pour lui m’éprit si follement
M’avoit fait bonne part de son aveuglement.
On enchérit pourtant sur ma faute passée :
Dans la même folie une autre embarrassée
Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi,
Pour se donner l’honneur de faillir après moi.
Je meure, s’il n’est vrai que la moitié du monde
Sur l’exemple d’autrui se conduit et se fonde.
À cause qu’il parut quelque temps m’enflammer,
La pauvre fille a cru qu’il valoit bien l’aimer,
Et sur cette croyance elle en a pris envie :
Lui pût-elle durer jusqu’au bout de sa vie !
Si Mélite a failli me l’ayant débauché,
Dieux, par là seulement punissez son péché !
Elle verra bientôt que sa digne conquête
N’est pas une aventure à me rompre la tête.
Un si plaisant malheur m’en console à l’instant.
Ah! si mon fou de frère en pouvoit faire autant,
Que j’en aurois de joie, et que j’en ferois gloire !
Si je puis le rejoindre et qu’il me veuille croire,
Nous leur ferons bien voir que leur change indiscret
Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas un regret.
Je me veux toutefois en venger par malice,
Me divertir une heure à m’en faire justice :
Ces lettres fourniront assez d’occasion
D’un peu de défiance et de division.
Si je prends bien mon temps, j’aurai pleine matière
À les jouer tous deux d’une belle manière.
En voici déjà l’un qui craint de m’aborder.

ACTE III
Scène VI

PHILANDRE, CLORIS.

 

CLORIS.

Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder ?

 

PHILANDRE.

Pardonne-moi, de grâce : une affaire importune
M’empêche de jouir de ma bonne fortune,
Et son empressement, qui porte ailleurs mes pas,
Me remplissoit l’esprit jusqu’à ne te voir pas.

 

CLORIS.

J’ai donc souvent le don d’aimer plus qu’on ne m’aime :
Je ne pense qu’à toi, j’en parlois en moi-même.

 

PHILANDRE.

Me veux-tu quelque chose ?

 

CLORIS.

Me veux-tu quelque chose ?_Il t’ennuie avec moi ;
Mais comme de tes feux j’ai pour garant ta foi,
Je ne m’alarme point. N’étoit ce qui le presse,
Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,
Et je t’aurois fait voir quelques vers de Tircis
Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.
Je viens de les surprendre, et j’y pourrois encore
Joindre quelques billets de l’objet qu’il adore ;
Mais tu n’as pas le temps. Toutefois, si tu veux
Perdre un domi-quart d’heure à les lire nous deux…

 

PHILANDRE.

Voyons donc ce que c’est, sans plus longue demeure ;
Ma curiosité pour ce demi-quart d’heure
S’osera dispenser.

 

CLORIS.

S’osera dispenser._Aussi tu me promets,
Quand tu les auras lus, de n’en parler jamais ;
Autrement, ne crois pas…

 

PHILANDRE,
reconnoissant les lettres.

Autrement, ne crois pas…_Cela s’en va sans dire :
Donne, donne-les-moi, tu ne les saurois lire :
Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.

 

CLORIS,
les resserrant.

Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends ;
Quelques hautes faveurs que ton mérite obtienne,
Elles sont aussi bien en ma main qu’en la tienne :
Je les garderai mieux, tu peux en assurer
La belle qui pour toi daigne se parjurer.

 

PHILANDRE.

Un homme doit souffrir d’une fille en colère ;
Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère :
Tout exprès je le cherche, et son sang, ou le mien…

 

CLORIS.

Quoi ! Philandre est vaillant, et je n’en savois rien !
Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre ;
Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre,
Et mon frère, qui sait comme il s’en faut guérir,
Quand tu l’aurois tué, pourroit n’en pas mourir.

 

PHILANDRE.

L’effet en fera foi, s’il en a le courage.
Adieu : j’en perds le temps à parler davantage.
Tremble.

 

CLORIS.

Tremble. J’en ai grand lieu, connoissant ta vertu :
Pourvu qu’il y consente, il sera bien battu.

ACTE IV
Scène Première

MÉLITE, La Nourrice.

 

LA NOURRICE.

Cette obstination à faire la secrète
M’accuse injustement d’être trop peu discrète.

 

MÉLITE.

Ton importunité n’est pas à supporter :
Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?

 

LA NOURRICE.

Les visites d’Éraste un peu moins assidues
Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,
Et ce qu’on voit par là de refroidissement
Ne fait que trop juger son mécontentement.
Tu m’en veux cependant cacher tout le mystère ;
Mais je pourrois enfin en croire ma colère,
Et pour punition te priver des avis
Qu’a jusqu’ici ton cœur si doucement suivis.

 

MÉLITE.

C’est à moi de trembler après cette menace,
Et tout autre du moins trembleroit en ma place.

 

LA NOURRICE.

Ne raillons point : le fruit qui t’en est demeuré
(Je parle sans reproche, et tout considéré)
Vaut bien… Mais revenons à notre humeur chagrine :
Apprends-moi ce que c’est.

 

MÉLITE.

Apprends-moi ce que c’est._Veux-tu que je devine ?
Dégoûté d’un esprit si grossier que le mien,
Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.

 

LA NOURRICE.

Ce n’est pas bien ainsi qu’un amant perd l’envie
D’une chose deux ans ardemment poursuivie :
D’assurance un mépris l’oblige à se piquer ;
Mais ce n’est pas un trait qu’il faille pratiquer.
Une fille qui voit et que voit la jeunesse
Ne s’y doit gouverner qu’avec beaucoup d’adresse ;
Le dédain lui messied, ou quand elle s’en sert,
Que ce soit pour reprendre un amant qu’elle perd.
Une heure de froideur, à propos ménagée,
Peut rembraser une âme à demi dégagée,
Qu’un traitement trop doux dispense à des mépris
D’un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix.
Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde,
Faire qu’aux vœux de tous l’apparence réponde,
Et sans embarrasser son cœur de leurs amours,
Leur faire bonne mine, et souffrir leurs discours.
Qu’à part ils pensent tous avoir la préférence,
Et paroissent ensemble entrer en concurrence ;
Que tout l’extérieur de son visage égal
Ne rende aucun jaloux du bonheur d’un rival ;
Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,
Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;
Qu’ils vivent tous d’espoir jusqu’au choix d’un mari,
Mais qu’aucun cependant ne soit le plus chéri,
Et qu’elle cède enfin, puisqu’il faut qu’elle cède,
A qui paiera le mieux le bien qu’elle possède.
Si tu n’eusses jamais quitté cette leçon,
Ton Éraste avec toi vivroit d’autre façon.

 

MÉLITE.

Ce n’est pas son humeur de souffrir ce partage :
Il croit que mes regards soient son propre héritage,
Et prend ceux que je donne à tout autre qu’à lui
Pour autant de larcins faits sur le bien d’autrui.

 

LA NOURRICE.

J’entends à demi-mot ; achève, et m’expédie
Promptement le motif de cette maladie.

 

MÉLITE.

Si tu m’avois, Nourrice, entendue à demi,
Tu saurois que Tircis…

 

LA NOURRICE.

Tu saurois que Tircis…_Quoi ? son meilleur ami !
N’a-ce pas été lui qui te l’a fait connoître ?

 

MÉLITE.

Il voudroit que le jour en fût encore à naître ;
Et si d’auprès de moi je l’avois écarté,
Tu verrois tout à l’heure Éraste à mon côté.

 

LA NOURRICE.

J’ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;
Mais puisque leur humeur ensemble ne s’accorde,
Éraste n’est pas homme à laisser échapper ;
Un semblable pigeon ne se peut rattraper :
Il a deux fois le bien de l’autre, et davantage.

 

MÉLITE.

Le bien ne touche point un généreux courage.

 

LA NOURRICE.

Tout le monde l’adore, et tâche d’en jouir.

 

MÉLITE.

Il suit un faux éclat qui ne peut m’éblouir.

 

LA NOURRICE.

Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite.

 

MÉLITE.

Tu le places au rang qui n’est dû qu’au mérite.

 

LA NOURRICE.

On a trop de mérite étant riche à ce point.

 

MÉLITE.

Les biens en donnent-ils à ceux qui n’en ont point ?

 

LA NOURRICE.

Oui, ce n’est que par là qu’on est considérable.

 

MÉLITE.

Mais ce n’est que par là qu’on devient méprisable :
Un homme dont les biens font toutes les vertus
Ne peut être estimé que des cœurs abattus.

 

LA NOURRICE.

Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?

 

MÉLITE.

Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?
Étant riche, on méprise assez communément
Des belles qualités le solide ornement,
Et d’un luxe honteux la richesse suivie
Souvent par l’abondance aux vices nous convie.

 

LA NOURRICE.

Enfin je reconnois…

 

MÉLITE.

Enfin je reconnois…_Qu’avec tout ce grand bien
Un jaloux sur mon cœur n’obtiendra jamais rien.

 

LA NOURRICE.

Et que d’un cajoleur la nouvelle conquête
T’imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête.
Si ta mère le sait…

 

MÉLITE.

Si ta mère le sait…_Laisse-moi ces soucis,
Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis.

 

LA NOURRICE.

Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.

 

MÉLITE.

Ta curiosité te met trop en cervelle.
Rentre sans t’informer de ce qu’elle prétend ;
Un meilleur entretien avec elle m’attend.

ACTE IV
Scène II

CLORIS, MÉLITE.

 

CLORIS.

Je chéris tellement celles de votre sorte,
Et prends tant d’intérêt en ce qui leur importe,
Qu’aux pièces qu’on leur fait je ne puis consentir,
Ni même en rien savoir sans les en avertir.
Ainsi donc, au hasard d’être la mal venue,
Encor que je vous sois, peu s’en faut, inconnue,
Je viens vous faire voir que votre affection
N’a pas été fort juste en son élection.

 

MÉLITE.

Vous pourriez, sous couleur de rendre un bon office,
Mettre quelque autre en peine avec cet artifice ;
Mais pour m’en repentir j’ai fait un trop bon choix :
Je renonce à choisir une seconde fois,
Et mon affection ne s’est point arrêtée
Que chez un cavalier qui l’a trop méritée.

 

CLORIS.

Vous me pardonnerez, j’en ai de bons témoins,
C’est l’homme qui de tous la mérite le moins.

 

MÉLITE.

Si je n’avois de lui qu’une foible assurance,
Vous me feriez entrer en quelque défiance ;
Mais je m’étonne fort que vous l’osiez blâmer,
Ayant quelque intérêt vous-même à l’estimer.

 

CLORIS.

Je l’estimai jadis, et je l’aime et l’estime
Plus que je ne faisois auparavant son crime.
Ce n’est qu’en ma faveur qu’il ose vous trahir,
Et vous pouvez juger si je le puis haïr,
Lorsque sa trahison m’est un clair témoignage
Du pouvoir absolu que j’ai sur son courage.

 

MÉLITE.

Le pousser à me faire une infidélité,
C’est assez mal user de cette autorité.

 

CLORIS.

Me le faut-il pousser où son devoir l’oblige ?
C’est son devoir qu’il suit alors qu’il vous néglige.

 

MÉLITE.

Quoi ! le devoir chez vous oblige aux trahisons ?

 

CLORIS.

Quand il n’en auroit point de plus justes raisons,
La parole donnée, il faut que l’on la tienne.

 

MÉLITE.

Cela fait contre vous : il m’a donné la sienne.

 

CLORIS.

Oui ; mais ayant déjà reçu mon amitié,
Sur un vœu solennel d’être un jour sa moitié,
Peut-il s’en départir pour accepter la vôtre ?

 

MÉLITE.

De grâce, excusez-moi, je vous prends pour une autre,
Et c’étoit à Cloris que je croyois parler.

 

CLORIS.

Vous ne vous trompez pas.

 

MÉLITE.

Vous ne vous trompez pas._Donc, pour mieux me railler,
La sœur de mon amant contrefait ma rivale ?

 

CLORIS.

Donc, pour mieux m’éblouir, une âme déloyale
Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite, sachez
Que je ne sais que trop ce que vous me cachez.
Philandre m’a tout dit : vous pensez qu’il vous aime ;
Mais sortant d’avec vous, il me conte lui-même
Jusqu’aux moindres discours dont votre passion
Tâche de suborner son inclination.

 

MÉLITE.

Moi, suborner Philandre ! ah ! que m’osez-vous dire !

 

CLORIS.

La pure vérité.

 

MÉLITE.

La pure vérité._Vraiment, en voulant rire,
Vous passez trop avant ; brisons là, s’il vous plaît.
Je ne vois point Philandre, et ne sais quel il est.

 

CLORIS.

Vous en croirez du moins votre propre écriture.
Tenez, voyez, lisez.

 

MÉLITE.

Tenez, voyez, lisez._Ah, Dieux ! quelle imposture !
Jamais un de ces traits ne partit de ma main.

 

CLORIS.

Nous pourrions demeurer ici jusqu’à demain,
Que vous persisteriez dans la méconnoissance :
Je les vous laisse. Adieu.

 

MÉLITE.

Je les vous laisse. Adieu._Tout beau, mon innocence
Veut apprendre de vous le nom de l’imposteur,
Pour faire retomber l’affront sur son auteur.

 

CLORIS.

Vous pensez me duper, et perdez votre peine.
Que sert le désaveu quand la preuve est certaine ?
À quoi bon démentir? à quoi bon dénier… ?

 

MÉLITE.

Ne vous obstinez point à me calomnier ;
Je veux que, si jamais j’ai dit mot à Philandre…

 

CLORIS.

Remettons ce discours : quelqu’un vient nous surprendre ;
C’est le brave Lisis, qui semble sur le front
Porter empreints les traits d’un déplaisir profond.

ACTE IV
Scène III

LISIS, MÉLITE, CLORIS.

 

LISIS, à Cloris.

Préparez vos soupirs à la triste nouvelle
Du malheur où nous plonge un esprit infidèle ;
Quittez son entretien, et venez avec moi
Plaindre un frère au cercueil par son manque de foi.

 

MÉLITE.

Quoi ! son frère au cercueil !

 

LISIS.

Quoi ! son frère au cercueil !_Oui, Tircis, plein de rage
De voir que votre change indignement l’outrage.
Maudissant mille fois le détestable jour
Que votre bon accueil lui donna de l’amour,
Dedans ce désespoir a chez moi rendu l’âme,
Et mes yeux désolés…

 

MÉLITE.

Et mes yeux désolés…_Je n’en puis plus ; je pâme.

 

CLORIS.

Au secours ! au secours !

ACTE IV
Scène IV

CLITON, la Nourrice, MÉLITE,
LISIS, CLORIS.

 

CLITON.

Au secours ! au secours !_D’où provient cette voix ?

 

LA NOURRICE.

Qu’avez-vous, mes enfants ?

 

CLORIS.

Qu’avez-vous, mes enfants ?_Mélite que tu vois…

 

LA NOURRICE.

Hélas ! elle se meurt ; son teint vermeil s’efface;
Sa chaleur se dissipe ; elle n’est plus que glace.

 

LISIS,
à Cliton.

Va quérir un peu d’eau ; mais il faut te hâter.

 

CLITON,
à Lisis.

Si proches du logis, il vaut mieux l’y porter.

 

CLORIS.

Aidez mes foibles pas ; les forces me défaillent,
Et je vais succomber aux douleurs qui m’assaillent.

ACTE IV
Scène V

ÉRASTE.

À la fin je triomphe, et les destins amis
M’ont donné le succès que je m’étois promis.
Me voilà trop heureux, puisque par mon adresse
Mélite est sans amant, et Tircis sans maîtresse ;
Et comme si c’étoit trop peu pour me venger,
Philandre et sa Cloris courent même danger.
Mais par quelle raison leurs âmes désunies
Pour les crimes d’autrui seront-elles punies ?
Que m’ont-ils fait tous deux pour troubler leurs accords ?
Fuyez de ma pensée, inutiles remords ;
La joie y veut régner, cessez de m’en distraire.
Cloris m’offense trop d’être sœur d’un tel frère,
Et Philandre, si prompt à l’infidélité,
N’a que la peine due à sa crédulité.
Mais que me veut Cliton qui sort de chez Mélite ?

ACTE IV
Scène VI

ÉRASTE, CLITON.

 

CLITON.

Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite,
Dont je fus à regret le damnable instrument,
A couché de douleur Tircis au monument.

 

ÉRASTE.

Courage ! tout va bien, le traître m’a fait place ;
Le seul qui me rendoit son courage de glace,
D’un favorable coup la mort me l’a ravi.

 

CLITON.

Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’a suivi.

 

ÉRASTE.

Mélite l’a suivi ! que dis-tu, misérable ?

 

CLITON.

Monsieur, il est trop vrai : le moment déplorable
Qu’elle a su son trépas a terminé ses jours.

 

ÉRASTE.

Ah ciel ! s’il est ainsi…

 

CLITON.

Ah ciel ! s’il est ainsi…_Laissez là ces discours,
Et vantez-vous plutôt que par votre imposture
Ces malheureux amants trouvent la sépulture,
Et que votre artifice a mis dans le tombeau
Ce que le monde avoit de parfait et de beau.

 

ÉRASTE.

Tu m’oses donc flatter, infâme, et tu supprimes
Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?
Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’à demi ?
Achève tout d’un coup : dis que maîtresse, ami,
Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme
Sut jamais allumer une pudique flamme,
Tout ce que l’amitié me rendit précieux,
Par ma fourbe a perdu la lumière des cieux ;
Dis que j’ai violé les deux lois les plus saintes,
Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes ;
Dis que j’ai corrompu, dis que j’ai suborné,
Falsifié, trahi, séduit, assassiné :
Tu n’en diras encor que la moindre partie.
Quoi ! Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !
Je ne l’avois pas su, Parques, jusqu’à ce jour,
Que vous relevassiez de l’empire d’Amour ;
J’ignorois qu’aussitôt qu’il assemble deux âmes,
Il vous pût commander d’unir aussi leurs trames.
Vous en relevez donc, et montrez aujourd’hui
Que vous êtes pour nous aveugles comme lui !
Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares
Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares !
Mais je m’en prends à vous, moi qui suis l’imposteur,
Moi qui suis de leurs maux le détestable auteur.
Hélas ! et falloit-il que ma supercherie
Tournât si lâchement tant d’amour en furie ?
Inutiles regrets, repentirs superflus,
Vous ne me rendez pas Mélite qui n’est plus ;
Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre :
Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre.
Il faut que de mon sang je lui fasse raison,
Et de ma jalousie, et de ma trahison,
Et que de ma main propre une âme si fidèle
Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corps chancelle ?
Quel murmure confus ! et qu’entends-je hurler ?
Que de pointes de feu se perdent parmi l’air !
Les Dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre ;
Leur foudre décoché vient de fendre la terre.
Et pour leur obéir son sein me recevant
M’engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant.
Je vous entends, grands Dieux : c’est là-bas que leurs âmes
Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;
C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut verser mon sang :
La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,
Et jusqu’aux bords du Styx me fait libre passage ;
Je l’aperçois déjà, je suis sur son rivage.
Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux Dieux,
Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux,
N’entre point en courroux contre mon insolence,
Si j’ose avec mes cris violer ton silence ;
Je ne te veux qu’un mot : Tircis est-il passé ?
Mélite est-elle ici ? Mais qu’attends-je ? insensé !
Ils sont tous deux si chers à ton funeste empire,
Que tu crains de les perdre, et n’oses m’en rien dire.
Vous donc, esprits légers, qui, manque de tombeaux,
Tournoyez vagabonds à l’entour de ces eaux,
À qui Charon cent ans refuse sa nacelle,
Ne m’en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?
Parlez, et je promets d’employer mon crédit
À vous faciliter ce passage interdit.

 

CLITON.

Monsieur, que faites-vous ? Votre raison troublée
Par l’effort des douleurs dont elle est accablée
Figure à votre vue…

 

ÉRASTE.

Figure à votre vue…_Ah ! te voilà, Charon ;
Dépêche promptement, et d’un coup d’aviron
Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autre rivage.

 

CLITON.

Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage :
Reconnoissez Cliton.

 

ÉRASTE.

Reconnoissez Cliton._Dépêche, vieux nocher,
Avant que ces esprits nous puissent approcher.
Ton bateau de leur poids fondroit dans les abîmes ;
Il n’en aura que trop d’Éraste et de ses crimes.
Quoi ! tu veux te sauver à l’autre bord sans moi ?
Si faut-il qu’à ton cou je passe malgré toi.

(Il se jette sur les épaules de Cliton, qui l’emporte
derrière le théâtre)

ACTE IV
Scène VII

PHILANDRE.

Présomptueux rival, dont l’absence importune
Retarde le succès de ma bonne fortune,
As-tu sitôt perdu cette ombre de valeur
Que te prêtoit tantôt l’effort de ta douleur ?
Que devient à présent cette bouillante envie
De punir ta volage aux dépens de ma vie ?
Il ne tient plus qu’à toi que tu ne sois content :
Ton ennemi l’appelle, et ton rival t’attend.
Je te cherche en tous lieux, et cependant ta fuite
Se rit impunément de ma vaine poursuite.
Crois-tu, laissant mon bien dans les mains de ta sœur,
En demeurer toujours l’injuste possesseur,
Ou que ma patience, à la fin échappée
(Puisque tu ne veux pas le débattre à l’épée),
Oubliant le respect du sexe et tout devoir,
Ne laisse point sur elle agir mon désespoir ?

ACTE IV
Scène VIII

ÉRASTE, PHILANDRE.

 

ÉRASTE.

Détacher Ixion pour me mettre en sa place !
Mégères, c’est à vous une indiscrète audace.
Ai-je avec même front que cet ambitieux
Attenté sur le lit du monarque des cieux ?
Vous travaillez en vain, barbares Euménides ;
Non, ce n’est pas ainsi qu’on punit les perfides.
Quoi ! me presser encor ? Sus, de pieds et de mains
Essayons d’écarter ces monstres inhumains.
À mon secours, esprits ! vengez-vous de vos peines ;
Écrasons leurs serpents ; chargeons-les de vos chaînes.
Pour ces filles d’enfer nous sommes trop puissants.

 

PHILANDRE.

Il semble à ce discours qu’il ait perdu le sens.
Éraste, cher ami, quelle mélancolie
Te met dans le cerveau cet excès de folie ?

 

ÉRASTE.

Équitable Minos, grand juge des enfers,
Voyez qu’injustement on m’apprête des fers.
Faire un tour d’amoureux, supposer une lettre,
Ce n’est pas un forfait qu’on ne puisse remettre.
Il est vrai que Tircis en est mort de douleur,
Que Mélite après lui redouble ce malheur,
Que Cloris sans amant ne sait à qui s’en prendre ;
Mais la faute n’en est qu’au crédule Philandre ;
Lui seul en est la cause, et son esprit léger,
Qui trop facilement résolut de changer ;
Car ces lettres, qu’il croit l’effet de ses mérites,
La main que vous voyez les a toutes écrites.

 

PHILANDRE.

Je te laisse impuni, traître : de tels remords
Te donnent des tourments pires que mille morts ;
Je t’obligerois trop de t’arracher la vie,
Et ma juste vengeance est bien mieux assouvie
Par les folles horreurs de cette illusion.
Ah ! grands Dieux, que je suis plein de confusion !

ACTE IV
Scène IX

ÉRASTE.

Tu t’enfuis donc, barbare, et me laissant en proie
À ces cruelles sœurs, tu les combles de joie ?
Non, non, retirez-vous, Tisiphone, Alecton,
Et tout ce que je vois d’officiers de Pluton :
Vous me connoissez mal ; dans le corps d’un perfide
Je porte le courage et les forces d’Alcide.
Je vais tout renverser dans ces royaumes noirs,
Et saccager moi seul ces ténébreux manoirs.
Une seconde fois le triple chien Cerbère
Vomira l’aconit en voyant la lumière ;
J’irai du fond d’enfer dégager les Titans,
Et si Pluton s’oppose à ce que je prétends,
Passant dessus le ventre à sa troupe mutine,
J’irai d’entre ses bras enlever Proserpine.

ACTE IV
Scène X

LISIS, CLORIS.

 

LISIS.

N’en doute plus, Cloris, ton frère n’est point mort ;
Mais ayant su de lui son déplorable sort,
Je voulois éprouver par cette triste feinte
Si celle qu’il adore, aucunement atteinte,
Deviendroit plus sensible aux traits de la pitié
Qu’aux sincères ardeurs d’une sainte amitié.
Maintenant que je vois qu’il faut qu’on nous abuse.
Afin que nous puissions découvrir cette ruse,
Et que Tircis en soit de tout point éclairci.
Sois sûre que dans peu je te le rends ici.
Ma parole sera d’un prompt effet suivie :
Tu reverras bientôt ce frère plein de vie ;
C’est assez que je passe une fois pour trompeur.

 

CLORIS.

Si bien qu’au lieu du mal nous n’aurons que la peur ?
Le cœur me le disoit : je sentois que mes larmes
Refusoient de couler pour de fausses alarmes,
Dont les plus dangereux et plus rudes assauts
Avoient beaucoup de peine à m’émouvoir à faux ;
Et je n’étudiai cette douleur menteuse
Qu’à cause qu’en effet j’étois un peu honteuse
Qu’une autre en témoignât plus de ressentiment.

 

LISIS.

Après tout, entre nous, confesse franchement
Qu’une fille en ces lieux, qui perd un frère unique,
Jusques au désespoir fort rarement se pique :
Ce beau nom d’héritière a de telles douceurs,
Qu’il devient souverain à consoler des sœurs.

 

CLORIS.

Adieu, railleur, adieu : son intérêt me presse
D’aller rendre d’un mot la vie à sa maîtresse ;
Autrement je saurois t’apprendre à discourir.

 

LISIS.

Et moi, de ces frayeurs de nouveau te guérir.

ACTE V
Scène Première

CLITON, la Nourrice.

 

CLITON.

Je ne t’ai rien celé : tu sais toute l’affaire.

 

LA NOURRICE.

Tu m’en as bien conté ; mais se pourroit-il faire
Qu’Éraste eût des remords si vifs et si pressants
Que de violenter sa raison et ses sens ?

 

CLITON.

Eût-il pu, sans en perdre entièrement l’usage,
Se figurer Charon des traits de mon visage,
Et de plus, me prenant pour ce vieux nautonier,
Me payer à bons coups des droits de son denier ?

 

LA NOURRICE.

Plaisante illusion !

 

CLITON.

Plaisante illusion !_Mais funeste à ma tête,
Sur qui se déchargeoit une telle tempête,
Que je tiens maintenant à miracle évident
Qu’il me soit demeuré dans la bouche une dent.

 

LA NOURRICE.

C’étoit mal reconnoître un si rare service.

 

ÉRASTE,
derrière le théâtre.

Arrêtez, arrêtez, poltrons !

 

CLITON.

Arrêtez, arrêtez, poltrons !_Adieu, Nourrice :
Voici ce fou qui vient, je l’entends à la voix ;
Crois que ce n’est pas moi qu’il attrape deux fois.

 

LA NOURRICE.

Pour moi, quand je devrois passer pour Proserpine,
Je veux voir à quel point sa fureur le domine.

 

CLITON.

Contente à tes périls ton curieux désir.

 

LA NOURRICE.

Quoi qu’il puisse arriver, j’en aurai le plaisir.

ACTE V
Scène II

 

ÉRASTE, la Nourrice.

 

ÉRASTE.

En vain je les rappelle, en vain pour se défendre
La honte et le devoir leur parlent de m’attendre ;
Ces lâches escadrons de fantômes affreux
Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux,
Et se fiant à peine à la nuit qui les couvre,
Souhaitent sous l’enfer qu’un autre enfer s’entr’ouvre.
Ma voix met tout en fuite, et dans ce vaste effroi,
La peur saisit si bien les ombres et leur roi,
Que se précipitant à de promptes retraites,
Tous leurs soucis ne vont qu’à les rendre secrètes.
Le bouillant Phlégéthon, parmi ses flots pierreux,
Pour les favoriser ne roule plus de feux ;
Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,
Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière ;
Les Parques même en hâte emportent leurs fuseaux.
Et dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux,
Charon, les bras croisés, dans sa barque s’étonne
De ce qu’après Éraste il n’a passé personne.
Trop heureux accident, s’il avoit prévenu
Le déplorable coup du malheur avenu !
Trop heureux accident, si la terre entr’ouverte
Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,
Et si ce que le ciel me donne ici d’accès
Eût de ma trahison devancé le succès !
Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre !
N’étoit-ce pas assez pour me réduire en poudre
Que le simple dessein d’un si lâche forfait ?
Injustes, deviez-vous en attendre l’effet ?
Ah Mélite ! ah Tircis ! leur cruelle justice
Aux dépens de vos jours me choisit un supplice.
Ils doutoient que l’enfer eût de quoi me punir
Sans le triste secours de ce dur souvenir.
Tout ce qu’ont les enfers de feux, de fouets, de chaînes,
Ne sont auprès de lui que de légères peines ;
On reçoit d’Alecton un plus doux traitement.
Souvenir rigoureux, trêve, trêve un moment !
Qu’au moins avant ma mort dans ces demeures sombres
Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres !
Use après, si tu veux, de toute ta rigueur,
Et si pour m’achever tu manques de vigueur,
(Il met la main sur son épée.)
Voici qui t’aidera : mais derechef, de grâce,
Cesse de me gêner durant ce peu d’espace.
Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre, voici
L’ennemi de votre heur qui vous cherchoit ici :
C’est Éraste, c’est lui, qui n’a plus d’autre envie
Que d’épandre à vos pieds son sang avec sa vie :
Ainsi le veut le sort, et tout exprès les Dieux
L’ont abîmé vivant en ces funestes lieux.

 

LA NOURRICE.

Pourquoi permettez-vous que cette frénésie
Règne si puissamment sur votre fantaisie ?
L’enfer voit-il jamais une telle clarté ?

 

ÉRASTE.

Aussi ne la tient-il que de votre beauté ;
Ce n’est que de vos yeux que part cette lumière.

 

LA NOURRICE.

Ce n’est que de mes yeux ! Dessillez la paupière,
Et d’un sens plus rassis jugez de leur éclat.

 

ÉRASTE.

Ils ont, de vérité, je ne sais quoi de plat ;
Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage
Je m’étonne de voir un autre air, un autre âge :
Je ne reconnois plus aucun de vos attraits.
Jadis votre nourrice avoit ainsi les traits,
Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême,
Le poil ainsi grison. Dieux ! c’est elle-même.
Nourrice, qui t’amène en ces lieux pleins d’effroi ?
Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ?

 

LA NOURRICE.

Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte
Que la voyant si pâle il la crut être morte ;
Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.
Au reste, elle est vivante, et peut-être aujourd’hui
Tircis, de qui la mort n’étoit qu’imaginaire,
De sa fidélité recevra le salaire.

 

ÉRASTE.

Désormais donc en vain je les cherche ici-bas ;
En vain pour les trouver je rends tant de combats.

 

LA NOURRICE.

Votre douleur vous trouble, et forme des nuages
Qui séduisent vos sens par de fausses images :
Cet enfer, ces combats ne sont qu’illusions.

 

ÉRASTE.

Je ne m’abuse point de fausses visions :
Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite,
Et Pluton de frayeur en quitter la conduite.

 

LA NOURRICE.

Peut-être que chacun s’enfuyoit devant vous,
Craignant votre fureur et le poids de vos coups ;
Mais voyez si l’enfer ressemble à cette place :
Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la même face ?
Le logis de Mélite et celui de Cliton
Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ?
Quoi ? n’y remarquez-vous aucune différence ?

 

ÉRASTE.

De vrai, ce que tu dis a beaucoup d’apparence.
Nourrice, prends pitié d’un esprit égaré
Qu’ont mes vives douleurs d’avec moi séparé :
Ma guérison dépend de parler à Mélite.

 

LA NOURRICE.

Différez pour le mieux un peu cette visite,
Tant que, maître absolu de votre jugement,
Vous soyez en état de faire un compliment.
Votre teint et vos yeux n’ont rien d’un homme sage ;
Donnez-vous le loisir de changer de visage :
Un moment de repos que vous prendrez chez vous…

 

ÉRASTE.

Ne peut, si tu n’y viens, rendre mon sort plus doux,
Et ma foible raison, de guide dépourvue.
Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.

 

LA NOURRICE.

Si je vous suis utile, allons, je ne veux pas
Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.

ACTE V
Scène III

CLORIS, PHILANDRE.

 

CLORIS.

Ne m’importune plus, Philandre, je t’en prie ;
Me rapaiser jamais passe ton industrie.
Ton meilleur, je t’assure, est de n’y plus penser ;
Tes protestations ne font que m’offenser :
Savante à mes dépens de leur peu de durée,
Je ne veux point en gage une foi parjurée,
Un cœur que d’autres yeux peuvent sitôt brûler,
Qu’un billet supposé peut sitôt ébranler.

 

PHILANDRE.

Ah ! ne remettez plus dedans votre mémoire
L’indigne souvenir d’une action si noire.
Et pour rendre à jamais nos premiers vœux contents,
Étouffez l’ennemi du pardon que j’attends.
Mon crime est sans égal ; mais enfin, ma chère âme…

 

CLORIS.

Laisse là désormais ces petits mots de flamme,
Et par ces faux témoins d’un feu mal allumé
Ne me reproche plus que je t’ai trop aimé.

 

PHILANDRE.

De grâce, redonnez à l’amitié passée
Le rang que je tenois dedans votre pensée.
Derechef, ma Cloris, par ces doux entretiens,
Par ces feux qui voloient de vos yeux dans les miens,
Par ce que votre foi me permettoit d’attendre…

 

CLORIS.

C’est d’où dorénavant tu ne dois plus prétendre.
Ta sottise m’instruit, et par là je vois bien
Qu’un visage commun, et fait comme le mien,
N’a point assez d’appas, ni de chaîne assez forte,
Pour tenir en devoir un homme de ta sorte.
Mélite a des attraits qui savent tout dompter ;
Mais elle ne pourroit qu’à peine t’arrêter :
Il te faut un sujet qui la passe ou l’égale.
C’est en vain que vers moi ton amour se ravale ;
Fais-lui, si tu m’en crois, agréer tes ardeurs :
Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs.

 

PHILANDRE.

Ne me déguisez rien, un autre a pris ma place ;
Une autre affection vous rend pour moi de glace.

 

CLORIS.

Aucun jusqu’à ce point n’est encore arrivé ;
Mais je te changerai pour le premier trouvé.

 

PHILANDRE.

C’en est trop, tes dédains épuisent ma souffrance.
Adieu ; je ne veux plus avoir d’autre espérance,
Sinon qu’un jour le ciel te fera ressentir
De tant de cruautés le juste repentir.

 

CLORIS.

Adieu : Mélite et moi nous aurons de quoi rire
De tous les beaux discours que tu me viens de dire.
Que lui veux-tu mander ?

 

PHILANDRE.

Que lui veux-tu mander ?_Va, dis-lui de ma part
Qu’elle, ton frère et toi, reconnoîtrez trop tard
Ce que c’est que d’aigrir un homme de ma sorte.

 

CLORIS.

Ne crois pas la chaleur du courroux qui t’emporte :
Tu nous ferois trembler plus d’un quart d’heure ou deux.

 

PHILANDRE.

Tu railles, mais bientôt nous verrons d’autres jeux :
Je sais trop comme on venge une flamme outragée.

 

CLORIS.

Le sais-tu mieux que moi, qui suis déjà vengée ?
Par où t’y prendras-tu ? de quel air ?

 

PHILANDRE.

Par où t’y prendras-tu ? de quel air ?_Il suffit :
Je sais comme on se venge.

 

CLORIS.

Je sais comme on se venge._Et moi comme on s’en rit.

ACTE V
Scène IV

TIRCIS, MÉLITE.

 

TIRCIS.

Maintenant que le sort, attendri par nos plaintes,
Comble notre espérance et dissipe nos craintes,
Que nos contentements ne sont plus traversés
Que par le souvenir de nos malheurs passés,
Ouvrons toute notre âme à ces douces tendresses
Qu’inspirent aux amants les pleines allégresses,
Et d’un commun accord chérissons nos ennuis,
Dont nous voyons sortir de si précieux fruits.
Adorables regards, fidèles interprètes
Par qui nous expliquions nos passions secrètes,
Doux truchements du cœur, qui déjà tant de fois
M’avez si bien appris ce que n’osoit la voix,
Nous n’avons plus besoin de votre confidence :
L’amour en liberté peut dire ce qu’il pense,
Et dédaigne un secours qu’en sa naissante ardeur
Lui faisoient mendier la crainte et la pudeur.
Beaux yeux, à mon transport pardonnez ce blasphème,
La bouche est impuissante où l’amour est extrême :
Quand l’espoir est permis, elle a droit de parler ;
Mais vous allez plus loin qu’elle ne peut aller.
Ne vous lassez donc point d’en usurper l’usage,
Et quoi qu’elle m’ait dit, dites-moi davantage.
Mais tu ne me dis mot, ma vie ; et quels soucis
T’obligent à te taire auprès de ton Tircis ?

 

MÉLITE.

Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent.

 

TIRCIS.

Ah ! mon heur, il est vrai, si tes désirs secondent
Cet amour qui paroît et brille dans tes yeux,
Je n’ai rien désormais à demander aux Dieux.

 

MÉLITE.

Tu t’en peux assurer : mes yeux si pleins de flamme
Suivent l’instruction des mouvements de l’âme.
On en a vu l’effet, lorsque ta fausse mort
A fait sur tous mes sens un véritable effort ;
On en a vu l’effet, quand te sachant en vie,
De revivre avec toi j’ai pris aussi l’envie ;
On en a vu l’effet, lorsqu’à force de pleurs
Mon amour et mes soins, aidés de mes douleurs,
Ont fléchi la rigueur d’une mère obstinée,
Et gagné cet aveu qui fait notre hyménée,
Si bien qu’à ton retour ta chaste affection
Ne trouve plus d’obstacle à sa prétention.
Cependant l’aspect seul des lettres d’un faussaire
Te sut persuader tellement le contraire,
Que sans vouloir m’entendre, et sans me dire adieu,
Jaloux et furieux tu partis de ce lieu.

 

TIRCIS.

J’en rougis, mais apprends qu’il n’étoit pas possible
D’aimer comme j’aimois, et d’être moins sensible ;
Qu’un juste déplaisir ne sauroit écouter
La raison qui s’efforce à le violenter ;
Et qu’après des transports de telle promptitude,
Ma flamme ne te laisse aucune incertitude.

 

MÉLITE.

Tout cela seroit peu, n’étoit que ma bonté
T’en accorde un oubli sans l’avoir mérité,
Et que, tout criminel, tu m’es encore aimable.

 

TIRCIS.

Je me tiens donc heureux d’avoir été coupable,
Puisque l’on me rappelle au lieu de me bannir,
Et qu’on me récompense au lieu de me punir.
J’en aimerai l’auteur de cette perfidie,
Et si jamais je sais quelle main si hardie…

ACTE V
Scène V

CLORIS, TIRCIS, MÉLITE.

 

CLORIS.

Il vous fait fort bon voir, mon frère, à cajoler,
Cependant qu’une sœur ne se peut consoler,
Et que le triste ennui d’une attente incertaine
Touchant votre retour la tient encore en peine.

 

TIRCIS.

L’amour a fait au sang un peu de trahison ;
Mais Philandre pour moi t’en aura fait raison.
Dis-nous, auprès de lui retrouves-tu ton conte,
Et te peut-il revoir sans montrer quelque honte ?

 

CLORIS.

L’infidèle m’a fait tant de nouveaux serments,
Tant d’offres, tant de vœux, et tant de compliments,
Mêlés de repentir…

 

MÉLITE.

Mêlés de repentir…_Qu’à la fin exorable,
Vous l’avez regardé d’un œil plus favorable.

 

CLORIS.

Vous devinez fort mal.

 

TIRCIS.

Vous devinez fort mal._Quoi, tu l’as dédaigné ?

 

CLORIS.

Du moins, tous ses discours n’ont encor rien gagné.

 

MÉLITE.

Si bien qu’à n’aimer plus votre dépit s’obstine ?

 

CLORIS.

Non pas cela du tout, mais je suis assez fine :
Pour la première fois, il me dupe qui veut ;
Mais pour une seconde, il m’attrape qui peut.

 

MÉLITE.

C’est-à-dire, en un mot…

 

CLORIS.

C’est-à-dire, en un mot…_Que son humeur volage
Ne me tient pas deux fois en un même passage ;
En vain dessous mes lois il revient se ranger.
Il m’est avantageux de l’avoir vu changer,
Avant que de l’hymen le joug impitoyable,
M’attachant avec lui, me rendît misérable.
Qu’il cherche femme ailleurs, tandis que de ma part
J’attendrai du destin quelque meilleur hasard.

 

MÉLITE.

Mais le peu qu’il voulut me rendre de service
Ne lui doit pas porter un si grand préjudice.

 

CLORIS.

Après un tel faux bond, un change si soudain,
À volage, volage, et dédain pour dédain.

 

MÉLITE.

Ma sœur, ce fut pour moi qu’il osa s’en dédire.

 

CLORIS.

Et pour l’amour de vous je n’en ferai que rire.

 

MÉLITE.

Et pour l’amour de moi vous lui pardonnerez.

 

CLORIS.

Et pour l’amour de moi vous m’en dispenserez.

 

MÉLITE.

Que vous êtes mauvaise !

 

CLORIS.

Que vous êtes mauvaise !_Un peu plus qu’il ne semble.

 

MÉLITE.

Je vous veux toutefois remettre bien ensemble.

 

CLORIS.

Ne l’entreprenez pas; peut-être qu’après tout
Votre dextérité n’en viendroit pas à bout.

ACTE V
Scène VI

TIRCIS, la Nourrice, ÉRASTE, MÉLITE,
CLORIS.

 

TIRCIS.

De grâce, mon souci, laissons cette causeuse :
Qu’elle soit à son choix facile ou rigoureuse,
L’excès de mon ardeur ne sauroit consentir
Que ces frivoles soins te viennent divertir :
Tous nos pensers sont dus, en l’état où nous sommes,
À ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes,
Et ma fidélité, qu’il va récompenser…

 

LA NOURRICE.

Vous donnera bientôt autre chose à penser.
Votre rival vous cherche, et la main à l’épée
Vient demander raison de sa place usurpée.

 

ÉRASTE, à Mélite

.
Non, non, vous ne voyez en moi qu’un criminel,
À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel
Rend le jour odieux, et fait naître l’envie
De sortir de sa gêne en sortant de la vie.
Il vient mettre à vos pieds sa tête à l’abandon ;
La mort lui sera douce à l’égal du pardon.
Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite
La main qui sépara Tircis d’avec Mélite,
Et de qui l’imposture avec de faux écrits
A dérobé Philandre aux vœux de sa Cloris.

 

MÉLITE.

Eclaircis du seul point qui nous tenoit en doute,
Que serois-tu d’avis de lui répondre ?

 

TIRCIS.

Que serois-tu d’avis de lui répondre ?_Écoute
Quatre mots à quartier.

 

ÉRASTE.

Quatre mots à quartier.__Que vous avez de tort
De prolonger ma peine en différant ma mort !
De grâce, hâtez-vous d’abréger mon supplice,
Ou ma main préviendra votre lente justice.

 

MÉLITE.

Voyez comme le ciel a de secrets ressorts
Pour se faire obéir malgré nos vains efforts :
Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire,
Avance nos amours au lieu de les détruire ;
De son fâcheux succès, dont nous devions périr,
Le sort tire un remède afin de nous guérir.
Donc pour nous revancher de la faveur reçue,
Nous en aimons l’auteur à cause de l’issue,
Obligés désormais de ce que tour à tour
Nous nous sommes rendu tant de preuves d’amour,
Et de ce que l’excès de ma douleur sincère
A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère,
Que cette occasion prise comme aux cheveux,
Tircis n’a rien trouvé de contraire à ses vœux ;
Outre qu’en fait d’amour la fraude est légitime ;
Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,
Regardez, acceptant le pardon, ou l’oubli,
Par où votre repos sera mieux établi.

 

ÉRASTE.

Tout confus et honteux de tant de courtoisie,
Je veux dorénavant chérir ma jalousie,
Et puisque c’est de là que vos félicités…

 

LA NOURRICE, à Éraste.

Quittez ces compliments qu’ils n’ont pas mérités :
Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance
Ils tiennent le passé dans quelque indifférence,
N’osant se hasarder à des ressentiments
Qui donneroient du trouble à leurs contentements.
Mais Cloris, qui s’en tait, vous la gardera bonne,
Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,
Saura bien se venger sur vous à l’avenir
D’un amant échappé qu’elle pensoit tenir.

 

ÉRASTE, à Cloris.

Si vous pouviez souffrir qu’en votre bonne grâce
Celui qui l’en tira pût occuper sa place,
Éraste, qu’un pardon purge de son forfait,
Est prêt de réparer le tort qu’il vous a fait.
Mélite répondra de ma persévérance :
Je n’ai pu la quitter qu’en perdant l’espérance ;
Encore avez-vous vu mon amour irrité
Mettre tout en usage en cette extrémité ;
Et c’est avec raison que ma flamme contrainte
De réduire ses feux dans une amitié sainte,
Mes amoureux desirs, vers elle superflus
Tournent vers la beauté qu’elle chérit le plus.

 

TIRCIS.

Que t’en semble, ma sœur ?

 

CLORIS.

Que t’en semble, ma sœur ?_Mais toi-même, mon frère ?

 

TIRCIS.

Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.

 

CLORIS.

Tu sais qu’en tel sujet ce fut toujours de toi
Que mon affection voulut prendre la loi.

 

TIRCIS.

Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent,
Tu veux qu’auparavant les miens les autorisent.
Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j’y consens
Bien sûr que mon avis s’accommode à ton sens.
Fassent les puissants Dieux que par cette alliance
Il ne reste entre nous aucune défiance,
Et que m’aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,
Nos ans puissent couler avec plus de douceur !

 

ÉRASTE.

Heureux dans mon malheur, c’est dont je les supplie ;
Mais ma félicité ne peut être accomplie
Jusqu’à ce qu’après vous son aveu m’ait permis
D’aspirer à ce bien que vous m’avez promis.

 

CLORIS.

Aimez-moi seulement, et pour la récompense
On me donnera bien le loisir que j’y pense.

 

TIRCIS.

Oui, sous condition qu’avant la fin du jour
Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour.

CLORIS.

Vous prodiguez en vain vos foibles artifices ;
Je n’ai reçu de lui ni devoirs ni services.

 

MÉLITE.

C’est bien quelque raison ; mais ceux qu’il m’a rendus,
Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.
Ma sœur, acquitte-moi d’une reconnoissance
Dont un autre destin m’a mise en impuissance :
Accorde cette grâce à nos justes desirs.

 

TIRCIS.

Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs.

 

ÉRASTE.


Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,
Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;
Et pour faire aujourd’hui le bonheur d’un amant,
Laissez-les disposer de votre sentiment.

 

CLORIS.


En vain en ta faveur chacun me sollicite,
J’en croirai seulement la mère de Mélite :
Son avis m’ôtera la peur du repentir,
Et ton mérite alors m’y fera consentir.

 

TIRCIS.

Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,
Nourrice, va t’offrir pour maîtresse à Philandre.

 

LA NOURRICE.
(Tous rentrent, et elle demeure seule.)

Là, là, n’en riez point : autrefois en mon temps
D’aussi beaux fils que vous étoient assez contents,
Et croyoient de leur peine avoir trop de salaire
Quand je quittois un peu mon dédain ordinaire.
À leur compte, mes yeux étoient de vrais soleils
Qui répandoient partout des rayons nompareils ;
Je n’avois rien en moi qui ne fût un miracle ;
Un seul mot de ma part leur étoit un oracle…
Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu’est-ce-ci ?
Vous êtes bien hâtés de me laisser ainsi !
Allez, quelle que soit l’ardeur qui vous emporte,
On ne se moque point des femmes de ma sorte,
Et je ferai bien voir à vos feux empressés
Que vous n’en êtes pas encore où vous pensez.

*************

Mélite Corneille

 

 

LE THEÂTRE DE CORNEILLE

Le Théâtre de Corneille





     theatre-de-corneilleLe Théâtre de CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

 





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LE THEÂTRE DE CORNEILLE

 

****************************


Mélite
Comédie en cinq actes
1629
melite-corneille-artgitato

*

Clitandre
Tragédie en cinq actes
1631
clitandre-corneille-artgitato

*

La Veuve
Comédie en cinq actes
1632

la-veuve-corneille-artgitato

*
LA GALERIE DU PALAIS
ou
L’Amie rivale
Comédie en cinq actes
1633
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*

La Suivante
Comédie en cinq actes
1634

*

Médée
Tragédie en cinq actes
1635

E0702 FEUERBACH 9826

**

LE CID
Tragédie en cinq actes
1636
le-cid-corneille-artgitato

**




HORACE
Tragédie en cinq actes
1640

horace-corneille-le-serment-des-horaces-jacques-louis-david

**

Andromède
Tragédie en quatre actes
1650
andromede-corneille

**

Œdipe
Tragédie en cinq actes
1659

oedipe-corneille-oedipe-explique-lenigme-du-sphinx-dingres-1827-musee-du-louvre

********************

Théâtre de Corneille



************************

DÉFENSE DE QUELQUES PIÈCES DE THÉATRE
DE M. CORNEILLE.

À M. de Barillon
1677
I. Je n’ai jamais douté de votre inclination à la vertu, mais je ne vous croyois pas scrupuleux jusqu’au point de ne pouvoir souffrir Rodogune, sur le théâtre, parce qu’elle veut inspirer à ses amants le dessein de faire mourir leur mère, après que la mère a voulu inspirer à ses enfants le dessein de faire mourir une maîtresse. Je vous supplie, Monsieur, d’oublier la douceur de notre naturel, l’innocence de nos mœurs, l’humanité de notre politique, pour considérer les coutumes barbares et les maximes criminelles des princes de l’Orient. Quand vous aurez fait réflexion qu’en toutes les familles royales de l’Asie, les pères se défont de leurs enfants, sur le plus léger soupçon ; que les enfants se défont de leurs pères, par l’impatience de régner ; que les maris font tuer leurs femmes, et les femmes empoisonner leurs maris ; que les frères comptent pour rien le meurtre des frères ; quand vous aurez considéré un usage si détestable, établi parmi les rois de ces nations, vous vous étonnerez moins que Rodogune ait voulu venger la mort de son époux sur Cléopâtre, qu’elle ait voulu assurer sa vie, recouvrer sa liberté, et mettre un amant sur le trône, par la perte de la plus méchante femme qui fut jamais. Corneille a donné aux jeunes princes tout le bon naturel qu’ils auroient dû avoir pour la meilleure mère du monde : il a fait prendre à la jeune reine le parti qu’exigeoit d’elle la nécessité de ses affaires.

Peut-être me direz-vous que ces crimes-là peuvent s’exécuter en Asie, et ne se doivent pas représenter en France. Mais quelle raison vous oblige de refuser notre théâtre à une femme qui n’a fait que conseiller le crime pour son salut, et de l’accorder à ceux qui l’ont fait eux-mêmes sans aucun sujet ? Pourquoi bannir de notre scène Rodogune, et y recevoir avec applaudissement Electre et Oreste ? Pourquoi Atrée y fera-t-il servir à Thyeste ses propres enfants dans un festin ? Pourquoi Néron y fera-t-il empoisonner Britannicus ? Pourquoi Hérode, roi des Juifs, roi de ce peuple aimé de Dieu, fera-t-il mourir sa femme ? Pourquoi Amurat fera-t-il étrangler Roxane et Bajazet ? Et venant des Juifs et des Turcs aux chrétiens, pourquoi Philippe II, ce prince si catholique, fera-t-il mourir don Carlos, sur un soupçon fort mal éclairci ? La Nouvelle la plus agréable que nous ayons  renouvelé la mémoire d’une chose ensevelie, et a produit une tragédie, en Angleterre, dont le sujet a su plaire à tous les Anglois. Rodogune, cette pauvre princesse opprimée, n’a pas demandé un crime pour un crime. Elle a demandé sa sûreté, qui ne pouvoit s’établir que par un crime ; mais un crime, à l’égard d’un Capucin, plus qu’à l’égard d’un Ambassadeur, un crime dont Machiavel auroit fait une vertu politique, et que la méchanceté de Cléopâtre peut faire passer pour une justice légitimement exercée.

Une chose que vous trouviez fort à redire, Monsieur, c’est qu’on ait rendu une jeune princesse capable d’une si forte résolution. Je ne sais pas bien son âge ; mais je sais qu’elle étoit reine, et qu’elle étoit veuve. Une de ces qualités suffît pour faire perdre le scrupule à une femme, à quelque âge que ce soit. Faites grâce, Monsieur, faites grâce à Rodogune. Le monde vous fournira de plus grands crimes que le sien, où vous pourrez faire un meilleur usage de la vertueuse haine que vous avez pour les méchantes actions.

À madame la duchesse Mazarin.

II. Il me semble que Rodogune n’est pas mal justifiée : faisons la même chose pour Émilie, auprès de Madame Mazarin. Suspendez votre jugement, Madame ; Émilie n’est pas fort coupable d’avoir exposé Cinna aux dangers d’une conspiration. Ne la condamnez pas, de peur de vous condamner vous-même : c’est par vos propres sentiments que je veux défendre les siens ; c’est par Hortense que je prétends justifier Émilie.

Émilie avoit vu la proscription de sa famille ; elle avoit vu massacrer son père, et, ce qui étoit plus insupportable à une Romaine, elle voyoit la république assujettie par Auguste. Le désir de la vengeance et le dessein de rétablir la liberté lui firent chercher des amis, à qui les mêmes outrages pussent inspirer les mêmes sentiments, et que les mêmes sentiments pussent unir pour perdre un usurpateur. Cinna, neveu de Pompée, et le seul reste de cette grande maison, qui avoit péri pour la république, joignit ses ressentiments à ceux d’Émilie ; et tous deux venant à s’animer par le souvenir des injures, autant que par l’intérêt du public, formèrent ensemble le dessein hardi de cette illustre et célèbre conspiration.

Dans les conférences qu’il fallut avoir pour conduire cette affaire, les cœurs s’unirent aussi bien que les esprits ; mais ce ne fut que pour animer davantage la conspiration ; et jamais Émilie ne se promit à Cinna, qu’à condition qu’il se donneroit tout entier à leur entreprise. Ils conspirèrent donc, avant que de s’aimer ; et leur passion, qui mêla ses inquiétudes et ses craintes à celles qui suivent toujours les conjurations, demeura soumise au désir de la vengeance, et à l’amour de la liberté.

Comme leur dessein étoit sur le point de s’exécuter, Cinna, se laissant toucher à la confiance, et aux bienfaits d’Auguste, fit voir à Émilie une âme sujette aux remords, et toute prête à changer de résolution ; mais Émilie, plus Romaine que Cinna, lui reprocha sa foiblesse, et demeura plus fortement attachée à son dessein que jamais. Ce fut là qu’elle dit des injures à son amant ; ce fut là qu’elle imposa des conditions que vous n’avez pu souffrir, et que vous approuverez, Madame, quand vous vous serez mieux consultée. Le désir de la vengeance fut la première passion d’Émilie : le dessein de rétablir la république se joignit au désir de la vengeance ; l’amour fut un effet de la conspiration, et il entra dans l’âme des conspirateurs, plus pour y servir que pour y régner.

Joignons à la douceur de venger nos parens,
La gloire qu’on remporte à punir les tyrans ;
Et faisons publier par toute l’Italie :
La liberté de Rome est l’œuvre d’Émilie.
On a touché son âme, et son cœur s’est épris ;
Mais elle n’a donné son amour qu’à ce prix.

Vous êtes née à Rome, Madame, et vous y avez reçu l’âme des Porcies et des Arries, au lieu que les autres qu’on y voit naître n’y prennent que le génie des Italiens. Avec cette âme toute grande, toute romaine, si vous viviez aujourd’hui dans une république qu’on opprimât ; si vos parents y étoient proscrits, votre maison désolée, et, ce qui est le plus odieux à une personne libre, si votre égal étoit devenu votre maître ; ce couteau que vous avez acheté pour vous tuer, quand vous verrez la ruine de votre patrie ; ce couteau ne seroit-il pas essayé contre le tyran, avant que d’être employé contre vous-même ? Vous conspireriez sans doute ; et un misérable amant qui voudroit vous inspirer la foiblesse d’un repentir, seroit traité plus durement par Hortense, que Cinna ne le fut par Émilie.

Je m’imagine que nous vivons dans une même république, dont un citoyen ambitieux opprime la liberté. En cet état déplorable, je vous offrirois un vieux Cinna, qui feroit peu d’impression sur votre cœur ; mais, quand vous lui auriez ordonné de punir le tyran, il ne reviendrait pas vous trouver avec des remords, avec cette vertu apparente qui cache des mouvements de crainte, et des sentiments d’intérêt. Il recevroit la confidence et les bienfaits du nouvel Auguste, comme des outrages ; les périls ne feroient que l’animer à vous servir ; il se porteroit enfin si généreusement à l’exécution de l’entreprise, que vous le plaindriez mort, pour avoir obéi à vos ordres, ou le loueriez vivant, après les avoir exécutés.

Que la condition du vieux philosophe est malheureuse ! Il ne se soucie point de gloire ; et le mieux qui lui puisse arriver, c’est qu’un peu de louange soit le prix de tous ses services. Encore cette apparence de grâce, toute vaine qu’elle est, ne lui est accordée que bien rarement ; il voit même beaucoup plus de disposition à lui donner des chagrins que des louanges. Et Dieu conserve M. l’ambassadeur de Portugal ! S’il n’étoit plus au monde, le philosophe seroit exposé le premier aux mauvais traitements que Son Excellence essuie tous les jours.

À Messieurs de ***.

III. Si je dispute quelquefois avec vous, Messieurs, ce n’est que pour remplir le vide du jeu et pour vous ôter l’ennui d’une conversation trop languissante. Je conteste à dessein de vous céder, et vous oppose de foibles raisons, tout préparé à reconnoître la supériorité des vôtres.

Dans cette vue, j’ai soutenu que le Menteur étoit une bonne comédie, que le sujet du Cid étoit heureux, et que cette pièce faisoit un très-bel effet sur le théâtre, quoiqu’elle ne fût pas sans défaut ; j’ai soutenu que Rodogune étoit un fort bel ouvrage, et que l’Œdipe devoit passer pour un chef-d’œuvre de l’art. Pouvois-je vous faire un plus grand plaisir, Messieurs, que de vous donner une si juste occasion de me contredire, et de faire valoir la force et la netteté de votre jugement aux dépens du mien ?

J’ai soutenu que pour faire une belle comédie, il falloit choisir un beau sujet, le bien disposer, le bien suivre, et le mener naturellement à la fin ; qu’il falloit faire entrer les caractères dans les sujets, et non pas former la constitution des sujets après celle des caractères ; que nos actions devoient précéder nos qualités et nos humeurs ; qu’il falloit remettre à la philosophie de nous faire connoître ce que sont les hommes, et à la comédie de nous faire voir ce qu’ils font ; et qu’enfin ce n’est pas tant la nature humaine qu’il faut expliquer, que la condition humaine qu’il faut représenter sur le théâtre.

Ne vous ai-je pas bien servis, Messieurs, quand je me suis rendu ridicule par de si sottes propositions ? Pouvois-je faire plus pour vous, que d’exposer à votre censure la rudesse d’un vieux goût qui a fait voir le raffinement du vôtre ? Vous avez raison, Messieurs, vous avez raison de vous moquer des songes d’Aristote et d’Horace, des rêveries de Heinsius et de Grotius, des caprices de Corneille et de Ben-Johnson, des fantaisies de Rapin, et de Boileau. La seule règle des honnêtes gens, c’est la mode. Que sert une raison qui n’est point reçue, et qui peut trouver à redire à une extravagance qui plaît ?

J’avoue qu’il y a eu des temps où il falloit choisir de beaux sujets, et les bien traiter : il ne faut plus aujourd’hui que des caractères ; et je demande pardon au poëte de la comédie de M. le duc de Buckingham, s’il m’a paru ridicule, quand il se vantoit d’avoir trouvé l’invention de faire des comédies sans sujet. J’ai les mêmes excuses à vous faire, Messieurs : comme vous avez le même esprit, je vous ai tous offensés également ; ce qui m’oblige à vous donner une pareille satisfaction. Mais je ne prétends pas me raccommoder simplement avec vous, sur la comédie ; j’espère que vous me ferez, à l’avenir, un traitement plus favorable en tout, et que Madame Mazarin me sera moins opposée qu’elle n’est.

Que vous ai-je fait, madame la duchesse, pour me traiter de la façon que vous me traitez ? Il n’y a que moi, et le diable de Quevedo, à qui l’on impute toutes les qualités contraires. Vous me trouvez fade dans les louanges, vous me trouvez piquant dans les vérités : si je veux me taire, je suis trop discret ; si je veux parler, je suis trop libre. Quand je dispute, la contestation vous choque ; quand je m’empêche de disputer, ma retenue vous paroît méprisante et dédaigneuse. Dis-je des nouvelles ? je suis mal informé ; n’en dis-je pas ? je fais le mystérieux. À l’Hombre, on se défie de moi comme d’un pipeur, et on me trompe comme un imbécile. On me fait les injustices, et on me condamne. Je suis puni du tort qu’ont les autres : Tout le monde crie, tout le monde se plaint, et je suis le seul à souffrir.

Je vous ai l’obligation de toutes ces choses, Madame, sans compter que vous me donnez au public pour tel qu’il vous plaît. Vous me faites révérer ceux que je méprise, mépriser ceux que j’honore, offenser ceux que je crains. Quartier ! madame la duchesse ; je me rends. Ce n’est pas vaincre, que d’avoir affaire à des gens rendus. Portez vos armes contre les rebelles, forcez les opiniâtres, et gouvernez avec douceur les soumis : la différence des uns aux autres ne doit pas durer longtemps. Un jour viendra (et ce grand jour n’est pas loin) que le comte de Mélos ne murmurera plus à l’Hombre, et que le baron de la Taulade perdra sans chagrin. Pour moi, j’ai abandonné les Visionnaires et le Menteur. Racine est préféré à Corneille, et les caractères l’emportent sur les sujets. Je ne renonce pas seulement à mon opinion, Madame ; je maintiens les vôtres avec plus de fermeté que M. de Villiers n’en peut avoir à soutenir la beauté de ses parentes. J’ai changé l’ordre de mes louanges, et de mes censures. Dès les cinq heures du soir, je blâmerai ce que vous jugerez blâmable, et je louerai à minuit ce que vous croirez digne d’être loué. Pour dernier sacrifice, je continuerai, tant qu’il vous plaira, la maudite société que nous avons eue, M. l’ambassadeur de France, M. le comte de Castelmelhor, et moi. Proposez quelque chose de plus difficile ; vos ordres, Madame, le feront exécuter.

Charles de Saint-Évremond
Œuvres mêlées
Défense de quelques pièces de théâtre de M. Corneille

****************

Le Théâtre de Corneille

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Œdipe CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES – 1659

Œdipe Corneille 1640


     oedipe-corneilleŒdipe CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

Œdipe
1640

Œdipe Corneille

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oedipe-corneille-oedipe-explique-lenigme-du-sphinx-dingres-1827-musee-du-louvre

PERSONNAGES

 

Œdipe, roi de Thèbes, fils et mari de Jocaste.
Thésée, prince d’Athènes, fils d’Egée et amant de Dircé.
Jocaste, reine de Thèbes, femme et mère d’Œdipe.
Dircé, princesse de Thèbes, fille de Laïus et de Jocaste, sœur d’Œdipe et amante de Thésée.
CléanteDymas, confidents d’Œdipe.
Phorbas, vieillard thébain.
Iphicrate, chef de Corinthe.
Nérine, dame d’honneur de la Reine.
Mégare, fille d’honneur de Dircé.
Page.




**********************

ACTE I

Scène première





.

Thésée.

N’écoutez plus, madame, une pitié cruelle,

Qui d’un fidèle amant vous ferait un rebelle :

La gloire d’obéir n’a rien qui me soit doux,

Lorsque vous m’ordonnez de m’éloigner de vous.

Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,

L’absence aux vrais amants est encor plus funeste ;

Et d’un si grand péril l’image s’offre en vain,

Quand ce péril douteux épargne un mal certain.

Dircé.

Le trouvez-vous douteux quand toute votre suite

Par cet affreux ravage à Phaedime est réduite,

De qui même le front, déjà pâle et glacé,

Porte empreint le trépas dont il est menacé ?

Seigneur, toutes ces morts dont il vous environne

Sont des avis pressants que de grâce il vous donne,

Et tant lever le bras avant que de frapper,

C’est vous dire assez haut qu’il est temps d’échapper.

Thésée.

Je le vois comme vous ; mais alors qu’il m’assiége,

Vous laisse-t-il, madame, un plus grand privilège ?

Ce palais par la peste est-il plus respecté ?

Et l’air auprès du trône est-il moins infecté ?

Dircé.

Ah ! Seigneur, quand l’amour tient une âme alarmée,

Il l’attache aux périls de la personne aimée.

Je vois aux pieds du roi chaque jour des mourants ;

J’y vois tomber du ciel les oiseaux expirants ;

Je me vois exposée à ces vastes misères ;

J’y vois mes soeurs, la reine, et les princes mes frères :

Je sais qu’en ce moment je puis les perdre tous ;

Et mon coeur toutefois ne tremble que pour vous,

Tant de cette frayeur les profondes atteintes

Repoussent fortement toutes les autres craintes !

Thésée.

Souffrez donc que l’amour me fasse même loi,

Que je tremble pour vous quand vous tremblez pour moi,

Et ne m’imposez pas cette indigne faiblesse

De craindre autres périls que ceux de ma princesse :

J’aurais en ma faveur le courage bien bas,

Si je fuyais des maux que vous ne fuyez pas.

Votre exemple est pour moi la seule règle à suivre ;

Éviter vos périls, c’est vouloir vous survivre :

Je n’ai que cette honte à craindre sous les cieux.

Ici je puis mourir, mais mourir à vos yeux ;

Et si malgré la mort de tous côtés errante,

Le destin me réserve à vous y voir mourante,

Mon bras sur moi du moins enfoncera les coups

Qu’aura son insolence élevés jusqu’à vous,

Et saura me soustraire à cette ignominie

De souffrir après vous quelques moments de vie,

Qui dans le triste état où le ciel nous réduit,

Seraient de mon départ l’infâme et le seul fruit.

Dircé.

Quoi ? Dircé par sa mort deviendrait criminelle

Jusqu’à forcer Thésée à mourir après elle,

Et ce coeur, intrépide au milieu du danger,

Se défendrait si mal d’un malheur si léger !

M’immoler une vie à tous si précieuse,

Ce serait rendre à tous ma mémoire odieuse,

Et par toute la Grèce animer trop d’horreur

Contre une ombre chérie avec tant de fureur.

Ces infâmes brigands dont vous l’avez purgée,

Ces ennemis publics dont vous l’avez vengée,

Après votre trépas à l’envi renaissants,

Pilleraient sans frayeur les peuples impuissants ;

Et chacun maudirait, en les voyant paraître,

La cause d’une mort qui les ferait renaître.

Oserai-je, seigneur, vous dire hautement

Qu’un tel excès d’amour n’est pas d’un tel amant ?

S’il est vertu pour nous, que le ciel n’a formées

Que pour le doux emploi d’aimer et d’être aimées,

Il faut qu’en vos pareils les belles passions

Ne soient que l’ornement des grandes actions.

Ces hauts emportements qu’un beau feu leur inspire

Doivent les élever, et non pas les détruire ;

Et quelque désespoir que leur cause un trépas,

Leur vertu seule a droit de faire agir leurs bras.

Ces bras, que craint le crime à l’égal du tonnerre,

Sont des dons que le ciel fait à toute la terre ;

Et l’univers en eux perd un trop grand secours,

Pour souffrir que l’amour soit maître de leurs jours.

Faites voir, si je meurs, une entière tendresse ;

Mais vivez après moi pour toute notre Grèce,

Et laissez à l’amour conserver par pitié

De ce tout désuni la plus digne moitié.

Vivez pour faire vivre en tous lieux ma mémoire,

Pour porter en tous lieux vos soupirs et ma gloire,

Et faire partout dire :  » un si vaillant héros

Au malheur de Dircé donne encor des sanglots ;

Il en garde en son âme encor toute l’image,

Et rend à sa chère ombre encor ce triste hommage.  »

Cet espoir est le seul dont j’aime à me flatter,

Et l’unique douceur que je veux emporter.

Thésée.

Ah ! Madame, vos yeux combattent vos maximes :

Si j’en crois leur pouvoir, vos conseils sont des crimes.

Je ne vous ferai point ce reproche odieux,

Que si vous aimiez bien, vous conseilleriez mieux :

Je dirai seulement qu’auprès de ma princesse

Aux seuls devoirs d’amant un héros s’intéresse,

Et que de l’univers fût-il le seul appui,

Aimant un tel objet, il ne doit rien qu’à lui.

Mais ne contestons point et sauvons l’un et l’autre :

L’hymen justifiera ma retraite et la vôtre.

Le roi me pourrait-il en refuser l’aveu,

Si vous en avouez l’audace de mon feu ?

Pourrait-il s’opposer à cette illustre envie

D’assurer sur un trône une si belle vie,

Et ne point consentir que des destins meilleurs

Vous exilent d’ici pour commander ailleurs ?

Dircé.

Le roi, tout roi qu’il est, seigneur, n’est pas mon maître ;

Et le sang de Laïus, dont j’eus l’honneur de naître,

Dispense trop mon coeur de recevoir la loi

D’un trône que sa mort n’a dû laisser qu’à moi.

Mais comme enfin le peuple et l’hymen de ma mère

Ont mis entre ses mains le sceptre de mon père,

Et qu’en ayant ici toute l’autorité,

Je ne puis rien pour vous contre sa volonté,

Pourra-t-il trouver bon qu’on parle d’hyménée

Au milieu d’une ville à périr condamnée,

Où le courroux du ciel, changeant l’air en poison,

Donne lieu de trembler pour toute sa maison ?

Mégare.

Madame.

Dircé.

Adieu, seigneur : la reine, qui m’appelle,

M’oblige à vous quitter pour me rendre auprès d’elle ;

Et d’ailleurs le roi vient.

Thésée.

Que ferai-je ?

Dircé.

Parlez.

Je ne puis plus vouloir que ce que vous voulez.

Scène II

.

Oedipe.

Au milieu des malheurs que le ciel nous envoie,

Prince, nous croiriez-vous capables d’une joie,

Et que nous voyant tous sur les bords du tombeau,

Nous pussions d’un hymen allumer le flambeau ?

C’est choquer la raison peut-être et la nature ;

Mais mon âme en secret s’en forme un doux augure

Que Delphes, dont j’attends réponse en ce moment,

M’envoiera de nos maux le plein soulagement.

Thésée.

Seigneur, si j’avais cru que parmi tant de larmes

La douceur d’un hymen pût avoir quelques charmes,

Que vous en eussiez pu supporter le dessein,

Je vous aurais fait voir un beau feu dans mon sein,

Et tâché d’obtenir cet aveu favorable

Qui peut faire un heureux d’un amant misérable.

Oedipe.

Je l’avais bien jugé, qu’un intérêt d’amour

Fermait ici vos yeux aux périls de ma cour ;

Mais je croirais me faire à moi-même un outrage

Si je vous obligeais d’y tarder davantage,

Et si trop de lenteur à seconder vos feux

Hasardait plus longtemps un coeur si généreux.

Le mien sera ravi que de si nobles chaînes

Unissent les états de Thèbes et d’Athènes.

Vous n’avez qu’à parler, vos voeux sont exaucés :

Nommez ce cher objet, grand prince, et c’est assez.

Un gendre tel que vous m’est plus qu’un nouveau trône,

Et vous pouvez choisir d’Ismène ou d’Antigone ;

Car je n’ose penser que le fils d’un grand roi,

Un si fameux héros, aime ailleurs que chez moi,

Et qu’il veuille en ma cour, au mépris de mes filles,

Honorer de sa main de communes familles.

Thésée.

Seigneur, il est tout vrai : j’aime en votre palais ;

Chez vous est la beauté qui fait tous mes souhaits.

Vous l’aimez à l’égal d’Antigone et d’Ismène ;

Elle tient même rang chez vous et chez la reine ;

En un mot, c’est leur soeur, la princesse Dircé,

Dont les yeux…

Oedipe.

Quoi ? Ses yeux, prince, vous ont blessé ?

Je suis fâché pour vous que la reine sa mère

Ait su vous prévenir pour un fils de son frère.

Ma parole est donnée, et je n’y puis plus rien ;

Mais je crois qu’après tout ses soeurs la valent bien.

Thésée.

Antigone est parfaite, Ismène est admirable ;

Dircé, si vous voulez, n’a rien de comparable :

Elles sont l’une et l’autre un chef-d’oeuvre des cieux ;

Mais où le coeur est pris on charme en vain les yeux.

Si vous avez aimé, vous avez su connaître

Que l’amour de son choix veut être le seul maître ;

Que s’il ne choisit pas toujours le plus parfait,

Il attache du moins les coeurs au choix qu’il fait ;

Et qu’entre cent beautés dignes de notre hommage,

Celle qu’il nous choisit plaît toujours davantage.

Ce n’est pas offenser deux si charmantes soeurs,

Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.

J’avouerai, s’il le faut, que c’est un pur caprice,

Un pur aveuglement qui leur fait injustice ;

Mais ce serait trahir tout ce que je leur doi,

Que leur promettre un coeur quand il n’est plus à moi.

Oedipe.

Mais c’est m’offenser, moi, prince, que de prétendre

À des honneurs plus hauts que le nom de mon gendre.

Je veux toutefois être encor de vos amis ;

Mais ne demandez plus un bien que j’ai promis.

Je vous l’ai déjà dit, que pour cet hyménée

Aux voeux du prince Aemon ma parole est donnée.

Vous avez attendu trop tard à m’en parler,

Et je vous offre assez de quoi vous consoler.

La parole des rois doit être inviolable.

Thésée.

Elle est toujours sacrée et toujours adorable ;

Mais ils ne sont jamais esclaves de leur voix,

Et le plus puissant roi doit quelque chose aux rois.

Retirer sa parole à leur juste prière,

C’est honorer en eux son propre caractère ;

Et si le prince Aemon ose encor vous parler,

Vous lui pouvez offrir de quoi se consoler.

Oedipe.

Quoi ? Prince, quand les dieux tiennent en main leur foudre,

Qu’ils ont le bras levé pour nous réduire en poudre,

J’oserai violer un serment solennel,

Dont j’ai pris à témoin leur pouvoir éternel ?

Thésée.

C’est pour un grand monarque un peu bien du scrupule.

Oedipe.

C’est en votre faveur être un peu bien crédule

De présumer qu’un roi, pour contenter vos yeux,

Veuille pour ennemis les hommes et les dieux.

Thésée.

Je n’ai qu’un mot à dire après un si grand zèle :

Quand vous donnez Dircé, Dircé se donne-t-elle ?

Oedipe.

Elle sait son devoir.

Thésée.

Savez-vous quel il est ?

Oedipe.

L’aurait-elle réglé suivant votre intérêt ?

À me désobéir l’auriez-vous résolue ?

Thésée.

Non, je respecte trop la puissance absolue ;

Mais lorsque vous voudrez sans elle en disposer,

N’aura-t-elle aucun droit, seigneur, de s’excuser ?

Oedipe.

Le temps vous fera voir ce que c’est qu’une excuse.

Thésée.

Le temps me fera voir jusques où je m’abuse ;

Et ce sera lui seul qui saura m’éclaircir

De ce que pour Aemon vous ferez réussir.

Je porte peu d’envie à sa bonne fortune ;

Mais je commence à voir que je vous importune.

Adieu : faites, seigneur, de grâce un juste choix ;

Et si vous êtes roi, considérez les rois.

Scène III

.

Oedipe.

Si je suis roi, Cléante ! Et que me croit-il être ?

Cet amant de Dircé déjà me parle en maître !

Vois, vois ce qu’il ferait s’il était son époux.

Cléante.

Seigneur, vous avez lieu d’en être un peu jaloux.

Cette princesse est fière ; et comme sa naissance

Croit avoir quelque droit à la toute-puissance,

Tout est au-dessous d’elle, à moins que de régner,

Et sans doute qu’Aemon s’en verra dédaigner.

Oedipe.

Le sang a peu de droits dans le sexe imbécile ;

Mais c’est un grand prétexte à troubler une ville ;

Et lorsqu’un tel orgueil se fait un fort appui,

Le roi le plus puissant doit tout craindre de lui.

Toi qui, né dans Argos et nourri dans Mycènes,

Peux être mal instruit de nos secrètes haines,

Vois-les jusqu’en leur source, et juge entre elle et moi

Si je règne sans titre, et si j’agis en roi.

On t’a parlé du Sphinx, dont l’énigme funeste

Ouvrit plus de tombeaux que n’en ouvre la peste,

Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,

Se campait fièrement sur le mont Cythéron,

D’où chaque jour ici devait fondre sa rage,

À moins qu’on éclaircît un si sombre nuage.

Ne porter qu’un faux jour dans son obscurité,

C’était de ce prodige enfler la cruauté ;

Et les membres épars des mauvais interprètes

Ne laissaient dans ces murs que des bouches muettes.

Mais comme aux grands périls le salaire enhardit,

Le peuple offre le sceptre, et la reine son lit ;

De cent cruelles morts cette offre est tôt suivie :

J’arrive, je l’apprends, j’y hasarde ma vie.

Au pied du roc affreux semé d’os blanchissants,

Je demande l’énigme et j’en cherche le sens ;

Et ce qu’aucun mortel n’avait encor pu faire,

J’en dévoile l’image et perce le mystère.

Le monstre, furieux de se voir entendu,

Venge aussitôt sur lui tant de sang répandu,

Du roc s’élance en bas, et s’écrase lui-même.

La reine tint parole, et j’eus le diadème.

Dircé fournissait lors à peine un lustre entier,

Et me vit sur le trône avec un oeil altier.

J’en vis frémir son coeur, j’en vis couler ses larmes ;

J’en pris pour l’avenir dès lors quelques alarmes ;

Et si l’âge en secret a pu la révolter,

Vois ce que mon départ n’en doit point redouter.

La mort du roi mon père à Corinthe m’appelle ;

J’en attends aujourd’hui la funeste nouvelle,

Et je hasarde tout à quitter les Thébains,

Sans mettre ce dépôt en de fidèles mains.

Aemon serait pour moi digne de la princesse :

S’il a de la naissance, il a quelque faiblesse ;

Et le peuple du moins pourrait se partager,

Si dans quelque attentat il osait l’engager ;

Mais un prince voisin, tel que tu vois Thésée,

Ferait de ma couronne une conquête aisée,

Si d’un pareil hymen le dangereux lien

Armait pour lui son peuple et soulevait le mien.

Athènes est trop proche, et durant une absence

L’occasion qui flatte anime l’espérance ;

Et quand tous mes sujets me garderaient leur foi,

Désolés comme ils sont, que pourraient-ils pour moi ?

La reine a pris le soin d’en parler à sa fille.

Aemon est de son sang, et chef de sa famille ;

Et l’amour d’une mère a souvent plus d’effet

Que n’ont… Mais la voici ; sachons ce qu’elle a fait.

Scène IV

.

Jocaste.

J’ai perdu temps, seigneur ; et cette âme embrasée

Met trop de différence entre Aemon et Thésée.

Aussi je l’avouerai, bien que l’un soit mon sang,

Leur mérite diffère encor plus que leur rang ;

Et l’on a peu d’éclat auprès d’une personne

Qui joint à de hauts faits celui d’une couronne.

Oedipe.

Thésée est donc, madame, un dangereux rival ?

Jocaste.

Aemon est fort à plaindre, ou je devine mal.

J’ai tout mis en usage auprès de la princesse :

Conseil, autorité, reproche, amour, tendresse ;

J’en ai tiré des pleurs, arraché des soupirs,

Et n’ai pu de son coeur ébranler les désirs.

J’ai poussé le dépit de m’en voir séparée

Jusques à la nommer fille dénaturée.

 » le sang royal n’a point ces bas attachements

Qui font les déplaisirs de ces éloignements,

Et les âmes, dit-elle, au trône destinées

Ne doivent aux parents que les jeunes années.  »

Oedipe.

Et ces mots ont soudain calmé votre courroux ?

Jocaste.

Pour les justifier elle ne veut que vous :

Votre exemple lui prête une preuve assez claire

Que le trône est plus doux que le sein d’une mère.

Pour régner en ces lieux vous avez tout quitté.

Oedipe.

Mon exemple et sa faute ont peu d’égalité.

C’est loin de ses parents qu’un homme apprend à vivre.

Hercule m’a donné ce grand exemple à suivre,

Et c’est pour l’imiter que par tous nos climats

J’ai cherché comme lui la gloire et les combats.

Mais bien que la pudeur par des ordres contraires

Attache de plus près les filles à leurs mères,

La vôtre aime une audace où vous la soutenez.

Jocaste.

Je la condamnerai, si vous la condamnez ;

Mais à parler sans fard, si j’étais en sa place,

J’en userais comme elle et j’aurais même audace ;

Et vous-même, seigneur, après tout, dites-moi,

La condamneriez-vous si vous n’étiez son roi ?

Oedipe.

Si je condamne en roi son amour ou sa haine,

Vous devez comme moi les condamner en reine.

Jocaste.

Je suis reine, seigneur, mais je suis mère aussi :

Aux miens, comme à l’état, je dois quelque souci.

Je sépare Dircé de la cause publique ;

Je vois qu’ainsi que vous elle a sa politique :

Comme vous agissez en monarque prudent,

Elle agit de sa part en coeur indépendant,

En amante à bon titre, en princesse avisée,

Qui mérite ce trône où l’appelle Thésée.|

Je ne puis vous flatter, et croirais vous trahir,

Si je vous promettais qu’elle pût obéir.

Oedipe.

Pourrait-on mieux défendre un esprit si rebelle ?

Jocaste.

Parlons-en comme il faut : nous nous aimons plus qu’elle ;

Et c’est trop nous aimer que voir d’un oeil jaloux

Qu’elle nous rend le change, et s’aime plus que nous.

Un peu trop de lumière à nos désirs s’oppose.

Peut-être avec le temps nous pourrions quelque chose ;

Mais n’espérons jamais qu’on change en moins d’un jour,

Quand la raison soutient le parti de l’amour.

Oedipe.

Souscrivons donc, madame, à tout ce qu’elle ordonne :

Couronnons cet amour de ma propre couronne ;

Cédons de bonne grâce, et d’un esprit content

Remettons à Dircé tout ce qu’elle prétend.

À mon ambition Corinthe peut suffire,

Et pour les plus grands coeurs c’est assez d’un empire.

Mais vous souvenez-vous que vous avez deux fils

Que le courroux du ciel a fait naître ennemis,

Et qu’il vous en faut craindre un exemple barbare,

À moins que pour régner leur destin les sépare ?

Jocaste.

Je ne vois rien encor fort à craindre pour eux :

Dircé les aime en soeur, Thésée est généreux ;

Et si pour un grand coeur c’est assez d’un empire,

À son ambition Athènes doit suffire.

Oedipe.

Vous mettez une borne à cette ambition !

Jocaste.

J’en prends, quoi qu’il en soit, peu d’appréhension ;

Et Thèbes et Corinthe ont des bras comme Athènes.

Mais nous touchons peut-être à la fin de nos peines :

Dymas est de retour, et Delphes a parlé.

Oedipe.

Que son visage montre un esprit désolé !

Scène V

.

Oedipe.

Eh bien ! Quand verrons-nous finir notre infortune ?

Qu’apportez-vous, Dymas ? Quelle réponse ?

Dymas.

Aucune.

Oedipe.

Quoi ? Les dieux sont muets ?

Dymas.

Ils sont muets et sourds.

Nous avons par trois fois imploré leur secours,

Par trois fois redoublé nos voeux et nos offrandes :

Ils n’ont pas daigné même écouter nos demandes.

À peine parlions-nous, qu’un murmure confus

Sortant du fond de l’antre expliquait leur refus ;

Et cent voix tout à coup, sans être articulées,

Dans une nuit subite à nos soupirs mêlées,

Faisaient avec horreur soudain connaître à tous

Qu’ils n’avoient plus ni d’yeux ni d’oreilles pour nous.

Oedipe.

Ah ! Madame.

Jocaste.

Ah ! Seigneur, que marque un tel silence ?

Oedipe.

Que pourrait-il marquer qu’une juste vengeance ?

Les dieux, qui tôt ou tard savent se ressentir,

Dédaignent de répondre à qui les fait mentir.

Ce fils dont ils avoient prédit les aventures,

Exposé par votre ordre, a trompé leurs augures ;

Et ce sang innocent, et ces dieux irrités,

Se vengent maintenant de vos impiétés.

Jocaste.

Devions-nous l’exposer à son destin funeste,

Pour le voir parricide et pour le voir inceste ?

Et des crimes si noirs étouffés au berceau

Auraient-ils su pour moi faire un crime nouveau ?

Non, non : de tant de maux Thèbes n’est assiégée

Que pour la mort du roi, que l’on n’a pas vengée ;

Son ombre incessamment me frappe encor les yeux ;

Je l’entends murmurer à toute heure, en tous lieux,

Et se plaindre en mon coeur de cette ignominie

Qu’imprime à son grand nom cette mort impunie.

Oedipe.

Pourrions-nous en punir des brigands inconnus,

Que peut-être jamais en ces lieux on n’a vus ?

Si vous m’avez dit vrai, peut-être ai-je moi-même

Sur trois de ces brigands vengé le diadème ;

Au lieu même, au temps même, attaqué seul par trois,

J’en laissai deux sans vie, et mis l’autre aux abois.

Mais ne négligeons rien, et du royaume sombre

Faisons par Tirésie évoquer sa grande ombre.

Puisque le ciel se tait, consultons les enfers :

Sachons à qui de nous sont dus les maux soufferts ;
Sachons-en, s’il se peut, la cause et le remède :

Allons tout de ce pas réclamer tous son aide.

J’irai revoir Corinthe avec moins de souci,

Si je laisse plein calme et pleine joie ici.

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ACTE II

Scène première

.

Oedipe.

Je ne le cèle point, cette hauteur m’étonne.

Aemon a du mérite, on chérit sa personne ;

Il est prince, et de plus étant offert par moi…

Dircé.

Je vous ai déjà dit, seigneur, qu’il n’est pas roi.

Oedipe.

Son hymen toutefois ne vous fait point descendre :

S’il n’est pas dans le trône, il a droit d’y prétendre ;

Et comme il est sorti de même sang que vous,

Je crois vous faire honneur d’en faire votre époux.

Dircé.

Vous pouvez donc sans honte en faire votre gendre :

Mes soeurs en l’épousant n’auront point à descendre ;

Mais pour moi, vous savez qu’il est ailleurs des rois,

Et même en votre cour, dont je puis faire choix.

Oedipe.

Vous le pouvez, madame, et n’en voudrez pas faire

Sans en prendre mon ordre et celui d’une mère.

Dircé.

Pour la reine, il est vrai qu’en cette qualité

Le sang peut lui devoir quelque civilité :

Je m’en suis acquittée, et ne puis bien comprendre,

Étant ce que je suis, quel ordre je dois prendre.

Oedipe.

Celui qu’un vrai devoir prend des fronts couronnés,

Lorsqu’on tient auprès d’eux le rang que vous tenez.

Je pense être ici roi.

Dircé.

Je sais ce que vous êtes ;

Mais si vous me comptez au rang de vos sujettes,

Je ne sais si celui qu’on vous a pu donner

Vous asservit un front qu’on a dû couronner.

Seigneur, quoi qu’il en soit, j’ai fait choix de Thésée ;

Je me suis à ce choix moi-même autorisée.

J’ai pris l’occasion que m’ont faite les dieux

De fuir l’aspect d’un trône où vous blessez mes yeux,

Et de vous épargner cet importun ombrage

Qu’à des rois comme vous peut donner mon visage.

Oedipe.

Le choix d’un si grand prince est bien digne de vous,

Et je l’estime trop pour en être jaloux ;

Mais le peuple au milieu des colères célestes

Aime encor de Laïus les adorables restes,

Et ne pourra souffrir qu’on lui vienne arracher

Ces gages d’un grand roi qu’il tint jadis si cher.

Dircé.

De l’air dont jusqu’ici ce peuple m’a traitée,

Je dois craindre fort peu de m’en voir regrettée.

S’il eût eu pour son roi quelque ombre d’amitié,

Si mon sexe ou mon âge eût ému sa pitié,

Il n’aurait jamais eu cette lâche faiblesse

De livrer en vos mains l’état et sa princesse,

Et me verra toujours éloigner sans regret,

Puisque c’est l’affranchir d’un reproche secret.

Oedipe.

Quel reproche secret lui fait votre présence ?

Et quel crime a commis cette reconnaissance

Qui par un sentiment et juste et relevé

L’a consacré lui-même à qui l’a conservé ?

Si vous aviez du Sphinx vu le sanglant ravage…

Dircé.

Je puis dire, seigneur, que j’ai vu davantage :

J’ai vu ce peuple ingrat que l’énigme surprit

Vous payer assez bien d’avoir eu de l’esprit.

Il pouvait toutefois avec quelque justice

Prendre sur lui le prix d’un si rare service ;

Mais quoiqu’il ait osé vous payer de mon bien,

En vous faisant son roi, vous a-t-il fait le mien ?

En se donnant à vous, eut-il droit de me vendre ?

Oedipe.

Ah ! C’est trop me forcer, madame, à vous entendre.

La jalouse fierté qui vous enfle le coeur

Me regarde toujours comme un usurpateur :

Vous voulez ignorer cette juste maxime,

Que le dernier besoin peut faire un roi sans crime,

Qu’un peuple sans défense et réduit aux abois…

Dircé.

Le peuple est trop heureux quand il meurt pour ses rois.

Mais, seigneur, la matière est un peu délicate ;

Vous pouvez vous flatter, peut-être je me flatte.

Sans rien approfondir, parlons à coeur ouvert.

Vous régnez en ma place, et les dieux l’ont souffert :

Je dis plus, ils vous ont saisi de ma couronne.

Je n’en murmure point, comme eux je vous la donne ;

J’oublierai qu’à moi seule ils devaient la garder ;

Mais si vous attentez jusqu’à me commander,

Jusqu’à prendre sur moi quelque pouvoir de maître,

Je me souviendrai lors de ce que je dois être ;

Et si je ne le suis pour vous faire la loi,

Je le serai du moins pour me choisir un roi.

Après cela, seigneur, je n’ai rien à vous dire :

J’ai fait choix de Thésée, et ce mot doit suffire.

Oedipe.

Et je veux à mon tour, madame, à coeur ouvert,

Vous apprendre en deux mots que ce grand choix vous perd,

Qu’il vous remplit le coeur d’une attente frivole,

Qu’au prince Aemon pour vous j’ai donné ma parole,

Que je perdrai le sceptre, ou saurai la tenir.

Puissent, si je la romps, tous les dieux m’en punir !

Puisse de plus de maux m’accabler leur colère

Qu’Apollon n’en prédit jadis pour votre frère !

Dircé.

N’insultez point au sort d’un enfant malheureux,

Et faites des serments qui soient plus généreux.

On ne sait pas toujours ce qu’un serment hasarde ;

Et vous ne voyez pas ce que le ciel vous garde.

Oedipe.

On se hasarde à tout quand un serment est fait.

Dircé.

Ce n’est pas de vous seul que dépend son effet.

Oedipe.

Je suis roi, je puis tout.

Dircé.

Je puis fort peu de chose ;

Mais enfin de mon coeur moi seule je dispose,

Et jamais sur ce coeur on n’avancera rien

Qu’en me donnant un sceptre, ou me rendant le mien.

Oedipe.

Il est quelques moyens de vous faire dédire.

Dircé.

Il en est de braver le plus injuste empire ;

Et de quoi qu’on menace en de tels différends,

Qui ne craint point la mort ne craint point les tyrans.

Ce mot m’est échappé, je n’en fais point d’excuse ;

J’en ferai, si le temps m’apprend que je m’abuse.

Rendez-vous cependant maître de tout mon sort ;

Mais n’offrez à mon choix que Thésée ou la mort.

Oedipe.

On pourra vous guérir de cette frénésie.

Mais il faut aller voir ce qu’a fait Tirésie :

Nous saurons au retour encor vos volontés.

Dircé.

Allez savoir de lui ce que vous méritez.

Scène II

.

Dircé.

Mégare, que dis-tu de cette violence ?

Après s’être emparé des droits de ma naissance,

Sa haine opiniâtre à croître mes malheurs

M’ose encore envier ce qui me vient d’ailleurs.

Elle empêche le ciel de m’être enfin propice,

De réparer vers moi ce qu’il eut d’injustice,

Et veut lier les mains au destin adouci

Qui m’offre en d’autres lieux ce qu’on me vole ici.

Mégare.

Madame, je ne sais ce que je dois vous dire :

La raison vous anime, et l’amour vous inspire ;

Mais je crains qu’il n’éclate un peu plus qu’il ne faut,

Et que cette raison ne parle un peu trop haut.

Je crains qu’elle n’irrite un peu trop la colère

D’un roi qui jusqu’ici vous a traitée en père,

Et qui vous a rendu tant de preuves d’amour,

Qu’il espère de vous quelque chose à son tour.

Dircé.

S’il a cru m’éblouir par de fausses caresses,

J’ai vu sa politique en former les tendresses ;

Et ces amusements de ma captivité

Ne me font rien devoir à qui m’a tout ôté.

Mégare.

Vous voyez que d’Aemon il a pris la querelle,

Qu’il l’estime, chérit.

Dircé.

Politique nouvelle.

Mégare.

Mais comment pour Thésée en viendrez-vous à bout ?

Il le méprise, hait.

Dircé.

Politique partout.

Si la flamme d’Aemon en est favorisée,

Ce n’est pas qu’il l’estime, ou méprise Thésée ;

C’est qu’il craint dans son coeur que le droit souverain

(car enfin il m’est dû) ne tombe en bonne main.

Comme il connaît le mien, sa peur de me voir reine

Dispense à mes amants sa faveur ou sa haine,

Et traiterait ce prince ainsi que ce héros,

S’il portait la couronne ou de Sparte ou d’Argos.

Mégare.

Si vous en jugez bien, que vous êtes à plaindre !

Dircé.

Il fera de l’éclat, il voudra me contraindre ;

Mais quoi qu’il me prépare à souffrir dans sa cour,

Il éteindra ma vie avant que mon amour.

Mégare.

Espérons que le ciel vous rendra plus heureuse.

Cependant je vous trouve assez peu curieuse :

Tout le peuple, accablé de mortelles douleurs,

Court voir ce que Laïus dira de nos malheurs ;

Et vous ne suivez point le roi chez Tirésie,

Pour savoir ce qu’en juge une ombre si chérie ?

Dircé.

J’ai tant d’autres sujets de me plaindre de lui,

Que je fermais les yeux à ce nouvel ennui.

Il aurait fait trop peu de menacer la fille,

Il faut qu’il soit tyran de toute la famille,

Qu’il porte sa fureur jusqu’aux âmes sans corps,

Et trouble insolemment jusqu’aux cendres des morts.

Mais ces mânes sacrés qu’il arrache au silence

Se vengeront sur lui de cette violence ;

Et les dieux des enfers, justement irrités,

Puniront l’attentat de ses impiétés.

Mégare.

Nous ne savons pas bien comme agit l’autre monde ;

Il n’est point d’oeil perçant dans cette nuit profonde ;

Et quand les dieux vengeurs laissent tomber leur bras,

Il tombe assez souvent sur qui n’y pense pas.

Dircé.

Dût leur décret fatal me choisir pour victime,

Si j’ai part au courroux, je n’en veux point au crime :

Je veux m’offrir sans tache à leur bras tout-puissant,

Et n’avoir à verser que du sang innocent.

Scène III

.

Nérine.

Ah ! Madame, il en faut de la même innocence

Pour apaiser du ciel l’implacable vengeance ;

Il faut une victime et pure et d’un tel rang,

Que chacun la voudrait racheter de son sang.

Dircé.

Nérine, que dis-tu ? Serait-ce bien la reine ?

Le ciel ferait-il choix d’Antigone, ou d’Ismène ?

Voudrait-il Étéocle, ou Polynice, ou moi ?

Car tu me dis assez que ce n’est pas le roi ;

Et si le ciel demande une victime pure,

Appréhender pour lui, c’est lui faire une injure.

Serait-ce enfin Thésée ? Hélas ! Si c’était lui…

Mais nomme, et dis quel sang le ciel veut aujourd’hui.

Nérine.

L’ombre du grand Laïus, qui lui sert d’interprète,

De honte ou de dépit sur ce nom est muette ;

Je n’ose vous nommer ce qu’elle nous a tu ;

Mais, préparez, madame, une haute vertu :

Prêtez à ce récit une âme généreuse,

Et vous-même jugez si la chose est douteuse.

Dircé.

Ah ! Ce sera Thésée, ou la reine.

Nérine.

Écoutez,

Et tâchez d’y trouver quelques obscurités.

Tirésie a longtemps perdu ses sacrifices

Sans trouver ni les dieux ni les ombres propices ;

Et celle de Laïus évoqué par son nom

S’obstinait au silence aussi bien qu’Apollon.

Mais la reine en la place à peine est arrivée,

Qu’une épaisse vapeur s’est du temple élevée,

D’où cette ombre aussitôt sortant jusqu’en plein jour

A surpris tous les yeux du peuple et de la cour.

L’impérieux orgueil de son regard sévère

Sur son visage pâle avait peint la colère ;

Tout menaçait en elle, et des restes de sang

Par un prodige affreux lui dégouttaient du flanc.

À ce terrible aspect la reine s’est troublée,

La frayeur a couru dans toute l’assemblée,

Et de vos deux amants j’ai vu les coeurs glacés

À ces funestes mots que l’ombre a prononcés :

 » un grand crime impuni cause votre misère ;

Par le sang de ma race il se doit effacer ;

Mais à moins que de le verser,

Le ciel ne se peut satisfaire ;

Et la fin de vos maux ne se fera point voir

Que mon sang n’ait fait son devoir.  »

Ces mots dans tous les coeurs redoublent les alarmes ;

L’ombre, qui disparaît, laisse la reine en larmes,

Thésée au désespoir, Aemon tout hors de lui ;

Le roi même arrivant partage leur ennui ;

Et d’une voix commune ils refusent une aide

Qui fait trouver le mal plus doux que le remède.

Dircé.

Peut-être craignent-ils que mon coeur révolté

Ne leur refuse un sang qu’ils n’ont pas mérité ;

Mais ma flamme à la mort m’avait trop résolue,

Pour ne pas y courir quand les dieux l’ont voulue.

Tu m’as fait sans raison concevoir de l’effroi ;

Je n’ai point dû trembler, s’ils ne veulent que moi.

Ils m’ouvrent une porte à sortir d’esclavage,

Que tient trop précieuse un généreux courage :

Mourir pour sa patrie est un sort plein d’appas

Pour quiconque à des fers préfère le trépas.

Admire, peuple ingrat, qui m’as déshéritée,

Quelle vengeance en prend ta princesse irritée,

Et connais dans la fin de tes longs déplaisirs

Ta véritable reine à ses derniers soupirs.

Vois comme à tes malheurs je suis toute asservie :

L’un m’a coûté mon trône, et l’autre veut ma vie.

Tu t’es sauvé du Sphinx aux dépens de mon rang ;

Sauve-toi de la peste aux dépens de mon sang.

Mais après avoir vu dans la fin de ta peine

Que pour toi le trépas semble doux à ta reine,

Fais-toi de son exemple une adorable loi :

Il est encor plus doux de mourir pour son roi.

Mégare.

Madame, aurait-on cru que cette ombre d’un père,

D’un roi dont vous tenez la mémoire si chère,

Dans votre injuste perte eût pris tant d’intérêt

Qu’elle vînt elle-même en prononcer l’arrêt ?

Dircé.

N’appelle point injuste un trépas légitime :

Si j’ai causé sa mort, puis-je vivre sans crime ?

Nérine.

Vous, madame ?

Dircé.

Oui, Nérine ; et tu l’as pu savoir.

L’amour qu’il me portait eut sur lui tel pouvoir,

Qu’il voulut sur mon sort faire parler l’oracle ;

Mais comme à ce dessein la reine mit obstacle,

De peur que cette voix des destins ennemis

Ne fût aussi funeste à la fille qu’au fils,

Il se déroba d’elle, ou plutôt prit la fuite,

Sans vouloir que Phorbas et Nicandre pour suite.

Hélas ! Sur le chemin il fut assassiné.

Ainsi se vit pour moi son destin terminé ;

Ainsi j’en fus la cause.

Mégare.

Oui, mais trop innocente

Pour vous faire un supplice où la raison consente ;

Et jamais des tyrans les plus barbares lois…

Dircé.

Mégare, tu sais mal ce que l’on doit aux rois.

Un sang si précieux ne saurait se répandre

Qu’à l’innocente cause on n’ait droit de s’en prendre ;

Et de quelque façon que finisse leur sort,

On n’est point innocent quand on cause leur mort.

C’est ce crime impuni qui demande un supplice ;

C’est par là que mon père a part au sacrifice ;

C’est ainsi qu’un trépas qui me comble d’honneur

Assure sa vengeance et fait votre bonheur,

Et que tout l’avenir chérira la mémoire

D’un châtiment si juste où brille tant de gloire.

Scène IV





.

Dircé.

Mais que vois-je ? Ah ! Seigneur, quels que soient vos ennuis,

Que venez-vous me dire en l’état où je suis ?

Thésée.

Je viens prendre de vous l’ordre qu’il me faut suivre ;

Mourir, s’il faut mourir, et vivre, s’il faut vivre.

Dircé.

Ne perdez point d’efforts à m’arrêter au jour :

Laissez faire l’honneur.

Thésée.

Laissez agir l’amour.

Dircé.

Vivez, prince ; vivez.

Thésée.

Vivez donc, ma princesse.

Dircé.

Ne me ravalez point jusqu’à cette bassesse.

Retarder mon trépas, c’est faire tout périr :

Tout meurt, si je ne meurs.

Thésée.

Laissez-moi donc mourir.

Dircé.

Hélas ! Qu’osez-vous dire ?

Thésée.

Hélas ! Qu’allez-vous faire ?

Dircé.

Finir les maux publics, obéir à mon père,

Sauver tous mes sujets.

Thésée.

Par quelle injuste loi

Faut-il les sauver tous pour ne perdre que moi ?

Eux dont le coeur ingrat porte les justes peines

D’un rebelle mépris qu’ils ont fait de vos chaînes,

Qui dans les mains d’un autre ont mis tout votre bien !

Dircé.

Leur devoir violé doit-il rompre le mien ?

Les exemples abjets de ces petites âmes

Règlent-ils de leurs rois les glorieuses trames ?

Et quel fruit un grand coeur pourrait-il recueillir

À recevoir du peuple un exemple à faillir ?

Non, non : s’il m’en faut un, je ne veux que le vôtre ;

L’amour que j’ai pour vous n’en reçoit aucun autre.

Pour le bonheur public n’avez-vous pas toujours

Prodigué votre sang et hasardé vos jours ?

Quand vous avez défait le Minotaure en Crète,

Quand vous avez puni Damaste et Périphète,

Sinnis, Phaea, Sciron, que faisiez-vous, seigneur,

Que chercher à périr pour le commun bonheur ?

Souffrez que pour la gloire une chaleur égale

D’une amante aujourd’hui vous fasse une rivale.

Le ciel offre à mon bras par où me signaler :

S’il ne sait pas combattre, il saura m’immoler ;

Et si cette chaleur ne m’a point abusée,

Je deviendrai par là digne du grand

Thésée.

Mon sort en ce point seul du vôtre est différent,

Que je ne puis sauver mon peuple qu’en mourant,

Et qu’au salut du vôtre un bras si nécessaire

À chaque jour pour lui d’autres combats à faire.

Thésée.

J’en ai fait et beaucoup, et d’assez généreux ;

Mais celui-ci, madame, est le plus dangereux.

J’ai fait trembler partout, et devant vous je tremble.

L’amant et le héros s’accordent mal ensemble ;

Mais enfin après vous tous deux veulent courir :

Le héros ne peut vivre où l’amant doit mourir ;

La fermeté de l’un par l’autre est épuisée ;

Et si Dircé n’est plus, il n’est plus de Thésée.

Dircé.

Hélas ! C’est maintenant, c’est lorsque je vous voi

Que ce même combat est dangereux pour moi.

Ma vertu la plus forte à votre aspect chancelle :

Tout mon coeur applaudit à sa flamme rebelle ;

Et l’honneur, qui charmait ses plus noirs déplaisirs,

N’est plus que le tyran de mes plus chers désirs.

Allez, prince ; et du moins par pitié de ma gloire

Gardez-vous d’achever une indigne victoire ;

Et si jamais l’honneur a su vous animer…

Thésée.

Hélas ! À votre aspect je ne sais plus qu’aimer.

Dircé.

Par un pressentiment j’ai déjà su vous dire

Ce que ma mort sur vous se réserve d’empire.

Votre bras de la Grèce est le plus ferme appui :

Vivez pour le public, comme je meurs pour lui.

Thésée.

Périsse l’univers, pourvu que Dircé vive !

Périsse le jour même avant qu’elle s’en prive !

Que m’importe la perte ou le salut de tous ?

Ai-je rien à sauver, rien à perdre que vous ?

Si votre amour, madame, était encor le même,

Si vous saviez encore aimer comme on vous aime…

Dircé.

Ah ! Faites moins d’outrage à ce coeur affligé

Que pressent les douleurs où vous l’avez plongé.

Laissez vivre du peuple un pitoyable reste

Aux dépens d’un moment que m’a laissé la peste,

Qui peut-être à vos yeux viendra trancher mes jours,

Si mon sang répandu ne lui tranche le cours.

Laissez-moi me flatter de cette triste joie

Que si je ne mourais vous en seriez la proie,

Et que ce sang aimé que répandront mes mains,

Sera versé pour vous plus que pour les Thébains.

Des dieux mal obéis la majesté suprême

Pourrait en ce moment s’en venger sur vous-même ;

Et j’aurais cette honte, en ce funeste sort,

D’avoir prêté mon crime à faire votre mort.

Thésée.

Et ce coeur généreux me condamne à la honte

De voir que ma princesse en amour me surmonte,

Et de n’obéir pas à cette aimable loi

De mourir avec vous quand vous mourez pour moi !

Pour moi, comme pour vous, soyez plus magnanime :

Voyez mieux qu’il y va même de votre estime,

Que le choix d’un amant si peu digne de vous

Souillerait cet honneur qui vous semble si doux,

Et que de ma princesse on dirait d’âge en âge

Qu’elle eut de mauvais yeux pour un si grand courage.

Dircé.

Mais, seigneur, je vous sauve en courant au trépas ;

Et mourant avec moi vous ne me sauvez pas.

Thésée.

La gloire de ma mort n’en deviendra pas moindre ;

Si ce n’est vous sauver, ce sera vous rejoindre :

Séparer deux amants, c’est tous deux les punir ;

Et dans le tombeau même il est doux de s’unir.

Dircé.

Que vous m’êtes cruel de jeter dans mon âme

Un si honteux désordre avec des traits de flamme !

Adieu, prince : vivez, je vous l’ordonne ainsi ;

La gloire de ma mort est trop douteuse ici ;

Et je hasarde trop une si noble envie

À voir l’unique objet pour qui j’aime la vie.

Thésée.

Vous fuyez, ma princesse, et votre adieu fatal…

Dircé.

Prince, il est temps de fuir quand on se défend mal.

Vivez, encore un coup : c’est moi qui vous l’ordonne.

Thésée.

Le véritable amour ne prend loi de personne ;

Et si ce fier honneur s’obstine à nous trahir,

Je renonce, madame, à vous plus obéir.

**********************

Œdipe CORNEILLE

***************



ACTE III

Scène première

.

Dircé.

Impitoyable soif de gloire,

Dont l’aveugle et noble transport

Me fait précipiter ma mort

Pour faire vivre ma mémoire,

Arrête pour quelques moments

Les impétueux sentiments

De cette inexorable envie,

Et souffre qu’en ce triste et favorable jour,

Avant que te donner ma vie,

Je donne un soupir à l’amour.

Ne crains pas qu’une ardeur si belle

Ose te disputer un coeur

Qui de ton illustre rigueur

Est l’esclave le plus fidèle.

Ce regard tremblant et confus,

Qu’attire un bien qu’il n’attend plus,

N’empêche pas qu’il ne se dompte.

Il est vrai qu’il murmure, et se dompte à regret ;

Mais s’il m’en faut rougir de honte,

Je n’en rougirai qu’en secret.

L’éclat de cette renommée

Qu’assure un si brillant trépas

Perd la moitié de ses appas

Quand on aime et qu’on est aimée.

L’honneur, en monarque absolu,

Soutient ce qu’il a résolu

Contre les assauts qu’on te livre.

Il est beau de mourir pour en suivre les lois ;

Mais il est assez doux de vivre

Quand l’amour a fait un beau choix.

Toi qui faisais toute la joie

Dont sa flamme osait me flatter,

Prince que j’ai peine à quitter,

À quelques honneurs qu’on m’envoie,

Accepte ce faible retour

Que vers toi d’un si juste amour

Fait la douloureuse tendresse.

Sur les bords de la tombe où tu me vois courir,

Je crains les maux que je te laisse,

Quand je fais gloire de mourir.

J’en fais gloire, mais je me cache

Un comble affreux de déplaisirs ;

Je fais taire tous mes désirs,

Mon coeur à soi-même s’arrache.

Cher prince, dans un tel aveu,

Si tu peux voir quel est mon feu,

Vois combien il se violente.

Je meurs l’esprit content, l’honneur m’en fait la loi ;

Mais j’aurais vécu plus contente,

Si j’avais pu vivre pour toi.

Scène II

.

Dircé.

Tout est-il prêt, madame, et votre Tirésie

Attend-il aux autels la victime choisie ?

Jocaste.

Non, ma fille ; et du moins nous aurons quelques jours

À demander au ciel un plus heureux secours.

On prépare à demain exprès d’autres victimes.

Le peuple ne vaut pas que vous payiez ses crimes :

Il aime mieux périr qu’être ainsi conservé ;

Et le roi même, encor que vous l’ayez bravé,

Sensible à vos malheurs autant qu’à ma prière,

Vous offre sur ce point liberté toute entière.

Dircé.

C’est assez vainement qu’il m’offre un si grand bien,

Quand le ciel ne veut pas que je lui doive rien ;

Et ce n’est pas à lui de mettre des obstacles

Aux ordres souverains que donnent ses oracles.

Jocaste.

L’oracle n’a rien dit.

Dircé.

Mais mon père a parlé ;

L’ordre de nos destins par lui s’est révélé ;

Et des morts de son rang les ombres immortelles

Servent souvent aux dieux de truchements fidèles.

Jocaste.

Laissez la chose en doute, et du moins hésitez

Tant qu’on ait par leur bouche appris leurs volontés.

Dircé.

Exiger qu’avec nous ils s’expliquent eux-mêmes,

C’est trop nous asservir ces majestés suprêmes.

Jocaste.

Ma fille, il est toujours assez tôt de mourir.

Dircé.

Madame, il n’est jamais trop tôt de secourir ;

Et pour un mal si grand qui réclame notre aide,

Il n’est point de trop sûr ni de trop prompt remède.

Plus nous le différons, plus ce mal devient grand.

J’assassine tous ceux que la peste surprend ;

Aucun n’en peut mourir qui ne me laisse un crime :

Je viens d’étouffer seule et Sostrate et Phaedime ;

Et durant ce refus des remèdes offerts,

La Parque se prévaut des moments que je perds.

Hélas ! Si sa fureur dans ces pertes publiques

Enveloppait Thésée après ses domestiques !

Si nos retardements…

Jocaste.

Vivez pour lui, Dircé :

Ne lui dérobez point un coeur si bien placé.

Avec tant de courage ayez quelque tendresse ;

Agissez en amante aussi bien qu’en princesse.

Vous avez liberté toute entière en ces lieux :

Le roi n’y prend pas garde, et je ferme les yeux.

C’est vous en dire assez : l’amour est un doux maître ;

Et quand son choix est beau, son ardeur doit paraître.

Dircé.

Je n’ose demander si de pareils avis

Portent des sentiments que vous ayez suivis.

Votre second hymen put avoir d’autres causes ;

Mais j’oserai vous dire, à bien juger des choses,

Que pour avoir reçu la vie en votre flanc,

J’y dois avoir sucé fort peu de votre sang.

Celui du grand Laïus, dont je m’y suis formée,

Trouve bien qu’il est doux d’aimer et d’être aimée ;

Mais il ne peut trouver qu’on soit digne du jour

Quand aux soins de sa gloire on préfère l’amour.

Je sais sur les grands coeurs ce qu’il se fait d’empire :

J’avoue, et hautement, que le mien en soupire ;

Mais quoi qu’un si beau choix puisse avoir de douceurs,

Je garde un autre exemple aux princesses mes soeurs.

Jocaste.

Je souffre tout de vous en l’état où vous êtes.

Si vous ne savez pas même ce que vous faites,

Le chagrin inquiet du trouble où je vous voi

Vous peut faire oublier que vous parlez à moi ;

Mais quittez ces dehors d’une vertu sévère,

Et souvenez-vous mieux que je suis votre mère.

Dircé.

Ce chagrin inquiet, pour se justifier,

N’a qu’à prendre chez vous l’exemple d’oublier.

Quand vous mîtes le sceptre en une autre famille,

Vous souvint-il assez que j’étais votre fille ?

Jocaste.

Vous n’étiez qu’un enfant.

Dircé.

J’avais déjà des yeux,

Et sentais dans mon coeur le sang de mes aïeux ;

C’était ce même sang dont vous m’avez fait naître

Qui s’indignait dès lors qu’on lui donnât un maître,

Et que vers soi Laïus aime mieux rappeler

Que de voir qu’à vos yeux on l’ose ravaler.

Il oppose ma mort à l’indigne hyménée

Où par raison d’état il me voit destinée ;

Il la fait glorieuse, et je meurs plus pour moi

Que pour ces malheureux qui se sont fait un roi.

Le ciel en ma faveur prend ce cher interprète,

Pour m’épargner l’affront de vivre encor sujette ;

Et s’il a quelque foudre, il saura le garder

Pour qui m’a fait des lois où j’ai dû commander.

Jocaste.

Souffrez qu’à ses éclairs votre orgueil se dissipe :

Ce foudre vous menace un peu plus tôt qu’Oedipe ;

Et le roi n’a pas lieu d’en redouter les coups,

Quand parmi tout son peuple ils n’ont choisi que vous.

Dircé.

Madame, il se peut faire encor qu’il me prévienne :

S’il sait ma destinée, il ignore la sienne ;

Le ciel pourra venger ses ordres retardés.

Craignez ce changement que vous lui demandez.

Souvent on l’entend mal quand on le croit entendre :

L’oracle le plus clair se fait le moins comprendre.

Moi-même je le dis sans comprendre pourquoi ;

Et ce discours en l’air m’échappe malgré moi.

Pardonnez cependant à cette humeur hautaine :

Je veux parler en fille, et je m’explique en reine.

Vous qui l’êtes encor, vous savez ce que c’est,

Et jusqu’où nous emporte un si haut intérêt.

Si je n’en ai le rang, j’en garde la teinture.

Le trône a d’autres droits que ceux de la nature.

J’en parle trop peut-être alors qu’il faut mourir.

Hâtons-nous d’empêcher ce peuple de périr ;

Et sans considérer quel fut vers moi son crime,

Puisque le ciel le veut, donnons-lui sa victime.

Jocaste.

Demain ce juste ciel pourra s’expliquer mieux.

Cependant vous laissez bien du trouble en ces lieux ;

Et si votre vertu pouvait croire mes larmes,

Vous nous épargneriez cent mortelles alarmes.

Dircé.

Dussent avec vos pleurs tous vos Thébains s’unir,

Ce que n’a pu l’amour, rien ne doit l’obtenir.

Scène III

.

Dircé.

À quel propos, seigneur, voulez-vous qu’on diffère,

Qu’on dédaigne un remède à tous si salutaire ?

Chaque instant que je vis vous enlève un sujet,

Et l’état s’affaiblit par l’affront qu’on me fait.

Cette ombre de pitié n’est qu’un comble d’envie :

Vous m’avez envié le bonheur de ma vie ;

Et je vous vois par là jaloux de tout mon sort,

Jusques à m’envier la gloire de ma mort.

Oedipe.

Qu’on perd de temps, madame, alors qu’on vous fait grâce !

Dircé.

Le ciel m’en a trop fait pour souffrir qu’on m’en fasse.

Jocaste.

Faut-il voir votre esprit obstinément aigri,

Quand ce qu’on fait pour vous doit l’avoir attendri ?

Dircé.

Faut-il voir son envie à mes voeux opposée,

Quand il ne s’agit plus d’Aemon ni de Thésée ?

Oedipe.

Il s’agit de répandre un sang si précieux,

Qu’il faut un second ordre et plus exprès des dieux.

Dircé.

Doutez-vous qu’à mourir je ne sois toute prête,

Quand les dieux par mon père ont demandé ma tête ?

Oedipe.

Je vous connais, madame, et je n’ai point douté

De cet illustre excès de générosité ;

Mais la chose après tout n’est pas encor si claire,

Que cet ordre nouveau ne nous soit nécessaire.

Dircé.

Quoi ? Mon père tantôt parlait obscurément ?

Oedipe.

Je n’en ai rien connu que depuis un moment.

C’est un autre que vous peut-être qu’il menace.

Dircé.

Si l’on ne m’a trompée, il n’en veut qu’à sa race.

Oedipe.

Je sais qu’on vous a fait un fidèle rapport ;

Mais vous pourriez mourir et perdre votre mort ;

Et la reine sans doute était bien inspirée,

Alors que par ses pleurs elle l’a différée.

Jocaste.

Je ne reçois qu’en trouble un si confus espoir.

Oedipe.

Ce trouble augmentera peut-être avant ce soir.

Jocaste.

Vous avancez des mots que je ne puis comprendre.

Oedipe.

Vous vous plaindrez fort peu de ne les point entendre :

Nous devons bientôt voir le mystère éclairci.

Madame, cependant vous êtes libre ici ;

La reine vous l’a dit, on vous a dû le dire ;

Et si vous m’entendez, ce mot vous doit suffire.

Dircé.

Quelque secret motif qui vous aye excité

À ce tardif excès de générosité,

Je n’emporterai point de Thèbes dans Athènes

La colère des dieux et l’amas de leurs haines,

Qui pour premier objet pourraient choisir l’époux

Pour qui j’aurais osé mériter leur courroux.

Vous leur faites demain offrir un sacrifice ?

Oedipe.

J’en espère pour vous un destin plus propice.

Dircé.

J’y trouverai ma place, et ferai mon devoir.

Quant au reste, seigneur, je n’en veux rien savoir :

J’y prends si peu de part, que sans m’en mettre en peine,

Je vous laisse expliquer votre énigme à la reine.

Mon coeur doit être las d’avoir tant combattu,

Et fuit un piége adroit qu’on tend à sa vertu.

Scène IV

.

Oedipe.

Madame, quand des dieux la réponse funeste,

De peur d’un parricide et de peur d’un inceste,

Sur le mont Cythéron fit exposer ce fils

Pour qui tant de forfaits avoient été prédits,

Sûtes-vous faire choix d’un ministre fidèle ?

Jocaste.

Aucun pour le feu roi n’a montré plus de zèle,

Et quand par des voleurs il fut assassiné,

Ce digne favori l’avait accompagné.

Par lui seul on a su cette noire aventure ;

On le trouva percé d’une large blessure,

Si baigné dans son sang, et si près de mourir,

Qu’il fallut une année et plus pour l’en guérir.

Oedipe.

Est-il mort ?

Jocaste.

Non, seigneur : la perte de son maître

Fut cause qu’en la cour il cessa de paraître ;

Mais il respire encore, assez vieil et cassé ;

Et Mégare, sa fille, est auprès de Dircé.

Oedipe.

Où fait-il sa demeure ?

Jocaste.

Au pied de cette roche

Que de ces tristes murs nous voyons la plus proche.

Oedipe.

Tâchez de lui parler.

Jocaste.

J’y vais tout de ce pas.

Qu’on me prépare un char pour aller chez Phorbas.

Son dégoût de la cour pourrait sur un message

S’excuser par caprice et prétexter son âge.

Dans une heure au plus tard je saurai vous revoir.

Mais que dois-je lui dire, et qu’en faut-il savoir ?

Oedipe.

Un bruit court depuis peu qu’il vous a mal servie,

Que ce fils qu’on croit mort est encor plein de vie.

L’oracle de Laïus par là devient douteux,

Et tout ce qu’il a dit peut s’étendre sur deux.

Jocaste.

Seigneur, ou sur ce bruit je suis fort abusée,

Ou ce n’est qu’un effet de l’amour de Thésée :

Pour sauver ce qu’il aime et vous embarrasser,

Jusques à votre oreille il l’aura fait passer ;

Mais Phorbas aisément convaincra d’imposture

Quiconque ose à sa foi faire une telle injure.

Oedipe.

L’innocence de l’âge aura pu l’émouvoir.

Jocaste.

Je l’ai toujours connu ferme dans son devoir ;

Mais si déjà ce bruit vous met en jalousie,

Vous pouvez consulter le devin Tirésie,

Publier sa réponse, et traiter d’imposteur

De cette illusion le téméraire auteur.

Oedipe.

Je viens de le quitter, et de là vient ce trouble

Qu’en mon coeur alarmé chaque moment redouble.

 » ce prince, m’a-t-il dit, respire en votre cour :

Vous pourrez le connaître avant la fin du jour ;

Mais il pourra vous perdre en se faisant connaître.

Puisse-t-il ignorer quel sang lui donne l’être !  »

Voilà ce qu’il m’a dit d’un ton si plein d’effroi,

Qu’il l’a fait rejaillir jusqu’en l’âme d’un roi.

Ce fils, qui devait être inceste et parricide,

Doit avoir un coeur lâche, un courage perfide ;

Et par un sentiment facile à deviner,

Il ne se cache ici que pour m’assassiner :

C’est par là qu’il aspire à devenir monarque,

Et vous le connaîtrez bientôt à cette marque.

Quoi qu’il en soit, madame, allez trouver Phorbas :

Tirez-en, s’il se peut, les clartés qu’on n’a pas.

Tâchez en même temps de voir aussi Thésée :

Dites-lui qu’il peut faire une conquête aisée,

Qu’il ose pour Dircé, que je n’en verrai rien.

J’admire un changement si confus que le mien :

Tantôt dans leur hymen je croyais voir ma perte,

J’allais pour l’empêcher jusqu’à la force ouverte ;

Et sans savoir pourquoi, je voudrais que tous deux

Fussent, loin de ma vue, au comble de leurs voeux,

Que les emportements d’une ardeur mutuelle

M’eussent débarrassé de son amant et d’elle.

Bien que de leur vertu rien ne me soit suspect,

Je ne sais quelle horreur me trouble à leur aspect ;

Ma raison la repousse, et ne m’en peut défendre ;

Moi-même en cet état je ne puis me comprendre ;

Et l’énigme du Sphinx fut moins obscur pour moi

Que le fond de mon coeur ne l’est dans cet effroi :

Plus je le considère, et plus je m’en irrite.

Mais ce prince paraît, souffrez que je l’évite ;

Et si vous vous sentez l’esprit moins interdit,

Agissez avec lui comme je vous ai dit.

Scène V

.

Jocaste.

Prince, que faites-vous ? Quelle pitié craintive,

Quel faux respect des dieux tient votre flamme oisive ?

Avez-vous oublié comme il faut secourir ?

Thésée.

Dircé n’est plus, madame, en état de périr :

Le ciel vous rend un fils, et ce n’est qu’à ce prince

Qu’est dû le triste honneur de sauver sa province.

Jocaste.

C’est trop vous assurer sur l’éclat d’un faux bruit.

Thésée.

C’est une vérité dont je suis mieux instruit.

Jocaste.

Vous le connaissez donc ?

Thésée.

À l’égal de moi-même.

Jocaste.

De quand ?

Thésée.

De ce moment.

Jocaste.

Et vous l’aimez ?

Thésée.

Je l’aime

Jusqu’à mourir du coup dont il sera percé.

Jocaste.

Mais cette amitié cède à l’amour de Dircé ?

Thésée.

Hélas ! Cette princesse à mes désirs si chère

En un fidèle amant trouve un malheureux frère,

Qui mourrait de douleur d’avoir changé de sort,

N’était le prompt secours d’une plus digne mort,

Et qu’assez tôt connu pour mourir au lieu d’elle

Ce frère malheureux meurt en amant fidèle.

Jocaste.

Quoi ? Vous seriez mon fils ?

Thésée.

Et celui de Laïus.

Jocaste.

Qui vous a pu le dire ?

Thésée.

Un témoin qui n’est plus,

Phaedime, qu’à mes yeux vient de ravir la peste :

Non qu’il m’en ait donné la preuve manifeste ;

Mais Phorbas, ce vieillard qui m’exposa jadis,

Répondra mieux que lui de ce que je vous dis,

Et vous éclaircira touchant une aventure

Dont je n’ai pu tirer qu’une lumière obscure.

Ce peu qu’en ont pour moi les soupirs d’un mourant

Du grand droit de régner serait mauvais garant.

Mais ne permettez pas que le roi me soupçonne,

Comme si ma naissance ébranlait sa couronne ;

Quelque honneur, quelques droits qu’elle ait pu m’acquérir,

Je ne viens disputer que celui de mourir.

Jocaste.

Je ne sais si Phorbas avouera votre histoire ;

Mais qu’il l’avoue ou non, j’aurai peine à vous croire.

Avec votre mourant Tirésie est d’accord,

À ce que dit le roi, que mon fils n’est point mort.

C’est déjà quelque chose ; et toutefois mon âme

Aime à tenir suspecte une si belle flamme.

Je ne sens point pour vous l’émotion du sang,

Je vous trouve en mon coeur toujours en même rang ;

J’ai peine à voir un fils où j’ai cru voir un gendre ;

La nature avec vous refuse de s’entendre,

Et me dit en secret, sur votre emportement,

Qu’il a bien peu d’un frère, et beaucoup d’un amant ;

Qu’un frère a pour des soeurs une ardeur plus remise,

À moins que sous ce titre un amant se déguise,

Et qu’il cherche en mourant la gloire et la douceur

D’arracher à la mort ce qu’il nomme sa soeur.

Thésée.

Que vous connaissez mal ce que peut la nature !

Quand d’un parfait amour elle a pris la teinture,

Et que le désespoir d’un illustre projet

Se joint aux déplaisirs d’en voir périr l’objet,

Il est doux de mourir pour une soeur si chère.

Je l’aimais en amant, je l’aime encore en frère ;

C’est sous un autre nom le même empressement :

Je ne l’aime pas moins, mais je l’aime autrement.

L’ardeur sur la vertu fortement établie

Par ces retours du sang ne peut être affaiblie ;

Et ce sang qui prêtait sa tendresse à l’amour

A droit d’en emprunter les forces à son tour.

Jocaste.

Eh bien ! Soyez mon fils, puisque vous voulez l’être ;

Mais donnez-moi la marque où je le dois connaître.

Vous n’êtes point ce fils, si vous n’êtes méchant :

Le ciel sur sa naissance imprima ce penchant ;

J’en vois quelque partie en ce désir inceste ;

Mais pour ne plus douter, vous chargez-vous du reste ?

Êtes-vous l’assassin et d’un père et d’un roi ?

Thésée.

Ah ! Madame, ce mot me fait pâlir d’effroi.

Jocaste.

C’était là de mon fils la noire destinée ;

Sa vie à ces forfaits par le ciel condamnée

N’a pu se dégager de cet astre ennemi,

Ni de son ascendant s’échapper à demi.

Si ce fils vit encore, il a tué son père :

C’en est l’indubitable et le seul caractère ;

Et le ciel, qui prit soin de nous en avertir,

L’a dit trop hautement pour se voir démentir.

Sa mort seule pouvait le dérober au crime.

Prince, renoncez donc à toute votre estime :

Dites que vos vertus sont crimes déguisés ;

Recevez tout le sort que vous vous imposez ;

Et pour remplir un nom dont vous êtes avide,

Acceptez ceux d’inceste et de fils parricide.

J’en croirai ces témoins que le ciel m’a prescrits,

Et ne vous puis donner mon aveu qu’à ce prix.

Thésée.

Quoi ? La nécessité des vertus et des vices

D’un astre impérieux doit suivre les caprices,

Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions

Au plus bizarre effet de ses prédictions ?

L’âme est donc toute esclave : une loi souveraine

Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne ;

Et nous ne recevons ni crainte ni désir

De cette liberté qui n’a rien à choisir,

Attachés sans relâche à cet ordre sublime,

Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime.

Qu’on massacre les rois, qu’on brise les autels,

C’est la faute des dieux, et non pas des mortels.

De toute la vertu sur la terre épandue,

Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due ;

Ils agissent en nous quand nous pensons agir ;

Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir ;

Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,

Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.

D’un tel aveuglement daignez me dispenser.

Le ciel, juste à punir, juste à récompenser,

Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire,

Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire.

N’enfonçons toutefois ni votre oeil ni le mien

Dans ce profond abîme où nous ne voyons rien :

Delphes a pu vous faire une fausse réponse ;

L’argent put inspirer la voix qui les prononce ;

Cet organe des dieux put se laisser gagner

À ceux que ma naissance éloignait de régner ;

Et par tous les climats on n’a que trop d’exemples

Qu’il est ainsi qu’ailleurs des méchants dans les temples.

Du moins puis-je assurer que dans tous mes combats

Je n’ai jamais souffert de seconds que mon bras ;

Que je n’ai jamais vu ces lieux de la Phocide

Où fut par des brigands commis ce parricide ;

Que la fatalité des plus pressants malheurs

Ne m’aurait pu réduire à suivre des voleurs ;

Que j’en ai trop puni pour en croître le nombre…

Jocaste.

Mais Laïus a parlé, vous en avez vu l’ombre :

De l’oracle avec elle on voit tant de rapport,

Qu’on ne peut qu’à ce fils en imputer la mort ;

Et c’est le dire assez qu’ordonner qu’on efface

Un grand crime impuni par le sang de sa race.

Attendons toutefois ce qu’en dira Phorbas :

Autre que lui n’a vu ce malheureux trépas ;

Et de ce témoin seul dépend la connaissance

Et de ce parricide et de votre naissance.

Si vous êtes coupable, évitez-en les yeux ;

Et de peur d’en rougir, prenez d’autres aïeux.

Thésée.

Je le verrai, madame, et sans inquiétude.

Ma naissance confuse a quelque incertitude ;

Mais pour ce parricide, il est plus que certain

Que ce ne fut jamais un crime de ma main.

*********

Œdipe CORNEILLE

**********

ACTE IV

Scène première

.

Dircé.

Oui, déjà sur ce bruit l’amour m’avait flattée :

Mon âme avec plaisir s’était inquiétée ;

Et ce jaloux honneur qui ne consentait pas

Qu’un frère me ravît un glorieux trépas,

Après cette douceur fièrement refusée,

Ne me refusait point de vivre pour Thésée,

Et laissait doucement corrompre sa fierté

À l’espoir renaissant de ma perplexité.

Mais si je vois en vous ce déplorable frère,

Quelle faveur du ciel voulez-vous que j’espère,

S’il n’est pas en sa main de m’arrêter au jour

Sans faire soulever et l’honneur et l’amour ?

S’il dédaigne mon sang, il accepte le vôtre ;

Et si quelque miracle épargne l’un et l’autre,

Pourra-t-il détacher de mon sort le plus doux

L’amertume de vivre, et n’être point à vous ?

Thésée.

Le ciel choisit souvent de secrètes conduites

Qu’on ne peut démêler qu’après de longues suites ;

Et de mon sort douteux l’obscur événement

Ne défend pas l’espoir d’un second changement.

Je chéris ce premier qui vous est salutaire.

Je ne puis en amant ce que je puis en frère ;

J’en garderai le nom tant qu’il faudra mourir ;

Mais si jamais d’ailleurs on peut vous secourir,

Peut-être que le ciel me faisant mieux connaître,

Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être ;

Car je n’aspire point à calmer son courroux,

Et ne veux ni mourir ni vivre que pour vous.

Dircé.

Cet amour mal éteint sied mal au coeur d’un frère :

Où le sang doit parler, c’est à lui de se taire ;

Et sitôt que sans crime il ne peut plus durer,

Pour ses feux les plus vifs il est temps d’expirer.

Thésée.

Laissez-lui conserver ces ardeurs empressées

Qui vous faisaient l’objet de toutes mes pensées.

J’ai mêmes yeux encore, et vous mêmes appas :

Si mon sort est douteux, mon souhait ne l’est pas.

Mon coeur n’écoute point ce que le sang veut dire :

C’est d’amour qu’il gémit, c’est d’amour qu’il soupire ;

Et pour pouvoir sans crime en goûter la douceur,

Il se révolte exprès contre le nom de soeur.

De mes plus chers désirs ce partisan sincère

En faveur de l’amant tyrannise le frère,

Et partage à tous deux le digne empressement

De mourir comme frère et vivre comme amant.

Dircé.

Ô du sang de Laïus preuves trop manifestes !

Le ciel, vous destinant à des flammes incestes,

A su de votre esprit déraciner l’horreur

Que doit faire à l’amour le sacré nom de soeur ;

Mais si sa flamme y garde une place usurpée,

Dircé dans votre erreur n’est point enveloppée :

Elle se défend mieux de ce trouble intestin,

Et si c’est votre sort, ce n’est pas son destin.

Non qu’enfin sa vertu vous regarde en coupable :

Puisque le ciel vous force, il vous rend excusable ;

Et l’amour pour les sens est un si doux poison,

Qu’on ne peut pas toujours écouter la raison.

Moi-même, en qui l’honneur n’accepte aucune grâce,

J’aime en ce douteux sort tout ce qui m’embarrasse,

Je ne sais quoi m’y plaît qui n’ose s’exprimer,

Et ce confus mélange a de quoi me charmer.

Je n’aime plus qu’en soeur, et malgré moi j’espère.

Ah ! Prince, s’il se peut, ne soyez point mon frère,

Et laissez-moi mourir avec les sentiments

Que la gloire permet aux illustres amants.

Thésée.

Je vous ai déjà dit, princesse, que peut-être,

Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être :

Faut-il que je m’explique ? Et toute votre ardeur

Ne peut-elle sans moi lire au fond de mon coeur ?

Puisqu’il est tout à vous, pénétrez-y, madame :

Vous verrez que sans crime il conserve sa flamme.

Si je suis descendu jusqu’à vous abuser,

Un juste désespoir m’aurait fait plus oser ;

Et l’amour, pour défendre une si chère vie,

Peut faire vanité d’un peu de tromperie.

J’en ai tiré ce fruit, que ce nom décevant

A fait connaître ici que ce prince est vivant.

Phorbas l’a confessé ; Tirésie a lui-même

Appuyé de sa voix cet heureux stratagème :

C’est par lui qu’on a su qu’il respire en ces lieux.

Souffrez donc qu’un moment je trompe encor leurs yeux ;

Et puisque dans ce jour ce frère doit paraître,

Jusqu’à ce qu’on l’ait vu permettez-moi de l’être.

Dircé.

Je pardonne un abus que l’amour a formé,

Et rien ne peut déplaire alors qu’on est aimé.

Mais hasardiez-vous tant sans aucune lumière ?

Thésée.

Mégare m’avait dit le secret de son père ;

Il m’a valu l’honneur de m’exposer pour tous ;

Mais je n’en abusais que pour mourir pour vous.

Le succès a passé cette triste espérance :

Ma flamme en vos périls ne voit plus d’apparence.

Si l’on peut à l’oracle ajouter quelque foi,

Ce fils a de sa main versé le sang du roi ;

Et son ombre, en parlant de punir un grand crime,

Dit assez que c’est lui qu’elle veut pour victime.

Dircé.

Prince, quoi qu’il en soit, n’empêchez plus ma mort,

Si par le sacrifice on n’éclaircit mon sort.

La reine, qui paraît, fait que je me retire :

Sachant ce que je sais, j’aurais peur d’en trop dire ;

Et comme enfin ma gloire a d’autres intérêts,

Vous saurez mieux sans moi ménager vos secrets :

Mais puisque vous voulez que mon esprit revive,

Ne tenez pas longtemps la vérité captive.

Scène II

.

Jocaste.

Prince, j’ai vu Phorbas ; et tout ce qu’il m’a dit

À ce que vous croyez peut donner du crédit.

Un passant inconnu, touché de cette enfance

Dont un astre envieux condamnait la naissance,

Sur le mont Cythéron reçut de lui mon fils,

Sans qu’il lui demandât son nom ni son pays,

De crainte qu’à son tour il ne conçût l’envie

D’apprendre dans quel sang il conservait la vie.

Il l’a revu depuis, et presque tous les ans,

Dans le temple d’élide offrir quelques présents.

Ainsi chacun des deux connaît l’autre au visage,

Sans s’être l’un à l’autre expliqués davantage.

Il a bien su de lui que ce fils conservé

Respire encor le jour dans un rang élevé ;

Mais je demande en vain qu’à mes yeux il le montre,

À moins que ce vieillard avec lui se rencontre.

Si Phaedime après lui vous eut en son pouvoir,

De cet inconnu même il put vous recevoir,

Et voyant à Trézène une mère affligée

De la perte du fils qu’elle avait eu d’Aegée,

Vous offrir en sa place, elle vous accepter.

Tout ce qui sur ce point pourrait faire douter,

C’est qu’il vous a souffert dans une flamme inceste,

Et n’a parlé de rien qu’en mourant de la peste.

Mais d’ailleurs Tirésie a dit que dans ce jour

Nous pourrons voir ce prince, et qu’il vit dans la cour ;

Quelques moments après on vous a vu paraître :

Ainsi vous pouvez l’être, et pouvez ne pas l’être.

Passons outre. À Phorbas ajouteriez-vous foi ?

S’il n’a pas vu mon fils, il vit la mort du roi,

Il connaît l’assassin : voulez-vous qu’il vous voie ?

Thésée.

Je le verrai, madame, et l’attends avec joie,

Sûr, comme je l’ai dit, qu’il n’est point de malheurs

Qui m’eussent pu réduire à suivre des voleurs.

Jocaste.

Ne vous assurez point sur cette conjecture,

Et souffrez qu’elle cède à la vérité pure.

Honteux qu’un homme seul eût triomphé de trois,

Qu’il en eût tué deux et mis l’autre aux abois,

Phorbas nous supposa ce qu’il nous en fit croire,

Et parla de brigands pour sauver quelque gloire.

Il me vient d’avouer sa faiblesse à genoux.

 » d’un bras seul, m’a-t-il dit, partirent tous les coups ;

Un bras seul à tous trois nous ferma le passage,

Et d’une seule main ce grand crime est l’ouvrage.  »

Thésée.

Le crime n’est pas grand s’il fut seul contre trois ;

Mais jamais sans forfait on ne se prend aux rois ;

Et fussent-ils cachés sous un habit champêtre,

Leur propre majesté les doit faire connaître.

L’assassin de Laïus est digne du trépas,

Bien que seul contre trois, il ne le connût pas.

Pour moi, je l’avouerai, que jamais ma vaillance

À mon bras contre trois n’a commis ma défense.

L’oeil de votre Phorbas aura beau me chercher,

Jamais dans la Phocide on ne m’a vu marcher.

Qu’il vienne : à ses regards sans crainte je m’expose ;

Et c’est un imposteur s’il vous dit autre chose.

Jocaste.

Faites entrer Phorbas. Prince, pensez-y bien.

Thésée.

S’il est homme d’honneur, je n’en dois craindre rien.

Jocaste.

Vous voudrez, mais trop tard, en éviter la vue.

Thésée.

Qu’il vienne ; il tarde trop, cette lenteur me tue ;

Et si je le pouvais sans perdre le respect,

Je me plaindrais un peu de me voir trop suspect.

Scène III

.

Jocaste.

Laissez-moi lui parler, et prêtez-nous silence.

Phorbas, envisagez ce prince en ma présence :

Le reconnaissez-vous ?

Phorbas.

Je crois vous avoir dit

Que je ne l’ai point vu depuis qu’on le perdit,

Madame : un si long temps laisse mal reconnaître

Un prince qui pour lors ne faisait que de naître ;

Et si je vois en lui l’effet de mon secours,

Je n’y puis voir les traits d’un enfant de deux jours.

Jocaste.

Je sais, ainsi que vous, que les traits de l’enfance

N’ont avec ceux d’un homme aucune ressemblance ;

Mais comme ce héros, s’il est sorti de moi,

Doit avoir de sa main versé le sang du roi,

Seize ans n’ont pas changé tellement son visage

Que vous n’en conserviez quelque imparfaite image.

Phorbas.

Hélas ! J’en garde encor si bien le souvenir,

Que je l’aurai présent durant tout l’avenir.

Si pour connaître un fils il vous faut cette marque,

Ce prince n’est point né de notre grand monarque.

Mais désabusez-vous, et sachez que sa mort

Ne fut jamais d’un fils le parricide effort.

Jocaste.

Et de qui donc, Phorbas ? Avez-vous connaissance

Du nom du meurtrier ? Savez-vous sa naissance ?

Phorbas.

Et de plus sa demeure et son rang. Est-ce assez ?

Jocaste.

Je saurai le punir si vous le connaissez.

Pourrez-vous le convaincre ?

Phorbas.

Et par sa propre bouche.

Jocaste.

À nos yeux ?

Phorbas.

À vos yeux. Mais peut-être il vous touche ;

Peut-être y prendrez-vous un peu trop d’intérêt,

Pour m’en croire aisément quand j’aurai dit qui c’est.

Thésée.

Ne nous déguisez rien, parlez en assurance, Que le fils de Laïus en hâte la vengeance.

Jocaste.

Il n’est pas assuré, prince, que ce soit vous,

Comme il l’est que Laïus fut jadis mon époux ;

Et d’ailleurs si le ciel vous choisit pour victime,

Vous me devez laisser à punir ce grand crime.

Thésée.

Avant que de mourir, un fils peut le venger.

Phorbas.

Si vous l’êtes ou non, je ne le puis juger ;

Mais je sais que Thésée est si digne de l’être,

Qu’au seul nom qu’il en prend je l’accepte pour maître.

Seigneur, vengez un père, ou ne soutenez plus

Que nous voyons en vous le vrai sang de Laïus.

Jocaste.

Phorbas, nommez ce traître, et nous tirez de doute ;

Et j’atteste à vos yeux le ciel, qui nous écoute,

Que pour cet assassin il n’est point de tourments

Qui puissent satisfaire à mes ressentiments.

Phorbas.

Mais si je vous nommais quelque personne chère,

Aemon votre neveu, Créon votre seul frère,

Ou le prince Lycus, ou le roi votre époux,

Me pourriez-vous en croire, ou garder ce courroux ?

Jocaste.

De ceux que vous nommez je sais trop l’innocence.

Phorbas.

Peut-être qu’un des quatre a fait plus qu’il ne pense ;

Et j’ai lieu de juger qu’un trop cuisant ennui…

Jocaste.

Voici le roi qui vient : dites tout devant lui.

Scène IV

.

Oedipe.

Si vous trouvez un fils dans le prince Thésée,

Mon âme en son effroi s’était bien abusée :

Il ne choisira point de chemin criminel,

Quand il voudra rentrer au trône paternel,

Madame ; et ce sera du moins à force ouverte

Qu’un si vaillant guerrier entreprendra ma perte.

Mais dessus ce vieillard plus je porte les yeux,

Plus je crois l’avoir vu jadis en d’autres lieux :

Ses rides me font peine à le bien reconnaître.

Ne m’as-tu jamais vu ?

Phorbas.

Seigneur, cela peut être.

Oedipe.

Il y pourrait avoir entre quinze et vingt ans.

Phorbas.

J’ai de confus rapports d’environ même temps.

Oedipe.

Environ ce temps-là fis-tu quelque voyage ?

Phorbas.

Oui, seigneur, en Phocide ; et là, dans un passage…

Oedipe.

Ah ! Je te reconnais, ou je suis fort trompé :

C’est un de mes brigands à la mort échappé,

Madame, et vous pouvez lui choisir des supplices ;

S’il n’a tué Laïus, il fut un des complices.

Jocaste.

C’est un de vos brigands ! Ah ! Que me dites-vous ?

Oedipe.

Je le laissai pour mort, et tout percé de coups.

Phorbas.

Quoi ? Vous m’auriez blessé ? Moi, seigneur ?

Oedipe.

Oui, perfide :

Tu fis, pour ton malheur, ma rencontre en Phocide,

Et tu fus un des trois que je sus arrêter

Dans ce passage étroit qu’il fallut disputer ;

Tu marchais le troisième : en faut-il davantage ?

Phorbas.

Si de mes compagnons vous peigniez le visage,

Je n’aurais rien à dire, et ne pourrais nier.

Oedipe.

Seize ans, à ton avis, m’ont fait les oublier !

Ne le présume pas : une action si belle

En laisse au fond de l’âme une idée immortelle ;

Et si dans un combat on ne perd point de temps

À bien examiner les traits des combattants,

Après que celui-ci m’eut tout couvert de gloire,

Je sus tout à loisir contempler ma victoire.

Mais tu nieras encore, et n’y connaîtras rien.

Phorbas.

Je serai convaincu, si vous les peignez bien :

Les deux que je suivis sont connus de la reine.

Oedipe.

Madame, jugez donc si sa défense est vaine.

Le premier de ces trois que mon bras sut punir

À peine méritait un léger souvenir :

Petit de taille, noir, le regard un peu louche,

Le front cicatrisé, la mine assez farouche ;

Mais homme, à dire vrai, de si peu de vertu,

Que dès le premier coup je le vis abattu.

Le second, je l’avoue, avait un grand courage,

Bien qu’il parût déjà dans le penchant de l’âge :

Le front assez ouvert, l’oeil perçant, le teint frais

(on en peut voir en moi la taille et quelques traits) ;

Chauve sur le devant, mêlé sur le derrière,

Le port majestueux, et la démarche fière.

Il se défendit bien, et me blessa deux fois ;

Et tout mon coeur s’émut de le voir aux abois.

Vous pâlissez, madame !

Jocaste.

Ah ! Seigneur, puis-je apprendre

Que vous ayez tué Laïus après Nicandre,

Que vous ayez blessé Phorbas de votre main,

Sans en frémir d’horreur, sans en pâlir soudain ?

Oedipe.

Quoi ? C’est là ce Phorbas qui vit tuer son maître ?

Jocaste.

Vos yeux, après seize ans, l’ont trop su reconnaître ;

Et ses deux compagnons que vous avez dépeints

De Nicandre et du roi portent les traits empreints.

Oedipe.

Mais ce furent brigands, dont le bras…

Jocaste.

C’est un conte

Dont Phorbas au retour voulut cacher sa honte.

Une main seule, hélas ! Fit ces funestes coups,

Et par votre rapport, ils partirent de vous.

Phorbas.

J’en fus presque sans vie un peu plus d’une année.

Avant ma guérison on vit votre hyménée.

Je guéris ; et mon coeur, en secret mutiné

De connaître quel roi vous nous aviez donné,

S’imposa cet exil dans un séjour champêtre,

Attendant que le ciel me fît un autre maître.

Thésée.

Seigneur, je suis le frère ou l’amant de Dircé ;

Et son père ou le mien, de votre main percé…

Oedipe.

Prince, je vous entends, il faut venger ce père,

Et ma perte à l’état semble être nécessaire,

Puisque de nos malheurs la fin ne se peut voir,

Si le sang de Laïus ne remplit son devoir.

C’est ce que Tirésie avait voulu me dire.

Mais ce reste du jour souffrez que je respire :

Le plus sévère honneur ne saurait murmurer

De ce peu de moments que j’ose différer ;

Et ce coup surprenant permet à votre haine

De faire cette grâce aux larmes de la reine.

Thésée.

Nous nous verrons demain, seigneur, et résoudrons…

Oedipe.

Quand il en sera temps, prince, nous répondrons ;

Et s’il faut, après tout, qu’un grand crime s’efface

Par le sang que Laïus a transmis à sa race,

Peut-être aurez-vous peine à reprendre son rang,

Qu’il ne vous ait coûté quelque peu de ce sang.

Thésée.

Demain chacun de nous fera sa destinée.

Scène V

.

Jocaste.

Que de maux nous promet cette triste journée !

J’y dois voir ou ma fille ou mon fils s’immoler,

Tout le sang de ce fils de votre main couler,

Ou de la sienne enfin le vôtre se répandre ;

Et ce qu’oracle aucun n’a fait encore attendre,

Rien ne m’affranchira de voir sans cesse en vous,

Sans cesse en un mari, l’assassin d’un époux.

Puis-je plaindre à ce mort la lumière ravie,

Sans haïr le vivant, sans détester ma vie ?

Puis-je de ce vivant plaindre l’aveugle sort,

Sans détester ma vie et sans trahir le mort ?

Oedipe.

Madame, votre haine est pour moi légitime ;

Et cet aveugle sort m’a fait vers vous un crime,

Dont ce prince demain me punira pour vous,

Ou mon bras vengera ce fils et cet époux ;

Et m’offrant pour victime à votre inquiétude,

Il vous affranchira de toute ingratitude.

Alors sans balancer vous plaindrez tous les deux,

Vous verrez sans rougir alors vos derniers feux,

Et permettrez sans honte à vos douleurs pressantes

Pour Laïus et pour moi des larmes innocentes.

Jocaste.

Ah ! Seigneur, quelque bras qui puisse vous punir,

Il n’effacera rien dedans mon souvenir :

Je vous verrai toujours, sa couronne à la tête,

De sa place en mon lit faire votre conquête ;

Je me verrai toujours vous placer en son rang,

Et baiser votre main fumante de son sang.

Mon ombre même un jour dans les royaumes sombres

Ne recevra des dieux pour bourreaux que vos ombres ;

Et sa confusion l’offrant à toutes deux,

Elle aura pour tourments tout ce qui fit mes feux.

Oracles décevants, qu’osiez-vous me prédire ?

Si sur notre avenir vos dieux ont quelque empire,

Quelle indigne pitié divise leur courroux ?

Ce qu’elle épargne au fils retombe sur l’époux ;

Et comme si leur haine, impuissante ou timide,

N’osait le faire ensemble inceste et parricide,

Elle partage à deux un sort si peu commun,

Afin de me donner deux coupables pour un.

Oedipe.

Ô partage inégal de ce courroux céleste !

Je suis le parricide, et ce fils est l’inceste.

Mais mon crime est entier, et le sien imparfait ;

Le sien n’est qu’en désirs, et le mien en effet.

Ainsi, quelques raisons qui puissent me défendre,

La veuve de Laïus ne saurait les entendre ;

Et les plus beaux exploits passent pour trahisons,

Alors qu’il faut du sang, et non pas des raisons.

Jocaste.

Ah ! Je n’en vois que trop qui me déchirent l’âme.

La veuve de Laïus est toujours votre femme,

Et n’oppose que trop, pour vous justifier,

À la moitié du mort celle du meurtrier.

Pour toute autre que moi votre erreur est sans crime,

Toute autre admirerait votre bras magnanime,

Et toute autre, réduite à punir votre erreur,

La punirait du moins sans trouble et sans horreur.

Mais, hélas ! Mon devoir aux deux partis m’attache :

Nul espoir d’aucun d’eux, nul effort ne m’arrache ;

Et je trouve toujours dans mon esprit confus

Et tout ce que je suis et tout ce que je fus.

Je vous dois de l’amour, je vous dois de la haine :

L’un et l’autre me plaît, l’un et l’autre me gêne ;

Et mon coeur, qui doit tout, et ne voit rien permis,

Souffre tout à la fois deux tyrans ennemis.

La haine aurait l’appui d’un serment qui me lie ;

Mais je le romps exprès pour en être punie ;

Et pour finir des maux qu’on ne peut soulager,

J’aime à donner aux dieux un parjure à venger.

C’est votre foudre, ô ciel, qu’à mon secours j’appelle :

Oedipe est innocent, je me fais criminelle ;

Par un juste supplice osez me désunir

De la nécessité d’aimer et de punir.

Oedipe.

Quoi ? Vous ne voyez pas que sa fausse justice

Ne sait plus ce que c’est que d’un juste supplice,

Et que par un désordre à confondre nos sens

Son injuste rigueur n’en veut qu’aux innocents ?

Après avoir choisi ma main pour ce grand crime,

C’est le sang de Laïus qu’il choisit pour victime,

Et le bizarre éclat de son discernement

Sépare le forfait d’avec le châtiment.

C’est un sujet nouveau d’une haine implacable,

De voir sur votre sang la peine du coupable ;

Et les dieux vous en font une éternelle loi,

S’ils punissent en lui ce qu’ils ont fait par moi.

Voyez comme les fils de Jocaste et d’Oedipe

D’une si juste haine ont tous deux le principe :

À voir leurs actions, à voir leur entretien,

L’un n’est que votre sang, l’autre n’est que le mien,

Et leur antipathie inspire à leur colère

Des préludes secrets de ce qu’il vous faut faire.

Jocaste.

Pourrez-vous me haïr jusqu’à cette rigueur

De souhaiter pour vous même haine en mon coeur ?

Oedipe.

Toujours de vos vertus j’adorerai les charmes,

Pour ne haïr qu’en moi la source de vos larmes.

Jocaste.

Et je me forcerai toujours à vous blâmer,

Pour ne haïr qu’en moi ce qui vous fit m’aimer.

Mais finissons, de grâce, un discours qui me tue :

L’assassin de Laïus doit me blesser la vue ;

Et malgré ce courroux par sa mort allumé,

Je sens qu’Oedipe enfin sera toujours aimé.

Oedipe.

Que fera cet amour ?

Jocaste.

Ce qu’il doit à la haine.

Oedipe.

Qu’osera ce devoir ?

Jocaste.

Croître toujours ma peine.

Oedipe.

Faudra-t-il pour jamais me bannir de vos yeux ?

Jocaste.

Peut-être que demain nous le saurons des dieux.

**********

Œdipe CORNEILLE

**********

ACTE V

Scène première

.

Dymas.

Seigneur, il est trop vrai que le peuple murmure,

Qu’il rejette sur vous sa funeste aventure,

Et que de tous côtés on n’entend que mutins

Qui vous nomment l’auteur de leurs mauvais destins.

D’un devin suborné les infâmes prestiges

De l’ombre, disent-ils, ont fait tous les prodiges :

L’or mouvait ce fantôme ; et pour perdre Dircé,

Vos présents lui dictaient ce qu’il a prononcé :

Tant ils conçoivent mal qu’un si grand roi consente

À venger son trépas sur sa race innocente,

Qu’il assure son sceptre, aux dépens de son sang,

À ce bras impuni qui lui perça le flanc,

Et que par cet injuste et cruel sacrifice,

Lui-même de sa mort il se fasse justice !

Oedipe.

Ils ont quelque raison de tenir pour suspect

Tout ce qui s’est montré tantôt à leur aspect ;

Et je n’ose blâmer cette horreur que leur donne

L’assassin de leur roi qui porte sa couronne.

Moi-même, au fond du coeur, de même horreur frappé,

Je veux fuir le remords de son trône occupé ;

Et je dois cette grâce à l’amour de la reine,

D’épargner ma présence aux devoirs de sa haine,

Puisque de notre hymen les liens mal tissus

Par ces mêmes devoirs semblent être rompus.

Je vais donc à Corinthe achever mon supplice.

Mais ce n’est pas au peuple à se faire justice :

L’ordre que tient le ciel à lui choisir des rois

Ne lui permet jamais d’examiner son choix ;

Et le devoir aveugle y doit toujours souscrire,

Jusqu’à ce que d’en haut on veuille s’en dédire.

Pour chercher mon repos, je veux bien me bannir ;

Mais s’il me bannissait, je saurais l’en punir ;

Ou si je succombais sous sa troupe mutine,

Je saurais l’accabler du moins sous ma ruine.

Dymas.

Seigneur, jusques ici ses plus grands déplaisirs

Pour armes contre vous n’ont pris que des soupirs ;

Et cet abattement que lui cause la peste

Ne souffre à son murmure aucun dessein funeste.

Mais il faut redouter que Thésée et Dircé

N’osent pousser plus loin ce qu’il a commencé.

Phorbas même est à craindre, et pourrait le réduire

Jusqu’à se vouloir mettre en état de vous nuire.

Oedipe.

Thésée a trop de coeur pour une trahison ;

Et d’ailleurs j’ai promis de lui faire raison.

Pour Dircé, son orgueil dédaignera sans doute

L’appui tumultueux que ton zèle redoute.

Phorbas est plus à craindre, étant moins généreux ;

Mais il nous est aisé de nous assurer d’eux.

Fais-les venir tous trois, que je lise en leur âme

S’ils prêteraient la main à quelque sourde trame.

Commence par Phorbas : je saurai démêler

Quels desseins…

Page.

Un vieillard demande à vous parler.

Il se dit de Corinthe, et presse.

Oedipe.

Il vient me faire

Le funeste rapport du trépas de mon père :

Préparons nos soupirs à ce triste récit.

Qu’il entre… Cependant fais ce que je t’ai dit.

Scène II

.

Oedipe.

Eh bien ! Polybe est mort ?

Iphicrate.

Oui, seigneur.

Oedipe.

Mais vous-même

Venir me consoler de ce malheur suprême !

Vous qui, chef du conseil, devriez maintenant,

Attendant mon retour, être mon lieutenant !

Vous, à qui tant de soins d’élever mon enfance

Ont acquis justement toute ma confiance !

Ce voyage me trouble autant qu’il me surprend.

Iphicrate.

Le roi Polybe est mort ; ce malheur est bien grand ;

Mais comme enfin, seigneur, il est suivi d’un pire,

Pour l’apprendre de moi faites qu’on se retire.

Oedipe.

Ce jour est donc pour moi le grand jour des malheurs,

Puisque vous apportez un comble à mes douleurs.

J’ai tué le feu roi jadis sans le connaître ;

Son fils, qu’on croyait mort, vient ici de renaître ;

Son peuple mutiné me voit avec horreur ;

Sa veuve mon épouse en est dans la fureur.

Le chagrin accablant qui me dévore l’âme

Me fait abandonner et peuple, et sceptre, et femme,

Pour remettre à Corinthe un esprit éperdu ;

Et par d’autres malheurs je m’y vois attendu !

Iphicrate.

Seigneur, il faut ici faire tête à l’orage ;

Il faut faire ici ferme et montrer du courage.

Le repos à Corinthe en effet serait doux ;

Mais il n’est plus de sceptre à Corinthe pour vous.

Oedipe.

Quoi ? L’on s’est emparé de celui de mon père ?

Iphicrate.

Seigneur, on n’a rien fait que ce qu’on a dû faire ;

Et votre amour en moi ne voit plus qu’un banni,

De son amour pour vous trop doucement puni.

Oedipe.

Quel énigme !

Iphicrate.

Apprenez avec quelle justice

Ce roi vous a dû rendre un si mauvais office :

Vous n’étiez point son fils.

Oedipe.

Dieux ! Qu’entends-je ?

Iphicrate.

À regret

Ses remords en mourant ont rompu le secret.

Il vous gardait encore une amitié fort tendre ;

Mais le compte qu’aux dieux la mort force de rendre

A porté dans son coeur un si pressant effroi,

Qu’il a remis Corinthe aux mains de son vrai roi.

Oedipe.

Je ne suis point son fils ! Et qui suis-je, Iphicrate ?

Iphicrate.

Un enfant exposé, dont le mérite éclate,

Et de qui par pitié j’ai dérobé les jours

Aux ongles des lions, aux griffes des vautours.

Oedipe.

Et qui m’a fait passer pour le fils de ce prince ?

Iphicrate.

Le manque d’héritiers ébranlait sa province.

Les trois que lui donna le conjugal amour

Perdirent en naissant la lumière du jour ;

Et la mort du dernier me fit prendre l’audace

De vous offrir au roi, qui vous mit en sa place.

Ce que l’on se promit de ce fils supposé

Réunit sous ses lois son état divisé ;

Mais comme cet abus finit avec sa vie,

Sa mort de mon supplice aurait été suivie,

S’il n’eût donné cet ordre à son dernier moment,

Qu’un juste et prompt exil fût mon seul châtiment.

Oedipe.

Ce revers serait dur pour quelque âme commune ;

Mais je me fis toujours maître de ma fortune ;

Et puisqu’elle a repris l’avantage du sang,

Je ne dois plus qu’à moi tout ce que j’eus de rang.

Mais n’as-tu point appris de qui j’ai reçu l’être ?

Iphicrate.

Seigneur, je ne puis seul vous le faire connaître.

Vous fûtes exposé jadis par un Thébain,

Dont la compassion vous remit en ma main,

Et qui, sans m’éclaircir touchant votre naissance,

Me chargea seulement d’éloigner votre enfance.

J’en connais le visage, et l’ai revu souvent,

Sans nous être tous deux expliqués plus avant :

Je luis dis qu’en éclat j’avais mis votre vie,

Et lui cachai toujours mon nom et ma patrie,

De crainte, en les sachant, que son zèle indiscret

Ne vînt mal à propos troubler notre secret.

Mais comme de sa part il connaît mon visage,

Si je le trouve ici, nous saurons davantage.

Oedipe.

Je serais donc Thébain à ce compte ?

Iphicrate.

Oui, seigneur.

Oedipe.

Je ne sais si je dois le tenir à bonheur :

Mon coeur, qui se soulève, en forme un noir augure

Sur l’éclaircissement de ma triste aventure.

Où me reçûtes-vous ?

Iphicrate.

Sur le mont Cythéron.

Oedipe.

Ah ! Que vous me frappez par ce funeste nom !

Le temps, le lieu, l’oracle, et l’âge de la reine,

Tout semble concerté pour me mettre à la gêne.

Dieux ! Serait-il possible ? Approchez-vous, Phorbas.

Scène III

.

Iphicrate.

Seigneur, voilà celui qui vous mit en mes bras ;

Permettez qu’à vos yeux je montre un peu de joie.

Se peut-il faire, ami, qu’encor je te revoie ?

Phorbas.

Que j’ai lieu de bénir ton retour fortuné !

Qu’as-tu fait de l’enfant que je t’avais donné ?

Le généreux Thésée a fait gloire de l’être ;

Mais sa preuve est obscure, et tu dois le connaître.

Parle.

Iphicrate.

Ce n’est point lui, mais il vit en ces lieux.

Phorbas.

Nomme-le donc, de grâce.

Iphicrate.

Il est devant tes yeux.

Phorbas.

Je ne vois que le roi.

Iphicrate.

C’est lui-même.

Phorbas.

Lui-même !

Iphicrate.

Oui : le secret n’est plus d’une importance extrême ;

Tout Corinthe le sait. Nomme-lui ses parents.

Phorbas.

En fussions-nous tous trois à jamais ignorants !

Iphicrate.

Seigneur, lui seul enfin peut dire qui vous êtes.

Oedipe.

Hélas ! Je le vois trop ; et vos craintes secrètes,

Qui vous ont empêchés de vous entr’éclaircir,

Loin de tromper l’oracle, ont fait tout réussir.

Voyez où m’a plongé votre fausse prudence :

Vous cachiez ma retraite, il cachait ma naissance ;

Vos dangereux secrets, par un commun accord,

M’ont livré tout entier aux rigueurs de mon sort :

Ce sont eux qui m’ont fait l’assassin de mon père ;

Ce sont eux qui m’ont fait le mari de ma mère.

D’une indigne pitié le fatal contre-temps

Confond dans mes vertus ces forfaits éclatants :

Elle fait voir en moi, par un mélange infâme,

Le frère de mes fils et le fils de ma femme.

Le ciel l’avait prédit : vous avez achevé ;

Et vous avez tout fait quand vous m’avez sauvé.

Phorbas.

Oui, seigneur, j’ai tout fait, sauvant votre personne :

M’en punissent les dieux si je me le pardonne !

Scène IV

.

Oedipe.

Que n’obéissais-tu, perfide, à mes parents,

Qui se faisaient pour moi d’équitables tyrans ?

Que ne lui disais-tu ma naissance et l’oracle,

Afin qu’à mes destins il pût mettre un obstacle ?

Car, Iphicrate, en vain j’accuserais ta foi :

Tu fus dans ces destins aveugle comme moi ;

Et tu ne m’abusais que pour ceindre ma tête

D’un bandeau dont par là tu faisais ma conquête.

Iphicrate.

Seigneur, comme Phorbas avait mal obéi,

Que l’ordre de son roi par là se vit trahi,

Il avait lieu de craindre, en me disant le reste,

Que son crime par moi devenu manifeste…

Oedipe.

Cesse de l’excuser. Que m’importe, en effet,

S’il est coupable ou non de tout ce que j’ai fait ?

En ai-je moins de trouble, ou moins d’horreur en l’âme ?

Scène V

.

Oedipe.

Votre frère est connu ; le savez-vous, madame ?

Dircé.

Oui, seigneur, et Phorbas m’a tout dit en deux mots.

Oedipe.

Votre amour pour Thésée est dans un plein repos.

Vous n’appréhendez plus que le titre de frère

S’oppose à cette ardeur qui vous était si chère :

Cette assurance entière a de quoi vous ravir,

Ou plutôt votre haine a de quoi s’assouvir.

Quand le ciel de mon sort l’aurait faite l’arbitre,

Elle ne m’eût choisi rien de pis que ce titre.

Dircé.

Ah ! Seigneur, pour Aemon j’ai su mal obéir ;

Mais je n’ai point été jusques à vous haïr.

La fierté de mon coeur, qui me traitait de reine,

Vous cédait en ces lieux la couronne sans peine ;

Et cette ambition que me prêtait l’amour

Ne cherchait qu’à régner dans un autre séjour.

Cent fois de mon orgueil l’éclat le plus farouche

Aux termes odieux a refusé ma bouche :

Pour vous nommer tyran il fallait cent efforts ;

Ce mot ne m’a jamais échappé sans remords.

D’un sang respectueux la puissance inconnue

À mes soulèvements mêlait la retenue ;

Et cet usurpateur dont j’abhorrais la loi,

S’il m’eût donné Thésée, eût eu le nom de roi.

Oedipe.

C’était ce même sang dont la pitié secrète

De l’ombre de Laïus me faisait l’interprète.

Il ne pouvait souffrir qu’un mot mal entendu

Détournât sur ma soeur un sort qui m’était dû,

Et que votre innocence immolée à mon crime

Se fît de nos malheurs l’inutile victime.

Dircé.

Quel crime avez-vous fait que d’être malheureux ?

Oedipe.

Mon souvenir n’est plein que d’exploits généreux ;

Cependant je me trouve inceste et parricide,

Sans avoir fait un pas que sur les pas d’Alcide,

Ni recherché partout que lois à maintenir,

Que monstres à détruire et méchants à punir.

Aux crimes malgré moi l’ordre du ciel m’attache :

Pour m’y faire tomber à moi-même il me cache ;

Il offre, en m’aveuglant sur ce qu’il a prédit,

Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.

Hélas ! Qu’il est bien vrai qu’en vain on s’imagine

Dérober notre vie à ce qu’il nous destine !

Les soins de l’éviter font courir au-devant,

Et l’adresse à le fuir y plonge plus avant.

Mais si les dieux m’ont fait la vie abominable,

Ils m’en font par pitié la sortie honorable,

Puisqu’enfin leur faveur mêlée à leur courroux

Me condamne à mourir pour le salut de tous,

Et qu’en ce même temps qu’il faudrait que ma vie

Des crimes qu’ils m’ont faits traînât l’ignominie,

L’éclat de ces vertus que je ne tiens pas d’eux

Reçoit pour récompense un trépas glorieux.

Dircé.

Ce trépas glorieux comme vous me regarde :

Le juste choix du ciel peut-être me le garde ;

Il fit tout votre crime ; et le malheur du roi

Ne vous rend pas, seigneur, plus coupable que moi.

D’un voyage fatal qui seul causa sa perte

Je fus l’occasion ; elle vous fut offerte :

Votre bras contre trois disputa le chemin ;

Mais ce n’était qu’un bras qu’empruntait le destin,

Puisque votre vertu qui servit sa colère

Ne put voir en Laïus ni de roi ni de père.

Ainsi j’espère encor que demain, par son choix,

Le ciel épargnera le plus grand de nos rois.

L’intérêt des Thébains et de votre famille

Tournera son courroux sur l’orgueil d’une fille

Qui n’a rien que l’état doive considérer,

Et qui contre son roi n’a fait que murmurer.

Oedipe.

Vous voulez que le ciel, pour montrer à la terre

Qu’on peut innocemment mériter le tonnerre,

Me laisse de sa haine étaler en ces lieux

L’exemple le plus noir et le plus odieux !

Non, non : vous le verrez demain au sacrifice

Par le choix que j’attends couvrir son injustice,

Et par la peine due à son propre forfait,

Désavouer ma main de tout ce qu’elle a fait.

Scène VI

.

Oedipe.

Est-ce encor votre bras qui doit venger son père ?

Son amant en a-t-il plus de droit que son frère,

Prince ?

Thésée.

Je vous en plains, et ne puis concevoir,

Seigneur…

Oedipe.

La vérité ne se fait que trop voir.

Mais nous pourrons demain être tous deux à plaindre,

Si le ciel fait le choix qu’il nous faut tous deux craindre.

S’il me choisit, ma soeur, donnez-lui votre foi :

Je vous en prie en frère, et vous l’ordonne en roi.

Vous, seigneur, si Dircé garde encor sur votre âme

L’empire que lui fit une si belle flamme,

Prenez soin d’apaiser les discords de mes fils,

Qui par les noeuds du sang vous deviendront unis.

Vous voyez où des dieux nous a réduits la haine.

Adieu : laissez-moi seul en consoler la reine ;

Et ne m’enviez pas un secret entretien,

Pour affermir son coeur sur l’exemple du mien.

Scène VII

.

Dircé.

Parmi de tels malheurs que sa constance est rare !

Il ne s’emporte point contre un sort si barbare ;

La surprenante horreur de cet accablement

Ne coûte à sa grande âme aucun égarement ;

Et sa haute vertu, toujours inébranlable,

Le soutient au-dessus de tout ce qui l’accable.

Thésée.

Souvent, avant le coup qui doit nous accabler,

La nuit qui l’enveloppe a de quoi nous troubler :

L’obscur pressentiment d’une injuste disgrâce

Combat avec effroi sa confuse menace ;

Mais quand ce coup tombé vient d’épuiser le sort

Jusqu’à n’en pouvoir craindre un plus barbare effort,

Ce trouble se dissipe, et cette âme innocente,

Qui brave impunément la fortune impuissante,

Regarde avec dédain ce qu’elle a combattu,

Et se rend toute entière à toute sa vertu.

Scène VIII

.

Nérine.

Madame…

Dircé.

Que veux-tu, Nérine ?

Nérine.

Hélas ! La reine…

Dircé.

Que fait-elle ?

Nérine.

Elle est morte ; et l’excès de sa peine,

Par un prompt désespoir…

Dircé.

Jusques où portez-vous,

Impitoyables dieux, votre injuste courroux !

Thésée.

Quoi ? Même aux yeux du roi son désespoir la tue ?

Ce monarque n’a pu…

Nérine.

Le roi ne l’a point vue,

Et quant à son trépas, ses pressantes douleurs

L’ont cru devoir sur l’heure à de si grands malheurs.

Phorbas l’a commencé, sa main a fait le reste.

Dircé.

Quoi ? Phorbas.

Nérine.

Oui, Phorbas, par son récit funeste,

Et par son propre exemple, a su l’assassiner.

Ce malheureux vieillard n’a pu se pardonner ;

Il s’est jeté d’abord aux genoux de la reine,

Où, détestant l’effet de sa prudence vaine :

 » si j’ai sauvé ce fils pour être votre époux,

Et voir le roi son père expirer sous ses coups,

A-t-il dit, la pitié qui me fît le ministre

De tout ce que le ciel eut pour vous de sinistre,

Fait place au désespoir d’avoir si mal servi,

Pour venger sur mon sang votre ordre mal suivi.

L’inceste où malgré vous tous deux je vous abîme

Recevra de ma main sa première victime :

J’en dois le sacrifice à l’innocente erreur

Qui vous rend l’un pour l’autre un objet plein d’horreur.  »

Cet arrêt qu’à nos yeux lui-même il se prononce

Est suivi d’un poignard qu’en ses flancs il enfonce.

La reine, à ce malheur si peu prémédité,

Semble le recevoir avec stupidité.

L’excès de sa douleur la fait croire insensible ;

Rien n’échappe au dehors qui la rende visible ;

Et tous ses sentiments, enfermés dans son coeur,

Ramassent en secret leur dernière vigueur.

Nous autres cependant, autour d’elle rangées,

Stupides ainsi qu’elle, ainsi qu’elle affligées,

Nous n’osons rien permettre à nos fiers déplaisirs,

Et nos pleurs par respect attendent ses soupirs.

Mais enfin tout à coup, sans changer de visage,

Du mort qu’elle contemple elle imite la rage,

Se saisit du poignard, et de sa propre main

À nos yeux comme lui s’en traverse le sein.

On dirait que du ciel l’implacable colère

Nous arrête les bras pour lui laisser tout faire.

Elle tombe, elle expire avec ces derniers mots :

 » allez dire à Dircé qu’elle vive en repos,

Que de ces lieux maudits en hâte elle s’exile ;

Athènes a pour elle un glorieux asile,

Si toutefois Thésée est assez généreux

Pour n’avoir point d’horreur d’un sang si malheureux.  »

Thésée.

Ah ! Ce doute m’outrage ; et si jamais vos charmes…

Dircé.

Seigneur, il n’est saison que de verser des larmes.

La reine, en expirant, a donc pris soin de moi !

Mais tu ne me dis point ce qu’elle a dit du roi ?

Nérine.

Son âme en s’envolant, jalouse de sa gloire,

Craignait d’en emporter la honteuse mémoire ;

Et n’osant le nommer son fils ni son époux,

Sa dernière tendresse a toute été pour vous.

Dircé.

Et je puis vivre encore après l’avoir perdue !

Scène IX

.

Cléante.

La santé dans ces murs tout d’un coup répandue

Fait crier au miracle et bénir hautement

La bonté de nos dieux d’un si prompt changement.

Tous ces mourants, madame, à qui déjà la peste

Ne laissait qu’un soupir, qu’un seul moment de reste,

En cet heureux moment rappelés des abois,

Rendent grâces au ciel d’une commune voix ;

Et l’on ne comprend point quel remède il applique

À rétablir sitôt l’allégresse publique.

Dircé.

Que m’importe qu’il montre un visage plus doux,

Quand il fait des malheurs qui ne sont que pour nous ?

Avez-vous vu le roi, Dymas ?

Dymas.

Hélas, princesse !

On ne doit qu’à son sang la publique allégresse.

Ce n’est plus que pour lui qu’il faut verser des pleurs :

Ses crimes inconnus avoient fait nos malheurs ;

Et sa vertu souillée à peine s’est punie,

Qu’aussitôt de ces lieux la peste s’est bannie.

Thésée.

L’effort de son courage a su nous éblouir :

D’un si grand désespoir il cherchait à jouir,

Et de sa fermeté n’empruntait les miracles

Que pour mieux éviter toute sorte d’obstacles.

Dircé.

Il s’est rendu par là maître de tout son sort.

Mais achève, Dymas, le récit de sa mort ;

Achève d’accabler une âme désolée.

Dymas.

Il n’est point mort, madame ; et la sienne, ébranlée

Par les confus remords d’un innocent forfait,

Attend l’ordre des dieux pour sortir tout à fait.

Dircé.

Que nous disais-tu donc ?

Dymas.

Ce que j’ose encor dire,

Qu’il vit et ne vit plus, qu’il est mort et respire ;

Et que son sort douteux, qui seul reste à pleurer,

Des morts et des vivants semble le séparer.

J’étais auprès de lui sans aucunes alarmes ;

Son coeur semblait calmé, je le voyais sans armes,

Quand soudain, attachant ses deux mains sur ses yeux :

 » prévenons, a-t-il dit, l’injustice des dieux ;

Commençons à mourir avant qu’ils nous l’ordonnent ;

Qu’ainsi que mes forfaits mes supplices étonnent.

Ne voyons plus le ciel après sa cruauté :

Pour nous venger de lui dédaignons sa clarté ;

Refusons-lui nos yeux, et gardons quelque vie

Qui montre encore à tous quelle est sa tyrannie.  »

Là, ses yeux arrachés par ses barbares mains

Font distiller un sang qui rend l’âme aux Thébains.

Ce sang si précieux touche à peine la terre,

Que le courroux du ciel ne leur fait plus la guerre ;

Et trois mourants guéris au milieu du palais

De sa part tout d’un coup nous annoncent la paix.

Cléante vous a dit que par toute la ville…

Thésée.

Cessons de nous gêner d’une crainte inutile.

À force de malheurs le ciel fait assez voir

Que le sang de Laïus a rempli son devoir :

Son ombre est satisfaite ; et ce malheureux crime

Ne laisse plus douter du choix de sa victime.

Dircé.

Un autre ordre demain peut nous être donné.

Allons voir cependant ce prince infortuné,

Pleurer auprès de lui notre destin funeste,

Et remettons aux dieux à disposer du reste.

************

Œdipe Corneille 1640

HORACE CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES – 1640

horace-corneille-le-serment-des-horaces-jacques-louis-david.Horace Corneille 1640


   horace-corneilleLITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

HORACE
1640

PERSONNAGES

TULLE, roi de Rome
Le vieil HORACE, chevalier romain
HORACE, son fils
CURIACE, gentilhomme d’Albe, amant de Camille
VALÈRE, chevalier romain, amoureux de Camille
SABINE, femme d’Horace, et sœur de Curiace
CAMILLE, amante de Curiace, et sœur d’Horace
JULIE, dame romaine, confidente de Sabine et de Camille
FLAVIAN, soldat de l’armée d’Albe
PROCULE, soldat de l’armée de Rome

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Horace Corneille

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La scène est à Rome, dans une salle de la maison d’Horace.

ACTE I

Scène première

SABINE.

Approuvez ma faiblesse, et souffrez ma douleur ;
Elle n’est que trop juste en un si grand malheur :
Si près de voir sur soi fondre de tels orages,
L’ébranlement sied bien aux plus fermes courages ;
Et l’esprit le plus mâle et le moins abattu
Ne saurait sans désordre exercer sa vertu.
Quoique le mien s’étonne à ces rudes alarmes,
Le trouble de mon cœur ne peut rien sur mes larmes,
Et parmi les soupirs qu’il pousse vers les cieux,
Ma constance du moins règne encor sur mes yeux :
Quand on arrête là les déplaisirs d’une âme,
Si l’on fait moins qu’un homme, on fait plus qu’une femme.
Commander à ses pleurs en cette extrémité,
C’est montrer, pour le sexe, assez de fermeté.

 


JULIE.

C’en est peut-être assez pour une âme commune,
Qui du moindre péril se fait une infortune ;
Mais de cette faiblesse un grand cœur est honteux ;
Il ose espérer tout dans un succès douteux.
Les deux camps sont rangés au pied de nos murailles ;
Mais Rome ignore encor comme on perd des batailles.
Loin de trembler pour elle, il lui faut applaudir :
Puisqu’elle va combattre, elle va s’agrandir.
Bannissez, bannissez une frayeur si vaine,
Et concevez des vœux dignes d’une Romaine.

SABINE.

Je suis romaine, hélas ! Puisque mon epoux l’est ;
L’Hymen me fait de Rome embrasser l’intérêt ;
Mais ce nœud me tiendrait en esclave enchaînée,
S’il m’empêchait de voir en quels lieux je suis née.
Albe, où j’ai commencé de respirer le jour,
Albe, mon cher pays, et mon premier amour ;
Lorsqu’entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c’est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.
Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,
Mes trois frères dans l’une, et mon mari dans l’autre,
Puis-je former des vœux, et sans impiété
Importuner le ciel pour ta félicité ?
Je sais que ton état, encore en sa naissance,
Ne saurait, sans la guerre, affermir sa puissance ;
Je sais qu’il doit s’accroître, et que tes grands destins
Ne le borneront pas chez les peuples latins ;
Que les dieux t’ont promis l’empire de la terre,
Et que tu n’en peux voir l’effet que par la guerre :
Bien loin de m’opposer à cette noble ardeur
Qui suit l’arrêt des dieux et court à ta grandeur,
Je voudrais déjà voir tes troupes couronnées,
D’un pas victorieux franchir les Pyrénées.
Va jusqu’en l’orient pousser tes bataillons ;
Va sur les bords du Rhin planter tes pavillons ;
Fais trembler sous tes pas les colonnes d’Hercule ;
Mais respecte une ville à qui tu dois Romule.
Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois
Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois.
Albe est ton origine : arrête, et considère
Que tu portes le fer dans le sein de ta mère.
Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants ;
Sa joie éclatera dans l’heur de ses enfants ;
Et se laissant ravir à l’amour maternelle,
Ses vœux seront pour toi, si tu n’es plus contre elle.

JULIE.

Ce discours me surprend, vu que depuis le temps
Qu’on a contre son peuple armé nos combattants,
Je vous ai vu pour elle autant d’indifférence
Que si d’un sang romain vous aviez pris naissance.
J’admirais la vertu qui réduisait en vous
Vos plus chers intérêts à ceux de votre époux ;
Et je vous consolais au milieu de vos plaintes,
Comme si notre Rome eût fait toutes vos craintes.

SABINE.

Tant qu’on ne s’est choqué qu’en de légers combats,
Trop faibles pour jeter un des partis à bas,
Tant qu’un espoir de paix a pu flatter ma peine,
Oui, j’ai fait vanité d’être toute romaine.
Si j’ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j’ai condamné ce mouvement secret ;
Et si j’ai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l’étouffer rappelant ma raison,
J’ai pleuré quand la gloire entrait dans leur maison.
Mais aujourd’hui qu’il faut que l’une ou l’autre tombe,
Qu’Albe devienne esclave, ou que Rome succombe,
Et qu’après la bataille il ne demeure plus
Ni d’obstacle aux vainqueurs, ni d’espoir aux vaincus,
J’aurais pour mon pays une cruelle haine,
Si je pouvais encore être toute romaine,
Et si je demandais votre triomphe aux dieux,
Au prix de tant de sang qui m’est si précieux.
Je m’attache un peu moins aux intérêts d’un homme :
Je ne suis point pour Albe, et ne suis plus pour Rome ;
Je crains pour l’une et l’autre en ce dernier effort,
Et serai du parti qu’affligera le sort.
Égale à tous les deux jusques à la victoire,
Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire ;
Et je garde, au milieu de tant d’âpres rigueurs,
Mes larmes aux vaincus, et ma haine aux vainqueurs.

JULIE.

Qu’on voit naître souvent de pareilles traverses,
En des esprits divers, des passions diverses !
Et qu’à nos yeux Camille agit bien autrement !
Son frère est votre époux, le vôtre est son amant ;
Mais elle voit d’un œil bien différent du vôtre
Son sang dans une armée, et son amour dans l’autre.
Lorsque vous conserviez un esprit tout romain,
Le sien irrésolu, le sien tout incertain,
De la moindre mêlée appréhendait l’orage,
De tous les deux partis détestait l’avantage,
Au malheur des vaincus donnait toujours ses pleurs,
Et nourrissait ainsi d’éternelles douleurs.
Mais hier, quand elle sut qu’on avait pris journée,
Et qu’enfin la bataille allait être donnée,
Une soudaine joie éclatant sur son front…

SABINE.

Ah ! Que je crains, Julie, un changement si prompt !
Hier dans sa belle humeur elle entretint Valère ;
Pour ce rival, sans doute, elle quitte mon frère ;
Son esprit, ébranlé par les objets présents,
Ne trouve point d’absent aimable après deux ans.
Mais excusez l’ardeur d’une amour fraternelle ;
Le soin que j’ai de lui me fait craindre tout d’elle ;
Je forme des soupçons d’un trop léger sujet :
Près d’un jour si funeste on change peu d’objet ;
Les âmes rarement sont de nouveau blessées,
Et dans un si grand trouble on a d’autres pensées ;
Mais on n’a pas aussi de si doux entretiens,
Ni de contentements qui soient pareils aux siens.

JULIE.

Les causes, comme à vous, m’en semblent fort obscures ;
Je ne me satisfais d’aucunes conjectures.
C’est assez de constance en un si grand danger
Que de le voir, l’attendre, et ne point s’affliger ;
Mais certes c’en est trop d’aller jusqu’à la joie.

SABINE.

Voyez qu’un bon génie à propos nous l’envoie.
Essayez sur ce point à la faire parler :
Elle vous aime assez pour ne vous rien celer.
Je vous laisse. Ma sœur, entretenez Julie :
J’ai honte de montrer tant de mélancolie,
Et mon cœur, accablé de mille déplaisirs,
Cherche la solitude à cacher ses soupirs.

ACTE I
Scène II

CAMILLE, JULIE.

CAMILLE.

Qu’elle a tort de vouloir que je vous entretienne !
Croit-elle ma douleur moins vive que la sienne,
Et que plus insensible à de si grands malheurs,
À mes tristes discours je mêle moins de pleurs ?
De pareilles frayeurs mon âme est alarmée ;
Comme elle je perdrai dans l’une et l’autre armée :
Je verrai mon amant, mon plus unique bien,
Mourir pour son pays, ou détruire le mien,
Et cet objet d’amour devenir, pour ma peine,
Digne de mes soupirs, ou digne de ma haine.
Hélas !

JULIE.

Elle est pourtant plus à plaindre que vous :
On peut changer d’amant, mais non changer d’époux.
Oubliez Curiace, et recevez Valère,
Vous ne tremblerez plus pour le parti contraire ;
Vous serez toute nôtre, et votre esprit remis
N’aura plus rien à perdre au camp des ennemis.

CAMILLE.

Donnez-moi des conseils qui soient plus légitimes,
Et plaignez mes malheurs sans m’ordonner des crimes.
Quoiqu’à peine à mes maux je puisse résister,
J’aime mieux les souffrir que de les mériter.

JULIE.

Quoi ! Vous appelez crime un change raisonnable ?

CAMILLE.

Quoi ! Le manque de foi vous semble pardonnable ?

JULIE.

Envers un ennemi qui peut nous obliger ?

CAMILLE.

D’un serment solennel qui peut nous dégager ?

JULIE.

Vous déguisez en vain une chose trop claire :
Je vous vis encore hier entretenir Valère ;
Et l’accueil gracieux qu’il recevait de vous
Lui permet de nourrir un espoir assez doux.



CAMILLE.

Si je l’entretins hier et lui fis bon visage,
N’en imaginez rien qu’à son désavantage :
De mon contentement un autre était l’objet.
Mais pour sortir d’erreur sachez-en le sujet ;
Je garde à Curiace une amitié trop pure
Pour souffrir plus longtemps qu’on m’estime parjure.
Il vous souvient qu’à peine on voyait de sa sœur
Par un heureux hymen mon frère possesseur,
Quand, pour comble de joie, il obtint de mon père
Que de ses chastes feux je serais le salaire.
Ce jour nous fut propice et funeste à la fois :
Unissant nos maisons, il désunit nos rois ;
Un même instant conclut notre hymen et la guerre,
Fit naître notre espoir et le jeta par terre,
Nous ôta tout, sitôt qu’il nous eut tout promis,
Et nous faisant amants, il nous fit ennemis.
Combien nos déplaisirs parurent lors extrêmes !
Combien contre le ciel il vomit de blasphèmes !
Et combien de ruisseaux coulèrent de mes yeux !
Je ne vous le dis point, vous vîtes nos adieux ;
Vous avez vu depuis les troubles de mon âme ;
Vous savez pour la paix quels vœux a faits ma flamme,
Et quels pleurs j’ai versés à chaque événement,
Tantôt pour mon pays, tantôt pour mon amant.
Enfin mon désespoir parmi ces longs obstacles,
M’a fait avoir recours à la voix des oracles.
Écoutez si celui qui me fut hier rendu
Eut droit de rassurer mon esprit éperdu.
Ce Grec si renommé, qui depuis tant d’années
Au pied de l’Aventin prédit nos destinées,
Lui qu’Apollon jamais n’a fait parler à faux,
Me promit par ces vers la fin de mes travaux :
Albe et Rome demain prendront une autre face ;
Tes vœux sont exaucés, elles auront la paix,
Et tu seras unie avec ton Curiace,
Sans qu’aucun mauvais sort t’en sépare jamais. « 
Je pris sur cet oracle une entière assurance,
Et comme le succès passait mon espérance,
J’abandonnai mon âme à des ravissements
Qui passaient les transports des plus heureux amants.
Jugez de leur excès : je rencontrai Valère,
Et contre sa coutume, il ne put me déplaire,
Il me parla d’amour sans me donner d’ennui :
Je ne m’aperçus pas que je parlais à lui ;
Je ne lui pus montrer de mépris ni de glace :
Tout ce que je voyais me semblait Curiace ;
Tout ce qu’on me disait me parlait de ses feux ;
Tout ce que je disais l’assurait de mes vœux.
Le combat général aujourd’hui se hasarde ;
J’en sus hier la nouvelle, et je n’y pris pas garde :
Mon esprit rejetait ces funestes objets,
Charmé des doux pensers d’hymen et de la paix.
La nuit a dissipé des erreurs si charmantes :
Mille songes affreux, mille images sanglantes,
Ou plutôt mille amas de carnage et d’horreur,
M’ont arraché ma joie et rendu ma terreur.
J’ai vu du sang, des morts, et n’ai rien vu de suite ;
Un spectre en paraissant prenait soudain la fuite ;
Ils s’effaçaient l’un l’autre, et chaque illusion
Redoublait mon effroi par sa confusion.

JULIE.

C’est en contraire sens qu’un songe s’interprète.

CAMILLE.

Je le dois croire ainsi, puisque je le souhaite ;
Mais je me trouve enfin, malgré tous mes souhaits,
Au jour d’une bataille, et non pas d’une paix.

JULIE.

Par là finit la guerre, et la paix lui succède.

CAMILLE.

Dure à jamais le mal, s’il y faut ce remède !
Soit que Rome y succombe ou qu’Albe ait le dessous,
Cher amant, n’attends plus d’être un jour mon époux ;
Jamais, jamais ce nom ne sera pour un homme
Qui soit ou le vainqueur, ou l’esclave de Rome.
Mais quel objet nouveau se présente en ces lieux ?
Est-ce toi, Curiace ? En croirai-je mes yeux ?

Scène III.

CURIACE, CAMILLE, JULIE.

CURIACE.

N’en doutez point, Camille, et revoyez un homme
Qui n’est ni le vainqueur ni l’esclave de Rome ;
Cessez d’appréhender de voir rougir mes mains
Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.
J’ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire
Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire ;
Et comme également en cette extrémité
Je craignais la victoire et la captivité…

CAMILLE.

Curiace, il suffit, je devine le reste :
Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste,
Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas,
Dérobe à ton pays le secours de ton bras.
Qu’un autre considère ici ta renommée,
Et te blâme, s’il veut, de m’avoir trop aimée ;
Ce n’est point à Camille à t’en mésestimer :
Plus ton amour paraît, plus elle doit t’aimer ;
Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t’ont vu naître,
Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paraître.
Mais as-tu vu mon père, et peut-il endurer
Qu’ainsi dans sa maison tu t’oses retirer ?
Ne préfère-t-il point l’état à sa famille ?
Ne regarde-t-il point Rome plus que sa fille ?
Enfin notre bonheur est-il bien affermi ?
T’a-t-il vu comme gendre, ou bien comme ennemi ?

CURIACE.

Il m’a vu comme gendre, avec une tendresse
Qui témoignait assez une entière allégresse ;
Mais il ne m’a point vu, par une trahison,
Indigne de l’honneur d’entrer dans sa maison.
Je n’abandonne point l’intérêt de ma ville,
J’aime encor mon honneur en adorant Camille.
Tant qu’a duré la guerre, on m’a vu constamment
Aussi bon citoyen que véritable amant.
D’Albe avec mon amour j’accordais la querelle :
Je soupirais pour vous en combattant pour elle ;
Et s’il fallait encor que l’on en vînt aux coups,
Je combattrais pour elle en soupirant pour vous.
Oui, malgré les désirs de mon âme charmée,
Si la guerre durait, je serais dans l’armée :
C’est la paix qui chez vous me donne un libre accès,
La paix à qui nos feux doivent ce beau succès.

CAMILLE.

La paix ! Et le moyen de croire un tel miracle ?

JULIE.

Camille, pour le moins croyez-en votre oracle,
Et sachons pleinement par quels heureux effets
L’heure d’une bataille a produit cette paix.

CURIACE.

L’aurait-on jamais cru ? Déjà les deux armées,
D’une égale chaleur au combat animées,
Se menaçaient des yeux, et marchant fièrement,
N’attendaient, pour donner, que le commandement,
Quand notre dictateur devant les rangs s’avance,
Demande à votre prince un moment de silence,
Et l’ayant obtenu :  » que faisons-nous, Romains,
Dit-il, et quel démon nous fait venir aux mains ?
Souffrons que la raison éclaire enfin nos âmes :
Nous sommes vos voisins, nos filles sont vos femmes,
Et l’hymen nous a joints par tant et tant de nœuds,
Qu’il est peu de nos fils qui ne soient vos neveux.
Nous ne sommes qu’un sang et qu’un peuple en deux villes :
Pourquoi nous déchirer par des guerres civiles,
Où la mort des vaincus affaiblit les vainqueurs,
Et le plus beau triomphe est arrosé de pleurs ?
Nos ennemis communs attendent avec joie
Qu’un des partis défait leur donne l’autre en proie,
Lassé, demi-rompu, vainqueur, mais, pour tout fruit,
Dénué d’un secours par lui-même détruit.
Ils ont assez longtemps joui de nos divorces ;
Contre eux dorénavant joignons toutes nos forces,
Et noyons dans l’oubli ces petits différends
Qui de si bons guerriers font de mauvais parents.
Que si l’ambition de commander aux autres
Fait marcher aujourd’hui vos troupes et les nôtres,
Pourvu qu’à moins de sang nous voulions l’apaiser,
Elle nous unira, loin de nous diviser.
Nommons des combattants pour la cause commune :
Que chaque peuple aux siens attache sa fortune ;
Et suivant ce que d’eux ordonnera le sort,
Que le faible parti prenne loi du plus fort ;
Mais sans indignité pour des guerriers si braves,
Qu’ils deviennent sujets sans devenir esclaves,
Sans honte, sans tribut, et sans autre rigueur
Que de suivre en tous lieux les drapeaux du vainqueur.
Ainsi nos deux états ne feront qu’un empire.  »
Il semble qu’à ces mots notre discorde expire :
Chacun, jetant les yeux dans un rang ennemi,
Reconnaît un beau-frère, un cousin, un ami ;
Ils s’étonnent comment leurs mains, de sang avides,
Volaient, sans y penser, à tant de parricides,
Et font paraître un front couvert tout à la fois
D’horreur pour la bataille, et d’ardeur pour ce choix.
Enfin l’offre s’accepte, et la paix désirée
Sous ces conditions est aussitôt jurée :
Trois combattront pour tous ; mais pour les mieux choisir,
Nos chefs ont voulu prendre un peu plus de loisir :
Le vôtre est au sénat, le nôtre dans sa tente.

CAMILLE.

Ô dieux, que ce discours rend mon âme contente !

CURIACE.

Dans deux heures au plus, par un commun accord,
Le sort de nos guerriers réglera notre sort.
Cependant tout est libre, attendant qu’on les nomme :
Rome est dans notre camp, et notre camp dans Rome ;
D’un et d’autre côté l’accès étant permis,
Chacun va renouer avec ses vieux amis.
Pour moi, ma passion m’a fait suivre vos frères ;
Et mes désirs ont eu des succès si prospères,

Que l’auteur de vos jours m’a promis à demain
Le bonheur sans pareil de vous donner la main.
Vous ne deviendrez pas rebelle à sa puissance ?

CAMILLE.

Le devoir d’une fille est en l’obéissance.

CURIACE.

Venez donc recevoir ce doux commandement,
Qui doit mettre le comble à mon contentement.

CAMILLE.

Je vais suivre vos pas, mais pour revoir mes frères,
Et savoir d’eux encor la fin de nos misères.

JULIE.

Allez, et cependant au pied de nos autels
J’irai rendre pour vous grâces aux immortels.

ACTE II

Scène première

HORACE, CURIACE.

CURIACE.

Ainsi Rome n’a point séparé son estime ;
Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime :
Cette superbe ville en vos frères et vous
Trouve les trois guerriers qu’elle préfère à tous ;
Et son illustre ardeur d’oser plus que les autres,
D’une seule maison brave toutes les nôtres :
Nous croirons, à la voir toute entière en vos mains,
Que hors les fils d’Horace il n’est point de Romains.
Ce choix pouvait combler trois familles de gloire,
Consacrer hautement leurs noms à la mémoire :
Oui, l’honneur que reçoit la vôtre par ce choix,
En pouvait à bon titre immortaliser trois ;
Et puisque c’est chez vous que mon heur et ma flamme
M’ont fait placer ma sœur et choisir une femme,
Ce que je vais vous être et ce que je vous suis
Me font y prendre part autant que je le puis ;
Mais un autre intérêt tient ma joie en contrainte,
Et parmi ses douceurs mêle beaucoup de crainte :
La guerre en tel éclat a mis votre valeur,
Que je tremble pour Albe et prévois son malheur :
Puisque vous combattez, sa perte est assurée ;
En vous faisant nommer, le destin l’a jurée.
Je vois trop dans ce choix ses funestes projets,
Et me compte déjà pour un de vos sujets.

HORACE.

Loin de trembler pour Albe, il vous faut plaindre Rome,
Voyant ceux qu’elle oublie, et les trois qu’elle nomme.
C’est un aveuglement pour elle bien fatal,
D’avoir tant à choisir, et de choisir si mal.
Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d’elle
Pouvaient bien mieux que nous soutenir sa querelle ;
Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
La gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil ;
Mon esprit en conçoit une mâle assurance :
J’ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance ;
Et du sort envieux quels que soient les projets,
Je ne me compte point pour un de vos sujets.
Rome a trop cru de moi ; mais mon âme ravie
Remplira son attente, ou quittera la vie.
Qui veut mourir, ou vaincre, est vaincu rarement :
Ce noble désespoir périt malaisément.
Rome, quoi qu’il en soit, ne sera point sujette,
Que mes derniers soupirs n’assurent ma défaite.

CURIACE.

Hélas ! C’est bien ici que je dois être plaint.
Ce que veut mon pays, mon amitié le craint.
Dures extrémités, de voir Albe asservie,
Ou sa victoire au prix d’une si chère vie,
Et que l’unique bien où tendent ses désirs
S’achète seulement par vos derniers soupirs !
Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ?
De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre ;
De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.

HORACE.

Quoi ! Vous me pleureriez mourant pour mon pays !
Pour un cœur généreux ce trépas a des charmes ;
La gloire qui le suit ne souffre point de larmes,
Et je le recevrais en bénissant mon sort,
Si Rome et tout l’état perdaient moins en ma mort.

CURIACE.

À vos amis pourtant permettez de le craindre ;
Dans un si beau trépas ils sont les seuls à plaindre :
La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ;
Il vous fait immortel, et les rend malheureux :
On perd tout quand on perd un ami si fidèle.
Mais Flavian m’apporte ici quelque nouvelle.

ACTE II
Scène II

HORACE, CURIACE, FLAVIAN.

CURIACE.

Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?

FLAVIAN.

Je viens pour vous l’apprendre.

CURIACE.

Eh bien, qui sont les trois ?

FLAVIAN.

Vos deux frères et vous.

CURIACE.

Qui ?

FLAVIAN.

Vous et vos deux frères.
Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères ?
Ce choix vous déplaît-il ?

CURIACE.

Non, mais il me surprend :
Je m’estimais trop peu pour un honneur si grand.

FLAVIAN.

Dirai-je au dictateur, dont l’ordre ici m’envoie,
Que vous le recevez avec si peu de joie ?
Ce morne et froid accueil me surprend à mon tour.

CURIACE.

Dis-lui que l’amitié, l’alliance et l’amour
Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
Ne servent leur pays contre les trois Horaces.

FLAVIAN.

Contre eux ! Ah ! C’est beaucoup me dire en peu de mots.

CURIACE.

Porte-lui ma réponse, et nous laisse en repos.

ACTE II
Scène III

HORACE, CURIACE.

CURIACE.

Que désormais le ciel, les enfers et la terre
Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre ;
Que les hommes, les dieux, les démons et le sort
Préparent contre nous un général effort !
Je mets à faire pis, en l’état où nous sommes,
Le sort, et les démons, et les dieux, et les hommes.
Ce qu’ils ont de cruel, et d’horrible et d’affreux,
L’est bien moins que l’honneur qu’on nous fait à tous deux.



HORACE.

Le sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière ;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups,
D’une simple vertu c’est l’effet ordinaire :
Mille déjà l’ont fait, mille pourraient le faire ;
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu’on briguerait en foule une si belle mort ;
Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime,
S’attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d’une femme et l’amant d’une sœur,
Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie
Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n’appartenait qu’à nous ;
L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.

CURIACE.

Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr.
L’occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare ;
Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D’aller par ce chemin à l’immortalité.
À quelque prix qu’on mette une telle fumée,
L’obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l’ose dire, et vous l’avez pu voir,
Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir ;
Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance,
N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet
Qu’elle m’estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ;
J’ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme :
Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc,
Près d’épouser la sœur, qu’il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j’ai le sort si contraire.
Encor qu’à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur ;
J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie,
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m’émeut sans m’ébranler :
J’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ;
Et si Rome demande une vertu plus haute,
Je rends grâces aux dieux de n’être pas romain,
Pour conserver encor quelque chose d’humain.

HORACE.

Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être ;
Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître.
La solide vertu dont je fais vanité
N’admet point de faiblesse avec sa fermeté ;
Et c’est mal de l’honneur entrer dans la carrière
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ;
Je l’envisage entier, mais je n’en frémis point :
Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie,
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie ;
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose,
À faire ce qu’il doit lâchement se dispose ;
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n’examine rien :
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère ;
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

CURIACE.

Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue ;
Mais cette âpre vertu ne m’était pas connue ;
Comme notre malheur elle est au plus haut point :
Souffrez que je l’admire et ne l’imite point.

HORACE.

Non, non, n’embrassez pas de vertu par contrainte ;
Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
En toute liberté goûtez un bien si doux ;
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
Je vais revoir la vôtre, et résoudre son âme
À se bien souvenir qu’elle est toujours ma femme,
À vous aimer encor, si je meurs par vos mains,
Et prendre en son malheur des sentiments romains

ACTE II
Scène IV

HORACE, CURIACE, CAMILLE.

HORACE.

Avez-vous su l’état qu’on fait de Curiace,
Ma sœur ?

CAMILLE.

Hélas ! Mon sort a bien changé de face.

HORACE.

Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur ;
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier d’un frère,
Mais en homme d’honneur qui fait ce qu’il doit faire,
Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous,
Par sa haute vertu, qu’il est digne de vous.
Comme si je vivais, achevez l’hyménée ;
Mais si ce fer aussi tranche sa destinée,
Faites à ma victoire un pareil traitement :
Ne me reprochez point la mort de votre amant.
Vos larmes vont couler, et votre cœur se presse.
Consumez avec lui toute cette faiblesse,
Querellez ciel et terre, et maudissez le sort ;
Mais après le combat ne pensez plus au mort.
Je ne vous laisserai qu’un moment avec elle,
Puis nous irons ensemble où l’honneur nous appelle.

ACTE II
Scène V

HORACE, CAMILLE.

CAMILLE.

Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?

CURIACE.

Hélas ! Je vois trop bien qu’il faut, quoi que je fasse,
Mourir, ou de douleur, ou de la main d’Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi,
Je maudis mille fois l’état qu’on fait de moi,
Je hais cette valeur qui fait qu’Albe m’estime ;
Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,
Elle se prend au ciel, et l’ose quereller ;
Je vous plains, je me plains ; mais il y faut aller.

CAMILLE.

Non ; je te connais mieux, tu veux que je te prie
Et qu’ainsi mon pouvoir t’excuse à ta patrie.
Tu n’es que trop fameux par tes autres exploits :
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n’a mieux que toi soutenu cette guerre ;
Autre de plus de morts n’a couvert notre terre :
Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien ;
Souffre qu’un autre ici puisse ennoblir le sien.

CURIACE.

Que je souffre à mes yeux qu’on ceigne une autre tête
Des lauriers immortels que la gloire m’apprête,
Ou que tout mon pays reproche à ma vertu
Qu’il aurait triomphé si j’avais combattu,
Et que sous mon amour ma valeur endormie
Couronne tant d’exploits d’une telle infamie !
Non, Albe, après l’honneur que j’ai reçu de toi,
Tu ne succomberas ni vaincras que par moi ;
Tu m’as commis ton sort, je t’en rendrai bon conte,
Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte.

CAMILLE.

Quoi ! Tu ne veux pas voir qu’ainsi tu me trahis !

CURIACE.

Avant que d’être à vous, je suis à mon pays.

CAMILLE.

Mais te priver pour lui toi-même d’un beau-frère,
Ta sœur de son mari !

CURIACE.

Telle est notre misère :
Le choix d’Albe et de Rome ôte toute douceur
Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur.

CAMILLE.

Tu pourras donc, cruel, me présenter sa tête,
Et demander ma main pour prix de ta conquête !

CURIACE.

Il n’y faut plus penser : en l’état où je suis,
Vous aimer sans espoir, c’est tout ce que je puis.
Vous en pleurez, Camille ?

CAMILLE.

Il faut bien que je pleure :
Mon insensible amant ordonne que je meure ;
Et quand l’hymen pour nous allume son flambeau,
Il l’éteint de sa main pour m’ouvrir le tombeau.
Ce cœur impitoyable à ma perte s’obstine,
Et dit qu’il m’aime encore alors qu’il m’assassine.

CURIACE.

Que les pleurs d’une amante ont de puissants discours,
Et qu’un bel œil est fort avec un tel secours !
Que mon cœur s’attendrit à cette triste vue !
Ma constance contre elle à regret s’évertue.
N’attaquez plus ma gloire avec tant de douleurs,
Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs ;
Je sens qu’elle chancelle, et défend mal la place :
Plus je suis votre amant, moins je suis Curiace.
Faible d’avoir déjà combattu l’amitié,
Vaincrait-elle à la fois l’amour et la pitié ?
Allez, ne m’aimez plus, ne versez plus de larmes,
Ou j’oppose l’offense à de si fortes armes ;
Je me défendrai mieux contre votre courroux,
Et pour le mériter, je n’ai plus d’yeux pour vous :
Vengez-vous d’un ingrat, punissez un volage.
Vous ne vous montrez point sensible à cet outrage !
Je n’ai plus d’yeux pour vous, vous en avez pour moi !
En faut-il plus encor ? Je renonce à ma foi.
Rigoureuse vertu dont je suis la victime,
Ne peux-tu résister sans le secours d’un crime ?

CAMILLE.

Ne fais point d’autre crime, et j’atteste les dieux
Qu’au lieu de t’en haïr, je t’en aimerai mieux ;
Oui, je te chérirai, tout ingrat et perfide,
Et cesse d’aspirer au nom de fratricide.
Pourquoi suis-je romaine, ou que n’es-tu romain ?
Je te préparerais des lauriers de ma main ;
Je t’encouragerais, au lieu de te distraire ;
Et je te traiterais comme j’ai fait mon frère.
Hélas ! J’étais aveugle en mes vœux aujourd’hui ;
J’en ai fait contre toi quand j’en ai fait pour lui.
Il revient : quel malheur, si l’amour de sa femme
Ne peut non plus sur lui que le mien sur ton âme !

ACTE II
Scène VI

HORACE, CURIACE, SABINE, CAMILLE.

CURIACE.

Dieux ! Sabine le suit. Pour ébranler mon cœur,
Est-ce peu de Camille ? Y joignez-vous ma sœur ?
Et laissant à ses pleurs vaincre ce grand courage,
L’amenez-vous ici chercher même avantage ?

SABINE.

Non, non, mon frère, non ; je ne viens en ce lieu
Que pour vous embrasser et pour vous dire adieu.
Votre sang est trop bon, n’en craignez rien de lâche,
Rien dont la fermeté de ces grands cœurs se fâche :
Si ce malheur illustre ébranlait l’un de vous,
Je le désavouerais pour frère ou pour époux.
Pourrais-je toutefois vous faire une prière
Digne d’un tel époux et digne d’un tel frère ?
Je veux d’un coup si noble ôter l’impiété,
À l’honneur qui l’attend rendre sa pureté,
La mettre en son éclat sans mélange de crimes ;
Enfin je vous veux faire ennemis légitimes.
Du saint nœud qui vous joint je suis le seul lien :
Quand je ne serai plus, vous ne vous serez rien.
Brisez votre alliance, et rompez-en la chaîne ;
Et puisque votre honneur veut des effets de haine,
Achetez par ma mort le droit de vous haïr :
Albe le veut, et Rome ; il faut leur obéir.
Qu’un de vous deux me tue, et que l’autre me venge :
Alors votre combat n’aura plus rien d’étrange ;
Et du moins l’un des deux sera juste agresseur,
Ou pour venger sa femme, ou pour venger sa sœur.
Mais quoi ? Vous souilleriez une gloire si belle,
Si vous vous animiez par quelque autre querelle :
Le zèle du pays vous défend de tels soins ;
Vous feriez peu pour lui si vous vous étiez moins :
Il lui faut, et sans haine, immoler un beau-frère.
Ne différez donc plus ce que vous devez faire :
Commencez par sa sœur à répandre son sang,
Commencez par sa femme à lui percer le flanc,
Commencez par Sabine à faire de vos vies
Un digne sacrifice à vos chères patries :
Vous êtes ennemis en ce combat fameux,
Vous d’Albe, vous de Rome, et moi de toutes deux.
Quoi ? Me réservez-vous à voir une victoire
Où pour haut appareil d’une pompeuse gloire,
Je verrai les lauriers d’un frère ou d’un mari
Fumer encor d’un sang que j’aurai tant chéri ?
Pourrai-je entre vous deux régler alors mon âme,
Satisfaire aux devoirs et de sœur et de femme,
Embrasser le vainqueur en pleurant le vaincu ?
Non, non, avant ce coup Sabine aura vécu :
Ma mort le préviendra, de qui que je l’obtienne ;
Le refus de vos mains y condamne la mienne.
Sus donc, qui vous retient ? Allez, cœurs inhumains,
J’aurai trop de moyens pour y forcer vos mains.
Vous ne les aurez point au combat occupées,
Que ce corps au milieu n’arrête vos épées ;
Et malgré vos refus, il faudra que leurs coups
Se fassent jour ici pour aller jusqu’à vous.

HORACE.

Ô ma femme !

CURIACE.

Ô ma sœur !

CAMILLE.

Courage ! Ils s’amollissent.

SABINE.

Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs,
Ces héros qu’Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?

HORACE.

Que t’ai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense
Qui t’oblige à chercher une telle vengeance ?
Que t’a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu
Avec toute ta force attaquer ma vertu ?
Du moins contente-toi de l’avoir étonnée,
Et me laisse achever cette grande journée.
Tu me viens de réduire en un étrange point ;
Aime assez ton mari pour n’en triompher point.
Va-t’en, et ne rends plus la victoire douteuse ;
La dispute déjà m’en est assez honteuse :
Souffre qu’avec honneur je termine mes jours.

SABINE.

Va, cesse de me craindre : on vient à ton secours.

ACTE II
Scène VII

Le vieil HORACE, HORACE, CURIACE, SABINE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Qu’est-ce-ci, mes enfants ? Écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse.
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse,
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups.

SABINE.

N’appréhendez rien d’eux, ils sont dignes de vous.
Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
Ce que vous souhaitez et d’un fils et d’un gendre ;
Et si notre faiblesse ébranlait leur honneur,
Nous vous laissons ici pour leur rendre du cœur.
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes :
Contre tant de vertus ce sont de faibles armes.
Ce n’est qu’au désespoir qu’il nous faut recourir.
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.

ACTE II
Scène VIII

Le vieil HORACE, HORACE, CURIACE.

HORACE.

Mon père, retenez des femmes qui s’emportent,
Et de grâce empêchez surtout qu’elles ne sortent.
Leur amour importun viendrait avec éclat
Par des cris et des pleurs troubler notre combat ;
Et ce qu’elles nous sont ferait qu’avec justice
On nous imputerait ce mauvais artifice.
L’honneur d’un si beau choix serait trop acheté,
Si l’on nous soupçonnait de quelque lâcheté.



Le vieil HORACE.

J’en aurai soin. Allez, vos frères vous attendent ;
Ne pensez qu’aux devoirs que vos pays demandent.

CURIACE.

Quel adieu vous dirai-je ? Et par quels compliments…

Le vieil HORACE.

Ah ! N’attendrissez point ici mes sentiments ;
Pour vous encourager ma voix manque de termes ;
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes ;
Moi-même en cet adieu j’ai les larmes aux yeux.
Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.

ACTE III

Scène première

SABINE.

Prenons parti, mon âme, en de telles disgrâces :
Soyons femme d’Horace, ou sœur des Curiaces ;
Cessons de partager nos inutiles soins ;
Souhaitons quelque chose, et craignons un peu moins.
Mais, las ! Quel parti prendre en un sort si contraire ?
Quel ennemi choisir, d’un époux ou d’un frère ?
La nature ou l’amour parle pour chacun d’eux,
Et la loi du devoir m’attache à tous les deux.
Sur leurs hauts sentiments réglons plutôt les nôtres ;
Soyons femme de l’un ensemble et sœur des autres :
Regardons leur honneur comme un souverain bien ;
Imitons leur constance, et ne craignons plus rien.
La mort qui les menace est une mort si belle,
Qu’il en faut sans frayeur attendre la nouvelle.
N’appelons point alors les destins inhumains ;
Songeons pour quelle cause, et non par quelles mains ;
Revoyons les vainqueurs, sans penser qu’à la gloire
Que toute leur maison reçoit de leur victoire ;
Et sans considérer aux dépens de quel sang
Leur vertu les élève en cet illustre rang,
Faisons nos intérêts de ceux de leur famille :
En l’une je suis femme, en l’autre je suis fille,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens,
Qu’on ne peut triompher que par les bras des miens.
Fortune, quelques maux que ta rigueur m’envoie,
J’ai trouvé les moyens d’en tirer de la joie,
Et puis voir aujourd’hui le combat sans terreur,
Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur.
Flatteuse illusion, erreur douce et grossière,
Vain effort de mon âme, impuissante lumière,
De qui le faux brillant prend droit de m’éblouir,
Que tu sais peu durer, et tôt t’évanouir !
Pareille à ces éclairs qui dans le fort des ombres
Poussent un jour qui fuit et rend les nuits plus sombres,
Tu n’as frappé mes yeux d’un moment de clarté
Que pour les abîmer dans plus d’obscurité.
Tu charmais trop ma peine, et le ciel, qui s’en fâche,
Me vend déjà bien cher ce moment de relâche.
Je sens mon triste cœur percé de tous les coups
Qui m’ôtent maintenant un frère ou mon époux.
Quand je songe à leur mort, quoi que je me propose,
Je songe par quels bras, et non pour quelle cause,
Et ne vois les vainqueurs en leur illustre rang
Que pour considérer aux dépens de quel sang.
La maison des vaincus touche seule mon âme :
En l’une je suis fille, en l’autre je suis femme,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens,
Qu’on ne peut triompher que par la mort des miens.
C’est là donc cette paix que j’ai tant souhaitée !
Trop favorables dieux, vous m’avez écoutée !
Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez,
Si même vos faveurs ont tant de cruautés ?
Et de quelle façon punissez-vous l’offense,
Si vous traitez ainsi les vœux de l’innocence ?

ACTE III,
Scène II

SABINE, JULIE.

SABINE.

En est-ce fait, Julie, et que m’apportez-vous ?
Est-ce la mort d’un frère, ou celle d’un époux ?
Le funeste succès de leurs armes impies
De tous les combattants a-t-il fait des hosties,
Et m’enviant l’horreur que j’aurais des vainqueurs,
Pour tous tant qu’ils étaient demande-t-il mes pleurs ?

JULIE.

Quoi ? Ce qui s’est passé, vous l’ignorez encore ?

SABINE.

Vous faut-il étonner de ce que je l’ignore,
Et ne savez-vous point que de cette maison
Pour Camille et pour moi l’on fait une prison ?
Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes ;
Sans cela nous serions au milieu de leurs armes,
Et par les désespoirs d’une chaste amitié,
Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.

JULIE.

Il n’était pas besoin d’un si tendre spectacle :
Leur vue à leur combat apporte assez d’obstacle.
Sitôt qu’ils ont paru prêts à se mesurer,
On a dans les deux camps entendu murmurer :
À voir de tels amis, des personnes si proches,
Venir pour leur patrie aux mortelles approches,
L’un s’émeut de pitié, l’autre est saisi d’horreur,
L’autre d’un si grand zèle admire la fureur ;
Tel porte jusqu’aux cieux leur vertu sans égale,
Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale.
Ces divers sentiments n’ont pourtant qu’une voix ;
Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix ;
Et ne pouvant souffrir un combat si barbare,
On s’écrie, on s’avance, enfin on les sépare.

SABINE.

Que je vous dois d’encens, grands dieux, qui m’exaucez !

JULIE.

Vous n’êtes pas, Sabine, encore où vous pensez :

Vous pouvez espérer, vous avez moins à craindre ;
Mais il vous reste encore assez de quoi vous plaindre.
En vain d’un sort si triste on les veut garantir ;
Ces cruels généreux n’y peuvent consentir :
La gloire de ce choix leur est si précieuse,
Et charme tellement leur âme ambitieuse,
Qu’alors qu’on les déplore ils s’estiment heureux,
Et prennent pour affront la pitié qu’on a d’eux.
Le trouble des deux camps souille leur renommée ;
Ils combattront plutôt et l’une et l’autre armée,
Et mourront par les mains qui leur font d’autres lois,
Que pas un d’eux renonce aux honneurs d’un tel choix.

SABINE.

Quoi ? Dans leur dureté ces cœurs d’acier s’obstinent !

JULIE.

Oui, mais d’autre côté les deux camps se mutinent,
Et leurs cris, des deux parts poussés en même temps,
Demandent la bataille, ou d’autres combattants.
La présence des chefs à peine est respectée,
Leur pouvoir est douteux, leur voix mal écoutée ;
Le roi même s’étonne ; et pour dernier effort :
 » puisque chacun, dit-il, s’échauffe en ce discord,
Consultons des grands dieux la majesté sacrée,
Et voyons si ce change à leurs bontés agrée.
Quel impie osera se prendre à leur vouloir,
Lorsqu’en un sacrifice ils nous l’auront fait voir ?  »
Il se tait, et ces mots semblent être des charmes ;
Même aux six combattants ils arrachent les armes ;
Et ce désir d’honneur qui leur ferme les yeux,
Tout aveugle qu’il est, respecte encor les dieux.
Leur plus bouillante ardeur cède à l’avis de Tulle ;
Et soit par déférence, ou par un prompt scrupule,
Dans l’une et l’autre armée on s’en fait une loi,
Comme si toutes deux le connaissaient pour roi.
Le reste s’apprendra par la mort des victimes.

SABINE.

Les dieux n’avoueront point un combat plein de crimes ;
J’en espère beaucoup, puisqu’il est différé,
Et je commence à voir ce que j’ai désiré.

ACTE III
Scène III

SABINE, CAMILLE, JULIE.

SABINE.

Ma sœur, que je vous die une bonne nouvelle.

CAMILLE.

Je pense la savoir, s’il faut la nommer telle.
On l’a dite à mon père, et j’étais avec lui ;
Mais je n’en conçois rien qui flatte mon ennui.
Ce délai de nos maux rendra leurs coups plus rudes ;
Ce n’est qu’un plus long terme à nos inquiétudes ;
Et tout l’allégement qu’il en faut espérer,
C’est de pleurer plus tard ceux qu’il faudra pleurer.

SABINE.

Les dieux n’ont pas en vain inspiré ce tumulte.

CAMILLE.

Disons plutôt, ma sœur, qu’en vain on les consulte.
Ces mêmes dieux à Tulle ont inspiré ce choix ;
Et la voix du public n’est pas toujours leur voix ;
Ils descendent bien moins dans de si bas étages
Que dans l’âme des rois, leurs vivantes images,
De qui l’indépendante et sainte autorité
Est un rayon secret de leur divinité.

JULIE.

C’est vouloir sans raison vous former des obstacles
Que de chercher leur voix ailleurs qu’en leurs oracles ;
Et vous ne vous pouvez figurer tout perdu,
Sans démentir celui qui vous fut hier rendu.

CAMILLE.

Un oracle jamais ne se laisse comprendre :
On l’entend d’autant moins que plus on croit l’entendre ;
Et loin de s’assurer sur un pareil arrêt,
Qui n’y voit rien d’obscur doit croire que tout l’est.

SABINE.

Sur ce qui fait pour nous prenons plus d’assurance,
Et souffrons les douceurs d’une juste espérance.
Quand la faveur du ciel ouvre à demi ses bras,
Qui ne s’en promet rien ne la mérite pas ;
Il empêche souvent qu’elle ne se déploie,
Et lorsqu’elle descend, son refus la renvoie.

CAMILLE.

Le ciel agit sans nous en ces événements,
Et ne les règle point dessus nos sentiments.

JULIE.

Il ne vous a fait peur que pour vous faire grâce.
Adieu : je vais savoir comme enfin tout se passe.
Modérez vos frayeurs ; j’espère à mon retour
Ne vous entretenir que de propos d’amour,
Et que nous n’emploierons la fin de la journée
Qu’aux doux préparatifs d’un heureux hyménée.

SABINE.

J’ose encor l’espérer.

CAMILLE.

Moi, je n’espère rien.

JULIE.

L’effet vous fera voir que nous en jugeons bien.

ACTE III
Scène IV

SABINE, CAMILLE.

SABINE.

Parmi nos déplaisirs souffrez que je vous blâme :
Je ne puis approuver tant de trouble en votre âme ;
Que feriez-vous, ma sœur, au point où je me vois,
Si vous aviez à craindre autant que je le dois,
Et si vous attendiez de leurs armes fatales
Des maux pareils aux miens, et des pertes égales ?

CAMILLE.

Parlez plus sainement de vos maux et des miens :
Chacun voit ceux d’autrui d’un autre œil que les siens ;
Mais à bien regarder ceux où le ciel me plonge,
Les vôtres auprès d’eux vous sembleront un songe.
La seule mort d’Horace est à craindre pour vous.
Des frères ne sont rien à l’égal d’un époux ;
L’hymen qui nous attache en une autre famille
Nous détache de celle où l’on a vécu fille ;
On voit d’un œil divers des nœuds si différents,
Et pour suivre un mari l’on quitte ses parents ;
Mais si près d’un hymen, l’amant que donne un père
Nous est moins qu’un époux, et non pas moins qu’un frère ;
Nos sentiments entre eux demeurent suspendus,
Notre choix impossible, et nos vœux confondus.
Ainsi, ma sœur, du moins vous avez dans vos plaintes
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes ;
Mais si le ciel s’obstine à nous persécuter,
Pour moi, j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter.

SABINE.

Quand il faut que l’un meure et par les mains de l’autre,
C’est un raisonnement bien mauvais que le vôtre.
Quoique ce soient, ma sœur, des nœuds bien différents,
C’est sans les oublier qu’on quitte ses parents :
L’hymen n’efface point ces profonds caractères ;
Pour aimer un mari, l’on ne hait pas ses frères :
La nature en tout temps garde ses premiers droits ;
Aux dépens de leur vie on ne fait point de choix :
Aussi bien qu’un époux ils sont d’autres nous-mêmes ;
Et tous maux sont pareils alors qu’ils sont extrêmes.
Mais l’amant qui vous charme et pour qui vous brûlez
Ne vous est, après tout, que ce que vous voulez ;
Une mauvaise humeur, un peu de jalousie,
En fait assez souvent passer la fantaisie ;
Ce que peut le caprice, osez-le par raison,
Et laissez votre sang hors de comparaison :
C’est crime qu’opposer des liens volontaires
À ceux que la naissance a rendus nécessaires.
Si donc le ciel s’obstine à nous persécuter,
Seule j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter ;
Mais pour vous, le devoir vous donne, dans vos plaintes,
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes.

CAMILLE.

Je le vois bien, ma sœur, vous n’aimâtes jamais ;
Vous ne connaissez point ni l’amour ni ses traits :
On peut lui résister quand il commence à naître,
Mais non pas le bannir quand il s’est rendu maître,
Et que l’aveu d’un père, engageant notre foi,
A fait de ce tyran un légitime roi :
Il entre avec douceur, mais il règne par force ;
Et quand l’âme une fois a goûté son amorce,
Vouloir ne plus aimer, c’est ce qu’elle ne peut,
Puisqu’elle ne peut plus vouloir que ce qu’il veut :
Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles.

ACTE III
Scène V

Le vieil HORACE, SABINE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles ; mais en vain je voudrais vous celer
Ce qu’on ne vous saurait longtemps dissimuler :
Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l’ordonnent.

SABINE.

Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent ;
Et je m’imaginais dans la divinité
Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point : contre tant d’infortune
La pitié parle en vain, la raison importune.
Nous avons en nos mains la fin de nos douleurs,
Et qui veut bien mourir peut braver les malheurs.
Nous pourrions aisément faire en votre présence
De notre désespoir une fausse constance ;
Mais quand on peut sans honte être sans fermeté,
L’affecter au dehors, c’est une lâcheté ;
L’usage d’un tel art, nous le laissons aux hommes,
Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.
Nous ne demandons point qu’un courage si fort
S’abaisse à notre exemple à se plaindre du sort.
Recevez sans frémir ces mortelles alarmes ;
Voyez couler nos pleurs sans y mêler vos larmes ;
Enfin, pour toute grâce, en de tels déplaisirs,
Gardez votre constance, et souffrez nos soupirs.

Le vieil HORACE.

Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre,
Je crois faire beaucoup de m’en pouvoir défendre,
Et céderais peut-être à de si rudes coups,
Si je prenais ici même intérêt que vous :
Non qu’Albe par son choix m’ait fait haïr vos frères,
Tous trois me sont encor des personnes bien chères ;
Mais enfin l’amitié n’est pas du même rang,
Et n’a point les effets de l’amour ni du sang ;
Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente
Sabine comme sœur, Camille comme amante :
Je puis les regarder comme nos ennemis,
Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.
Ils sont, grâces aux dieux, dignes de leur patrie ;
Aucun étonnement n’a leur gloire flétrie ;
Et j’ai vu leur honneur croître de la moitié,
Quand ils ont des deux camps refusé la pitié.
Si par quelque faiblesse ils l’avoient mendiée,
Si leur haute vertu ne l’eût répudiée,
Ma main bientôt sur eux m’eût vengé hautement
De l’affront que m’eût fait ce mol consentement.
Mais lorsqu’en dépit d’eux on en a voulu d’autres,
Je ne le cèle point, j’ai joint mes vœux aux vôtres.
Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix,
Albe serait réduite à faire un autre choix ;
Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaces
Sans voir leurs bras souillés du sang des Curiaces,
Et de l’événement d’un combat plus humain
Dépendrait maintenant l’honneur du nom romain.
La prudence des dieux autrement en dispose ;
Sur leur ordre éternel mon esprit se repose :
Il s’arme en ce besoin de générosité,
Et du bonheur public fait sa félicité.
Tâchez d’en faire autant pour soulager vos peines,
Et songez toutes deux que vous êtes romaines :
Vous l’êtes devenue, et vous l’êtes encor ;
Un si glorieux titre est un digne trésor.
Un jour, un jour viendra que par toute la terre
Rome se fera craindre à l’égal du tonnerre,
Et que tout l’univers tremblant dessous ses lois,
Ce grand nom deviendra l’ambition des rois :
Les dieux à notre Énée ont promis cette gloire.

ACTE III
Scène VI

Le vieil HORACE, SABINE, CAMILLE, JULIE.

Le vieil HORACE.

Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?

JULIE.

Mais plutôt du combat les funestes effets :
Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

Le vieil HORACE.

Ô d’un triste combat effet vraiment funeste !
Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir
Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir !
Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ;
Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie :
Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

JULIE.

Mille, de nos remparts, comme moi l’ont pu voir.
Il s’est fait admirer tant qu’ont duré ses frères ;
Mais comme il s’est vu seul contre trois adversaires,
Près d’être enfermé d’eux, sa fuite l’a sauvé.

Le vieil HORACE.

Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé ?
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?

JULIE.

Je n’ai rien voulu voir après cette défaite.

CAMILLE.

Ô mes frères !

Le vieil HORACE.

Tout beau, ne les pleurez pas tous ;
Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte ;
La gloire de leur mort m’a payé de leur perte :
Ce bonheur a suivi leur courage invaincu,
Qu’ils ont vu Rome libre autant qu’ils ont vécu,
Et ne l’auront point vue obéir qu’à son prince,
Ni d’un état voisin devenir la province.
Pleurez l’autre, pleurez l’irréparable affront
Que sa fuite honteuse imprime à notre front ;
Pleurez le déshonneur de toute notre race,
Et l’opprobre éternel qu’il laisse au nom d’Horace.

JULIE.

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

Le vieil HORACE.

Qu’il mourût,
Ou qu’un beau désespoir alors le secourût.
N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard sujette ;
Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris,
Et c’était de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie ;
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie ;
Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
Met d’autant plus ma honte avec la sienne au jour.
J’en romprai bien le cours, et ma juste colère,
Contre un indigne fils usant des droits d’un père,
Saura bien faire voir dans sa punition
L’éclatant désaveu d’une telle action.

SABINE.

Écoutez un peu moins ces ardeurs généreuses,
Et ne nous rendez point tout à fait malheureuses.

Le vieil HORACE.

Sabine, votre cœur se console aisément ;
Nos malheurs jusqu’ici vous touchent faiblement.
Vous n’avez point encor de part à nos misères :
Le ciel vous a sauvé votre époux et vos frères ;
Si nous sommes sujets, c’est de votre pays ;
Vos frères sont vainqueurs quand nous sommes trahis ;
Et voyant le haut point où leur gloire se monte,
Vous regardez fort peu ce qui nous vient de honte.
Mais votre trop d’amour pour cet infâme époux
Vous donnera bientôt à plaindre comme à nous.
Vos pleurs en sa faveur sont de faibles défenses :
J’atteste des grands dieux les suprêmes puissances
Qu’avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains
Laveront dans son sang la honte des Romains.

SABINE.

Suivons-le promptement, la colère l’emporte.
Dieux ! Verrons-nous toujours des malheurs de la sorte ?
Nous faudra-t-il toujours en craindre de plus grands,
Et toujours redouter la main de nos parents ?

ACTE IV

Scène première

Le vieil HORACE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Ne me parlez jamais en faveur d’un infâme ;
Qu’il me fuie à l’égal des frères de sa femme :
Pour conserver un sang qu’il tient si précieux,
Il n’a rien fait encore s’il n’évite mes yeux.
Sabine y peut mettre ordre, ou derechef j’atteste
Le souverain pouvoir de la troupe céleste…

CAMILLE.

Ah ! Mon père, prenez un plus doux sentiment ;
Vous verrez Rome même en user autrement ;
Et de quelque malheur que le ciel l’ait comblée,
Excuser la vertu sous le nombre accablée.

Le vieil HORACE.

Le jugement de Rome est peu pour mon regard,
Camille ; je suis père, et j’ai mes droits à part.
Je sais trop comme agit la vertu véritable :
C’est sans en triompher que le nombre l’accable ;
Et sa mâle vigueur, toujours en même point,
Succombe sous la force, et ne lui cède point.
Taisez-vous, et sachons ce que nous veut Valère.

ACTE IV
Scène II

Le vieil HORACE, VALÈRE, CAMILLE.

VALÈRE.

Envoyé par le roi pour consoler un père,
Et pour lui témoigner…

Le vieil HORACE.

N’en prenez aucun soin :
C’est un soulagement dont je n’ai pas besoin ;

Et j’aime mieux voir morts que couverts d’infamie
Ceux que vient de m’ôter une main ennemie.
Tous deux pour leur pays sont morts en gens d’honneur ;
Il me suffit.

VALÈRE.

Mais l’autre est un rare bonheur ;
De tous les trois chez vous il doit tenir la place.

Le vieil HORACE.

Que n’a-t-on vu périr en lui le nom d’Horace !

VALÈRE.

Seul vous le maltraitez après ce qu’il a fait.

Le vieil HORACE.

C’est à moi seul aussi de punir son forfait.

VALÈRE.

Quel forfait trouvez-vous en sa bonne conduite ?

Le vieil HORACE.

Quel éclat de vertu trouvez-vous en sa fuite ?

VALÈRE.

La fuite est glorieuse en cette occasion.

Le vieil HORACE.

Vous redoublez ma honte et ma confusion.
Certes, l’exemple est rare et digne de mémoire,
De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.

VALÈRE.

Quelle confusion, et quelle honte à vous
D’avoir produit un fils qui nous conserve tous,
Qui fait triompher Rome, et lui gagne un empire ?
À quels plus grands honneurs faut-il qu’un père aspire ?

Le vieil HORACE.

Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin,
Lorsqu’Albe sous ses lois range notre destin ?

VALÈRE.

Que parlez-vous ici d’Albe et de sa victoire ?
Ignorez-vous encor la moitié de l’histoire ?

Le vieil HORACE.

Je sais que par sa fuite il a trahi l’état.

VALÈRE.

Oui, s’il eût en fuyant terminé le combat ;

Mais on a bientôt vu qu’il ne fuyait qu’en homme
Qui savait ménager l’avantage de Rome.

Le vieil HORACE.

Quoi, Rome donc triomphe !

VALÈRE.

Apprenez, apprenez
La valeur de ce fils qu’à tort vous condamnez.
Resté seul contre trois, mais en cette aventure
Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux,
Il sait bien se tirer d’un pas si dangereux ;
Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu’elle abuse.
Chacun le suit d’un pas ou plus ou moins pressé,
Selon qu’il se rencontre ou plus ou moins blessé ;
Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite ;
Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.
Horace, les voyant l’un de l’autre écartés,
Se retourne, et déjà les croit demi-domptés :
Il attend le premier, et c’était votre gendre.
L’autre, tout indigné qu’il ait osé l’attendre,
En vain en l’attaquant fait paraître un grand cœur ;
Le sang qu’il a perdu ralentit sa vigueur.
Albe à son tour commence à craindre un sort contraire ;
Elle crie au second qu’il secoure son frère :
Il se hâte et s’épuise en efforts superflus ;
Il trouve en les joignant que son frère n’est plus.

CAMILLE.

Hélas !

VALÈRE.

Tout hors d’haleine il prend pourtant sa place,
Et redouble bientôt la victoire d’Horace :
Son courage sans force est un débile appui ;
Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.
L’air résonne des cris qu’au ciel chacun envoie ;
Albe en jette d’angoisse, et les Romains de joie.
Comme notre héros se voit près d’achever,
C’est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver :
 » j’en viens d’immoler deux aux mânes de mes frères ;
Rome aura le dernier de mes trois adversaires,
C’est à ses intérêts que je vais l’immoler,  »
Dit-il ; et tout d’un temps on le voit y voler.
La victoire entre eux deux n’était pas incertaine ;
L’Albain percé de coups ne se traînait qu’à peine,
Et comme une victime aux marches de l’autel,
Il semblait présenter sa gorge au coup mortel :
Aussi le reçoit-il, peu s’en faut, sans défense,
Et son trépas de Rome établit la puissance.

 


Le vieil HORACE.

Ô mon fils ! Ô ma joie ! Ô l’honneur de nos jours !
Ô d’un état penchant l’inespéré secours !
Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace !
Appui de ton pays, et gloire de ta race !
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d’allégresse ?

VALÈRE.

Vos caresses bientôt pourront se déployer :
Le roi dans un moment vous le va renvoyer,
Et remet à demain la pompe qu’il prépare
D’un sacrifice aux dieux pour un bonheur si rare ;
Aujourd’hui seulement on s’acquitte vers eux
Par des chants de victoire et par de simples vœux.
C’est où le roi le mène, et tandis il m’envoie
Faire office vers vous de douleur et de joie ;
Mais cet office encor n’est pas assez pour lui ;
Il y viendra lui-même, et peut-être aujourd’hui :
Il croit mal reconnaître une vertu si pure,
Si de sa propre bouche il ne vous en assure,
S’il ne vous dit chez vous combien vous doit l’état.

Le vieil HORACE.

De tels remercîments ont pour moi trop d’éclat,
Et je me tiens déjà trop payé par les vôtres
Du service d’un fils, et du sang des deux autres.

VALÈRE.

Il ne sait ce que c’est d’honorer à demi ;
Et son sceptre arraché des mains de l’ennemi
Fait qu’il tient cet honneur qu’il lui plaît de vous faire
Au-dessous du mérite et du fils et du père.
Je vais lui témoigner quels nobles sentiments
La vertu vous inspire en tous vos mouvements,
Et combien vous montrez d’ardeur pour son service.

Le vieil HORACE.

Je vous devrai beaucoup pour un si bon office.

ACTE IV
Scène III

Le vieil HORACE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Ma fille, il n’est plus temps de répandre des pleurs ;
Il sied mal d’en verser où l’on voit tant d’honneurs ;
On pleure injustement des pertes domestiques,
Quand on en voit sortir des victoires publiques.
Rome triomphe d’Albe, et c’est assez pour nous ;
Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux.
En la mort d’un amant vous ne perdez qu’un homme
Dont la perte est aisée à réparer dans Rome ;
Après cette victoire, il n’est point de Romain
Qui ne soit glorieux de vous donner la main.
Il me faut à Sabine en porter la nouvelle ;
Ce coup sera sans doute assez rude pour elle,
Et ses trois frères morts par la main d’un époux
Lui donneront des pleurs bien plus justes qu’à vous ;
Mais j’espère aisément en dissiper l’orage,
Et qu’un peu de prudence aidant son grand courage
Fera bientôt régner sur un si noble cœur
Le généreux amour qu’elle doit au vainqueur.
Cependant étouffez cette lâche tristesse ;
Recevez-le, s’il vient, avec moins de faiblesse ;
Faites-vous voir sa sœur, et qu’en un même flanc
Le ciel vous a tous deux formés d’un même sang.

ACTE IV
Scène IV

CAMILLE.

Oui, je lui ferai voir, par d’infaillibles marques,
Qu’un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans
Qu’un astre injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l’oses nommer lâche ;
Je l’aime d’autant plus que plus elle te fâche,
Impitoyable père, et par un juste effort
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.
En vit-on jamais un dont les rudes traverses
Prissent en moins de rien tant de faces diverses,
Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel,
Et portât tant de coups avant le coup mortel ?
Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte
De joie et de douleur, d’espérance et de crainte,
Asservie en esclave à plus d’événements,
Et le piteux jouet de plus de changements ?
Un oracle m’assure, un songe me travaille ;
La paix calme l’effroi que me fait la bataille ;
Mon hymen se prépare, et presque en un moment
Pour combattre mon frère on choisit mon amant ;
Ce choix me désespère, et tous le désavouent ;
La partie est rompue, et les dieux la renouent ;
Rome semble vaincue, et seul des trois Albains,
Curiace en mon sang n’a point trempé ses mains.
Ô dieux ! Sentais-je alors des douleurs trop légères
Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères,
Et me flattais-je trop quand je croyais pouvoir
L’aimer encor sans crime et nourrir quelque espoir ?
Sa mort m’en punit bien, et la façon cruelle
Dont mon âme éperdue en reçoit la nouvelle :
Son rival me l’apprend, et faisant à mes yeux
D’un si triste succès le récit odieux,
Il porte sur le front une allégresse ouverte,
Que le bonheur public fait bien moins que ma perte ;
Et bâtissant en l’air sur le malheur d’autrui,
Aussi bien que mon frère il triomphe de lui.
Mais ce n’est rien encore au prix de ce qui reste :
On demande ma joie en un jour si funeste ;
Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,
Et baiser une main qui me perce le cœur.
En un sujet de pleurs si grand, si légitime,
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime ;
Leur brutale vertu veut qu’on s’estime heureux,
Et si l’on n’est barbare, on n’est point généreux.
Dégénérons, mon cœur, d’un si vertueux père ;
Soyons indigne sœur d’un si généreux frère :
C’est gloire de passer pour un cœur abattu,
Quand la brutalité fait la haute vertu.
Éclatez, mes douleurs : à quoi bon vous contraindre ?
Quand on a tout perdu, que saurait-on plus craindre ?
Pour ce cruel vainqueur n’ayez point de respect ;
Loin d’éviter ses yeux, croissez à son aspect ;
Offensez sa victoire, irritez sa colère,
Et prenez, s’il se peut, plaisir à lui déplaire.
Il vient : préparons-nous à montrer constamment
Ce que doit une amante à la mort d’un amant.

ACTE IV
Scène V

HORACE, CAMILLE, PROCULE, et deux autres soldats portant chacun une épée des Curiaces.

HORACE.

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ;
Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

CAMILLE.

Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

HORACE.

Rome n’en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

CAMILLE.

Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;
Mais qui me vengera de celle d’un amant,
Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

HORACE.

Que dis-tu, malheureuse ?

CAMILLE.

Ô mon cher Curiace !

HORACE.

Ô d’une indigne sœur insupportable audace !
D’un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ;
Tes flammes désormais doivent être étouffées ;
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :
Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.

CAMILLE.

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu’une amante offensée,
Qui comme une furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes,
Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,
Et que jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois !
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
Que tu tombes au point de me porter envie ;
Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité !

HORACE.

Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d’un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

CAMILLE.

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

HORACE
mettant la main à l’épée, poursuivant sa sœur qui s’enfuit.

C’est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

CAMILLE blessée derrière le théâtre.

Ah ! Traître !

HORACE.

Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !

ACTE IV
Scène VI

HORACE, PROCULE.

PROCULE.

Que venez-vous de faire ?

HORACE.

Un acte de justice :
Un semblable forfait veut un pareil supplice.

PROCULE.

Vous deviez la traiter avec moins de rigueur.

HORACE.

Ne me dis point qu’elle est et mon sang et ma sœur.
Mon père ne peut plus l’avouer pour sa fille :
Qui maudit son pays renonce à sa famille ;
Des noms si pleins d’amour ne lui sont plus permis ;
De ses plus chers parents il fait ses ennemis :
Le sang même les arme en haine de son crime.
La plus prompte vengeance en est plus légitime ;
Et ce souhait impie, encore qu’impuissant,
Est un monstre qu’il faut étouffer en naissant.

ACTE IV
Scène VII

HORACE, SABINE, PROCULE.

SABINE.

À quoi s’arrête ici ton illustre colère ?
Viens voir mourir ta sœur dans les bras de ton père ;
Viens repaître tes yeux d’un spectacle si doux :
Ou si tu n’es point las de ces généreux coups,
Immole au cher pays des vertueux Horaces
Ce reste malheureux du sang des Curiaces.
Si prodigue du tien, n’épargne pas le leur ;
Joins Sabine à Camille, et ta femme à ta sœur ;
Nos crimes sont pareils, ainsi que nos misères ;
Je soupire comme elle, et déplore mes frères :
Plus coupable en ce point contre tes dures lois,
Qu’elle n’en pleurait qu’un, et que j’en pleure trois,
Qu’après son châtiment ma faute continue.

HORACE.

Sèche tes pleurs, Sabine, ou les cache à ma vue :
Rends-toi digne du nom de ma chaste moitié,
Et ne m’accable point d’une indigne pitié.
Si l’absolu pouvoir d’une pudique flamme
Ne nous laisse à tous deux qu’un penser et qu’une âme,
C’est à toi d’élever tes sentiments aux miens,
Non à moi de descendre à la honte des tiens.
Je t’aime, et je connais la douleur qui te presse ;
Embrasse ma vertu pour vaincre ta faiblesse,
Participe à ma gloire au lieu de la souiller.
Tâche à t’en revêtir, non à m’en dépouiller.
Es-tu de mon honneur si mortelle ennemie,
Que je te plaise mieux couvert d’une infamie ?
Sois plus femme que sœur, et te réglant sur moi,
Fais-toi de mon exemple une immuable loi.

SABINE.

Cherche pour t’imiter des âmes plus parfaites.
Je ne t’impute point les pertes que j’ai faites,
J’en ai les sentiments que je dois en avoir,
Et je m’en prends au sort plutôt qu’à ton devoir ;
Mais enfin je renonce à la vertu romaine,
Si pour la posséder je dois être inhumaine ;
Et ne puis voir en moi la femme du vainqueur
Sans y voir des vaincus la déplorable sœur.
Prenons part en public aux victoires publiques ;
Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques,
Et ne regardons point des biens communs à tous,
Quand nous voyons des maux qui ne sont que pour nous.
Pourquoi veux-tu, cruel, agir d’une autre sorte ?
Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte ;
Mêle tes pleurs aux miens. Quoi ? Ces lâches discours
N’arment point ta vertu contre mes tristes jours ?
Mon crime redoublé n’émeut point ta colère ?
Que Camille est heureuse ! Elle a pu te déplaire ;
Elle a reçu de toi ce qu’elle a prétendu,
Et recouvre là-bas tout ce qu’elle a perdu.
Cher époux, cher auteur du tourment qui me presse,
Écoute la pitié, si ta colère cesse ;
Exerce l’une ou l’autre, après de tels malheurs,
À punir ma faiblesse, ou finir mes douleurs :
Je demande la mort pour grâce, ou pour supplice ;
Qu’elle soit un effet d’amour ou de justice,
N’importe : tous ses traits n’auront rien que de doux,
Si je les vois partir de la main d’un époux.

HORACE.

Quelle injustice aux dieux d’abandonner aux femmes
Un empire si grand sur les plus belles âmes,
Et de se plaire à voir de si faibles vainqueurs
Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs !
À quel point ma vertu devient-elle réduite !
Rien ne la saurait plus garantir que la fuite.
Adieu : ne me suis point, ou retiens tes soupirs.

SABINE.

Ô colère, ô pitié, sourdes à mes désirs,
Vous négligez mon crime, et ma douleur vous lasse,
Et je n’obtiens de vous ni supplice ni grâce !
Allons-y par nos pleurs faire encore un effort,
Et n’employons après que nous à notre mort.

ACTE V

Scène première

Le vieil HORACE, HORACE.

Le vieil HORACE.

Retirons nos regards de cet objet funeste,
Pour admirer ici le jugement céleste :
Quand la gloire nous enfle, il sait bien comme il faut
Confondre notre orgueil qui s’élève trop haut.
Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse ;
Il mêle à nos vertus des marques de faiblesse,
Et rarement accorde à notre ambition
L’entier et pur honneur d’une bonne action.
Je ne plains point Camille : elle était criminelle ;
Je me tiens plus à plaindre, et je te plains plus qu’elle :
Moi, d’avoir mis au jour un cœur si peu romain ;
Toi, d’avoir par sa mort déshonoré ta main.
Je ne la trouve point injuste ni trop prompte ;
Mais tu pouvais, mon fils, t’en épargner la honte :
Son crime, quoique énorme et digne du trépas,
Était mieux impuni que puni par ton bras.

HORACE.

Disposez de mon sang, les lois vous en font maître ;
J’ai cru devoir le sien aux lieux qui m’ont vu naître.
Si dans vos sentiments mon zèle est criminel,
S’il m’en faut recevoir un reproche éternel,
Si ma main en devient honteuse et profanée,
Vous pouvez d’un seul mot trancher ma destinée :
Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté
A si brutalement souillé la pureté.
Ma main n’a pu souffrir de crime en votre race ;
Ne souffrez point de tache en la maison d’Horace.
C’est en ces actions dont l’honneur est blessé
Qu’un père tel que vous se montre intéressé :
Son amour doit se taire où toute excuse est nulle ;
Lui-même il y prend part lorsqu’il les dissimule ;
Et de sa propre gloire il fait trop peu de cas,
Quand il ne punit point ce qu’il n’approuve pas.

Le vieil HORACE.

Il n’use pas toujours d’une rigueur extrême ;
Il épargne ses fils bien souvent pour soi-même ;
Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir,
Et ne les punit point, de peur de se punir.
Je te vois d’un autre œil que tu ne te regardes ;
Je sais… Mais le roi vient, je vois entrer ses gardes.

ACTE V
Scène II

TULLE, VALÈRE, Le vieil HORACE, HORACE, Troupe de Gardes.

Le vieil HORACE.

Ah ! Sire, un tel honneur a trop d’excès pour moi ;
Ce n’est point en ce lieu que je dois voir mon roi :
Permettez qu’à genoux…

TULLE.

Non, levez-vous, mon père :
Je fais ce qu’en ma place un bon prince doit faire.
Un si rare service et si fort important
Veut l’honneur le plus rare et le plus éclatant.
Vous en aviez déjà sa parole pour gage ;
Je ne l’ai pas voulu différer davantage.
J’ai su par son rapport, et je n’en doutais pas,
Comme de vos deux fils vous portez le trépas,
Et que déjà votre âme étant trop résolue,
Ma consolation vous serait superflue ;
Mais je viens de savoir quel étrange malheur
D’un fils victorieux a suivi la valeur,
Et que son trop d’amour pour la cause publique
Par ses mains à son père ôte une fille unique.
Ce coup est un peu rude à l’esprit le plus fort ;
Et je doute comment vous portez cette mort.

Le vieil HORACE.

Sire, avec déplaisir, mais avec patience.

TULLE.

C’est l’effet vertueux de votre expérience.
Beaucoup par un long âge ont appris comme vous
Que le malheur succède au bonheur le plus doux :
Peu savent comme vous s’appliquer ce remède,
Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.
Si vous pouvez trouver dans ma compassion
Quelque soulagement pour votre affliction,
Ainsi que votre mal sachez qu’elle est extrême,
Et que je vous en plains autant que je vous aime.

VALÈRE.

Sire, puisque le ciel entre les mains des rois
Dépose sa justice et la force des lois,
Et que l’état demande aux princes légitimes
Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes,
Souffrez qu’un bon sujet vous fasse souvenir
Que vous plaignez beaucoup ce qu’il vous faut punir ;
Souffrez…

Le vieil HORACE.

Quoi ? Qu’on envoie un vainqueur au supplice ?

TULLE.

Permettez qu’il achève, et je ferai justice :
J’aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.
C’est par elle qu’un roi se fait un demi-dieu ;
Et c’est dont je vous plains, qu’après un tel service
On puisse contre lui me demander justice.

VALÈRE.

Souffrez donc, ô grand roi, le plus juste des rois,
Que tous les gens de bien vous parlent par ma voix.
Non que nos cœurs jaloux de ses honneurs s’irritent ;
S’il en reçoit beaucoup, ses hauts faits le méritent ;
Ajoutez-y plutôt que d’en diminuer :
Nous sommes tous encor prêts d’y contribuer ;
Mais puisque d’un tel crime il s’est montré capable,
Qu’il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable.
Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains,
Si vous voulez régner, le reste des Romains :
Il y va de la perte ou du salut du reste.
La guerre avait un cours si sanglant, si funeste,
Et les nœuds de l’hymen, durant nos bons destins,
Ont tant de fois uni des peuples si voisins,
Qu’il est peu de Romains que le parti contraire
N’intéresse en la mort d’un gendre ou d’un beau-frère,
Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs,
Dans le bonheur public, à leurs propres malheurs.
Si c’est offenser Rome, et que l’heur de ses armes
L’autorise à punir ce crime de nos larmes,
Quel sang épargnera ce barbare vainqueur,
Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur,
Et ne peut excuser cette douleur pressante
Que la mort d’un amant jette au cœur d’une amante,
Quand près d’être éclairés du nuptial flambeau,
Elle voit avec lui son espoir au tombeau ?
Faisant triompher Rome, il se l’est asservie ;
Il a sur nous un droit et de mort et de vie ;
Et nos jours criminels ne pourront plus durer
Qu’autant qu’à sa clémence il plaira l’endurer.
Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome
Combien un pareil coup est indigne d’un homme ;
Je pourrais demander qu’on mît devant vos yeux
Ce grand et rare exploit d’un bras victorieux :
Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage,
D’un frère si cruel rejaillir au visage :
Vous verriez des horreurs qu’on ne peut concevoir ;
Son âge et sa beauté vous pourraient émouvoir ;
Mais je hais ces moyens qui sentent l’artifice.
Vous avez à demain remis le sacrifice :
Pensez-vous que les dieux, vengeurs des innocents,
D’une main parricide acceptent de l’encens ?
Sur vous ce sacrilège attirerait sa peine ;
Ne le considérez qu’en objet de leur haine,
Et croyez avec nous qu’en tous ses trois combats
Le bon destin de Rome a plus fait que son bras,
Puisque ces mêmes dieux, auteurs de sa victoire,
Ont permis qu’aussitôt il en souillât la gloire,
Et qu’un si grand courage, après ce noble effort,
Fût digne en même jour de triomphe et de mort.
Sire, c’est ce qu’il faut que votre arrêt décide.
En ce lieu Rome a vu le premier parricide ;
La suite en est à craindre, et la haine des cieux :
Sauvez-nous de sa main, et redoutez les dieux.

TULLE.

Défendez-vous, Horace.

HORACE.

À quoi bon me défendre ?
Vous savez l’action, vous la venez d’entendre ;
Ce que vous en croyez me doit être une loi.
Sire, on se défend mal contre l’avis d’un roi,
Et le plus innocent devient soudain coupable,
Quand aux yeux de son prince il paraît condamnable.
C’est crime qu’envers lui se vouloir excuser :
Notre sang est son bien, il en peut disposer ;
Et c’est à nous de croire, alors qu’il en dispose,
Qu’il ne s’en prive point sans une juste cause.
Sire, prononcez donc, je suis prêt d’obéir ;
D’autres aiment la vie, et je la dois haïr.
Je ne reproche point à l’ardeur de Valère
Qu’en amant de la sœur il accuse le frère :
Mes vœux avec les siens conspirent aujourd’hui ;
Il demande ma mort, je la veux comme lui.
Un seul point entre nous met cette différence,
Que mon honneur par là cherche son assurance,
Et qu’à ce même but nous voulons arriver,
Lui pour flétrir ma gloire, et moi pour la sauver.
Sire, c’est rarement qu’il s’offre une matière
À montrer d’un grand cœur la vertu toute entière.
Suivant l’occasion elle agit plus ou moins,
Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.
Le peuple, qui voit tout seulement par l’écorce,
S’attache à son effet pour juger de sa force ;
Il veut que ses dehors gardent un même cours,
Qu’ayant fait un miracle, elle en fasse toujours :
Après une action pleine, haute, éclatante,
Tout ce qui brille moins remplit mal son attente ;
Il veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux ;
Il n’examine point si lors on pouvait mieux,
Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille,
L’occasion est moindre, et la vertu pareille :
Son injustice accable et détruit les grands noms ;
L’honneur des premiers faits se perd par les seconds ;
Et quand la renommée a passé l’ordinaire,
Si l’on n’en veut déchoir, il faut ne plus rien faire.
Je ne vanterai point les exploits de mon bras ;
Votre majesté, sire, a vu mes trois combats :
Il est bien malaisé qu’un pareil les seconde,
Qu’une autre occasion à celle-ci réponde,
Et que tout mon courage, après de si grands coups,
Parvienne à des succès qui n’aillent au-dessous ;
Si bien que pour laisser une illustre mémoire,
La mort seule aujourd’hui peut conserver ma gloire :
Encor la fallait-il sitôt que j’eus vaincu,
Puisque pour mon honneur j’ai déjà trop vécu.
Un homme tel que moi voit sa gloire ternie,
Quand il tombe en péril de quelque ignominie ;
Et ma main aurait su déjà m’en garantir ;
Mais sans votre congé mon sang n’ose sortir :
Comme il vous appartient, votre aveu doit se prendre ;
C’est vous le dérober qu’autrement le répandre.
Rome ne manque point de généreux guerriers ;
Assez d’autres sans moi soutiendront vos lauriers ;
Que votre majesté désormais m’en dispense ;
Et si ce que j’ai fait vaut quelque récompense,
Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur
Je m’immole à ma gloire, et non pas à ma sœur.

ACTE V
Scène III

TULLE, VALÈRE, Le vieil HORACE, HORACE, SABINE, JULIE.

SABINE.

Sire, écoutez Sabine, et voyez dans son âme
Les douleurs d’une sœur, et celles d’une femme,
Qui toute désolée, à vos sacrés genoux,
Pleure pour sa famille, et craint pour son époux.
Ce n’est pas que je veuille avec cet artifice
Dérober un coupable au bras de la justice :
Quoi qu’il ait fait pour vous, traitez-le comme tel,
Et punissez en moi ce noble criminel ;
De mon sang malheureux expiez tout son crime ;
Vous ne changerez point pour cela de victime :
Ce n’en sera point prendre une injuste pitié,
Mais en sacrifier la plus chère moitié.
Les nœuds de l’hyménée et son amour extrême
Font qu’il vit plus en moi qu’il ne vit en lui-même ;
Et si vous m’accordez de mourir aujourd’hui,
Il mourra plus en moi qu’il ne mourrait en lui ;
La mort que je demande, et qu’il faut que j’obtienne,
Augmentera sa peine, et finira la mienne.
Sire, voyez l’excès de mes tristes ennuis,
Et l’effroyable état où mes jours sont réduits.
Quelle horreur d’embrasser un homme dont l’épée
De toute ma famille a la trame coupée !
Et quelle impiété de haïr un époux
Pour avoir bien servi les siens, l’état et vous !
Aimer un bras souillé du sang de tous mes frères !
N’aimer pas un mari qui finit nos misères !
Sire, délivrez-moi par un heureux trépas
Des crimes de l’aimer et de ne l’aimer pas ;
J’en nommerai l’arrêt une faveur bien grande.
Ma main peut me donner ce que je vous demande ;
Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux,
Si je puis de sa honte affranchir mon époux ;
Si je puis par mon sang apaiser la colère
Des dieux qu’a pu fâcher sa vertu trop sévère,
Satisfaire en mourant aux mânes de sa sœur,
Et conserver à Rome un si bon défenseur.

Le vieil HORACE.

Sire, c’est donc à moi de répondre à Valère.
Mes enfants avec lui conspirent contre un père :
Tous trois veulent me perdre, et s’arment sans raison
Contre si peu de sang qui reste en ma maison.
Toi qui par des douleurs à ton devoir contraires,
Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères,
Va plutôt consulter leurs mânes généreux ;
Ils sont morts, mais pour Albe, et s’en tiennent heureux :
Puisque le ciel voulait qu’elle fût asservie,
Si quelque sentiment demeure après la vie,
Ce mal leur semble moindre, et moins rudes ses coups,
Voyant que tout l’honneur en retombe sur nous ;
Tous trois désavoueront la douleur qui te touche,
Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche,
L’horreur que tu fais voir d’un mari vertueux.
Sabine, sois leur sœur, suis ton devoir comme eux.
Contre ce cher époux Valère en vain s’anime :
Un premier mouvement ne fut jamais un crime ;
Et la louange est due, au lieu du châtiment,
Quand la vertu produit ce premier mouvement.
Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie,
Souhaiter à l’état un malheur infini,
C’est ce qu’on nomme crime, et ce qu’il a puni.
Le seul amour de Rome a sa main animée :
Il serait innocent s’il l’avait moins aimée.
Qu’ai-je dit, sire ? Il l’est, et ce bras paternel
L’aurait déjà puni s’il était criminel :
J’aurais su mieux user de l’entière puissance
Que me donnent sur lui les droits de la naissance ;
J’aime trop l’honneur, sire, et ne suis point de rang
À souffrir ni d’affront ni de crime en mon sang.
C’est dont je ne veux point de témoin que Valère :
Il a vu quel accueil lui gardait ma colère,
Lorsqu’ignorant encor la moitié du combat,
Je croyais que sa fuite avait trahi l’état.
Qui le fait se charger des soins de ma famille ?
Qui le fait, malgré moi, vouloir venger ma fille ?
Et par quelle raison, dans son juste trépas,
Prend-il un intérêt qu’un père ne prend pas ?
On craint qu’après sa sœur il n’en maltraite d’autres !
Sire, nous n’avons part qu’à la honte des nôtres,
Et de quelque façon qu’un autre puisse agir,
Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.
Tu peux pleurer, Valère, et même aux yeux d’Horace ;
Il ne prend intérêt qu’aux crimes de sa race :
Qui n’est point de son sang ne peut faire d’affront
Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front.
Lauriers, sacrés rameaux qu’on veut réduire en poudre,
Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre,
L’abandonnerez-vous à l’infâme couteau
Qui fait choir les méchants sous la main d’un bourreau ?
Romains, souffrirez-vous qu’on vous immole un homme
Sans qui Rome aujourd’hui cesserait d’être Rome,
Et qu’un Romain s’efforce à tacher le renom
D’un guerrier à qui tous doivent un si beau nom ?
Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu’il périsse,
Où tu penses choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu’on voit fumer encor du sang des Curiaces,
Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d’honneur
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur ?
Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire ;
Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire,
Tout s’oppose à l’effort de ton injuste amour,
Qui veut d’un si bon sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,
Et Rome par ses pleurs y mettra trop d’obstacle.
Vous les préviendrez, sire ; et par un juste arrêt
Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
Ce qu’il a fait pour elle, il peut encor le faire :
Il peut la garantir encor d’un sort contraire.
Sire, ne donnez rien à mes débiles ans :
Rome aujourd’hui m’a vu père de quatre enfants ;
Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle ;
Il m’en reste encore un, conservez-le pour elle :
N’ôtez pas à ses murs un si puissant appui ;
Et souffrez, pour finir, que je m’adresse à lui.
Horace, ne crois pas que le peuple stupide
Soit le maître absolu d’un renom bien solide :
Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit ;
Mais un moment l’élève, un moment le détruit ;
Et ce qu’il contribue à notre renommée
Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
C’est aux rois, c’est aux grands, c’est aux esprits bien faits,
À voir la vertu pleine en ses moindres effets ;
C’est d’eux seuls qu’on reçoit la véritable gloire ;
Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.
Vis toujours en Horace, et toujours auprès d’eux
Ton nom demeurera grand, illustre, fameux,
Bien que l’occasion, moins haute ou moins brillante,
D’un vulgaire ignorant trompe l’injuste attente.
Ne hais donc plus la vie, et du moins vis pour moi,
Et pour servir encor ton pays et ton roi.
Sire, j’en ai trop dit ; mais l’affaire vous touche ;
Et Rome toute entière a parlé par ma bouche.

VALÈRE.

Sire, permettez-moi…

TULLE.

Valère, c’est assez :
Vos discours par les leurs ne sont pas effacés ;
J’en garde en mon esprit les forces plus pressantes,
Et toutes vos raisons me sont encor présentes.
Cette énorme action faite presque à nos yeux
Outrage la nature, et blesse jusqu’aux dieux.
Un premier mouvement qui produit un tel crime
Ne saurait lui servir d’excuse légitime :
Les moins sévères lois en ce point sont d’accord ;
Et si nous les suivons, il est digne de mort.
Si d’ailleurs nous voulons regarder le coupable,
Ce crime, quoique grand, énorme, inexcusable,
Vient de la même épée et part du même bras
Qui me fait aujourd’hui maître de deux états.
Deux sceptres en ma main, Albe à Rome asservie,
Parlent bien hautement en faveur de sa vie :
Sans lui j’obéirais où je donne la loi,
Et je serais sujet où je suis deux fois roi.
Assez de bons sujets dans toutes les provinces
Par des vœux impuissants s’acquittent vers leurs princes ;
Tous les peuvent aimer, mais tous ne peuvent pas
Par d’illustres effets assurer leurs états ;
Et l’art et le pouvoir d’affermir des couronnes
Sont des dons que le ciel fait à peu de personnes.
De pareils serviteurs sont les forces des rois,
Et de pareils aussi sont au-dessus des lois.
Qu’elles se taisent donc ; que Rome dissimule
Ce que dès sa naissance elle vit en Romule :
Elle peut bien souffrir en son libérateur
Ce qu’elle a bien souffert en son premier auteur.
Vis donc, Horace, vis, guerrier trop magnanime :
Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime ;
Sa chaleur généreuse a produit ton forfait ;
D’une cause si belle il faut souffrir l’effet.
Vis pour servir l’état ; vis, mais aime Valère :
Qu’il ne reste entre vous ni haine ni colère ;
Et soit qu’il ait suivi l’amour ou le devoir,
Sans aucun sentiment résous-toi de le voir.
Sabine, écoutez moins la douleur qui vous presse ;
Chassez de ce grand cœur ces marques de faiblesse :
C’est en séchant vos pleurs que vous vous montrerez
La véritable sœur de ceux que vous pleurez.
Mais nous devons aux dieux demain un sacrifice ;
Et nous aurions le ciel à nos vœux mal propice,
Si nos prêtres, avant que de sacrifier,
Ne trouvaient les moyens de le purifier :
Son père en prendra soin ; il lui sera facile
D’apaiser tout d’un temps les mânes de Camille.
Je la plains ; et pour rendre à son sort rigoureux
Ce que peut souhaiter son esprit amoureux,
Puisqu’en un même jour l’ardeur d’un même zèle
Achève le destin de son amant et d’elle,
Je veux qu’un même jour, témoin de leurs deux morts,
En un même tombeau voie enfermer leurs corps.

Le Roi se lève, et tous le suivent hormis Julie.

Scène dernière

JULIE.

Camille, ainsi le Ciel t’a bien avertie
Des tragiques succès qu’il t’a préparés,
Mais toujours du secret il cache une partie
Aux esprits le splus nets, et les mieux éclairés
Il semblait nous parler de ton proche Hymenée,
Il semblait tout promettre à tes vœux innocents,
Et nous cachant ainsi ta mort inopinée
Sa voix n’est que trop vraie en trompant notre sens.
Albe et Rome aujourd’hui prennent un autre face,
Tes vœux sont exaucés, elles goûtent la paix,
Et tu vas être unie avec ton Curiace
Sans qu’aucun mauvais sort t’en sépare jamais.

Médée CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES – 1635

.Médée Corneille 1635


   medee-corneilleLITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES

 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

Médée
1635

Médée Corneille

***********

PERSONNAGES

Créon, roi de Corinthe
Ægée, roi d’Athènes
Jason, mari de Médée
Pollux, argonaute, ami de Jason
Créuse, fille de Créon
Médée, femme de Jason
Cléone, gouvernante de Créuse
Nérine, suivante de Médée
Theudas, domestique de Créon
Troupe des gardes de Créon

*******************

 medee-corneille-frederick-sandys-1868

 

La scène est à Corinthe

ACTE I
Scène première

Pollux, Jason

Pollux
Que je sens à la fois de surprise et de joie !
Se peut-il qu’en ces lieux enfin je vous revoie,
Que Pollux dans Corinthe ait rencontré Jason ?
Jason
Vous n’y pouviez venir en meilleure saison ;
Et pour vous rendre encor l’âme plus étonnée,
Préparez-vous à voir mon second hyménée.
Pollux
Quoi ! Médée est donc morte, ami ?
Jason
Quoi ! Médée est donc morte, ami ? Non, elle vit ;
Mais un objet plus beau la chasse de mon lit.
Pollux
Dieux ! et que fera-t-elle ?
Jason

Dieux ! et que fera-t-elle ? Et que fit Hypsipyle,
Que pousser les éclats d’un courroux inutile ?
Elle jeta des cris, elle versa des pleurs,
Elle me souhaita mille et mille malheurs ;
Dit que j’étais sans foi, sans cœur, sans conscience,
Et lasse de le dire, elle prit patience.
Médée en son malheur en pourra faire autant :
Qu’elle soupire, pleure, et me nomme inconstant ;
Je la quitte à regret, mais je n’ai point d’excuse
Contre un pouvoir plus fort qui me donne à Créuse.

Pollux.

Créuse est donc l’objet qui vous vient d’enflammer ?
Je l’aurais deviné sans l’entendre nommer.
Jason ne fit jamais de communes maîtresses ;
Il est né seulement pour charmer les princesses,
Et haïrait l’amour, s’il avait sous sa loi
Rangé de moindres cœurs que des filles de roi.
Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase Médée,
Et Créuse à Corinthe, autant vaut, possédée,
Font bien voir qu’en tous lieux, sans le secours de Mars,
Les sceptres sont acquis à ses moindres regards.







Jason.

Aussi je ne suis pas de ces amants vulgaires ;
J’accommode ma flamme au bien de mes affaires ;
Et sous quelque climat que me jette le sort,
Par maxime d’État je me fais cet effort.
Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans la ville,
Qu’eussions-nous fait, Pollux, sans l’amour d’Hypsipyle ?
Et depuis à Colchos, que fit votre Jason,
Que cajoler Médée et gagner la toison ?
Alors, sans mon amour, qu’eût fait votre vaillance ?
Eût-elle du dragon trompé la vigilance ?
Ce peuple que la terre enfantait tout armé,
Qui de vous l’eût défait, si Jason n’eût aimé ?
Maintenant qu’un exil m’interdit ma patrie,
Créuse est le sujet de mon idolâtrie ;
Et j’ai trouvé l’adresse, en lui faisant la cour,
De relever mon sort sur les ailes d’Amour.

Pollux.

Que parlez-vous d’exil ? La haine de Pélie…

Jason.

Me fait, tout mort qu’il est, fuir de sa Thessalie.

Pollux.

Il est mort !

Jason.

Il est mort ! Écoutez, et vous saurez comment
Son trépas seul m’oblige à cet éloignement.
Après six ans passés, depuis notre voyage,
Dans les plus grands plaisirs qu’on goûte au mariage,
Mon père, tout caduc, émouvant ma pitié,
Je conjurai Médée, au nom de l’amitié…

Pollux.

J’ai su comme son art, forçant les destinées,
Lui rendit la vigueur de ses jeunes années :
Ce fut, s’il m’en souvient, ici que je l’appris ;
D’où soudain un voyage en Asie entrepris
Fait que, nos deux séjours divisés par Neptune,
Je n’ai point su depuis quelle est votre fortune ;
Je n’en fais qu’arriver.

Jason.

Je n’en fais qu’arriver. Apprenez donc de moi
Le sujet qui m’oblige à lui manquer de foi.
Malgré l’aversion d’entre nos deux familles,
De mon tyran Pélie elle gagne les filles,
Et leur feint de ma part tant d’outrages reçus,
Que ces faibles esprits sont aisément déçus.
Elle fait amitié, leur promet des merveilles,
Du pouvoir de son art leur remplit les oreilles ;
Et pour mieux leur montrer comme il est infini,
Leur étale surtout mon père rajeuni.
Pour épreuve elle égorge un bélier à leurs vues,
Le plonge en un bain d’eaux et d’herbes inconnues,
Lui forme un nouveau sang avec cette liqueur,
Et lui rend d’un agneau la taille et la vigueur.
Les sœurs crient miracle, et chacune ravie
Conçoit pour son vieux père une pareille envie,
Veut un effet pareil, le demande, et l’obtient ;
Mais chacune a son but. Cependant la nuit vient :
Médée, après le coup d’une si belle amorce,
Prépare de l’eau pure et des herbes sans force,




Redouble le sommeil des gardes et du roi :
La suite au seul récit me fait trembler d’effroi.
À force de pitié ces filles inhumaines
De leur père endormi vont épuiser les veines :
Leur tendresse crédule, à grands coups de couteau,
Prodigue ce vieux sang, et fait place au nouveau ;
Le coup le plus mortel s’impute à grand service ;
On nomme piété ce cruel sacrifice ;
Et l’amour paternel qui fait agir leurs bras
Croirait commettre un crime à n’en commettre pas.
Médée est éloquente à leur donner courage :
Chacune toutefois tourne ailleurs son visage ;
Une secrète horreur condamne leur dessein,
Et refuse leurs yeux à conduire leur main.

Pollux.

À me représenter ce tragique spectacle,
Qui fait un parricide et promet un miracle,
J’ai de l’horreur moi-même, et ne puis concevoir
Qu’un esprit jusque-là se laisse décevoir.

Jason.

Ainsi mon père Eson recouvra sa jeunesse,
Mais oyez le surplus. Ce grand courage cesse ;
L’épouvante les prend ; Médée en raille, et fuit.
Le jour découvre à tous les crimes de la nuit ;
Et pour vous épargner un discours inutile,
Acaste, nouveau roi, fait mutiner la ville,
Nomme Jason l’auteur de cette trahison,
Et pour venger son père assiège ma maison.
Mais j’étais déjà loin, aussi bien que Médée ;
Et ma famille enfin à Corinthe abordée,
Nous saluons Créon, dont la bénignité
Nous promet contre Acaste un lieu de sûreté.
Que vous dirai-je plus ? mon bonheur ordinaire
M’acquiert les volontés de la fille et du père ;
Si bien que de tous deux également chéri,
L’un me veut pour son gendre, et l’autre pour mari.
D’un rival couronné les grandeurs souveraines,
La majesté d’Ægée, et le sceptre d’Athènes,
N’ont rien, à leur avis, de comparable à moi,
Et banni que je suis, je leur suis plus qu’un roi.
Je vois trop ce bonheur, mais je le dissimule ;
Et bien que pour Créuse un pareil feu me brûle,
Du devoir conjugal je combats mon amour,
Et je ne l’entretiens que pour faire ma cour.
Acaste cependant menace d’une guerre
Qui doit perdre Créon et dépeupler sa terre ;
Puis, changeant tout à coup ses résolutions,
Il propose la paix sous des conditions.
Il demande d’abord et Jason et Médée :
On lui refuse l’un, et l’autre est accordée ;
Je l’empêche, on débat, et je fais tellement,
Qu’enfin il se réduit à son bannissement.
De nouveau je l’empêche, et Créon me refuse ;
Et pour m’en consoler il m’offre sa Créuse.
Qu’eussé-je fait, Pollux, en cette extrémité
Qui commettait ma vie avec ma loyauté ?
Car sans doute à quitter l’utile pour l’honnête,
La paix allait se faire aux dépens de ma tête ;
Le mépris insolent des offres d’un grand roi
Aux mains d’un ennemi livrait Médée et moi.
Je l’eusse fait pourtant, si je n’eusse été père :
L’amour de mes enfants m’a fait l’âme légère ;
Ma perte était la leur ; et cet hymen nouveau
Avec Médée et moi les tire du tombeau :
Eux seuls m’ont fait résoudre, et la paix s’est conclue.

 


Pollux.

Bien que de tous côtés l’affaire résolue
Ne laisse aucune place aux conseils d’un ami,
Je ne puis toutefois l’approuver qu’à demi.
Sur quoi que vous fondiez un traitement si rude,
C’est montrer pour Médée un peu d’ingratitude ;
Ce qu’elle a fait pour vous est mal récompensé.
Il faut craindre après tout son courage offensé :
Vous savez mieux que moi ce que peuvent ses charmes.

Jason.

Ce sont à sa fureur d’épouvantables armes ;
Mais son bannissement nous en va garantir.

Pollux.

Gardez d’avoir sujet de vous en repentir.

Jason.

Quoi qu’il puisse arriver, ami, c’est chose faite.

Pollux.

La termine le ciel comme je le souhaite !

Permettez cependant qu’afin de m’acquitter,
J’aille trouver le roi pour l’en féliciter.

Jason.

Je vous y conduirais, mais j’attends ma princesse
Qui va sortir du temple.

Pollux.

Qui va sortir du temple. Adieu : l’amour vous presse,
Et je serais marri qu’un soin officieux
Vous fît perdre pour moi des temps si précieux.

ACTE I
Scène II

Jason.

Depuis que mon esprit est capable de flamme,
Jamais un trouble égal n’a confondu mon âme.
Mon cœur, qui se partage en deux affections,
Se laisse déchirer à mille passions.
Je dois tout à Médée, et je ne puis sans honte
Et d’elle et de ma foi tenir si peu de conte :
Je dois tout à Créon, et d’un si puissant roi
Je fais un ennemi, si je garde ma foi :
Je regrette Médée, et j’adore Créuse ;
Je vois mon crime en l’une, en l’autre mon excuse ;
Et dessus mon regret mes désirs triomphants
Ont encor le secours du soin de mes enfants.
Mais la princesse vient ; l’éclat d’un tel visage
Du plus constant du monde attirerait l’hommage,
Et semble reprocher à ma fidélité
D’avoir osé tenir contre tant de beauté.

ACTE I
Scène III

Jason, Créuse, Cléone.

Jason.

Que votre zèle est long, et que d’impatience
Il donne à votre amant, qui meurt en votre absence !

Créuse.

Je n’ai pas fait pourtant au ciel beaucoup de vœux ;
Ayant Jason à moi, j’ai tout ce que je veux.

Jason.

Et moi, puis-je espérer l’effet d’une prière
Que ma flamme tiendrait à faveur singulière ?
Au nom de notre amour, sauvez deux jeunes fruits
Que d’un premier hymen la couche m’a produits ;
Employez-vous pour eux, faites auprès d’un père
Qu’ils ne soient point compris en l’exil de leur mère ;
C’est lui seul qui bannit ces petits malheureux,
Puisque dans les traités il n’est point parlé d’eux.

Créuse.

J’avais déjà pitié de leur tendre innocence,
Et vous y servirai de toute ma puissance,
Pourvu qu’à votre tour vous m’accordiez un point
Que jusques à tantôt je ne vous dirai point.

Jason.

Dites, et quel qu’il soit, que ma reine en dispose.

Créuse.

Si je puis sur mon père obtenir quelque chose,
Vous le saurez après ; je ne veux rien pour rien.

Cléone.

Vous pourrez au palais suivre cet entretien.
On ouvre chez Médée, ôtez-vous de sa vue ;
Vos présences rendraient sa douleur plus émue,
Et vous seriez marris que cet esprit jaloux
Mêlât son amertume à des plaisirs si doux.



ACTE I
Scène IV

Médée.

Souverains protecteurs des lois de l’hyménée,
Dieux garants de la foi que Jason m’a donnée,
Vous qu’il prit à témoin d’une immortelle ardeur
Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
Et m’aidez à venger cette commune injure :
S’il me peut aujourd’hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
Et vous, troupe savante en noires barbaries,
Filles de l’Achéron, pestes, larves, Furies,
Fières sœurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes ;
Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers ;
Pour mieux agir pour moi faites trêve aux enfers.
Apportez-moi du fond des antres de Mégère
La mort de ma rivale, et celle de son père,
Et si vous ne voulez mal servir mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon perfide époux :
Qu’il coure vagabond de province en province,
Qu’il fasse lâchement la cour à chaque prince ;
Banni de tous côtés, sans bien et sans appui,
Accablé de frayeur, de misère, d’ennui,
Qu’à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse ;
Qu’il ait regret à moi pour son dernier supplice ;
Et que mon souvenir jusque dans le tombeau
Attache à son esprit un éternel bourreau.
Jason me répudie ! et qui l’aurait pu croire ?
S’il a manqué d’amour, manque-t-il de mémoire ?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
M’ose-t-il bien quitter après tant de forfaits ?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j’ose,
Croit-il que m’offenser ce soit si peu de chose ?
Quoi ! mon père trahi, les éléments forcés,
D’un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?
Lui font-ils présumer qu’à mon tour méprisée,
Ma rage contre lui n’ait par où s’assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir ?
Tu t’abuses, Jason, je suis encor moi-même.
Tout ce qu’en ta faveur fit mon amour extrême,
Je le ferai par haine ; et je veux pour le moins
Qu’un forfait nous sépare, ainsi qu’il nous a joints ;
Que mon sanglant divorce, en meurtres, en carnage,
S’égale aux premiers jours de notre mariage,
Et que notre union, que rompt ton changement,
Trouve une fin pareille à son commencement.
Déchirer par morceaux l’enfant aux yeux du père
N’est que le moindre effet qui suivra ma colère ;
Des crimes si légers furent mes coups d’essai :
Il faut bien autrement montrer ce que je sai ;
Il faut faire un chef-d’œuvre, et qu’un dernier ouvrage
Surpasse de bien loin ce faible apprentissage.
Mais pour exécuter tout ce que j’entreprends,
Quels dieux me fourniront des secours assez grands ?
Ce n’est plus vous, enfers, qu’ici je sollicite :
Vos feux sont impuissants pour ce que je médite.
Auteur de ma naissance, aussi bien que du jour,
Qu’à regret tu dépars à ce fatal séjour,
Soleil, qui vois l’affront qu’on va faire à ta race,
Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place :
Accorde cette grâce à mon désir bouillant.
Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant :
Mais ne crains pas de chute à l’univers funeste ;
Corinthe consumé garantira le reste ;
De mon juste courroux les implacables vœux
Dans ses odieux murs arrêteront tes feux.
Créon en est le prince, et prend Jason pour gendre :
C’est assez mériter d’être réduit en cendre,
D’y voir réduit tout l’isthme, afin de l’en punir,
Et qu’il n’empêche plus les deux mers de s’unir.

ACTE I
Scène V

Médée, Nérine.

Médée

Et bien ! Nérine, à quand, à quand cet hyménée ?
En ont-ils choisi l’heure ? en sais-tu la journée ?
N’en as-tu rien appris ? n’as-tu point vu Jason ?
N’appréhende-t-il rien après sa trahison ?
Croit-il qu’en cet affront je m’amuse à me plaindre ?
S’il cesse de m’aimer, qu’il commence à me craindre.
Il verra, le perfide, à quel comble d’horreur
De mes ressentiments peut monter la fureur.

Nérine.

Modérez les bouillons de cette violence,
Et laissez déguiser vos douleurs au silence.
Quoi ! madame, est-ce ainsi qu’il faut dissimuler ?
Et faut-il perdre ainsi des menaces en l’air ?
Les plus ardents transports d’une haine connue
Ne sont qu’autant d’éclairs avortés dans la nue,
Qu’autant d’avis à ceux que vous voulez punir,
Pour repousser vos coups, ou pour les prévenir.
Qui peut sans s’émouvoir supporter une offense,
Peut mieux prendre à son point le temps de sa vengeance ;
Et sa feinte douceur, sous un appas mortel,
Mène insensiblement sa victime à l’autel.

Médée.

Tu veux que je me taise et que je dissimule !
Nérine, porte ailleurs ce conseil ridicule :
L’âme en est incapable en de moindres malheurs,
Et n’a point où cacher de pareilles douleurs.
Jason m’a fait trahir mon pays et mon père,
Et me laisse au milieu d’une terre étrangère,
Sans support, sans amis, sans retraite, sans bien,
La fable de son peuple et la haine du mien :
Nérine, après cela tu veux que je me taise !
Ne dois-je point encore en témoigner de l’aise,
De ce royal hymen souhaiter l’heureux jour,
Et forcer tous mes soins à servir son amour ?

Nérine.

Madame, pensez mieux à l’éclat que vous faites.
Quelque juste qu’il soit, regardez où vous êtes ;
Considérez qu’à peine un esprit plus remis
Vous tient en sûreté parmi vos ennemis.

Médée.

L’âme doit se roidir plus elle est menacée,
Et contre la fortune aller tête baissée,
La choquer hardiment, et sans craindre la mort
Se présenter de front à son plus rude effort.
Cette lâche ennemie a peur des grands courages,
Et sur ceux qu’elle abat redouble ses outrages.

Nérine.

Que sert ce grand courage où l’on est sans pouvoir ?

Médée.

Il trouve toujours lieu de se faire valoir.

Nérine.

Forcez l’aveuglement dont vous êtes séduite,
Pour voir en quel état le sort vous a réduite.
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi :
Dans un si grand revers que vous reste-t-il ?

Médée.

Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? Moi,
Moi, dis-je, et c’est assez.

Nérine.

Moi, dis-je, et c’est assez. Quoi ! vous seule, madame ?

Médée.

Oui, tu vois en moi seule et le fer et la flamme,
Et la terre, et la mer, et l’enfer, et les cieux,
Et le sceptre des rois, et le foudre des dieux.

Nérine.

L’impétueuse ardeur d’un courage sensible
À vos ressentiments figure tout possible :
Mais il faut craindre un roi fort de tant de sujets.

Médée.

Mon père, qui l’était, rompit-il mes projets ?

Nérine.

Non ; mais il fut surpris, et Créon se défie.
Fuyez, qu’à ses soupçons il ne vous sacrifie.

Médée.

Las ! je n’ai que trop fui ; cette infidélité
D’un juste châtiment punit ma lâcheté.
Si je n’eusse point fui pour la mort de Pélie,
Si j’eusse tenu bon dedans la Thessalie,
Il n’eût point vu Créuse, et cet objet nouveau
N’eût point de notre hymen étouffé le flambeau.

Nérine.

Fuyez encor, de grâce.

Médée.

Fuyez encor, de grâce. Oui, je fuirai, Nérine ;
Mais, avant, de Créon on verra la ruine.
Je brave la fortune, et toute sa rigueur
En m’ôtant un mari ne m’ôte pas le cœur ;
Sois seulement fidèle, et sans te mettre en peine,
Laisse agir pleinement mon savoir et ma haine.

Nérine,
seule.

Madame… Elle me quitte au lieu de m’écouter,
Ces violents transports la vont précipiter,
D’une trop juste ardeur l’inexorable envie
Lui fait abandonner le souci de sa vie.
Tâchons encore un coup d’en divertir le cours.
Apaiser sa fureur, c’est conserver ses jours.

Fin du premier acte
Médée Corneille
***********
medee-corneille-eugene-delacroix-1862

ACTE II
Scène première

Médée, Nérine.

Nérine.

Bien qu’un péril certain suive votre entreprise,
Assurez-vous sur moi, je vous suis toute acquise ;
Employez mon service aux flammes, au poison,
Je ne refuse rien ; mais épargnez Jason.
Votre aveugle vengeance une fois assouvie,
Le regret de sa mort vous coûterait la vie ;
Et les coups violents d’un rigoureux ennui…

Médée.

Cesse de m’en parler et ne crains rien pour lui :
Ma fureur jusque-là n’oserait me séduire ;
Jason m’a trop coûté pour le vouloir détruire ;
Mon courroux lui fait grâce, et ma première ardeur
Soutient son intérêt au milieu de mon cœur.
Je crois qu’il m’aime encore, et qu’il nourrit en l’âme
Quelques restes secrets d’une si belle flamme,
Qu’il ne fait qu’obéir aux volontés d’un roi
Qui l’arrache à Médée en dépit de sa foi.
Qu’il vive, et s’il se peut, que l’ingrat me demeure ;



Sinon, ce m’est assez que sa Créuse meure ;
Qu’il vive cependant, et jouisse du jour
Que lui conserve encor mon immuable amour.
Créon seul et sa fille ont fait la perfidie !
Eux seuls termineront toute la tragédie ;
Leur perte achèvera cette fatale paix.

Nérine.

Contenez-vous, madame ; il sort de son palais.

ACTE II
Scène II

Créon, Médée, Nérine, soldats.

Créon.

Quoi ! je te vois encore ! Avec quelle impudence
Peux-tu, sans t’effrayer, soutenir ma présence ?
Ignores-tu l’arrêt de ton bannissement ?
Fais-tu si peu de cas de mon commandement ?
Voyez comme elle s’enfle et d’orgueil et d’audace !
Ses yeux ne sont que feu ; ses regards, que menace !
Gardes, empêchez-la de s’approcher de moi.
Va, purge mes États d’un monstre tel que toi ;
Délivre mes sujets et moi-même de crainte.

Médée.

De quoi m’accuse-t-on ? Quel crime, quelle plainte
Pour mon bannissement vous donne tant d’ardeur ?

Créon.

Ah ! l’innocence même, et la même candeur !
Médée est un miroir de vertu signalée :
Quelle inhumanité de l’avoir exilée !
Barbare, as-tu si tôt oublié tant d’horreurs ?
Repasse tes forfaits, repasse tes erreurs,
Et de tant de pays nomme quelque contrée
Dont tes méchancetés te permettent l’entrée.
Toute la Thessalie en armes te poursuit ;
Ton père te déteste, et l’univers te fuit :
Me dois-je en ta faveur charger de tant de haines,
Et sur mon peuple et moi faire tomber tes peines ?
Va pratiquer ailleurs tes noires actions ;
J’ai racheté la paix à ces conditions.

Médée.

Lâche paix, qu’entre vous, sans m’avoir écoutée,
Pour m’arracher mon bien vous avez complotée !
Paix, dont le déshonneur vous demeure éternel !
Quiconque sans l’ouïr condamne un criminel,
Son crime eût-il cent fois mérité le supplice,
D’un juste châtiment il fait une injustice.

Créon.

Au regard de Pélie, il fut bien mieux traité ;
Avant que l’égorger tu l’avais écouté ?

Médée.

Ecouta-t-il Jason, quand sa haine couverte
L’envoya sur nos bords se livrer à sa perte ?
Car comment voulez-vous que je nomme un dessein
Au-dessus de sa force et du pouvoir humain ?
Apprenez quelle était cette illustre conquête,
Et de combien de morts j’ai garanti sa tête.
Il fallait mettre au joug deux taureaux furieux ;
Des tourbillons de feux s’élançaient de leurs yeux,
Et leur maître Vulcain poussait par leur haleine
Un long embrasement dessus toute la plaine ;
Eux domptés, on entrait en de nouveaux hasards ;
Il fallait labourer les tristes champs de Mars,
Et des dents d’un serpent ensemencer leur terre,
Dont la stérilité, fertile pour la guerre,
Produisait à l’instant des escadrons armés
Contre la même main qui les avait semés.
Mais, quoi qu’eût fait contre eux une valeur parfaite,
La toison n’était pas au bout de leur défaite :
Un dragon, enivré des plus mortels poisons
Qu’enfantent les péchés de toutes les saisons,
Vomissant mille traits de sa gorge enflammée,
La gardait beaucoup mieux que toute cette armée ;
Jamais étoile, lune, aurore, ni soleil,
Ne virent abaisser sa paupière au sommeil :
Je l’ai seule assoupi ; seule, j’ai par mes charmes
Mis au joug les taureaux, et défait les gendarmes.
Si lors à mon devoir mon désir limité
Eût conservé ma gloire et ma fidélité,
Si j’eusse eu de l’horreur de tant d’énormes fautes,
Que devenait Jason, et tous vos Argonautes ?
Sans moi, ce vaillant chef, que vous m’avez ravi,
Fût péri le premier, et tous l’auraient suivi.
Je ne me repens point d’avoir par mon adresse
Sauvé le sang des dieux et la fleur de la Grèce :
Zéthès, et Calaïs, et Pollux, et Castor,
Et le charmant Orphée, et le sage Nestor,
Tous vos héros enfin tiennent de moi la vie ;
Je vous les verrai tous posséder sans envie :
Je vous les ai sauvés, je vous les cède tous ;
Je n’en veux qu’un pour moi, n’en soyez point jaloux.
Pour de si bons effets laissez-moi l’infidèle :
Il est mon crime seul, si je suis criminelle ;
Aimer cet inconstant, c’est tout ce que j’ai fait :
Si vous me punissez, rendez-moi mon forfait.
Est-ce user comme il faut d’un pouvoir légitime,
Que me faire coupable et jouir de mon crime ?

Créon.

Va te plaindre à Colchos.

Médée.

Va te plaindre à Colchos. Le retour m’y plaira.
Que Jason m’y remette ainsi qu’il m’en tira :
Je suis prête à partir sous la même conduite
Qui de ces lieux aimés précipita ma fuite.
Ô d’un injuste affront les coups les plus cruels !
Vous faites différence entre deux criminels !
Vous voulez qu’on l’honore, et que de deux complices
L’un ait votre couronne, et l’autre des supplices !

Créon.

Cesse de plus mêler ton intérêt au sien.
Ton Jason, pris à part, est trop homme de bien :
Le séparant de toi, sa défense est facile ;
Jamais il n’a trahi son père ni sa ville ;
Jamais sang innocent n’a fait rougir ses mains ;
Jamais il n’a prêté son bras à tes desseins ;
Son crime, s’il en a, c’est de t’avoir pour femme.
Laisse-le s’affranchir d’une honteuse flamme ;
Rends-lui son innocence en t’éloignant de nous ;
Porte en d’autres climats ton insolent courroux ;
Tes herbes, tes poisons, ton cœur impitoyable,
Et tout ce qui jamais a fait Jason coupable.

Médée.

Peignez mes actions plus noires que la nuit ;
Je n’en ai que la honte, il en a tout le fruit ;
Ce fut en sa faveur que ma savante audace
Immola son tyran par les mains de sa race ;
Joignez-y mon pays et mon frère : il suffit
Qu’aucun de tant de maux ne va qu’à son profit.
Mais vous les saviez tous quand vous m’avez reçue ;
Votre simplicité n’a point été déçue :
En ignoriez-vous un quand vous m’avez promis
Un rempart assuré contre mes ennemis ?
Ma main, saignante encor du meurtre de Pélie,
Soulevait contre moi toute la Thessalie,
Quand votre cœur, sensible à la compassion,
Malgré tous mes forfaits, prit ma protection.
Si l’on me peut depuis imputer quelque crime,
C’est trop peu que l’exil, ma mort est légitime :
Sinon, à quel propos me traitez-vous ainsi ?
Je suis coupable ailleurs, mais innocente ici.

Créon.

Je ne veux plus ici d’une telle innocence,
Ni souffrir en ma cour ta fatale présence.
Va…

Médée.

Va… Dieux justes, vengeurs…

Créon.

Va… Dieux justes, vengeurs… Va, dis-je, en d’autres lieux
Par tes cris importuns solliciter les dieux.
Laisse-nous tes enfants : je serais trop sévère,
Si je les punissais des crimes de leur mère ;
Et bien que je le pusse avec juste raison,
Ma fille les demande en faveur de Jason.

Médée.

Barbare humanité, qui m’arrache à moi-même,
Et feint de la douceur pour m’ôter ce que j’aime !
Si Jason et Créuse ainsi l’ont ordonné,
Qu’ils me rendent le sang que je leur ai donné.

Créon.

Ne me réplique plus, suis la loi qui t’est faite ;
Prépare ton départ, et pense à ta retraite.
Pour en délibérer, et choisir le quartier,
De grâce ma bonté te donne un jour entier.

Médée.

Quelle grâce !

Créon.

Quelle grâce ! Soldats, remettez-la chez elle ;
Sa contestation deviendrait éternelle.
(Médée rentre, et Créon continue.)
Quel indomptable esprit ! quel arrogant maintien
Accompagnait l’orgueil d’un si long entretien !
A-t-elle rien fléchi de son humeur altière ?
A-t-elle pu descendre à la moindre prière ?
Et le sacré respect de ma condition
En a-t-il arraché quelque soumission ?

ACTE II
Scène III

Créon, Jason, Créuse, Cléone, soldats.

Créon.

Te voilà sans rivale, et mon pays sans guerres,
Ma fille : c’est demain qu’elle sort de nos terres.
Nous n’avons désormais que craindre de sa part ;
Acaste est satisfait d’un si proche départ ;
Et si tu peux calmer le courage d’Ægée,
Qui voit par notre choix son ardeur négligée,
Fais état que demain nous assure à jamais
Et dedans et dehors une profonde paix.

Créuse.

Je ne crois pas, seigneur, que ce vieux roi d’Athènes,
Voyant aux mains d’autrui le fruit de tant de peines,
Mêle tant de faiblesse à son ressentiment,
Que son premier courroux se dissipe aisément.
J’espère toutefois qu’avec un peu d’adresse
Je pourrai le résoudre à perdre une maîtresse
Dont l’âge peu sortable et l’inclination
Répondaient assez mal à son affection.

Jason.

Il doit vous témoigner par son obéissance
Combien sur son esprit vous avez de puissance ;
Et s’il s’obstine à suivre un injuste courroux,
Nous saurons, ma princesse, en rabattre les coups ;
Et nos préparatifs contre la Thessalie
Ont trop de quoi punir sa flamme et sa folie.

Créon.

Nous n’en viendrons pas là : regarde seulement
À le payer d’estime et de remerciement.
Je voudrais pour tout autre un peu de raillerie ;
Un vieillard amoureux mérite qu’on en rie :
Mais le trône soutient la majesté des rois
Au-dessus du mépris, comme au-dessus des lois.
On doit toujours respect au sceptre, à la couronne.
Remets tout, si tu veux, aux ordres que je donne ;
Je saurai l’apaiser avec facilité,
Si tu ne te défends qu’avec civilité.

ACTE II
Scène IV

Jason, Créuse, Cléone.

Jason.

Que ne vous dois-je point pour cette préférence,
Où mes désirs n’osaient porter mon espérance !
C’est bien me témoigner un amour infini,
De mépriser un roi pour un pauvre banni !
À toutes ses grandeurs préférer ma misère !
Tourner en ma faveur les volontés d’un père !
Garantir mes enfants d’un exil rigoureux !

Créuse.

Qu’a pu faire de moindre un courage amoureux ?
La fortune a montré dedans votre naissance
Un trait de son envie, ou de son impuissance ;
Elle devait un sceptre au sang dont vous naissez,
Et sans lui vos vertus le méritaient assez.
L’amour, qui n’a pu voir une telle injustice,
Supplée à son défaut, ou punit sa malice,
Et vous donne, au plus fort de vos adversités,
Le sceptre que j’attends, et que vous méritez.
La gloire m’en demeure ; et les races futures,
Comptant notre hyménée entre vos aventures,
Vanteront à jamais mon amour généreux,
Qui d’un si grand héros rompt le sort malheureux.
Après tout, cependant, riez de ma faiblesse ;
Prête de posséder le phénix de la Grèce,
La fleur de nos guerriers, le sang de tant de dieux,
La robe de Médée a donné dans mes yeux ;
Mon caprice, à son lustre attachant mon envie,
Sans elle trouve à dire au bonheur de ma vie ;
C’est ce qu’ont prétendu mes desseins relevés,
Pour le prix des enfants que je vous ai sauvés.

Jason.

Que ce prix est léger pour un si bon office !
Il y faut toutefois employer l’artifice :
Ma jalouse en fureur n’est pas femme à souffrir
Que ma main l’en dépouille afin de vous l’offrir ;
Des trésors dont son père épuise la Scythie,
C’est tout ce qu’elle a pris quand elle en est sortie.

Créuse.

Qu’elle a fait un beau choix ! jamais éclat pareil
Ne sema dans la nuit les clartés du soleil ;
Les perles avec l’or confusément mêlées,
Mille pierres de prix sur ses bords étalées,
D’un mélange divin éblouissent les yeux ;
Jamais rien d’approchant ne se fit en ces lieux.
Pour moi, tout aussitôt que je l’en vis parée,
Je ne fis plus d’état de la toison dorée ;
Et dussiez-vous vous-même en être un peu jaloux,
J’en eus presques envie aussitôt que de vous.
Pour apaiser Médée et réparer sa perte,
L’épargne de mon père entièrement ouverte
Lui met à l’abandon tous les trésors du roi,
Pourvu que cette robe et Jason soient à moi.

Jason.

N’en doutez point, ma reine, elle vous est acquise.
Je vais chercher Nérine, et par son entremise
Obtenir de Médée avec dextérité
Ce que refuserait son courage irrité.
Pour elle, vous savez que j’en fuis les approches,
J’aurais peine à souffrir l’orgueil de ses reproches ;
Et je me connais mal, ou dans notre entretien
Son courroux s’allumant allumerait le mien.
Je n’ai point un esprit complaisant à sa rage,
Jusques à supporter sans réplique un outrage ;
Et ce seraient pour moi d’éternels déplaisirs
De reculer par là l’effet de vos désirs.
Mais sans plus de discours, d’une maison voisine
Je vais prendre le temps que sortira Nérine.
Souffrez, pour avancer votre contentement,
Que malgré mon amour je vous quitte un moment.

Cléone.

Madame, j’aperçois venir le roi d’Athènes.

Créuse.

Allez donc, votre vue augmenterait ses peines.

Cléone.

Souvenez-vous de l’air dont il le faut traiter.

Créuse.

Ma bouche accortement saura s’en acquitter.

ACTE II
Scène V

Ægée, Créuse, Cléone.

Ægée.

Sur un bruit qui m’étonne, et que je ne puis croire,
Madame, mon amour, jaloux de votre gloire,
Vient savoir s’il est vrai que vous soyez d’accord,
Par un honteux hymen, de l’arrêt de ma mort.
Votre peuple en frémit, votre cour en murmure ;
Et tout Corinthe enfin s’impute à grande injure
Qu’un fugitif, un traître, un meurtrier de rois,
Lui donne à l’avenir des princes et des lois ;
Il ne peut endurer que l’horreur de la Grèce
Pour prix de ses forfaits épouse sa princesse,
Et qu’il faille ajouter à vos titres d’honneur :
« Femme d’un assassin et d’un empoisonneur. »

Créuse.

Laissez agir, grand roi, la raison sur votre âme,
Et ne le chargez point des crimes de sa femme.
J’épouse un malheureux, et mon père y consent,
Mais prince, mais vaillant, et surtout innocent.
Non pas que je ne faille en cette préférence ;
De votre rang au sien je sais la différence :
Mais si vous connaissez l’amour et ses ardeurs,
Jamais pour son objet il ne prend les grandeurs ;
Avouez que son feu n’en veut qu’à la personne,
Et qu’en moi vous n’aimiez rien moins que ma couronne.
Souvent je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer
Nous surprend, nous emporte, et nous force d’aimer ;
Et souvent, sans raison, les objets de nos flammes
Frappent nos yeux ensemble et saisissent nos âmes.
Ainsi nous avons vu le souverain des dieux,
Au mépris de Junon, aimer en ces bas lieux,
Vénus quitter son Mars et négliger sa prise,
Tantôt pour Adonis, et tantôt pour Anchise ;
Et c’est peut-être encore avec moins de raison
Que, bien que vous m’aimiez, je me donne à Jason.
D’abord dans mon esprit vous eûtes ce partage :
Je vous estimai plus, et l’aimai davantage.

Ægée.

Gardez ces compliments pour de moins enflammés,
Et ne m’estimez point qu’autant que vous m’aimez.
Que me sert cet aveu d’une erreur volontaire ?
Si vous croyez faillir, qui vous force à le faire ?
N’accusez point l’amour ni son aveuglement ;
Quand on connaît sa faute, on manque doublement.

Créuse.

Puis donc que vous trouvez la mienne inexcusable,
Je ne veux plus, seigneur, me confesser coupable.
L’amour de mon pays et le bien de l’État
Me défendaient l’hymen d’un si grand potentat.
Il m’eût fallu soudain vous suivre en vos provinces,
Et priver mes sujets de l’aspect de leurs princes.
Votre sceptre pour moi n’est qu’un pompeux exil ;
Que me sert son éclat ? et que me donne-t-il ?
M’élève-t-il d’un rang plus haut que souveraine ?
Et sans le posséder ne me vois-je pas reine ?
Grâces aux immortels, dans ma condition
J’ai de quoi m’assouvir de cette ambition :
Je ne veux point changer mon sceptre contre un autre ;
Je perdrais ma couronne en acceptant la vôtre.
Corinthe est bon sujet, mais il veut voir son roi,
Et d’un prince éloigné rejetterait la loi.
Joignez à ces raisons qu’un père un peu sur l’âge,
Dont ma seule présence adoucit le veuvage,
Ne saurait se résoudre à séparer de lui
De ses débiles ans l’espérance et l’appui,
Et vous reconnaîtrez que je ne vous préfère
Que le bien de l’État, mon pays et mon père.
Voilà ce qui m’oblige au choix d’un autre époux ;
Mais comme ces raisons font peu d’effet sur vous,
Afin de redonner le repos à votre âme,
Souffrez que je vous quitte.

Ægée
seul.

Souffrez que je vous quitte. Allez, allez, madame,
Étaler vos appas et vanter vos mépris
À l’infâme sorcier qui charme vos esprits.
De cette indignité faites un mauvais conte ;
Riez de mon ardeur, riez de votre honte ;
Favorisez celui de tous vos courtisans
Qui raillera le mieux le déclin de mes ans ;
Vous jouirez fort peu d’une telle insolence ;
Mon amour outragé court à la violence ;
Mes vaisseaux à la rade, assez proches du port,
N’ont que trop de soldats à faire un coup d’effort.
La jeunesse me manque, et non pas le courage :
Les rois ne perdent point les forces avec l’âge ;
Et l’on verra, peut-être avant ce jour fini,
Ma passion vengée, et votre orgueil puni.

Fin du second acte
Médée Corneille




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E0702 FEUERBACH 9826

ACTE III

Scène première

Nérine.

Malheureux instrument du malheur qui nous presse,
Que j’ai pitié de toi, déplorable princesse !
Avant que le soleil ait fait encore un tour,
Ta perte inévitable achève ton amour.
Ton destin te trahit, et ta beauté fatale
Sous l’appas d’un hymen t’expose à ta rivale ;
Ton sceptre est impuissant à vaincre son effort ;
Et le jour de sa fuite est celui de ta mort.
Sa vengeance à la main elle n’a qu’à résoudre,
Un mot du haut des cieux fait descendre le foudre,
Les mers, pour noyer tout, n’attendent que sa loi ;
La terre offre à s’ouvrir sous le palais du roi ;
L’air tient les vents tout prêts à suivre sa colère,
Tant la nature esclave a peur de lui déplaire ;
Et si ce n’est assez de tous les éléments,
Les enfers vont sortir à ses commandements.
Moi, bien que mon devoir m’attache à son service,
Je lui prête à regret un silence complice :
D’un louable désir mon cœur sollicité
Lui ferait avec joie une infidélité :
Mais loin de s’arrêter, sa rage découverte,
À celle de Créuse ajouterait ma perte ;
Et mon funeste avis ne servirait de rien
Qu’à confondre mon sang dans les bouillons du sien.
D’un mouvement contraire à celui de mon âme,
La crainte de la mort m’ôte celle du blâme ;
Et ma timidité s’efforce d’avancer
Ce que hors du péril je voudrais traverser.

ACTE III
Scène II

Jason, Nérine.

Jason.

Nérine, eh bien, que dit, que fait notre exilée ?
Dans ton cher entretien s’est-elle consolée ?
Veut-elle bien céder à la nécessité ?

Nérine.

Je trouve en son chagrin moins d’animosité ;
De moment en moment son âme plus humaine
Abaisse sa colère, et rabat de sa haine :
Déjà son déplaisir ne vous veut plus de mal.

Jason.

Fais-lui prendre pour tous un sentiment égal.
Toi, qui de mon amour connaissais la tendresse,
Tu peux connaître aussi quelle douleur me presse.
Je me sens déchirer le cœur à son départ :
Créuse en ses malheurs prend même quelque part,
Ses pleurs en ont coulé ; Créon même soupire,
Lui préfère à regret le bien de son empire
Et si dans son adieu son cœur moins irrité
En voulait mériter la libéralité ;
Si jusque-là Médée apaisait ses menaces,
Qu’elle eût soin de partir avec ses bonnes grâces,
Je sais (comme il est bon) que ses trésors ouverts
Lui seraient sans réserve entièrement offerts,
Et malgré les malheurs où le sort l’a réduite,
Soulageraient sa peine et soutiendraient sa fuite.

Nérine.

Puisqu’il faut se résoudre à ce bannissement,
Il faut en adoucir le mécontentement.
Cette offre y peut servir ; et par elle j’espère,
Avec un peu d’adresse, apaiser sa colère
Mais, d’ailleurs, toutefois n’attendez rien de moi,
S’il faut prendre congé de Créuse et du roi ;
L’objet de votre amour et de sa jalousie
De toutes ses fureurs l’aurait tôt ressaisie.

Jason.

Pour montrer sans les voir son courage apaisé,
Je te dirai, Nérine, un moyen fort aisé ;
Et de si longue main je connais ta prudence,
Que je t’en fais sans peine entière confidence.
Créon bannit Médée, et ses ordres précis
Dans son bannissement enveloppaient ses fils :
La pitié de Créuse a tant fait vers son père,
Qu’ils n’auront point de part au malheur de leur mère.
Elle lui doit par eux quelque remerciement ;
Qu’un présent de sa part suive leur compliment :
Sa robe, dont l’éclat sied mal à sa fortune,
Et n’est à son exil qu’une charge importune,
Lui gagnerait le cœur d’un prince libéral,
Et de tous ses trésors l’abandon général.
D’une vaine parure, inutile à sa peine,
Elle peut acquérir de quoi faire la reine :
Créuse, ou je me trompe, en a quelque désir,
Et je ne pense pas qu’elle pût mieux choisir.
Mais la voici qui sort ; souffre que je l’évite :
Ma rencontre la trouble, et mon aspect l’irrite.

ACTE III
Scène III

Médée, Jason, Nérine.

Médée.

Ne fuyez pas, Jason, de ces funestes lieux.
C’est à moi d’en partir : recevez mes adieux.
Accoutumée à fuir, l’exil m’est peu de chose ;
Sa rigueur n’a pour moi de nouveau que sa cause.
C’est pour vous que j’ai fui, c’est vous qui me chassez.
Où me renvoyez-vous, si vous me bannissez ?
Irai-je sur le Phase, où j’ai trahi mon père,
Apaiser de mon sang les mânes de mon frère ?
Irai-je en Thessalie, où le meurtre d’un roi
Pour victime aujourd’hui ne demande que moi ?
Il n’est point de climat dont mon amour fatale
N’ait acquis à mon nom la haine générale ;
Et ce qu’ont fait pour vous mon savoir et ma main
M’a fait un ennemi de tout le genre humain.
Ressouviens-t’en, ingrat ; remets-toi dans la plaine
Que ces taureaux affreux brûlaient de leur haleine ;
Revois ce champ guerrier dont les sacrés sillons
Elevaient contre toi de soudains bataillons ;
Ce dragon qui jamais n’eut les paupières closes
Et lors préfère-moi Créuse, si tu l’oses.
Qu’ai-je épargné depuis qui fût en mon pouvoir ?
Ai-je auprès de l’amour écouté mon devoir ?
Pour jeter un obstacle à l’ardente poursuite
Dont mon père en fureur touchait déjà ta fuite,
Semai-je avec regret mon frère par morceaux ?
À ce funeste objet épandu sur les eaux,
Mon père trop sensible aux droits de la nature,
Quitta tous autres soins que de sa sépulture ;
Et par ce nouveau crime émouvant sa pitié,
J’arrêtai les effets de son inimitié.
Prodigue de mon sang, honte de ma famille,
Aussi cruelle sœur que déloyale fille,
Ces titres glorieux plaisaient à mes amours ;
Je les pris sans horreur pour conserver tes jours.
Alors, certes, alors mon mérite était rare ;
Tu n’étais point honteux d’une femme barbare.
Quand à ton père usé je rendis la vigueur,
J’avais encor tes vœux, j’étais encor ton cœur ;
Mais cette affection mourant avec Pélie,
Dans le même tombeau se vit ensevelie :
L’ingratitude en l’âme et l’impudence au front,
Une Scythe en ton lit te fut lors un affront ;
Et moi, que tes désirs avaient tant souhaitée,
Le dragon assoupi, la toison emportée,
Ton tyran massacré, ton père rajeuni,
Je devins un objet digne d’être banni.
Tes desseins achevés, j’ai mérité ta haine,
Il t’a fallu sortir d’une honteuse chaîne,
Et prendre une moitié qui n’a rien plus que moi,
Que le bandeau royal que j’ai quitté pour toi.

Jason.

Ah ! que n’as-tu des yeux à lire dans mon âme,
Et voir les purs motifs de ma nouvelle flamme !
Les tendres sentiments d’un amour paternel
Pour sauver mes enfants me rendent criminel,
Si l’on peut nommer crime un malheureux divorce,
Où le soin que j’ai d’eux me réduit et me force.
Toi-même, furieuse, ai-je peu fait pour toi
D’arracher ton trépas aux vengeances d’un roi ?
Sans moi ton insolence allait être punie ;
À ma seule prière on ne t’a que bannie.
C’est rendre la pareille à tes grands coups d’effort :
Tu m’as sauvé la vie, et j’empêche ta mort.

Médée.

On ne m’a que bannie ! ô bonté souveraine !
C’est donc une faveur, et non pas une peine !
Je reçois une grâce au lieu d’un châtiment !
Et mon exil encor doit un remerciement !
Ainsi l’avare soif du brigand assouvie,
Il s’impute à pitié de nous laisser la vie ;
Quand il n’égorge point, il croit nous pardonner,
Et ce qu’il n’ôte pas, il pense le donner.

Jason.

Tes discours, dont Créon de plus en plus s’offense,
Le forceraient enfin à quelque violence.
Eloigne-toi d’ici tandis qu’il t’est permis :
Les rois ne sont jamais de faibles ennemis.

Médée.

À travers tes conseils je vois assez ta ruse ;
Ce n’est là m’en donner qu’en faveur de Créuse.
Ton amour, déguisé d’un soin officieux,
D’un objet importun veut délivrer ses yeux.

Jason.

N’appelle point amour un change inévitable,
Où Créuse fait moins que le sort qui m’accable.

Médée.

Peux-tu bien, sans rougir, désavouer tes feux ?

Jason.

Eh bien, soit ; ses attraits captivent tous mes vœux :
Toi, qu’un amour furtif souilla de tant de crimes,
M’oses-tu reprocher des ardeurs légitimes ?

Médée.

Oui, je te les reproche, et de plus…

Jason.

Oui, je te les reproche, et de plus… Quels forfaits ?

Médée.

La trahison, le meurtre, et tous ceux que j’ai faits.

Jason.

Il manque encor ce point à mon sort déplorable,
Que de tes cruautés on me fasse coupable.

Médée.

Tu présumes en vain de t’en mettre à couvert ;
Celui-là fait le crime à qui le crime sert.
Que chacun, indigné contre ceux de ta femme,
La traite en ses discours de méchante et d’infâme,
Toi seul, dont ses forfaits ont fait tout le bonheur,
Tiens-la pour innocente et défends son honneur.

Jason.

J’ai honte de ma vie, et je hais son usage,
Depuis que je la dois aux effets de ta rage.

Médée.

La honte généreuse, et la haute vertu !
Puisque tu la hais tant, pourquoi la gardes-tu ?

Jason.

Au bien de nos enfants, dont l’âge faible et tendre
Contre tant de malheurs ne saurait se défendre :
Deviens en leur faveur d’un naturel plus doux.

Médée.

Mon âme à leur sujet redouble son courroux,
Faut-il ce déshonneur pour comble à mes misères,
Qu’à mes enfants Créuse enfin donne des frères ?
Tu vas mêler, impie, et mettre en rang pareil
Des neveux de Sisyphe avec ceux du Soleil !

Jason.

Leur grandeur soutiendra la fortune des autres ;
Créuse et ses enfants conserveront les nôtres.

Médée.

Je l’empêcherai bien ce mélange odieux,
Qui déshonore ensemble et ma race et les dieux.

Jason.

Lassés de tant de maux, cédons à la fortune.

Médée.

Ce corps n’enferme pas une âme si commune ;
Je n’ai jamais souffert qu’elle me fît la loi,
Et toujours ma fortune a dépendu de moi.

Jason.

La peur que j’ai d’un sceptre…

Médée.

La peur que j’ai d’un sceptre… Ah ! cœur rempli de feinte,
Tu masques tes désirs d’un faux titre de crainte ;
Un sceptre est l’objet seul qui fait ton nouveau choix.

Jason.

Veux-tu que je m’expose aux haines de deux rois
Et que mon imprudence attire sur nos têtes,
D’un et d’autre côté, de nouvelles tempêtes ?

Médée.

Fuis-les, fuis-les tous deux, suis Médée à ton tour,
Et garde au moins ta foi, si tu n’as plus d’amour.

Jason.

Il est aisé de fuir, mais il n’est pas facile
Contre deux rois aigris de trouver un asile.
Qui leur résistera, s’ils viennent à s’unir ?

Médée.

Qui me résistera, si je te veux punir,
Déloyal ? Auprès d’eux crains-tu si peu Médée ?
Que toute leur puissance, en armes débordée,
Dispute contre moi ton cœur qu’ils m’ont surpris,
Et ne sois du combat que le juge et le prix !
Joins-leur, si tu le veux, mon père et la Scythie,
En moi seule ils n’auront que trop forte partie.
Bornes-tu mon pouvoir à celui des humains ?
Contr’eux, quand il me plaît, j’arme leurs propres mains ;
Tu le sais, tu l’as vu, quand ces fils de la Terre
Par leurs coups mutuels terminèrent leur guerre.
Misérable ! je puis adoucir des taureaux ;
La flamme m’obéit, et je commande aux eaux ;
L’enfer tremble, et les cieux, sitôt que je les nomme,
Et je ne puis toucher les volontés d’un homme !
Je t’aime encor, Jason, malgré ta lâcheté ;
Je ne m’offense plus de ta légèreté :
Je sens à tes regards décroître ma colère ;
De moment en moment ma fureur se modère ;
Et je cours sans regret à mon bannissement,
Puisque j’en vois sortir ton établissement.
Je n’ai plus qu’une grâce à demander ensuite :
Souffre que mes enfants accompagnent ma fuite ;
Que je t’admire encore en chacun de leurs traits,
Que je t’aime et te baise en ces petits portraits ;
Et que leur cher objet, entretenant ma flamme,
Te présente à mes yeux aussi bien qu’à mon âme.

Jason.

Ah ! reprends ta colère, elle a moins de rigueur.
M’enlever mes enfants, c’est m’arracher le cœur ;
Et Jupiter tout prêt à m’écraser du foudre,
Mon trépas à la main, ne pourrait m’y résoudre.
C’est pour eux que je change ; et la Parque, sans eux,
Seule de notre hymen pourrait rompre les nœuds.



Médée.

Cet amour paternel, qui te fournit d’excuses,
Me fait souffrir aussi que tu me les refuses,
Je ne t’en presse plus ; et prête à me bannir,
Je ne veux plus de toi qu’un léger souvenir.

Jason.

Ton amour vertueux fait ma plus grande gloire ;
Ce serait me trahir qu’en perdre la mémoire :
Et le mien envers toi, qui demeure éternel,
T’en laisse en cet adieu le serment solennel.
Puissent briser mon chef les traits les plus sévères
Que lancent des grands dieux les plus âpres colères ;
Qu’ils s’unissent ensemble afin de me punir,
Si je ne perds la vie avant ton souvenir !

ACTE III
Scène IV

Médée, Nérine.

Médée.

J’y donnerai bon ordre ; il est en ta puissance
D’oublier mon amour, mais non pas ma vengeance ;
Je la saurai graver en tes esprits glacés
Par des coups trop profonds pour en être effacés.
Il aime ses enfants, ce courage inflexible :
Son faible est découvert ; par eux il est sensible,
Par eux mon bras, armé d’une juste rigueur,
Va trouver des chemins à lui percer le cœur.

Nérine.

Madame, épargnez-les, épargnez vos entrailles ;
N’avancez point par là vos propres funérailles :
Contre un sang innocent pourquoi vous irriter,
Si Créuse en vos lacs se vient précipiter ?
Elle-même s’y jette, et Jason vous la livre.

Médée.

Tu flattes mes désirs.

Nérine.

Tu flattes mes désirs. Que je cesse de vivre,
Si ce que je vous dis n’est pure vérité !

Médée.

Ah ! ne me tiens donc plus l’âme en perplexité !

Nérine.

Madame, il faut garder que quelqu’un ne nous voie,
Et du palais du roi découvre notre joie :
Un dessein éventé succède rarement.

Médée.

Rentrons donc, et mettons nos secrets sûrement.

Fin du troisième acte
Médée Corneille
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ACTE IV
Scène première

Médée, Nérine.

Médée, seule dans sa grotte magique.

C’est trop peu de Jason que ton œil me dérobe,
C’est trop peu de mon lit, tu veux encor ma robe,
Rivale insatiable ; et c’est encor trop peu,
Si, la force à la main, tu l’as sans mon aveu ;
Il faut que par moi-même elle te soit offerte,
Que perdant mes enfants, j’achète encor leur perte ;
Il en faut un hommage à tes divins attraits,
Et des remerciements au vol que tu me fais.
Tu l’auras ; mon refus serait un nouveau crime :
Mais je t’en veux parer pour être ma victime,
Et sous un faux semblant de libéralité,
Soûler, et ma vengeance, et ton avidité.
Le charme est achevé, tu peux entrer, Nérine.
(Nérine entre, et Médée continue.)
Mes maux dans ces poisons trouvent leur médecine :
Vois combien de serpents à mon commandement
D’Afrique jusqu’ici n’ont tardé qu’un moment,
Et contraints d’obéir à mes charmes funestes,

Ont sur ce don fatal vomi toutes leurs pestes.
L’amour à tous mes sens ne fut jamais si doux
Que ce triste appareil à mon esprit jaloux.
Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune ;
Moi-même en les cueillant je fis pâlir la lune,
Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu,
J’en dépouillai jadis un climat inconnu.
Vois mille autres venins : cette liqueur épaisse
Mêle du sang de l’hydre avec celui de Nesse ;
Python eut cette langue ; et ce plumage noir
Est celui qu’une harpie en fuyant laissa choir ;
Par ce tison Althée assouvit sa colère,
Trop pitoyable sœur et trop cruelle mère ;
Ce feu tomba du ciel avecque Phaéthon,
Cet autre vient des flots du pierreux Phlégéthon ;
Et celui-ci jadis remplit en nos contrées
Des taureaux de Vulcain les gorges ensoufrées.
Enfin, tu ne vois là poudres, racines, eaux,
Dont le pouvoir mortel n’ouvrît mille tombeaux ;
Ce présent déceptif a bu toute leur force,
Et bien mieux que mon bras vengera mon divorce.
Mes tyrans par leur perte apprendront que jamais…
Mais d’où vient ce grand bruit que j’entends au palais ?

Nérine.

Du bonheur de Jason et du malheur d’Ægée :
Madame, peu s’en faut, qu’il ne vous ait vengée.
Ce généreux vieillard, ne pouvant supporter
Qu’on lui vole à ses yeux ce qu’il croit mériter,
Et que sur sa couronne et sa persévérance
L’exil de votre époux ait eu la préférence,
A tâché par la force à repousser l’affront
Que ce nouvel hymen lui porte sur le front.
Comme cette beauté, pour lui toute de glace,
Sur les bords de la mer contemplait la bonace,
Il la voit mal suivie, et prend un si beau temps
À rendre ses désirs et les vôtres contents.
De ses meilleurs soldats une troupe choisie
Enferme la princesse, et sert sa jalousie ;
L’effroi qui la surprend la jette en pâmoison ;
Et tout ce qu’elle peut, c’est de nommer Jason.
Ses gardes à l’abord font quelque résistance,
Et le peuple leur prête une faible assistance ;
Mais l’obstacle léger de ces débiles cœurs
Laissait honteusement Créuse à leurs vainqueurs :
Déjà presque en leur bord elle était enlevée…

Médée.

Je devine la fin, mon traître l’a sauvée.

Nérine.

Oui, madame, et de plus Ægée est prisonnier ;
Votre époux à son myrte ajoute ce laurier :
Mais apprenez comment.

Médée.

Mais apprenez comment. N’en dis pas davantage :
Je ne veux point savoir ce qu’a fait son courage ;
Il suffit que son bras a travaillé pour nous,
Et rend une victime à mon juste courroux.
Nérine, mes douleurs auraient peu d’allégeance,
Si cet enlèvement l’ôtait à ma vengeance ;
Pour quitter son pays en est-on malheureux ?
Ce n’est pas son exil, c’est sa mort que je veux ;
Elle aurait trop d’honneur de n’avoir que ma peine,
Et de verser des pleurs pour être deux fois reine.
Tant d’invisibles feux enfermés dans ce don,
Que d’un titre plus vrai j’appelle ma rançon,
Produiront des effets bien plus doux à ma haine.

Nérine.

Par là vous vous vengez, et sa perte est certaine :
Mais contre la fureur de son père irrité
Où pensez-vous trouver un lieu de sûreté ?

Médée.

Si la prison d’Ægée a suivi sa défaite,
Tu peux voir qu’en l’ouvrant je m’ouvre une retraite,
Et que ses fers brisés, malgré leurs attentats,
À ma protection engagent ses États.
Dépêche seulement, et cours vers ma rivale
Lui porter de ma part cette robe fatale :
Mène-lui mes enfants, et fais-les, si tu peux,
Présenter par leur père à l’objet de ses vœux.

Nérine.

Mais, madame, porter cette robe empestée,
Que de tant de poisons vous avez infectée,
C’est pour votre Nérine un trop funeste emploi :
Avant que sur Créuse ils agiraient sur moi.

Médée.

Ne crains pas leur vertu, mon charme la modère,
Et lui défend d’agir que sur elle et son père ;
Pour un si grand effet prends un cœur plus hardi,
Et sans me répliquer, fais ce que je te di.

ACTE IV
Scène II

Créon, Pollux, soldats.

Créon.

Nous devons bien chérir cette valeur parfaite
Qui de nos ravisseurs nous donne la défaite.
Invincible héros, c’est à votre secours
Que je dois désormais le bonheur de mes jours ;
C’est vous seul aujourd’hui dont la main vengeresse
Rend à Créon sa fille, à Jason sa maîtresse,
Met Ægée en prison et son orgueil à bas,
Et fait mordre la terre à ses meilleurs soldats,

Pollux.

Grand roi, l’heureux succès de cette délivrance
Vous est beaucoup mieux dû qu’à mon peu de vaillance :
C’est vous seul et Jason, dont les bras indomptés
Portaient avec effroi la mort de tous côtés ;
Pareils à deux lions dont l’ardente furie
Dépeuple en un moment toute une bergerie.
L’exemple glorieux de vos faits plus qu’humains
Echauffait mon courage et conduisait mes mains :
J’ai suivi, mais de loin, des actions si belles,
Qui laissaient à mon bras tant d’illustres modèles.
Pourrait-on reculer en combattant sous vous,
Et n’avoir point de cœur à seconder vos coups ?

Créon.

Votre valeur, qui souffre en cette repartie,
Ote toute croyance à votre modestie :
Mais puisque le refus d’un honneur mérité
N’est pas un petit trait de générosité,
Je vous laisse en jouir. Auteur de la victoire,
Ainsi qu’il vous plaira, départez-en la gloire ;
Comme elle est votre bien, vous pouvez la donner.
Que prudemment les dieux savent tout ordonner !
Voyez, brave guerrier, comme votre arrivée
Au jour de nos malheurs se trouve réservée,
Et qu’au point que le sort osait nous menacer,
Ils nous ont envoyé de quoi le terrasser.
Digne sang de leur roi, demi-dieu magnanime,
Dont la vertu ne peut recevoir trop d’estime,
Qu’avons-nous plus à craindre ? et quel destin jaloux,
Tant que nous vous aurons, s’osera prendre à nous ?

Pollux.

Appréhendez pourtant, grand prince,

Créon.

Appréhendez pourtant, grand prince, Et quoi ?

Pollux.

Appréhendez pourtant, grand prince, Et quoi ? Médée,
Qui par vous de son lit se voit dépossédée.
Je crains qu’il ne vous soit malaisé d’empêcher
Qu’un gendre valeureux ne vous coûte bien cher.
Après l’assassinat d’un monarque et d’un frère,
Peut-il être de sang qu’elle épargne ou révère ?
Accoutumée au meurtre, et savante en poison,
Voyez ce qu’elle a fait pour acquérir Jason ;
Et ne présumez pas, quoi que Jason vous die,
Que pour le conserver elle soit moins hardie.

Créon.

C’est de quoi mon esprit n’est plus inquiété ;
Par son bannissement j’ai fait ma sûreté ;
Elle n’a que fureur et que vengeance en l’âme,
Mais, en si peu de temps, que peut faire une femme ?
Je n’ai prescrit qu’un jour de terme à son départ.

Pollux.

C’est peu pour une femme, et beaucoup pour son art ;
Sur le pouvoir humain ne réglez pas les charmes.

Créon.

Quelques puissants qu’ils soient, je n’en ai point d’alarmes ;
Et quand bien ce délai devrait tout hasarder,
Ma parole est donnée, et je la veux garder.

ACTE IV
Scène III

Créon, Pollux, Cléone.

Créon.

Que font nos deux amants, Cléone ?

Cléone.

Que font nos deux amants, Cléone ? La princesse,
Seigneur, près de Jason reprend son allégresse ;
Et ce qui sert beaucoup à son contentement,
C’est de voir que Médée est sans ressentiment.

Créon.

Et quel dieu si propice a calmé son courage ?

Cléone.

Jason, et ses enfants, qu’elle vous laisse en gage.
La grâce que pour eux madame obtient de vous
A calmé les transports de son esprit jaloux.
Le plus riche présent qui fût en sa puissance
À ses remerciements joint sa reconnaissance.
Sa robe sans pareille, et sur qui nous voyons
Du Soleil son aïeul briller mille rayons,
Que la princesse même avait tant souhaitée,
Par ces petits héros lui vient d’être apportée,
Et fait voir clairement les merveilleux effets
Qu’en un cœur irrité produisent les bienfaits.

Créon.

Eh bien, qu’en dites-vous ? Qu’avons-nous plus à craindre ?

Pollux.

Si vous ne craignez rien, que je vous trouve à plaindre !

Créon.

Un si rare présent montre un esprit remis.

Pollux.

J’eus toujours pour suspects les dons des ennemis.
Ils font assez souvent ce que n’ont pu leurs armes ;
Je connais de Médée et l’esprit et les charmes,
Et veux bien m’exposer au plus cruel trépas,
Si ce rare présent n’est un mortel appas.

Créon.

Ses enfants si chéris qui nous servent d’otages,
Nous peuvent-ils laisser quelque sorte d’ombrages ?

Pollux.

Peut-être que contre eux s’étend sa trahison,
Qu’elle ne les prend plus que pour ceux de Jason,
Et qu’elle s’imagine, en haine de leur père,
Que n’étant plus sa femme, elle n’est plus leur mère.
Renvoyez-lui, seigneur, ce don pernicieux,
Et ne vous chargez point d’un poison précieux.

Cléone.

Madame cependant en est toute ravie,
Et de s’en voir parée elle brûle d’envie.

Pollux.

Où le péril égale et passe le plaisir,
Il faut se faire force, et vaincre son désir.
Jason, dans son amour, a trop de complaisance
De souffrir qu’un tel don s’accepte en sa présence.

Créon.

Sans rien mettre au hasard, je saurai dextrement
Accorder vos soupçons et son contentement.
Nous verrons dès ce soir, sur une criminelle,
Si ce présent nous cache une embûche mortelle.
Nise, pour ses forfaits destinée à mourir,
Ne peut par cette épreuve injustement périr ;
Heureuse, si sa mort nous rendait ce service,
De nous en découvrir le funeste artifice !
Allons-y de ce pas, et ne consumons plus
De temps ni de discours en débats superflus.

ACTE IV
Scène IV

Ægée
en prison

Demeure affreuse des coupables,
Lieux maudits, funeste séjour,
Dont jamais avant mon amour
Les sceptres n’ont été capables.
Redoublez puissamment votre mortel effroi,
Et joignez à mes maux une si vive atteinte,
Que mon âme chassée, ou s’enfuyant de crainte,
Dérobe à mes vainqueurs le supplice d’un roi.
Le triste bonheur où j’aspire !
Je ne veux que hâter ma mort,
Et n’accuse mon mauvais sort
Que de souffrir que je respire.
Puisqu’il me faut mourir, que je meure à mon choix ;
Le coup m’en sera doux, s’il est sans infamie :
Prendre l’ordre à mourir d’une main ennemie,
C’est mourir, pour un roi, beaucoup plus d’une fois.
Malheureux prince, on te méprise
Quand tu t’arrêtes à servir :
Si tu t’efforces de ravir,
Ta prison suit ton entreprise.
Ton amour qu’on dédaigne et ton vain attentat
D’un éternel affront vont souiller ta mémoire :
L’un t’a déjà coûté ton repos et ta gloire ;
L’autre te va coûter ta vie et ton État.
Destin, qui punis mon audace,
Tu n’as que de justes rigueurs ;
Et s’il est d’assez tendres cœurs
Pour compatir à ma disgrâce,
Mon feu de leur tendresse étouffe la moitié,
Puisqu’à bien comparer mes fers avec ma flamme,
Un vieillard amoureux mérite plus de blâme
Qu’un monarque en prison n’est digne de pitié.
Cruel auteur de ma misère,
Peste des cœurs, tyran des rois,
Dont les impérieuses lois
N’épargnent pas même ta mère,
Amour, contre Jason tourne ton trait fatal ;
Au pouvoir de tes dards je remets ma vengeance :
Atterre son orgueil, et montre ta puissance
À perdre également l’un et l’autre rival.
Qu’une implacable jalousie
Suive son nuptial flambeau ;
Que sans cesse un objet nouveau
S’empare de sa fantaisie ;
Que Corinthe à sa vue accepte un autre roi ;
Qu’il puisse voir sa race à ses yeux égorgée ;
Et, pour dernier malheur, qu’il ait le sort d’Ægée,
Et devienne à mon âge amoureux comme moi !

ACTE IV
Scène V

Ægée, Médée.

Ægée.

Mais d’où vient ce bruit sourd ? quelle pâle lumière
Dissipe ces horreurs et frappe ma paupière ?
Mortel, qui que tu sois, détourne ici tes pas,
Et de grâce m’apprends l’arrêt de mon trépas,
L’heure, le lieu, le genre ; et si ton cœur sensible
À la compassion peut se rendre accessible,
Donne-moi les moyens d’un généreux effort
Qui des mains des bourreaux affranchisse ma mort.

Médée.

Je viens l’en affranchir. Ne craignez plus, grand prince ;
Ne pensez qu’à revoir votre chère province ;
(Elle donne un coup de baguette sur la porte de la prison, qui s’ouvre aussitôt ; et en ayant tiré Ægée, elle en donne encore un sur ses fers, qui tombent.)
Ni grilles ni verrous ne tiennent contre moi.
Cessez, indignes fers, de captiver un roi ;
Est-ce à vous à presser les bras d’un tel monarque ?
Et vous, reconnaissez Médée à cette marque,
Et fuyez un tyran dont le forcènement
Joindrait votre supplice à mon bannissement ;
Avec la liberté reprenez le courage.

Ægée.

Je les reprends tous deux pour vous en faire hommage,
Princesse, de qui l’art propice aux malheureux
Oppose un tel miracle à mon sort rigoureux ;
Disposez de ma vie, et du sceptre d’Athènes ;
Je dois et l’une et l’autre à qui brise mes chaînes.
Si votre heureux secours me tire de danger,
Je ne veux en sortir qu’afin de vous venger ;
Et si je puis jamais avec votre assistance
Arriver jusqu’aux lieux de mon obéissance,
Vous me verrez, suivi de mille bataillons,
Sur ces murs renversés planter mes pavillons,
Punir leur traître roi de vous avoir bannie,
Dedans le sang des siens noyer sa tyrannie,
Et remettre en vos mains et Créuse et Jason,
Pour venger votre exil plutôt que ma prison.

Médée.

Je veux une vengeance et plus haute et plus prompte ;
Ne l’entreprenez pas, votre offre me fait honte :
Emprunter le secours d’aucun pouvoir humain,
D’un reproche éternel diffamerait ma main.
En est-il, après tout, aucun qui ne me cède ?
Qui force la nature, a-t-il besoin qu’on l’aide ?
Laissez-moi le souci de venger mes ennuis,
Et par ce que j’ai fait, jugez ce que je puis ;
L’ordre en est tout donné, n’en soyez point en peine :
C’est demain que mon art fait triompher ma haine ;
Demain je suis Médée, et je tire raison
De mon bannissement et de votre prison.

Ægée.

Quoi ! madame, faut-il que mon peu de puissance
Empêche les devoirs de ma reconnaissance ?
Mon sceptre ne peut-il être employé pour vous ?
Et vous serai-je ingrat autant que votre époux ?

Médée.

Si je vous ai servi, tout ce que j’en souhaite,
C’est de trouver chez vous une sûre retraite,
Où de mes ennemis menaces ni présents
Ne puissent plus troubler le repos de mes ans.
Non pas que je les craigne ; eux et toute la terre
À leur confusion me livreraient la guerre ;
Mais je hais ce désordre, et n’aime pas à voir
Qu’il me faille pour vivre user de mon savoir.

Ægée.

L’honneur de recevoir une si grande hôtesse
De mes malheurs passés efface la tristesse.
Disposez d’un pays qui vivra sous vos lois,
Si vous l’aimez assez pour lui donner des rois ;
Si mes ans ne vous font mépriser ma personne,
Vous y partagerez mon lit et ma couronne :
Sinon, sur mes sujets faites état d’avoir,
Ainsi que sur moi-même, un absolu pouvoir.
Allons, madame, allons ; et par votre conduite
Faites la sûreté que demande ma fuite.

Médée.

Ma vengeance n’aurait qu’un succès imparfait :
Je ne me venge pas, si je n’en vois l’effet ;
Je dois à mon courroux l’heur d’un si doux spectacle.
Allez, prince, et sans moi ne craignez point d’obstacle.
Je vous suivrai demain par un chemin nouveau.
Pour votre sûreté conservez cet anneau ;
Sa secrète vertu, qui vous fait invisible,
Rendra votre départ de tous côtés paisible.
Ici, pour empêcher l’alarme que le bruit
De votre délivrance aurait bientôt produit,
Un fantôme pareil et de taille et de face,
Tandis que vous fuirez, remplira votre place.
Partez sans plus tarder, prince chéri des dieux,
Et quittez pour jamais ces détestables lieux.

Ægée.

J’obéis sans réplique, et je pars sans remise.
Puisse d’un prompt succès votre grande entreprise
Combler nos ennemis d’un mortel désespoir,
Et me donner bientôt le bien de vous revoir !

Fin du quatrième acte
Médée Corneille
***********

ACTE V

Scène première

Médée, Theudas.

Theudas.

Ah, déplorable prince ! ah, fortune cruelle !
Que je porte à Jason une triste nouvelle !

Médée
lui donnant un coup de baguette qui le fait demeurer immobile

Arrête, misérable, et m’apprends quel effet
A produit chez le roi le présent que j’ai fait.

Theudas.

Dieux ! je suis dans les fers d’une invisible chaîne !

Médée.

Dépêche, ou ces longueurs attireront ma haine.

Theudas.

Apprenez donc l’effet le plus prodigieux
Que jamais la vengeance ait offert à nos yeux.
Votre robe a fait peur, et sur Nise éprouvée,
En dépit des soupçons, sans péril s’est trouvée ;
Et cette épreuve a su si bien les assurer,
Qu’incontinent Créuse a voulu s’en parer ;
Mais cette infortunée à peine l’a vêtue,
Qu’elle sent aussitôt une ardeur qui la tue :
Un feu subtil s’allume, et ses brandons épars
Sur votre don fatal courent de toutes parts ;
Et Cléone et le roi s’y jettent pour l’éteindre ;
Mais (ô nouveau sujet de pleurer et de plaindre !)
Ce feu saisit le roi ; ce prince en un moment
Se trouve enveloppé du même embrasement.

Médée.

Courage ! enfin il faut que l’un et l’autre meure.

Theudas.

La flamme disparaît, mais l’ardeur leur demeure ;
Et leurs habits charmés, malgré nos vains efforts,
Sont des brasiers secrets attachés à leurs corps ;
Qui veut les dépouiller lui-même les déchire,
Et ce nouveau secours est un nouveau martyre.

Médée.

Que dit mon déloyal ? que fait-il là-dedans ?

Theudas.

Jason, sans rien savoir de tous ces accidents,
S’acquitte des devoirs d’une amitié civile
À conduire Pollux hors des murs de la ville,
Qui va se rendre en hâte aux noces de sa sœur,
Dont bientôt Ménélas doit être possesseur ;
Et j’allais lui porter ce funeste message.

Médée
lui donne un autre coup de baguette

Va, tu peux maintenant achever ton voyage.

ACTE V
Scène II

Médée.

Est-ce assez, ma vengeance, est-ce assez de deux morts ?
Consulte avec loisir tes plus ardents transports.
Des bras de mon perfide arracher une femme,
Est-ce pour assouvir les fureurs de mon âme ?
Que n’a-t-elle déjà des enfants de Jason,
Sur qui plus pleinement venger sa trahison !
Suppléons-y des miens ; immolons avec joie
Ceux qu’à me dire adieu Créuse me renvoie :
Nature, je le puis sans violer ta loi ;
Ils viennent de sa part, et ne sont plus à moi.
Mais ils sont innocents ; aussi l’était mon frère ;
Ils sont trop criminels d’avoir Jason pour père ;
Il faut que leur trépas redouble son tourment ;
Il faut qu’il souffre en père aussi bien qu’en amant.
Mais quoi ! j’ai beau contre eux animer mon audace,
La pitié la combat, et se met en sa place :
Puis, cédant tout à coup la place à ma fureur,
J’adore les projets qui me faisaient horreur :
De l’amour aussitôt je passe à la colère,
Des sentiments de femme aux tendresses de mère.
Cessez dorénavant, pensers irrésolus,
D’épargner des enfants que je ne verrai plus.
Chers fruits de mon amour, si je vous ai fait naître,
Ce n’est pas seulement pour caresser un traître :
Il me prive de vous, et je l’en vais priver.
Mais ma pitié renaît, et revient me braver ;
Je n’exécute rien, et mon âme éperdue
Entre deux passions demeure suspendue.
N’en délibérons plus, mon bras en résoudra.
Je vous perds, mes enfants ; mais Jason vous perdra ;
Il ne vous verra plus… Créon sort tout en rage ;
Allons à son trépas joindre ce triste ouvrage.

ACTE V
Scène III

Créon, domestiques.

Créon.

Loin de me soulager vous croissez mes tourments ;
Le poison à mon corps unit mes vêtements ;
Et ma peau, qu’avec eux votre secours m’arrache,
Pour suivre votre main de mes os se détache.
Voyez comme mon sang en coule à gros ruisseaux :
Ne me déchirez plus, officieux bourreaux ;
Votre pitié pour moi s’est assez hasardée ;
Fuyez, ou ma fureur vous prendra pour Médée.
C’est avancer ma mort que de me secourir ;
Je ne veux que moi-même à m’aider à mourir.
Quoi ! vous continuez, canailles infidèles !
Plus je vous le défends, plus vous m’êtes rebelles !
Traîtres, vous sentirez encor ce que je puis ;
Je serai votre roi, tout mourant que je suis ;
Si mes commandements ont trop peu d’efficace,
Ma rage pour le moins me fera faire place :
Il faut ainsi payer votre cruel secours.
(Il se défait d’eux et les chasse à coups d’épée.)

ACTE V
Scène IV

Créon, Créuse, Cléone.

Créuse.

Où fuyez-vous de moi, cher auteur de mes jours ?
Fuyez-vous l’innocente et malheureuse source
D’où prennent tant de maux leur effroyable course ?
Ce feu qui me consume et dehors et dedans
Vous venge-t-il trop peu de mes vœux imprudents ?
Je ne puis excuser mon indiscrète envie
Qui donne le trépas à qui je dois la vie :
Mais soyez satisfait des rigueurs de mon sort,
Et cessez d’ajouter votre haine à ma mort.
L’ardeur qui me dévore, et que j’ai méritée,
Surpasse en cruauté l’aigle de Prométhée,
Et je crois qu’Ixion au choix des châtiments
Préférerait sa roue à mes embrasements.

Créon.

Si ton jeune désir eut beaucoup d’imprudence,
Ma fille, j’y devais opposer ma défense.
Je n’impute qu’à moi l’excès de mes malheurs,
Et j’ai part en ta faute ainsi qu’en tes douleurs.
Si j’ai quelque regret, ce n’est pas à ma vie,
Que le déclin des ans m’aurait bientôt ravie :
La jeunesse des tiens, si beaux, si florissants,
Me porte au fond du cœur des coups bien plus pressants.
Ma fille, c’est donc là ce royal hyménée
Dont nous pensions toucher la pompeuse journée !
La Parque impitoyable en éteint le flambeau,
Et pour lit nuptial il te faut un tombeau !
Ah ! rage, désespoir, destins, feux, poisons, charmes,
Tournez tous contre moi vos plus cruelles armes :
S’il faut vous assouvir par la mort de deux rois,
Faites en ma faveur que je meure deux fois,
Pourvu que mes deux morts emportent cette grâce
De laisser ma couronne à mon unique race,
Et cet espoir si doux, qui m’a toujours flatté,
De revivre à jamais en sa postérité.

Créuse.

Cléone, soutenez, je chancelle, je tombe ;
Mon reste de vigueur sous mes douleurs succombe ;
Je sens que je n’ai plus à souffrir qu’un moment.
Ne me refusez pas ce triste allégement,
Seigneur, et si pour moi quelque amour vous demeure,
Entre vos bras mourants permettez que je meure.
Mes pleurs arrouseront vos mortels déplaisirs ;
Je mêlerai leurs eaux à vos brûlants soupirs.
Ah ! je brûle, je meurs, je ne suis plus que flamme ;
De grâce, hâtez-vous de recevoir mon âme.
Quoi ! vous vous éloignez !

Créon.

Quoi ! vous vous éloignez ! Oui, je ne verrai pas,
Comme un lâche témoin, ton indigne trépas :
Il faut, ma fille, il faut que ma main me délivre
De l’infâme regret de t’avoir pu survivre.
Invisible ennemi, sors avecque mon sang.
(Il se tue avec un poignard.)

Créuse.

Courez à lui, Cléone ; il se perce le flanc.

Créon.

Retourne ; c’en est fait. Ma fille, adieu ; j’expire,
Et ce dernier soupir met fin à mon martyre :
Je laisse à ton Jason le soin de nous venger.

Créuse.

Vain et triste confort ! soulagement léger !
Mon père…

Cléone.

Mon père… Il ne vit plus ; sa grande âme est partie.

Créuse.

Donnez donc à la mienne une même sortie ;
Apportez-moi ce fer qui, de ses maux vainqueur,
Est déjà si savant à traverser le cœur.
Ah ! je sens fers, et feux, et poison tout ensemble ;
Ce que souffrait mon père à mes peines s’assemble.
Hélas ! que de douceurs aurait un prompt trépas !
Dépêchez-vous, Cléone, aidez mon faible bras.

Cléone.

Ne désespérez point : les dieux, plus pitoyables,
À nos justes clameurs se rendront exorables,
Et vous conserveront, en dépit du poison,
Et pour reine à Corinthe, et pour femme à Jason.
Il arrive, et surpris, il change de visage ;

Je lis dans sa pâleur une secrète rage,
Et son étonnement va passer en fureur.

ACTE V
Scène V

Jason, Créuse, Cléone, Theudas.

Jason.

Que vois-je ici, grands dieux ! quel spectacle d’horreur !
Où que puissent mes yeux porter ma vue errante,
Je vois ou Créon mort, ou Créuse mourante.
Ne t’en va pas, belle âme, attends encore un peu,
Et le sang de Médée éteindra tout ce feu ;
Prends le triste plaisir de voir punir son crime,
De te voir immoler cette infâme victime ;
Et que ce scorpion, sur la plaie écrasé,
Fournisse le remède au mal qu’il a causé.

Créuse.

Il n’en faut point chercher au poison qui me tue :
Laisse-moi le bonheur d’expirer à ta vue,
Souffre que j’en jouisse en ce dernier moment :
Mon trépas fera place à ton ressentiment ;
Le mien cède à l’ardeur dont je suis possédée ;
J’aime mieux voir Jason que la mort de Médée.
Approche, cher amant, et retiens ces transports :
Mais garde de toucher ce misérable corps ;
Ce brasier, que le charme ou répand ou modère,
A négligé Cléone, et dévoré mon père :
Au gré de ma rivale il est contagieux.
Jason, ce m’est assez de mourir à tes yeux :
Empêche les plaisirs qu’elle attend de ta peine ;
N’attire point ces feux esclaves de sa haine.
Ah, quel âpre tourment ! quels douloureux abois !
Et que je sens de morts sans mourir une fois !

Jason.

Quoi ! vous m’estimez donc si lâche que de vivre,
Et de si beaux chemins sont ouverts pour vous suivre ?
Ma reine, si l’hymen n’a pu joindre nos corps,
Nous joindrons nos esprits, nous joindrons nos deux morts ;
Et l’on verra Caron passer chez Rhadamante,
Dans une même barque, et l’amant et l’amante.
Hélas ! vous recevez, par ce présent charmé,
Le déplorable prix de m’avoir trop aimé ;
Et puisque cette robe a causé votre perte,
Je dois être puni de vous l’avoir offerte.
Quoi ! ce poison m’épargne, et ces feux impuissants
Refusent de finir les douleurs que je sens !
Il faut donc que je vive, et vous m’êtes ravie !
Justes dieux ! quel forfait me condamne à la vie ?
Est-il quelque tourment plus grand pour mon amour
Que de la voir mourir, et de souffrir le jour ?
Non, non ; si par ces feux mon attente est trompée,
J’ai de quoi m’affranchir au bout de mon épée ;
Et l’exemple du roi, de sa main transpercé,
Qui nage dans les flots du sang qu’il a versé,
Instruit suffisamment un généreux courage
Des moyens de braver le destin qui l’outrage.

Créuse.

Si Créuse eut jamais sur toi quelque pouvoir,
Ne t’abandonne point aux coups du désespoir.
Vis pour sauver ton nom de cette ignominie
Que Créuse soit morte, et Médée impunie ;
Vis pour garder le mien en ton cœur affligé,
Et du moins ne meurs point que tu ne sois vengé.
Adieu : donne la main ; que, malgré ta jalouse,
J’emporte chez Pluton le nom de ton épouse.
Ah, douleurs ! C’en est fait, je meurs à cette fois,
Et perds en ce moment la vie avec la voix.
Si tu m’aimes…

Jason.

Si tu m’aimes… Ce mot lui coupe la parole ;
Et je ne suivrai pas son âme qui s’envole !
Mon esprit, retenu par ses commandements,
Réserve encor ma vie à de pires tourments !
Pardonne, chère épouse, à mon obéissance ;
Mon déplaisir mortel défère à ta puissance,
Et de mes jours maudits tout prêt de triompher,
De peur de te déplaire, il n’ose m’étouffer.
Ne perdons point de temps, courons chez la sorcière
Délivrer par sa mort mon âme prisonnière.
Vous autres, cependant, enlevez ces deux corps :
Contre tous ses démons mes bras sont assez forts,
Et la part que votre aide aurait en ma vengeance
Ne m’en permettait pas une entière allégeance.
Préparez seulement des gênes, des bourreaux ;
Devenez inventifs en supplices nouveaux,
Qui la fassent mourir tant de fois sur leur tombe,
Que son coupable sang leur vaille une hécatombe ;
Et si cette victime, en mourant mille fois,
N’apaise point encor les mânes de deux rois,
Je serai la seconde ; et mon esprit fidèle
Ira gêner là-bas son âme criminelle,
Ira faire assembler pour sa punition
Les peines de Titye à celle d’Ixion.
(Cléone et le reste emportent le corps de Créon et de Créuse, et Jason continue seul.)
Mais leur puis-je imputer ma mort en sacrifice ?
Elle m’est un plaisir, et non pas un supplice.
Mourir, c’est seulement auprès d’eux me ranger,
C’est rejoindre Créuse, et non pas la venger.
Instruments des fureurs d’une mère insensée,
Indignes rejetons de mon amour passée,
Quel malheureux destin vous avait réservés
À porter le trépas à qui vous a sauvés ?
C’est vous, petits ingrats, que, malgré la nature,
Il me faut immoler dessus leur sépulture.
Que la sorcière en vous commence de souffrir ;
Que son premier tourment soit de vous voir mourir.
Toutefois qu’ont-ils fait, qu’obéir à leur mère ?

ACTE V
Scène VI

Médée, Jason.

Médée, en haut sur un balcon.

Lâche, ton désespoir encore en délibère ?
Lève les yeux, perfide, et reconnais ce bras
Qui t’a déjà vengé de ces petits ingrats ;
Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes,
Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau
Laissent la place vide à ton hymen nouveau.
Réjouis-t’en, Jason, va posséder Créuse :
Tu n’auras plus ici personne qui t’accuse ;
Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi
De reproches secrets à ton manque de foi.

Jason.

Horreur de la nature, exécrable tigresse !

Médée.

Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse :
À cet objet si cher tu dois tous tes discours ;
Parler encore à moi, c’est trahir tes amours.
Va lui, va lui conter tes rares aventures,
Et contre mes effets ne combats point d’injures.

Jason.

Quoi ! tu m’oses braver, et ta brutalité
Pense encore échapper à mon bras irrité ?
Tu redoubles ta peine avec cette insolence.

Médée.

Et que peut contre moi ta débile vaillance ?
Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers
Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de lauriers.

Jason.

Ah ! c’est trop en souffrir ; il faut qu’un prompt supplice
De tant de cruautés à la fin te punisse.
Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ;
Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison.
Ta tête répondra de tant de barbaries.
Médée, en l’air dans un char tiré par deux dragons
Que sert de t’emporter à ces vaines furies ?
Epargne, cher époux, des efforts que tu perds ;
Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts ;
C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne
Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne.
Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés
Des postillons pareils à mes dragons ailés.
Enfin je n’ai pas mal employé la journée
Que la bonté du roi, de grâce, m’a donnée ;
Mes désirs sont contents. Mon père et mon pays,
Je ne me repens plus de vous avoir trahis ;
Avec cette douceur j’en accepte le blâme.
Adieu, parjure : apprends à connaître ta femme,
Souviens-toi de sa fuite, et songe, une autre fois,
Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois.

ACTE V
Scène VII

Jason.

Ô dieux ! ce char volant, disparu dans la nue,
La dérobe à sa peine, aussi bien qu’à ma vue ;
Et son impunité triomphe arrogamment
Des projets avortés de mon ressentiment.
Créuse, enfants, Médée, amour, haine, vengeance,
Où dois-je, désormais, chercher quelque allégeance ?
Où suivre l’inhumaine, et dessous quels climats
Porter les châtiments de tant d’assassinats ?
Va, furie, exécrable, en quelque coin de terre
Que t’emporte ton char, j’y porterai la guerre.
J’apprendrai ton séjour de tes sanglants effets,
Et te suivrai partout au bruit de tes forfaits.
Mais que me servira cette vaine poursuite,
Si l’air est un chemin toujours libre à ta fuite,
Si toujours tes dragons sont prêts à t’enlever,
Si toujours tes forfaits ont de quoi me braver ?
Malheureux, ne perds point contre une telle audace
De ta juste fureur l’impuissante menace ;
Ne cours point à ta honte, et fuis l’occasion
D’accroître sa victoire et ta confusion
Misérable ! perfide ! ainsi donc ta faiblesse
Epargne la sorcière, et trahit ta princesse !
Est-ce là le pouvoir qu’ont sur toi ses désirs,
Et ton obéissance à ses derniers soupirs ?
Venge-toi, pauvre amant, Créuse le commande ;
Ne lui refuse point un sang qu’elle demande ;
Ecoute les accents de sa mourante voix,
Et vole sans rien craindre à ce que tu lui dois.
À qui sait bien aimer il n’est rien d’impossible.
Eusses-tu pour retraite un roc inaccessible,
Tigresse, tu mourras ; et malgré ton savoir,
Mon amour te verra soumise à son pouvoir ;
Mes yeux se repaîtront des horreurs de ta peine :
Ainsi le veut Créuse, ainsi le veut ma haine.
Mais quoi ! je vous écoute, impuissantes chaleurs !
Allez, n’ajoutez plus de comble à mes malheurs.
Entreprendre une mort que le ciel s’est gardée,
C’est préparer encore un triomphe à Médée.
Tourne avec plus d’effet sur toi-même ton bras,
Et punis-toi, Jason, de ne la punir pas.
Vains transports, où sans fruit mon désespoir s’amuse,
Cessez de m’empêcher de rejoindre Créuse.
Ma reine, ta belle âme, en partant de ces lieux,
M’a laissé la vengeance, et je la laisse aux dieux ;
Eux seuls, dont le pouvoir égale la justice,
Peuvent de la sorcière achever le supplice.
Trouve-le bon, chère ombre, et pardonne à mes feux
Si je vais te revoir plus tôt que tu ne veux.
(Il se tue.)

Fin du cinquième et dernier acte
****************
Médée Corneille

LE CID CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES – 1636




   le-cid-corneilleLITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES

 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

 

 

LE CID
1636

*********
PERSONNAGES
DON FERNAND, premier roi de Castille
DONA URRAQUE, infante de Castille
DON DIÈGUE, père de don Rodrigue
DON GOMÈS, comte de Gormas, père de Chimène
DON RODRIGUE, amant de Chimène
DON SANCHE, amoureux de Chimène
DON ARIAS, gentilhomme castillan
DON ALONSE, gentilhomme castillan
CHIMÈNE, fille de don Gomès
LÉONOR, gouvernante de l’Infante
ELVIRE, gouvernante de Chimène
Un PAGE de l’Infante

*****************

La scène est à Séville
*

 

ACTE I

Scène première – Chimène, Elvire

Chimène

Elvire, m’as-tu fait un rapport bien sincère ?
Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit mon père ?

 Elvire

Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés :
Il estime Rodrigue autant que vous l’aimez,
Et si je ne m’abuse à lire dans son âme,
Il vous commandera de répondre à sa flamme.

Chimène

Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois
Ce qui te fait juger qu’il approuve mon choix :
Apprends-moi de nouveau quel espoir j’en dois prendre ;
Un si charmant discours ne se peut trop entendre ;
Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour
La douce liberté de se montrer au jour.
Que t’a-t-il répondu sur la secrète brigue
Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue ?
N’as-tu point trop fait voir quelle inégalité
Entre ces deux amants me penche d’un côté ?

Elvire

Non ; j’ai peint votre cœur dans une indifférence
Qui n’enfle d’aucun d’eux ni détruit l’espérance,
Et sans les voir d’un œil trop sévère ou trop doux,
Attend l’ordre d’un père à choisir un époux.
Ce respect l’a ravi, sa bouche et son visage
M’en ont donné sur l’heure un digne témoignage,
Et puisqu’il vous en faut encor faire un récit,
Voici d’eux et de vous ce qu’en hâte il m’a dit :
« Elle est dans le devoir ; tous deux sont dignes d’elle,
Tous deux formés d’un sang noble, vaillant, fidèle,
Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L’éclatante vertu de leurs braves aïeux.
Don Rodrigue surtout n’a trait en son visage
Qui d’un homme de cœur ne soit la haute image,
Et sort d’une maison si féconde en guerriers,
Qu’ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
La valeur de son père, en son temps sans pareille,
Tant qu’a duré sa force, a passé pour merveille ;
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,
Et nous disent encor ce qu’il fut autrefois.
Je me promets du fils ce que j’ai vu du père ;
Et ma fille, en un mot, peut l’aimer et me plaire. »
Il allait au conseil, dont l’heure qui pressait
A tranché ce discours qu’à peine il commençait ;
Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée
Entre vos deux amants n’est pas fort balancée.
Le roi doit à son fils élire un gouverneur,
Et c’est lui que regarde un tel degré d’honneur :
Ce choix n’est pas douteux, et sa rare vaillance
Ne peut souffrir qu’on craigne aucune concurrence.
Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,
Dans un espoir si juste il sera sans rival ;
Et puisque don Rodrigue a résolu son père
Au sortir du conseil à proposer l’affaire,
Je vous laisse à juger s’il prendra bien son temps,
Et si tous vos désirs seront bientôt contents.




Chimène

Il semble toutefois que mon âme troublée
Refuse cette joie, et s’en trouve accablée :
Un moment donne au sort des visages divers,
Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.

 Elvire

Vous verrez cette crainte heureusement déçue.

Chimène
Allons, quoi qu’il en soit, en attendre l’issue.

ACTE I
Scène II
L’Infante, Léonor, Page

L’Infante

Page, allez avertir Chimène de ma part
Qu’aujourd’hui pour me voir elle attend un peu tard,
Et que mon amitié se plaint de sa paresse. (Le page rentre.)

Léonor

Madame, chaque jour même désir vous presse ;
Et dans son entretien je vous vois chaque jour
Demander en quel point se trouve son amour.

L’Infante

Ce n’est pas sans sujet : je l’ai presque forcée
À recevoir les traits dont son âme est blessée.
Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main,
Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain ;
Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes,
Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines.

Léonor

Madame, toutefois parmi leurs bons succès
Vous montrez un chagrin qui va jusqu’à l’excès.
Cet amour, qui tous deux les comble d’allégresse,
Fait-il de ce grand cœur la profonde tristesse,
Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux
Vous rend-il malheureuse alors qu’ils sont heureux ?
Mais je vais trop avant, et deviens indiscrète.

 L’Infante

Ma tristesse redouble à la tenir secrète.
Écoute, écoute enfin comme j’ai combattu,
Écoute quels assauts brave encor ma vertu.
L’amour est un tyran qui n’épargne personne :
Ce jeune cavalier, cet amant que je donne,
Je l’aime.

Léonor

Je l’aime. Vous l’aimez !

 L’Infante

Je l’aime. Vous l’aimez ! Mets la main sur mon cœur,
Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur,
Comme il le reconnaît.

 Léonor

Comme il se reconnaît. Pardonnez-moi, Madame,
Si je sors du respect pour blâmer cette flamme.
Une grande princesse à ce point s’oublier
Que d’admettre en son cœur un simple cavalier !
Et que dirait le roi ? que dirait la Castille ?
Vous souvient-il encor de qui vous êtes fille ?

L’Infante

Il m’en souvient si bien que j’épandrai mon sang
Avant que je m’abaisse à démentir mon rang.
Je te répondrais bien que dans les belles âmes
Le seul mérite a droit de produire des flammes ;
Et si ma passion cherchait à s’excuser,
Mille exemples fameux pourraient l’autoriser ;
Mais je n’en veux point suivre où ma gloire s’engage ;
La surprise des sens n’abat point mon courage ;
Et je me dis toujours qu’étant fille de roi,
Tout autre qu’un monarque est indigne de moi.
Quand je vis que mon cœur ne se pouvait défendre,
Moi-même je donnai ce que je n’osais prendre.
Je mis, au lieu de moi, Chimène en ses liens,
Et j’allumai leurs feux pour éteindre les miens.
Ne t’étonne donc plus si mon âme gênée
Avec impatience attend leur hyménée :
Tu vois que mon repos en dépend aujourd’hui.
Si l’amour vit d’espoir, il périt avec lui :
C’est un feu qui s’éteint, faute de nourriture ;
Et malgré la rigueur de ma triste aventure,
Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari,
Mon espérance est morte, et mon esprit guéri.
Je souffre cependant un tourment incroyable :
Jusques à cet hymen Rodrigue m’est aimable ;
Je travaille à le perdre, et le perds à regret ;
Et de là prend son cours mon déplaisir secret.
Je vois avec chagrin que l’amour me contraigne
À pousser des soupirs pour ce que je dédaigne ;
Je sens en deux partis mon esprit divisé :
Si mon courage est haut, mon cœur est embrasé ;
Cet hymen m’est fatal, je le crains et souhaite :
Je n’ose en espérer qu’une joie imparfaite.
Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d’appas,
Que je meurs s’il s’achève ou ne s’achève pas.

 Léonor

Madame, après cela je n’ai rien à vous dire,
Sinon que de vos maux avec vous je soupire :
Je vous blâmais tantôt, je vous plains à présent ;
Mais puisque dans un mal si doux et si cuisant
Votre vertu combat et son charme et sa force,
En repousse l’assaut, en rejette l’amorce,
Elle rendra le calme à vos esprits flottants.
Espérez donc tout d’elle, et du secours du temps ;
Espérez tout du ciel ; il a trop de justice
Pour laisser la vertu dans un si long supplice.

L’Infante

Ma plus douce espérance est de perdre l’espoir.

 Le page

Par vos commandements Chimène vous vient voir.

L’Infante
à Léonor

Allez l’entretenir en cette galerie.

Léonor

Voulez-vous demeurer dedans la rêverie ?

L’Infante

Non, je veux seulement, malgré mon déplaisir,
Remettre mon visage un peu plus à loisir.
Je vous suis.
Je vous suis. Juste ciel, d’où j’attends mon remède,
Mets enfin quelque borne au mal qui me possède :
Assure mon repos, assure mon honneur.
Dans le bonheur d’autrui je cherche mon bonheur :
Cet hyménée à trois également importe ;
Rends son effet plus prompt, ou mon âme plus forte.
D’un lien conjugal joindre ces deux amants,
C’est briser tous mes fers et finir mes tourments.
Mais je tarde un peu trop : allons trouver Chimène,
Et par son entretien soulager notre peine.

ACTE I
Scène III
Le Comte, Don Diègue

Le Comte

Enfin vous l’emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi :
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

Don Diègue

Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille
Montre à tous qu’il est juste, et fait connaître assez
Qu’il sait récompenser les services passés.

Le Comte

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu’ils savent mal payer les services présents.

Don Diègue

Ne parlons plus d’un choix dont votre esprit s’irrite ;
La faveur l’a pu faire autant que le mérite ;
Mais on doit ce respect au pouvoir absolu,
De n’examiner rien quand un roi l’a voulu.
À l’honneur qu’il m’a fait ajoutez en un autre ;
Joignons d’un sacré nœud ma maison à la vôtre :
Vous n’avez qu’une fille, et moi je n’ai qu’un fils ;
Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu’amis :
Faites-nous cette grâce, et l’acceptez pour gendre.

Le Comte

À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ;
Et le nouvel éclat de votre dignité
Lui doit enfler le cœur d’une autre vanité.
Exercez-la, Monsieur, et gouvernez le prince :
Montrez-lui comme il faut régir une province,
Faire trembler partout les peuples sous sa loi,
Remplir les bons d’amour, et les méchants d’effroi.
Joignez à ces vertus celles d’un capitaine :
Montrez-lui comme il faut s’endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout armé, forcer une muraille,
Et ne devoir qu’à soi le gain d’une bataille.
Instruisez-le d’exemple, et rendez-le parfait,
Expliquant à ses yeux vos leçons par l’effet.

Don Diègue

Pour s’instruire d’exemple, en dépit de l’envie,
Il lira seulement l’histoire de ma vie.
Là, dans un long tissu de belles actions,
Il verra comme il faut dompter des nations,
Attaquer une place, ordonner une armée,
Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

Le Comte

Les exemples vivants sont d’un autre pouvoir ;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu’a fait après tout ce grand nombre d’années
Que ne puisse égaler une de mes journées ?
Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd’hui,
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l’Aragon tremblent quand ce fer brille ;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille :
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d’autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
Le prince à mes côtés ferait dans les combats
L’essai de son courage à l’ombre de mon bras ;
Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ;
Et pour répondre en hâte à son grand caractère,
Il verrait…

Don Diègue

Il verrait… Je le sais, vous servez bien le roi :
Je vous ai vu combattre et commander sous moi.
Quand l’âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place ;
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.

Le Comte

Ce que je méritais, vous l’avez emporté.

Don Diègue

Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité.

Le Comte

Qui peut mieux l’exercer en est bien le plus digne.

Don Diègue

En être refusé n’en est pas un bon signe.

Le Comte

Vous l’avez eu par brigue, étant vieux courtisan.

Don Diègue

L’éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.

Le Comte

Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge.

Don Diègue

Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.

Le Comte

Et par là cet honneur n’était dû qu’à mon bras.

Don Diègue

Qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas.

Le Comte

Ne le méritait pas ! Moi ?

Don Diègue

Ne le méritait pas ! Moi ? Vous.

Le Comte

Ne le méritait pas ! Moi ? Vous. Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
(Il lui donne un soufflet.)

Don Diègue

Achève, et prends ma vie après un tel affront,
Le premier dont ma race ait vu rougir le front.

Le Comte

Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ?

Don Diègue

Ô Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !

Le Comte

Ton épée est à moi ; mais tu serais trop vain,
Si ce honteux trophée avait chargé ma main.
Adieu : fais lire au prince, en dépit de l’envie,
Pour son instruction, l’histoire de ta vie :
D’un insolent discours ce juste châtiment
Ne lui servira pas d’un petit ornement.

Scène IV
Don Diègue

Don Diègue
Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du roi, m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M’as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.

ACTE I
Scène V
Don Diègue, don Rodrigue

Don Diègue

Rodrigue, as-tu du cœur ?

Don Rodrigue

Rodrigue, as-tu du cœur ? Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.

Don Diègue

L’éprouverait sur l’heure. Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.

Don Rodrigue

Viens me venger. De quoi ?

Don Diègue

Viens me venger. De quoi ? D’un affront si cruel,
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :
D’un soufflet. L’insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie :
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter :
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t’en dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C’est…

Don Rodrigue

C’est… De grâce, achevez.

 
Don Diègue

C’est… De grâce, achevez. Le père de Chimène.

Don Rodrigue

Le…

Don Diègue

Le… Ne réplique point, je connais ton amour ;
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour.
Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer : va, cours, vole, et nous venge.







ACTE I
Scène VI
Don Rodrigue

Percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
Ô Dieu, l’étrange peine !
En cet affront mon père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène !

Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire
D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N’écoutons plus ce penser suborneur,
Qui ne sert qu’à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s’était déçu.
Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.
Je m’accuse déjà de trop de négligence :
Courons à la vengeance ;
Et tout honteux d’avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé,
Si l’offenseur est père de Chimène.

******

LE CID CORNEILLE

**********

ACTE II
Scène première
Don Arias, le comte

Le Comte

Je l’avoue entre nous, mon sang un peu trop chaud
S’est trop ému d’un mot, et l’a porté trop haut ;
Mais puisque c’en est fait, le coup est sans remède.




Don Arias

Qu’aux volontés du roi ce grand courage cède :
Il y prend grande part, et son cœur irrité
Agira contre vous de pleine autorité.
Aussi vous n’avez point de valable défense :
Le rang de l’offensé, la grandeur de l’offense,
Demandent des devoirs, et des soumissions
Qui passent le commun des satisfactions.

Le Comte

Le roi peut à son gré disposer de ma vie.

Don Arias

De trop d’emportement votre faute est suivie.
Le roi vous aime encore ; apaisez son courroux.
Il a dit : « Je le veux ; » désobéirez-vous ?

Le Comte

Monsieur, pour conserver tout ce que j’ai d’estime,
Désobéir un peu n’est pas un si grand crime ;

Et quelque grand qu’il soit, mes services présents
Pour le faire abolir sont plus que suffisants.

Don Arias

Quoi qu’on fasse d’illustre et de considérable,
Jamais à son sujet un roi n’est redevable.
Vous vous flattez beaucoup, et vous devez savoir
Que qui sert bien son roi ne fait que son devoir.
Vous vous perdrez, Monsieur, sur cette confiance.

Le Comte

Je ne vous en croirai qu’après l’expérience.

Don Arias

Vous devez redouter la puissance d’un roi.

Le Comte

Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi.
Que toute sa grandeur s’arme pour mon supplice,
Tout l’État périra, s’il faut que je périsse.

Don Arias

Quoi ? Vous craignez si peu le pouvoir souverain…

Le Comte

D’un sceptre qui sans moi tomberait de sa main.
Il a trop d’intérêt lui-même en ma personne,
Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne.

Don Arias

Souffrez que la raison remette vos esprits.
Prenez un bon conseil.

Le Comte

Prenez un bon conseil. Le conseil en est pris.

Don Arias

Que lui dirai-je enfin ? Je lui dois rendre compte.

Le Comte

Que je ne puis du tout consentir à ma honte.

Don Arias

Mais songez que les rois veulent être absolus.

Le Comte

Le sort en est jeté, Monsieur, n’en parlons plus.

Don Arias

Adieu donc, puisqu’en vain je tâche à vous résoudre ;
Avec tous vos lauriers, craignez encor le foudre.

Le Comte

Je l’attendrai sans peur.

Don Arias

Je l’attendrai sans peur. Mais non pas sans effet.

Le Comte

Nous verrons donc par là don Diègue satisfait.
(Il est seul.)
Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces.
J’ai le cœur au-dessus des plus fières disgrâces ;
Et l’on peut me réduire à vivre sans bonheur,
Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.

ACTE II
Scène II
Le Comte, don Rodrigue

 
Don Rodrigue

À moi, comte, deux mots.

Le Comte

À moi, comte, deux mots. Parle.

Don Rodrigue

À moi, comte, deux mots. Parle. Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?

Le Comte

Connais-tu bien don Diègue ? Oui.

Don Rodrigue

Connais-tu bien don Diègue ? Oui. Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?

Le Comte

Peut-être.

Don Rodrigue

Peut-être. Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?

Le Comte

Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ? Que m’importe ?

Don Rodrigue

À quatre pas d’ici je te le fais savoir.

Le Comte

Jeune présomptueux !

Don Rodrigue

Jeune présomptueux ! Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.

Le Comte

Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?

Don Rodrigue

Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.

Le Comte

Sais-tu bien qui je suis ?

Don Rodrigue

Sais-tu bien qui je suis ? Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.

Le Comte

Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que ta haute vertu répond à mon estime ;
Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait ;
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.

Don Rodrigue

D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie !

Le Comte

Retire-toi d’ici.

Don Rodrigue

Retire-toi d’ici. Marchons sans discourir.

Le Comte

Es-tu si las de vivre ?

Don Rodrigue

Es-tu si las de vivre ? As-tu peur de mourir ?




Le Comte

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l’honneur de son père.

le-cid-corneille-chimene-puente-de-san-pablo-burgos-pont-de-saint-paul-artgitato-4ACTE II
Scène III
L’Infante, Chimène, Léonor

L’Infante

Apaise, ma Chimène, apaise ta douleur :
Fais agir ta constance en ce coup de malheur.
Tu reverras le calme après ce faible orage ;
Ton bonheur n’est couvert que d’un peu de nuage,
Et tu n’as rien perdu pour le voir différer.

Chimène

Mon cœur outré d’ennuis n’ose rien espérer.
Un orage si prompt qui trouble une bonace
D’un naufrage certain nous porte la menace :
Je n’en saurais douter, je péris dans le port.
J’aimais, j’étais aimée, et nos pères d’accord ;
Et je vous en contais la charmante nouvelle,
Au malheureux moment qui naissait leur querelle,
Dont le récit fatal, sitôt qu’on vous l’a fait,
D’une si douce attente a ruiné l’effet.
Maudite ambition, détestable manie,
Dont les plus généreux souffrent la tyrannie !
Honneur impitoyable à mes plus chers désirs,
Que tu me vas coûter de pleurs et de soupirs !

L’Infante

Tu n’as dans leur querelle aucun sujet de craindre :
Un moment l’a fait naître, un moment va l’éteindre.
Elle a fait trop de bruit pour ne pas s’accorder,
Puisque déjà le roi les veut accommoder ;
Et tu sais que mon âme, à tes ennuis sensible,
Pour en tarir la source y fera l’impossible.

Chimène

Les accommodements ne font rien en ce point.
De si mortels affronts ne se réparent point.
En vain on fait agir la force ou la prudence :
Si l’on guérit le mal, ce n’est qu’en apparence.
La haine que les cœurs conservent au-dedans
Nourrit des feux cachés, mais d’autant plus ardents.

L’Infante

Le saint nœud qui joindra don Rodrigue et Chimène
Des pères ennemis dissipera la haine ;
Et nous verrons bientôt votre amour le plus fort
Par un heureux hymen étouffer ce discord.

Chimène

Je le souhaite ainsi plus que je ne l’espère :
Don Diègue est trop altier, et je connais mon père.
Je sens couler des pleurs que je veux retenir ;
Le passé me tourmente, et je crains l’avenir.

L’Infante

Que crains-tu ? d’un vieillard l’impuissante faiblesse ?

Chimène

Rodrigue a du courage.

L’Infante

Rodrigue a du courage. Il a trop de jeunesse.

Chimène

Les hommes valeureux le sont du premier coup.

L’Infante

Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup :
Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire,
Et deux mots de ta bouche arrêtent sa colère.

Chimène

S’il ne m’obéit point, quel comble à mon ennui !
Et s’il peut m’obéir, que dira-t-on de lui ?
Étant né ce qu’il est, souffrir un tel outrage !
Soit qu’il cède ou résiste au feu qui me l’engage,
Mon esprit ne peut qu’être ou honteux ou confus
De son trop de respect, ou d’un juste refus.

L’Infante

Chimène a l’âme haute, et quoique intéressée,
Elle ne peut souffrir une basse pensée ;
Mais si jusques au jour de l’accommodement
Je fais mon prisonnier de ce parfait amant,
Et que j’empêche ainsi l’effet de son courage,
Ton esprit amoureux n’aura-t-il point d’ombrage ?

Chimène

Ah ! Madame, en ce cas je n’ai plus de souci.

ACTE II
Scène IV
L’Infante, Chimène, Léonor, le Page

L’Infante

Page, cherchez Rodrigue, et l’amenez ici.

Le Page

Le Comte de Gormas et lui…

Chimène

Le Comte de Gormas et lui… Bon Dieu ! je tremble.

L’Infante

Parlez.

Le Page

Parlez. De ce palais ils sont sortis ensemble.

Chimène

Seuls ?

Le Page

Seuls ? Seuls, et qui semblaient tout bas se quereller.

Chimène

Sans doute ils sont aux mains, il n’en faut plus parler.
Madame, pardonnez à cette promptitude.

ACTE II
Scène V
L’Infante, Léonor

L’Infante

Hélas ! que dans l’esprit je sens d’inquiétude !
Je pleure ses malheurs, son amant me ravit ;
Mon repos m’abandonne, et ma flamme revit.
Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène
Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine ;
Et leur division, que je vois à regret,
Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret.

Léonor

Cette haute vertu qui règne dans votre âme
Se rend-elle sitôt à cette lâche flamme ?

L’Infante

Ne la nomme point lâche, à présent que chez moi
Pompeuse et triomphante elle me fait la loi :
Porte-lui du respect, puisqu’elle m’est si chère.
Ma vertu la combat, mais malgré moi j’espère ;
Et d’un si fol espoir mon cœur mal défendu
Vole après un amant que Chimène a perdu.

Léonor

Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage,
Et la raison chez vous perd ainsi son usage ?

L’Infante

Ah ! qu’avec peu d’effet on entend la raison,
Quand le cœur est atteint d’un si charmant poison !
Et lorsque le malade aime sa maladie,
Qu’il a peine à souffrir que l’on y remédie !

Léonor

Votre espoir vous séduit, votre mal vous est doux ;
Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous.

L’Infante

Je ne le sais que trop ; mais si ma vertu cède,
Apprends comme l’amour flatte un cœur qu’il possède.
Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat,
Si dessous sa valeur ce grand guerrier s’abat,
Je puis en faire cas, je puis l’aimer sans honte.
Que ne fera-t-il point, s’il peut vaincre le comte ?
J’ose m’imaginer qu’à ses moindres exploits
Les royaumes entiers tomberont sous ses lois ;
Et mon amour flatteur déjà me persuade
Que je le vois assis au trône de Grenade,
Les Maures subjugués trembler en l’adorant,
L’Aragon recevoir ce nouveau conquérant,
Le Portugal se rendre, et ses nobles journées
Porter delà les mers ses hautes destinées,
Du sang des Africains arroser ses lauriers :
Enfin tout ce qu’on dit des plus fameux guerriers,
Je l’attends de Rodrigue après cette victoire,
Et fais de son amour un sujet de ma gloire.

Léonor

Mais, Madame, voyez où vous portez son bras,
Ensuite d’un combat qui peut-être n’est pas.

L’Infante

Rodrigue est offensé ; le comte a fait l’outrage ;
Ils sont sortis ensemble : en faut-il davantage ?

Léonor

Eh bien ! ils se battront, puisque vous le voulez ;
Mais Rodrigue ira-t-il si loin que vous allez ?

L’Infante

Que veux-tu ? je suis folle, et mon esprit s’égare :
Tu vois par là quels maux cet amour me prépare.
Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis,
Et ne me quitte point dans le trouble où je suis.

ACTE II
Scène VI
Don Fernand, don Arias, don Sanche

Don Fernand

Le comte est donc si vain et si peu raisonnable !
Ose-t-il croire encor son crime pardonnable ?

Don Arias

Je l’ai de votre part longtemps entretenu ;
J’ai fait mon pouvoir, Sire, et n’ai rien obtenu.

Don Fernand

Justes cieux ! ainsi donc un sujet téméraire
A si peu de respect et de soin de me plaire !
Il offense don Diègue, et méprise son roi !
Au milieu de ma cour il me donne la loi !
Qu’il soit brave guerrier, qu’il soit grand capitaine,
Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine.
Fût-il la valeur même, et le dieu des combats,
Il verra ce que c’est que de n’obéir pas.
Quoi qu’ait pu mériter une telle insolence,
Je l’ai voulu d’abord traiter sans violence ;
Mais puisqu’il en abuse, allez dès aujourd’hui,
Soit qu’il résiste ou non, vous assurer de lui.

Don Sanche

Peut-être un peu de temps le rendrait moins rebelle :
On l’a pris tout bouillant encor de sa querelle ;
Sire, dans la chaleur d’un premier mouvement,
Un cœur si généreux se rend malaisément.
Il voit bien qu’il a tort, mais une âme si haute
N’est pas sitôt réduite à confesser sa faute.

Don Fernand

Don Sanche, taisez-vous, et soyez averti
Qu’on se rend criminel à prendre son parti.

Don Sanche

J’obéis, et me tais ; mais, de grâce encor, Sire,
Deux mots en sa défense.

Don Fernand

Deux mots en sa défense. Et que pouvez-vous dire ?

Don Sanche

Qu’une âme accoutumée aux grandes actions
Ne se peut abaisser à des soumissions :
Elle n’en conçoit point qui s’expliquent sans honte ;
Et c’est à ce mot seul qu’a résisté le comte.
Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur,
Et vous obéirait, s’il avait moins de cœur.
Commandez que son bras, nourri dans les alarmes,
Répare cette injure à la pointe des armes ;
Il satisfera, Sire ; et vienne qui voudra,
Attendant qu’il l’ait su, voici qui répondra.

Don Fernand

Vous perdez le respect ; mais je pardonne à l’âge,
Et j’excuse l’ardeur en un jeune courage.
Un roi dont la prudence a de meilleurs objets
Est meilleur ménager du sang de ses sujets :
Je veille pour les miens, mes soucis les conservent,
Comme le chef a soin des membres qui le servent.
Ainsi votre raison n’est pas raison pour moi :
Vous parlez en soldat ; je dois agir en roi ;
Et quoi qu’on veuille dire, et quoi qu’il ose croire,
Le comte à m’obéir ne peut perdre sa gloire.
D’ailleurs l’affront me touche : il a perdu d’honneur
Celui que de mon fils j’ai fait le gouverneur ;
S’attaquer à mon choix, c’est se prendre à moi-même,
Et faire un attentat sur le pouvoir suprême.
N’en parlons plus. Au reste, on a vu dix vaisseaux
De nos vieux ennemis arborer des drapeaux ;
Vers la bouche du fleuve ils ont osé paraître.

Don Arias

Les Mores ont appris par force à vous connaître,
Et tant de fois vaincus, ils ont perdu le cœur
De se plus hasarder contre un si grand vainqueur.

Don Fernand

Ils ne verront jamais, sans quelque jalousie
Mon sceptre, en dépit d’eux, régir l’Andalousie ;
Et ce pays si beau, qu’ils ont trop possédé,
Avec un œil d’envie est toujours regardé.
C’est l’unique raison qui m’a fait dans Séville
Placer depuis dix ans le trône de Castille,
Pour les voir de plus près, et d’un ordre plus prompt
Renverser aussitôt ce qu’ils entreprendront.

Don Arias

Ils savent aux dépens de leurs plus dignes têtes
Combien votre présence assure vos conquêtes :
Vous n’avez rien à craindre.

Don Fernand

Vous n’avez rien à craindre. Et rien à négliger :
Le trop de confiance attire le danger ;
Et vous n’ignorez pas qu’avec fort peu de peine
Un flux de pleine mer jusqu’ici les amène.
Toutefois j’aurais tort de jeter dans les cœurs,
L’avis étant mal sûr, de paniques terreurs.
L’effroi que produirait cette alarme inutile,
Dans la nuit qui survient troublerait trop la ville :
Faites doubler la garde aux murs et sur le port.
C’est assez pour ce soir.

ACTE II
Scène VII
Don Fernand, don Sanche, don Alonse

Don Alonse

C’est assez pour ce soir. Sire, le comte est mort :
Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.

Don Fernand

Dès que j’ai vu l’affront, j’ai prévu la vengeance ;
Et j’ai voulu dès lors prévenir ce malheur.

Don Alonse

Chimène à vos genoux apporte sa douleur ;
Elle vient toute en pleurs vous demander justice.

Don Fernand

Bien qu’à ses déplaisirs mon âme compatisse,
Ce que le comte a fait semble avoir mérité
Ce digne châtiment de sa témérité.
Quelque juste pourtant que puisse être sa peine,
Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine.
Après un long service à mon État rendu,
Après son sang pour moi mille fois répandu,
À quelques sentiments que son orgueil m’oblige,
Sa perte m’affaiblit, et son trépas m’afflige.

ACTE II
Scène VIII
Don Fernand, don Diègue, Chimène, Don Sanche, Don Arias, Don Alonse

Chimène

Sire, Sire, justice !

Don Diègue

Sire, sire, justice ! Ah ! Sire, écoutez-nous.

Chimène

Je me jette à vos pieds.

Don Diègue

Je me jette à vos pieds. J’embrasse vos genoux.

Chimène

Je demande justice.

Don Diègue

Je demande justice. Entendez ma défense.

Chimène

D’un jeune audacieux punissez l’insolence :
Il a de votre sceptre abattu le soutien,
Il a tué mon père.

Don Diègue

Il a tué mon père. Il a vengé le sien.

Chimène

Au sang de ses sujets un roi doit la justice.

Don Diègue

Pour la juste vengeance il n’est point de supplice.

Don Fernand

Levez-vous l’un et l’autre, et parlez à loisir.
Chimène, je prends part à votre déplaisir ;
D’une égale douleur je sens mon âme atteinte.
Vous parlerez après ; ne troublez pas sa plainte.

Chimène

Sire, mon père est mort ; mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc ;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous,
Qu’au milieu des hasards n’osait verser la guerre,
Rodrigue en votre cour vient d’en couvrir la terre.
J’ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur :
Je l’ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque à ce récit funeste ;
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

Don Fernand

Prends courage, ma fille, et sache qu’aujourd’hui
Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.

Chimène

Sire, de trop d’honneur ma misère est suivie.
Je vous l’ai déjà dit, je l’ai trouvé sans vie ;
Son flanc était ouvert ; et pour mieux m’émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ;
Ou plutôt sa valeur en cet état réduite
Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite ;
Et pour se faire entendre au plus juste des rois,
Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.
Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance
Règne devant vos yeux une telle licence ;
Que les plus valeureux, avec impunité,
Soient exposés aux coups de la témérité ;
Qu’un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
Un si vaillant guerrier qu’on vient de vous ravir
Éteint, s’il n’est vengé, l’ardeur de vous servir.
Enfin mon père est mort, j’en demande vengeance,
Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance.
Vous perdez en la mort d’un homme de son rang :
Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.
Immolez, non à moi, mais à votre couronne,
Mais à votre grandeur, mais à votre personne ;
Immolez, dis-je, Sire, au bien de tout l’État
Tout ce qu’enorgueillit un si haut attentat.

Don Fernand

Don Diègue, répondez.

Don Diègue

Don Diègue, répondez. Qu’on est digne d’envie
Lorsqu’en perdant la force on perd aussi la vie,
Et qu’un long âge apprête aux hommes généreux,
Au bout de leur carrière, un destin malheureux !
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire,
Je me vois aujourd’hui, pour avoir trop vécu,
Recevoir un affront et demeurer vaincu.
Ce que n’a pu jamais combat, siège, embuscade,
Ce que n’a pu jamais Aragon ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
Le comte en votre cour l’a fait presque à vos yeux,
Jaloux de votre choix, et fier de l’avantage
Que lui donnait sur moi l’impuissance de l’âge.
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l’effroi d’une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d’infamie,
Si je n’eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m’a prêté sa main, il a tué le comte ;
Il m’a rendu l’honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l’éclat de la tempête :
Quand le bras a failli, l’on en punit la tête.
Qu’on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats,
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu’il a tué son père,
Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n’y résiste point, je consens à ma peine ;
Et, loin de murmurer d’un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.

Don Fernand

L’affaire est d’importance, et, bien considérée,
Mérite en plein conseil d’être délibérée.
Don Sanche, remettez Chimène en sa maison.
Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison.
Qu’on me cherche son fils. Je vous ferai justice.

Chimène

Il est juste, grand roi, qu’un meurtrier périsse.

Don Fernand

Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.

Chimène

M’ordonner du repos, c’est croître mes malheurs.

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LE CID CORNEILLE

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ACTE III

Scène première
Don Rodrigue, Elvire

Elvire

Rodrigue, qu’as-tu fait ? où viens-tu, misérable ?

Don Rodrigue

Suivre le triste cours de mon sort déplorable.

Elvire

Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil,
De paraître en des lieux que tu remplis de deuil ?
Quoi ? viens-tu jusqu’ici braver l’ombre du comte ?
Ne l’as-tu pas tué ?

Don Rodrigue

Ne l’as-tu pas tué ? Sa vie était ma honte :
Mon honneur de ma main a voulu cet effort.

Elvire

Mais chercher ton asile en la maison du mort !
Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ?

Don Rodrigue

Et je n’y viens aussi que m’offrir à mon juge.
Ne me regarde plus d’un visage étonné ;
Je cherche le trépas après l’avoir donné.
Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène :
Je mérite la mort de mériter sa haine,
Et j’en viens recevoir, comme un bien souverain,
Et l’arrêt de sa bouche, et le coup de sa main.

Elvire

Fuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence ;
À ses premiers transports dérobe ta présence :
Va, ne t’expose point aux premiers mouvements
Que poussera l’ardeur de ses ressentiments.

Don Rodrigue

Non, non, ce cher objet à qui j’ai pu déplaire
Ne peut pour mon supplice avoir trop de colère ;
Et j’évite cent morts qui me vont accabler,
Si pour mourir plus tôt je puis la redoubler.

Elvire

Chimène est au palais, de pleurs toute baignée,
Et n’en reviendra point que bien accompagnée.
Rodrigue, fuis, de grâce ; ôte-moi de souci.
Que ne dira-t-on point si l’on te voit ici ?
Veux-tu qu’un médisant, pour comble à sa misère,
L’accuse d’y souffrir l’assassin de son père ?
Elle va revenir ; elle vient, je la voi :
Du moins, pour son honneur, Rodrigue, cache-toi.

ACTE III
Scène II
Don Sanche, Chimène, Elvire

Don Sanche

Oui, madame, il vous faut de sanglantes victimes :
Votre colère est juste, et vos pleurs légitimes ;
Et je n’entreprends pas, à force de parler,
Ni de vous adoucir, ni de vous consoler.
Mais si de vous servir je puis être capable,
Employez mon épée à punir le coupable ;
Employez mon amour à venger cette mort :
Sous vos commandements mon bras sera trop fort.








Chimène

Malheureuse !

Don Sanche

Malheureuse ! De grâce, acceptez mon service.

Chimène

J’offenserais le roi, qui m’a promis justice.

Don Sanche

Vous savez qu’elle marche avec tant de langueur,
Qu’assez souvent le crime échappe à sa longueur ;
Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes.
Souffrez qu’un cavalier vous venge par les armes :
La voie en est plus sûre, et plus prompte à punir.

Chimène

C’est le dernier remède ; et s’il y faut venir,
Et que de mes malheurs cette pitié vous dure,
Vous serez libre alors de venger mon injure.

Don Sanche

C’est l’unique bonheur où mon âme prétend ;
Et pouvant l’espérer, je m’en vais trop content.

ACTE III
Scène III
Chimène, Elvire

Chimène

Enfin je me vois libre, et je puis sans contrainte
De mes vives douleurs te faire voir l’atteinte ;
Je puis donner passage à mes tristes soupirs ;
Je puis t’ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs.
Mon père est mort, Elvire ; et la première épée
Dont s’est armé Rodrigue a sa trame coupée.
Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau !
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau,
Et m’oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste.

Elvire

Reposez-vous, Madame.

Chimène

Reposez-vous, madame. Ah ! que mal à propos
Dans un malheur si grand tu parles de repos !
Par où sera jamais ma douleur apaisée,
Si je ne puis haïr la main qui l’a causée ?
Et que dois-je espérer qu’un tourment éternel,
Si je poursuis un crime, aimant le criminel.

Elvire

Il vous prive d’un père, et vous l’aimez encore !

Chimène

C’est peu de dire aimer, Elvire : je l’adore ;
Ma passion s’oppose à mon ressentiment ;
Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;
Et je sens qu’en dépit de toute ma colère
Rodrigue dans mon cœur combat encor mon père :
Il l’attaque, il le presse, il cède, il se défend,
Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant ;
Mais en ce dur combat de colère et de flamme,
Il déchire mon cœur sans partager mon âme ;
Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir,
Je ne consulte point pour suivre mon devoir :
Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige.
Rodrigue m’est bien cher, son intérêt m’afflige ;
Mon cœur prend son parti ; mais, malgré son effort,
Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.

Elvire

Pensez-vous le poursuivre ?

Chimène

Pensez-vous le poursuivre ? Ah ! cruelle pensée !
Et cruelle poursuite où je me vois forcée !
Je demande sa tête, et crains de l’obtenir :
Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !

Elvire

Quittez, quittez, Madame, un dessein si tragique ;
Ne vous imposez point de loi si tyrannique.

Chimène

Quoi ! mon père étant mort, et presque entre mes bras,
Son sang criera vengeance, et je ne l’orrai pas !
Mon cœur, honteusement surpris par d’autres charmes,
Croira ne lui devoir que d’impuissantes larmes !
Et je pourrai souffrir qu’un amour suborneur
Sous un lâche silence étouffe mon honneur !

Elvire

Madame, croyez-moi, vous serez excusable
D’avoir moins de chaleur contre un objet aimable,
Contre un amant si cher : vous avez assez fait,
Vous avez vu le roi ; n’en pressez point l’effet,
Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.

Chimène

Il y va de ma gloire, il faut que je me venge ;
Et de quoi que nous flatte un désir amoureux,
Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.

Elvire

Mais vous aimez Rodrigue, il ne vous peut déplaire.

Chimène

Je l’avoue.

Elvire

Je l’avoue. Après tout, que pensez-vous donc faire ?

Chimène

Pour conserver ma gloire et finir mon ennui,
Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.

ACTE III
Scène IV
Don Rodrigue, Chimène, Elvire

Don Rodrigue

Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.

Chimène

Elvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je voi ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !

Don Rodrigue

N’épargnez point mon sang : goûtez sans résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.

Chimène

Hélas !

Don Rodrigue

Hélas ! Écoute-moi.

Chimène

Hélas ! Écoute-moi. Je me meurs.

Don Rodrigue

Hélas ! Écoute-moi. Je me meurs. Un moment.

Chimène

Va, laisse-moi mourir.

Don Rodrigue

Va, laisse-moi mourir. Quatre mots seulement :
Après ne me réponds qu’avecque cette épée.

Chimène

Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée !

Don Rodrigue

Ma Chimène…

Chimène

Ma Chimène… Ôte-moi cet objet odieux,
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

Don Rodrigue

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

Chimène

Il est teint de mon sang.

Don Rodrigue
Il est teint de mon sang. Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.

Chimène

Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue
Le père par le fer, la fille par la vue !
Ôte-moi cet objet, je ne puis le souffrir :
Tu veux que je t’écoute, et tu me fais mourir !

Don Rodrigue

Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l’envie
De finir par tes mains ma déplorable vie ;
Car enfin n’attends pas de mon affection
Un lâche repentir d’une bonne action.
L’irréparable effet d’une chaleur trop prompte
Déshonorait mon père, et me couvrait de honte.
Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur ;
J’avais part à l’affront, j’en ai cherché l’auteur :
Je l’ai vu, j’ai vengé mon honneur et mon père ;
Je le ferais encor, si j’avais à le faire.
Ce n’est pas qu’en effet contre mon père et moi
Ma flamme assez longtemps n’ait combattu pour toi ;
Juge de son pouvoir : dans une telle offense
J’ai pu délibérer si j’en prendrais vengeance.
Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront,
J’ai pensé qu’à son tour mon bras était trop prompt ;
Je me suis accusé de trop de violence ;
Et ta beauté sans doute emportait la balance,
À moins que d’opposer à tes plus forts appas
Qu’un homme sans honneur ne te méritait pas ;
Que malgré cette part que j’avais en ton âme,
Qui m’aima généreux me haïrait infâme ;
Qu’écouter ton amour, obéir à sa voix,
C’était m’en rendre indigne et diffamer ton choix.
Je te le dis encore ; et quoique j’en soupire,
Jusqu’au dernier soupir je veux bien le redire :
Je t’ai fait une offense, et j’ai dû m’y porter
Pour effacer ma honte, et pour te mériter ;
Mais quitte envers l’honneur, et quitte envers mon père,
C’est maintenant à toi que je viens satisfaire :
C’est pour t’offrir mon sang qu’en ce lieu tu me vois.
J’ai fait ce que j’ai dû, je fais ce que je dois.
Je sais qu’un père mort t’arme contre mon crime ;
Je ne t’ai pas voulu dérober ta victime :
Immole avec courage au sang qu’il a perdu
Celui qui met sa gloire à l’avoir répandu.

Chimène

Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie,
Je ne te puis blâmer d’avoir fui l’infamie ;
Et de quelque façon qu’éclatent mes douleurs,
Je ne t’accuse point, je pleure mes malheurs.
Je sais ce que l’honneur, après un tel outrage,
Demandait à l’ardeur d’un généreux courage :
Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien ;
Mais aussi, le faisant, tu m’as appris le mien.
Ta funeste valeur m’instruit par ta victoire ;
Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire :
Même soin me regarde, et j’ai, pour m’affliger,
Ma gloire à soutenir, et mon père à venger.
Hélas ! ton intérêt ici me désespère :
Si quelque autre malheur m’avait ravi mon père,
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
L’unique allégement qu’elle eût pu recevoir ;
Et contre ma douleur j’aurais senti des charmes,
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.
Mais il me faut te perdre après l’avoir perdu ;
Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ;
Et cet affreux devoir, dont l’ordre m’assassine,
Me force à travailler moi-même à ta ruine.
Car enfin n’attends pas de mon affection
De lâches sentiments pour ta punition.
De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne :
Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

Don Rodrigue

Ne diffère donc plus ce que l’honneur t’ordonne :
Il demande ma tête, et je te l’abandonne ;
Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt :
Le coup m’en sera doux, aussi bien que l’arrêt.
Attendre après mon crime une lente justice,
C’est reculer ta gloire autant que mon supplice.
Je mourrai trop heureux, mourant d’un coup si beau.

Chimène

Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau.
Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ?
Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre ;
C’est d’un autre que toi qu’il me faut l’obtenir,
Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.

Don Rodrigue

De quoi qu’en ma faveur notre amour t’entretienne,
Ta générosité doit répondre à la mienne ;
Et pour venger un père emprunter d’autres bras,
Ma Chimène, crois-moi, c’est n’y répondre pas :
Ma main seule du mien a su venger l’offense,
Ta main seule du tien doit prendre la vengeance.

Chimène

Cruel ! à quel propos sur ce point t’obstiner ?
Tu t’es vengé sans aide, et tu m’en veux donner !
Je suivrai ton exemple, et j’ai trop de courage
Pour souffrir qu’avec toi ma gloire se partage.
Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir
Aux traits de ton amour ni de ton désespoir.

Don Rodrigue

Rigoureux point d’honneur ! hélas ! quoi que je fasse,
Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?
Au nom d’un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine.

Chimène

Va, je ne te hais point.

Don Rodrigue

Va, je ne te hais point. Tu le dois.

Chimène

Va, je ne te hais point. Tu le dois. Je ne puis.

 
Don Rodrigue

Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?
Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure,
Que ne publieront point l’envie et l’imposture !
Force-les au silence, et, sans plus discourir,
Sauve ta renommée en me faisant mourir.

Chimène

Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ;
Et je veux que la voix de la plus noire envie
Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis,
Sachant que je t’adore et que je te poursuis.
Va-t’en, ne montre plus à ma douleur extrême
Ce qu’il faut que je perde, encore que je l’aime.
Dans l’ombre de la nuit cache bien ton départ :
Si l’on te voit sortir, mon honneur court hasard.
La seule occasion qu’aura la médisance,
C’est de savoir qu’ici j’ai souffert ta présence :
Ne lui donne point lieu d’attaquer ma vertu.

Don Rodrigue

Que je meure !

Chimène

Que je meure ! Va-t’en.

Don Rodrigue

Que je meure ! Va-t’en. À quoi te résous-tu ?

Chimène

Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

Don Rodrigue

Ô miracle d’amour !

Chimène

Ô miracle d’amour ! Ô comble de misères !

Don Rodrigue

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

Chimène

Rodrigue, qui l’eût cru ?

Don Rodrigue

Rodrigue, qui l’eût cru ? Chimène, qui l’eût dit ?

Chimène

Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?

Don Rodrigue

Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance ?

Chimène

Ah ! mortelles douleurs !

Don Rodrigue

Ah ! mortelles douleurs ! Ah ! regrets superflus !

Chimène

Va-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus.

Don Rodrigue

Adieu : je vais traîner une mourante vie,
Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.

Chimène

Si j’en obtiens l’effet, je t’engage ma foi
De ne respirer pas un moment après toi.
Adieu : sors, et surtout garde bien qu’on te voie.

Elvire

Madame, quelques maux que le ciel nous envoie…

Chimène

Ne m’importune plus, laisse-moi soupirer,
Je cherche le silence et la nuit pour pleurer.

ACTE III
Scène V
Don Diègue

Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse !
Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse ;
Toujours quelques soucis en ces événements
Troublent la pureté de nos contentements.
Au milieu du bonheur mon âme en sent l’atteinte :
Je nage dans la joie, et je tremble de crainte.
J’ai vu mort l’ennemi qui m’avait outragé ;
Et je ne saurais voir la main qui m’a vengé.
En vain je m’y travaille, et d’un soin inutile,
Tout cassé que je suis, je cours toute la ville :
Ce peu que mes vieux ans m’ont laissé de vigueur
Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur.
À toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre,
Je pense l’embrasser, et n’embrasse qu’une ombre ;
Et mon amour, déçu par cet objet trompeur,
Se forme des soupçons qui redoublent ma peur.
Je ne découvre point de marques de sa fuite ;
Je crains du comte mort les amis et la suite ;
Leur nombre m’épouvante, et confond ma raison.
Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison.
Justes cieux ! me trompé-je encore à l’apparence,
Ou si je vois enfin mon unique espérance ?
C’est lui, n’en doutons plus ; mes vœux sont exaucés,
Ma crainte est dissipée, et mes ennuis cessés.

ACTE III
Scène VI
Don Diègue, don Rodrigue

Don Diègue

Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie !

Don Rodrigue

Hélas !

Don Diègue

Hélas ! Ne mêle point de soupirs à ma joie ;
Laisse-moi prendre haleine afin de te louer.
Ma valeur n’a point lieu de te désavouer ;
Tu l’as bien imitée, et ton illustre audace
Fait bien revivre en toi les héros de ma race :
C’est d’eux que tu descends, c’est de moi que tu viens :
Ton premier coup d’épée égale tous les miens ;
Et d’une belle ardeur ta jeunesse animée
Par cette grande épreuve atteint ma renommée.
Appui de ma vieillesse, et comble de mon heur,
Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l’honneur,
Viens baiser cette joue, et reconnais la place
Où fut empreint l’affront que ton courage efface.

Don Rodrigue

L’honneur vous en est dû : je ne pouvais pas moins,
Étant sorti de vous et nourri par vos soins.
Je m’en tiens trop heureux, et mon âme est ravie
Que mon coup d’essai plaise à qui je dois la vie ;
Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux
Si je m’ose à mon tour satisfaire après vous.
Souffrez qu’en liberté mon désespoir éclate ;
Assez et trop longtemps votre discours le flatte.
Je ne me repens point de vous avoir servi ;
Mais rendez-moi le bien que ce coup m’a ravi.
Mon bras pour vous venger, armé contre ma flamme,
Par ce coup glorieux m’a privé de mon âme ;
Ne me dites plus rien ; pour vous j’ai tout perdu :
Ce que je vous devais, je vous l’ai bien rendu.

Don Diègue

Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire :
Je t’ai donné la vie, et tu me rends ma gloire ;
Et d’autant que l’honneur m’est plus cher que le jour,
D’autant plus maintenant je te dois de retour.
Mais d’un cœur magnanime éloigne ces faiblesses ;
Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maîtresses !
L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.

Don Rodrigue

Ah ! que me dites-vous ?

Don Diègue

Ah ! que me dites-vous ? Ce que tu dois savoir.

Don Rodrigue

Mon honneur offensé sur moi-même se venge ;
Et vous m’osez pousser à la honte du change !
L’infamie est pareille, et suit également
Le guerrier sans courage et le perfide amant.
À ma fidélité ne faites point d’injure ;
Souffrez-moi généreux sans me rendre parjure :
Mes liens sont trop forts pour être ainsi rompus ;
Ma foi m’engage encor si je n’espère plus ;
Et, ne pouvant quitter ni posséder Chimène,
Le trépas que je cherche est ma plus douce peine.

Don Diègue

Il n’est pas temps encor de chercher le trépas :
Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras.
La flotte qu’on craignait, dans ce grand fleuve entrée,
Croit surprendre la ville et piller la contrée.
Les Maures vont descendre, et le flux et la nuit
Dans une heure à nos murs les amène sans bruit.
La cour est en désordre, et le peuple en alarmes :
On n’entend que des cris, on ne voit que des larmes.
Dans ce malheur public mon bonheur a permis
Que j’aie trouvé chez moi cinq cents de mes amis,
Qui sachant mon affront, poussés d’un même zèle,
Se venaient tous offrir à venger ma querelle.
Tu les a prévenus ; mais leurs vaillantes mains
Se tremperont bien mieux au sang des Africains.
Va marcher à leur tête où l’honneur te demande :
C’est toi que veut pour chef leur généreuse bande.
De ces vieux ennemis va soutenir l’abord :
Là, si tu veux mourir, trouve une belle mort ;
Prends-en l’occasion, puisqu’elle t’est offerte ;
Fais devoir à ton roi son salut à ta perte ;
Mais reviens-en plutôt les palmes sur le front.
Ne borne pas ta gloire à venger un affront ;
Porte-la plus avant : force par ta vaillance
Ce monarque au pardon, et Chimène au silence ;
Si tu l’aimes, apprends que revenir vainqueur
C’est l’unique moyen de regagner son cœur.
Mais le temps est trop cher pour le perdre en paroles :
Je t’arrête en discours, et je veux que tu voles.
Viens, suis-moi, va combattre, et montrer à ton roi
Que ce qu’il perd au comte il le recouvre en toi.

**************

LE CID CORNEILLE

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le-cid-corneille-artgitatoACTE IV
Scène première
Chimène, Elvire

Chimène

N’est-ce point un faux bruit ? le sais-tu bien, Elvire ?

Elvire

Vous ne croiriez jamais comme chacun l’admire,
Et porte jusqu’au ciel, d’une commune voix,
De ce jeune héros les glorieux exploits.
Les Mores devant lui n’ont paru qu’à leur honte ;
Leur abord fut bien prompt, leur fuite encor plus prompte.
Trois heures de combat laissent à nos guerriers
Une victoire entière et deux rois prisonniers.
La valeur de leur chef ne trouvait point d’obstacles.

Chimène

Et la main de Rodrigue a fait tous ces miracles ?

Elvire

De ses nobles efforts ces deux rois sont le prix :
Sa main les a vaincus, et sa main les a pris.

Chimène

De qui peux-tu savoir ces nouvelles étranges ?

Elvire

Du peuple qui partout fait sonner ses louanges,
Le nomme de sa joie et l’objet et l’auteur,
Son ange tutélaire, et son libérateur.

Chimène

Et le roi, de quel œil voit-il tant de vaillance ?

Elvire

Rodrigue n’ose encor paraître en sa présence ;
Mais don Diègue ravi lui présente enchaînés,
Au nom de ce vainqueur, ces captifs couronnés,
Et demande pour grâce à ce généreux prince
Qu’il daigne voir la main qui sauve la province.

Chimène

Mais n’est-il point blessé ?

Elvire

Mais n’est-il point blessé ? Je n’en ai rien appris.
Vous changez de couleur ! reprenez vos esprits.

Chimène

Reprenons donc aussi ma colère affaiblie :
Pour avoir soin de lui faut-il que je m’oublie ?
On le vante, on le loue, et mon cœur y consent !
Mon honneur est muet, mon devoir impuissant !
Silence, mon amour, laisse agir ma colère :
S’il a vaincu deux rois, il a tué mon père ;
Ces tristes vêtements, où je lis mon malheur,
Sont les premiers effets qu’ait produit sa valeur,
Et quoi qu’on die ailleurs d’un cœur si magnanime,
Ici tous les objets me parlent de son crime.
Vous qui rendez la force à mes ressentiments,
Voiles, crêpes, habits, lugubres ornements,
Pompe que me prescrit sa première victoire,
Contre ma passion soutenez bien ma gloire ;
Et lorsque mon amour prendra trop de pouvoir,
Parlez à mon esprit de mon triste devoir,
Attaquez sans rien craindre une main triomphante.

Elvire

Modérez ces transports, voici venir l’infante.

ACTE IV
Scène II
L’Infante, Chimène, Léonor, Elvire

L’Infante

Je ne viens pas ici consoler tes douleurs ;
Je viens plutôt mêler mes soupirs à tes pleurs.

Chimène

Prenez bien plutôt part à la commune joie,
Et goûtez le bonheur que le ciel vous envoie,
Madame : autre que moi n’a droit de soupirer.
Le péril dont Rodrigue a su nous retirer,
Et le salut public que vous rendent ses armes,
À moi seule aujourd’hui souffrent encor les larmes :
Il a sauvé la ville, il a servi son roi ;
Et son bras valeureux n’est funeste qu’à moi.

L’Infante

Ma Chimène, il est vrai qu’il a fait des merveilles.

Chimène

Déjà ce bruit fâcheux a frappé mes oreilles ;
Et je l’entends partout publier hautement
Aussi brave guerrier que malheureux amant.

L’Infante

Qu’a de fâcheux pour toi ce discours populaire ?
Ce jeune Mars qu’il loue a su jadis te plaire :

Il possédait ton âme, il vivait sous tes lois ;
Et vanter sa valeur, c’est honorer ton choix.

Chimène

Chacun peut la vanter avec quelque justice ;
Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice.
On aigrit ma douleur en l’élevant si haut :
Je vois ce que je perds quand je vois ce qu’il vaut.
Ah ! cruels déplaisirs à l’esprit d’une amante !
Plus j’apprends son mérite, et plus mon feu s’augmente :
Cependant mon devoir est toujours le plus fort,
Et malgré mon amour, va poursuivre sa mort.

L’Infante

Hier ce devoir te mit en une haute estime ;
L’effort que tu te fis parut si magnanime,
Si digne d’un grand cœur, que chacun à la cour
Admirait ton courage et plaignait ton amour.
Mais croirais-tu l’avis d’une amitié fidèle ?

Chimène

Ne vous obéir pas me rendrait criminelle.

L’Infante

Ce qui fut juste alors ne l’est plus aujourd’hui.
Rodrigue maintenant est notre unique appui,
L’espérance et l’amour d’un peuple qui l’adore,
Le soutien de Castille, et la terreur du More.
Le roi même est d’accord de cette vérité,
Que ton père en lui seul se voit ressuscité ;
Et si tu veux enfin qu’en deux mots je m’explique,
Tu poursuis en sa mort la ruine publique.
Quoi ! pour venger un père est-il jamais permis
De livrer sa patrie aux mains des ennemis ?
Contre nous ta poursuite est-elle légitime,
Et pour être punis avons-nous part au crime ?
Ce n’est pas qu’après tout tu doives épouser
Celui qu’un père mort t’obligeait d’accuser :
Je te voudrais moi-même en arracher l’envie ;
Ôte-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie.

Chimène

Ah ! ce n’est pas à moi d’avoir tant de bonté ;
Le devoir qui m’aigrit n’a rien de limité.
Quoique pour ce vainqueur mon amour s’intéresse,
Quoiqu’un peuple l’adore et qu’un roi le caresse,
Qu’il soit environné des plus vaillants guerriers,
J’irai sous mes cyprès accabler ses lauriers.

L’Infante

C’est générosité quand pour venger un père
Notre devoir attaque une tête si chère ;
Mais c’en est une encor d’un plus illustre rang,
Quand on donne au public les intérêts du sang.
Non, crois-moi, c’est assez que d’éteindre ta flamme ;
Il sera trop puni s’il n’est plus dans ton âme.
Que le bien du pays t’impose cette loi :
Aussi bien, que crois-tu que t’accorde le roi ?

Chimène

Il peut me refuser, mais je ne puis me taire.

L’Infante

Pense bien, ma Chimène, à ce que tu veux faire.
Adieu : tu pourras seule y penser à loisir.

Chimène

Après mon père mort, je n’ai point à choisir.

ACTE IV
Scène III
Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Rodrigue, don Sanche

Don Fernand

Généreux héritier d’une illustre famille,
Qui fut toujours la gloire et l’appui de Castille,
Race de tant d’aïeux en valeur signalés,
Que l’essai de la tienne a sitôt égalés,
Pour te récompenser ma force est trop petite ;
Et j’ai moins de pouvoir que tu n’as de mérite.
Le pays délivré d’un si rude ennemi,
Mon sceptre dans ma main par la tienne affermi,
Et les Mores défaits, avant qu’en ces alarmes
J’eusse pu donner ordre à repousser leurs armes,
Ne sont point des exploits qui laissent à ton roi
Le moyen ni l’espoir de s’acquitter vers toi.
Mais deux rois tes captifs feront ta récompense.
Ils t’ont nommé tous deux leur Cid en ma présence :
Puisque Cid en leur langue est autant que seigneur,
Je ne t’envierai pas ce beau titre d’honneur.
Sois désormais le Cid : qu’à ce grand nom tout cède ;
Qu’il comble d’épouvante et Grenade et Tolède,
Et qu’il marque à tous ceux qui vivent sous mes lois
Et ce que tu me vaux, et ce que je te dois.

Don Rodrigue

Que Votre Majesté, Sire, épargne ma honte.
D’un si faible service elle fait trop de compte,
Et me force à rougir devant un si grand roi
De mériter si peu l’honneur que j’en reçoi.
Je sais trop que je dois au bien de votre empire,
Et le sang qui m’anime, et l’air que je respire ;
Et quand je les perdrai pour un si digne objet,
Je ferai seulement le devoir d’un sujet.

Don Fernand

Tous ceux que ce devoir à mon service engage
Ne s’en acquittent pas avec même courage ;
Et lorsque la valeur ne va point dans l’excès,
Elle ne produit point de si rares succès.
Souffre donc qu’on te loue, et de cette victoire
Apprends-moi plus au long la véritable histoire.

Don Rodrigue

Sire, vous avez su qu’en ce danger pressant,
Qui jeta dans la ville un effroi si puissant,
Une troupe d’amis chez mon père assemblée
Sollicita mon âme encor toute troublée…
Mais, Sire, pardonnez à ma témérité,
Si j’osai l’employer sans votre autorité :
Le péril approchait ; leur brigade était prête ;
Me montrant à la cour, je hasardais ma tête ;
Et s’il fallait la perdre, il m’était bien plus doux
De sortir de la vie en combattant pour vous.

Don Fernand

J’excuse ta chaleur à venger ton offense ;
Et l’État défendu me parle en ta défense :
Crois que dorénavant Chimène a beau parler,
Je ne l’écoute plus que pour la consoler.
Mais poursuis.

Don Rodrigue

Mais poursuis. Sous moi donc cette troupe s’avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !
J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d’impatience autour de moi demeure,
Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d’une si belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous
L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L’onde s’enfle dessous, et d’un commun effort
Les Mores et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille ;
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;
Ils paraissent armés, les Mores se confondent,
L’épouvante les prend à demi descendus ;
Avant que de combattre, ils s’estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu’aucun résiste, ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient ;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges,
De notre sang au leur font d’horribles mélanges ;
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
Ô combien d’actions, combien d’exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort inclinait !
J’allais de tous côtés encourager les nôtres,
Faire avancer les uns, et soutenir les autres,
Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
Et ne l’ai pu savoir jusques au point du jour.
Mais enfin sa clarté montre notre avantage :
Le More voit sa perte, et perd soudain courage ;
Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
L’ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
Font retraite en tumulte, et sans considérer
Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.
Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte :
Le flux les apporta ; le reflux les remporte,
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
À se rendre moi-même en vain je les convie :
Le cimeterre au poing ils ne m’écoutent pas ;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.
C’est de cette façon que, pour votre service…

ACTE IV
Scène IV
Don Fernand, don Diègue, don Rodrigue, don Arias, don Alonse, don Sanche

Don Alonse

Sire, Chimène vient vous demander justice.

Don Fernand

La fâcheuse nouvelle, et l’importun devoir !
Va, je ne la veux pas obliger à te voir.
Pour tous remercîments il faut que je te chasse ;

Mais avant que sortir, viens, que ton roi t’embrasse.

(Don Rodrigue rentre.)
Don Diègue

Chimène le poursuit, et voudrait le sauver.

Don Fernand

On m’a dit qu’elle l’aime, et je vais l’éprouver.
Montrez un œil plus triste.

ACTE IV
Scène V
Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Sanche, don Alonse, Chimène, Elvire

Don Fernand

Montrez un œil plus triste. Enfin soyez contente,
Chimène, le succès répond à votre attente :
Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,
Il est mort à nos yeux des coups qu’il a reçus ;

Rendez grâce au ciel qui vous en a vengée.

(À Don Diègue.)

Voyez comme déjà sa couleur est changée.

Don Diègue

Mais voyez qu’elle pâme, et d’un amour parfait,
Dans cette pâmoison, Sire, admirez l’effet.
Sa douleur a trahi les secrets de son âme,
Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.

Chimène

Quoi ! Rodrigue est donc mort ?

Don Fernand

Quoi ! Rodrigue est donc mort ? Non, non, il voit le jour,
Et te conserve encore un immuable amour :
Calme cette douleur qui pour lui s’intéresse.

Chimène

Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse :
Un excès de plaisir nous rend tout languissants,
Et quand il surprend l’âme, il accable les sens.

Don Fernand

Tu veux qu’en ta faveur nous croyions l’impossible ?
Chimène, ta douleur a paru trop visible.

Chimène

Eh bien ! Sire, ajoutez ce comble à mon malheur,
Nommez ma pâmoison l’effet de ma douleur :
Un juste déplaisir à ce point m’a réduite.
Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite ;
S’il meurt des coups reçus pour le bien du pays,
Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis :
Une si belle fin m’est trop injurieuse.
Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
Non pas dans un éclat qui l’élève si haut,
Non pas au lit d’honneur, mais sur un échafaud ;
Qu’il meure pour mon père, et non pour la patrie ;
Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.
Mourir pour le pays n’est pas un triste sort ;
C’est s’immortaliser par une belle mort.
J’aime donc sa victoire, et je le puis sans crime ;
Elle assure l’État, et me rend ma victime,
Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers,
Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers ;
Et pour dire en un mot ce que j’en considère,
Digne d’être immolée aux mânes de mon père…
Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter !
Rodrigue de ma part n’a rien à redouter :
Que pourraient contre lui des larmes qu’on méprise ?
Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ;
Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis ;
Il triomphe de moi comme des ennemis.
Dans leur sang répandu la justice étouffée
Aux crimes du vainqueur sert d’un nouveau trophée :
Nous en croissons la pompe, et le mépris des lois
Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.

Don Fernand

Ma fille, ces transports ont trop de violence.
Quand on rend la justice on met tout en balance :
On a tué ton père, il était l’agresseur ;
Et la même équité m’ordonne la douceur.
Avant que d’accuser ce que j’en fais paraître,
Consulte bien ton cœur : Rodrigue en est le maître,
Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,
Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.

Chimène

Pour moi ! mon ennemi ! l’objet de ma colère !
L’auteur de mes malheurs ! l’assassin de mon père !
De ma juste poursuite on fait si peu de cas
Qu’on me croit obliger en ne m’écoutant pas !

Puisque vous refusez la justice à mes larmes,
Sire, permettez-moi de recourir aux armes ;
C’est par là seulement qu’il a su m’outrager,
Et c’est aussi par là que je me dois venger.
À tous vos cavaliers je demande sa tête :
Oui, qu’un d’eux me l’apporte, et je suis sa conquête ;
Qu’ils le combattent, Sire ; et le combat fini,
J’épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
Sous votre autorité souffrez qu’on le publie.

Don Fernand

Cette vieille coutume en ces lieux établie,
Sous couleur de punir un injuste attentat,
Des meilleurs combattants affaiblit un État ;
Souvent de cet abus le succès déplorable
Opprime l’innocent et soutient le coupable.

J’en dispense Rodrigue ; il m’est trop précieux
Pour l’exposer aux coups d’un sort capricieux ;
Et quoi qu’ait pu commettre un cœur si magnanime,
Les Mores en fuyant ont emporté son crime.

Don Diègue

Quoi ! Sire, pour lui seul vous renversez des lois
Qu’a vu toute la cour observer tant de fois !
Que croira votre peuple, et que dira l’envie,
Si sous votre défense il ménage sa vie,
Et s’en fait un prétexte à ne paraître pas
Où tous les gens d’honneur cherchent un beau trépas ?
De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire :
Qu’il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.
Le comte eut de l’audace ; il l’en a su punir :
Il l’a fait en brave homme, et le doit maintenir.

Don Fernand

Puisque vous le voulez, j’accorde qu’il le fasse ;
Mais d’un guerrier vaincu mille prendraient la place,
Et le prix que Chimène au vainqueur a promis
De tous mes cavaliers ferait ses ennemis.
L’opposer seul à tous serait trop d’injustice :
Il suffit qu’une fois il entre dans la lice.

Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien ;
Mais après ce combat ne demande plus rien.

Don Diègue

N’excusez point par là ceux que son bras étonne :
Laissez un champ ouvert, où n’entrera personne.
Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd’hui,
Quel courage assez vain s’oserait prendre à lui ?
Qui se hasarderait contre un tel adversaire ?
Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire ?

Don Sanche

Faites ouvrir le champ : vous voyez l’assaillant ;
Je suis ce téméraire , ou plutôt ce vaillant.

Accordez cette grâce à l’ardeur qui me presse.
Madame : vous savez quelle est votre promesse.

Don Fernand

Chimène, remets-tu ta querelle en sa main ?

Chimène

Sire, je l’ai promis.

Don Fernand

Sire, je l’ai promis. Soyez prêt à demain.

Don Diègue

Non, Sire, il ne faut pas différer davantage :
On est toujours trop prêt quand on a du courage.

Don Fernand

Sortir d’une bataille, et combattre à l’instant !

Don Diègue

Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.

Don Fernand

Du moins une heure ou deux je veux qu’il se délasse.
Mais de peur qu’en exemple un tel combat ne passe,
Pour témoigner à tous qu’à regret je permets
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais,
De moi ni de ma cour il n’aura la présence.
(Il parle à Don Arias.)
Vous seul des combattants jugerez la vaillance :
Ayez soin que tous deux fassent en gens de cœur,
Et le combat fini, m’amenez le vainqueur.
Quel qu’il soit, même prix est acquis à sa peine :
Je le veux de ma main présenter à Chimène,
Et que pour récompense il reçoive sa foi.

Chimène

Quoi ! Sire, m’imposer une si dure loi !

Don Fernand

Tu t’en plains ; mais ton feu, loin d’avouer ta plainte,
Si Rodrigue est vainqueur, l’accepte sans contrainte.
Cesse de murmurer contre un arrêt si doux ;
Qui que ce soit des deux, j’en ferai ton époux.

*************

LE CID CORNEILLE

***********

ACTE V

Scène première
Don Rodrigue, Chimène

Chimène

Quoi ! Rodrigue, en plein jour ! d’où te vient cette audace ?
Va, tu me perds d’honneur ; retire-toi, de grâce.

Don Rodrigue

Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu,
Avant le coup mortel, dire un dernier adieu :
Cet immuable amour qui sous vos lois m’engage
N’ose accepter ma mort sans vous en faire hommage.

Chimène

Tu vas mourir !

Don Rodrigue

Tu vas mourir ! Je cours à ces heureux moments
Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.

Chimène

Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable
Qu’il donne l’épouvante à ce cœur indomptable ?
Qui t’a rendu si faible, ou qui le rend si fort ?
Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort !
Celui qui n’a pas craint les Mores, ni mon père,
Va combattre don Sanche, et déjà désespère !
Ainsi donc au besoin ton courage s’abat !

Don Rodrigue

Je cours à mon supplice, et non pas au combat ;
Et ma fidèle ardeur sait bien m’ôter l’envie,
Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie.
J’ai toujours même cœur ; mais je n’ai point de bras
Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît pas ;
Et déjà cette nuit m’aurait été mortelle,
Si j’eusse combattu pour ma seule querelle ;
Mais défendant mon roi, son peuple et mon pays,
À me défendre mal je les aurais trahis.
Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie,
Qu’il en veuille sortir par une perfidie.
Maintenant qu’il s’agit de mon seul intérêt,
Vous demandez ma mort, j’en accepte l’arrêt,
Votre ressentiment choisit la main d’un autre
(Je ne méritais pas de mourir de la vôtre) :
On ne me verra point en repousser les coups ;
Je dois plus de respect à qui combat pour vous ;
Et ravi de penser que c’est de vous qu’ils viennent,
Puisque c’est votre honneur que ses armes soutiennent,
Je vais lui présenter mon estomac ouvert,
Adorant en sa main la vôtre qui me perd.

Chimène

Si d’un triste devoir la juste violence,
Qui me fait malgré moi poursuivre ta vaillance,
Prescrit à ton amour une si forte loi,
Qu’il te rend sans défense à qui combat pour moi,
En cet aveuglement ne perds pas la mémoire
Qu’ainsi que de ta vie il y va de ta gloire,
Et que dans quelque éclat que Rodrigue ait vécu,
Quand on le saura mort, on le croira vaincu.
Ton honneur t’est plus cher que je ne te suis chère,
Puisqu’il trempe tes mains dans le sang de mon père,
Et te fait renoncer, malgré ta passion,
À l’espoir le plus doux de ma possession :
Je t’en vois cependant faire si peu de compte,
Que sans rendre combat tu veux qu’on te surmonte.
Quelle inégalité ravale ta vertu ?
Pourquoi ne l’as-tu plus, ou pourquoi l’avais-tu ?
Quoi ? n’es-tu généreux que pour me faire outrage ?
S’il ne faut m’offenser, n’as-tu point de courage ?
Et traites-tu mon père avec tant de rigueur,
Qu’après l’avoir vaincu tu souffres un vainqueur ?
Va, sans vouloir mourir, laisse-moi te poursuivre,
Et défends ton honneur, si tu ne veux plus vivre.

Don Rodrigue

Après la mort du comte, et les Mores défaits,
Faudrait-il à ma gloire encor d’autres effets ?
Elle peut dédaigner le soin de me défendre :
On sait que mon courage ose tout entreprendre,
Que ma valeur peut tout, et que dessous les cieux,
Auprès de mon honneur, rien ne m’est précieux.
Non, non, en ce combat, quoi que vous veuilliez croire,
Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire,
Sans qu’on l’ose accuser d’avoir manqué de cœur,
Sans passer pour vaincu, sans souffrir un vainqueur.
On dira seulement : « Il adorait Chimène ;
Il n’a pas voulu vivre et mériter sa haine ;
Il a cédé lui-même à la rigueur du sort
Qui forçait sa maîtresse à poursuivre sa mort :
Elle voulait sa tête ; et son cœur magnanime,
S’il l’en eût refusée, eût pensé faire un crime.
Pour venger son honneur il perdit son amour,
Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour,
Préférant, quelque espoir qu’eût son âme asservie,
Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie. »
Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat,
Loin d’obscurcir ma gloire, en rehausser l’éclat ;
Et cet honneur suivra mon trépas volontaire
Que tout autre que moi n’eût pu vous satisfaire.

Chimène

Puisque, pour t’empêcher de courir au trépas,
Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
Si jamais je t’aimai, cher Rodrigue, en revanche,
Défends-toi maintenant pour m’ôter à don Sanche ;
Combats pour m’affranchir d’une condition
Qui me donne à l’objet de mon aversion.
Te dirai-je encor plus ? va, songe à ta défense,
Pour forcer mon devoir, pour m’imposer silence ;
Et si tu sens pour moi ton cœur encore épris,
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.
Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte.

Don Rodrigue

Est-il quelque ennemi qu’à présent je ne dompte ?
Paraissez, Navarrais, Mores et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants ;
Unissez-vous ensemble, et faites une armée,
Pour combattre une main de la sorte animée :
Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux ;
Pour en venir à bout, c’est trop peu que de vous.

ACTE V
Scène II
L’Infante

T’écouterai-je encor, respect de ma naissance,
xxxxxxxQui fais un crime de mes feux ?

T’écouterai-je, amour, dont la douce puissance
Contre ce fier tyran fait révolter mes vœux ?
Pauvre princesse, auquel des deux
Dois-tu prêter obéissance ?
Rodrigue, ta valeur te rend digne de moi ;
Mais pour être vaillant, tu n’es pas fils de roi.

Impitoyable sort, dont la rigueur sépare
Ma gloire d’avec mes désirs !
Est-il dit que le choix d’une vertu si rare
Coûte à ma passion de si grands déplaisirs ?
Ô cieux ! à combien de soupirs
Faut-il que mon cœur se prépare,
Si jamais il n’obtient sur un si long tourment
Ni d’éteindre l’amour, ni d’accepter l’amant ?

Mais c’est trop de scrupule, et ma raison s’étonne
Du mépris d’un si digne choix :
Bien qu’aux monarques seuls ma naissance me donne,
Rodrigue, avec honneur je vivrai sous tes lois.
Après avoir vaincu deux rois,
Pourrais-tu manquer de couronne ?
Et ce grand nom de Cid que tu viens de gagner
Ne fait-il pas trop voir sur qui tu dois régner ?
Il est digne de moi, mais il est à Chimène ;
Le don que j’en ai fait me nuit.
Entre eux la mort d’un père a si peu mis de haine,
Que le devoir du sang à regret le poursuit :
Ainsi n’espérons aucun fruit
De son crime, ni de ma peine,
Puisque pour me punir le destin a permis
Que l’amour dure même entre deux ennemis.

ACTE V
Scène III
L’Infante, Léonor

L’Infante

Où viens-tu, Léonor ?

Léonor

Où viens-tu, Léonor ? Vous applaudir, Madame,
Sur le repos qu’enfin a retrouvé votre âme.

L’Infante

D’où viendrait ce repos dans un comble d’ennui ?

Léonor

Si l’amour vit d’espoir, et s’il meurt avec lui,
Rodrigue ne peut plus charmer votre courage.
Vous savez le combat où Chimène l’engage :
Puisqu’il faut qu’il y meure, ou qu’il soit son mari,
Votre espérance est morte, et votre esprit guéri.

L’Infante

Ah ! qu’il s’en faut encor !

Léonor

Ah ! qu’il s’en faut encor ! Que pouvez-vous prétendre?

L’Infante

Mais plutôt quel espoir me pourrais-tu défendre ?
Si Rodrigue combat sous ces conditions,
Pour en rompre l’effet, j’ai trop d’inventions.
L’amour, ce doux auteur de mes cruels supplices,
Aux esprits des amants apprend trop d’artifices.

Léonor

Pourrez-vous quelque chose, après qu’un père mort
N’a pu dans leurs esprits allumer de discord ?
Car Chimène aisément montre par sa conduite
Que la haine aujourd’hui ne fait pas sa poursuite.
Elle obtient un combat, et pour son combattant
C’est le premier offert qu’elle accepte à l’instant :
Elle n’a point recours à ces mains généreuses
Que tant d’exploits fameux rendent si glorieuses ;
Don Sanche lui suffit, et mérite son choix,
Parce qu’il va s’armer pour la première fois.
Elle aime en ce duel son peu d’expérience ;
Comme il est sans renom, elle est sans défiance ;
Et sa facilité vous doit bien faire voir
Qu’elle cherche un combat qui force son devoir,
Qui livre à son Rodrigue une victoire aisée,
Et l’autorise enfin à paraître apaisée.

L’Infante

Je le remarque assez, et toutefois mon cœur
À l’envi de Chimène adore ce vainqueur.
À quoi me résoudrai-je, amante infortunée ?

Léonor

À vous mieux souvenir de qui vous êtes née :
Le ciel vous doit un roi, vous aimez un sujet !

L’Infante

Mon inclination a bien changé d’objet.
Je n’aime plus Rodrigue, un simple gentilhomme ;
Non, ce n’est plus ainsi que mon amour le nomme :
Si j’aime, c’est l’auteur de tant de beaux exploits,
C’est le valeureux Cid, le maître de deux rois.
Je me vaincrai pourtant, non de peur d’aucun blâme,
Mais pour ne troubler pas une si belle flamme ;
Et quand pour m’obliger on l’aurait couronné,
Je ne veux point reprendre un bien que j’ai donné.

Puisqu’en un tel combat sa victoire est certaine,
Allons encore un coup le donner à Chimène.
Et toi, qui vois les traits dont mon cœur est percé,
Viens me voir achever comme j’ai commencé.

ACTE V
Scène IV
Chimène, Elvire

Chimène

Elvire, que je souffre, et que je suis à plaindre !
Je ne sais qu’espérer, et je vois tout à craindre ;
Aucun vœu ne m’échappe où j’ose consentir ;
Je ne souhaite rien sans un prompt repentir.
À deux rivaux pour moi je fais prendre les armes :
Le plus heureux succès me coûtera des larmes ;
Et quoi qu’en ma faveur en ordonne le sort,
Mon père est sans vengeance, ou mon amant est mort.

Elvire

D’un et d’autre côté, je vous vois soulagée :
Ou vous avez Rodrigue, ou vous êtes vengée ;
Et quoi que le destin puisse ordonner de vous,
Il soutient votre gloire, et vous donne un époux.

Chimène

Quoi ! l’objet de ma haine ou de tant de colère !
L’assassin de Rodrigue, ou celui de mon père !
De tous les deux côtés on me donne un mari
Encor tout teint du sang que j’ai le plus chéri ;
De tous les deux côtés mon âme se rebelle :
Je crains plus que la mort la fin de ma querelle.
Allez, vengeance, amour, qui troublez mes esprits,
Vous n’avez point pour moi de douceurs à ce prix ;
Et toi, puissant moteur du destin qui m’outrage,
Termine ce combat sans aucun avantage,
Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur.

Elvire

Ce serait vous traiter avec trop de rigueur.
Ce combat pour votre âme est un nouveau supplice,
S’il vous laisse obligée à demander justice,
À témoigner toujours ce haut ressentiment,
Et poursuivre toujours la mort de votre amant.
Madame, il vaut bien mieux que sa rare vaillance,
Lui couronnant le front, vous impose silence ;
Que la loi du combat étouffe vos soupirs,
Et que le roi vous force à suivre vos désirs.

Chimène

Quand il sera vainqueur, crois-tu que je me rende ?
Mon devoir est trop fort, et ma perte trop grande ;
Et ce n’est pas assez pour leur faire la loi,
Que celle du combat et le vouloir du roi.
Il peut vaincre don Sanche avec fort peu de peine,
Mais non pas avec lui la gloire de Chimène ;
Et quoi qu’à sa victoire un monarque ait promis,
Mon honneur lui fera mille autres ennemis.

Elvire

Gardez, pour vous punir de cet orgueil étrange,
Que le ciel à la fin ne souffre qu’on vous venge.
Quoi ! vous voulez encor refuser le bonheur
De pouvoir maintenant vous taire avec honneur ?
Que prétend ce devoir, et qu’est-ce qu’il espère ?
La mort de votre amant vous rendra-t-elle un père ?
Est-ce trop peu pour vous que d’un coup de malheur ?
Faut-il perte sur perte, et douleur sur douleur ?
Allez, dans le caprice où votre humeur s’obstine,
Vous ne méritez pas l’amant qu’on vous destine ;
Et nous verrons du ciel l’équitable courroux
Vous laisser, par sa mort, don Sanche pour époux.

Chimène

Elvire, c’est assez des peines que j’endure,
Ne les redouble point de ce funeste augure.
Je veux, si je le puis, les éviter tous deux ;
Sinon, en ce combat Rodrigue a tous mes vœux :
Non qu’une folle ardeur de son côté me penche ;
Mais, s’il était vaincu, je serais à don Sanche :
Cette appréhension fait naître mon souhait.
Que vois-je, malheureuse ? Elvire, c’en est fait.

ACTE V
Scène V
Don Sanche, Chimène, Elvire

Don Sanche

Obligé d’apporter à vos pieds cette épée…

Chimène

Quoi ? du sang de Rodrigue encor toute trempée ?
Perfide, oses-tu bien te montrer à mes yeux,
Après m’avoir ôté ce que j’aimais le mieux ?
Éclate, mon amour, tu n’as plus rien à craindre :
Mon père est satisfait, cesse de te contraindre.
Un même coup a mis ma gloire en sûreté,
Mon âme au désespoir, ma flamme en liberté.

Don Sanche
D’un esprit plus rassis…
Chimène
D’un esprit plus rassis… Tu me parles encore,
Exécrable assassin d’un héros que j’adore ?

Va, tu l’as pris en traître ; un guerrier si vaillant
N’eût jamais succombé sous un tel assaillant.
N’espère rien de moi, tu ne m’as point servie :
En croyant me venger, tu m’as ôté la vie.

Don Sanche

Étrange impression, qui, loin de m’écouter…

Chimène

Veux-tu que de sa mort je t’écoute vanter,
Que j’entende à loisir avec quelle insolence
Tu peindras son malheur, mon crime et ta vaillance ?

ACTE V
Scène VI
Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Sanche, don Alonse, Chimène, Elvire
Chimène
Sire, il n’est plus besoin de vous dissimuler
Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer.
J’aimais, vous l’avez su ; mais, pour venger mon père,
J’ai bien voulu proscrire une tête si chère :
Votre Majesté, Sire, elle-même a pu voir
Comme j’ai fait céder mon amour au devoir.
Enfin Rodrigue est mort, et sa mort m’a changée
D’implacable ennemie en amante affligée.
J’ai dû cette vengeance à qui m’a mise au jour,
Et je dois maintenant ces pleurs à mon amour.
Don Sanche m’a perdue en prenant ma défense,
Et du bras qui me perd je suis la récompense !
Sire, si la pitié peut émouvoir un roi,
De grâce, révoquez une si dure loi ;
Pour prix d’une victoire où je perds ce que j’aime,
Je lui laisse mon bien ; qu’il me laisse à moi-même ;
Qu’en un cloître sacré je pleure incessamment,
Jusqu’au dernier soupir, mon père et mon amant.
Don Diègue

Enfin elle aime, Sire, et ne croit plus un crime
D’avouer par sa bouche un amour légitime.

Don Fernand

Chimène, sors d’erreur, ton amant n’est pas mort,
Et don Sanche vaincu t’a fait un faux rapport.

Don Sanche

Sire, un peu trop d’ardeur, malgré moi l’a déçue :
Je venais du combat lui raconter l’issue.
Ce généreux guerrier, dont son cœur est charmé :
« Ne crains rien, m’a-t-il dit, quand il m’a désarmé ;
Je laisserais plutôt la victoire incertaine,
Que de répandre un sang hasardé pour Chimène ;
Mais puisque mon devoir m’appelle auprès du roi,
Va de notre combat l’entretenir pour moi,
De la part du vainqueur lui porter ton épée. »
Sire, j’y suis venu : cet objet l’a trompée ;
Elle m’a cru vainqueur, me voyant de retour,
Et soudain sa colère a trahi son amour
Avec tant de transport et tant d’impatience,
Que je n’ai pu gagner un moment d’audience.
Pour moi, bien que vaincu, je me répute heureux ;
Et malgré l’intérêt de mon cœur amoureux,
Perdant infiniment, j’aime encor ma défaite,
Qui fait le beau succès d’une amour si parfaite.

Don Fernand

Ma fille, il ne faut point rougir d’un si beau feu,
Ni chercher les moyens d’en faire un désaveu.
Une louable honte en vain t’en sollicite :
Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte ;
Ton père est satisfait, et c’était le venger
Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger.
Tu vois comme le ciel autrement en dispose.
Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose,
Et ne sois point rebelle à mon commandement,
Qui te donne un époux aimé si chèrement.

ACTE V
Scène VII
Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Rodrigue, don Alonse, don Sanche, l’Infante, Chimène, Léonor, Elvire

L’Infante

Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.

Don Rodrigue

Ne vous offensez point, Sire, si devant vous
Un respect amoureux me jette à ses genoux.
Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,
Madame ; mon amour n’emploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui s’est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée ?
Si mon crime par là se peut enfin laver,
J’ose tout entreprendre, et puis tout achever ;
Mais si ce fier honneur, toujours inexorable,
Ne se peut apaiser sans la mort du coupable,
N’armez plus contre moi le pouvoir des humains :
Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ;
Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ;
Prenez une vengeance à tout autre impossible.
Mais du moins que ma mort suffise à me punir :
Ne me bannissez point de votre souvenir ;
Et puisque mon trépas conserve votre gloire,
Pour vous en revancher conservez ma mémoire,
Et dites quelquefois, en déplorant mon sort :
« S’il ne m’avait aimée, il ne serait pas mort. »

Chimène

Relève-toi, Rodrigue. Il faut l’avouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour m’en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?
Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,
Toute votre justice en est-elle d’accord ?
Si Rodrigue à l’État devient si nécessaire,
De ce qu’il fait pour vous dois-je être le salaire,
Et me livrer moi-même au reproche éternel
D’avoir trempé mes mains dans le sang paternel ?

Don Fernand

Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui semblait d’abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t’a gagnée, et tu dois être à lui.
Mais quoique sa valeur t’ait conquise aujourd’hui,
Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.
Cet hymen différé ne rompt point une loi
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.

Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre :
À ce nom seul de Cid ils trembleront d’effroi ;
Ils t’ont nommé seigneur, et te voudront pour roi.
Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle :
Reviens-en, s’il se peut, encor plus digne d’elle ;
Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
Qu’il lui soit glorieux alors de t’épouser.

Don Rodrigue

Pour posséder Chimène, et pour votre service,
Que peut-on m’ordonner que mon bras n’accomplisse ?
Quoi qu’absent de ses yeux il me faille endurer,
Sire, ce m’est trop d’heur de pouvoir espérer.

Don Fernand

Espère en ton courage, espère en ma promesse ;
Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,
Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi,
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.

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LE CID CORNEILLE

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PHOTOS ARTGITATO

PUENTE DE SAN PABLO
BURGOS
PONT DE SAINT PAUL
L’EPOPEE DU CID 
la Epopeya del Cid Campeador

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