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LE THEÂTRE DE CORNEILLE

Le Théâtre de Corneille





     theatre-de-corneilleLe Théâtre de CORNEILLE
LITTERATURE FRANCAISE

 





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

LE THEÂTRE DE CORNEILLE

 

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Mélite
Comédie en cinq actes
1629
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Clitandre
Tragédie en cinq actes
1631
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La Veuve
Comédie en cinq actes
1632

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LA GALERIE DU PALAIS
ou
L’Amie rivale
Comédie en cinq actes
1633
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La Suivante
Comédie en cinq actes
1634

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Médée
Tragédie en cinq actes
1635

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LE CID
Tragédie en cinq actes
1636
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HORACE
Tragédie en cinq actes
1640

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Andromède
Tragédie en quatre actes
1650
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Œdipe
Tragédie en cinq actes
1659

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Théâtre de Corneille



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DÉFENSE DE QUELQUES PIÈCES DE THÉATRE
DE M. CORNEILLE.

À M. de Barillon
1677
I. Je n’ai jamais douté de votre inclination à la vertu, mais je ne vous croyois pas scrupuleux jusqu’au point de ne pouvoir souffrir Rodogune, sur le théâtre, parce qu’elle veut inspirer à ses amants le dessein de faire mourir leur mère, après que la mère a voulu inspirer à ses enfants le dessein de faire mourir une maîtresse. Je vous supplie, Monsieur, d’oublier la douceur de notre naturel, l’innocence de nos mœurs, l’humanité de notre politique, pour considérer les coutumes barbares et les maximes criminelles des princes de l’Orient. Quand vous aurez fait réflexion qu’en toutes les familles royales de l’Asie, les pères se défont de leurs enfants, sur le plus léger soupçon ; que les enfants se défont de leurs pères, par l’impatience de régner ; que les maris font tuer leurs femmes, et les femmes empoisonner leurs maris ; que les frères comptent pour rien le meurtre des frères ; quand vous aurez considéré un usage si détestable, établi parmi les rois de ces nations, vous vous étonnerez moins que Rodogune ait voulu venger la mort de son époux sur Cléopâtre, qu’elle ait voulu assurer sa vie, recouvrer sa liberté, et mettre un amant sur le trône, par la perte de la plus méchante femme qui fut jamais. Corneille a donné aux jeunes princes tout le bon naturel qu’ils auroient dû avoir pour la meilleure mère du monde : il a fait prendre à la jeune reine le parti qu’exigeoit d’elle la nécessité de ses affaires.

Peut-être me direz-vous que ces crimes-là peuvent s’exécuter en Asie, et ne se doivent pas représenter en France. Mais quelle raison vous oblige de refuser notre théâtre à une femme qui n’a fait que conseiller le crime pour son salut, et de l’accorder à ceux qui l’ont fait eux-mêmes sans aucun sujet ? Pourquoi bannir de notre scène Rodogune, et y recevoir avec applaudissement Electre et Oreste ? Pourquoi Atrée y fera-t-il servir à Thyeste ses propres enfants dans un festin ? Pourquoi Néron y fera-t-il empoisonner Britannicus ? Pourquoi Hérode, roi des Juifs, roi de ce peuple aimé de Dieu, fera-t-il mourir sa femme ? Pourquoi Amurat fera-t-il étrangler Roxane et Bajazet ? Et venant des Juifs et des Turcs aux chrétiens, pourquoi Philippe II, ce prince si catholique, fera-t-il mourir don Carlos, sur un soupçon fort mal éclairci ? La Nouvelle la plus agréable que nous ayons  renouvelé la mémoire d’une chose ensevelie, et a produit une tragédie, en Angleterre, dont le sujet a su plaire à tous les Anglois. Rodogune, cette pauvre princesse opprimée, n’a pas demandé un crime pour un crime. Elle a demandé sa sûreté, qui ne pouvoit s’établir que par un crime ; mais un crime, à l’égard d’un Capucin, plus qu’à l’égard d’un Ambassadeur, un crime dont Machiavel auroit fait une vertu politique, et que la méchanceté de Cléopâtre peut faire passer pour une justice légitimement exercée.

Une chose que vous trouviez fort à redire, Monsieur, c’est qu’on ait rendu une jeune princesse capable d’une si forte résolution. Je ne sais pas bien son âge ; mais je sais qu’elle étoit reine, et qu’elle étoit veuve. Une de ces qualités suffît pour faire perdre le scrupule à une femme, à quelque âge que ce soit. Faites grâce, Monsieur, faites grâce à Rodogune. Le monde vous fournira de plus grands crimes que le sien, où vous pourrez faire un meilleur usage de la vertueuse haine que vous avez pour les méchantes actions.

À madame la duchesse Mazarin.

II. Il me semble que Rodogune n’est pas mal justifiée : faisons la même chose pour Émilie, auprès de Madame Mazarin. Suspendez votre jugement, Madame ; Émilie n’est pas fort coupable d’avoir exposé Cinna aux dangers d’une conspiration. Ne la condamnez pas, de peur de vous condamner vous-même : c’est par vos propres sentiments que je veux défendre les siens ; c’est par Hortense que je prétends justifier Émilie.

Émilie avoit vu la proscription de sa famille ; elle avoit vu massacrer son père, et, ce qui étoit plus insupportable à une Romaine, elle voyoit la république assujettie par Auguste. Le désir de la vengeance et le dessein de rétablir la liberté lui firent chercher des amis, à qui les mêmes outrages pussent inspirer les mêmes sentiments, et que les mêmes sentiments pussent unir pour perdre un usurpateur. Cinna, neveu de Pompée, et le seul reste de cette grande maison, qui avoit péri pour la république, joignit ses ressentiments à ceux d’Émilie ; et tous deux venant à s’animer par le souvenir des injures, autant que par l’intérêt du public, formèrent ensemble le dessein hardi de cette illustre et célèbre conspiration.

Dans les conférences qu’il fallut avoir pour conduire cette affaire, les cœurs s’unirent aussi bien que les esprits ; mais ce ne fut que pour animer davantage la conspiration ; et jamais Émilie ne se promit à Cinna, qu’à condition qu’il se donneroit tout entier à leur entreprise. Ils conspirèrent donc, avant que de s’aimer ; et leur passion, qui mêla ses inquiétudes et ses craintes à celles qui suivent toujours les conjurations, demeura soumise au désir de la vengeance, et à l’amour de la liberté.

Comme leur dessein étoit sur le point de s’exécuter, Cinna, se laissant toucher à la confiance, et aux bienfaits d’Auguste, fit voir à Émilie une âme sujette aux remords, et toute prête à changer de résolution ; mais Émilie, plus Romaine que Cinna, lui reprocha sa foiblesse, et demeura plus fortement attachée à son dessein que jamais. Ce fut là qu’elle dit des injures à son amant ; ce fut là qu’elle imposa des conditions que vous n’avez pu souffrir, et que vous approuverez, Madame, quand vous vous serez mieux consultée. Le désir de la vengeance fut la première passion d’Émilie : le dessein de rétablir la république se joignit au désir de la vengeance ; l’amour fut un effet de la conspiration, et il entra dans l’âme des conspirateurs, plus pour y servir que pour y régner.

Joignons à la douceur de venger nos parens,
La gloire qu’on remporte à punir les tyrans ;
Et faisons publier par toute l’Italie :
La liberté de Rome est l’œuvre d’Émilie.
On a touché son âme, et son cœur s’est épris ;
Mais elle n’a donné son amour qu’à ce prix.

Vous êtes née à Rome, Madame, et vous y avez reçu l’âme des Porcies et des Arries, au lieu que les autres qu’on y voit naître n’y prennent que le génie des Italiens. Avec cette âme toute grande, toute romaine, si vous viviez aujourd’hui dans une république qu’on opprimât ; si vos parents y étoient proscrits, votre maison désolée, et, ce qui est le plus odieux à une personne libre, si votre égal étoit devenu votre maître ; ce couteau que vous avez acheté pour vous tuer, quand vous verrez la ruine de votre patrie ; ce couteau ne seroit-il pas essayé contre le tyran, avant que d’être employé contre vous-même ? Vous conspireriez sans doute ; et un misérable amant qui voudroit vous inspirer la foiblesse d’un repentir, seroit traité plus durement par Hortense, que Cinna ne le fut par Émilie.

Je m’imagine que nous vivons dans une même république, dont un citoyen ambitieux opprime la liberté. En cet état déplorable, je vous offrirois un vieux Cinna, qui feroit peu d’impression sur votre cœur ; mais, quand vous lui auriez ordonné de punir le tyran, il ne reviendrait pas vous trouver avec des remords, avec cette vertu apparente qui cache des mouvements de crainte, et des sentiments d’intérêt. Il recevroit la confidence et les bienfaits du nouvel Auguste, comme des outrages ; les périls ne feroient que l’animer à vous servir ; il se porteroit enfin si généreusement à l’exécution de l’entreprise, que vous le plaindriez mort, pour avoir obéi à vos ordres, ou le loueriez vivant, après les avoir exécutés.

Que la condition du vieux philosophe est malheureuse ! Il ne se soucie point de gloire ; et le mieux qui lui puisse arriver, c’est qu’un peu de louange soit le prix de tous ses services. Encore cette apparence de grâce, toute vaine qu’elle est, ne lui est accordée que bien rarement ; il voit même beaucoup plus de disposition à lui donner des chagrins que des louanges. Et Dieu conserve M. l’ambassadeur de Portugal ! S’il n’étoit plus au monde, le philosophe seroit exposé le premier aux mauvais traitements que Son Excellence essuie tous les jours.

À Messieurs de ***.

III. Si je dispute quelquefois avec vous, Messieurs, ce n’est que pour remplir le vide du jeu et pour vous ôter l’ennui d’une conversation trop languissante. Je conteste à dessein de vous céder, et vous oppose de foibles raisons, tout préparé à reconnoître la supériorité des vôtres.

Dans cette vue, j’ai soutenu que le Menteur étoit une bonne comédie, que le sujet du Cid étoit heureux, et que cette pièce faisoit un très-bel effet sur le théâtre, quoiqu’elle ne fût pas sans défaut ; j’ai soutenu que Rodogune étoit un fort bel ouvrage, et que l’Œdipe devoit passer pour un chef-d’œuvre de l’art. Pouvois-je vous faire un plus grand plaisir, Messieurs, que de vous donner une si juste occasion de me contredire, et de faire valoir la force et la netteté de votre jugement aux dépens du mien ?

J’ai soutenu que pour faire une belle comédie, il falloit choisir un beau sujet, le bien disposer, le bien suivre, et le mener naturellement à la fin ; qu’il falloit faire entrer les caractères dans les sujets, et non pas former la constitution des sujets après celle des caractères ; que nos actions devoient précéder nos qualités et nos humeurs ; qu’il falloit remettre à la philosophie de nous faire connoître ce que sont les hommes, et à la comédie de nous faire voir ce qu’ils font ; et qu’enfin ce n’est pas tant la nature humaine qu’il faut expliquer, que la condition humaine qu’il faut représenter sur le théâtre.

Ne vous ai-je pas bien servis, Messieurs, quand je me suis rendu ridicule par de si sottes propositions ? Pouvois-je faire plus pour vous, que d’exposer à votre censure la rudesse d’un vieux goût qui a fait voir le raffinement du vôtre ? Vous avez raison, Messieurs, vous avez raison de vous moquer des songes d’Aristote et d’Horace, des rêveries de Heinsius et de Grotius, des caprices de Corneille et de Ben-Johnson, des fantaisies de Rapin, et de Boileau. La seule règle des honnêtes gens, c’est la mode. Que sert une raison qui n’est point reçue, et qui peut trouver à redire à une extravagance qui plaît ?

J’avoue qu’il y a eu des temps où il falloit choisir de beaux sujets, et les bien traiter : il ne faut plus aujourd’hui que des caractères ; et je demande pardon au poëte de la comédie de M. le duc de Buckingham, s’il m’a paru ridicule, quand il se vantoit d’avoir trouvé l’invention de faire des comédies sans sujet. J’ai les mêmes excuses à vous faire, Messieurs : comme vous avez le même esprit, je vous ai tous offensés également ; ce qui m’oblige à vous donner une pareille satisfaction. Mais je ne prétends pas me raccommoder simplement avec vous, sur la comédie ; j’espère que vous me ferez, à l’avenir, un traitement plus favorable en tout, et que Madame Mazarin me sera moins opposée qu’elle n’est.

Que vous ai-je fait, madame la duchesse, pour me traiter de la façon que vous me traitez ? Il n’y a que moi, et le diable de Quevedo, à qui l’on impute toutes les qualités contraires. Vous me trouvez fade dans les louanges, vous me trouvez piquant dans les vérités : si je veux me taire, je suis trop discret ; si je veux parler, je suis trop libre. Quand je dispute, la contestation vous choque ; quand je m’empêche de disputer, ma retenue vous paroît méprisante et dédaigneuse. Dis-je des nouvelles ? je suis mal informé ; n’en dis-je pas ? je fais le mystérieux. À l’Hombre, on se défie de moi comme d’un pipeur, et on me trompe comme un imbécile. On me fait les injustices, et on me condamne. Je suis puni du tort qu’ont les autres : Tout le monde crie, tout le monde se plaint, et je suis le seul à souffrir.

Je vous ai l’obligation de toutes ces choses, Madame, sans compter que vous me donnez au public pour tel qu’il vous plaît. Vous me faites révérer ceux que je méprise, mépriser ceux que j’honore, offenser ceux que je crains. Quartier ! madame la duchesse ; je me rends. Ce n’est pas vaincre, que d’avoir affaire à des gens rendus. Portez vos armes contre les rebelles, forcez les opiniâtres, et gouvernez avec douceur les soumis : la différence des uns aux autres ne doit pas durer longtemps. Un jour viendra (et ce grand jour n’est pas loin) que le comte de Mélos ne murmurera plus à l’Hombre, et que le baron de la Taulade perdra sans chagrin. Pour moi, j’ai abandonné les Visionnaires et le Menteur. Racine est préféré à Corneille, et les caractères l’emportent sur les sujets. Je ne renonce pas seulement à mon opinion, Madame ; je maintiens les vôtres avec plus de fermeté que M. de Villiers n’en peut avoir à soutenir la beauté de ses parentes. J’ai changé l’ordre de mes louanges, et de mes censures. Dès les cinq heures du soir, je blâmerai ce que vous jugerez blâmable, et je louerai à minuit ce que vous croirez digne d’être loué. Pour dernier sacrifice, je continuerai, tant qu’il vous plaira, la maudite société que nous avons eue, M. l’ambassadeur de France, M. le comte de Castelmelhor, et moi. Proposez quelque chose de plus difficile ; vos ordres, Madame, le feront exécuter.

Charles de Saint-Évremond
Œuvres mêlées
Défense de quelques pièces de théâtre de M. Corneille

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Le Théâtre de Corneille

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HORACE CORNEILLE TRAGEDIE EN CINQ ACTES – 1640

horace-corneille-le-serment-des-horaces-jacques-louis-david.Horace Corneille 1640


   horace-corneilleLITTERATURE FRANCAISE

TRAGEDIE
EN CINQ ACTES





 

PIERRE CORNEILLE
1606 – 1684

 

HORACE
1640

PERSONNAGES

TULLE, roi de Rome
Le vieil HORACE, chevalier romain
HORACE, son fils
CURIACE, gentilhomme d’Albe, amant de Camille
VALÈRE, chevalier romain, amoureux de Camille
SABINE, femme d’Horace, et sœur de Curiace
CAMILLE, amante de Curiace, et sœur d’Horace
JULIE, dame romaine, confidente de Sabine et de Camille
FLAVIAN, soldat de l’armée d’Albe
PROCULE, soldat de l’armée de Rome

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Horace Corneille

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La scène est à Rome, dans une salle de la maison d’Horace.

ACTE I

Scène première

SABINE.

Approuvez ma faiblesse, et souffrez ma douleur ;
Elle n’est que trop juste en un si grand malheur :
Si près de voir sur soi fondre de tels orages,
L’ébranlement sied bien aux plus fermes courages ;
Et l’esprit le plus mâle et le moins abattu
Ne saurait sans désordre exercer sa vertu.
Quoique le mien s’étonne à ces rudes alarmes,
Le trouble de mon cœur ne peut rien sur mes larmes,
Et parmi les soupirs qu’il pousse vers les cieux,
Ma constance du moins règne encor sur mes yeux :
Quand on arrête là les déplaisirs d’une âme,
Si l’on fait moins qu’un homme, on fait plus qu’une femme.
Commander à ses pleurs en cette extrémité,
C’est montrer, pour le sexe, assez de fermeté.

 


JULIE.

C’en est peut-être assez pour une âme commune,
Qui du moindre péril se fait une infortune ;
Mais de cette faiblesse un grand cœur est honteux ;
Il ose espérer tout dans un succès douteux.
Les deux camps sont rangés au pied de nos murailles ;
Mais Rome ignore encor comme on perd des batailles.
Loin de trembler pour elle, il lui faut applaudir :
Puisqu’elle va combattre, elle va s’agrandir.
Bannissez, bannissez une frayeur si vaine,
Et concevez des vœux dignes d’une Romaine.

SABINE.

Je suis romaine, hélas ! Puisque mon epoux l’est ;
L’Hymen me fait de Rome embrasser l’intérêt ;
Mais ce nœud me tiendrait en esclave enchaînée,
S’il m’empêchait de voir en quels lieux je suis née.
Albe, où j’ai commencé de respirer le jour,
Albe, mon cher pays, et mon premier amour ;
Lorsqu’entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c’est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.
Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,
Mes trois frères dans l’une, et mon mari dans l’autre,
Puis-je former des vœux, et sans impiété
Importuner le ciel pour ta félicité ?
Je sais que ton état, encore en sa naissance,
Ne saurait, sans la guerre, affermir sa puissance ;
Je sais qu’il doit s’accroître, et que tes grands destins
Ne le borneront pas chez les peuples latins ;
Que les dieux t’ont promis l’empire de la terre,
Et que tu n’en peux voir l’effet que par la guerre :
Bien loin de m’opposer à cette noble ardeur
Qui suit l’arrêt des dieux et court à ta grandeur,
Je voudrais déjà voir tes troupes couronnées,
D’un pas victorieux franchir les Pyrénées.
Va jusqu’en l’orient pousser tes bataillons ;
Va sur les bords du Rhin planter tes pavillons ;
Fais trembler sous tes pas les colonnes d’Hercule ;
Mais respecte une ville à qui tu dois Romule.
Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois
Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois.
Albe est ton origine : arrête, et considère
Que tu portes le fer dans le sein de ta mère.
Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants ;
Sa joie éclatera dans l’heur de ses enfants ;
Et se laissant ravir à l’amour maternelle,
Ses vœux seront pour toi, si tu n’es plus contre elle.

JULIE.

Ce discours me surprend, vu que depuis le temps
Qu’on a contre son peuple armé nos combattants,
Je vous ai vu pour elle autant d’indifférence
Que si d’un sang romain vous aviez pris naissance.
J’admirais la vertu qui réduisait en vous
Vos plus chers intérêts à ceux de votre époux ;
Et je vous consolais au milieu de vos plaintes,
Comme si notre Rome eût fait toutes vos craintes.

SABINE.

Tant qu’on ne s’est choqué qu’en de légers combats,
Trop faibles pour jeter un des partis à bas,
Tant qu’un espoir de paix a pu flatter ma peine,
Oui, j’ai fait vanité d’être toute romaine.
Si j’ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j’ai condamné ce mouvement secret ;
Et si j’ai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l’étouffer rappelant ma raison,
J’ai pleuré quand la gloire entrait dans leur maison.
Mais aujourd’hui qu’il faut que l’une ou l’autre tombe,
Qu’Albe devienne esclave, ou que Rome succombe,
Et qu’après la bataille il ne demeure plus
Ni d’obstacle aux vainqueurs, ni d’espoir aux vaincus,
J’aurais pour mon pays une cruelle haine,
Si je pouvais encore être toute romaine,
Et si je demandais votre triomphe aux dieux,
Au prix de tant de sang qui m’est si précieux.
Je m’attache un peu moins aux intérêts d’un homme :
Je ne suis point pour Albe, et ne suis plus pour Rome ;
Je crains pour l’une et l’autre en ce dernier effort,
Et serai du parti qu’affligera le sort.
Égale à tous les deux jusques à la victoire,
Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire ;
Et je garde, au milieu de tant d’âpres rigueurs,
Mes larmes aux vaincus, et ma haine aux vainqueurs.

JULIE.

Qu’on voit naître souvent de pareilles traverses,
En des esprits divers, des passions diverses !
Et qu’à nos yeux Camille agit bien autrement !
Son frère est votre époux, le vôtre est son amant ;
Mais elle voit d’un œil bien différent du vôtre
Son sang dans une armée, et son amour dans l’autre.
Lorsque vous conserviez un esprit tout romain,
Le sien irrésolu, le sien tout incertain,
De la moindre mêlée appréhendait l’orage,
De tous les deux partis détestait l’avantage,
Au malheur des vaincus donnait toujours ses pleurs,
Et nourrissait ainsi d’éternelles douleurs.
Mais hier, quand elle sut qu’on avait pris journée,
Et qu’enfin la bataille allait être donnée,
Une soudaine joie éclatant sur son front…

SABINE.

Ah ! Que je crains, Julie, un changement si prompt !
Hier dans sa belle humeur elle entretint Valère ;
Pour ce rival, sans doute, elle quitte mon frère ;
Son esprit, ébranlé par les objets présents,
Ne trouve point d’absent aimable après deux ans.
Mais excusez l’ardeur d’une amour fraternelle ;
Le soin que j’ai de lui me fait craindre tout d’elle ;
Je forme des soupçons d’un trop léger sujet :
Près d’un jour si funeste on change peu d’objet ;
Les âmes rarement sont de nouveau blessées,
Et dans un si grand trouble on a d’autres pensées ;
Mais on n’a pas aussi de si doux entretiens,
Ni de contentements qui soient pareils aux siens.

JULIE.

Les causes, comme à vous, m’en semblent fort obscures ;
Je ne me satisfais d’aucunes conjectures.
C’est assez de constance en un si grand danger
Que de le voir, l’attendre, et ne point s’affliger ;
Mais certes c’en est trop d’aller jusqu’à la joie.

SABINE.

Voyez qu’un bon génie à propos nous l’envoie.
Essayez sur ce point à la faire parler :
Elle vous aime assez pour ne vous rien celer.
Je vous laisse. Ma sœur, entretenez Julie :
J’ai honte de montrer tant de mélancolie,
Et mon cœur, accablé de mille déplaisirs,
Cherche la solitude à cacher ses soupirs.

ACTE I
Scène II

CAMILLE, JULIE.

CAMILLE.

Qu’elle a tort de vouloir que je vous entretienne !
Croit-elle ma douleur moins vive que la sienne,
Et que plus insensible à de si grands malheurs,
À mes tristes discours je mêle moins de pleurs ?
De pareilles frayeurs mon âme est alarmée ;
Comme elle je perdrai dans l’une et l’autre armée :
Je verrai mon amant, mon plus unique bien,
Mourir pour son pays, ou détruire le mien,
Et cet objet d’amour devenir, pour ma peine,
Digne de mes soupirs, ou digne de ma haine.
Hélas !

JULIE.

Elle est pourtant plus à plaindre que vous :
On peut changer d’amant, mais non changer d’époux.
Oubliez Curiace, et recevez Valère,
Vous ne tremblerez plus pour le parti contraire ;
Vous serez toute nôtre, et votre esprit remis
N’aura plus rien à perdre au camp des ennemis.

CAMILLE.

Donnez-moi des conseils qui soient plus légitimes,
Et plaignez mes malheurs sans m’ordonner des crimes.
Quoiqu’à peine à mes maux je puisse résister,
J’aime mieux les souffrir que de les mériter.

JULIE.

Quoi ! Vous appelez crime un change raisonnable ?

CAMILLE.

Quoi ! Le manque de foi vous semble pardonnable ?

JULIE.

Envers un ennemi qui peut nous obliger ?

CAMILLE.

D’un serment solennel qui peut nous dégager ?

JULIE.

Vous déguisez en vain une chose trop claire :
Je vous vis encore hier entretenir Valère ;
Et l’accueil gracieux qu’il recevait de vous
Lui permet de nourrir un espoir assez doux.



CAMILLE.

Si je l’entretins hier et lui fis bon visage,
N’en imaginez rien qu’à son désavantage :
De mon contentement un autre était l’objet.
Mais pour sortir d’erreur sachez-en le sujet ;
Je garde à Curiace une amitié trop pure
Pour souffrir plus longtemps qu’on m’estime parjure.
Il vous souvient qu’à peine on voyait de sa sœur
Par un heureux hymen mon frère possesseur,
Quand, pour comble de joie, il obtint de mon père
Que de ses chastes feux je serais le salaire.
Ce jour nous fut propice et funeste à la fois :
Unissant nos maisons, il désunit nos rois ;
Un même instant conclut notre hymen et la guerre,
Fit naître notre espoir et le jeta par terre,
Nous ôta tout, sitôt qu’il nous eut tout promis,
Et nous faisant amants, il nous fit ennemis.
Combien nos déplaisirs parurent lors extrêmes !
Combien contre le ciel il vomit de blasphèmes !
Et combien de ruisseaux coulèrent de mes yeux !
Je ne vous le dis point, vous vîtes nos adieux ;
Vous avez vu depuis les troubles de mon âme ;
Vous savez pour la paix quels vœux a faits ma flamme,
Et quels pleurs j’ai versés à chaque événement,
Tantôt pour mon pays, tantôt pour mon amant.
Enfin mon désespoir parmi ces longs obstacles,
M’a fait avoir recours à la voix des oracles.
Écoutez si celui qui me fut hier rendu
Eut droit de rassurer mon esprit éperdu.
Ce Grec si renommé, qui depuis tant d’années
Au pied de l’Aventin prédit nos destinées,
Lui qu’Apollon jamais n’a fait parler à faux,
Me promit par ces vers la fin de mes travaux :
Albe et Rome demain prendront une autre face ;
Tes vœux sont exaucés, elles auront la paix,
Et tu seras unie avec ton Curiace,
Sans qu’aucun mauvais sort t’en sépare jamais. « 
Je pris sur cet oracle une entière assurance,
Et comme le succès passait mon espérance,
J’abandonnai mon âme à des ravissements
Qui passaient les transports des plus heureux amants.
Jugez de leur excès : je rencontrai Valère,
Et contre sa coutume, il ne put me déplaire,
Il me parla d’amour sans me donner d’ennui :
Je ne m’aperçus pas que je parlais à lui ;
Je ne lui pus montrer de mépris ni de glace :
Tout ce que je voyais me semblait Curiace ;
Tout ce qu’on me disait me parlait de ses feux ;
Tout ce que je disais l’assurait de mes vœux.
Le combat général aujourd’hui se hasarde ;
J’en sus hier la nouvelle, et je n’y pris pas garde :
Mon esprit rejetait ces funestes objets,
Charmé des doux pensers d’hymen et de la paix.
La nuit a dissipé des erreurs si charmantes :
Mille songes affreux, mille images sanglantes,
Ou plutôt mille amas de carnage et d’horreur,
M’ont arraché ma joie et rendu ma terreur.
J’ai vu du sang, des morts, et n’ai rien vu de suite ;
Un spectre en paraissant prenait soudain la fuite ;
Ils s’effaçaient l’un l’autre, et chaque illusion
Redoublait mon effroi par sa confusion.

JULIE.

C’est en contraire sens qu’un songe s’interprète.

CAMILLE.

Je le dois croire ainsi, puisque je le souhaite ;
Mais je me trouve enfin, malgré tous mes souhaits,
Au jour d’une bataille, et non pas d’une paix.

JULIE.

Par là finit la guerre, et la paix lui succède.

CAMILLE.

Dure à jamais le mal, s’il y faut ce remède !
Soit que Rome y succombe ou qu’Albe ait le dessous,
Cher amant, n’attends plus d’être un jour mon époux ;
Jamais, jamais ce nom ne sera pour un homme
Qui soit ou le vainqueur, ou l’esclave de Rome.
Mais quel objet nouveau se présente en ces lieux ?
Est-ce toi, Curiace ? En croirai-je mes yeux ?

Scène III.

CURIACE, CAMILLE, JULIE.

CURIACE.

N’en doutez point, Camille, et revoyez un homme
Qui n’est ni le vainqueur ni l’esclave de Rome ;
Cessez d’appréhender de voir rougir mes mains
Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.
J’ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire
Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire ;
Et comme également en cette extrémité
Je craignais la victoire et la captivité…

CAMILLE.

Curiace, il suffit, je devine le reste :
Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste,
Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas,
Dérobe à ton pays le secours de ton bras.
Qu’un autre considère ici ta renommée,
Et te blâme, s’il veut, de m’avoir trop aimée ;
Ce n’est point à Camille à t’en mésestimer :
Plus ton amour paraît, plus elle doit t’aimer ;
Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t’ont vu naître,
Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paraître.
Mais as-tu vu mon père, et peut-il endurer
Qu’ainsi dans sa maison tu t’oses retirer ?
Ne préfère-t-il point l’état à sa famille ?
Ne regarde-t-il point Rome plus que sa fille ?
Enfin notre bonheur est-il bien affermi ?
T’a-t-il vu comme gendre, ou bien comme ennemi ?

CURIACE.

Il m’a vu comme gendre, avec une tendresse
Qui témoignait assez une entière allégresse ;
Mais il ne m’a point vu, par une trahison,
Indigne de l’honneur d’entrer dans sa maison.
Je n’abandonne point l’intérêt de ma ville,
J’aime encor mon honneur en adorant Camille.
Tant qu’a duré la guerre, on m’a vu constamment
Aussi bon citoyen que véritable amant.
D’Albe avec mon amour j’accordais la querelle :
Je soupirais pour vous en combattant pour elle ;
Et s’il fallait encor que l’on en vînt aux coups,
Je combattrais pour elle en soupirant pour vous.
Oui, malgré les désirs de mon âme charmée,
Si la guerre durait, je serais dans l’armée :
C’est la paix qui chez vous me donne un libre accès,
La paix à qui nos feux doivent ce beau succès.

CAMILLE.

La paix ! Et le moyen de croire un tel miracle ?

JULIE.

Camille, pour le moins croyez-en votre oracle,
Et sachons pleinement par quels heureux effets
L’heure d’une bataille a produit cette paix.

CURIACE.

L’aurait-on jamais cru ? Déjà les deux armées,
D’une égale chaleur au combat animées,
Se menaçaient des yeux, et marchant fièrement,
N’attendaient, pour donner, que le commandement,
Quand notre dictateur devant les rangs s’avance,
Demande à votre prince un moment de silence,
Et l’ayant obtenu :  » que faisons-nous, Romains,
Dit-il, et quel démon nous fait venir aux mains ?
Souffrons que la raison éclaire enfin nos âmes :
Nous sommes vos voisins, nos filles sont vos femmes,
Et l’hymen nous a joints par tant et tant de nœuds,
Qu’il est peu de nos fils qui ne soient vos neveux.
Nous ne sommes qu’un sang et qu’un peuple en deux villes :
Pourquoi nous déchirer par des guerres civiles,
Où la mort des vaincus affaiblit les vainqueurs,
Et le plus beau triomphe est arrosé de pleurs ?
Nos ennemis communs attendent avec joie
Qu’un des partis défait leur donne l’autre en proie,
Lassé, demi-rompu, vainqueur, mais, pour tout fruit,
Dénué d’un secours par lui-même détruit.
Ils ont assez longtemps joui de nos divorces ;
Contre eux dorénavant joignons toutes nos forces,
Et noyons dans l’oubli ces petits différends
Qui de si bons guerriers font de mauvais parents.
Que si l’ambition de commander aux autres
Fait marcher aujourd’hui vos troupes et les nôtres,
Pourvu qu’à moins de sang nous voulions l’apaiser,
Elle nous unira, loin de nous diviser.
Nommons des combattants pour la cause commune :
Que chaque peuple aux siens attache sa fortune ;
Et suivant ce que d’eux ordonnera le sort,
Que le faible parti prenne loi du plus fort ;
Mais sans indignité pour des guerriers si braves,
Qu’ils deviennent sujets sans devenir esclaves,
Sans honte, sans tribut, et sans autre rigueur
Que de suivre en tous lieux les drapeaux du vainqueur.
Ainsi nos deux états ne feront qu’un empire.  »
Il semble qu’à ces mots notre discorde expire :
Chacun, jetant les yeux dans un rang ennemi,
Reconnaît un beau-frère, un cousin, un ami ;
Ils s’étonnent comment leurs mains, de sang avides,
Volaient, sans y penser, à tant de parricides,
Et font paraître un front couvert tout à la fois
D’horreur pour la bataille, et d’ardeur pour ce choix.
Enfin l’offre s’accepte, et la paix désirée
Sous ces conditions est aussitôt jurée :
Trois combattront pour tous ; mais pour les mieux choisir,
Nos chefs ont voulu prendre un peu plus de loisir :
Le vôtre est au sénat, le nôtre dans sa tente.

CAMILLE.

Ô dieux, que ce discours rend mon âme contente !

CURIACE.

Dans deux heures au plus, par un commun accord,
Le sort de nos guerriers réglera notre sort.
Cependant tout est libre, attendant qu’on les nomme :
Rome est dans notre camp, et notre camp dans Rome ;
D’un et d’autre côté l’accès étant permis,
Chacun va renouer avec ses vieux amis.
Pour moi, ma passion m’a fait suivre vos frères ;
Et mes désirs ont eu des succès si prospères,

Que l’auteur de vos jours m’a promis à demain
Le bonheur sans pareil de vous donner la main.
Vous ne deviendrez pas rebelle à sa puissance ?

CAMILLE.

Le devoir d’une fille est en l’obéissance.

CURIACE.

Venez donc recevoir ce doux commandement,
Qui doit mettre le comble à mon contentement.

CAMILLE.

Je vais suivre vos pas, mais pour revoir mes frères,
Et savoir d’eux encor la fin de nos misères.

JULIE.

Allez, et cependant au pied de nos autels
J’irai rendre pour vous grâces aux immortels.

ACTE II

Scène première

HORACE, CURIACE.

CURIACE.

Ainsi Rome n’a point séparé son estime ;
Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime :
Cette superbe ville en vos frères et vous
Trouve les trois guerriers qu’elle préfère à tous ;
Et son illustre ardeur d’oser plus que les autres,
D’une seule maison brave toutes les nôtres :
Nous croirons, à la voir toute entière en vos mains,
Que hors les fils d’Horace il n’est point de Romains.
Ce choix pouvait combler trois familles de gloire,
Consacrer hautement leurs noms à la mémoire :
Oui, l’honneur que reçoit la vôtre par ce choix,
En pouvait à bon titre immortaliser trois ;
Et puisque c’est chez vous que mon heur et ma flamme
M’ont fait placer ma sœur et choisir une femme,
Ce que je vais vous être et ce que je vous suis
Me font y prendre part autant que je le puis ;
Mais un autre intérêt tient ma joie en contrainte,
Et parmi ses douceurs mêle beaucoup de crainte :
La guerre en tel éclat a mis votre valeur,
Que je tremble pour Albe et prévois son malheur :
Puisque vous combattez, sa perte est assurée ;
En vous faisant nommer, le destin l’a jurée.
Je vois trop dans ce choix ses funestes projets,
Et me compte déjà pour un de vos sujets.

HORACE.

Loin de trembler pour Albe, il vous faut plaindre Rome,
Voyant ceux qu’elle oublie, et les trois qu’elle nomme.
C’est un aveuglement pour elle bien fatal,
D’avoir tant à choisir, et de choisir si mal.
Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d’elle
Pouvaient bien mieux que nous soutenir sa querelle ;
Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
La gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil ;
Mon esprit en conçoit une mâle assurance :
J’ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance ;
Et du sort envieux quels que soient les projets,
Je ne me compte point pour un de vos sujets.
Rome a trop cru de moi ; mais mon âme ravie
Remplira son attente, ou quittera la vie.
Qui veut mourir, ou vaincre, est vaincu rarement :
Ce noble désespoir périt malaisément.
Rome, quoi qu’il en soit, ne sera point sujette,
Que mes derniers soupirs n’assurent ma défaite.

CURIACE.

Hélas ! C’est bien ici que je dois être plaint.
Ce que veut mon pays, mon amitié le craint.
Dures extrémités, de voir Albe asservie,
Ou sa victoire au prix d’une si chère vie,
Et que l’unique bien où tendent ses désirs
S’achète seulement par vos derniers soupirs !
Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ?
De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre ;
De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.

HORACE.

Quoi ! Vous me pleureriez mourant pour mon pays !
Pour un cœur généreux ce trépas a des charmes ;
La gloire qui le suit ne souffre point de larmes,
Et je le recevrais en bénissant mon sort,
Si Rome et tout l’état perdaient moins en ma mort.

CURIACE.

À vos amis pourtant permettez de le craindre ;
Dans un si beau trépas ils sont les seuls à plaindre :
La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ;
Il vous fait immortel, et les rend malheureux :
On perd tout quand on perd un ami si fidèle.
Mais Flavian m’apporte ici quelque nouvelle.

ACTE II
Scène II

HORACE, CURIACE, FLAVIAN.

CURIACE.

Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?

FLAVIAN.

Je viens pour vous l’apprendre.

CURIACE.

Eh bien, qui sont les trois ?

FLAVIAN.

Vos deux frères et vous.

CURIACE.

Qui ?

FLAVIAN.

Vous et vos deux frères.
Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères ?
Ce choix vous déplaît-il ?

CURIACE.

Non, mais il me surprend :
Je m’estimais trop peu pour un honneur si grand.

FLAVIAN.

Dirai-je au dictateur, dont l’ordre ici m’envoie,
Que vous le recevez avec si peu de joie ?
Ce morne et froid accueil me surprend à mon tour.

CURIACE.

Dis-lui que l’amitié, l’alliance et l’amour
Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
Ne servent leur pays contre les trois Horaces.

FLAVIAN.

Contre eux ! Ah ! C’est beaucoup me dire en peu de mots.

CURIACE.

Porte-lui ma réponse, et nous laisse en repos.

ACTE II
Scène III

HORACE, CURIACE.

CURIACE.

Que désormais le ciel, les enfers et la terre
Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre ;
Que les hommes, les dieux, les démons et le sort
Préparent contre nous un général effort !
Je mets à faire pis, en l’état où nous sommes,
Le sort, et les démons, et les dieux, et les hommes.
Ce qu’ils ont de cruel, et d’horrible et d’affreux,
L’est bien moins que l’honneur qu’on nous fait à tous deux.



HORACE.

Le sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière ;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups,
D’une simple vertu c’est l’effet ordinaire :
Mille déjà l’ont fait, mille pourraient le faire ;
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu’on briguerait en foule une si belle mort ;
Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime,
S’attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d’une femme et l’amant d’une sœur,
Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie
Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n’appartenait qu’à nous ;
L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.

CURIACE.

Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr.
L’occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare ;
Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D’aller par ce chemin à l’immortalité.
À quelque prix qu’on mette une telle fumée,
L’obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l’ose dire, et vous l’avez pu voir,
Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir ;
Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance,
N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet
Qu’elle m’estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ;
J’ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme :
Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc,
Près d’épouser la sœur, qu’il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j’ai le sort si contraire.
Encor qu’à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur ;
J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie,
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m’émeut sans m’ébranler :
J’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ;
Et si Rome demande une vertu plus haute,
Je rends grâces aux dieux de n’être pas romain,
Pour conserver encor quelque chose d’humain.

HORACE.

Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être ;
Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître.
La solide vertu dont je fais vanité
N’admet point de faiblesse avec sa fermeté ;
Et c’est mal de l’honneur entrer dans la carrière
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ;
Je l’envisage entier, mais je n’en frémis point :
Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie,
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie ;
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose,
À faire ce qu’il doit lâchement se dispose ;
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n’examine rien :
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère ;
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

CURIACE.

Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue ;
Mais cette âpre vertu ne m’était pas connue ;
Comme notre malheur elle est au plus haut point :
Souffrez que je l’admire et ne l’imite point.

HORACE.

Non, non, n’embrassez pas de vertu par contrainte ;
Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
En toute liberté goûtez un bien si doux ;
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
Je vais revoir la vôtre, et résoudre son âme
À se bien souvenir qu’elle est toujours ma femme,
À vous aimer encor, si je meurs par vos mains,
Et prendre en son malheur des sentiments romains

ACTE II
Scène IV

HORACE, CURIACE, CAMILLE.

HORACE.

Avez-vous su l’état qu’on fait de Curiace,
Ma sœur ?

CAMILLE.

Hélas ! Mon sort a bien changé de face.

HORACE.

Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur ;
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier d’un frère,
Mais en homme d’honneur qui fait ce qu’il doit faire,
Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous,
Par sa haute vertu, qu’il est digne de vous.
Comme si je vivais, achevez l’hyménée ;
Mais si ce fer aussi tranche sa destinée,
Faites à ma victoire un pareil traitement :
Ne me reprochez point la mort de votre amant.
Vos larmes vont couler, et votre cœur se presse.
Consumez avec lui toute cette faiblesse,
Querellez ciel et terre, et maudissez le sort ;
Mais après le combat ne pensez plus au mort.
Je ne vous laisserai qu’un moment avec elle,
Puis nous irons ensemble où l’honneur nous appelle.

ACTE II
Scène V

HORACE, CAMILLE.

CAMILLE.

Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?

CURIACE.

Hélas ! Je vois trop bien qu’il faut, quoi que je fasse,
Mourir, ou de douleur, ou de la main d’Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi,
Je maudis mille fois l’état qu’on fait de moi,
Je hais cette valeur qui fait qu’Albe m’estime ;
Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,
Elle se prend au ciel, et l’ose quereller ;
Je vous plains, je me plains ; mais il y faut aller.

CAMILLE.

Non ; je te connais mieux, tu veux que je te prie
Et qu’ainsi mon pouvoir t’excuse à ta patrie.
Tu n’es que trop fameux par tes autres exploits :
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n’a mieux que toi soutenu cette guerre ;
Autre de plus de morts n’a couvert notre terre :
Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien ;
Souffre qu’un autre ici puisse ennoblir le sien.

CURIACE.

Que je souffre à mes yeux qu’on ceigne une autre tête
Des lauriers immortels que la gloire m’apprête,
Ou que tout mon pays reproche à ma vertu
Qu’il aurait triomphé si j’avais combattu,
Et que sous mon amour ma valeur endormie
Couronne tant d’exploits d’une telle infamie !
Non, Albe, après l’honneur que j’ai reçu de toi,
Tu ne succomberas ni vaincras que par moi ;
Tu m’as commis ton sort, je t’en rendrai bon conte,
Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte.

CAMILLE.

Quoi ! Tu ne veux pas voir qu’ainsi tu me trahis !

CURIACE.

Avant que d’être à vous, je suis à mon pays.

CAMILLE.

Mais te priver pour lui toi-même d’un beau-frère,
Ta sœur de son mari !

CURIACE.

Telle est notre misère :
Le choix d’Albe et de Rome ôte toute douceur
Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur.

CAMILLE.

Tu pourras donc, cruel, me présenter sa tête,
Et demander ma main pour prix de ta conquête !

CURIACE.

Il n’y faut plus penser : en l’état où je suis,
Vous aimer sans espoir, c’est tout ce que je puis.
Vous en pleurez, Camille ?

CAMILLE.

Il faut bien que je pleure :
Mon insensible amant ordonne que je meure ;
Et quand l’hymen pour nous allume son flambeau,
Il l’éteint de sa main pour m’ouvrir le tombeau.
Ce cœur impitoyable à ma perte s’obstine,
Et dit qu’il m’aime encore alors qu’il m’assassine.

CURIACE.

Que les pleurs d’une amante ont de puissants discours,
Et qu’un bel œil est fort avec un tel secours !
Que mon cœur s’attendrit à cette triste vue !
Ma constance contre elle à regret s’évertue.
N’attaquez plus ma gloire avec tant de douleurs,
Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs ;
Je sens qu’elle chancelle, et défend mal la place :
Plus je suis votre amant, moins je suis Curiace.
Faible d’avoir déjà combattu l’amitié,
Vaincrait-elle à la fois l’amour et la pitié ?
Allez, ne m’aimez plus, ne versez plus de larmes,
Ou j’oppose l’offense à de si fortes armes ;
Je me défendrai mieux contre votre courroux,
Et pour le mériter, je n’ai plus d’yeux pour vous :
Vengez-vous d’un ingrat, punissez un volage.
Vous ne vous montrez point sensible à cet outrage !
Je n’ai plus d’yeux pour vous, vous en avez pour moi !
En faut-il plus encor ? Je renonce à ma foi.
Rigoureuse vertu dont je suis la victime,
Ne peux-tu résister sans le secours d’un crime ?

CAMILLE.

Ne fais point d’autre crime, et j’atteste les dieux
Qu’au lieu de t’en haïr, je t’en aimerai mieux ;
Oui, je te chérirai, tout ingrat et perfide,
Et cesse d’aspirer au nom de fratricide.
Pourquoi suis-je romaine, ou que n’es-tu romain ?
Je te préparerais des lauriers de ma main ;
Je t’encouragerais, au lieu de te distraire ;
Et je te traiterais comme j’ai fait mon frère.
Hélas ! J’étais aveugle en mes vœux aujourd’hui ;
J’en ai fait contre toi quand j’en ai fait pour lui.
Il revient : quel malheur, si l’amour de sa femme
Ne peut non plus sur lui que le mien sur ton âme !

ACTE II
Scène VI

HORACE, CURIACE, SABINE, CAMILLE.

CURIACE.

Dieux ! Sabine le suit. Pour ébranler mon cœur,
Est-ce peu de Camille ? Y joignez-vous ma sœur ?
Et laissant à ses pleurs vaincre ce grand courage,
L’amenez-vous ici chercher même avantage ?

SABINE.

Non, non, mon frère, non ; je ne viens en ce lieu
Que pour vous embrasser et pour vous dire adieu.
Votre sang est trop bon, n’en craignez rien de lâche,
Rien dont la fermeté de ces grands cœurs se fâche :
Si ce malheur illustre ébranlait l’un de vous,
Je le désavouerais pour frère ou pour époux.
Pourrais-je toutefois vous faire une prière
Digne d’un tel époux et digne d’un tel frère ?
Je veux d’un coup si noble ôter l’impiété,
À l’honneur qui l’attend rendre sa pureté,
La mettre en son éclat sans mélange de crimes ;
Enfin je vous veux faire ennemis légitimes.
Du saint nœud qui vous joint je suis le seul lien :
Quand je ne serai plus, vous ne vous serez rien.
Brisez votre alliance, et rompez-en la chaîne ;
Et puisque votre honneur veut des effets de haine,
Achetez par ma mort le droit de vous haïr :
Albe le veut, et Rome ; il faut leur obéir.
Qu’un de vous deux me tue, et que l’autre me venge :
Alors votre combat n’aura plus rien d’étrange ;
Et du moins l’un des deux sera juste agresseur,
Ou pour venger sa femme, ou pour venger sa sœur.
Mais quoi ? Vous souilleriez une gloire si belle,
Si vous vous animiez par quelque autre querelle :
Le zèle du pays vous défend de tels soins ;
Vous feriez peu pour lui si vous vous étiez moins :
Il lui faut, et sans haine, immoler un beau-frère.
Ne différez donc plus ce que vous devez faire :
Commencez par sa sœur à répandre son sang,
Commencez par sa femme à lui percer le flanc,
Commencez par Sabine à faire de vos vies
Un digne sacrifice à vos chères patries :
Vous êtes ennemis en ce combat fameux,
Vous d’Albe, vous de Rome, et moi de toutes deux.
Quoi ? Me réservez-vous à voir une victoire
Où pour haut appareil d’une pompeuse gloire,
Je verrai les lauriers d’un frère ou d’un mari
Fumer encor d’un sang que j’aurai tant chéri ?
Pourrai-je entre vous deux régler alors mon âme,
Satisfaire aux devoirs et de sœur et de femme,
Embrasser le vainqueur en pleurant le vaincu ?
Non, non, avant ce coup Sabine aura vécu :
Ma mort le préviendra, de qui que je l’obtienne ;
Le refus de vos mains y condamne la mienne.
Sus donc, qui vous retient ? Allez, cœurs inhumains,
J’aurai trop de moyens pour y forcer vos mains.
Vous ne les aurez point au combat occupées,
Que ce corps au milieu n’arrête vos épées ;
Et malgré vos refus, il faudra que leurs coups
Se fassent jour ici pour aller jusqu’à vous.

HORACE.

Ô ma femme !

CURIACE.

Ô ma sœur !

CAMILLE.

Courage ! Ils s’amollissent.

SABINE.

Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs,
Ces héros qu’Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?

HORACE.

Que t’ai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense
Qui t’oblige à chercher une telle vengeance ?
Que t’a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu
Avec toute ta force attaquer ma vertu ?
Du moins contente-toi de l’avoir étonnée,
Et me laisse achever cette grande journée.
Tu me viens de réduire en un étrange point ;
Aime assez ton mari pour n’en triompher point.
Va-t’en, et ne rends plus la victoire douteuse ;
La dispute déjà m’en est assez honteuse :
Souffre qu’avec honneur je termine mes jours.

SABINE.

Va, cesse de me craindre : on vient à ton secours.

ACTE II
Scène VII

Le vieil HORACE, HORACE, CURIACE, SABINE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Qu’est-ce-ci, mes enfants ? Écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse.
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse,
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups.

SABINE.

N’appréhendez rien d’eux, ils sont dignes de vous.
Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
Ce que vous souhaitez et d’un fils et d’un gendre ;
Et si notre faiblesse ébranlait leur honneur,
Nous vous laissons ici pour leur rendre du cœur.
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes :
Contre tant de vertus ce sont de faibles armes.
Ce n’est qu’au désespoir qu’il nous faut recourir.
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.

ACTE II
Scène VIII

Le vieil HORACE, HORACE, CURIACE.

HORACE.

Mon père, retenez des femmes qui s’emportent,
Et de grâce empêchez surtout qu’elles ne sortent.
Leur amour importun viendrait avec éclat
Par des cris et des pleurs troubler notre combat ;
Et ce qu’elles nous sont ferait qu’avec justice
On nous imputerait ce mauvais artifice.
L’honneur d’un si beau choix serait trop acheté,
Si l’on nous soupçonnait de quelque lâcheté.



Le vieil HORACE.

J’en aurai soin. Allez, vos frères vous attendent ;
Ne pensez qu’aux devoirs que vos pays demandent.

CURIACE.

Quel adieu vous dirai-je ? Et par quels compliments…

Le vieil HORACE.

Ah ! N’attendrissez point ici mes sentiments ;
Pour vous encourager ma voix manque de termes ;
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes ;
Moi-même en cet adieu j’ai les larmes aux yeux.
Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.

ACTE III

Scène première

SABINE.

Prenons parti, mon âme, en de telles disgrâces :
Soyons femme d’Horace, ou sœur des Curiaces ;
Cessons de partager nos inutiles soins ;
Souhaitons quelque chose, et craignons un peu moins.
Mais, las ! Quel parti prendre en un sort si contraire ?
Quel ennemi choisir, d’un époux ou d’un frère ?
La nature ou l’amour parle pour chacun d’eux,
Et la loi du devoir m’attache à tous les deux.
Sur leurs hauts sentiments réglons plutôt les nôtres ;
Soyons femme de l’un ensemble et sœur des autres :
Regardons leur honneur comme un souverain bien ;
Imitons leur constance, et ne craignons plus rien.
La mort qui les menace est une mort si belle,
Qu’il en faut sans frayeur attendre la nouvelle.
N’appelons point alors les destins inhumains ;
Songeons pour quelle cause, et non par quelles mains ;
Revoyons les vainqueurs, sans penser qu’à la gloire
Que toute leur maison reçoit de leur victoire ;
Et sans considérer aux dépens de quel sang
Leur vertu les élève en cet illustre rang,
Faisons nos intérêts de ceux de leur famille :
En l’une je suis femme, en l’autre je suis fille,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens,
Qu’on ne peut triompher que par les bras des miens.
Fortune, quelques maux que ta rigueur m’envoie,
J’ai trouvé les moyens d’en tirer de la joie,
Et puis voir aujourd’hui le combat sans terreur,
Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur.
Flatteuse illusion, erreur douce et grossière,
Vain effort de mon âme, impuissante lumière,
De qui le faux brillant prend droit de m’éblouir,
Que tu sais peu durer, et tôt t’évanouir !
Pareille à ces éclairs qui dans le fort des ombres
Poussent un jour qui fuit et rend les nuits plus sombres,
Tu n’as frappé mes yeux d’un moment de clarté
Que pour les abîmer dans plus d’obscurité.
Tu charmais trop ma peine, et le ciel, qui s’en fâche,
Me vend déjà bien cher ce moment de relâche.
Je sens mon triste cœur percé de tous les coups
Qui m’ôtent maintenant un frère ou mon époux.
Quand je songe à leur mort, quoi que je me propose,
Je songe par quels bras, et non pour quelle cause,
Et ne vois les vainqueurs en leur illustre rang
Que pour considérer aux dépens de quel sang.
La maison des vaincus touche seule mon âme :
En l’une je suis fille, en l’autre je suis femme,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens,
Qu’on ne peut triompher que par la mort des miens.
C’est là donc cette paix que j’ai tant souhaitée !
Trop favorables dieux, vous m’avez écoutée !
Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez,
Si même vos faveurs ont tant de cruautés ?
Et de quelle façon punissez-vous l’offense,
Si vous traitez ainsi les vœux de l’innocence ?

ACTE III,
Scène II

SABINE, JULIE.

SABINE.

En est-ce fait, Julie, et que m’apportez-vous ?
Est-ce la mort d’un frère, ou celle d’un époux ?
Le funeste succès de leurs armes impies
De tous les combattants a-t-il fait des hosties,
Et m’enviant l’horreur que j’aurais des vainqueurs,
Pour tous tant qu’ils étaient demande-t-il mes pleurs ?

JULIE.

Quoi ? Ce qui s’est passé, vous l’ignorez encore ?

SABINE.

Vous faut-il étonner de ce que je l’ignore,
Et ne savez-vous point que de cette maison
Pour Camille et pour moi l’on fait une prison ?
Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes ;
Sans cela nous serions au milieu de leurs armes,
Et par les désespoirs d’une chaste amitié,
Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.

JULIE.

Il n’était pas besoin d’un si tendre spectacle :
Leur vue à leur combat apporte assez d’obstacle.
Sitôt qu’ils ont paru prêts à se mesurer,
On a dans les deux camps entendu murmurer :
À voir de tels amis, des personnes si proches,
Venir pour leur patrie aux mortelles approches,
L’un s’émeut de pitié, l’autre est saisi d’horreur,
L’autre d’un si grand zèle admire la fureur ;
Tel porte jusqu’aux cieux leur vertu sans égale,
Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale.
Ces divers sentiments n’ont pourtant qu’une voix ;
Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix ;
Et ne pouvant souffrir un combat si barbare,
On s’écrie, on s’avance, enfin on les sépare.

SABINE.

Que je vous dois d’encens, grands dieux, qui m’exaucez !

JULIE.

Vous n’êtes pas, Sabine, encore où vous pensez :

Vous pouvez espérer, vous avez moins à craindre ;
Mais il vous reste encore assez de quoi vous plaindre.
En vain d’un sort si triste on les veut garantir ;
Ces cruels généreux n’y peuvent consentir :
La gloire de ce choix leur est si précieuse,
Et charme tellement leur âme ambitieuse,
Qu’alors qu’on les déplore ils s’estiment heureux,
Et prennent pour affront la pitié qu’on a d’eux.
Le trouble des deux camps souille leur renommée ;
Ils combattront plutôt et l’une et l’autre armée,
Et mourront par les mains qui leur font d’autres lois,
Que pas un d’eux renonce aux honneurs d’un tel choix.

SABINE.

Quoi ? Dans leur dureté ces cœurs d’acier s’obstinent !

JULIE.

Oui, mais d’autre côté les deux camps se mutinent,
Et leurs cris, des deux parts poussés en même temps,
Demandent la bataille, ou d’autres combattants.
La présence des chefs à peine est respectée,
Leur pouvoir est douteux, leur voix mal écoutée ;
Le roi même s’étonne ; et pour dernier effort :
 » puisque chacun, dit-il, s’échauffe en ce discord,
Consultons des grands dieux la majesté sacrée,
Et voyons si ce change à leurs bontés agrée.
Quel impie osera se prendre à leur vouloir,
Lorsqu’en un sacrifice ils nous l’auront fait voir ?  »
Il se tait, et ces mots semblent être des charmes ;
Même aux six combattants ils arrachent les armes ;
Et ce désir d’honneur qui leur ferme les yeux,
Tout aveugle qu’il est, respecte encor les dieux.
Leur plus bouillante ardeur cède à l’avis de Tulle ;
Et soit par déférence, ou par un prompt scrupule,
Dans l’une et l’autre armée on s’en fait une loi,
Comme si toutes deux le connaissaient pour roi.
Le reste s’apprendra par la mort des victimes.

SABINE.

Les dieux n’avoueront point un combat plein de crimes ;
J’en espère beaucoup, puisqu’il est différé,
Et je commence à voir ce que j’ai désiré.

ACTE III
Scène III

SABINE, CAMILLE, JULIE.

SABINE.

Ma sœur, que je vous die une bonne nouvelle.

CAMILLE.

Je pense la savoir, s’il faut la nommer telle.
On l’a dite à mon père, et j’étais avec lui ;
Mais je n’en conçois rien qui flatte mon ennui.
Ce délai de nos maux rendra leurs coups plus rudes ;
Ce n’est qu’un plus long terme à nos inquiétudes ;
Et tout l’allégement qu’il en faut espérer,
C’est de pleurer plus tard ceux qu’il faudra pleurer.

SABINE.

Les dieux n’ont pas en vain inspiré ce tumulte.

CAMILLE.

Disons plutôt, ma sœur, qu’en vain on les consulte.
Ces mêmes dieux à Tulle ont inspiré ce choix ;
Et la voix du public n’est pas toujours leur voix ;
Ils descendent bien moins dans de si bas étages
Que dans l’âme des rois, leurs vivantes images,
De qui l’indépendante et sainte autorité
Est un rayon secret de leur divinité.

JULIE.

C’est vouloir sans raison vous former des obstacles
Que de chercher leur voix ailleurs qu’en leurs oracles ;
Et vous ne vous pouvez figurer tout perdu,
Sans démentir celui qui vous fut hier rendu.

CAMILLE.

Un oracle jamais ne se laisse comprendre :
On l’entend d’autant moins que plus on croit l’entendre ;
Et loin de s’assurer sur un pareil arrêt,
Qui n’y voit rien d’obscur doit croire que tout l’est.

SABINE.

Sur ce qui fait pour nous prenons plus d’assurance,
Et souffrons les douceurs d’une juste espérance.
Quand la faveur du ciel ouvre à demi ses bras,
Qui ne s’en promet rien ne la mérite pas ;
Il empêche souvent qu’elle ne se déploie,
Et lorsqu’elle descend, son refus la renvoie.

CAMILLE.

Le ciel agit sans nous en ces événements,
Et ne les règle point dessus nos sentiments.

JULIE.

Il ne vous a fait peur que pour vous faire grâce.
Adieu : je vais savoir comme enfin tout se passe.
Modérez vos frayeurs ; j’espère à mon retour
Ne vous entretenir que de propos d’amour,
Et que nous n’emploierons la fin de la journée
Qu’aux doux préparatifs d’un heureux hyménée.

SABINE.

J’ose encor l’espérer.

CAMILLE.

Moi, je n’espère rien.

JULIE.

L’effet vous fera voir que nous en jugeons bien.

ACTE III
Scène IV

SABINE, CAMILLE.

SABINE.

Parmi nos déplaisirs souffrez que je vous blâme :
Je ne puis approuver tant de trouble en votre âme ;
Que feriez-vous, ma sœur, au point où je me vois,
Si vous aviez à craindre autant que je le dois,
Et si vous attendiez de leurs armes fatales
Des maux pareils aux miens, et des pertes égales ?

CAMILLE.

Parlez plus sainement de vos maux et des miens :
Chacun voit ceux d’autrui d’un autre œil que les siens ;
Mais à bien regarder ceux où le ciel me plonge,
Les vôtres auprès d’eux vous sembleront un songe.
La seule mort d’Horace est à craindre pour vous.
Des frères ne sont rien à l’égal d’un époux ;
L’hymen qui nous attache en une autre famille
Nous détache de celle où l’on a vécu fille ;
On voit d’un œil divers des nœuds si différents,
Et pour suivre un mari l’on quitte ses parents ;
Mais si près d’un hymen, l’amant que donne un père
Nous est moins qu’un époux, et non pas moins qu’un frère ;
Nos sentiments entre eux demeurent suspendus,
Notre choix impossible, et nos vœux confondus.
Ainsi, ma sœur, du moins vous avez dans vos plaintes
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes ;
Mais si le ciel s’obstine à nous persécuter,
Pour moi, j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter.

SABINE.

Quand il faut que l’un meure et par les mains de l’autre,
C’est un raisonnement bien mauvais que le vôtre.
Quoique ce soient, ma sœur, des nœuds bien différents,
C’est sans les oublier qu’on quitte ses parents :
L’hymen n’efface point ces profonds caractères ;
Pour aimer un mari, l’on ne hait pas ses frères :
La nature en tout temps garde ses premiers droits ;
Aux dépens de leur vie on ne fait point de choix :
Aussi bien qu’un époux ils sont d’autres nous-mêmes ;
Et tous maux sont pareils alors qu’ils sont extrêmes.
Mais l’amant qui vous charme et pour qui vous brûlez
Ne vous est, après tout, que ce que vous voulez ;
Une mauvaise humeur, un peu de jalousie,
En fait assez souvent passer la fantaisie ;
Ce que peut le caprice, osez-le par raison,
Et laissez votre sang hors de comparaison :
C’est crime qu’opposer des liens volontaires
À ceux que la naissance a rendus nécessaires.
Si donc le ciel s’obstine à nous persécuter,
Seule j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter ;
Mais pour vous, le devoir vous donne, dans vos plaintes,
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes.

CAMILLE.

Je le vois bien, ma sœur, vous n’aimâtes jamais ;
Vous ne connaissez point ni l’amour ni ses traits :
On peut lui résister quand il commence à naître,
Mais non pas le bannir quand il s’est rendu maître,
Et que l’aveu d’un père, engageant notre foi,
A fait de ce tyran un légitime roi :
Il entre avec douceur, mais il règne par force ;
Et quand l’âme une fois a goûté son amorce,
Vouloir ne plus aimer, c’est ce qu’elle ne peut,
Puisqu’elle ne peut plus vouloir que ce qu’il veut :
Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles.

ACTE III
Scène V

Le vieil HORACE, SABINE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles ; mais en vain je voudrais vous celer
Ce qu’on ne vous saurait longtemps dissimuler :
Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l’ordonnent.

SABINE.

Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent ;
Et je m’imaginais dans la divinité
Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point : contre tant d’infortune
La pitié parle en vain, la raison importune.
Nous avons en nos mains la fin de nos douleurs,
Et qui veut bien mourir peut braver les malheurs.
Nous pourrions aisément faire en votre présence
De notre désespoir une fausse constance ;
Mais quand on peut sans honte être sans fermeté,
L’affecter au dehors, c’est une lâcheté ;
L’usage d’un tel art, nous le laissons aux hommes,
Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.
Nous ne demandons point qu’un courage si fort
S’abaisse à notre exemple à se plaindre du sort.
Recevez sans frémir ces mortelles alarmes ;
Voyez couler nos pleurs sans y mêler vos larmes ;
Enfin, pour toute grâce, en de tels déplaisirs,
Gardez votre constance, et souffrez nos soupirs.

Le vieil HORACE.

Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre,
Je crois faire beaucoup de m’en pouvoir défendre,
Et céderais peut-être à de si rudes coups,
Si je prenais ici même intérêt que vous :
Non qu’Albe par son choix m’ait fait haïr vos frères,
Tous trois me sont encor des personnes bien chères ;
Mais enfin l’amitié n’est pas du même rang,
Et n’a point les effets de l’amour ni du sang ;
Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente
Sabine comme sœur, Camille comme amante :
Je puis les regarder comme nos ennemis,
Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.
Ils sont, grâces aux dieux, dignes de leur patrie ;
Aucun étonnement n’a leur gloire flétrie ;
Et j’ai vu leur honneur croître de la moitié,
Quand ils ont des deux camps refusé la pitié.
Si par quelque faiblesse ils l’avoient mendiée,
Si leur haute vertu ne l’eût répudiée,
Ma main bientôt sur eux m’eût vengé hautement
De l’affront que m’eût fait ce mol consentement.
Mais lorsqu’en dépit d’eux on en a voulu d’autres,
Je ne le cèle point, j’ai joint mes vœux aux vôtres.
Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix,
Albe serait réduite à faire un autre choix ;
Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaces
Sans voir leurs bras souillés du sang des Curiaces,
Et de l’événement d’un combat plus humain
Dépendrait maintenant l’honneur du nom romain.
La prudence des dieux autrement en dispose ;
Sur leur ordre éternel mon esprit se repose :
Il s’arme en ce besoin de générosité,
Et du bonheur public fait sa félicité.
Tâchez d’en faire autant pour soulager vos peines,
Et songez toutes deux que vous êtes romaines :
Vous l’êtes devenue, et vous l’êtes encor ;
Un si glorieux titre est un digne trésor.
Un jour, un jour viendra que par toute la terre
Rome se fera craindre à l’égal du tonnerre,
Et que tout l’univers tremblant dessous ses lois,
Ce grand nom deviendra l’ambition des rois :
Les dieux à notre Énée ont promis cette gloire.

ACTE III
Scène VI

Le vieil HORACE, SABINE, CAMILLE, JULIE.

Le vieil HORACE.

Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?

JULIE.

Mais plutôt du combat les funestes effets :
Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

Le vieil HORACE.

Ô d’un triste combat effet vraiment funeste !
Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir
Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir !
Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ;
Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie :
Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

JULIE.

Mille, de nos remparts, comme moi l’ont pu voir.
Il s’est fait admirer tant qu’ont duré ses frères ;
Mais comme il s’est vu seul contre trois adversaires,
Près d’être enfermé d’eux, sa fuite l’a sauvé.

Le vieil HORACE.

Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé ?
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?

JULIE.

Je n’ai rien voulu voir après cette défaite.

CAMILLE.

Ô mes frères !

Le vieil HORACE.

Tout beau, ne les pleurez pas tous ;
Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte ;
La gloire de leur mort m’a payé de leur perte :
Ce bonheur a suivi leur courage invaincu,
Qu’ils ont vu Rome libre autant qu’ils ont vécu,
Et ne l’auront point vue obéir qu’à son prince,
Ni d’un état voisin devenir la province.
Pleurez l’autre, pleurez l’irréparable affront
Que sa fuite honteuse imprime à notre front ;
Pleurez le déshonneur de toute notre race,
Et l’opprobre éternel qu’il laisse au nom d’Horace.

JULIE.

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

Le vieil HORACE.

Qu’il mourût,
Ou qu’un beau désespoir alors le secourût.
N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard sujette ;
Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris,
Et c’était de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie ;
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie ;
Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
Met d’autant plus ma honte avec la sienne au jour.
J’en romprai bien le cours, et ma juste colère,
Contre un indigne fils usant des droits d’un père,
Saura bien faire voir dans sa punition
L’éclatant désaveu d’une telle action.

SABINE.

Écoutez un peu moins ces ardeurs généreuses,
Et ne nous rendez point tout à fait malheureuses.

Le vieil HORACE.

Sabine, votre cœur se console aisément ;
Nos malheurs jusqu’ici vous touchent faiblement.
Vous n’avez point encor de part à nos misères :
Le ciel vous a sauvé votre époux et vos frères ;
Si nous sommes sujets, c’est de votre pays ;
Vos frères sont vainqueurs quand nous sommes trahis ;
Et voyant le haut point où leur gloire se monte,
Vous regardez fort peu ce qui nous vient de honte.
Mais votre trop d’amour pour cet infâme époux
Vous donnera bientôt à plaindre comme à nous.
Vos pleurs en sa faveur sont de faibles défenses :
J’atteste des grands dieux les suprêmes puissances
Qu’avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains
Laveront dans son sang la honte des Romains.

SABINE.

Suivons-le promptement, la colère l’emporte.
Dieux ! Verrons-nous toujours des malheurs de la sorte ?
Nous faudra-t-il toujours en craindre de plus grands,
Et toujours redouter la main de nos parents ?

ACTE IV

Scène première

Le vieil HORACE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Ne me parlez jamais en faveur d’un infâme ;
Qu’il me fuie à l’égal des frères de sa femme :
Pour conserver un sang qu’il tient si précieux,
Il n’a rien fait encore s’il n’évite mes yeux.
Sabine y peut mettre ordre, ou derechef j’atteste
Le souverain pouvoir de la troupe céleste…

CAMILLE.

Ah ! Mon père, prenez un plus doux sentiment ;
Vous verrez Rome même en user autrement ;
Et de quelque malheur que le ciel l’ait comblée,
Excuser la vertu sous le nombre accablée.

Le vieil HORACE.

Le jugement de Rome est peu pour mon regard,
Camille ; je suis père, et j’ai mes droits à part.
Je sais trop comme agit la vertu véritable :
C’est sans en triompher que le nombre l’accable ;
Et sa mâle vigueur, toujours en même point,
Succombe sous la force, et ne lui cède point.
Taisez-vous, et sachons ce que nous veut Valère.

ACTE IV
Scène II

Le vieil HORACE, VALÈRE, CAMILLE.

VALÈRE.

Envoyé par le roi pour consoler un père,
Et pour lui témoigner…

Le vieil HORACE.

N’en prenez aucun soin :
C’est un soulagement dont je n’ai pas besoin ;

Et j’aime mieux voir morts que couverts d’infamie
Ceux que vient de m’ôter une main ennemie.
Tous deux pour leur pays sont morts en gens d’honneur ;
Il me suffit.

VALÈRE.

Mais l’autre est un rare bonheur ;
De tous les trois chez vous il doit tenir la place.

Le vieil HORACE.

Que n’a-t-on vu périr en lui le nom d’Horace !

VALÈRE.

Seul vous le maltraitez après ce qu’il a fait.

Le vieil HORACE.

C’est à moi seul aussi de punir son forfait.

VALÈRE.

Quel forfait trouvez-vous en sa bonne conduite ?

Le vieil HORACE.

Quel éclat de vertu trouvez-vous en sa fuite ?

VALÈRE.

La fuite est glorieuse en cette occasion.

Le vieil HORACE.

Vous redoublez ma honte et ma confusion.
Certes, l’exemple est rare et digne de mémoire,
De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.

VALÈRE.

Quelle confusion, et quelle honte à vous
D’avoir produit un fils qui nous conserve tous,
Qui fait triompher Rome, et lui gagne un empire ?
À quels plus grands honneurs faut-il qu’un père aspire ?

Le vieil HORACE.

Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin,
Lorsqu’Albe sous ses lois range notre destin ?

VALÈRE.

Que parlez-vous ici d’Albe et de sa victoire ?
Ignorez-vous encor la moitié de l’histoire ?

Le vieil HORACE.

Je sais que par sa fuite il a trahi l’état.

VALÈRE.

Oui, s’il eût en fuyant terminé le combat ;

Mais on a bientôt vu qu’il ne fuyait qu’en homme
Qui savait ménager l’avantage de Rome.

Le vieil HORACE.

Quoi, Rome donc triomphe !

VALÈRE.

Apprenez, apprenez
La valeur de ce fils qu’à tort vous condamnez.
Resté seul contre trois, mais en cette aventure
Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux,
Il sait bien se tirer d’un pas si dangereux ;
Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu’elle abuse.
Chacun le suit d’un pas ou plus ou moins pressé,
Selon qu’il se rencontre ou plus ou moins blessé ;
Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite ;
Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.
Horace, les voyant l’un de l’autre écartés,
Se retourne, et déjà les croit demi-domptés :
Il attend le premier, et c’était votre gendre.
L’autre, tout indigné qu’il ait osé l’attendre,
En vain en l’attaquant fait paraître un grand cœur ;
Le sang qu’il a perdu ralentit sa vigueur.
Albe à son tour commence à craindre un sort contraire ;
Elle crie au second qu’il secoure son frère :
Il se hâte et s’épuise en efforts superflus ;
Il trouve en les joignant que son frère n’est plus.

CAMILLE.

Hélas !

VALÈRE.

Tout hors d’haleine il prend pourtant sa place,
Et redouble bientôt la victoire d’Horace :
Son courage sans force est un débile appui ;
Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.
L’air résonne des cris qu’au ciel chacun envoie ;
Albe en jette d’angoisse, et les Romains de joie.
Comme notre héros se voit près d’achever,
C’est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver :
 » j’en viens d’immoler deux aux mânes de mes frères ;
Rome aura le dernier de mes trois adversaires,
C’est à ses intérêts que je vais l’immoler,  »
Dit-il ; et tout d’un temps on le voit y voler.
La victoire entre eux deux n’était pas incertaine ;
L’Albain percé de coups ne se traînait qu’à peine,
Et comme une victime aux marches de l’autel,
Il semblait présenter sa gorge au coup mortel :
Aussi le reçoit-il, peu s’en faut, sans défense,
Et son trépas de Rome établit la puissance.

 


Le vieil HORACE.

Ô mon fils ! Ô ma joie ! Ô l’honneur de nos jours !
Ô d’un état penchant l’inespéré secours !
Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace !
Appui de ton pays, et gloire de ta race !
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d’allégresse ?

VALÈRE.

Vos caresses bientôt pourront se déployer :
Le roi dans un moment vous le va renvoyer,
Et remet à demain la pompe qu’il prépare
D’un sacrifice aux dieux pour un bonheur si rare ;
Aujourd’hui seulement on s’acquitte vers eux
Par des chants de victoire et par de simples vœux.
C’est où le roi le mène, et tandis il m’envoie
Faire office vers vous de douleur et de joie ;
Mais cet office encor n’est pas assez pour lui ;
Il y viendra lui-même, et peut-être aujourd’hui :
Il croit mal reconnaître une vertu si pure,
Si de sa propre bouche il ne vous en assure,
S’il ne vous dit chez vous combien vous doit l’état.

Le vieil HORACE.

De tels remercîments ont pour moi trop d’éclat,
Et je me tiens déjà trop payé par les vôtres
Du service d’un fils, et du sang des deux autres.

VALÈRE.

Il ne sait ce que c’est d’honorer à demi ;
Et son sceptre arraché des mains de l’ennemi
Fait qu’il tient cet honneur qu’il lui plaît de vous faire
Au-dessous du mérite et du fils et du père.
Je vais lui témoigner quels nobles sentiments
La vertu vous inspire en tous vos mouvements,
Et combien vous montrez d’ardeur pour son service.

Le vieil HORACE.

Je vous devrai beaucoup pour un si bon office.

ACTE IV
Scène III

Le vieil HORACE, CAMILLE.

Le vieil HORACE.

Ma fille, il n’est plus temps de répandre des pleurs ;
Il sied mal d’en verser où l’on voit tant d’honneurs ;
On pleure injustement des pertes domestiques,
Quand on en voit sortir des victoires publiques.
Rome triomphe d’Albe, et c’est assez pour nous ;
Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux.
En la mort d’un amant vous ne perdez qu’un homme
Dont la perte est aisée à réparer dans Rome ;
Après cette victoire, il n’est point de Romain
Qui ne soit glorieux de vous donner la main.
Il me faut à Sabine en porter la nouvelle ;
Ce coup sera sans doute assez rude pour elle,
Et ses trois frères morts par la main d’un époux
Lui donneront des pleurs bien plus justes qu’à vous ;
Mais j’espère aisément en dissiper l’orage,
Et qu’un peu de prudence aidant son grand courage
Fera bientôt régner sur un si noble cœur
Le généreux amour qu’elle doit au vainqueur.
Cependant étouffez cette lâche tristesse ;
Recevez-le, s’il vient, avec moins de faiblesse ;
Faites-vous voir sa sœur, et qu’en un même flanc
Le ciel vous a tous deux formés d’un même sang.

ACTE IV
Scène IV

CAMILLE.

Oui, je lui ferai voir, par d’infaillibles marques,
Qu’un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans
Qu’un astre injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l’oses nommer lâche ;
Je l’aime d’autant plus que plus elle te fâche,
Impitoyable père, et par un juste effort
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.
En vit-on jamais un dont les rudes traverses
Prissent en moins de rien tant de faces diverses,
Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel,
Et portât tant de coups avant le coup mortel ?
Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte
De joie et de douleur, d’espérance et de crainte,
Asservie en esclave à plus d’événements,
Et le piteux jouet de plus de changements ?
Un oracle m’assure, un songe me travaille ;
La paix calme l’effroi que me fait la bataille ;
Mon hymen se prépare, et presque en un moment
Pour combattre mon frère on choisit mon amant ;
Ce choix me désespère, et tous le désavouent ;
La partie est rompue, et les dieux la renouent ;
Rome semble vaincue, et seul des trois Albains,
Curiace en mon sang n’a point trempé ses mains.
Ô dieux ! Sentais-je alors des douleurs trop légères
Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères,
Et me flattais-je trop quand je croyais pouvoir
L’aimer encor sans crime et nourrir quelque espoir ?
Sa mort m’en punit bien, et la façon cruelle
Dont mon âme éperdue en reçoit la nouvelle :
Son rival me l’apprend, et faisant à mes yeux
D’un si triste succès le récit odieux,
Il porte sur le front une allégresse ouverte,
Que le bonheur public fait bien moins que ma perte ;
Et bâtissant en l’air sur le malheur d’autrui,
Aussi bien que mon frère il triomphe de lui.
Mais ce n’est rien encore au prix de ce qui reste :
On demande ma joie en un jour si funeste ;
Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,
Et baiser une main qui me perce le cœur.
En un sujet de pleurs si grand, si légitime,
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime ;
Leur brutale vertu veut qu’on s’estime heureux,
Et si l’on n’est barbare, on n’est point généreux.
Dégénérons, mon cœur, d’un si vertueux père ;
Soyons indigne sœur d’un si généreux frère :
C’est gloire de passer pour un cœur abattu,
Quand la brutalité fait la haute vertu.
Éclatez, mes douleurs : à quoi bon vous contraindre ?
Quand on a tout perdu, que saurait-on plus craindre ?
Pour ce cruel vainqueur n’ayez point de respect ;
Loin d’éviter ses yeux, croissez à son aspect ;
Offensez sa victoire, irritez sa colère,
Et prenez, s’il se peut, plaisir à lui déplaire.
Il vient : préparons-nous à montrer constamment
Ce que doit une amante à la mort d’un amant.

ACTE IV
Scène V

HORACE, CAMILLE, PROCULE, et deux autres soldats portant chacun une épée des Curiaces.

HORACE.

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ;
Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

CAMILLE.

Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

HORACE.

Rome n’en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

CAMILLE.

Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;
Mais qui me vengera de celle d’un amant,
Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

HORACE.

Que dis-tu, malheureuse ?

CAMILLE.

Ô mon cher Curiace !

HORACE.

Ô d’une indigne sœur insupportable audace !
D’un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ;
Tes flammes désormais doivent être étouffées ;
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :
Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.

CAMILLE.

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu’une amante offensée,
Qui comme une furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes,
Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,
Et que jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois !
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
Que tu tombes au point de me porter envie ;
Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité !

HORACE.

Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d’un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

CAMILLE.

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

HORACE
mettant la main à l’épée, poursuivant sa sœur qui s’enfuit.

C’est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

CAMILLE blessée derrière le théâtre.

Ah ! Traître !

HORACE.

Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !

ACTE IV
Scène VI

HORACE, PROCULE.

PROCULE.

Que venez-vous de faire ?

HORACE.

Un acte de justice :
Un semblable forfait veut un pareil supplice.

PROCULE.

Vous deviez la traiter avec moins de rigueur.

HORACE.

Ne me dis point qu’elle est et mon sang et ma sœur.
Mon père ne peut plus l’avouer pour sa fille :
Qui maudit son pays renonce à sa famille ;
Des noms si pleins d’amour ne lui sont plus permis ;
De ses plus chers parents il fait ses ennemis :
Le sang même les arme en haine de son crime.
La plus prompte vengeance en est plus légitime ;
Et ce souhait impie, encore qu’impuissant,
Est un monstre qu’il faut étouffer en naissant.

ACTE IV
Scène VII

HORACE, SABINE, PROCULE.

SABINE.

À quoi s’arrête ici ton illustre colère ?
Viens voir mourir ta sœur dans les bras de ton père ;
Viens repaître tes yeux d’un spectacle si doux :
Ou si tu n’es point las de ces généreux coups,
Immole au cher pays des vertueux Horaces
Ce reste malheureux du sang des Curiaces.
Si prodigue du tien, n’épargne pas le leur ;
Joins Sabine à Camille, et ta femme à ta sœur ;
Nos crimes sont pareils, ainsi que nos misères ;
Je soupire comme elle, et déplore mes frères :
Plus coupable en ce point contre tes dures lois,
Qu’elle n’en pleurait qu’un, et que j’en pleure trois,
Qu’après son châtiment ma faute continue.

HORACE.

Sèche tes pleurs, Sabine, ou les cache à ma vue :
Rends-toi digne du nom de ma chaste moitié,
Et ne m’accable point d’une indigne pitié.
Si l’absolu pouvoir d’une pudique flamme
Ne nous laisse à tous deux qu’un penser et qu’une âme,
C’est à toi d’élever tes sentiments aux miens,
Non à moi de descendre à la honte des tiens.
Je t’aime, et je connais la douleur qui te presse ;
Embrasse ma vertu pour vaincre ta faiblesse,
Participe à ma gloire au lieu de la souiller.
Tâche à t’en revêtir, non à m’en dépouiller.
Es-tu de mon honneur si mortelle ennemie,
Que je te plaise mieux couvert d’une infamie ?
Sois plus femme que sœur, et te réglant sur moi,
Fais-toi de mon exemple une immuable loi.

SABINE.

Cherche pour t’imiter des âmes plus parfaites.
Je ne t’impute point les pertes que j’ai faites,
J’en ai les sentiments que je dois en avoir,
Et je m’en prends au sort plutôt qu’à ton devoir ;
Mais enfin je renonce à la vertu romaine,
Si pour la posséder je dois être inhumaine ;
Et ne puis voir en moi la femme du vainqueur
Sans y voir des vaincus la déplorable sœur.
Prenons part en public aux victoires publiques ;
Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques,
Et ne regardons point des biens communs à tous,
Quand nous voyons des maux qui ne sont que pour nous.
Pourquoi veux-tu, cruel, agir d’une autre sorte ?
Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte ;
Mêle tes pleurs aux miens. Quoi ? Ces lâches discours
N’arment point ta vertu contre mes tristes jours ?
Mon crime redoublé n’émeut point ta colère ?
Que Camille est heureuse ! Elle a pu te déplaire ;
Elle a reçu de toi ce qu’elle a prétendu,
Et recouvre là-bas tout ce qu’elle a perdu.
Cher époux, cher auteur du tourment qui me presse,
Écoute la pitié, si ta colère cesse ;
Exerce l’une ou l’autre, après de tels malheurs,
À punir ma faiblesse, ou finir mes douleurs :
Je demande la mort pour grâce, ou pour supplice ;
Qu’elle soit un effet d’amour ou de justice,
N’importe : tous ses traits n’auront rien que de doux,
Si je les vois partir de la main d’un époux.

HORACE.

Quelle injustice aux dieux d’abandonner aux femmes
Un empire si grand sur les plus belles âmes,
Et de se plaire à voir de si faibles vainqueurs
Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs !
À quel point ma vertu devient-elle réduite !
Rien ne la saurait plus garantir que la fuite.
Adieu : ne me suis point, ou retiens tes soupirs.

SABINE.

Ô colère, ô pitié, sourdes à mes désirs,
Vous négligez mon crime, et ma douleur vous lasse,
Et je n’obtiens de vous ni supplice ni grâce !
Allons-y par nos pleurs faire encore un effort,
Et n’employons après que nous à notre mort.

ACTE V

Scène première

Le vieil HORACE, HORACE.

Le vieil HORACE.

Retirons nos regards de cet objet funeste,
Pour admirer ici le jugement céleste :
Quand la gloire nous enfle, il sait bien comme il faut
Confondre notre orgueil qui s’élève trop haut.
Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse ;
Il mêle à nos vertus des marques de faiblesse,
Et rarement accorde à notre ambition
L’entier et pur honneur d’une bonne action.
Je ne plains point Camille : elle était criminelle ;
Je me tiens plus à plaindre, et je te plains plus qu’elle :
Moi, d’avoir mis au jour un cœur si peu romain ;
Toi, d’avoir par sa mort déshonoré ta main.
Je ne la trouve point injuste ni trop prompte ;
Mais tu pouvais, mon fils, t’en épargner la honte :
Son crime, quoique énorme et digne du trépas,
Était mieux impuni que puni par ton bras.

HORACE.

Disposez de mon sang, les lois vous en font maître ;
J’ai cru devoir le sien aux lieux qui m’ont vu naître.
Si dans vos sentiments mon zèle est criminel,
S’il m’en faut recevoir un reproche éternel,
Si ma main en devient honteuse et profanée,
Vous pouvez d’un seul mot trancher ma destinée :
Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté
A si brutalement souillé la pureté.
Ma main n’a pu souffrir de crime en votre race ;
Ne souffrez point de tache en la maison d’Horace.
C’est en ces actions dont l’honneur est blessé
Qu’un père tel que vous se montre intéressé :
Son amour doit se taire où toute excuse est nulle ;
Lui-même il y prend part lorsqu’il les dissimule ;
Et de sa propre gloire il fait trop peu de cas,
Quand il ne punit point ce qu’il n’approuve pas.

Le vieil HORACE.

Il n’use pas toujours d’une rigueur extrême ;
Il épargne ses fils bien souvent pour soi-même ;
Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir,
Et ne les punit point, de peur de se punir.
Je te vois d’un autre œil que tu ne te regardes ;
Je sais… Mais le roi vient, je vois entrer ses gardes.

ACTE V
Scène II

TULLE, VALÈRE, Le vieil HORACE, HORACE, Troupe de Gardes.

Le vieil HORACE.

Ah ! Sire, un tel honneur a trop d’excès pour moi ;
Ce n’est point en ce lieu que je dois voir mon roi :
Permettez qu’à genoux…

TULLE.

Non, levez-vous, mon père :
Je fais ce qu’en ma place un bon prince doit faire.
Un si rare service et si fort important
Veut l’honneur le plus rare et le plus éclatant.
Vous en aviez déjà sa parole pour gage ;
Je ne l’ai pas voulu différer davantage.
J’ai su par son rapport, et je n’en doutais pas,
Comme de vos deux fils vous portez le trépas,
Et que déjà votre âme étant trop résolue,
Ma consolation vous serait superflue ;
Mais je viens de savoir quel étrange malheur
D’un fils victorieux a suivi la valeur,
Et que son trop d’amour pour la cause publique
Par ses mains à son père ôte une fille unique.
Ce coup est un peu rude à l’esprit le plus fort ;
Et je doute comment vous portez cette mort.

Le vieil HORACE.

Sire, avec déplaisir, mais avec patience.

TULLE.

C’est l’effet vertueux de votre expérience.
Beaucoup par un long âge ont appris comme vous
Que le malheur succède au bonheur le plus doux :
Peu savent comme vous s’appliquer ce remède,
Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.
Si vous pouvez trouver dans ma compassion
Quelque soulagement pour votre affliction,
Ainsi que votre mal sachez qu’elle est extrême,
Et que je vous en plains autant que je vous aime.

VALÈRE.

Sire, puisque le ciel entre les mains des rois
Dépose sa justice et la force des lois,
Et que l’état demande aux princes légitimes
Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes,
Souffrez qu’un bon sujet vous fasse souvenir
Que vous plaignez beaucoup ce qu’il vous faut punir ;
Souffrez…

Le vieil HORACE.

Quoi ? Qu’on envoie un vainqueur au supplice ?

TULLE.

Permettez qu’il achève, et je ferai justice :
J’aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.
C’est par elle qu’un roi se fait un demi-dieu ;
Et c’est dont je vous plains, qu’après un tel service
On puisse contre lui me demander justice.

VALÈRE.

Souffrez donc, ô grand roi, le plus juste des rois,
Que tous les gens de bien vous parlent par ma voix.
Non que nos cœurs jaloux de ses honneurs s’irritent ;
S’il en reçoit beaucoup, ses hauts faits le méritent ;
Ajoutez-y plutôt que d’en diminuer :
Nous sommes tous encor prêts d’y contribuer ;
Mais puisque d’un tel crime il s’est montré capable,
Qu’il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable.
Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains,
Si vous voulez régner, le reste des Romains :
Il y va de la perte ou du salut du reste.
La guerre avait un cours si sanglant, si funeste,
Et les nœuds de l’hymen, durant nos bons destins,
Ont tant de fois uni des peuples si voisins,
Qu’il est peu de Romains que le parti contraire
N’intéresse en la mort d’un gendre ou d’un beau-frère,
Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs,
Dans le bonheur public, à leurs propres malheurs.
Si c’est offenser Rome, et que l’heur de ses armes
L’autorise à punir ce crime de nos larmes,
Quel sang épargnera ce barbare vainqueur,
Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur,
Et ne peut excuser cette douleur pressante
Que la mort d’un amant jette au cœur d’une amante,
Quand près d’être éclairés du nuptial flambeau,
Elle voit avec lui son espoir au tombeau ?
Faisant triompher Rome, il se l’est asservie ;
Il a sur nous un droit et de mort et de vie ;
Et nos jours criminels ne pourront plus durer
Qu’autant qu’à sa clémence il plaira l’endurer.
Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome
Combien un pareil coup est indigne d’un homme ;
Je pourrais demander qu’on mît devant vos yeux
Ce grand et rare exploit d’un bras victorieux :
Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage,
D’un frère si cruel rejaillir au visage :
Vous verriez des horreurs qu’on ne peut concevoir ;
Son âge et sa beauté vous pourraient émouvoir ;
Mais je hais ces moyens qui sentent l’artifice.
Vous avez à demain remis le sacrifice :
Pensez-vous que les dieux, vengeurs des innocents,
D’une main parricide acceptent de l’encens ?
Sur vous ce sacrilège attirerait sa peine ;
Ne le considérez qu’en objet de leur haine,
Et croyez avec nous qu’en tous ses trois combats
Le bon destin de Rome a plus fait que son bras,
Puisque ces mêmes dieux, auteurs de sa victoire,
Ont permis qu’aussitôt il en souillât la gloire,
Et qu’un si grand courage, après ce noble effort,
Fût digne en même jour de triomphe et de mort.
Sire, c’est ce qu’il faut que votre arrêt décide.
En ce lieu Rome a vu le premier parricide ;
La suite en est à craindre, et la haine des cieux :
Sauvez-nous de sa main, et redoutez les dieux.

TULLE.

Défendez-vous, Horace.

HORACE.

À quoi bon me défendre ?
Vous savez l’action, vous la venez d’entendre ;
Ce que vous en croyez me doit être une loi.
Sire, on se défend mal contre l’avis d’un roi,
Et le plus innocent devient soudain coupable,
Quand aux yeux de son prince il paraît condamnable.
C’est crime qu’envers lui se vouloir excuser :
Notre sang est son bien, il en peut disposer ;
Et c’est à nous de croire, alors qu’il en dispose,
Qu’il ne s’en prive point sans une juste cause.
Sire, prononcez donc, je suis prêt d’obéir ;
D’autres aiment la vie, et je la dois haïr.
Je ne reproche point à l’ardeur de Valère
Qu’en amant de la sœur il accuse le frère :
Mes vœux avec les siens conspirent aujourd’hui ;
Il demande ma mort, je la veux comme lui.
Un seul point entre nous met cette différence,
Que mon honneur par là cherche son assurance,
Et qu’à ce même but nous voulons arriver,
Lui pour flétrir ma gloire, et moi pour la sauver.
Sire, c’est rarement qu’il s’offre une matière
À montrer d’un grand cœur la vertu toute entière.
Suivant l’occasion elle agit plus ou moins,
Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.
Le peuple, qui voit tout seulement par l’écorce,
S’attache à son effet pour juger de sa force ;
Il veut que ses dehors gardent un même cours,
Qu’ayant fait un miracle, elle en fasse toujours :
Après une action pleine, haute, éclatante,
Tout ce qui brille moins remplit mal son attente ;
Il veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux ;
Il n’examine point si lors on pouvait mieux,
Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille,
L’occasion est moindre, et la vertu pareille :
Son injustice accable et détruit les grands noms ;
L’honneur des premiers faits se perd par les seconds ;
Et quand la renommée a passé l’ordinaire,
Si l’on n’en veut déchoir, il faut ne plus rien faire.
Je ne vanterai point les exploits de mon bras ;
Votre majesté, sire, a vu mes trois combats :
Il est bien malaisé qu’un pareil les seconde,
Qu’une autre occasion à celle-ci réponde,
Et que tout mon courage, après de si grands coups,
Parvienne à des succès qui n’aillent au-dessous ;
Si bien que pour laisser une illustre mémoire,
La mort seule aujourd’hui peut conserver ma gloire :
Encor la fallait-il sitôt que j’eus vaincu,
Puisque pour mon honneur j’ai déjà trop vécu.
Un homme tel que moi voit sa gloire ternie,
Quand il tombe en péril de quelque ignominie ;
Et ma main aurait su déjà m’en garantir ;
Mais sans votre congé mon sang n’ose sortir :
Comme il vous appartient, votre aveu doit se prendre ;
C’est vous le dérober qu’autrement le répandre.
Rome ne manque point de généreux guerriers ;
Assez d’autres sans moi soutiendront vos lauriers ;
Que votre majesté désormais m’en dispense ;
Et si ce que j’ai fait vaut quelque récompense,
Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur
Je m’immole à ma gloire, et non pas à ma sœur.

ACTE V
Scène III

TULLE, VALÈRE, Le vieil HORACE, HORACE, SABINE, JULIE.

SABINE.

Sire, écoutez Sabine, et voyez dans son âme
Les douleurs d’une sœur, et celles d’une femme,
Qui toute désolée, à vos sacrés genoux,
Pleure pour sa famille, et craint pour son époux.
Ce n’est pas que je veuille avec cet artifice
Dérober un coupable au bras de la justice :
Quoi qu’il ait fait pour vous, traitez-le comme tel,
Et punissez en moi ce noble criminel ;
De mon sang malheureux expiez tout son crime ;
Vous ne changerez point pour cela de victime :
Ce n’en sera point prendre une injuste pitié,
Mais en sacrifier la plus chère moitié.
Les nœuds de l’hyménée et son amour extrême
Font qu’il vit plus en moi qu’il ne vit en lui-même ;
Et si vous m’accordez de mourir aujourd’hui,
Il mourra plus en moi qu’il ne mourrait en lui ;
La mort que je demande, et qu’il faut que j’obtienne,
Augmentera sa peine, et finira la mienne.
Sire, voyez l’excès de mes tristes ennuis,
Et l’effroyable état où mes jours sont réduits.
Quelle horreur d’embrasser un homme dont l’épée
De toute ma famille a la trame coupée !
Et quelle impiété de haïr un époux
Pour avoir bien servi les siens, l’état et vous !
Aimer un bras souillé du sang de tous mes frères !
N’aimer pas un mari qui finit nos misères !
Sire, délivrez-moi par un heureux trépas
Des crimes de l’aimer et de ne l’aimer pas ;
J’en nommerai l’arrêt une faveur bien grande.
Ma main peut me donner ce que je vous demande ;
Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux,
Si je puis de sa honte affranchir mon époux ;
Si je puis par mon sang apaiser la colère
Des dieux qu’a pu fâcher sa vertu trop sévère,
Satisfaire en mourant aux mânes de sa sœur,
Et conserver à Rome un si bon défenseur.

Le vieil HORACE.

Sire, c’est donc à moi de répondre à Valère.
Mes enfants avec lui conspirent contre un père :
Tous trois veulent me perdre, et s’arment sans raison
Contre si peu de sang qui reste en ma maison.
Toi qui par des douleurs à ton devoir contraires,
Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères,
Va plutôt consulter leurs mânes généreux ;
Ils sont morts, mais pour Albe, et s’en tiennent heureux :
Puisque le ciel voulait qu’elle fût asservie,
Si quelque sentiment demeure après la vie,
Ce mal leur semble moindre, et moins rudes ses coups,
Voyant que tout l’honneur en retombe sur nous ;
Tous trois désavoueront la douleur qui te touche,
Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche,
L’horreur que tu fais voir d’un mari vertueux.
Sabine, sois leur sœur, suis ton devoir comme eux.
Contre ce cher époux Valère en vain s’anime :
Un premier mouvement ne fut jamais un crime ;
Et la louange est due, au lieu du châtiment,
Quand la vertu produit ce premier mouvement.
Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie,
Souhaiter à l’état un malheur infini,
C’est ce qu’on nomme crime, et ce qu’il a puni.
Le seul amour de Rome a sa main animée :
Il serait innocent s’il l’avait moins aimée.
Qu’ai-je dit, sire ? Il l’est, et ce bras paternel
L’aurait déjà puni s’il était criminel :
J’aurais su mieux user de l’entière puissance
Que me donnent sur lui les droits de la naissance ;
J’aime trop l’honneur, sire, et ne suis point de rang
À souffrir ni d’affront ni de crime en mon sang.
C’est dont je ne veux point de témoin que Valère :
Il a vu quel accueil lui gardait ma colère,
Lorsqu’ignorant encor la moitié du combat,
Je croyais que sa fuite avait trahi l’état.
Qui le fait se charger des soins de ma famille ?
Qui le fait, malgré moi, vouloir venger ma fille ?
Et par quelle raison, dans son juste trépas,
Prend-il un intérêt qu’un père ne prend pas ?
On craint qu’après sa sœur il n’en maltraite d’autres !
Sire, nous n’avons part qu’à la honte des nôtres,
Et de quelque façon qu’un autre puisse agir,
Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.
Tu peux pleurer, Valère, et même aux yeux d’Horace ;
Il ne prend intérêt qu’aux crimes de sa race :
Qui n’est point de son sang ne peut faire d’affront
Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front.
Lauriers, sacrés rameaux qu’on veut réduire en poudre,
Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre,
L’abandonnerez-vous à l’infâme couteau
Qui fait choir les méchants sous la main d’un bourreau ?
Romains, souffrirez-vous qu’on vous immole un homme
Sans qui Rome aujourd’hui cesserait d’être Rome,
Et qu’un Romain s’efforce à tacher le renom
D’un guerrier à qui tous doivent un si beau nom ?
Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu’il périsse,
Où tu penses choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu’on voit fumer encor du sang des Curiaces,
Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d’honneur
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur ?
Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire ;
Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire,
Tout s’oppose à l’effort de ton injuste amour,
Qui veut d’un si bon sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,
Et Rome par ses pleurs y mettra trop d’obstacle.
Vous les préviendrez, sire ; et par un juste arrêt
Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
Ce qu’il a fait pour elle, il peut encor le faire :
Il peut la garantir encor d’un sort contraire.
Sire, ne donnez rien à mes débiles ans :
Rome aujourd’hui m’a vu père de quatre enfants ;
Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle ;
Il m’en reste encore un, conservez-le pour elle :
N’ôtez pas à ses murs un si puissant appui ;
Et souffrez, pour finir, que je m’adresse à lui.
Horace, ne crois pas que le peuple stupide
Soit le maître absolu d’un renom bien solide :
Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit ;
Mais un moment l’élève, un moment le détruit ;
Et ce qu’il contribue à notre renommée
Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
C’est aux rois, c’est aux grands, c’est aux esprits bien faits,
À voir la vertu pleine en ses moindres effets ;
C’est d’eux seuls qu’on reçoit la véritable gloire ;
Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.
Vis toujours en Horace, et toujours auprès d’eux
Ton nom demeurera grand, illustre, fameux,
Bien que l’occasion, moins haute ou moins brillante,
D’un vulgaire ignorant trompe l’injuste attente.
Ne hais donc plus la vie, et du moins vis pour moi,
Et pour servir encor ton pays et ton roi.
Sire, j’en ai trop dit ; mais l’affaire vous touche ;
Et Rome toute entière a parlé par ma bouche.

VALÈRE.

Sire, permettez-moi…

TULLE.

Valère, c’est assez :
Vos discours par les leurs ne sont pas effacés ;
J’en garde en mon esprit les forces plus pressantes,
Et toutes vos raisons me sont encor présentes.
Cette énorme action faite presque à nos yeux
Outrage la nature, et blesse jusqu’aux dieux.
Un premier mouvement qui produit un tel crime
Ne saurait lui servir d’excuse légitime :
Les moins sévères lois en ce point sont d’accord ;
Et si nous les suivons, il est digne de mort.
Si d’ailleurs nous voulons regarder le coupable,
Ce crime, quoique grand, énorme, inexcusable,
Vient de la même épée et part du même bras
Qui me fait aujourd’hui maître de deux états.
Deux sceptres en ma main, Albe à Rome asservie,
Parlent bien hautement en faveur de sa vie :
Sans lui j’obéirais où je donne la loi,
Et je serais sujet où je suis deux fois roi.
Assez de bons sujets dans toutes les provinces
Par des vœux impuissants s’acquittent vers leurs princes ;
Tous les peuvent aimer, mais tous ne peuvent pas
Par d’illustres effets assurer leurs états ;
Et l’art et le pouvoir d’affermir des couronnes
Sont des dons que le ciel fait à peu de personnes.
De pareils serviteurs sont les forces des rois,
Et de pareils aussi sont au-dessus des lois.
Qu’elles se taisent donc ; que Rome dissimule
Ce que dès sa naissance elle vit en Romule :
Elle peut bien souffrir en son libérateur
Ce qu’elle a bien souffert en son premier auteur.
Vis donc, Horace, vis, guerrier trop magnanime :
Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime ;
Sa chaleur généreuse a produit ton forfait ;
D’une cause si belle il faut souffrir l’effet.
Vis pour servir l’état ; vis, mais aime Valère :
Qu’il ne reste entre vous ni haine ni colère ;
Et soit qu’il ait suivi l’amour ou le devoir,
Sans aucun sentiment résous-toi de le voir.
Sabine, écoutez moins la douleur qui vous presse ;
Chassez de ce grand cœur ces marques de faiblesse :
C’est en séchant vos pleurs que vous vous montrerez
La véritable sœur de ceux que vous pleurez.
Mais nous devons aux dieux demain un sacrifice ;
Et nous aurions le ciel à nos vœux mal propice,
Si nos prêtres, avant que de sacrifier,
Ne trouvaient les moyens de le purifier :
Son père en prendra soin ; il lui sera facile
D’apaiser tout d’un temps les mânes de Camille.
Je la plains ; et pour rendre à son sort rigoureux
Ce que peut souhaiter son esprit amoureux,
Puisqu’en un même jour l’ardeur d’un même zèle
Achève le destin de son amant et d’elle,
Je veux qu’un même jour, témoin de leurs deux morts,
En un même tombeau voie enfermer leurs corps.

Le Roi se lève, et tous le suivent hormis Julie.

Scène dernière

JULIE.

Camille, ainsi le Ciel t’a bien avertie
Des tragiques succès qu’il t’a préparés,
Mais toujours du secret il cache une partie
Aux esprits le splus nets, et les mieux éclairés
Il semblait nous parler de ton proche Hymenée,
Il semblait tout promettre à tes vœux innocents,
Et nous cachant ainsi ta mort inopinée
Sa voix n’est que trop vraie en trompant notre sens.
Albe et Rome aujourd’hui prennent un autre face,
Tes vœux sont exaucés, elles goûtent la paix,
Et tu vas être unie avec ton Curiace
Sans qu’aucun mauvais sort t’en sépare jamais.

RUBENS SUZANNE ET LES VIEILLARDS SUSANNA E I Vecchioni 彼得·保罗·鲁本斯 1607 苏珊娜和长者

ROME – ROMA – 罗马
Rubens Suzanne et les vieillards
苏珊娜和长者
LA VILLA BORGHESE
博吉斯画廊

Armoirie de Rome

 Photo Galerie Borghèse Jacky Lavauzelle

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GALLERIA BORGHESE
博吉斯画廊
La Galerie Borghèse

 

PIERRE PAUL RUBENS
PETER PAUL RUBENS
彼得·保罗·鲁本斯
PIETER PAUL RUBENS
1577-1640

SUZANNE ET LES VIEILLARDS
SUSANNE ET LES VIEILLARDS
苏珊娜和长者
SUSANNA E I VECCHIONI

olio su tela
huile sur toile
1607

Rubens Suzanne et les vieillards Suzanna e i vecchioni Galleria Borghese roma Galerie Borghese Rome artgitato 2

Vulgate
Biblia Sacra Vulgata (Stuttgartensia)
Vetus Testamentum
Livre de Daniel
13ème chapitre
De liberatione castae Susannae
De la libération de la chaste Suzanne
Histoire de Susanne
Passage deutérocanonique








  1. Il y avait un homme qui demeurait à Babylone, et son nom était Joakim.
  2. Il prit une femme nommée Susanne, fille d’Helcias, d’une grande beauté et craignant Dieu ;
  3. car ses parents, qui étaient justes, avaient instruit leur fille selon la loi de Moïse.
  4. Or Joakim était fort riche, et il avait un jardin près de sa maison, et les Juifs affluaient chez lui, parce qu’il était le plus honorable de tous.
  5. On avait établi juges cette année-là deux anciens d’entre le peuple, dont le Maître a dit : « L’iniquité est sortie de Babylone par des vieillards qui étaient juges, qui paraissaient régir le peuple. »
  6. Ils fréquentaient la maison de Joakim, et tous ceux qui avaient des différends se rendaient auprès d’eux.
  7. Vers le milieu du jour, lorsque le peuple s’était retiré, Susanne entrait dans le jardin de son mari et s’y promenait.
  8. Les deux vieillards la voyaient chaque jour y entrer et s’y promener, et ils conçurent pour elle une ardente passion.
  9. Ils pervertirent leur sens et détournèrent leurs yeux pour ne pas voir le ciel et ne pas se souvenir des justes jugements de Dieu.
  10. Ils étaient donc blessés d’amour pour elle, mais ils ne se communiquaient pas mutuellement leur souffrance,
  11. car ils avaient honte de révéler l’un à l’autre la passion qui leur faisait désirer d’être avec elle.
  12. Ils l’observaient chaque jour avec soin pour la voir, et ils se dirent l’un à l’autre :
  13. « Allons chez nous, c’est l’heure du dîner. » Et ils sortirent et se séparèrent.
  14. Mais étant revenus sur leurs pas, ils se rencontrèrent, et s’étant demandé le motif de leur retour, ils s’avouèrent leur passion ; puis ils convinrent entre eux du moment où ils pourraient la trouver seule.
  15. Comme ils épiaient un jour convenable, il arriva que Suzanne entra dans le jardin, comme elle l’avait fait la veille et l’avant-veille, sans autre compagnie que deux jeunes filles ; elle voulut se baigner dans le jardin, car il faisait chaud.
  16. Il n’y avait là personne, sinon les deux vieillards, qui s’étaient cachés et qui l’épiaient.
  17. Elle dit aux jeunes filles : « Apportez-moi de l’huile parfumée et des onguents, et fermez les portes du jardin, afin que je me baigne. »
  18. Elles firent ce que Suzanne avait commandé et, ayant fermé la porte du jardin, elles sortirent par une porte de derrière, pour apporter ce qui leur avait été demandé ; elles ne savaient pas que les vieillards étaient cachés dans le jardin.
  19. Dès que les jeunes filles furent sorties, les deux vieillards se levèrent, coururent à Susanne et lui dirent :
  20. « Vois, les portes du jardin sont fermées, personne ne nous aperçoit, et nous brûlons d’amour pour toi ; consens donc à notre désir et sois à nous.
  21. Si non, nous nous porterons témoins contre toi, et nous dirons qu’un jeune homme était avec toi, et que c’est pour cela que tu as renvoyé les jeunes filles. »
  22. Susanne soupira et dit : « Du tous côtés l’angoisse m’environne. Si je fais cela, c’est la mort pour moi, et si je ne le fais pas, je n’échapperai pas de vos mains.
  23. Mais il vaut mieux pour moi tomber entre vos mains sans avoir fait le mal que de pécher en présence du Seigneur. »
  24. Alors Susanne jeta un grand cri, et les deux vieillards crièrent aussi contre elle.
  25. Et l’on d’eux courut ouvrir les portes du jardin.
  26. Quand les serviteurs de la maison entendirent les cris poussés dans le jardin, ils se précipitèrent par la porte de derrière pour voir ce qu’il y avait.
  27. Lorsque les vieillards se furent expliqués, les serviteurs eurent grande honte, parce qu’on n’avait jamais dit chose semblable de Susanne.
  28. Le lendemain, le peuple s’étant rassemblé chez Joakim, mari de Susanne, les deux vieillards y vinrent aussi, tout remplis de pensées méchantes contre elle, afin de la faire périr.
  29. Ils dirent devant le peuple : « Envoyez chercher brillante, fille d’Helcias, femme de Joakim. » Et on envoya aussitôt.
  30. Elle vint avec ses parents, ses fils et tous ses proches.
  31. Or Suzanne, avait les traits délicats et une grande beauté.
  32. Comme elle était voilée, les juges méchants commandèrent qu’on lui ôtât son voile, pour se rassasier de sa beauté.
  33. Mais tous les siens et tous ceux qui la connaissaient versaient des larmes.
  34. Les deux vieillards, se levant au milieu du peuple, mirent leurs mains sur sa tête.
  35. Elle, en pleurant, regarda vers le ciel, car son cœur avait confiance dans le Seigneur.
  36. Les vieillards dirent : « Comme nous nous promenions seuls dans le jardin, elle est entrée avec deux jeunes filles et, après avoir fait fermer les portes du jardin, elle a renvoyé les jeunes filles.
  37. Et un jeune homme qui était caché est venu à elle et a fait le mal avec elle.
  38. Nous étions dans un coin du jardin ; en voyant le crime, nous avons couru à eux, et nous les avons vus dans cette infamie.
  39. Nous n’avons pu prendre le jeune homme, parce qu’il était plus fort que nous, et qu’ayant ouvert la porte, il s’est échappé.
  40. Mais elle, après l’avoir prise, nous lui avons demandé quel était ce jeune homme, et elle n’a pas voulu nous le dire. Voilà ce que nous attestons. »
  41. La foule les crut, parce que c’étaient des vieillards et des juges du peuple, et ils la condamnèrent à mort.
  42. Alors Susanne s’écria à haute voix et dit : « Dieu éternel, qui connaissez ce qui est caché et qui savez toutes choses avant qu’elles n’arrivent,
  43. vous savez qu’ils ont rendu un faux témoignage contre moi ; et voici que je meurs, sans avoir rien fait de ce qu’ils ont méchamment inventé contre moi. »
  44. Le Seigneur entendit sa voix.
  45. Comme on la conduisait à la mort, Dieu éveilla l’esprit saint d’un jeune enfant nommé Daniel.
  46. Il cria à haute voix : « Pour moi, je suis pur du sang de cette femme ! »
  47. Tout le peuple se tourna vers lui et lui dit : « Que signifie cette parole que tu dis-là ? »
  48. Daniel, se tenant au milieu d’eux, dit : Etes-vous donc insensés à ce point, enfants d’Israël, de faire mourir une fille d’Israël sans examen, sans chercher à connaître la vérité ?
  49. Retournez au tribunal, car ils ont rendu un faux témoignage contre elle. »
  50. Alors le peuple retourna en hâte, et les anciens dirent à Daniel :
  51. « Viens, prends place au milieu de nous, et expose-nous ton avis, car Dieu t’a donné l’honneur de la vieillesse. » Daniel dit au peuple : « Séparez-les loin l’un de l’autre, et je les jugerai. »
  52. Quand ils furent séparés l’un de l’autre, Daniel en appela un et lui dit : « Homme vieilli dans le crime, les péchés que tu as commis autrefois sont maintenant venus sur toi,
  53. toi qui rendais des jugements injustes, qui condamnais les innocents et relâchais les coupables, quand le Seigneur a dit : Tu ne feras pas mourir l’innocent et le juste.
  54. Eh bien, si tu l’as vue, dis sous quel arbre tu les as vus s’entretenant ensemble. » Il répondit : « Sous un lentisque. »
  55. Daniel dit « Justement tu dis un mensonge pour ta perte ; car l’ange de Dieu qui a déjà reçu l’arrêt divin va te fendre par le milieu. »
  56. Après l’avoir renvoyé, il ordonna d’amener l’autre, et il lui dit « Race de Chanaan, et non de Juda, la beauté d’une femme t’a séduit et la passion a perverti ton cœur.
  57. C’est ainsi que vous en agissiez avec les filles d’Israël, et elles, ayant peur de vous, vous parlaient ; mais une fille de Juda n’a pu souffrir votre iniquité.
  58. Dis-moi donc maintenant sous quel arbre tu les as surpris s’entretenant ensemble. »
  59. Il dit : « Sous un chêne. » Daniel lui dit : « Justement tu as dit, toi aussi, un mensonge pour ta perte ; car l’ange du Seigneur attend, le glaive en main, le moment de te couper par le milieu, afin de vous faire mourir. »
  60. Alors toute l’assemblée jeta un grand cri, et ils bénirent Dieu qui sauve ceux qui espèrent en lui.
  61. Puis ils s’élevèrent contre les deux vieillards, que Daniel avait convaincus par leur propre bouche d’avoir rendu un faux témoignage, et ils leur firent le mal qu’eux-mêmes avaient voulu faire à leur prochain ;
  62. afin d’accomplir la loi de Moïse, et ils les firent donc mourir, et le sang innocent fut sauvé en ce jour-là.
  63. Helcias et sa femme louèrent Dieu au sujet de leur fille Susanne, avec Joakim, son mari, et tous ses parents, parce qu’il ne s’était trouvé en elle rien de déshonnête.
  64. Et Daniel devint grand devant le peuple, à partir de ce jour et dans la suite des temps.
  65. Le roi Astyage ayant été réuni à ses pères, Cyrus le Perse reçut le royaume.

13:1 et erat vir habitans in Babylone et nomen eius Ioachim
13:2 et accepit uxorem nomine Susannam filiam Chelciae pulchram nimis et timentem Dominum
13:3 parentes enim illius cum essent iusti erudierunt filiam suam secundum legem Mosi
13:4 erat autem Ioachim dives valde et erat ei pomerium vicinum domus suae et ad ipsum confluebant Iudaei eo quod esset honorabilior omnium
13:5 et constituti sunt duo senes iudices in anno illo de quibus locutus est Dominus quia egressa est iniquitas de Babylone a senibus iudicibus qui videbantur regere populum
13:6 isti frequentabant domum Ioachim et veniebant ad eos omnes qui habebant iudicia
13:7 cum autem populus revertisset per meridiem ingrediebatur Susanna et deambulabat in pomerio viri sui
13:8 et videbant eam senes cotidie ingredientem et deambulantem et exarserunt in concupiscentia eius
13:9 et everterunt sensum suum et declinaverunt oculos suos ut non viderent caelum neque recordarentur iudiciorum iustorum
13:10 erant ergo ambo vulnerati amore eius nec indicaverunt sibi vicissim dolorem suum
13:11 erubescebant enim indicare concupiscentiam suam volentes concumbere cum ea
13:12 et observabant cotidie sollicitius videre eam dixitque alter ad alterum
13:13 eamus domum quia prandii hora est et egressi recesserunt a se
13:14 cumque revertissent venerunt in unum et sciscitantes ab invicem causam confessi sunt concupiscentiam suam et tunc in commune statuerunt tempus quando eam possent invenire solam
13:15 factum est autem cum observarent diem aptum ingressa est aliquando sicut heri et nudius tertius cum duabus solis puellis voluitque lavari in pomerio aestus quippe erat
13:16 et non erat ibi quisquam praeter duos senes absconditos et contemplantes eam
13:17 dixit ergo puellis adferte mihi oleum et smegmata et ostia pomerii claudite ut lavem
13:18 et fecerunt sicut praeceperat clauseruntque ostia pomerii et egressae sunt per posticium ut adferrent quae iusserat nesciebantque senes intus esse absconditos
13:19 cum autem egressae essent puellae surrexerunt duo senes et adcurrerunt ad eam et dixerunt
13:20 ecce ostia pomerii clausa sunt et nemo nos videt et in concupiscentia tui sumus quam ob rem adsentire nobis et commiscere nobiscum
13:21 quod si nolueris dicemus testimonium contra te quod fuerit tecum iuvenis et ob hanc causam emiseris puellas a te
13:22 ingemuit Susanna et ait angustiae mihi undique si enim hoc egero mors mihi est si autem non egero non effugiam manus vestras
13:23 sed melius mihi est absque opere incidere in manus vestras quam peccare in conspectu Domini
13:24 et exclamavit voce magna Susanna exclamaverunt autem et senes adversus eam
13:25 et cucurrit unus et aperuit ostia pomerii
13:26 cum ergo audissent clamorem in pomerio famuli domus inruerunt per posticam ut viderent quidnam esset
13:27 postquam autem senes locuti sunt erubuerunt servi vehementer quia numquam dictus fuerat sermo huiuscemodi de Susanna et facta est dies crastina
13:28 cumque venisset populus ad virum eius Ioachim venerunt et duo presbyteri pleni iniqua cogitatione adversum Susannam ut interficerent eam
13:29 et dixerunt coram populo mittite ad Susannam filiam Chelciae uxorem Ioachim et statim miserunt
13:30 et venit cum parentibus et filiis et universis cognatis suis
13:31 porro Susanna erat delicata nimis et pulchra specie
13:32 at iniqui illi iusserunt ut discoperiretur erat enim cooperta ut vel sic satiarentur decore eius
13:33 flebant igitur sui et omnes qui noverant eam
13:34 consurgentes autem duo presbyteri in medio populi posuerunt manus super caput eius
13:35 quae flens suspexit ad caelum erat enim cor eius fiduciam habens in Domino
13:36 et dixerunt presbyteri cum deambularemus in pomerio soli ingressa est haec cum duabus puellis et clausit ostia pomerii et dimisit puellas
13:37 venitque ad eam adulescens qui erat absconditus et concubuit cum ea
13:38 porro nos cum essemus in angulo pomerii videntes iniquitatem cucurrimus ad eos et vidimus eos pariter commisceri
13:39 et illum quidem non quivimus conprehendere quia fortior nobis erat et apertis ostiis exilivit
13:40 hanc autem cum adprehendissemus interrogavimus quisnam esset adulescens et noluit indicare nobis huius rei testes sumus
13:41 credidit eis multitudo quasi senibus populi et iudicibus et condemnaverunt eam ad mortem
13:42 exclamavit autem voce magna Susanna et dixit Deus aeterne qui absconditorum es cognitor qui nosti omnia antequam fiant
13:43 tu scis quoniam falsum contra me tulerunt testimonium et ecce morior cum nihil horum fecerim quae isti malitiose conposuerunt adversum me
13:44 exaudivit autem Dominus vocem eius
13:45 cumque duceretur ad mortem suscitavit Deus spiritum sanctum pueri iunioris cuius nomen Danihel
13:46 et exclamavit voce magna mundus ego sum a sanguine huius
13:47 et conversus omnis populus ad eum dixit quis est sermo iste quem tu locutus es
13:48 qui cum staret in medio eorum ait sic fatui filii Israhel non iudicantes neque quod verum est cognoscentes condemnastis filiam Israhel
13:49 revertimini ad iudicium quia falsum testimonium locuti sunt adversum eam
13:50 reversus est ergo populus cum festinatione et dixerunt ei senes veni et sede in medio nostrum et indica nobis quia tibi dedit Deus honorem senectutis
13:51 et dixit ad eos Danihel separate illos ab invicem procul et diiudicabo eos
13:52 cum ergo divisi essent alter ab altero vocavit unum de eis et dixit ad eum inveterate dierum malorum nunc venerunt peccata tua quae operabaris prius
13:53 iudicans iudicia iniusta innocentes opprimens et dimittens noxios dicente Domino innocentem et iustum non interficies
13:54 nunc ergo si vidisti eam dic sub qua arbore videris eos loquentes sibi qui ait sub scino
13:55 dixit autem Danihel recte mentitus es in caput tuum ecce enim angelus Dei accepta sententia ab eo scindet te medium
13:56 et amoto eo iussit venire alium et dixit ei semen Chanaan et non Iuda species decepit te et concupiscentia subvertit cor tuum
13:57 sic faciebatis filiabus Israhel et illae timentes loquebantur vobis sed non filia Iuda sustinuit iniquitatem vestram
13:58 nunc ergo dic mihi sub qua arbore conprehenderis eos loquentes sibi qui ait sub prino
13:59 dixit autem ei Danihel recte mentitus es et tu in caput tuum manet enim angelus Dei gladium habens ut secet te medium et interficiat vos
13:60 exclamavit itaque omnis coetus voce magna et benedixerunt Deo qui salvat sperantes in se
13:61 et consurrexerunt adversum duos presbyteros convicerat enim eos Danihel ex ore suo falsum dixisse testimonium feceruntque eis sicuti male egerant adversum proximum
13:62 ut facerent secundum legem Mosi et interfecerunt eos et salvatus est sanguis innoxius in die illa
13:63 Chelcias autem et uxor eius laudaverunt Deum pro filia sua Susanna cum Ioachim marito eius et cognatis omnibus quia non esset inventa in ea res turpis
13:64 Danihel autem factus est magnus in conspectu populi a die illa et deinceps
13:65 et rex Astyages adpositus est ad patres suos et suscepit Cyrus Perses regnum eius

************************
L’article de la Première édition de l’Encyclopédie sur Rubens
*

Le Blond, Jaucourt, d’Alembert, Mallet, Boucher d’Argis, Blondell, Bourgelat, Pâris de Meyzieu
L’Encyclopédie Première édition – 1751 – Tome 5 pp. 303-337 

Rubens (Pierre-Paul) originaire d’Anvers, d’une très-bonne famille, naquit à Cologne en 1577, & mourut à Anvers en 1640. C’est le restaurateur de l’école flamande, le Titien & le Raphael des Pays-bas. On connoît sa vie privée ; elle est illustre, mais nous la laissons à part.

Un goût dominant ayant porté Rubens à la Peinture, il le perfectionna en Italie, & y prit une maniere qui lui fut propre. Son génie vaste le rendit capable d’exécuter tout ce qui peut entrer dans la riche composition d’un tableau, par la connoissance qu’il avoit des Belles Lettres, de l’Histoire & de la Fable. Il inventoit facilement, & son imagination lui fournissoit plusieurs ordonnances également belles. Ses attitudes sont variées, & ses airs de têtes sont d’une beauté singuliere. Il y a dans ses idées une abondance, & dans ses expressions une vivacité surprenante. Son pinceau est moëlleux, ses touches faciles & legeres ; ses carnations fraîches, & ses draperies jettées avec art.

Il a traité supérieurement l’Histoire ; il a ouvert le bon chemin du coloris, n’ayant point trop agité ses teintes en les mêlant, de peur que venant à se corrompre par la grande fonte de couleurs, elles ne perdissent trop leur éclat. D’ailleurs la plûpart de ses ouvrages étant grands, & devant par conséquent être vus de loin, il a voulu y conserver le caractere des objets & la fraîcheur des carnations. Enfin on ne peut trop admirer son intelligence du clair-obscur, l’éclat, la force, l’harmonie & la vérité qui regnent dans ses compositions.

Si l’on considere la quantité étonnante de celles que cet homme célebre a exécutées, & dont on a divers catalogues, on ne sera pas surpris de trouver souvent des incorrections dans ses figures ; mais quoique la nature entraînât plus Rubens que l’antique, il ne faut pas croire qu’il ait été peu savant dans la partie du Dessein ; il a prouvé le contraire par divers morceaux dessinés d’un goût & d’une correction que les bons peintres de l’école romaine ne desavoueroient pas.

Ses ouvrages sont répandus par-tout, & la ville d’Anvers a mérité la curiosité des étrangers par les seuls tableaux de ce rare génie. On vante en particulier singulierement celui qu’elle possede du crucifiement de Notre Seigneur entre les deux larrons.

Dans ce chef-d’œuvre de l’art, le mauvais larron qui a eu sa jambe meurtrie par un coup de barre de fer dont le bourreau l’a frappé, se soûleve sur son gibet ; & par cet effort qu’a produit la douleur, il a forcé la tête du clou qui tenoit le pié attaché au poteau funeste : la tête du clou est même chargée des dépouilles hideuses qu’elle a emportées en déchirant les chairs du pié à-travers lequel elle a passé. Rubens qui savoit si-bien en imposer à l’œil par la magie de son clair-obscur, fait paroître le corps du larron sortant du coin du tableau dans cet effort, & ce corps est encore la chair la plus vraie qu’ait peint ce grand coloriste. On voit de profil la tête du supplicié, & sa bouche, dont cette situation fait encore mieux remarquer l’ouverture énorme ; ses yeux dont la prunelle est renversée, & dont on n’apperçoit que le blanc sillonné de veines rougeâtres & tendues ; enfin l’action violente de tous les muscles de son visage, font presque oüir les cris horribles qu’il jette. Reflex. sur la Peint. tome I.

Mais les peintures de la galerie du Luxembourg, qui ont paru gravées au commencement de ce siecle, & qui contiennent vingt-un grands tableaux & trois portraits en pié, ont porté la gloire de Rubens par tout le monde ; c’est aussi dans cet ouvrage qu’il a le plus développé son caractere & son génie. Personne n’ignore que ce riche & superbe portique, semblable à celui de Versailles, est rempli de beautés de dessein, de coloris, & d’élégance dans la composition. On ne reproche à l’auteur trop ingénieux, que le grand nombre de ses figures allégoriques, qui ne peuvent nous parler & nous intéresser ; on ne les devine point sans avoir à la main leur explication donnée par Félibien & par M. Moreau de Mautour. Or il est certain que le but de la Peinture n’est pas d’exercer notre imagination par des énigmes ; son but est de nous toucher & de nous émouvoir. Mon sentiment là-dessus, conforme à celui de l’abbé du Bos, est si vrai, que ce que l’on goûte généralement dans les galeries du Luxembourg & de Versailles, est uniquement l’expression des passions. « Telle est l’expression qui arrête les yeux de tous les spectateurs sur le visage de Marie de Medicis qui vient d’accoucher ; on y apperçoit distinctement la joie d’avoir mis au monde un dauphin, à-travers les marques sensibles de la douleur à laquelle Eve fut condamnée ».

Au reste M. de Piles, admirateur de Rubens, a donné sa vie, consultez-la.

 

RUBENS Deposizione nel Sepolcro – Le Saint-Sépulcre – La Mise au Tombeau – Sepoltura Borghese – 沉积在圣墓 – GALLERIA BORGHESE – 博吉斯画廊

ROME – ROMA – 罗马
沉积在圣墓
Rubens Deposizione nel Sepolcro
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GALLERIA BORGHESE
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Pianto sul Cristo Morto Pier Peter Paul Rubens 1602 artgitato Galleria Borghese

PIERRE PAUL RUBENS
PETER PAUL RUBENS
彼得·保罗·鲁本斯
PIETER PAUL RUBENS
1577-1640

Sepoltura Borghese
Compianto sul corpo di Cristo deposto
Lamentation sur le corps du Christ
1605 – 1606
Deposizione nel sepolcro
Déposition dans le sépulcre

沉积在圣墓

Tableau probablement élargi à la fin du XVIIIe siècle
Ampliato presumibilmente alla fine del XVIII secolo

Peinture Huile sur Toile
dipinto a olio su tela
180×137

 » Raphaël, Rubens ne cherchaient pas les idées ; elles venaient à eux d’elles-mêmes, et même en trop grand nombre. Le travail ne s’applique guère à les faire naître, mais à les rendre le mieux possible par l’exécution. »
15 février 1852
Journal d’Eugène Delacroix
Texte établi par Paul Flat, René Piot
Plon, 1893
Tome 2 Pages 82-83

 

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TERTULLIEN
De la Chair de Jésus-Christ
Traduction par  Antoine-Eugène Genoud
Œuvres complètes de Tertullien
Louis Vivès, 1852, Tome 1  – pp. 389-433

I. Ceux qui, cherchant à ébranler la foi à la résurrection, que l’on avait crue fermement jusqu’à ces modernes Sadducéens, prétendent que cette espérance n’appartient point à la chair, ont raison de mettre en question la chair de Jésus-Christ, et de soutenir ou qu’elle n’existe pas, ou qu’elle est tout autre chose que la chair de l’homme. Ils craignent que s’il est prouvé une fois que cette chair est semblable à la nôtre, il n’en sorte contre eux la présomption que cette chair, ressuscitée en Jésus-Christ, ressuscitera infailliblement dans les hommes. Il faut donc soutenir la réalité de la chair avec les mêmes arguments qui servent à la renverser. Examinons quelle est la substance corporelle du Seigneur. Quant à sa substance spirituelle, tout le monde est d’accord. Il ne s’agit que de sa chair. On dispute de sa vérité, de sa nature, de son existence, de son principe, de ses qualités. Sa réalité deviendra le gage de notre résurrection. Marcion, voulant nier la chair du Christ, a nié aussi sa naissance : ou, voulant nier sa naissance, a nié également sa chair, sans doute de peur que la naissance et la chair ne se rendissent témoignage dans leur mutuelle correspondance, puisqu’il n’y a point de naissance sans la chair, ni de chair sans la naissance ! Comme si, en vertu des droits que s’arroge l’hérésie, il n’avait pas pu, ou nier la naissance en admettant la chair, ainsi que l’a fait Apelles, son disciple, et depuis son déserteur ; ou bien, tout en confessant la chair et la naissance, leur donner une autre interprétation, avec Valentin, autre disciple et déserteur de Marcion. Mais qui a pu soutenir le premier, que la chair de Jésus-Christ était imaginaire, a bien pu supposer aussi que sa naissance n’était qu’un fantôme ; de même que la conception, la grossesse, l’enfantement d’une vierge, et successivement toute la vie de cet enfant, une chimère. Toutes ces circonstances auraient trompé les mêmes yeux et les mêmes sens qu’avait déjà fermés l’illusion de la chair.

 Pierre Peter Pieter Rubens_Deposition nel sepolcro - Déposition dans le sépulcre

Emile Verhaeren
Les Héros
Deman – 1808 Pages 67-73

Rubens

 

Ton art énorme est tel qu’un débordant jardin
— Feuillages d’or, buissons en sang, taillis de flamme —
D’où surgissent, d’entre les fleurs rouges, tes femmes
Tendant leur corps massif vers les désirs soudains

Et s’exaltant et se mêlant, larges et blondes,
Au cortège des Ægipans et des Sylvains
Et du compact Silène enflé d’ombre et de vin
Dont les pas inégaux battent le sol du monde.

Ô leurs bouquets de chair, leurs guirlandes de bras,
Leurs flancs fermes et clairs comme de grands fruits lisses
Et le pavois bombé des ventres et des cuisses
Et l’or torrentiel des crins sur leurs dos gras !

Que tu peignes les amazones des légendes
Ou les reines ou les saintes des paradis,
Toutes ont pris leur part de volupté, jadis,
Dans la balourde et formidable sarabande.

Le rut universel que la terre dardait
Du fond de ses forêts au vent du soir pâmées
À ses tisons rôdeurs les avait allumées
En ses taillis profonds ou ses antres secrets.

Et tes bourreaux et tes martyrs et ton Dieu même
Semblent fleuris de sang, et leurs muscles tordus
Sont des grappes de force à leurs gibets pendus
Sous un ouragan fou de pleurs et de blasphèmes.

Si bien que grossissant la vie, et l’ameutant
Du grand tumulte clair des couleurs et des lignes,
Tu fais ce que jamais tes émules insignes
N’avaient osé faire ou rêver, avant ton temps.

Oh ! le dompteur de joie épaisse, ardente et saine,
Oh ! l’ivrogne géant du colossal festin
Où circulaient les coupes d’or du vieux destin
Serrant en leurs parois toute l’ivresse humaine.

Ta bouche sensuelle et gourmande, d’un trait,
Avec un cri profond les a toutes vidées,
Et les œuvres naissaient du flux montant d’idées
Que ces vins éternels vers ton cerveau jetaient.

II

Tu es celui — le tard venu — parmi les maîtres
Qui d’une prompte main, mais d’un fervent regard,
D’abord demande à tous une fleur de leur art
Pour qu’en ton œuvre à toi tout l’art puisse apparaître.

Mais si tu prends, c’est pour donner plus largement :
Aux horizons pleins de roses que tu dévastes,
Lorsque tu t’es conquis enfin, ton geste vaste
Soudain, au lieu de fleurs, allume un firmament.

Les rois aiment ton goût de richesse ordonnée.
Tu l’imposes puissant, replet, fouillé, profond
Et Versailles le tord encor en ses plafonds
Où sont peintes, lauriers au front, les Destinées.

Il déborde, il perdure excessif et charmant ;
Il s’installe, parmi les bois et les terrasses,
Et les femmes de joie élégantes et grasses
En instruisent Watteau, au bras de leurs amants.

Et te voici parti vers les Londres funèbres.
En des palais obscurs dont a peur le soleil,
Pour y fixer cet art triomphal et vermeil
Comme une vigne d’or sur des murs de ténèbres.

Et quand tu t’en reviens vers ta vieille cité,
Le front déjà marqué par le destin suprême.
Nul ne peut plus douter que tu ne sois toi-même
L’infaillible ouvrier de ton éternité.

III

Alors la gloire entière est ton bien et ta proie,
Tu la domptes, tu la lèches et tu la mords ;
Jamais un tel amour n’a angoissé la mort
Ni tant de violence enfanté de la joie.

Tu rentres comme un roi en ta large maison,
Toute la Flandre est tienne, ainsi qu’est tien le monde ;
Tu lui prends pour l’aimer sa fille la plus blonde
Dont le nom est doré comme un flot de moisson.

Tu ressuscites tout : l’Empyrée et l’Abîme ;
Et les anges, pareils à des thyrses d’éclairs ;
Et les monstres aigus, rongeant des blocs de fer ;
Et tout au loin, là-bas, les Golgothas sublimes ;

Et l’Olympe et les Dieux, et la Vierge et les Saints ;
L’Idylle ou la bataille atroce et pantelante ;
Les eaux, le sol, les monts, les forêts violentes
Et la force tordue en chaque espoir humain.

Ton grand rêve exalté est comme un incendie
Où tes mains saisiraient des torches pour pinceaux
Et capteraient la vie immense en des réseaux
De feux enveloppants et de flammes brandies.

Que t’importe qu’aux horizons fous et hagards,
Tel autre nom, jadis fameux et clair, s’efface,
Pour toi, c’est à jamais que le temps et l’espace
Retentissent des bonds dont les troua ton art.

Conservateur fougueux de ta force première,
Rien ne te fut ruine, ou chute, ou désavœu ;
Toujours tu es resté trop sûrement un Dieu
Pour que la mort, un jour, éteigne ta lumière.

Et tu dors à Saint Jacque, au bruit des lourds bourdons ;
Et sur ta dalle unie ainsi qu’une palette,
Un vitrail criblé d’or et de soleil, projette
Encor des tons pareils à de rouges brandons.

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L’article de la Première édition de l’Encyclopédie sur Rubens
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Le Blond, Jaucourt, d’Alembert, Mallet, Boucher d’Argis, Blondell, Bourgelat, Pâris de Meyzieu
L’Encyclopédie Première édition – 1751 – Tome 5 pp. 303-337 

Rubens (Pierre-Paul) originaire d’Anvers, d’une très-bonne famille, naquit à Cologne en 1577, & mourut à Anvers en 1640. C’est le restaurateur de l’école flamande, le Titien & le Raphael des Pays-bas. On connoît sa vie privée ; elle est illustre, mais nous la laissons à part.

Un goût dominant ayant porté Rubens à la Peinture, il le perfectionna en Italie, & y prit une maniere qui lui fut propre. Son génie vaste le rendit capable d’exécuter tout ce qui peut entrer dans la riche composition d’un tableau, par la connoissance qu’il avoit des Belles Lettres, de l’Histoire & de la Fable. Il inventoit facilement, & son imagination lui fournissoit plusieurs ordonnances également belles. Ses attitudes sont variées, & ses airs de têtes sont d’une beauté singuliere. Il y a dans ses idées une abondance, & dans ses expressions une vivacité surprenante. Son pinceau est moëlleux, ses touches faciles & legeres ; ses carnations fraîches, & ses draperies jettées avec art.

Il a traité supérieurement l’Histoire ; il a ouvert le bon chemin du coloris, n’ayant point trop agité ses teintes en les mêlant, de peur que venant à se corrompre par la grande fonte de couleurs, elles ne perdissent trop leur éclat. D’ailleurs la plûpart de ses ouvrages étant grands, & devant par conséquent être vus de loin, il a voulu y conserver le caractere des objets & la fraîcheur des carnations. Enfin on ne peut trop admirer son intelligence du clair-obscur, l’éclat, la force, l’harmonie & la vérité qui regnent dans ses compositions.

Si l’on considere la quantité étonnante de celles que cet homme célebre a exécutées, & dont on a divers catalogues, on ne sera pas surpris de trouver souvent des incorrections dans ses figures ; mais quoique la nature entraînât plus Rubens que l’antique, il ne faut pas croire qu’il ait été peu savant dans la partie du Dessein ; il a prouvé le contraire par divers morceaux dessinés d’un goût & d’une correction que les bons peintres de l’école romaine ne desavoueroient pas.

Ses ouvrages sont répandus par-tout, & la ville d’Anvers a mérité la curiosité des étrangers par les seuls tableaux de ce rare génie. On vante en particulier singulierement celui qu’elle possede du crucifiement de Notre Seigneur entre les deux larrons.

Dans ce chef-d’œuvre de l’art, le mauvais larron qui a eu sa jambe meurtrie par un coup de barre de fer dont le bourreau l’a frappé, se soûleve sur son gibet ; & par cet effort qu’a produit la douleur, il a forcé la tête du clou qui tenoit le pié attaché au poteau funeste : la tête du clou est même chargée des dépouilles hideuses qu’elle a emportées en déchirant les chairs du pié à-travers lequel elle a passé. Rubens qui savoit si-bien en imposer à l’œil par la magie de son clair-obscur, fait paroître le corps du larron sortant du coin du tableau dans cet effort, & ce corps est encore la chair la plus vraie qu’ait peint ce grand coloriste. On voit de profil la tête du supplicié, & sa bouche, dont cette situation fait encore mieux remarquer l’ouverture énorme ; ses yeux dont la prunelle est renversée, & dont on n’apperçoit que le blanc sillonné de veines rougeâtres & tendues ; enfin l’action violente de tous les muscles de son visage, font presque oüir les cris horribles qu’il jette. Reflex. sur la Peint. tome I.

Mais les peintures de la galerie du Luxembourg, qui ont paru gravées au commencement de ce siecle, & qui contiennent vingt-un grands tableaux & trois portraits en pié, ont porté la gloire de Rubens par tout le monde ; c’est aussi dans cet ouvrage qu’il a le plus développé son caractere & son génie. Personne n’ignore que ce riche & superbe portique, semblable à celui de Versailles, est rempli de beautés de dessein, de coloris, & d’élégance dans la composition. On ne reproche à l’auteur trop ingénieux, que le grand nombre de ses figures allégoriques, qui ne peuvent nous parler & nous intéresser ; on ne les devine point sans avoir à la main leur explication donnée par Félibien & par M. Moreau de Mautour. Or il est certain que le but de la Peinture n’est pas d’exercer notre imagination par des énigmes ; son but est de nous toucher & de nous émouvoir. Mon sentiment là-dessus, conforme à celui de l’abbé du Bos, est si vrai, que ce que l’on goûte généralement dans les galeries du Luxembourg & de Versailles, est uniquement l’expression des passions. « Telle est l’expression qui arrête les yeux de tous les spectateurs sur le visage de Marie de Medicis qui vient d’accoucher ; on y apperçoit distinctement la joie d’avoir mis au monde un dauphin, à-travers les marques sensibles de la douleur à laquelle Eve fut condamnée ».

Au reste M. de Piles, admirateur de Rubens, a donné sa vie, consultez-la.

 

Tęsknota do ojczyzny błękitnej Sarbiewski – NOSTALGIE DE MA CELESTE PATRIE – Texte & Traduction

ARTGITATO
Tęsknota do ojczyzny błękitnej Sarbiewski

Maciej Kazimierz Sarbiewski
[Horatius Sarmaticus -Le Horace Sarmate –
Horatius Christianus  – le Horace chrétien]littérature polonaise – literatura polska
poezja polska – Poésie polonaise
polski poeta –  poète polonais

 

Tesknota do ojczyzny blekitnej Maciej Kazimierz Sarbiewski Texte et Traduction Artgitato Poèsie Polonaise

 Maciej Kazimierz Sarbiewski
1595-1640


Tęsknota do ojczyzny błękitnej

Nostalgie de ma Céleste Patrie

 

Tesknie za Toba, kraju z blekitow i zlota,
Tu me manquesmon pays avec ses bleus et or.
kedy dniem jasne slonce wesolo migota,
quand pendant le jour le soleil généreux joyeusement scintille,
a noca srebrne gwiazdy i swiatlosc ksiezyca oczy zachwyca.
et
quand la nuit les étoiles opalines et la lumière de la lune enchantent les regards.
Jakze czas na tej ziemi okrutnie sie dluzy…
En vérité, le temps sur cette terre semble cruellement glisser avec paresse 
Kiedzys nadjdzie dla mnie blogi dzien
 poderozy,
Jusqu’au jour radieux de mon retour,
gdy wroce do slonecznych, usmiechnietych
 wlosci pelen radosci…
Quand je retrouverai les pâturages ensoleillés, aimables et enjoués…
O, wonczas [wówczas], skoro szczesna godzina wybije,
O, ainsi, sous peu quand arrivera l’heure tant attendue,
grob moj ubierzcie w zielen i sniezne lilije.
habillez ma tombe de mousses et de lys enneigées.
Cialo sie w proch rozleci – a duch utesknion
Mon corps en poussière partira et mon esprit nostalgique
wleci w niebieskie strony.
pénétrera dans les séjours célestes.

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Traduction Jacky Lavauzelle
Artgitato
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