LITTÉRATURE FRANÇAISE
JULES LEMAÎTRE
né le à Vennecy et mort le à Tavers
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LES ROMANS
DE
JULES LEMAÎTRE
MÉLIE
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Parution
LISEZ-MOI
N°46 du 25 juillet 1907
-Adorée ? dit la comtesse Christiane, je suis sûre de l’avoir été une fois dans ma vie. Non pas par vous, messieurs, quoique plusieurs me l’aient dit : car je sais que c’est une façon de parler et que c’est déjà fort joli d’être aimée. Mais, étant tout enfant, j’ai été adorée par une petite fille de mon âge, qui était bien la plus misérable petite fille, la plus mal lavée et la plus souillon qu’on pût voir, et qui s’appelait Mélie.
Oui, adorée ; et je vous prie de donner au mot tout son sens. Il n’y en a pas d’autre pour exprimer le sentiment que j’inspirais à Mélie. Je comprends maintenant que j’étais sa seule pensée, sa seule joie au monde, sa seule raison de vivre ; que rien n’existait pour elle en dehors de moi ; qu’elle était réellement ma chose et qu’elle m’appartenait absolument…
Où cela se passait ? Là-bas, dans la vieille maison de province où je suis née. Une rue, déserte et claire, pavés pointus, bordée de façades grises et de longs murs de couvents. Une grande maison sonore à hautes fenêtres et à boiseries, avec un vaste jardin, traversé dans toute sa longueur par une tonnelle tapissée de vignes, où il faisait sombre et frais comme dans une église, et qui donnait chaque année trois ou quatre pièces de vin blanc. De chaque côté de la tonnelle, de grands carrés plantés d’arbres fruitiers, très vieux. Au bout du jardin, une porte de bois à claire-voie s’ouvrait sur la campagne. De là, on voyait le soleil se coucher, et en se retournant, on apercevait le chevet de la cathédrale et ses derniers contreforts, tout dorés par le soir. L’humble image de Mélié est liée pour moi au souvenir de ce coin de terre, d’une paix profonde et presque solennelle.
Toutes les fois que je songe à Mélie, je revois une fillette de dix à douze ans, laide, assez grande, très maigre, criblée de taches de son, les yeux luisants à travers des cheveux en broussailles ; les pieds dans de vieilles bottines à élastiques, éculées et crevées ; des haillons sans couleur, un corsage boutonné de travers, et toujours quelque pli de chemise passant par la fente de la jupe. Bref, un parfait guenillon. Ce qu’elle avait de mieux, c’était une grande bouche avec des dents de jeune chien, qu’elle montrait continuellement, à moi du moins, car elle ne pouvait me regarder sans rire de béatitude.
Moi, il paraît que j’étais une fille assez jolie, mais surtout très blanche, très délicate, avec de longs cheveux couleur de marron d’Inde. Mon frère, un peu plus âgé que moi et très taquin, appelait cela des cheveux carotte pour me faire enrager. Ou bien il les comparait à la queue du Petit-Blond (le Petit-Blond était un petit Percheron rougeaud, solide et entêté, un compagnon d’enfance, qui nous promenait dans la belle saison et qui prenait visiblement plaisir à nous secouer le plus possible dans sa charrette). Enfin, et qu’elle qu’en fût la nuance, c’étaient des cheveux que mon père aimait beaucoup et dont on avait grand soin. Avec cela des yeux verts très singuliers et, dans toute ma personne, quelque chose de maladif et d’exalté. J’avais l’air d’une petite fille un peu irréelle. Je rapporte ce qu’on me dit. Il est évident que, pour Mélie tout au moins, j’appartenais à un monde supérieur, au même monde que les figures diaphane d’anges et de saints qu’elle voyait dans les vitraux d’église.
Comment avais-je fait la connaissance de Mélie ? Je ne sais plus. Ses parents étaient des pauvres gens du voisinage. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne s’occupaient guère de leur fille, que je m’étais accoutumée à la voir partout sur mon chemin, et qu’elle vivait dans mon ombre.
Je ne pense point qu’au commencement mon père n’eût essayé d’éloigner de moi cette petite sorcière. Car vraiment ce n’était pas une compagnie pour une petite fille de riche bourgeoisie, comme j’étais. J’imaginai qu’elle avait été vaincu par la persévérance de Mélie, par sa souplesse de couleuvre à se glisser, paraître et disparaître, et peut-être aussi par mes prières. Je sentais bien, en effet, que j’étais bien pour Mélie une espèce de petite madone ; et une madone ne s’irrite point que les gueux lui fassent leurs dévotion, du fond de la chapelle.
Elle était si peu gênante, la pauvre Mélie ! Elle ne me demandait que de la supporter, non pas même à côté de moi, mais derrière. Le matin, quand la bonneme conduisait au couvent, Mélie, embusquée au coin de la porte, guettait ma sortie. Elle prenait le cartable où étaient mes livres et nous suivait à quelques pas de distance. Je lui disais : « Merci, Mélie ! » Cela lui suffisait. Elle savait bien que mon père n’eût pas souffert qu’elle marchât à mes côtés, et qu’il n’eût pas trouvé convenable que je fisse la conversation avec elle dans la rue, et elle était elle-même tout à fait de cet avis.
Elle avait d’ailleurs de la dignité, celle que conserve, sans le savoir et sans y tâcher, tout amour désintéressé et profond. Ainsi, quoiqu’elle fût bien pauvre, je ne lui donnais jamais de sous. Une fois que j’avais voulu lui en donner, elle avait refusé en secouant énergiquement sa tête de loup. Seulement, quand j’avais quelque friandise, des crottes de chocolat ou des macarons, je lui en offrais derrière mon dos tout en trottinant près de ma bonne, et elle venait les prendre. Les bonbons, cela s’accepte.
Je me demande quelquefois pourquoi Mélie était si loqueteuse, car certainement on devait lui donner, à la maison, de vieille hardes et de quoi se vêtir plus proprement…Je lui faisais honte, quelquefois, de ses cheveux jamais peignés, de ses boutons arrachés, de ses taches et de ses accrocs… Alors elle baissait la tête, très confuse, et ne disait rien. Et elle reparaissait le lendemain aussi minable que devant. C’était sans doute plus fort qu’elle.
Il faut dire qu’avec la vie qu’elle menait il lui eût été difficile d’être tirée à quatre épingles. Tout le temps qu’elle n’était pas avec moi, elle le passait soit à se battre dans la rue avec des galopins, soit à courir les champs, à grimper aux arbres, à cueillir des fleurs, à dormir dans les foins. Une vraie petite faunesse ! Elle ne savait pas lire, n’étant jamais allée à l’école, mais elle connaissait très bien les herbes, celles qui sont bonnes pour les rhumes, celles qui sont rafraîchissantes, celles qui guérissent les douleurs, celles qui cicatrisent les plaies… Elle en apportait souvent à la cuisine, et aussi des mâches, du cresson, des pissenlits, et d’énormes bouquets de violettes, de perce-neige, de coucous, de marguerites, de coquelicots, de bleuets.
Autant de prétextes pour se glisser dans la maison. Ou bien, elle rôdait autour de la cuisine, épiant l’aubaine d’une commission à faire : le pain qui manquait au moment du déjeuner, le boucher qui n’envoyait pas la viande. Mélie courait, était de retour en un clin d’œil, et alors elle ne s’en allait plus, se dissimulait dans les coins, passait par les portes entrebâillées, me cherchait, et finissait par me retrouver. C’était le plus souvent au jardin. Elle se montrait d’abord de loin, timidement. Je lui faisait signe de s’approcher. Et elle accourait, une joie de paradis dans ses yeux.
-Oh ! mademoiselle, mademoiselle !
Nous nous installions sur un banc, sous la tonnelle, et là, bien cachées, nous causions à l’aise. Ce que nous disions, je l’ai oublié ; mais je me rappelle très bien ce que nous faisions. Mélie était très ingénieuse. Elle m’apprenait à faire des sifflets avec des branches de saule, des canons avec du sureau, des balles avec des coucous, des couronnes avec toutes sortes de fleurs, et des pompes avec des pailles enfoncées dans les trous d’un noyau d’abricot (mon Dieu ! c’est bien simple : on fait les trous en usant le noyau contre du grès, et, par ces trous, on retire l’amande avec une épingle). Quand elle avait reçu quelques sous pour ses commissions, elle achetait, chez une couturière de la villes, des fouffes, c’est-à-dire des rognures d’étoffes et des bouts de ruban, et, roulant et cousant ensemble ces chiffons multicolores autour d’une poignée de foin et de quatre bâtonnets, elle en fabriquait des poupées qui me semblaient superbes, des poupées éclatantes, fantastiques, avec des têtes en satin rose et des gestes imprévus, des poupées bien plus vivantes – Bourget n’hésiterait pas à dire : plus suggestives – que celles qu’on achète chez les marchands.
Mélie était aussi généreuse. Un jour, en sortant, je la vis qui m’attendait accotée contre une borne et tenant une longue tartine sur laquelle fumait une couche de pommes de terre écrasées et assaisonnées de ciboules et d’autres herbes. Il y avait beaucoup plus épais de pommes de terre que de pain, et cela sentait bon, mais bon ! Je n’y pus tenir :
–Ça ne doit pas être mauvais, ça, Mélie ?
Tout de suite, elle me tendait la tartine, où ses dents de loup avaient découpé des demi-cercles comme à l’emporte pièce. Et moi, si chétive et l’on grondait toujours parce que je ne mangeais point, je dévorai la tartine en le barbouillant de pommes de terre jusqu’au bout du nez. Et Mélie me regardait d’un air drôle, où il y avait du ravissement, de la fierté de voir que j’appréciais si fort sa cuisine, et aussi, tout au fond, un peu de regret…. A partir de ce jour-là, toutes les fois qu’on faisait quelque fricot chez elle, elle m’en apportait dans du papier. Elle tirait cela de sa poche avec des mines mystérieuses…Mais ce n’était plus la tartine de pommes de terre ! C’étaient des mangeailles de pauvre qui sentaient décidément trop fort. J’essayais d’y goûter ; mais cela ne passait pas, je lui disais que je n’avais plus faim, et elle en était toute triste.
En somme, Mélie m’inspirait, par certains côtés, une sorte de considération. Sa force, son agilité, sa hardiesse, étonnait ma timidité de fillette frêle, recluse et surveillée. Je l’enviais de pouvoir courir partout et de ne rien craindre. Parfois elle sentait le foin où elle s’était roulée, et elle en avait encore des brins dans les cheveux. Elle me faisait rêver de vie libre à travers champs, à la Robinson. Quand nous étions bien sûres d’être seules, elle grimpait aux arbres du verger, secouait les branches, faisait pleuvoir les fruits mûrs, arrachait les autres à poignées. Elle aimait beaucoup les pommes vertes, et surtout les abricots verts, durs comme des balles. Elle m’affirmait, en les croquant, que c’était très bon, et j’en croquais aussi, par amour-propre, et pour faire comme elle. Mais, tout de même, j’aimais mieux les fruits un peu plus mûrs…Nous n’avions que des cerisiers très tardifs. Je lui dis une fois que c’était très ennuyeux de n’avoir pas encore de cerises. Le lendemain, elle m’en rapporta plein sa jupe. Elle les avait pillées dans quelque jardin. Elle volait pour moi, pour moi elle aurait tué. Et, dès qu’elle voyait quelqu’un de la maison venir de notre côté, -à moins que ce ne fût ma bonne ou la cuisinière, qui étaient assez de ses amies, – elle disparaissait je ne sais comment, par quelque trou de haie.
Les plus mauvais jours pour Mélie, c’étaient ceux où de petites amies venaient me voir. Mélie continuait à tourner autour de moi, mais je passais devant elle sans lui parler, sans avoir l’air de la connaître. Et alors elle se reculait, s’effaçait, se faisait petite. Elle ne m’en voulait point, elle comprenait que ces belles petites filles élégantes devaient ignorer qu’elle était mon amie. Elle ne se disait pas que je rougissais d’elle, ou, si elle se le disait, elle trouvait cela tout naturel : mais je sentais que tout de même cela lui faisait gros cœur.
Un autre chagrin pour elle, c’était quand mon père m’emmenait avec mon frère à une maison de campagne, très rustique et flanquée d’une fermette, qu’il possédait à une petite lieue de la ville.
Elle essayait bien de nous suivre de loin, mais mon père ne le souffrait pas, la renvoyait avec sa grosse voix. un jour, comme nous approchions de la ferme, je vis Mélie, toute empoussiérée, surgir d’un fossé où elle s’était tapie pour me voir passer. Elle restait là, tremblante, prête à s’enfuir au moindre mouvement hostile de mon père. J’en fus attendrie :
–Père, dis-je, bien doucement, laissez-la marcher derrière nous. Qu’est-ce que cela nous fait ?
Mon père consentit ; et Mélie, radieuse, me suivait comme un bon chien ; et, de temps en temps, je lui tendais la main par derrière sans rien dire ; elle la prenait dans la sienne et posait dessus, un instant, son autre patte. Rien de plus.
Vers la fin du déjeuner, je trouvai moyen de sortir seule et je portai à Mélie, blottie contre la porte, du pain, un peu de viande, du fromage, ce que j’avais pu prendre.
-Oh ! mademoiselle, mademoiselle !
Puis, je jouai avec mon frère sous les grands arbres qui entouraient la ferme ; et, sans la voir, je devinais que Mélie était dans les environs, cachée par quelque buisson, et qu’elle me regardait, et que cela la rendait contente.
A un moment, me frère me quitta, et bientôt après j’entendis des cris du côté de la ferme. J’y courus et je vis, devant l’écurie, la pauvre Mélie mouillée jusqu’aux genoux, sa robe ruisselante, ses pieds clapotant dans ses savates. Le méchant garçon l’avait empoignée à l’improviste et trempée dans l’auge de pierre, pleine d’eau de pluie, où buvaient les chevaux. Mélie pleurait ; mais dès qu’elle m’aperçut, sachant bien que j’allais gronder mon frère et que cela amènerait une querelle, ne voulant point m’ennuyer, ni m’attrister, ni que je prisse la peine de la plaindre ou que je fisse l’effort de la défendre, elle renfonça subitement ses larmes, et, souriant avec sa grande bouche, elle me dit :
-Ce n’est rien, mademoiselle. C’était pour s’amuser…
Quand vint l’époque de ma première communion, je montrai une piété ardente dont Mélie fut toute impressionnée. Elle voulut faire comme moi, communier le même jour. Elle n’était pas prête du tout, n’ayant jamais suivi le catéchisme. Ce fut moi qui l’introduisis, qui lui parlai de Dieu. Mais, tandis que ma piété était pleine d’amour et d’espérance, il y avait surtout dans la sienne de l’étonnement et de la crainte.
Le jour de la cérémonie, j’avais une telle fièvre que mon cierge tremblait dans ma main et arrosait les voiles de mes voisines. On dut me l’enlever. Au dernier rang, Mélie, presque propre, toute rouge dans sa grosse mousseline bleuie par par le lavage, ne me quittait pas du regard. Elle priait pour sa petite malade ; car elle ne demandait jamais rien pour elle-même, se jugeant tout à fait négligeable aux yeux de Dieu, et ne croyant pas qu’il pût avoir le moindre plaisir à s’occuper d’elle. De moi, à la bonne heure !
L’après-midi, mon parrain le cardinal me confirma la première, et mes parents m’emmenèrent vite à notre maison de campagne… Mélie m’attendait, dans son fossé, au bord d’un champ d’avoine. Mon cœur se fondit, et je lui envoyai un baiser.
On me coucha. J’entendis, de mon lit, le bruit des vois et des rires, car toute la famille était réunie à dîner pour la circonstance. Je ne pensais à rien, envahie seulement par la tristesse de la tombée du jour, de cette heure si mélancolique et si grise dans ces grandes plaines de la Champagne.
Je sentis des fleurs fraîches dans mes mains. Mélie était là, agenouillée, le front sur le bord de mon lit. Je voulais parler ; elle me supplia de me taire, de rester calme, de dormir, – pour qu’on ne chassât pas… Mon père vint me voir et me trouva endormie, tenue par elle, son bras sous ma tête. Il n’eût pas le courage de la renvoyer ce jour-là et lui fit porter à manger.
Quelque temps après, ma mère exigea que j’apprisse tout ce que doit savoir une bonne maîtresse de maison. Félicie, une petite ouvrière bossue et très douce, qui venait plusieurs fois par semaine (je vois encore sa silhouette humble et falote sur les rideaux blancs de la fenêtre), eut l’ordre de m’apprendre à coudre. D’autres furent chargées à m’enseigner le soin du linge et un peu de repassage. Je dus aussi ranger moi-même mes affaires dans ma chambre.
Tout cela m’ennuyait bien, car j’avais une passion : la lecture. Heureusement, ma mère était souvent absente ; et Mélie avait fini par se faire tolérer dans la maison. Elle assistait aux leçons de Félicie et des autres ouvrières ; et, dans son désir de m’aider, elle apprit beaucoup plus vite que moi. C’était elle, la plupart du temps, qui faisait à ma place les petites besognes dont on me chargeait : ourlets, reprises, linge à plier ; et c’était elle qui mettait ma chambre en ordre.
Pendant qu’elle travaillait, je lisais, assise dans un coin,me bouchant les oreilles avec mes pouces pour n’avoir pas de distraction. Je lisais le Vie des saints, l’Histoire romaine de Rollin, des récits de voyage, et je ne sais quel vieux petit livre à tranches rouges qui contenait des anecdotes sur le XVIIIe siècle. Et, quand Mélie avait fini, je lui racontait mes lectures : c’était là sa récompense.
Roulée à mes pieds, en boule, immobile, les yeux attachés sur moi, elle m’écoutait avec extase, comme on écouterait le bon Dieu. Je racontais très bien paraît-il, avec un grand sérieux, des gestes expressifs, une extrême ardeur de conviction. Je me rappelle qu’une de ces histoires commençait par cette phrase :
–Au temps où Mme de Pompadour régnait sur la France…
Je ne sais trop ce que Mme de Pompadour représentait pour Mélie, ni même pour moi. Mais je me souviens que c’était une bien belle histoire.
Ici, un grand trou dans ma mémoire, une longue maladie, la petite vérole, la fièvre, le délire. De tout cela, une seule vision m’est restée : Mélie à mes côtés, remuant des tisanes ; Mélie accroupie par terre ; Mélie à cheval sur mon petit lit, me tenant les mains doucement, et pourtant de toutes ses forces, et m’empêchant de me gratter la figure.
On lui avait dit que, si je me grattais, je deviendrais laide ; et elle veillait sur ma beauté comme un gnome sur un trésor.
Comment la souffrait-on auprès de moi et l’exposait-on à prendre monmal ? On avait tout fait pour l’empêcher d’entrer ; puis, un matin,on l’avait surprise dans un coin de ma chambre, derrière un fauteuil, où elle avait passée la nuit. Il n’était plus temps de la renvoyer ; au reste, elle aurait bien trouvé moyen de revenir, car les portes n’étaient jamais bien fermées dans cette grande maison de province…
Le jour où je commençai à aller mieux (on était en avril et il y avait du soleil sur mes draps), Mélie m’apporta des brassées de fleurs et des balles de coucous. Nous jouions à nous jeter ces balles ; j’étais si maladroite et si faible encore, que je les laissais souvent tomber. Mélie les ramassait dans les coins, sous les meubles, à quattre pattes, avecune agilité de chat ; et cela m’amusait.
J’avais les enfantillages de la convalescence, des enfantillages plus jeunes que moi, quoique je ne fusse qu’une petite fille. L’intelligence, après une si longue et si rude secousse, ne me revenait que très lentement. Je me retrouvais plus proche de Mélie, presque aussi simple qu’elle ; et, quand je m’efforçais de me rappeler le passé (oh ! comme il me semblait loin !), c’est toujours avec Mélie que je me revoyais, sous le berceau de vigne ou dans le verger. Et, très gravement, nous échangions nos souvenirs :
–Te rappelles-tu, Mélie ?
–Oh ! oui, mademoiselle...
Et maintenant, c’était elle qui se rappelait le mieux les belles histoires que lui avais contées, et c’était moi qui les lui demandais et qui l’écoutais à mon tour.
-Et cette autre, Mélie, tu sais bien ? où ça parlait de Mme de Pompadour…
–Attendez, mademoiselle, je vais la retrouver.
Et Mélie commençait :
–Au temps où Mme Pompadour régnait sur la France…
Un jour, Mélie ne vint pas. C’était le premier jour où l’on m’avait permis de me lever. Je la réclamai avec insistance. Ma mère me dit que Mélie était malade, mais qu’elle viendrait bientôt.
Le lendemain, on me transporta à la campagne. Tout le monde s’empressait autour de moi, cherchait à me distraire, me faisait jouer. Mon père passait avec moi de longues heures et, quand le soleil était chaud, me promenait sous les arbres au feuillage tendre et tout neuf et par des chemins tout neigeux d’aubépine. Cependant, je n’oubliais pas Mélie et, de temps en temps, je demandais à la voir.
–Mélie, me dit mon père, est très malade. Mais sois tranquille, je lui ai envoyé le médecin et tout ce qu’il faut ; elle est très bien soignée. Tu la verras quand elle sera guérie.
Mes forces revenaient peu à peu. J’avais grand appétit. Je jouissais vivement de toutes choses, du bon air, de la bonne chaleur, des bons petits plats qu’on me faisait, des fleurs, des arbres, des prés, de la promenade, comme quelqu’un qui refait la découverte de la vie. Je m’épanouissais délicieusement dans l’égoïsme de la convalescence. Une fois pourtant j’interrogeai :
–Et Mélie ?
–Elle est morte, répondit tristement ma mère.
–Pauvre Mélie ! fis-je rêveusement et comme songeant à quelque chose de très vague et de très lointain…
Et je n’y pensai plus.
Mais, depuis, j’y ai pensé très souvent.
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