SPIRITUS d’Ismail KADARE

Ismail Kadaré SPIRITUS

Ismail Kadare Spiritus Artgitato

ENTENDRE L’INAUDIBLE

Dans Spiritus, Ismail Kadaré utilise les mouvements qui vont vers l’intérieur, qu’est-ce que la chose, qui est l’être en face de moi, est-il mon ennemi ? Et ces mouvements qui vont vers le bas, vers ce qui est enfoui, caché. Nous rentrons en Albanie, quand le Guide encore montrait le chemin. Chacun regarde chacun. « Depuis les villas gouvernementales, des dizaines de regards suivaient à coup sûr leur promenade. Avec des jumelles, si ce n’était à l’œil nu, on pouvait se rendre compte de leur silence ».

  • L’ART DE LA PENETRATION
    DU DEHORS VERS LE DEDANS

Pénétrer dans un des pays les plus fermés du monde, « nous pénétrâmes sur le sol albanais par la frontière orientale »

Pénétrer dans l’une des langues les plus complexes et atypiques d’Europe. « L’angoisse de la langue albanaise cherchant à se protéger de la tourmente » ; « Nous pensions qu’il n’aurait jamais osé s’attaquer au difficile parler des Albanais…Dieu sait où il avait débusqué certaines locutions intraduisibles et surtout un mode verbal qui les sous-tendait et n’avait cours qu’en albanais, peut-être aussi en grec ancien. D’après lui, ce mode servait à charger les verbes albanais d’une intention, autrement dit à leur conférer un pouvoir soit bénéfique, soit maléfique »

LES OREILLES DU PARTI

Pénétrer l’intimité de l’autre par les écoutes par la pose des princes, « réussir à percer leurs intentions ». Les ennemis sont partout. Tout le monde peut être coupable. Une dotation pour les « oreilles du Parti » des « princes », des « frelons », écouteurs nouvelle génération sont arrivés. « La pression des ennemis du dehors et du dedans s’accentuaient ».

RIEN N’EST OUVERT

Pénétrer car tout est difficile d’accès, le pays, les âmes, le brouillard, « tout était enveloppé d’un épais brouillard. La tombe même de Shpend Guraziu était restée inaccessible … ». On ne peut rentrer facilement nulle part. Rien n’est ouvert. Le regard scrute partout.

Pénétrer dans le noir, dans la nuit, dans les tréfonds de la Terre.

L’ART DE LA DESCENTE
DU HAUT VERS LE BAS, LA STRUCTURE DE LA PHRASE

 « CETTE NEIGE EST BON SIGNE. JE CROIS AUX BIENFAITS DE TOUT CE QUI VIENT DU CIEL »

Le mouvement vers le bas, les morts, parti d’en haut, du ciel, domaine des esprits. C’est la structure même de la phrase de Kadaré dans Spiritius. On écoute les esprits pour savoir ce que les morts cachent et ce qu’il y a à connaître chez les vivants.

PAREIL A UN DEMON

Toujours un mouvement de haut en bas, de droite à gauche (ils rentrent en Albanie par la frontière Orientale, donc de l’Est vers l’Ouest, de la droite vers la gauche), de l’extérieur vers l’intérieur (il faut rentrer dans, pénétrer, quand, parfois, il se fait vers l’extérieur, il y a malaise : « Tout en parlant, il remarqua que la plupart de ces auditeurs ne le regardaient pas en face. Leur position, la tête plutôt penchée, le regard tourné vers l’extérieur, lui parut tout aussi bizarre »), parfois un arrêt au centre, puis, pour finir, une impossibilité, une impuissance, une interdiction, une séparation, un inaccessible infini, voire la mort : « Quiconque descend aux enfers, là où tout est différent, où les formes, les sons, les mots mêmes sont transfigurés. Pareil à un démon, il parcourait ces espaces pied à pied… Sans doute émanait-elle de la zone interdite ».

ENTENDRE L’INAUDIBLE

Ou encore : « Il allait être amené à descendre dans les abîmes de la vie. Là où il faisait si froid, si noir. Il entendrait l’inaudible, les turpitudes, les râles amoureux, les prières secrètes à des saints depuis longtemps interdits ».

A L’EXTERIEUR DE L’ECORCE

Ou : « Nous étions encore en haut, tout en haut, à la surface de la Terre, alors que le mystère, lui, était tapi en bas, au-dessous d’horribles et infranchissables crevasses. Nous étions, si l’on peut dire, à l’extérieur de l’écorce qui enveloppait l’évènement, et des couches entières de boue, de pierraille, de craie, peut-être aussi de charbon, nous en séparaient… »

DECOUVRIR LA FAILLE

Ou « Nous sentions bien qu’il nous manquait peu de chose pour découvrir la faille par laquelle nous pourrions nous glisser sous l’écorce terrestre. Peut-être un flair analogue à celui des chevaux pour deviner un mort enfoui sous terre, ou celui des rats pour pressentir les secousses, un sixième sens dont le Créateur n’avaient pas équipé les humains pour une raison qu’Il était seul à connaître »

Ou « Un mystère qui concernait une sphère supérieure, donc à eux inaccessible. Leur pouvoir s’arrêtait ici-bas. …Alors que les forces du Mal qui le poursuivaient restaient à terre. Eux aussi, hagards, demeuraient au bord de l’infini ».

Ou  « si les avions avaient pour précurseur le tapis volant, la télévision, le miroir magique des contes permettant de voir chaque recoin du globe, et, ainsi de suite, ces répugnants frelons, eux, ne pouvaient avoir été préfigurés que par les voix des fantômes et des esprits, l’occultisme, la magie noire, le spiritisme, tous ces vestiges poussiéreux de ce vieux monde ».

UN SUSPECT ENTERRE VIVANT

L’envol, la magie, les fantômes, la poussière, la terre. « L’un des plus éminents avait perdu l’ouïe en espionnant des aviateurs là où ceux-ci s’étaient justement sentis le plus en sûreté : à proximité du moteur en marche. Près de lui se trouvait Lulla Bella qui avait consenti à se couler dans une fosse, à côté d’un suspect enterré vivant. »

 L’ART DE L’ECLAIRAGE 
DU NOIR, DU NOIR ET UN PEU DE LUMIERE LUGUBRE

L’affaire est « ténébreuse », l’histoire « vraiment obscure », « la nuit semblait avoir avalé le rai de lumière qui avait tout juste filtré », « cette nuit terrible, inoubliable dans laquelle son esprit s’était englué », « les sombres capotes des sentinelles de la cour », « le visage de l’homme s’était assombri »…

AU COEUR DES TENEBRES

…Le noir, constamment. Même la lumière reste noire, « les rares lampadaires paraissaient osciller tristement », « l’escalier faiblement éclairé par une ampoule unique », « les petites flammes des bougies tremblotaient comme apeurées », « l’obscurité tomba lugubrement, quasiment comme un coup, jusqu’à ce qu’au cœur des ténèbres une fraction de la lumière perdue ne réapparût encore que très faiblement »

Jusqu’au Guide suprême qui rentre peu à peu dans le noir, « Le Guide devenait aveugle…Jamais il n’aurait imaginé entendre prononcer la condamnation de sa vue ».

UNE CELEBRATION FUNEBRE

La mort, donc n’est jamais loin et se tapisse partout, dans chaque intervalle. « A nouveau il revit, comme pour une célébration funèbre, les princes étendus sur leur velours rouge. Ce n’était pas pour rien qu’ils paraissaient avoir été placés dans un cercueil. Ils allaient bel et bien répandre la mort », « l’atmosphère était si lugubre qu’un mort inhumé depuis trois ans avait réussi à envoyer un message sur terre » ; « la peur immémoriale, primaire, celle des fantômes, de l’enfer, de la mort » ; « les dents, les orbites, tout cela baignant dans l’ombre de la mort », « à voix feutrées comme pour une visite de condoléances »,

UN MOT ENTERRE

Le noir et la mort, puis l’oubli. La peur du Chaos pour remonter comme le noyé qui remonte vers la lumière d’un seul coup de pied. Le noir et la mort, puis le silence. « Au fond ce qu’on cherche, c’est avant tout à empêcher les gens de parler », « ce mot depuis si longtemps enterré, tombé en désuétude »

LE CHAOS TOURNOYANT

Les mouvements, l’arrière et l’avant, L’avant et l’après (« Notre erreur avait été de ne pas avoir fait la distinction entre l’avant et l’après »),  le noir. C’est donc un aller-retour entre ombres et lumières noircies. Entre le chaos et la révélation avortée et banale, incertaine encore. « Le chaos tournoyant qui se déployait devant nous paraissait parfois s’apaiser, mais pour bientôt s’exaspérer, enfler à nouveau »

LA RECHERCHE DE LA VERITE

Bien sûr il y a le chaud, le lumineux, le clair. Mais il fait mal. Il pénètre dans notre chair. Il nous ouvre. « Chaque fois qu’il y pensait, une bouffée de chaleur l’envahissait, comme traversée par un poignard»

Bien sûr, il y a parfois la vérité. Mais comment est-elle ? Il y a si longtemps, que pour l’heure, elle fait peur. « A l’évidence, nous cherchions la vérité et la redoutions tout autant »

Jacky Lavauzelle