POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS (II)

 POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS
Алекса́ндр Серге́евич
Alexandre Pouchkine 
русский поэт- Poète Russe
русская литература
Littérature Russe

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ALEXANDRE POUCHKINE 
pushkin poems
стихотворение  – Poésie
POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS

 

 

POUCHKINE – Пу́шкин
Алекса́ндр Серге́евич Пу́шкин
1799-1837

[создатель современного русского литературного языка]

 

LA POESIE DE POUCHKINE

СТИХИ АЛЕКСАНДРА СЕРГЕЕВИЧА ПУШКИНА

POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS
II – SECONDE PARTIE
Charles de Saint-Julien

Œuvres choisies de Pouchkine, traduites par M. H. Dupont
 

 

II.

Les écrits en prose de Pouchkine n’ont pas eu moins d’influence que ses œuvres poétiques sur les destinées littéraires de sa patrie. Ces écrits méritent un examen à part. Comme prosateur aussi bien que comme poète, Pouchkine a fait révolution, il a fait école. Sous sa puissante influence, la langue russe s’est pour ainsi dire renouvelée.

De toutes les nations slaves, la nation russe est, nous l’avons dit, celle qui est restée la plus fidèle à la langue originaire ; elle la parle sans altération sensible sur la plus vaste étendue de pays où se soit jamais parlée la même langue. Quelques-uns, il est vrai, divisent cette langue en trois dialectes, ainsi classés : celui de la grande Russie, celui de la Russie-Blanche, et celui de la petite Russie, ne remarquant pas que le dialecte de la Russie-Blanche se confond avec le premier, dont il ne diffère réellement que par la prononciation de quelques lettres. Le dernier seulement, qui semble avoir une forme identique à celle de l’illyrien et du croate, s’en sépare assez pour avoir sa littérature distincte. Nous n’avons rien à dire de celui-là. Quant aux deux autres, on l’a vu, ils représentent l’idiome russe, fils aîné du vieux slavon, cette souche mystérieuse dont les racines vont se perdre dans la nuit des âges. C’est au Xe siècle que Jean, exarque de Bulgarie, appliqua la méthode grecque de saint Jean Damascène à l’organisation grammaticale de cette langue. Quelques Russes revendiquent pour leur idiome une origine plus reculée encore. Selon eux, les deux moines Cyrille et Méthodius auraient inventé l’alphabet slavon au VIIe siècle ; ce qui concorderait assez avec l’opinion du grand slaviste Safarjik, qui placé dans l’époque comprise entre le Ve et le Xe siècles les origines des principaux dialectes slaves. Le testament de Wladimir-Monomaque, aussi précieux comme document littéraire que comme pièce historique, peut être considéré comme le plus ancien monument écrit de la langue russe. Puis arrive Nestor à la fin du XIIe siècle, le premier chroniqueur de la Russie : c’était un moine. Viennent ensuite les chants populaires et les fragments d’une sorte de poème épique portant ce simple titre : Récit des exploits de l’armée de Jégor II, fils d’Oleg. Telles sont les sources d’où le russe moderne s’est dégagé peu à peu.

La nouvelle langue était à peine formée que le pays fut envahi ; la domination étrangère s’y établit. Ici un fait curieux se présente. L’idiome mongol séjourne pendant plus de deux siècles en Russie sans altérer la langue nationale ; seulement il y introduit çà et là une certaine quantité d’éléments nouveaux que le russe s’assimile en leur imposant ses formes et sa prononciation. Déjà en effet la langue russe existait ; elle était complète : elle existait avec la grâce et la souplesse de sa phraséologie tour à tour simple et pompeuse, naïve et magnifique ; elle existait avec cette splendide famille de verbes pittoresques exprimant dans un seul terme les modifications les plus variées et les plus fugitives de l’existence et de l’action, avec cette facilité de donner à tous les substantifs l’état de verbe, et d’en varier à l’infini les expressions par la puissance des diminutifs et des augmentatifs. Or, cette langue resta partout la même, dans les campagnes comme dans les villes, sous le toit de l’isba comme sous les lambris du château, et encore aujourd’hui les princes de Russie ne parlent pas d’autre langue que celle de leurs vassaux. Il y a plus, c’est que l’homme des campagnes a conservé à son langage la forme imagée et poétique qu’il a reçue de la tradition, tandis que le seigneur, qui veut plier le sien aux mœurs nouvelles, ne parvient le plus souvent qu’à le vulgariser en le dépouillant de ses richesses originaires.

Nous venons d’indiquer un fait important. Si la langue russe a gardé l’unité de son caractère primitif, si elle ne se divise pas en deux branches, l’une vulgaire et commune pour le peuple, l’autre délicate et recherchée pour le monde, ce fait nous en expliquera un autre, c’est-à-dire pourquoi, lorsque la civilisation européenne fut venue donner des idées comme des modes nouvelles à la Russie, le riche idiome qui lui avait suffi jusque-là ne lui suffit plus. L’esprit de conversation, que le tsar décréta par un oukase en prescrivant les assemblées publiques, où, pour la première fois, les femmes se trouvèrent réunies avec les hommes, avait nécessairement besoin d’une langue exercée à un échange rapide d’idées, à des reparties vives et soudaines. Or, la langue russe se serait embarrassée dans ses métaphores, et les plis de ses larges vêtements eussent retardé sa marche : on choisit la française. L’idiome national fut donc abandonné au peuple, aux classes inférieures et aux littérateurs, qu’on lisait peu. Toutefois, sous la plume de ces derniers, il commença à perdre de ses qualités propres ; les tournures, les locutions empruntées à notre langue y pénétraient de tous côtés, et l’usage prit à cet égard tant d’empire, que des hommes d’un talent supérieur tels que Karamsine se laissèrent plus d’une fois entraîner par le torrent. L’homme du peuple parla donc un russe plus pur, plus correct, plus pittoresque, plus national que les hommes de lettres eux-mêmes. On comprend pourquoi, lorsque l’esprit de rénovation littéraire eut pris naissance, la nouvelle école fut injuste envers la France, évidemment fort innocente des emprunts maladroits qui lui étaient faits. On remonta à l’ancien russe, et l’on se trouva en présence d’une langue majestueuse, souple, poétique, gracieuse, mais d’une grâce naïve et un peu antique. Cette langue était plus jeune que les idées de la nation, plus jeune que la civilisation, qui, comme on sait, avait marché vite. Il fallut donc la plier aux exigences nouvelles tout en lui conservant son esprit originaire, l’assouplir, la façonner aux besoins nouveaux sans toucher à son caractère ancien, lui ouvrir les portes des salons, la familiariser avec les tours, les allures animées de la conversation, sans la dépouiller de ses richesses primitives. C’était une œuvre difficile ; M. Gretch, grammairien et philologue distingué, M. Boulgarine, romancier et journaliste ingénieux, la commencèrent. Malheureusement la science de l’étymologiste et l’esprit du romancier furent impuissants. Le premier donna à son pays une grammaire, véritable monument d’intelligence philosophique ; mais jamais une grammaire n’a fait une langue : quant au second, ses efforts furent plus malheureux, en ce sens qu’il dépouilla le russe de ses grandes qualités natives sans lui rien donner en échange, sinon une familiarité souvent triviale. Et pourtant M. Boulgarine est un homme d’intelligence et de savoir ; mais il fut entraîné par une verve satirique qui l’aveugla, et une vogue qu’il eut le tort de prendre pour de la popularité.

La langue russe attendait donc encore l’écrivain qui devait la transformer. Cet écrivain arriva, c’était Pouchkine, et bientôt on la vit, sous sa plume féconde, parcourir avec une merveilleuse facilité toute la gamme des idées nouvelles, s’élevant à la fois aux plus hautes régions de la poésie et descendant aux plus infimes degrés de la familiarité ; ici retraçant la passion folle et brûlante du désert, là aiguisant l’épigramme au trait mordant ; ici passant à l’éloquence, là s’amusant au persiflage. Elle se soumit aux graves exigences de l’histoire, se plia au facile récit du roman, se para de toutes les couleurs, adopta toutes les formes, prit tous les tons, emprunta tous les costumes, et cependant ne cessa pas d’être fidèle à son origine, à son caractère. Pouchkine, comme prosateur, n’obéit à aucun système : la langue était là, il la prit et s’en servit ; son génie fit le reste.

L’empereur Nicolas, qui voulait s’attacher Pouchkine et donner à sa pensée une direction utile et sérieuse, le chargea d’écrire l’histoire de Pierre Ier. Pouchkine accepta cette grave mission ; mais avait-il bien compris tous les devoirs qu’elle lui imposait ? en avait-il au moins la conscience ? Sa plume de poète, toujours si libre quand elle obéissait aux inspirations de la Muse, conserverait-elle cette même indépendance quand il s’agirait d’interpréter l’histoire ? Et lui, dont l’opinion intime s’élevait contre la nouvelle civilisation donnée à son pays, pourrait-il, sans mentir à ses sentiments, écrire la vie du prince qui avait ainsi fait violence au génie slave ? ou, s’il l’écrivait, que devenait le libre exercice de sa pensée, à moins toutefois que les faveurs impériales ne l’eussent déjà asservie ? Le secret de Pouchkine est mort avec lui. Nul ne peut savoir quel eût été le livre qui serait sorti de sa plume : à coup sûr, et nous aimons à le croire pour l’honneur de sa mémoire, ce livre n’eût pas été l’œuvre d’un courtisan. Ce qui est certain aussi, c’est que l’écrivain commença par se livrer aux recherches historiques les plus minutieuses avec le courage et la patience d’un bénédictin. Ces recherches le mirent en présence de papiers relatifs à la révolte de Pougatcheff, ce hardi Cosaque qu’on vit au milieu du règne de Catherine II se donner fièrement pour Pierre III, échappé aux cachots de Schlusselbourg, et soumettre la Russie orientale, qu’il parcourut à la tête d’une armée résolue. Ce sombre épisode de l’histoire moscovite, cette sauvage et cruelle lutte d’un chef de révoltés, qui parvint à jeter un instant l’inquiétude jusque dans le cœur de la grande impératrice, frappa l’imagination de Pouchkine, qui, suspendant tout autre travail, résolut d’écrire l’histoire de Pougatcheff. Avant tout, il voulut connaître les lieux où se passèrent les terribles événements qu’il allait retracer.

 

Pougatcheff était de la race de ces Cosaques qui, au XVe siècle, abandonnèrent les rives du Don pour aller planter leurs tentes sur celles du Jaïk, au pied des monts Ourals, où ils trouvèrent quelques familles tartares paisiblement établies. Après bien des hostilités, les Cosaques et les Tartares s’unirent d’amitié et ne formèrent bientôt qu’un seul peuple ; mais, obligés d’implorer la protection du tsar Michel Fédorovitch pour repousser l’agression d’une peuplade voisine, ils durent reconnaître sa souveraineté. Ce fut un joug qui ne tarda pas à leur devenir odieux, et ils se révoltèrent souvent. Or, l’histoire de Pougatcheff est celle de leur dernière révolte, et de la plus terrible. Pouchkine raconta cette grande jacquerie moscovite avec la vigueur que demandait une pareille tâche. Il s’appliqua surtout à faire ressortir les moindres lignes de son tableau avec ce talent de mise en scène qui s’unissait étroitement, dans son esprit, à l’intelligence du passé : il pensait que, privée des éléments qui la dramatisent, l’histoire ne saurait réveiller les sympathies de la multitude. Le même sujet qui avait porté bonheur à l’historien inspira aussi le poète. Pouchkine trouva dans la vie de son terrible héros un épisode qui lui fournit la matière d’un roman plein d’intérêt, connu sous ce titre : la Fille du Capitaine.

Ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans toutes les compositions de Pouchkine, c’est le soin avec lequel s’y trouvent reproduits les mœurs et le génie intime de la vie russe. Le poète avait esquissé, dans Eugène Onéguine, la figure de la nania (bonne), cette femme qui, après avoir élevé une jeune fille, lui reste attachée à titre de première domestique, devient son amie, sa confidente fidèle, rôle que remplissait exactement la nourrice de l’antiquité. Il en est de même du diadka (menin), qui, après l’émancipation de son élève, devient, lui aussi, son compagnon et son serviteur zélé, rivant pour ainsi dire sa vie à la sienne, vieillissant et mourant auprès de lui. C’est un type semblable qui apparaît dès l’introduction de la Fille du Capitaine. Un diadka accompagne un jeune homme que son père, major en retraite, envoie à Orembourg, chargé d’une lettre pour le commandant de cette ville, son vieux camarade, lequel a promis de placer son fils. Les voyageurs sont surpris dans une forêt par un de ces ouragans appelés chasse-neige, si terribles et si dangereux dans ces froides et vastes plaines. La route a soudainement disparu sous des flots de neige. Le jeune homme et son compagnon se consultent, pleins de terreur, lorsqu’ils voient venir à eux une espèce de mendiant à l’aspect sinistre, qui leur offre de les conduire à une cabane voisine, où ils pourront attendre la fin de l’orage. Malgré les craintes du vieux diadka et même celles du cocher, le fils du major se confie à cet étrange guide, qui les conduit effectivement à une isba de bûcheron. Là, le jeune homme, pour reconnaître ce bon office, fait présent à l’inconnu d’une pelisse pour couvrir ses pauvres haillons, bienfait que celui-ci promet de n’oublier jamais. Cependant le grain s’est dissipé ; les deux voyageurs poursuivent leur route et arrivent à Orembourg. Le gouverneur de cette ville, après avoir lu la lettre de son vieil ami, les envoie à Bélagorsk, petite forteresse à quelques lieues de là, où le fils du major trouvera une lieutenance. Bélagorsk est sous le commandement d’un capitaine qui a une fille charmante, dont le nouveau-venu ne tarde pas à tomber éperdument amoureux. Sa passion est partagée, et déjà les plus doux rêves de bonheur viennent bercer son esprit, quand un Baskir se présente à la forteresse. Cet homme, auquel on a coupé la langue pour s’assurer de sa discrétion, est porteur d’une lettre de Pougatcheff, qui enjoint au capitaine de se préparer à le recevoir. Le capitaine se prépare à la défense. La place est enlevée, et les révoltés commencent par attacher le commandant au gibet : le même supplice attend toute la garnison. Quand le tour du lieutenant est arrivé, le chef qui préside à l’exécution le fait amener devant lui. « Rassure-toi, lui dit-il, tu ne mourras point. En te laissant la vie, je m’acquitte d’une promesse. Va. » Le fils du major lève les yeux sur cet étrange personnage, et reconnaît le mendiant de la forêt. C’était Pougatcheff lui-même. Le roman de Pouchkine ne se termine point par cette péripétie empruntée à l’histoire. Les circonstances se multiplient où le jeune officier est épargné par Pougatcheff, au point qu’on ne tarde pas à l’accuser d’être un de ses partisans. Le malheureux est plongé dans un cachot, d’où il ne sortirait que pour subir le supplice destiné aux criminels d’état, si la courageuse fille du capitaine n’allait se jeter aux pieds de l’impératrice, à qui elle fait connaître toute la vérité.

Cet ouvrage complète l’étude de Pouchkine sur Pougatcheff. Le romancier y a retracé, avec tout le fini des tableaux de genre, une foule de détails caractéristiques auxquels la marche rapide de l’histoire ne pouvait s’arrêter. Le simple récit de Pouchkine suffirait pour répondre à ceux qui rêveraient follement une guerre sociale en Russie. Qui sait le nombre des Pougatcheff qui surgiraient alors de tous côtés, et les fleuves de sang qui se creuseraient sous leurs pas ? Au milieu de ces tableaux aux couleurs sombres et terribles, la vue se repose avec bonheur sur la figure de cette jeune fille qui garde à l’officier un amour si dévoué. C’est comme une limpide échappée d’azur à travers les nuages d’un horizon menaçant. La Fille du capitaine plaça du premier coup Pouchkine à la tête des romanciers de son pays, comme depuis longtemps il avait été placé à la tête de ses poètes.

L’Histoire de Pougatcheff, la Fille du Capitaine, une relation attachante et animée du voyage qu’il fit en Asie à la suite des armées russes, tels sont les titres principaux de Pouchkine comme prosateur. Le romancier ne serait toutefois qu’imparfaitement connu, si nous ne mentionnions, à côté de la Fille du Capitaine, une charmante nouvelle, la Dame de pique, et les ravissantes bluettes intitulées : Contes de Belkine. Belkine est le pseudonyme dont Pouchkine signa ces légères compositions. Ici, le poète nous fait vivre de la vie des camps. Ce sont de folles nuits passées autour d’un tapis vert, puis le souper égayé par le champagne pétillant, des récits superstitieux qui captivent l’attention et font battre le cœur. Là, c’est la vie de la campagne avec ses habitudes provinciales, un déguisement de jeune fille curieuse, deux haines de province apaisées par un mariage ; plus loin, c’est un enlèvement entouré de circonstances qui ne peuvent exister qu’en Russie, ou bien c’est le récit effrayant, l’histoire fantastique du fabricant de cercueils. Partout, dans les Contes de Belkine, se révèle un vif sentiment du génie national et des mœurs populaires de la Russie.

Je viens d’indiquer la double valeur des écrits de Pouchkine : l’auteur de Poltava a renouvelé, comme prosateur, la langue russe, en même temps qu’il ouvrait à ses contemporains, comme poète, des sources nouvelles d’inspiration. On sait aussi quel accueil la Russie a fait à cet interprète de la pensée nationale. Quant à l’Europe, il faut le dire, elle est restée trop indifférente au rôle que Pouchkine a joué dans son pays. La France surtout n’a eu longtemps qu’une idée vague de ce grand mouvement littéraire commencé et dirigé par un seul homme. Ici même cependant, une étude biographique sur Pouchkine avait déjà indiqué l’importance de ses travaux. Pendant longtemps, on a pu s’étonner qu’une plume française ne cherchât point à le traduire. Aujourd’hui cette tâche a été abordée ; mais peut-on la regarder comme remplie ? L’auteur de la traduction française de Pouchkine qui vient d’être publiée n’a point paru se douter des difficultés que présentait un pareil travail. Il y avait là des écueils et des obstacles qui imposaient au traducteur un redoublement d’efforts. L’art de traduire, surtout lorsqu’il s’applique à la poésie, suppose une sorte d’initiation qui ne s’achète qu’au prix de veilles laborieuses. Les vulgaires esprits seuls peuvent s’imaginer qu’il suffit, pour traduire un poète, de rendre ses vers dans un autre idiome, sans s’inquiéter d’ailleurs de la physionomie, du mouvement, des nuances infinies de la pensée, des mille finesses du style. Or, ce ne sont point-là des choses qui aient leur vocabulaire écrit et ce sont pourtant des choses qu’il faut traduire, ou du moins indiquer : elles demandent une intelligence vive et délicate pour les saisir, une plume habile et souple pour les rendre. Pour transporter d’ailleurs dans son propre idiome les richesses d’une langue étrangère, il y a une première condition à remplir ; est-il besoin de la rappeler ? C’est la connaissance parfaite de la langue dont on veut révéler à son pays les richesses littéraires. Qu’on y songe, l’idiome russe est le plus difficile des idiomes européens, il est difficile même pour les Russes qui n’en ont pas fait l’objet d’une étude sérieuse. C’est une langue dont le sens positif varie à l’infini et dont le sens poétique varie encore davantage : langue souple et rude, abondante et imagée, dont l’origine, les accidents, l’esprit, l’allure, les procédés, n’offrent aucune analogie avec nos langues d’Occident. Le traducteur français des œuvres de Pouchkine a échoué pour n’avoir point compris les exigences de sa tâche. Il importe qu’on ne l’oublie pas, une traduction de ce poète exige une connaissance intime et approfondie, non-seulement de la grammaire et du vocabulaire russes, mais des finesses et des bizarreries de la langue ; elle exige aussi un long commerce avec ce génie si original, si en dehors de toute tradition européenne. Tant que cette double condition n’aura pas été remplie, notre pays, nous le disons à regret, ne connaîtra qu’imparfaitement la valeur et l’originalité du poète russe.

Si quelque chose eût pu consoler Pouchkine de l’indifférence du public européen à son égard, c’eût été l’admiration reconnaissante que lui manifestait la Russie. On se plaisait à reconnaître que ce jeune et puissant esprit avait donné à la littérature nationale une féconde et sûre direction : il avait renouvelé, assoupli la langue russe. Il ne fut pas accordé malheureusement à Pouchkine de jouir longtemps de cette satisfaction profonde que donne le sentiment d’une grande tâche accomplie. On sait quelle fut sa mort. Si nous revenons sur ce douloureux événement, c’est parce qu’aucun autre ne met mieux en relief la nature emportée, presque sauvage, du poète.

La beauté merveilleuse de Mme Pouchkine, relevée par le prestige de la célébrité de son mari, lui avait valu dans le monde un accueil flatteur, qui, chez elle, avait éveillé une joie enfantine, et, chez Pouchkine, une sombre jalousie. Quelques propos ne tardèrent pas à circuler, et le monde blâma Mme Pouchkine de ce qu’elle ne savait pas ménager la susceptibilité ombrageuse de son mari. Parmi les jeunes gens qui fréquentaient la maison de Mme Pouchkine, on citait le baron Danthés, officier aux gardes, fils adoptif du baron H …, ministre de Hollande. M. Danthés, comme beaucoup d’autres, entourait d’hommages la jeune femme du poète. On sait que Pouchkine était laid. L’envie et la calomnie, exploitant cette circonstance, en firent le texte d’une lettre anonyme pleine d’insultantes allusions. Pouchkine bondit en rugissant. Une nouvelle lettre arriva, toujours accusatrice ; cette fois, il eut assez de force pour la mépriser ; il parvint même à dominer, dans le monde, cette jalousie qu’il avait trop laissé paraître. Ses ennemis n’en furent que plus ardents, et, dans une troisième lettre, ils lui lancèrent à la face le nom du baron Danthés, le même qui fréquentait sa maison, et dont les empressements auprès de sa femme pouvaient effectivement alarmer un esprit jaloux. Pouchkine alla aussitôt trouver M. Danthés et lui présenta cette lettre ouverte. Ce dernier, comprenant l’inutilité d’une explication, déclara au poète que la sœur de sa femme était seule l’objet de ses visites, et que, pour preuve de sa bonne foi, il la lui demandait en mariage, à lui, qui en était presque le tuteur. Les soupçons de Pouchkine ne tinrent pas devant les aveux du baron Danthés, et, à quelque temps de là, celui-ci épousait Mlle Gantchareff, sœur aînée de Mme Pouchkine. Cependant tout ne fut pas fini. Le jeune officier, après son mariage, crut pouvoir reprendre avec Mme Pouchkine, devenue sa parente, le commerce d’innocente intimité que ce titre justifiait aux yeux du monde. C’était une imprudence. Les auteurs des lettres anonymes surent en profiter. Le mari ne tarda pas à recevoir un nouveau message : c’en était trop. Pouchkine jura que le sang coulerait. Le jour même, M. Danthés reçut une provocation conçue en termes tels qu’il ne s’offrait aucun moyen de l’éviter. La rencontre fut donc arrêtée, et l’arme choisie fut le pistolet. C’était dans le mois de janvier. La neige, durcie par la température, scintillait au loin dans la campagne sous les rayons sans chaleur d’un soleil rougeâtre et sinistre. Deux traîneaux, suivis d’une voiture, sortirent en même temps de la ville et s’arrêtèrent derrière le Village-Nouveau (Novoï Drevnïa), qui en est éloigné de trois ou quatre kilomètres. Les deux adversaires s’enfoncèrent dans un petit bois de bouleaux. Leurs seconds, tous deux hommes de cœur, choisirent un terrain uni, au milieu d’une éclaircie formée en cet endroit par les arbres. Là ils essayèrent une dernière fois de rapprocher deux hommes dont un seul restait inaccessible à toute parole de conciliation. Obligés de faire leur devoir et voulant néanmoins laisser à leurs malheureux amis le plus de chances possibles de salut, ils arrêtèrent qu’une distance de quarante pas serait mesurée, que chacun des deux adversaires pourrait en faire dix en avant, restant d’ailleurs libres l’un et l’autre de tirer à volonté. Pouchkine les regardait faire d’un œil impatient et sombre. Ces tristes préparatifs accomplis, les deux rivaux furent placés en face l’un de l’autre. Les dix pas qui leur étaient accordés avaient été également mesurés, et deux mouchoirs indiquaient l’espace qu’il leur était défendu de franchir. Le signal fut donné, et Pouchkine ne bougea point. M. Danthés fit quelques pas, leva lentement son arme, et, au même instant, une détonation se fit entendre. Pouchkine tomba ; son ennemi courut à lui. — Arrête ! s’écria le blessé en cherchant à se relever. Et s’appuyant d’une main sur la neige : Arrête ! s’écria-t-il de nouveau en lui jetant une insultante épithète ; je puis tirer encore et j’en ai le droit. M. Danthés regagna sa place ; les témoins, qui s’étaient avancés, s’éloignèrent. Le poète, le corps péniblement supporté par son bras gauche, ramassa son pistolet, que, dans sa chute, il avait laissé échapper ; puis, tendant le bras, il visa longtemps. Tout à coup, remarquant que son arme était souillée de neige, il en demanda une autre. On s’empressa de le satisfaire. Le malheureux souffrait horriblement, mais sa volonté dominait la douleur. Il prit l’arme nouvelle, la considéra un instant, et fit feu. M. Danthés chancela et tomba à son tour. Le poète poussa un rugissement de joie. — Il est mort ! s’écria-t-il en tressaillant, il est mort ! Mon Dieu ! soyez loué ! — Cette joie dura peu. M. Danthés se releva ; il avait été frappé à l’épaule ; la blessure n’avait rien de dangereux. Pouchkine perdit connaissance. On le transporta dans la voiture, et l’on reprit tristement le chemin de la ville.

L’agonie du poète fut longue et douloureuse. La nouvelle de la catastrophe se répandit avec une rapidité inouïe ; la porte du moribond fut aussitôt assiégée. Pauvres et riches, grands et petits, firent éclater pour lui les transports de la plus vive sympathie, et, lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, la douleur publique ne connut plus de bornes. Comme un roi, Pouchkine eut le peuple à ses funérailles.

Pouchkine et le mouvement littéraire en Russie depuis 40 ans
Charles de Saint-Julien
Revue des Deux Mondes
Œuvres choisies de Pouchkine, traduites par M. H. Dupont
T.20 1847